Project Gutenberg's La mort de Lucrčce, by William Shakespeare, 1564-1616
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Title: La mort de Lucrčce
Author: William Shakespeare, 1564-1616
Translator: Franįois Pierre Guillaume Guizot, 1787-1874
Release Date: October 3, 2008 [EBook #26757]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MORT DE LUCRČCE ***
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Note du transcripteur.
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Ce document est tiré de:
OEUVRES COMPLČTES DE
SHAKSPEARE
TRADUCTION DE
M. GUIZOT
NOUVELLE ÉDITION ENTIČREMENT REVUE
AVEC UNE ÉTUDE SUR SHAKSPEARE
DES NOTICES SUR CHAQUE PIČCE ET DES NOTES.
Volume 8
La vie et la mort du roi Richard III
Le roi Henri VIII.--Titus Andronicus
POEMES ET SONNETS:
Vénus et Adonis.--La mort de Lucrčce
La plainte d'une amante
Le Pčlerin amoureux.--Sonnets.
PARIS
A LA LIBRAIRIE ACADÉMIQUE
DIDIER ET Cie, LIBRAIRES-ÉDITEURS
35, QUAI DES AUGUSTINS
1863
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LA MORT DE LUCRČCE[1]
POËME.
[Note 1: The Rape of Lucrece, le Viol de Lucrčce.]
AU TRČS-HONORABLE HENRY WRIOTHESLY,
COMTE DE SOUTHAMPTON ET BARON DE TICHFIELD.
Trčs-honorable seigneur,
L'affection que je voue ā Votre Seigneurie est sans fin. Cet écrit, sans
commencement, n'en est qu'une partie superflue: La confiance. que j'ai
en votre honorable caractčre, et non le mérite de mes vers imparfaits,
me fait espérer qu'ils seront agréés. Ce que j'ai fait vous appartient,
ce que je ferai vous appartient encore, comme partie du tout que je vous
ai consacré. Si mon mérite était plus grand, mon zčle se montrerait
davantage: en attendant, tel qu'il est, il est dû ā Votre Seigneurie, ā
qui je souhaite de longs jours, embellis par toutes sortes de félicités.
De Votre Seigneurie le dévoué serviteur,
W. SHAKSPEARE.
ARGUMENT
Lucius Tarquinius (surnommé le Superbe, ā cause de son orgueil
excessif), aprčs avoir été cause du meurtre cruel de son beau-pčre
Servius Tullius, et s'ętre emparé du trône, contre les lois et les
coutumes de Rome, sans demander ni attendre les suffrages du peuple,
alla mettre le siége devant Ardéa, accompagné de ses fils et des nobles
romains.
Pendant le siége, les principaux officiers de l'armée, réunis un soir
dans la tente de Sextus Tarquinius, le fils du roi, et s'entretenant
aprčs le souper, se mirent ā vanter la vertu de leurs femmes; entre
autres, Collatin vanta l'incomparable chasteté de son épouse Lucrčce.
Dans cette joyeuse humeur, ils partirent tous pour Rome avec
l'intention, par une arrivée soudaine et imprévue, de vérifier ce que
chacun avait avancé; le seul Collatin trouva sa femme (quoique ce fût
tard dans la nuit) occupée ā filer parmi ses suivantes, tandis que les
autres dames étaient ā danser ou livrées ā d'autres distractions.
Lā-dessus, les seigneurs cédčrent la victoire ā Collatin, et la gloire ā
sa femme.
Sextus Tarquin devint épris de la beauté de Lucrčce; mais, étouffant sa
passion pour le moment, il retourna au camp avec les autres. Bientôt
aprčs il repart secrčtement, et, ā cause de son rang, il est reįu et
logé royalement par Lucrčce, ā _Collatium_. Dčs la premičre nuit, il se
glisse traîtreusement dans sa chambre, lui fait violence, et s'enfuit de
bon matin. Lucrčce, dans cette lamentable situation, dépęche deux
messagers, l'un ā Rome, ā son pčre, l'autre au camp, ā Collatin. Ils
arrivent tous deux, accompagnés, l'un de Junius Brutus, l'autre de
Publius Valérius, et trouvant Lucrčce en habits de deuil, ils lui
demandent la cause de sa douleur. Elle leur fait d'abord prononcer le
serment de la venger, révčle le coupable, les détails de son attentat,
puis se poignarde du consentement de tous et avec d'unanimes
acclamations.
D'une voix unanime, les témoins de cet acte de désespoir jurent de
détruire toute l'odieuse famille des Tarquins. Ils portent le cadavre ā
Rome, Brutus raconte au peuple le forfait et le nom du criminel, et
termine par d'amčres invectives contre la tyrannie du roi. Le peuple est
tellement irrité que l'exil des Tarquins est proclamé et la monarchie
convertie en république.
LA MORT DE LUCRČCE
POËME.
I.--S'éloignant avec rapidité de l'armée romaine, campée sous les
remparts d'Ardéa qu'elle assiége, l'impudique Tarquin, sur les ailes
perfides d'un désir coupable, porte ā Collatium le feu obscur qui, caché
sous de pâles cendres, se prépare ā s'élever et ā entourer de flammes
ardentes les formes de la belle épouse de Collatin, Lucrčce la chaste.
II.--C'est sous ce titre malheureux de Ŧchasteŧ qui a aiguisé ses désirs
voluptueux, lorsque Collatin vanta imprudemment l'incomparable incarnat
et la blancheur qui brillaient dans ce ciel de sa félicité, oų des
astres mortels, aussi beaux que les astres des cieux; réservaient ā lui
seul le pur éclat de leurs rayons.
III.--C'était lui-męme qui, la nuit précédente, dans la tente de
Tarquin, avait révélé le trésor de son heureux hymen; faisant connaître
quelle richesse inestimable les dieux lui avaient accordée dans la
possession de sa belle compagne, et estimant sa fortune si haut, que les
rois pouvaient bien avoir en partage plus de gloire, mais que ni roi ni
seigneur n'avait une dame aussi incomparable.
IV.--O bonheur, que si peu de mortels connaissent, et qui, lorsqu'on te
possčde, t'évanouis aussi vite que la rosée argentée du matin devant les
rayons d'or du soleil! Date effacée avant męme d'ętre commencée!
L'honneur et la beauté, entre les bras de celui qui en jouit, sont bien
mal fortifiés contre un monde rempli de dangers.
IV.--La beauté persuade elle-męme les yeux des hommes sans avoir besoin
d'un orateur; quel besoin donc de faire le panégyrique d'un objet si
remarquable, ou pourquoi Collatin est-il le premier ā publier ce riche
bijou, qu'il devrait garder bien loin de l'oreille des ravisseurs,
puisqu'il est tout ā lui?
VI.--Peut-ętre cet éloge de la supériorité de Lucrčce fut-il ce qui
tenta ce fils orgueilleux d'un roi; car c'est souvent par nos oreilles
que nos coeurs sont séduits. Peut-ętre un si riche trésor, au-dessus de
toute comparaison, excita-t-il la superbe jalousie de Tarquin, indigné
qu'un inférieur se vantât de posséder ce riche trésor dont ses
supérieurs étaient privés.
VII.--Mais quelque coupable pensée excita sa passion impatiente: il
négligea son honneur, ses affaires, ses amis, le soin de son rang, et
partit au plus vite pour éteindre le feu qui brûle dans son coeur. O
ardeur trompeuse et téméraire qu'attend le froid repentir, ton printemps
hâtif se flétrit toujours et jamais ne vieillit!
VIII.--Arrivé ā Collatium, ce perfide prince fut bien accueilli par la
dame romaine, sur le visage de laquelle la vertu et la beauté se
disputent ā qui des deux soutiendra le mieux sa gloire: quand la vertu
faisait la fičre, la beauté rougissait de honte; quand la beauté se
vantait de sa pudique rougeur, la vertu dépitée la couvrait d'une pâleur
argentée.
IX.--Mais la beauté, ā qui cette blanche couleur fut aussi donnée par
les colombes de Vénus, accepte le défi: alors la vertu réclame de la
beauté ce vermillon qu'elle lui a donné au temps de l'âge d'or pour en
parer ses joues argentées, et qu'elle appelait alors son bouclier, lui
apprenant ā s'en servir dans le combat, afin que, lorsque la honte
attaquerait, le rouge défendit le blanc.
X.--Ce blason se voyait sur les joues de Lucrčce, discuté par le rouge
de la beauté et le blanc de la vertu: chacune était la reine de sa
couleur; depuis la minorité du monde leurs droits étaient prouvés;
cependant leur ambition leur fait encore engager le combat, leur
souveraineté réciproque étant si grande, que souvent elles changent de
trône entre elles.
XI.--Le traître regard de Tarquin embrasse dans leurs chastes rangs
cette guerre silencieuse des lis et des roses qu'il contemple sur le
champ de bataille de ce beau visage; et lā de peur d'y ętre tué, le
lâche vaincu et captif se rend aux deux armées, qui aimeraient mieux le
laisser aller que de triompher d'un ennemi si perfide.
XII.--Il trouve que son époux, cet avare prodigue qui l'a tant louée, a
dans une tâche si difficile fait tort ā sa beauté, dont l'éclat surpasse
de beaucoup ses stériles louanges. C'est pourquoi Tarquin, dans son
imagination, supplée ā ce qui manquait au panégyrique de Collatin, dans
la muette extase de ses yeux ravis.
XIII.--Cette sainte terrestre, adorée par ce démon, est loin de
soupįonner le perfide adorateur; car de chastes pensées ne ręvent gučre
au mal. Les oiseaux qui n'ont jamais été pris ā la glu ne craignent
aucune embûche dans les buissons. C'est ainsi que Lucrčce, dans son
innocence, fait un accueil respectueux ā son hôte royal, dont le vice
caché n'exprime aucune mauvaise intention au dehors.
XIV.--Il masquait adroitement son vil dessein sous la dignité de son
rang, et l'enveloppait de sa majesté; tout en lui paraissait réglé,
excepté parfois un excčs d'admiration dans ses regards; car en
embrassant tout ils ne pouvaient se satisfaire: mais le riche manque de
tant de choses, que malgré son abondance il désire encore davantage.
XV.--Lucrčce, qui ne répondit jamais aux yeux d'un étranger, ne pouvait
deviner le sens de leurs éloquents regards, ni lire les secrets subtils
gravés sur les marges de cristal de semblables livres. Elle ne touchait
point d'appâts inconnus et ne craignait pas d'hameįon; elle ne pouvait
interpréter ses regards voluptueux; elle voyait seulement que ses yeux
étaient ouverts ā la lumičre.
XVI.--Tarquin lui raconte la gloire acquise par son époux dans les
plaines de la fertile Italie; il vante le nom de Collatin, rendu
glorieux par ses mâles exploits, ses armes brisées et ses lauriers
victorieux. Elle exprime sa joie en levant les mains au ciel, et le
remercie silencieusement de ces heureux succčs.
XVII.--Sans révéler le projet qui l'amčne, il demande excuse de se
trouver ā Collatium. Aucun indice d'orage ne se montre dans son beau
ciel, jusqu'ā ce que la sombre nuit, mčre de la terreur et de la
crainte, déploie ses ténčbres sur le monde, et enferme le jour dans sa
prison souterraine.
XVIII.--Enfin Tarquin se fait conduire ā son lit, affectant la fatigue
et le besoin du sommeil; car aprčs le souper il avait passé une partie
de la soirée ā causer avec la modeste Lucrčce. Maintenant le sommeil de
plomb lutte avec les forces de la vie; chacun va s'endormir, excepté les
voleurs, les soucis et les esprits troublés qui veillent.
XIX.--Dans ce nombre, Tarquin repasse en lui-męme tous les périls qu'il
court pour satisfaire ses désirs; cependant il reste résolu de les
satisfaire, quoique ses faibles espérances lui conseillent d'y renoncer.
Le désespoir est souvent invoqué pour réussir: et quand un grand trésor
est le prix qu'on attend, en vain il y va de la mort, on ne suppose pas
que la mort existe.
XX.--Ceux qui désirent beaucoup sont si avides d'obtenir, qu'ils
laissent échapper ce qu'ils n'ont pas et ce qu'ils ont; et ainsi plus
ils espčrent, moins ils ont; ou s'ils gagnent, le résultat de l'excčs
n'est que de rassasier et d'amener de tels chagrins, qu'ils font encore
banqueroute dans leurs pauvres profits.
XXI.--Le but de tous est de couler une vie pleine d'honneur, de richesse
et de bonheur; et dans ce but nous rencontrons tant de difficultés, que
nous jouons un contre tout, ou bien tout contre un. Les uns jouent la
vie contre l'honneur, les autres l'honneur contre la richesse, et
souvent la richesse cause la mort et la perte de tout.
XXII.--De sorte qu'en risquant tout, nous abandonnons ce que nous sommes
pour ętre ce que nous espérons; et cette faiblesse ambitieuse de tout
posséder nous tourmente de l'imperfection de ce que nous avons, et nous
le fait négliger pour réduire dans notre folie quelque chose ā rien en
voulant l'augmenter.
XXIII.--Tel est le hasard que l'insensé Tarquin va courir, en sacrifiant
son honneur pour satisfaire son incontinence; c'est pour lui-męme qu'il
va se perdre. A qui donc pourra-t-on se fier, si l'on ne peut plus se
fier ā soi-męme? oų trouvera-t-il un étranger juste, celui qui se trahit
lui-męme et se condamne aux paroles calomnieuses et aux jours
misérables?
XXIV.--Le temps amčne enfin cette heure obscure de la nuit, oų un
profond sommeil ferme les yeux des mortels; aucune étoile secourable ne
prętait sa lumičre; point d'autre bruit que les cris des hibous et des
loups qui présagent la mort. Voilā l'heure oų ils peuvent surprendre les
pauvres brebis; les pensées innocentes dorment en paix, tandis que la
débauche et le meurtre veillent pour souiller et pour faire périr.
XXV.--C'est maintenant que ce prince débauché s'élance de son lit, et
jette brusquement son manteau sur son bras, follement agité par le désir
et la crainte. Le désir le flatte d'un ton doucereux, la crainte lui
prédit malheur; mais la simple crainte, séduite par les charmes impurs
de la luxure, se retire battue par la violence du désir insensé.
XXVI.--Il frappe doucement son épée sur un caillou pour tirer de la
froide pierre des étincelles de feu, dont il allume une torche qui va
servir d'étoile ā ses yeux impudiques; ensuite il parle en ces termes ā
la flamme: ŦDe męme que j'ai forcé ce feu ā sortir de cette pierre, il
faut que je force Lucrčce ā céder ā mon désir.ŧ
XXVII.--Ici, pâle de crainte, il réfléchit aux dangers de sa coupable
entreprise, et discute dans le secret de son coeur les malheurs qui
peuvent s'ensuivre; et puis, d'un regard plein de dédain, il méprise
l'armure nue de la débauche, et adresse ces justes reproches ā ses
injustes pensées.
XXVIII.--ŦTorche brillante, consume ta clarté, ne la pręte pas pour
noircir celle dont l'éclat surpasse le tien; profanes pensées, mourez
avant de salir de votre infamie ce qui est divin; offrez un encens pur
sur un si pur autel; que l'humanité abhorre un forfait qui souille la
fleur modeste de l'amour, blanche comme la neige.
XXIX.--ŦHonte ā la chevalerie et aux armes étincelantes! déshonneur au
tombeau de ma famille! acte impie qui comprend tous les attentats! Un
brave guerrier ętre l'esclave d'une tendre passion! La véritable valeur
devrait se respecter elle-męme. Oh! mon crime sera si vil et si lâche
qu'il restera gravé sur mon front.
XXX.--ŦOui, j'aurai beau mourir, le déshonneur me survivra, et sera une
tache sur l'or de ma cotte d'armes. Le héraut trouvera quelque honteux
écusson pour attester ma folle passion, si bien que mes enfants,
déshonorés par ce souvenir, maudiront mes cendres, et ne croiront pas
ętre coupables en souhaitant que leur pčre n'eût jamais existé.
XXXI.--ŦQu'est-ce que je gagne, si j'obtiens ce que je cherche? un ręve,
un souffle, un plaisir fugitif qui achčte la joie d'une minute pour
gémir une semaine, ou qui vend l'éternité pour acquérir une bagatelle?
Quel est celui qui, pour une douce grappe, voudrait détruire la vigne;
ou quel est le mendiant insensé qui, pour toucher seulement une
couronne, consentirait ā se laisser frapper ā mort par le sceptre?
XXXII.--ŦSi Collatin ręve de mon intention, ne se réveillera-t-il pas;
et dans sa fureur désespérée n'accourra-t-il pas ici pour prévenir ma
honteuse entreprise, ce siége qui menace son hymen, cette tache pour la
jeunesse, cette douleur pour le sage, cette vertu mourante, cette honte
éternelle, et ce crime suivi d'un blâme sans fin?
XXXIII.--ŦOh! quelle excuse pourrai-je inventer, quand tu m'accuseras de
ce noir attentat? ma langue ne sera-t-elle pas muette, mes faibles
membres ne frémiront-ils pas? mes yeux n'oublieront-ils pas de voir, et
mon perfide coeur ne saignera-t-il pas? Quand le forfait est grand, la
crainte le surpasse encore, et l'extręme crainte ne peut ni combattre ni
fuir; mais comme un lâche, elle meurt tremblante de terreur.
XXXIV.--Si Collatin avait tué mon fils ou mon pčre, ou bien dressé des
embûches contre mes jours; s'il n'était pas mon ami, mon désir de
corrompre sa femme aurait quelque excuse dans la vengeance ou les
représailles; mais il est mon parent et mon fidčle ami, ce qui rend ma
honte et mon crime ā jamais inexcusables.
XXXV.--C'est un crime honteux,--oui, si le fait est connu, il est
odieux:--Mais il n'y a point de crime ā aimer. Je lui demanderai son
amour; mais elle ne s'appartient pas; le pire sera un refus et des
reproches: ma volonté est ferme, et la faible raison ne saurait
l'ébranler. Celui qui craint une sentence ou la morale d'un vieillard se
laissera intimider par une tapisserie.ŧ
XXXVI.--C'est ainsi que l'infâme balance entre sa froide conscience et
sa brûlante passion; il congédie enfin ses bonnes pensées, dont il
cherche męme ā détourner le sens ā son avantage; ce qui, dans un moment,
confond et détruit l'influence de la vertu; et il va si loin, que ce qui
est une lâcheté lui paraît une action vertueuse.
XXXVII.--ŦElle m'a pris tendrement par la main, se dit-il, interrogeant
mes yeux passionnés, dans la crainte d'apprendre de mauvaises nouvelles
de l'armée dont son bien-aimé Collatin fait partie. Oh! comme la crainte
lui donnait des couleurs! d'abord ses joues étaient rouges comme les
roses que nous possédons sur une blanche mousseline, et puis blanches
comme cette mousseline elle-męme.
XXXVIII.--ŦPuis sa main, serrée dans la mienne, la forįait de trembler
de ses craintes fidčles; ce qui la frappa de tristesse, et la fit encore
frémir davantage jusqu'ā ce qu'elle apprît que son époux était sain et
sauf: alors elle sourit avec tant de grâce, que si Narcisse l'avait
aperįue en ce moment, l'amour de lui-męme ne l'eût jamais poussé ā se
noyer.
XXXIX.--ŦQu'ai-je besoin de chercher des prétextes ou des excuses? Tous
les orateurs sont muets quand la beauté plaide; les pauvres malheureux
éprouvent le remords aprčs de légers méfaits. L'amour ne prospčre pas
dans le coeur qui craint les ombres: l'Amour est mon capitaine, et il me
conduit;--lorsque sa banničre éclatante est déployée, le lâche lui-męme
combat, et ne veut pas ętre vaincu.
XL.--ŦLoin de moi, crainte puérile! finissez, vains débats, respect et
raison, soyez le partage de la vieillesse ridée. Mon coeur ne
contrariera jamais mes yeux, la triste tentation et les réflexions
profondes conviennent au sage; mon rôle, c'est la jeunesse, et je dois
les bannir du théâtre. Le désir est mon pilote, la beauté ma prise; qui
aurait peur de couler ā fond quand il s'agit d'un tel trésor?
XLI.--Telle que le froment étouffé par l'ivraie, la crainte salutaire
est presque détruite par l'irrésistible concupiscence. Tarquin se glisse
sans bruit, l'oreille aux aguets, plein d'un honteux espoir et d'une
amoureuse méfiance; l'un et l'autre, comme deux serviteurs de
l'injustice, le troublent tellement de leurs inspirations opposées que
tantôt il projette une ligue et tantôt une invasion.
XLII.--Dans sa pensée se grave la céleste image de Lucrčce, et ā côté
d'elle est aussi celle de Collatin: celui de ses yeux qui la regarde le
confond; l'autre, qui considčre son époux, se refuse comme plus divin ā
un spectacle si perfide et il adresse un appel vertueux au coeur qui une
fois corrompu choisit la plus mauvaise part.
XLIII.--Lā il excite ses serviles agents, qui, flattés par la joyeuse
apparence de leurs chefs, accroissent encore sa passion comme les
minutes forment des heures; ils sont si fiers de leur capitaine qu'ils
lui payent un tribut plus humble que celui qu'ils lui doivent. Conduit
ainsi en insensé par ses désirs infernaux, le prince romain marche au
lit de Lucrčce.
XLIV.--Les serrures qui opposent des obstacles entre la chambre et sa
volonté sont toutes forcées par lui et quittent leur poste, mais en
s'ouvrant elles font entendre un craquement qui tance son mauvais
dessein, ce qui fait réfléchir un moment le voleur. Le seuil fait
grincer la porte pour avertir de son approche; les belettes, vagabondes
nocturnes, crient en le voyant; elles l'effrayent, cependant il dompte
son effroi.
XLV.--A chaque porte qui lui cčde le passage ā regret, ā travers les
fentes et les petites crevasses, le vent lutte avec sa torche pour
l'arręter et lui en renvoyant la fumée au visage, éteint sa clarté
conductrice, mais son coeur brûlant, qu'un coupable désir dévore, exhale
un autre souffle qui rallume la torche.
XLVI.--A la faveur de cette clarté, il aperįoit le gant de Lucrčce
auquel l'aiguille est encore attachée, il le prend sur les nattes oų il
le trouve et au moment oų il le saisit, l'aiguille lui pique le doigt,
comme si quelqu'un lui disait: ce gant n'est point habitué aux
licencieux jeux; retire-toi ā la hâte, tu vois que les ornements de
notre maîtresse sont chastes.
XLVII.--Mais tous ces faibles obstacles ne peuvent l'arręter, il
interprčte leur refus dans le pire de tous les sens; les portes, le
vent, le gant qui le retardent sont pour lui des épreuves accidentelles,
ou comme ces rouages qui ralentissent l'horloge jusqu'ā ce que chaque
minute ait payé son tribut ā l'heure.
XLVIII.--ŦSans doute, dit-il, ces empęchements sont lā comme les petites
gelées qui quelquefois menacent le printemps pour ajouter encore plus de
prix ā ses charmes et donner aux oiseaux plus de raison de chanter; la
peine paye le revenu de tout trésor précieux. D'énormes rochers, de
grands vents, de cruels pirates, des sables et des écueils effrayent le
marchand avant qu'il entre riche dans le port.ŧ
XLIX.--Le voici arrivé ā la porte qui le sépare du ciel de sa pensée. Un
loquet docile est tout ce qui protčge contre lui l'objet précieux qu'il
cherche. L'impiété a tellement bouleversé son coeur qu'il commence ā
prier pour sa proie, comme si les dieux pouvaient approuver son crime.
L.--Mais au milieu de son inutile pričre, aprčs avoir demandé ā
l'éternelle puissance que ses criminelles pensées triomphent de cette
charmante beauté, et prié les dieux de lui ętre propices dans ce moment,
il tressaille soudain et dit: ŦJe dois donc déflorer! les dieux que
j'invoque abhorrent cette action, comment m'aideraient-ils ā la
commettre?
LI.--ŦEh bien, que la Fortune et l'Amour soient mes dieux et mon guide;
ma volonté est basée sur une ferme résolution; les pensées ne sont que
des ręves tant que leurs effets ne sont pas éprouvés. Le plus noir
attentat est lavé par l'absolution; le feu de l'amour a pour ennemie la
glace de la crainte: l'oeil du ciel est fermé, et la nuit bruineuse
cache la honte qui suit la douce volupté.ŧ
LII.--A ces mots, sa main criminelle lčve le loquet, et de son genou il
ouvre la porte toute grande. Elle dort profondément, la colombe que ce
hibou nocturne veut saisir; c'est ainsi que la trahison surprend dans le
sommeil! celui qui voit le serpent en embuscade se retire ā l'écart;
mais Lucrčce dort profondément, et sans rien craindre elle est ā la
merci de son dard mortel.
LII.--Le méchant s'avance dans la chambre et contemple ce lit encore
pur. Les rideaux étant fermés, il erre ā l'entour roulant ses yeux
avides dans leurs orbites, c'est leur trahison qui a égaré son coeur. Il
donne bientôt ā sa main le signal d'ouvrir le nuage qui cache la lune
argentée.
LIV.--Voyez comment le soleil aux rayons de feu, sortant d'un nuage,
nous prive de la vue. De męme, ā peine le rideau est tiré, que les yeux
de Tarquin commencent ā cligner, éblouis par trop d'éclat. Soit qu'en
effet les traits de Lucrčce réfléchissent une éblouissante lumičre, soit
que quelque reste de honte le lui fasse supposer; mais ses yeux sont
aveuglés et se tiennent fermés.
LV.--O que ne périrent-ils dans leur sombre prison! ils auraient vu
alors le terme de leur crime, et Collatin aurait pu encore reposer
tranquille ā côté de Lucrčce dans sa couche non souillée. Mais ils
s'ouvriront pour détruire cette union bénie et aux saintes pensées.
Lucrčce devra sacrifier ā leur vue son bonheur, sa vie et son plaisir
dans ce monde.
LVI.--Sa main de lis est sous sa joue de rose, privant d'un baiser
légitime le coussin affligé, qui semble se partager en deux et se
soulever de chaque côté pour atteindre son bonheur. Entre ces deux
collines, la tęte de Lucrčce est comme ensevelie, telle qu'un saint
monument placé lā pour ętre admiré par des yeux profanes.
LVII.--Son autre main si blanche était hors du lit, sur la couverture
verte; par sa parfaite blancheur, elle ressemblait ā une marguerite
d'avril sur le gazon humide des perles de la rosée. Tels que des soucis,
ses yeux avaient abrité leur éclat, et reposaient dans les ténčbres
jusqu'ā ce qu'ils pussent s'ouvrir pour embellir le jour.
LVIII.--Ses cheveux, comme des fils d'or, jouaient avec son souffle. O
modestes voluptés! ô voluptueuse modestie! ils montraient le triomphe de
la vie dans le sein de la mort et déployaient les couleurs sombres de la
mort dans l'absence passagčre de la vie. L'une et l'autre se prętaient
tant de charmes dans ce sommeil, qu'on eût dit qu'il n'y avait entre
elles aucune rivalité, mais que la vie vivait dans la mort, et la mort
dans la vie.
LIX.--Ses deux seins ressemblaient ā des globes d'ivoire entourés d'un
cercle bleu, c'étaient deux mondes vierges et non conquis; ne
connaissant d'autre joug que celui de leur seigneur ā qui leurs serments
étaient fidčles. Ces mondes inspirent une nouvelle ambition ā Tarquin;
tel qu'un odieux usurpateur, il va tenter de faire descendre de ce beau
trône le possesseur légitime.
LX.--Que pouvait-il voir qui ne fût digne d'ętre admiré? qu'admirait-il
qui n'enflammât son désir? tout ce qu'il contemple le fait délirer
d'amour, et sa passion fatigue męme sa vue ravie; il admire avec plus
que de l'admiration ses veines d'azur, sa peau d'albâtre, ses lčvres de
corail, et la fossette de son menton blanc comme la neige.
LXI.--Comme le lion farouche caresse sa proie quand sa faim cruelle est
satisfaite par la victoire, de męme Tarquin reste penché sur cette âme
endormie, calmant par la contemplation sa rage amoureuse qu'il contient
sans la dissiper; car, étant si prčs d'elle, ses yeux retenus un moment
soulčvent encore plus violemment ses veines.
LXII.--Celles-ci sont comme des esclaves acharnés au pillage, vassaux
cruels dont les exploits sont odieux, qui se plaisent dans le meurtre et
le viol, sans égard pour les larmes des enfants et les gémissements des
mčres: elles s'enflent dans leur orgueil, attendant la charge; bientôt
son coeur palpitant donne le signal du combat, et leur dit d'agir
suivant leur désir.
LXIII.--Son coeur, qui bat comme un tambour, encourage son oeil brûlant,
son oeil confie l'attaque ā sa main; sa main, fičre de cette dignité, et
fumant d'orgueil, va se poster sur la gorge nue de Lucrčce, centre de
tous ses domaines; ā peine l'a-t-elle escaladée, que les rangs des
veines d'azur abandonnent leurs tourelles pâles et sans défense.
LXIV.--Elle se rendent dans le paisible cabinet oų dort leur reine
chérie, lui disent qu'elle est assiégée par un terrible ennemi, et
l'épouvantent par leurs cris confus; elle, trčs-étonnée, ouvre ses yeux
fermés, qui, en apercevant le tumulte, sont obscurcis et domptés par sa
torche enflammée.
LXV.--Figurez-vous quelqu'un réveillé au milieu de la nuit par un ręve
effrayant, et qui croit avoir vu un esprit hideux, dont le farouche
aspect fait frissonner tous ses membres; quelle n'est pas sa terreur!
Mais Lucrčce, plus malheureuse, et troublée dans son sommeil, voit
réellement ce qui serait terrible męme en supposition.
LXVI.--Accablée, confondue par mille terreurs, elle reste tremblante
comme l'oiseau blessé qui expire. Elle n'ose regarder; cependant, en
ouvrant ā demi ses yeux, elle voit apparaître des fantômes hideux qui
passent devant elle. De telles ombres sont les impostures d'un faible
cerveau, qui, fâché que les yeux fuient devant la lumičre, les épouvante
dans les ténčbres par des spectacles plus affreux.
LXVII.--La main de Tarquin demeure sur la gorge de Lucrčce. (Cruel
bélier, d'ébranler un semblable rempart d'ivoire!) Il sent son coeur
épouvanté (pauvre citoyen!) se soulever et puis retomber, et heurter son
sein qui vient frapper la main du ravisseur. Ces mouvements excitent sa
rage. Plus de pitié; il va faire la brčche et entrer dans cette belle
ville.
LXVIII.--D'abord, telle qu'une trompette, sa langue commence ā sonner un
pourparler. Elle s'adresse ā son ennemi timide, qui lčve par-dessus des
draps blancs son menton plus blanc encore, pour demander la raison de
cette alarme imprévue, ce que Tarquin cherche ā expliquer par des gestes
muets; mais Lucrčce redouble ses ardentes supplications, et veut savoir
quels sont les motifs de son attentat.
LXIX.--Tarquin répond: ŦLa couleur de ton teint qui fait pâlir de dépit
le lis lui-męme et rougir la rose éclipsée par cet incarnat répondra
pour moi, et dira mon tendre aveu. C'est sous les couleurs de cet
étendard que je suis venu escalader ton fort non encore conquis; la
faute en est ā toi, ce sont tes yeux qui t'ont trahie eux-męmes.
LXX.--ŦSi tu veux me faire des reproches, je t'objecterai que c'est ta
beauté qui t'a tendu un piége cette nuit oų tu dois te résigner ā subir
ma volonté. Je t'ai choisie pour mon plaisir sur la terre; c'est de tout
mon pouvoir que j'ai cherché ā vaincre mes désirs; mais ā peine les
réprimandes et la raison les avaient étouffés, que l'éclat de ta beauté
les faisait renaître.
LXXI.--ŦJe vois toutes les difficultés que m'attirera mon entreprise. Je
sais que des épines défendent la jeune rose; je m'attends ā trouver le
miel gardé par un aiguillon. La réflexion m'a représenté tout cela; mais
le désir est sourd et n'écoute pas de sages amis. Il n'a des yeux que
pour contempler la beauté et adorer ce qu'il voit, en dépit des lois et
du devoir.
LXXII.--ŦJ'ai pesé dans mon âme l'outrage, la honte et les chagrins que
je puis causer; mais rien ne peut contenir le cours de la passion, ni
arręter sa fureur entraînante. Je sais que les larmes du repentir, les
reproches, le mépris et la haine mortelle suivront le crime, mais je
veux aller au-devant de ma propre infamie.ŧ
LXXIII.--Il dit et agite son épée romaine, qui, semblable ā un faucon
planant dans les airs, couvre sa proie de l'ombre de ses ailes, et de
son bec recourbé la menace de mort si elle veut prendre l'essor. De męme
sous le glaive terrible, l'innocente Lucrčce écoute en tremblant les
paroles de Tarquin, comme les oiseaux timides écoutent les sonnettes du
faucon.
LXXIV.--ŦLucrčce, continue-t-il, il faut que cette nuit je jouisse de
toi; si tu me refuses, la force m'ouvrira la voie; car c'est dans ton
lit que j'ai l'intention de te détruire; j'égorge ensuite un de tes vils
esclaves pour t'ôter l'honneur avec la vie, et je le place dans tes bras
morts, jurant que je l'ai tué en te surprenant ā l'embrasser.
LXXV.--ŦDe sorte que ton époux deviendra un objet de mépris pour tous
ceux qui le verront. Tes parents baisseront la tęte sous le coup du
dédain, et tes enfants seront souillés par le titre de bâtards.
Toi-męme, auteur de leur honte, tu iras ā la postérité dans des chansons
qui raconteront ton infamie.
LXXVI.--ŦMais, si tu me cčdes, je reste ton ami secret, une faute
inconnue est comme une pensée non accomplie. Un peu de mal fait dans un
but grand et utile est permis, et légitime en bonne politique. La plante
vénéneuse est quelquefois distillée en un composé innocent, et son
application a des effets salutaires.
LXXVII.--ŦPour l'amour de ton époux et de tes enfants, accorde-moi ce
que je demande, ne leur lčgue point une honte impossible ā effacer, une
souillure éternelle pire que les défauts du corps que l'homme apporte en
naissant. Car ceux-ci ne sont que la faute de la nature et ne causent
point d'infamie.ŧ
LXXIII.--A ces mots il se relčve et s'arręte un moment, en fixant sur
Lucrčce l'oeil mortel d'un basilic, tandis qu'elle, image de la chaste
piété et telle qu'une biche blanche serrée par des griffes meurtričres
dans un désert oų il n'y a point de loi, implore la bęte féroce qui ne
connaît aucune compassion, et n'obéit qu'ā son odieux appétit.
LXXIX.--Voyez quand un nuage noir menace le monde, cachant dans ses
vapeurs sombres les monts ambitieux; si quelque douce brise sort du sein
obscur de la terre, son souffle écarte ces vapeurs dont il empęche
momentanément la chute en les divisant. De męme le profane empressement
de Tarquin arręte les paroles de Lucrčce, et le farouche Pluton approuve
tandis qu'Orphée joue de sa lyre.
LXXX.--Cependant, semblable ā un chat, rôdeur de nuit, Tarquin ne fait
que jouer avec la faible souris qui reste tremblante entre ses griffes.
Sa tristesse nourrit sa fureur de vautour, gouffre immense que rien ne
parvient ā combler. Son oreille accueille ses pričres, mais son coeur ne
se laisse pas pénétrer par ses plaintes. Les larmes endurcissent la
concupiscence quoique la pluie amollisse le marbre.
LXXXI.--Les yeux de Lucrčce qui demandent pitié sont douloureusement
fixés sur son front inexorable et sourcilleux; sa modeste éloquence est
męlée de soupirs qui ajoutent plus de grâce ā ses paroles. Elle
interrompt souvent sa phrase, souvent la voix lui manque, et elle est
obligée de recommencer.
LXXXII.--Elle le conjure par le grand Jupiter, par la chevalerie, par
son noble rang, et par le serment de la douce amitié, par ses larmes et
par l'amour de son époux, par les saintes lois de l'humanité et la foi
commune, par le ciel, la terre et toutes leurs puissances; elle le
conjure de se retirer dans le lit que l'hospitalité lui accorde, et
d'écouter l'honneur plutôt qu'un coupable désir.
LXXXIII.--ŦAh! lui dit-elle, pourrais-tu bien récompenser l'hospitalité
par un si noir outrage? ne souille pas la source qui a calmé ta soif, ne
gâte point ce qui ne saurait ętre réparé, renonce ā ton but criminel
avant de tirer ton coup. Ce n'est pas un archer loyal, celui qui tend
son arc pour frapper une jeune biche.
LXXXIV.--ŦMon époux est ton ami, épargne-moi par amour pour lui; toi, tu
es prince, par amour pour toi-męme laisse-moi. Je suis faible; ne me
rends point victime d'un piége; tu ne ressembles point ā la perfidie, ne
me trompe donc pas; mes soupirs, tels que des tourbillons, s'efforcent
de te chasser; si jamais mortel fut touché de la douleur d'une femme,
sois touché de mes larmes, de mes soupirs et de mes sanglots.
LXXXV.--ŦComme les flots d'un océan orageux, ils se réunissent pour
lutter contre le rocher de ton coeur, qui menace d'un naufrage, et pour
l'adoucir, s'ils peuvent par leur mouvement continuel; car les pierres
dissoutes se convertissent en eau. Oh! si tu n'es pas plus dur qu'une
pierre, laisse-toi pénétrer par mes larmes et sois compatissant! La
douce pitié traverse une porte de fer.
LXXXVI.--ŦJ'ai cru recevoir Tarquin en te recevant; as-tu pris sa
ressemblance pour le déshonorer? Je me plains ā toute l'armée du ciel;
tu outrages son honneur, tu dégrades son nom royal, tu n'es point ce que
tu sembles, ou tu ne ressembles pas ā ce que tu es, un roi, un dieu; car
les rois comme les dieux devraient tout gouverner.
LXXXVII.--ŦQuelle sera donc ta honte dans ta vieillesse puisque déjā tu
montres tant de vices dans ton printemps! Que n'oseras-tu pas quand tu
seras roi, si tu oses tant maintenant que tu n'as que l'espérance de
l'ętre! Oh! souviens-toi que puisque aucun outrage commis par un vassal
ne peut ętre effacé, les mauvaises actions des rois ne sauraient ętre
ensevelies dans le silence.
LXXXVIII.--ŦCe forfait fera qu'on ne t'aimera plus que par crainte, les
monarques heureux sont craints par amour. Tu seras forcé de tolérer les
coupables quand ils te prouveront que tu l'es comme eux. Ne serait-ce
qu'ā cause de cela, retire-toi, car les princes sont le miroir, l'école,
le livre oų les yeux des sujets voient, apprennent et lisent.
LXXXIX.--ŦVoudrais-tu ętre l'école ā laquelle s'instruira la débauche?
souffriras-tu qu'elle lise en toi ses honteuses leįons? consentiras-tu ā
ętre le miroir oų elle verra une autorité pour ses attentats et une
garantie contre le blâme? Pour donner par ton nom un privilége au
déshonneur tu préfčres les reproches ā la louange immortelle, et tu fais
de ta bonne réputation une vile _entremetteuse_.
XC.--ŦAs-tu la puissance? Au nom de celui qui te l'a donnée, soumets tes
désirs rebelles; ne tire point l'épée pour protéger l'iniquité, car elle
t'a été remise pour en détruire l'engeance. Comment pourras-tu remplir
tes devoirs de roi lorsque, prenant modčle sur ton exemple, le crime
pourra dire que c'est toi qui lui as enseigné ā devenir criminel.
XCI.--ŦAh! quel dégradant spectacle ce serait de reconnaître ton crime
dans un autre! Les fautes des hommes sont rarement évidentes pour eux;
leur partialité étouffe leurs transgressions: ton forfait te semblerait
digne de mort dans ton frčre. Oh! quelle est l'infamie de ceux qui
détournent les yeux de leurs propres attentats!
XCII.--ŦC'est vers toi, vers toi que se tournent mes mains suppliantes,
elles te conjurent de résister aux séductions de tes désirs. J'implore
le retour de ta dignité bannie; rappelle-la, et sache retirer les
pensées qui te flattent: sa noble générosité emprisonnera le perfide
désir, dissipera le nuage qui obscurcit tes yeux trompés, afin que tu
reconnaisses ta situation, et que tu aies pitié de la mienne.ŧ
XCIII.--ŦCesse, lui répond Tarquin; l'indomptable torrent de mes désirs
ne fait que croître par ces retards. De faibles lumičres sont bientôt
éteintes; de grands feux résistent au vent, qui ne fait qu'augmenter
leur fureur. Des petits ruisseaux qui payent leur tribut journalier ā
leur amčre souveraine ajoutent ā ses eaux, mais n'en changent point le
goût.ŧ
XCIV.--ŦTu es, lui dit Lucrčce, un océan, un roi souverain, et dans ton
vaste empire se répandent la noire luxure, le déshonneur, la honte, le
dérčglement, qui cherchent ā souiller les flots de ton sang. Si toutes
ces faibles sources de mal changent ta vertu, la mer est jetée dans la
boue d'un bourbier, quand la vase devrait se perdre dans la mer.
XCV.--ŦC'est ainsi que tes esclaves seront rois, et toi leur esclave;
c'est ainsi que ta noblesse sera dégradée, leur bassesse relevée; c'est
ainsi que tu seras leur vie, et qu'ils seront eux-męmes ton tombeau;
toi, avili dans ta honte; eux, dans ton orgueil. Les choses inférieures
ne devraient point cacher les choses plus grandes. Le cčdre ne s'abaisse
point aux pieds du buisson, les broussailles se flétrissent aux pieds
des cčdres.
XCVI.--ŦQue tes pensées, fidčles ā ton rang.....ŧ--ŦC'est assez, dit
Tarquin; par le ciel, je ne t'écoute plus. Cčde ā mon amour, sinon la
haine brutale, au lieu du contact timide de l'amour, te déchirera
cruellement. Aprčs quoi je veux te transporter dans le lit de quelque
coquin de valet, pour lui faire partager ta destinée honteuse.ŧ
XCVII.--A ces mots, il écrase du pied sa torche, car la lumičre et la
débauche sont ennemies mortelles. La honte, enveloppée des ombres de
l'aveugle nuit, tyrannise d'autant plus qu'elle n'est pas aperįue. Le
loup a saisi sa proie, le pauvre agneau crie jusqu'ā ce que sa voix soit
arrętée au passage par sa propre toison, qui ensevelit ses cris dans les
plis délicats de ses lčvres.
XCVIII.--En effet, Tarquin se sert du linge de nuit qu'elle porte pour
enfermer dans sa bouche ses tristes clameurs; il baigne son front
brûlant dans les plus chastes larmes qu'aient jamais versées les yeux de
la modeste douleur. Oh! comment la concupiscence désordonnée peut-elle
souiller une couche si pure? Ah! si les larmes pouvaient en effacer la
tache, Lucrčce en répandrait ā jamais!
XCIX--Mais elle a perdu une chose plus précieuse que la vie, et Tarquin
a conquis ce qu'il voudrait bien ne plus avoir. Cette violence amčne une
autre lutte; cette jouissance passagčre engendre des années de regrets:
cet ardent désir se change en froid dégoût. La pure chasteté est
dépouillée de son trésor, et la luxure est plus pauvre qu'avant son
larcin.
C.--Voyez comme le limier trop nourri ou le faucon rassasié, n'ayant
plus la męme finesse d'odorat, ni la męme vitesse, poursuivent lentement
ou perdent tout ā fait la proie dont la nature les a rendus avides; de
męme Tarquin assouvi redoute cette nuit. Son goût aigri dévore son désir
qui l'a abusé.
CI.--O crime dont l'imagination paisible ne peut comprendre la
profondeur insondable! Le désir enivré rejette sa proie avant de voir sa
propre infamie. Tant que la concupiscence est dans son orgueil, aucune
remontrance ne saurait apaiser son ardeur ni maîtriser son téméraire
désir, jusqu'ā ce que, telle qu'un vieux coursier, elle se fatigue
elle-męme.
CII.--Et alors le désir, aux joues pâles et amaigries, ā l'oeil pesant,
au front sourcilleux, ā la démarche défaillante, abattu, pauvre et
lâche, se lamente comme un mendiant banqueroutier. Tant que la chair est
fičre, le désir lutte avec la pitié, car alors il est en joie: mais
quand elle perd sa fraîcheur, le rebelle coupable demande lui-męme grâce
d'un ton soumis.
CIII.--C'est ainsi qu'il agit avec ce prince criminel de Rome, si ardent
ā le satisfaire. Le voilā maintenant qui prononce contre lui-męme cet
arręt: qu'il est déshonoré dans les sičcles ā venir, que le beau temple
de son âme est profané, et que sur ses ruines accourent des armées de
soucis pour demander ā cette reine souillée ce qu'elle est devenue.
CIV.--L'âme répond que ses sujets insurgés ont renversé son mur
consacré, et que, par leur faute mortelle, ils ont réduit en servitude
son immortalité, et l'ont rendue esclave d'une mort vivante et d'une
douleur éternelle. Avertie par sa prescience, elle avait fait
résistance; mais sa prévoyance n'avait pu faire céder leurs désirs.
CV.--Agité de cette pensée, Tarquin s'esquive dans les ténčbres de la
nuit, vainqueur captif pour qui la victoire est funeste. Il emporte une
blessure que rien ne guérit, une cicatrice qui restera malgré la
guérison, laissant la victime désolée. Lucrčce est accablée du poids du
crime qu'il laisse derričre lui, et lui du fardeau d'une âme coupable.
CVI.--Tarquin, comme un loup ravisseur, s'éloigne furtivement. Elle,
comme un agneau fatigué, reste étendue, presque sans souffle. Il se hait
pour son attentat; désespérée, elle déchire son beau corps de ses
propres mains. Il part effrayé, et couvert de la sueur du crime. Elle
reste, poussant des cris de douleur profonde pendant cette fatale nuit;
il fuit, regrettant le court plaisir qui ne lui laisse que dégoût.
CVII.--Il part pénitent, accablé. Elle demeure abandonnée et sans
espoir. Dans sa hâte, il soupire aprčs la clarté du matin; elle voudrait
ne plus voir le jour. ŦPendant le jour, dit-elle, les écarts de la nuit
se révčlent, et mes yeux sincčres n'ont jamais appris ā masquer mes
torts par un regard dissimulé.
CVIII.--ŦIls croient que tous les yeux peuvent voir le déshonneur qu'ils
aperįoivent eux-męmes, c'est pourquoi ils voudraient rester dans
l'obscurité pour tenir caché mon outrage, car ils se trahiront par leurs
larmes; et, comme l'eau qui ronge l'acier, ils graveront sur mes joues
la honte irréparable que je ressens.ŧ
CIX.--Ici elle accuse le repos et le sommeil, condamnant ses yeux ā ętre
désormais aveugles. Elle réveille son coeur en frappant sur son sein, et
lui dit d'aller chercher un autre asile plus pur et plus digne de lui.
Rendue folle par l'excčs de sa douleur, elle exhale en ces mots ses
plaintes contre les secrets de la nuit:
CX.--ŦO nuit ennemie de la paix du coeur! image de l'enfer, sombre
registre de la honte, obscur théâtre de meurtres tragiques, vaste chaos
qui cache les crimes, nourrice des outrages, entremetteuse couverte d'un
manteau! asile d'infamie, caverne affreuse de la mort, conspirateur ā
voix basse, liguée avec la trahison et le viol.
CXI.--ŦNuit abhorrée, nuit aux ténébreuses vapeurs! puisque tu es
complice de mon crime irréparable, rassemble tes brouillards pour
attaquer l'aube matinale et faire la guerre au cours réglé du temps! ou
si tu souffres que le soleil s'élčve jusqu'ā sa hauteur accoutumée avant
qu'il retourne ā son humide couche, ceins sa tęte d'or de nuages
empoisonnés.
CXII.--ŦCorromps l'air du matin avec des exhalaisons fétides; par leur
haleine empestée, souille la vie de la pureté, beauté par excellence,
avant que Phébus arrive ā sa halte de midi; et que tes vapeurs marchent
en rangs si serrés, que dans leurs ombres brumeuses sa lumičre étouffée
s'éclipse au milieu de sa course et cause une nuit perpétuelle.
CXIII.--ŦSi Tarquin était la nuit comme il est le fils de la nuit, il
outragerait la reine au diadčme d'argent; ses nymphes étincelantes aussi
(violées par lui) n'oseraient plus se montrer sur le sein noir de la
nuit. J'aurais, par ce moyen, des compagnes de douleur. Des malheurs
partagés sont plus doux ā supporter, de męme que des pčlerins font route
ensemble pour abréger leur pčlerinage.
CXIV.--ŦMaintenant je n'ai personne qui puisse rougir avec moi, se
croiser les bras, pencher humblement la tęte, se voiler le front et
cacher son infamie. Mais moi seule je suis condamnée ā gémir arrosant la
terre de larmes amčres, męlant des sanglots ā mes plaintes, des
gémissements ā mes douleurs, gages cruels d'un éternel désespoir.
CXV.--ŦO nuit! fournaise dont la fumée est sanglante, ne permets pas que
le jour jaloux voie ce visage qui sous ton noir manteau a été livré ā la
dégradation de l'impudicité. Garde possession de ton sombre empire, afin
que les fautes commises sous ton rčgne puissent également ętre
ensevelies sous tes ombres.
CXVI.--ŦNe m'expose pas au jour médisant, sa lumičre montrera gravée sur
mon front l'histoire des outrages faits ā la douce chasteté, et la
violation impie des saints serments de l'hymen. Oui, jusqu'ā l'ignorant
qui ne sait pas lire tous verront dans mes regards ma honteuse disgrâce.
CXVII.--ŦPour apaiser les cris de son enfant, la nourrice lui racontera
mon histoire, et fera peur du nom de Tarquin ā son nourrisson qui
pleure. L'orateur, pour orner son discours, associera mon infamie ā
celle de Tarquin; les ménestrels, pour reconnaître l'hospitalité,
chanteront mon infortune et diront maintenant que je n'ai personne.
CXVIII.--ŦQue mon beau nom, que ma réputation reste sans tache pour
l'amour de mon cher Collatin: si elle devient un sujet de calomnie, les
branches d'une autre tige sont aussi viciées et une honte non méritée
s'attachera ā son nom qui est aussi pur de la tache imposée au mien que
j'étais pure moi-męme hier encore pour Collatin.
CXIX.--ŦO honte inaperįue! disgrâce invisible; blessure non sentie,
cicatrice déshonorante! le mépris est imprimé sur le front de Collatin,
et l'oeil de Tarquin peut reconnaître de loin la blessure qu'il a reįue
pendant la paix, non ā la guerre. Hélas! qu'il y a de gens qui portent
ces marques honteuses que chacun ignore excepté celui qui les a faites!
CXX.--ŦCollatin, si ton honneur est fondé sur moi, il m'a été arraché
par un assaut irrésistible. Mon miel est perdu, je ne suis plus qu'une
abeille semblable ā un frelon. Il ne me reste plus aucune des
perfections de mon côté, je suis dépouillée par un outrageant larcin:
dans ta faible ruche s'est introduite une guępe errante qui a dévoré le
miel gardé par ta chaste abeille.
CXXI.--ŦCependant ne suis-je pas innocente du naufrage de ton honneur!
c'est en ton honneur que je l'ai accueilli; venant de ta part,
pouvais-je le renvoyer? c'eût été un déshonneur que de le rejeter. Bien
plus, il s'est plaint de lassitude et il a parlé de vertu! O forfait
imprévu! combien la vertu est profanée dans un tel démon!
CXXII.--ŦPourquoi le ver s'introduit-il dans le bouton vierge? pourquoi
l'odieux coucou pond-il ses oeufs dans les nids du passereau? pourquoi
les crapauds empoisonnent-ils les sources pures, par une vase envenimée?
pourquoi une démence tyrannique se cache-t-elle dans des seins pleins de
douceur? pourquoi les princes violent-ils leurs devoirs? Mais il n'est
pas de perfection si absolue que quelque impureté ne la souille.
CXXIII--ŦLe vieillard qui entasse son or est tourmenté de crampes, de la
goutte et de douloureuses incommodités. A peine a-t-il des yeux pour
voir son trésor: mais, comme le malheureux Tantale, il maudit
l'insuffisance de ses sens, n'ayant d'autre plaisir de ses richesses que
la douloureuse pensée qu'elles ne peuvent guérir ses maux.
CXXIV.--ŦIl les possčde quand il n'en peut jouir et il les laisse ā ses
jeunes fils qui dans leur orgueil se hâtent de les prodiguer. Leur pčre
était trop faible, ils sont trop forts pour conserver longtemps cette
fortune ā la fois maudite et bénie. Les douceurs que nous désirons
s'aigrissent et deviennent amčres au moment męme oų elles nous sont
accordées.
CXXV.--ŦDes vents capricieux accompagnent le tendre printemps; des
plantes nuisibles prennent racine au milieu des fleurs précieuses. La
vipčre siffle lā oų les charmants oiseaux chantent; ce qu'enfante la
vertu, l'iniquité le dévore. Il n'est aucun bien en notre pouvoir que la
malencontreuse occasion ne nous le fasse perdre ou n'altčre ses
qualités.
CXXVI.--ŦOccasion, ton crime est grand, c'est toi qui exécutes la
trahison du traître; tu livres l'agneau ā la cruauté du loup; quelque
complot qu'on médite, c'est toi qui le favorises: c'est toi qui foules
au pied le droit, la justice et la raison; c'est toi qui dans ta sombre
caverne, oų personne ne peut te voir, postes le crime, pour dévorer les
âmes qui passent auprčs.
CXXVII.--ŦTu persuades ā la vestale de violer son voeu; tu souffles le
feu quand la tempérance fond. Tu étouffes la probité, tu immoles la
vérité; indigne complice, infâme entremetteuse, tu sčmes la calomnie et
tu écartes la louange; tu t'associes au viol, ā la perfidie, aux
brigands. Ton miel se change en fiel, ta jouissance en douleur.
CXXVIII.--ŦA tes plaisirs secrets succčde la honte publique; ā tes
festins cachés un jeûne solennel, ā tes titres flatteurs un nom
déshonoré, ā ta langueur miellée un goût d'absinthe, et tes vanités
forcées ne sauraient ętre durables. Comment se fait-il donc, vile
occasion, qu'étant si méchante, il y ait tant de gens qui te
recherchent?
CXXIX.--ŦQuand seras-tu l'ami de l'humble suppliant, quand le
conduiras-tu au lieu oų il obtiendra ce qu'il désire, quand amčneras-tu
la fin des grands débats, quand délivreras-tu l'âme que le malheur
enchaîne, quand guériras-tu les malades, quand soulageras-tu les
affligés? le pauvre, le boiteux, l'aveugle languissent, pleurent et
t'implorent, mais ils ne trouvent jamais l'occasion.
CXXX.--ŦLe malade meurt pendant que le médecin dort, l'orphelin gémit
pendant que l'oppresseur est heureux, le juge est en festin pendant que
la veuve pleure; la prudence se divertit pendant que le vice naît, tu
n'accordes jamais rien aux actions charitables. La colčre, l'envie, la
trahison, le rapt, le meurtre triomphent, tu leur donnes tes heures pour
pages.
CXXXI.--ŦQuand la vertu et la vérité ont affaire ā toi, mille traverses
les privent de ton secours; elles achčtent ton appui, mais le crime ne
le paye jamais; il vient sans frais, et tu es satisfaite de l'écouter et
de lui accorder ce qu'il demande. Mon Collatin aurait pu venir vers moi
quand Tarquin est venu; c'est toi qui l'as retenu.
CXXXII.--ŦTu es coupable de meurtre, de larcin, coupable de parjure et
de subornation, coupable de trahison, de fausseté et d'imposture,
coupable de l'abominable inceste. Tu es de ton plein gré consentante ā
tous les crimes passés, et ā tous les crimes ā venir, depuis la création
jusqu'ā la fin du monde.
CXXXIII.--ŦTemps difforme, compagnon de l'horrible nuit, agile coursier
du hideux souci, toi qui dévores la jeunesse, esclave trompeur des
plaisirs trompeurs, lâche sentinelle des chagrins, cheval de bât du
crime, séducteur de la vertu, tu nourris et tu détruis tout ce qui est.
Oh! écoute-moi! temps méchant et maudit, sois coupable de ma mort,
puisque tu l'es de mon crime.
CXXXIV.--ŦPourquoi ta servante, l'occasion, a-t-elle trahi les heures
que tu m'avais accordées pour mon repos? pourquoi corrompre mon bonheur,
et m'enchaîner ā une suite infinie de maux éternels? Le devoir du Temps
est de déjouer la haine des ennemis, de détruire les erreurs nées de
l'opinion, et de ne pas laisser souiller une couche légitime.
CXXXV.--ŦLa gloire du temps, c'est d'apaiser les querelles des rois, de
démasquer la fausseté, d'amener la vérité au jour, et de mettre le sceau
des sičcles sur les choses antiques, de veiller le matin, de faire
sentinelle la nuit, de poursuivre l'injustice jusqu'ā ce qu'elle répare
ses torts, de ruiner les somptueux édifices et de souiller de poussičre
leurs dômes dorés.
CXXXVI.--ŦSa gloire est de remplir de trous de vers les vastes
monuments, de fournir l'oubli de ruines, d'effacer de vieux livres, d'en
altérer le contenu, d'arracher les plumes aux ailes des vieux corbeaux,
d'épuiser la sčve des vieux chęnes, de féconder les printemps et de
tourner la roue capricieuse de la Fortune.
CXXXVII.--ŦSa gloire est de faire voir ā l'aïeule les filles de sa
fille, de faire de l'enfant un homme, de l'homme un enfant; de tuer le
tigre qui vit de meurtre, d'apprivoiser la licorne et le lion farouche;
de se jouer de l'homme rusé et de le tromper par lui-męme, de réjouir le
laboureur par d'abondantes moissons, et d'user de grosses pierres avec
de petites gouttes d'eau.
CXXXVIII.--ŦPourquoi fais-tu tant de mal dans ton long pčlerinage, si tu
ne peux revenir pour le réparer? Une pauvre minute par sičcle
t'achčterait un million d'amis, si tu donnais de l'esprit ā celui qui
pręte ā de mauvais débiteurs! O fatale nuit! si tu pouvais rétrograder
d'une heure je préviendrais cette tempęte et j'éviterais le naufrage.
CXXXIX.--ŦServiteur sans fin de l'éternité! arręte par quelque malheur
Tarquin dans sa fuite; invente tout pour lui faire maudire cette maudite
nuit, que des fantômes hideux effrayent ses yeux coupables, et que la
sinistre pensée de son crime transforme pour lui chaque buisson en démon
difforme.
CXL.--ŦTrouble ses heures de repos par des angoisses incessantes;
tourmente-le dans son lit par des sanglots qui l'oppressent, qu'il
pousse des gémissements pitoyables; mais n'en aie point pitié, qu'il ne
rencontre que des coeurs plus durs que le marbre. Que les femmes les
plus douces oublient leur douceur et soient pour lui plus terribles que
des tigres dans le désert!
CXLI.--ŦQu'il ait le temps d'arracher sa chevelure bouclée, qu'il ait le
temps de tourner sa rage contre lui-męme, qu'il ait le temps de
désespérer du secours du temps, qu'il ait Je temps de vivre en esclave
méprisé, qu'il ait le temps de mendier son pain, qu'il ait le temps de
voir un mendiant lui refuser des restes dédaignés!
CXLII.--ŦQu'il ait le temps de voir ses amis devenir ses ennemis, et de
voir les fous le tourner en dérision; qu'il ait le temps d'apprendre
combien le temps s'écoule lentement dans les regrets, combien il est
court et rapide aux heures de la folie et du plaisir! Que son crime
ineffaįable ait le temps de déplorer l'abus de son temps!
CXLIII.--ŦO temps! précepteur du bon et du méchant, apprends-moi ā
maudire celui ā qui tu as appris ce crime. Que le scélérat devienne fou
de peur en voyant son ombre! que lui-męme cherche ā s'ôter la vie: c'est
ā ses misérables mains qu'il appartient de verser son sang misérable. Y
aurait-il un homme assez vil pour servir de bourreau ā un si vil
esclave!
CXLIV.--ŦPlus vil encore il est, parce qu'il est fils de roi, lui qui
trompe les espérances de son pčre par de basses actions! Plus l'homme
est puissant, plus il mérite de respect ou de haine, car la plus grande
infamie s'attache au rang le plus élevé. La lune a assez d'un grand
nuage pour se voiler; les petites étoiles se cachent quand elles
veulent.
CXLV.--ŦLe corbeau peut tremper ses ailes noires comme le charbon dans
un bourbier et s'envoler sans que l'on aperįoive la fange qui les tache;
mais si le cygne, blanc comme la neige, veut en faire de męme, la tache
se reconnaît sur son col argenté. Les pauvres serviteurs sont une nuit
obscure, les rois sont un jour resplendissant. Les moucherons volent
inaperįus, les aigles frappent tous les regards.
CXLVI.--ŦLoin d'ici, vains mots, interprčtes des cerveaux creux, sons
sans utilité, faibles arbitres, allez dans les écoles oų l'on se fait un
art de la dispute; allez servir les insipides débats de ceux qui en
amusent leurs loisirs: soyez médiateurs des clients tremblants de perdre
leur cause; pour moi je ne ferai pas le moindre argument, puisque je
n'ai rien ā attendre du secours de la loi.
CXLVII.--ŦEn vain je maudis l'occasion, le temps, Tarquin et la sombre
nuit, en vain je cherche querelle ā mon infamie; en vain je repousse mon
désespoir; cette inutile fumée de mots ne me fait aucun bien, le seul
remčde qui puisse me guérir, c'est de verser tout mon sang impur.
CXLVIII.--ŦPauvre main, pourquoi frémis-tu ā ce décret? Honore-toi en me
débarrassant de cette honte; car si je meurs, mon honneur survit en toi:
si je vis, tu as part ā mon infamie; puisque tu n'as pu défendre ta dame
loyale, puisque tu as eu peur de déchirer son perfide ennemi, immole-toi
avec elle pour avoir cédé ainsi.ŧ
CXLIX.--Elle dit et s'élance de sa couche en désordre pour saisir dans
son désespoir quelque instrument; mais elle n'est pas dans une maison de
meurtre, et ne trouve aucun instrument pour agrandir le passage de son
souffle, qui se presse entre ses lčvres et s'évanouit comme la fumée de
l'Etna, qui se consume dans les airs, ou comme celle qu'exhale un canon
qu'on décharge.
CL.--ŦVainement, dit-elle, je vis et je cherche quelque bienheureux
moyen de finir une malheureuse vie: j'ai eu peur d'ętre tuée par le
glaive de Tarquin, et cependant je cherche un couteau pour la męme
intention; mais quand j'avais peur, j'étais une femme loyale; je le suis
encore: oh non! ce ne peut-ętre: Tarquin m'a dépouillée de ce noble
titre.
CLI.--ŦOh! j'ai perdu ce qui me faisait aimer la vie, je n'ai donc plus
de motif de craindre la mort; en effaįant ma souillure par la mort, du
moins je donne un gage de gloire aux couleurs de la calomnie, et une vie
mourante ā l'éternelle honte. Ressource insuffisante, aprčs avoir perdu
le trésor, que de brûler l'innocente cassette oų il était!
CLII.--ŦEh bien! cher Collatin! tu ne connaîtras pas le goût corrompu de
la foi violée; je n'outragerai pas ton amour sincčre; je ne prétendrai
pas que mon serment est resté intact. Cette greffe bâtarde ne croîtra
pas. Celui qui a souillé ta tige ne se vantera pas que tu es le tendre
pčre de son fruit.
CLIII.--ŦIl ne rira pas ā tes dépens dans sa pensée secrčte, il
n'égayera point ses compagnons de débauche sur ton affront: tu sauras
que je n'ai point été lâchement achetée avec de l'or, mais que la porte
a été forcée. Pour moi, je suis la maîtresse de mon sort et je ne me
pardonnerai que lorsque la vie aura payé au trépas mon offense
involontaire.
CLIV.--ŦJe ne t'empoisonnerai point de ma souillure; je ne masquerai
point ma faute par d'adroites excuses. Je ne colorerai pas la noirceur
de mon crime pour cacher la vérité sur les horreurs de cette perfide
nuit. Ma bouche révélera tout. Mes yeux, tels que des écluses, ou
semblables ā la source des montagnes, qui arrose un vallon, répandront
de purs ruisseaux pour laver mon aveu impur.ŧ
CLV.--Cependant la plaintive Philomčle avait terminé le chant mélodieux
de ses douleurs nocturnes; la nuit solennelle descendait d'un pas lent
et triste dans les gouffres de l'effroyable enfer; l'aurore rougissant
pręte sa lumičre ā tous les yeux qui la désirent; mais, dans sa douleur,
Lucrčce se reproche de voir et regrette les ombres de la nuit.
CLVI.--Le jour révélateur épie ā travers toutes les fentes et semble
l'apercevoir au lieu oų elle est assise tout en pleurs. C'est ā lui
qu'elle s'adresse en sanglotant: ŦOeil des yeux, pourquoi cherches-tu ā
poindre par ma fenętre? Cesse tes regards indiscrets, caresse de tes
rayons les yeux qui dorment encore, ne brûle pas mon front de ta lumičre
éblouissante, car le jour n'a rien ā faire avec ce qui se passe la
nuit.ŧ
CLVII.--C'est ainsi que Lucrčce s'en prend ā tout ce qu'elle voit: le
vrai chagrin est radoteur et fantastique comme un enfant, qui, une fois
qu'il boude, voit tout avec humeur. Ce sont les anciennes douleurs et
non les douleurs nouvelles qui s'adoucissent. La durée dompte les unes,
les autres sont telles qu'un nageur inhabile, plongeant toujours
péniblement et se noyant par défaut d'adresse.
CLVIII.--C'est ainsi que Lucrčce, enfoncée dans une mer de soucis, se
fâche contre tout ce qu'elle voit, et rapporte tout ā son chagrin; tous
les objets viennent les uns aprčs les autres accroître la force de son
désespoir. Quelquefois il est muet et ne parle plus, quelquefois il est
en démence et parle trop.
CLIX.--Les petits oiseaux qui chantent dans leur joie matinale la
désolent par leur douce mélodie, car la gaieté est alors importune; les
âmes tristes souffrent mortellement dans les sociétés joyeuses; le
chagrin se plaît davantage dans la compagnie du chagrin: le chagrin
véritable cherche la sympathie de son semblable.
CLX.--C'est une double mort de faire naufrage ā l'aspect du rivage; il
languit dix fois celui qui languit en voyant de la nourriture: la vue du
baume rend la plaie plus douloureuse. Les grandes douleurs déplorent
surtout ce qui les peut soulager. Les profonds regrets s'avancent comme
un fleuve paisible qui, étant arręté, franchit ses bords. Le chagrin
qu'on plaisante ne connaît ni lois ni limites.
CLXI.--ŦOiseaux railleurs, dit-elle, renfermez vos accents dans vos
seins garnis de plumes; soyez silencieux et muets en ma présence; mon
trouble plein d'angoisse n'aime aucune cadence de sons: une hôtesse
triste ne peut souffrir des hôtes joyeux. Réservez vos accords pour ceux
ā qui ils plaisent; l'infortune aime la mélancolie, qui marque la mesure
avec des pleurs.
CLXII.--ŦViens, Philomčle qui chantes le viol; fais ton triste bocage de
mes cheveux épars; de męme que la terre humide pleure sur ta langueur,
je verserai une larme ā chaque son mélancolique, et je soutiendrai le
diapason avec mes profonds sanglots. Pour refrain, je murmurerai le nom
de Tarquin, tandis que tu moduleras celui de Térée.
CLXIII.--ŦPendant que tu feras ta partie contre un buisson, pour
entretenir le souvenir de tes maux cuisants, moi, malheureuse, afin de
t'imiter, je fixerai contre mon coeur un couteau acéré pour effrayer mes
regards; et s'ils se troublent, je tomberai et mourrai. Ces moyens,
comme les touches sur un instrument, mettront les cordes de nos coeurs
au vrai ton de la douleur.
CLXIV.--ŦPauvre oiseau, puisque tu ne chantes pas pendant le jour, comme
honteux d'ętre aperįu, nous choisirons quelque désert profond et sombre,
écarté de la route, oų ne pénčtrent ni la chaleur brûlante, ni le froid
glacial, et lā, nous adressant aux bętes féroces, nous leur ferons
entendre des airs mélancoliques pour les adoucir. Si les hommes sont
aussi cruels que les bętes, que les bętes aient un coeur compatissant.ŧ
CLXV.--Comme la pauvre biche effrayée qui s'arręte et regarde, immobile
et incertaine de quel côté elle fuira, ou comme celui qui, égaré dans un
labyrinthe, a peine ā reconnaître sa route, Lucrčce reste indécise, ne
sachant lequel est préférable de vivre ou de mourir, quand la vie est
honteuse et que la mort lui coûte.
CLXVI.--ŦMe tuer! dit-elle. Hélas! ne serait-ce pas souiller ā la fois
mon âme et mon corps? Ceux qui perdent une moitié vivent avec plus de
patience que ceux qui sont dépouillés du tout: c'est une mčre sans
raison et sans pitié que celle qui, ayant deux aimables enfants, quand
la mort lui en enlčve un, tue l'autre et n'en a plus.
CLXVII.--ŦDe mon corps ou de mon âme, lequel m'était le plus cher quand
l'un était pur et l'autre céleste? lequel préférais-je quand tous deux
appartenaient au ciel et ā Collatin? Hélas! Qu'on déchire l'écorce du
pin superbe, ses feuilles se flétriront, sa sčve se tarira. Il en est
ainsi de mon âme blessée dans son écorce.
CLXVIII.--ŦSa demeure est saccagée, son repos interrompu, son asile pris
d'assaut par l'ennemi, son saint temple souillé, pillé, profane par
l'audacieuse infamie; que l'on ne m'accuse donc pas d'impiété, si, dans
une forteresse ainsi battue en ruine, je fais une brčche pour en enlever
mon âme malheureuse.
CLXIX.--ŦCependant je ne veux pas mourir jusqu'ā ce que mon Collatin ait
appris la cause de ma mort prématurée, afin que, dans cette heure de mon
agonie, il puisse jurer vengeance sur celui qui me force d'abréger mes
jours. Je léguerai mon sang impur ā Tarquin. Souillé par lui, il sera
versé par lui, et, comme il le mérite, je le dirai dans mon testament.
CLXX.--ŦJe léguerai mon honneur au couteau qui blessera mon corps
déshonoré. C'est un honneur de terminer une vie déshonorée. L'un vivra
quand l'autre ne sera plus. C'est ainsi que de mes cendres naîtra ma
gloire; car dans ma mort je tue le mépris insultant: ma honte étant
morte, mon honneur renaît.
CLXXI.--ŦSeigneur adoré de ce trésor que j'ai perdu, quel héritage te
laisserai-je? Mon courage fera ton orgueil, et ton exemple pour te
venger. Apprends par ma fin quelle doit ętre celle de Tarquin. _Moi_,
ton amie, j'immolerai _moi_, ton ennemie. Pour l'amour de moi, traite de
męme le perfide Tarquin.
CLXXII.--ŦJ'achčve en quelques mots mes derničres volontés: mon âme au
ciel, mon corps ā la terre, et toi, ô mon époux, prends mon courage; mon
honneur au couteau qui m'ouvrira le sein, ma honte ā celui qui souilla
ma réputation, et tout ce qui survivra de ma gloire sera partagé ā ceux
qui vivront et ne penseront pas mal de moi.
CLXXIII.--Toi, Collatin, tu veilleras ā l'exécution de ce testament.
Hélas! pourquoi faut-il que tu le voies! Mon sang lavera mon affront; la
noble fin de ma vie rachčtera l'acte impur de ma vie. Ne faiblis pas,
faible coeur; mais dis avec fermeté: il faut que cela soit. Cčde ā ma
main, ma main te vaincra; une fois mort, vous mourrez tous deux, et tous
de vous serez vainqueurs.ŧ
CLXXIV.--Quand Lucrčce eut tristement délibéré ce plan de mort et essuyé
la perle amčre qui mouillait ses yeux brillants, d'une voix entrecoupée
elle appela sa suivante. Celle-ci, obéissant, accourt promptement auprčs
de sa maîtresse; car le devoir vole avec les ailes de la pensée. Les
joues de l'infortunée Lucrčce semblent ā la suivante comme les prairies
d'hiver quand le soleil fond leur neige.
CLXXV.--Elle donne ā sa maîtresse un grave bonjour avec une voix timide,
vrai signe de la modestie. Elle prend un air triste pour ętre en
harmonie avec la tristesse de sa dame (car son visage portait la livrée
du chagrin); mais elle n'osa pas lui demander pourquoi ses deux soleils
étaient ainsi éclipsés par des nuages, et ses joues humides des larmes
de la douleur.
CLXXVI.--De męme que la terre pleure quand le soleil est couché, chaque
fleur s'humectant comme un oeil attendri, de męme la suivante commence ā
inonder ses yeux de grosses larmes que fait couler la sympathie de ces
beaux soleils éclipsés dans le ciel de sa maîtresse. Ils ont éteint
leurs clartés dans un océan aux vagues salées, ce qui fait pleurer la
suivante comme une nuit d'abondante rosée.
CLXXVII.--Un moment, ces deux charmantes créatures restent immobiles,
comme deux aqueducs qui remplissent des citernes de corail. L'une
d'elles pleure avec raison, l'autre n'a d'autre motif de pleurer que
celui de męler ses larmes ā celles de sa compagne. Ce sexe aimable est
souvent porté aux larmes, et s'attriste en cherchant ā deviner les
douleurs des autres; puis ses yeux s'inondent de larmes, et son coeur se
brise.
CLXXVIII.--Les hommes ont des coeurs de marbre, et les femmes des coeurs
de cire; c'est pourquoi elles sont formées au gré du marbre. Leur
faiblesse est opprimée; elles reįoivent par force les impressions
étrangčres de la fraude ou de l'adresse. Ne les accusez donc pas d'ętre
les auteurs de leurs vices, pas plus que vous n'accuseriez la cire
d'ętre coupable de méchanceté, parce qu'elle aurait reįu l'empreinte
d'un démon.
CLXXIX.--Leur surface, polie comme une riche plaine, est ouverte ā tous
les petits insectes qui rampent. Chez les hommes, comme dans un bois
touffu, sont maints vices endormis dans d'obscures cavernes. A travers
des murs de cristal, on aperįoit le moindre fétu. Les hommes peuvent
masquer leurs crimes par de farouches et sombres regards; les visages
des pauvres femmes sont des livres oų elles laissent lire leurs fautes.
CLXXX.--Personne ne déclame contre la fleur flétrie, mais bien contre
l'hiver qui l'a fait périr; ce n'est pas ce qui est dévoré, mais ce qui
dévore qui mérite le blâme. Oh! ne dites donc pas que c'est la faute des
femmes si elles sont exposées aux affronts des hommes; ces coupables et
orgueilleux maîtres rendent les faibles femmes dépendantes de leur
honte.
CLXXXI.--Vous en avez un exemple dans Lucrčce. Assaillie la nuit par la
menace d'une mort prompte et de la honte qui devait s'ensuivre pour elle
et son époux, elle vit qu'il y avait tant de dangers dans la résistance,
qu'une terreur mortelle se répandit dans tout son corps. Qui ne pourrait
violer un corps sans vie?
CLXXXII.--Cependant sa douce patience fit que Lucrčce parla ainsi ā sa
suivante qui répétait en sa personne la douleur de sa maîtresse: ŦMa
fille, dit-elle, pourquoi verses-tu ces larmes qui tombent en pluie sur
tes joues? Si tu pleures sur mes chagrins, ā moi, apprends, douce fille,
que j'en retire peu d'avantage: si les larmes pouvaient me secourir, les
miennes y auraient réussi.
CLXXXIII.--ŦMais, dis-moi...ŧ A ces mots elle s'arręta, et ne reprit
qu'aprčs un profond gémissement. ŦA quelle heure Tarquin est-il
parti?ŧ--ŦMadame, avant que je fusse levée, répondit la suivante. Ma
négligence paresseuse est bien blâmable; cependant je puis m'excuser en
disant que je me suis levée avant le jour, et que Tarquin était déjā
parti.
CLXXXIV.--ŦMais, madame, si votre suivante l'osait, elle vous
demanderait la cause de votre tristesse.ŧ--ŦSilence! reprit Lucrčce, si
je te la disais, cette confidence ne la diminuerait pas; car elle est
plus cruelle que je ne puis l'exprimer, et l'on peut bien appeler enfer
une torture plus déchirante qu'on ne peut dire.
CLXXXV.--ŦVa, apporte-moi papier, encre et plume; non, épargne-toi cette
peine, car j'en ai ici... (que voulais-je dire?) Va dire ā un des
domestiques de mon époux de se tenir pręt ā porter de suite une lettre ā
mon seigneur, ā mon ami, ā mon bien-aimé, qu'il se prépare ā faire hâte,
car la missive est pressée et sera bientôt écrite.ŧ
CLXXXVI.--Sa suivante est partie; elle se met ā écrire, promenant
d'abord sa plume au-dessus du papier: l'amour-propre et la douleur se
livrent un combat; ce que la pensée trace est effacé aussitôt par sa
volonté: cette phrase est trop recherchée, cette autre est trop franche;
ses idées se pressent comme une foule d'hommes assiégeant une porte pour
savoir ā qui passera le premier.
CLXXXVII.--Enfin elle commence ainsi:
ŦDigne époux de cette indigne femme qui te salue, je te souhaite la
santé, et puis je te prie (si tu veux revoir encore ta Lucrčce) de
partir en toute hâte et de venir: je me recommande ā toi; de notre
maison en deuil, mes douleurs sont cruelles, quoique mes paroles soient
brčves!ŧ
CLXXXVIII.--Elle plie sa lettre, qui n'annonce que vaguement son malheur
trop certain: par cette courte épître, Collatin peut apprendre sa peine,
mais non ce qui la cause; elle n'ose pas la révéler, de peur d'ętre
soupįonnée d'une dissimulation grossičre, avant d'avoir lavé son affront
dans son sang.
CLXXXIX.--D'ailleurs elle réserve l'énergie et la vie de sa douleur pour
le moment oų il pourra l'entendre; alors que les soupirs, les sanglots
et les larmes aideront ā détourner d'elle les soupįons que le monde
pourrait concevoir: pour les éviter, elle n'a pas voulu prodiguer dans
sa lettre les explications que son désespoir vendra plus certaines.
CXC.--Voir de tristes spectacles touche plus que de les entendre
raconter[2]; car alors l'oeil interprčte ā l'oreille les gestes qu'il
aperįoit: quand chaque sens nous exprime une partie de la douleur, nous
n'en pouvons entendre ou voir qu'une partie; des détroits profonds font
moins de bruit que des eaux basses, et la douleur reflue par le souffle
des mots.
[Note 2: _To see sad sights moves more than hear them told._
Peut-ętre est-ce sans le connaître que Shakspeare a traduit ici
littéralement Horace.
_Segnius irritant animos demissa per aurem_
_Quam quæ sunt oculis subjecta._
]
CXCI.--Sa lettre est cachetée; elle met pour adresse: ŦA Collatin, mon
époux; plus que pressée. A Ardéa.ŧ Le courrier vient; elle donne sa
missive, ordonnant au valet ā l'air maussade de courir aussi vite que
les oiseaux poussés par les vents du nord: tant de rapidité lui semble
encore trop lente; l'excessive infortune ne mesure pas autrement.
CXCII.--Le rustique vassal la salue avec respect et la regarde en
rougissant; il reįoit le papier sans dire ni non ni oui, et aussitôt
l'innocence honteuse se retire: mais ceux dont le coeur recčle une faute
s'imaginent que tous les yeux voient leur déshonneur; Lucrčce crut que
le valet avait rougi du sien.
CXCIII.--Hélas! pauvre valet, Dieu le sait, c'était chez lui défaut
d'esprit, d'assurance et de hardiesse. Ces innocentes créatures ne
parlent qu'en actions respectueuses, tandis que d'autres promettent une
grande promptitude et prennent leur loisir; c'est ainsi que ce modčle
des sičcles passés offrait un air d'honnęteté, mais ne le soutenait
point par des paroles.
CXCIV.--Son excčs de zčle éveilla la méfiance de Lucrčce, et la męme
rougeur enflamma leurs deux visages: elle crut qu'il rougissait, parce
qu'il connaissait le crime de Tarquin; et, rougissant elle-męme, elle le
regarda avec attention; son oeil scrutateur le rendit encore plus
confus; plus elle le vit rougir, plus elle pensa qu'il était instruit de
son outrage.
CXCV.--Mais elle pense longtemps encore avant son retour, et le fidčle
vassal ne fait que de partir: elle ne sait comment abréger le temps; car
elle a tant soupiré, pleuré et gémi, que la source de ses sanglots et de
ses larmes est comme épuisée; elle suspend ses plaintes, cherchant une
nouvelle maničre de s'affliger.
CXCVI.--Enfin, elle se rappelle qu'il y a quelque part un beau tableau
du sičge de Troie; devant la ville est dessinée l'armée des Grecs, qui
vient la détruire pour venger l'enlčvement d'Hélčne, et menace de toutes
parts la fičre Ilion. Le peintre avait fuit la cité de Priam si superbe,
qu'on eût dit que le ciel s'abaissait pour en caresser les tours.
CXCVII.--Rival de la nature, l'art avait donné une vie artificielle ā
mille objets lamentables; on croyait voir plus d'une larme véritable
versée par une femme sur son mari massacré. Le sang coulait et fumait
comme sur un champ de bataille, et des yeux mourants jetaient de ternes
clartés comme des charbons mourants dans les foyers des nuits d'hiver.
CXCVIII.--Vous auriez vu l'assiégeant humide de sueur et tout noir de
poussičre. Sur les remparts de Troie paraissaient les citoyens qui, ā
travers leurs meurtričres, regardaient les Grecs. Tout était si parfait
dans ce tableau, que, malgré la distance de la perspective, on
remarquait la tristesse peinte dans leurs yeux.
CXCIX.--Sur le front des chefs grecs, on admirait la grâce, la majesté
et un air triomphant; les jeunes gens étaient pleins d'agilité et de
noblesse; et, įā et lā, l'artiste avait plaįé des lâches, marchant ā pas
timides, qui ressemblaient si bien ā des paysans peureux, qu'on aurait
juré qu'ils frissonnaient en effet.
CC.--Dans Ajax et dans Ulysse! oh! quel art de physionomie! le visage de
chacun exprimait les sentiments de leur coeur; leur figure disait
parfaitement leur caractčre. Dans les yeux d'Ajax brillaient la rage et
la rudesse; mais le sourire de l'astucieux Ulysse annonįait la prudence
et l'autorité pleine d'adresse.
CCI.--Vous auriez vu le grave Nestor pręt ā haranguer pour exciter les
Grecs au combat; ses gestes mesurés captivaient l'attention et
charmaient la vue. Il semblait parler; sa barbe blanche était légčrement
agitée, et de ses lčvres s'échappait un souffle dont le murmure
s'élevait au ciel.
CCII.--Autour de lui était une foule qui, la bouche béante, semblait se
nourrir de ses sages avis. Chacun était dans l'attitude de l'attention,
comme si une sirčne ravissait son oreille; quelques-uns étaient d'une
haute taille, et d'autres moins grands, tant le peintre avait été exact.
Les tętes de plusieurs, presque cachées derričre les autres, avaient
l'air de s'élancer.
CIII.--Ici, la main d'un auteur s'appuie sur l'épaule de son voisin dont
l'oreille masque son nez; lā, un autre est rouge et haletant; un
troisičme qu'on étouffe semble se débattre et jurer; et dans leur rage,
on dirait que, sans les paroles douces de Nestor, tous sont pręts ā se
battre avec le tranchant du glaive.
CCIV.--Tant d'animation animait ce chef-d'oeuvre; l'art était si
trompeur et si bien ménagé, que, pour l'image d'Achille, on ne voyait
que sa lance tenue par une main armée, tandis que lui-męme était laissé
derričre, invisible, excepté par la pensée. Une main, un pied; un
profil, une jambe ou une tęte suffisaient pour faire deviner un
personnage.
CCV.--Prčs des remparts de Troie assiégée, au moment oų le fier et brave
Hector, son espérance, marchait au combat, on observait maintes mčres
troyennes, joyeuses de voir leurs jeunes fils manier leurs armes
étincelantes; ā leur espérance, il se męlait un je ne sais quoi,
semblable ā une tache sur un objet brillant, qui ressemblait ā une
pénible crainte.
CCVI.--Jusqu'aux bords fumants du Simoïs, théâtre des combats, le sang
coulait en flots de pourpre qui imitaient le combat, en se choquant
entre eux. Leurs vagues se brisaient sur le rivage, et puis se
retiraient jusqu'ā ce que, se ralliant ā d'autres vagues plus
nombreuses, elles revinssent męler leur écume ā celle du Simoïs.
CCVII.--C'est sur ce chef-d'oeuvre de peinture que Lucrčce est venue
chercher un visage oų toutes les douleurs fussent exprimées. Elle en
voit plusieurs sillonnés par les soucis; mais aucun oų elle reconnaisse
l'extręme détresse, si ce n'est celui d'Hécube, fixant ses regards sur
Priam, étendu sanglant aux pieds du fier Pyrrhus.
CCVIII.--Le peintre avait retracé en elle les ruines du temps, la beauté
flétrie, et les soucis déchirants. Ses joues étaient couvertes de rides
et de gerįures; elle ne ressemblait plus ā ce qu'elle avait été, son
sang bleu s'était noirci dans ses veines. Son corps, privé de son
ancienne fraîcheur, pouvait ętre comparé ā un cadavre dans lequel on
aurait empoisonné la vie.
CCIX.--C'est sur ce triste fantôme que Lucrčce attache ses yeux,
modelant son chagrin sur celui de cette reine déchue, ā qui il ne manque
rien que les cris et les reproches amers pour maudire ses cruels
ennemis. Le peintre n'était pas un dieu pour les lui pręter. Lucrčce
s'écrie qu'il a été injuste de lui donner tant de douleur et point de
langue pour s'exprimer.
CCX.--ŦPauvre instrument privé de son? dit-elle, je dirai tes douleurs
avec ma voix plaintive, et je verserai un baume sur la blessure peinte
de Priam; je maudirai Pyrrhus qui fut son meurtrier, j'éteindrai avec
mes larmes le long incendie de Troie, et avec mon couteau j'arracherai
les yeux furieux de tous les Grecs qui sont tes ennemis.
CCXI.--ŦMontre-moi la prostituée qui commenįa cette guerre, afin que mes
ongles la défigurent. C'est ton impudicité; ô Pâris, insensé! qui attira
sur Troie ce poids de colčre: ton oeil alluma le feu qui brûle ici; et
c'est par le crime de ton oeil que périssent dans Troie le pčre, le
fils, la mčre et la fille.
CCXII.--ŦPourquoi le plaisir d'un seul homme devient-il le fléau d'un si
grand nombre? Que le crime commis par un seul ne retombe que sur la tęte
de celui qui l'a commis; que les âmes innocentes soient exemptes des
malheurs du coupable. Pourquoi l'offense d'un mortel détruirait-elle une
ville et deviendrait-elle une offense générale?
CCXIII.--ŦVoici Hécube qui pleure, et Priam qui meurt. Lā, le vaillant
Hector succombe, et Troïlus élčve la voix. Ici l'ami est étendu avec son
ami dans une tombe sanglante, et quelquefois c'est l'ami qui blesse sans
le savoir celui qui lui est cher! la licence d'un seul homme cause tous
ces trépas. Si le vieux Priam eût réprimé la passion de son fils, Troie
eût brillé des rayons de la gloire et non des flammes de l'incendie.ŧ
CCXIV.--Lucrčce pleure sur les malheurs de Troie en peinture: car le
chagrin, tel qu'une lourde cloche une fois ébranlée, s'agite par son
propre poids, et il faut peu de chose pour en tirer de lamentables sons.
C'est ainsi que Lucrčce gémit en s'adressant ā la tristesse et aux
douleurs tracées par l'artiste. Elle leur pręte ses paroles et emprunte
leurs regards.
CCXV.--Elle parcourt la toile des yeux, et plaint chaque figure qu'elle
trouve isolée. Enfin elle voit un personnage enchaîné qui a l'air
malheureux et qui regarde les Phrygiens. Son visage, quoique plein de
soucis, trahit une espčce de joie. Il s'avance vers Troie avec une coupe
de bergers, si résigné que sa patience semble mépriser ses maux.
CCXVI.--Le peintre avait appelé tout son art ā son secours, pour lui
donner une habile dissimulation, un air d'innocence, une démarche
humble, un regard calme, des yeux humides de larmes, un front ouvert et
pręt ā accueillir l'infortune, des joues ni pâles ni colorées, mais oų
se męlaient si bien les deux nuances que sa rougeur ne trahissait point
le crime, ni sa pâleur l'âme perfide des traîtres.
CCXVII.--Mais comme un démon exercé dans son rôle, il avait un tel
aspect d'innocence, sous lequel se cachaient ses secrets desseins, que
le soupįon lui-męme ne se serait pas douté que la ruse perfide et le
parjure parvinssent ā produire de si noirs orages dans un si beau jour,
et ā souiller d'un crime infernal une forme aussi angélique.
CCXVIII.--L'artiste habile avait voulu représenter, par cette douce
ressemblance, le perfide Sinon, dont le récit séduisit et perdit le
crédule Priam, et dont les paroles, comme un feu dévorant, consumčrent
les splendeurs de la riche Ilion, aux grands regrets des cieux,
tellement que les étoiles s'élancčrent de leur sphčre fixe, quand elles
eurent perdu le miroir oų elles aimaient ā se contempler.
CCXIX.--Lucrčce regarde attentivement cette partie du chef-d'oeuvre, et
reproche au peintre son admirable talent. Selon elle, il s'était trompé
dans l'image de Sinon, en donnant une âme si noire ā un si beau corps.
Elle le regarde, et puis le regarde encore, trouvant qu'un air de vérité
est si évident sur ce visage, qu'elle en conclut qu'il est calomnié.
CCXX.--ŦIl ne se peut, dit-elle, que tant de perfidie...ŧ elle voulait
ajouter: Ŧse cache sous des traits semblables;ŧ mais l'aspect de Tarquin
s'offrit ā son esprit, et au lieu de continuer, elle reprit et changea
le sens de ses paroles en disant: ŦOui, il n'est que trop possible qu'un
tel visage cache un coeur criminel.
CCXXI.--ŦCar de męme que l'astucieux Sinon est représenté si triste, si
fatigué et si doux (comme affaibli par la douleur et une pénible route),
de męme je vis arriver Tarquin armé, avec la męme bonne foi au dehors et
les męmes vices au fond du coeur. Priam accueillit Sinon: j'ai aussi
accueilli Tarquin, et mon Ilion a péri.
CCXXII.--ŦVoyez, voyez comme Priam en l'écoutant pleure touché des
larmes feintes de Sinon. Priam! tu es vieux, que n'es-Turanian prudent?
Pour chaque larme qu'il répand, un Troyen doit périr. C'est du feu qui
sort de ses yeux et non des pleurs. Ces perles liquides qui émeuvent ta
pitié sont des flammes inextinguibles qui vont brûler ta ville.
CCXXIII.--ŦDe tels démons vont chercher leur ruse dans le sombre enfer,
car au milieu de la fureur, Sinon tremble de froid, et un feu brûlant
réside dans cette glace; ces contraires s'unissent pour séduire les
esprits faibles et leur donner du courage. C'est ainsi que les larmes du
perfide Sinon trompent la bonne foi de Priam, et qu'il trouve moyen de
brûler sa Troie avec de l'eau.ŧ
CCXXIV.--A ces mots elle est transportée d'une si violente colčre, que
toute patience est bannie de son sein: elle déchire Sinon inanimé avec
ses ongles, le comparant ā cet hôte dont le crime la force ā se détester
elle-męme. Enfin, elle s'arręte en souriant et dit: ŦInsensée que je
suis, ces blessures ne lui feront aucun mal.ŧ
CCXXV.--C'est ainsi que va et vient sa douleur et qu'elle fatigue le
temps de ses plaintes. Elle désire la nuit et puis l'aurore, et accuse
la lenteur de l'une et de l'autre: le temps si court lui paraît long
dans ses angoisses. Quoique le poids du chagrin soit accablant, il ne
produit gučre le sommeil, et ceux qui veillent trouvent le temps bien
long.
CCXXVI.--Elle a cherche ā éluder ses pensées en s'occupant d'images
peintes, et ā se distraire du sentiment de ses maux en plaignant ceux
des autres et en contemplant le tableau de leurs infortunes. Il en est
qui sont soulagés, mais jamais guéris, en songeant que leurs douleurs
ont été éprouvées par d'autres.
CCXXVII.--Mais le zélé messager arrive et amčne Collatin, qui ne vient
pas seul. Il trouve sa Lucrčce en noirs habits de deuil; et, autour de
ses yeux flétris par les larmes, il aperįoit des cercles d'azur qui,
tels que des arcs-en-ciel sur l'horizon, prédisent de nouveaux orages
aprčs ceux qui viennent de passer.
CCXXVIII.--A cette vue, son époux affligé la regarde avec surprise. Les
yeux de Lucrčce, quoique inondés de larmes, sont rouges et irrités, et
son teint si vermeil a été fané par les soucis. Collatin n'a pas la
force de lui demander comment elle se porte, et tous deux restent
immobiles comme d'anciennes connaissances longtemps absentes et
surprises du hasard qui les réunit.
CCXXIX.--Enfin il prend sa main pâle, et commence en ces termes: ŦQuel
fatal événement est donc survenu, et pourquoi trembles-tu, ma
bien-aimée? Quel chagrin t'a enlevé tes belles couleurs? Pourquoi ce
vętement de deuil? Révčle-nous, ma femme chérie, la cause de tant de
douleurs, afin que nous puissions te secourir.ŧ
CCXXX.--Trois fois elle soupire amčrement avant de pouvoir prononcer une
parole. Enfin, suppliée de répondre, elle se prépare humblement ā faire
connaître que son honneur a été surpris et enlevé par l'ennemi. Collatin
et ses compagnons attendent impatiemment ses aveux et l'écoutent avec
une douloureuse attention.
CCXXXI.--Ce pâle cygne, au milieu de l'humide élément de ses larmes,
commence le mélancolique chant de sa mort.
ŦPeu de mots, dit-elle, suffiront pour la révélation d'un attentat qui
ne peut ętre excusé. J'ai maintenant plus de douleurs que de paroles, et
il serait trop long de raconter toutes mes plaintes avec une seule
langue.
CCXXXII.--ŦQu'il lui soit donc permis de dire seulement, cher époux,
qu'un étranger est venu et s'est couché sur le coussin oų tu avais
coutume de reposer ta tęte fatiguée; et de tout ce que tu pourras
imaginer que la violence ait pu me faire, hélas! rien n'a été épargné ā
ta Lucrčce.
CCXXXIII.--ŦA l'heure ténébreuse de minuit, est entré ā ā pas comptés
dans ma chambre un homme armé d'un glaive étincelant et d'une torche; il
m'a dit ā voix basse: Réveille-toi, dame romaine, accueille mon amour,
ou je te livre ā une éternelle honte, toi et les tiens, si tu contrains
ma passion.
CCXXXIV.--ŦA moins que tu n'accordes tout ā mes désirs, ā-t-il ajouté,
je tue un de les plus hideux valets et je t'immole ensuite, dans
l'intention de jurer que je vous ai surpris dans d'impudiques
embrassements, et que j'ai frappé les coupables. Cet acte fera ma gloire
et ton éternelle infamie.
CCXXXV.--ŦAlors j'ai frémi et crié. Il a fixé son glaive sur mon sein,
jurant que si je ne cédais pas, je ne vivrais pas pour prononcer une
autre parole; qu'ainsi ma honte me survivrait, et qu'on n'oublierait
jamais dans la puissante Rome l'adultčre de Lucrčce, sa mort et celle de
son valet.
CCXXXVI.--ŦMon ennemi était fort, et moi, hélas! j'étais faible encore
par la terreur qui m'agitait; mon juge sanguinaire me défendit de parler
et de lui faire entendre la voix de la justice. Dans sa fureur de
débauche, il prétendit que ma beauté avait volé ses yeux; et quand le
juge se plaint d'avoir été volé, le prisonnier meurt.
CCXXXVII.--ŦOh! apprenez-moi ā m'excuser moi-męme, ou du moins
accordez-moi de pouvoir dire que, si mon sang est souillé par cet
affront, mon âme est pure et sans tache. Mon âme n'a point été
contrainte ni complice de ma faiblesse, elle est restée innocente et
désespérée dans son asile empoisonné.ŧ
CCXXXVIII.--Ici le malheureux possesseur de tant d'espérances ruinées,
la tęte penchée, les bras croisés, les yeux tristement immobiles, et la
voix tremblante de douleur, commence ā agiter ses lčvres pâles pour
exhaler la souffrance qui arręte sa réponse; mais, hélas! vains efforts,
ses paroles expirent sur ses lčvres.
CCXXXIX.--Telle, sous l'arche d'un pont, une onde mugissante dépasse la
vitesse de l'oeil qui la suit; elle bondit dans son orgueil, et
rebrousse chemin vers l'étroit passage qui l'a forcée ā cette fuite
rapide; elle s'est élancée furieuse, et revient furieuse encore. C'est
ainsi que les soupirs et la douleur de Collatin pressent les paroles qui
rentrent aussitôt dans son sein.
CCXL.--Lucrčce, témoin de ce désespoir muet, excite en ces termes sa
rage: ŦCher époux, ta douleur ajoute encore ā ma douleur; la pluie ne
saurait tarir un torrent; ma peine, déjā si cruelle, le devient encore
davantage ā la vue de ta fureur; qu'il suffise donc de deux yeux en
larmes pour pleurer notre commune infortune.
CCXLI.--ŦPour l'amour de moi, ou du moins pour l'amour de celle qui te
charmait alors, de celle qui était ta Lucrčce, écoute-moi; venge-toi
immédiatement de celui qui s'est fait mon ennemi, le tien, le sien;
suppose que lu me protčges contre le crime déjā commis: il est trop
tard, mais que le traître meure; car la clémence de la justice alimente
l'iniquité.
CCXLI.--ŦMais avant que je le nomme, nobles seigneurs, ajoute-t-elle en
s'adressant ā ceux qui étaient venus avec Collatin, engagez-moi votre
honneur que vous poursuiviez sans délai la vengeance de mon affront; car
c'est une action méritoire de punir l'injustice, et par leur serment les
chevaliers sont obligés de venger las injures faites aux dames.ŧ
CCXLII.--A cette requęte, chacun des seigneurs présents s'empresse avec
générosité de promettre fidélité aux voeux de la chevalerie; chacun est
impatient de connaître l'odieux ennemi de Lucrčce; mais ā peine
avait-elle commencé son dernier aveu qu'elle l'interrompt: ŦOh! parlez,
dit-elle, comment puis-je me laver de cette tache involontaire?
CCXLIV.--ŦQuel est le nom que mérite ma faute, ā laquelle d'horribles
circonstances m'ont forcée? mon âme qui reste pure est-elle affranchie
de cette souillure, ou mon honneur est-il ā jamais perdu? ā quelle
condition puis-je le réparer? la source empoisonnée se purifie
elle-męme; pourquoi ne le pourrais-je pas comme elle?ŧ
CCXLV.--Lā-dessus, tous en męme temps lui protestent que son âme
innocente purifie la tache de son corps, tandis qu'avec un triste
sourire elle détourne son visage oų les larmes ont gravé l'impression
profonde de l'infortune. ŦNon, non, dit-elle, jamais une femme ne pourra
dans l'avenir se prévaloir de mon excuse pour s'excuser.ŧ
CCXLVI.--Puis avec un soupir, comme si son coeur allait se briser, elle
prononce le nom de Tarquin: ŦC'est lui, lui,ŧ dit-elle; mais elle ne put
dire autre chose que Ŧlui;ŧ enfin, aprčs une longue hésitation et des
sanglots: ŦC'est lui, lui, mon noble époux, continua-t-elle; c'est lui
qui guide ma main, et m'oblige ā me faire cette blessure.ŧ
CCXLVII.--Et ā ces mots elle enfonįa dans son sein innocent un coupable
couteau qui en fit sortir son âme: ce coup la délivra de la profonde
inquiétude et de la prison impure oų elle respirait; ses soupirs
repentants aidčrent son essor vers les nuages, et la date de sa vie fut
effacée par le sang de ses blessures.
CCXLVIII.--Collatin et les seigneurs ses amis restčrent pétrifiés par
cet acte terrible, jusqu'ā ce que le pčre de Lucrčce, témoin de sa mort,
se précipita sur son cadavre sanglant. Brutus tira le couteau de la
blessure; et, en ce moment, son sang, comme indigné, repoussa le fer
meurtrier.
CCXLIX.--Sortant ā gros bouillons de son sein, il se divise, en deux
ruisseaux; ils entourent d'un cercle de pourpre son corps isolé, qui
demeure au milieu de cette onde effrayante, comme une île qu'on vient de
ravager et de dépeupler; une partie de ce sang reste pur et rouge, et
une autre se noircit; c'était celui qu'avait souillé le perfide Tarquin.
CCL.--Prčs des flots gelés de ce sang noir coule une eau qui semble
pleurer sur sa souillure; et depuis, comme plaignant les malheurs de
Lucrčce, le sang corrompu a toujours une partie aqueuse, et le sang pur
conserve sa couleur de pourpre, comme s'il rougissait de celui qui est
ainsi putréfié.
CCLI.--ŦMa fille! ma chčre fille! s'écrie le vieux Lucrétius; elle
m'appartenait cette vie dont tu viens de te dépouiller. Si dans l'enfant
est l'image du pčre, oų vivrai-je maintenant que Lucrčce n'est plus? Ce
n'était pas pour cette fin que tu étais sortie de mes flancs: si les
enfants précčdent les pčres dans la tombe, nous sommes donc leurs
fruits, ils ne sont plus les nôtres.
CCLII.--ŦPauvre glace brisée, souvent j'ai vu dans ton doux visage ma
vieillesse qui semblait renaître; ce miroir jadis si beau, et maintenant
obscurci, ne me montre plus qu'un triste squelette usé par le temps; oh!
tu as ravi mon image ā mes yeux, et tellement terni la beauté de mon
miroir, que je ne puis plus me revoir comme j'étais jadis.
CCLIII.--ŦO temps! cesse ta course, et ne dure pas plus longtemps, si
ceux qui devraient survivre cessent ainsi de vivre. La mort destructive
domptera-t-elle les forts pour laisser la vie ā la faiblesse
chancelante? les vieilles abeilles meurent, les jeunes occupent la
ruche. Vis donc, chčre Lucrčce; reviens ā la vie, et vois ton pčre
mourir au lieu de toi.ŧ
CCLIV.--Cependant Collatin s'éveille comme d'un songe, et dit ā
Lucrétius de faire place ā sa douleur: il tombe dans le sang glace de
Lucrčce, y colore la pâleur de son visage, et semble expirer avec son
épouse, jusqu'ā ce qu'une honte virile le rappelle ā lui pour vivre et
venger sa mort.
CCLV.--La profonde angoisse de son âme avait mis comme un sceau sur sa
langue, qui, furieuse que le chagrin arręte si longtemps ses paroles
consolantes pour le coeur, commence ā parler; mais sur ses lčvres se
pressent de faibles accents, si confus que personne ne pouvait en
distinguer le sens.
CCLVI.--Cependant le nom de Tarquin était parfois prononcé clairement,
mais entre ses dents, comme s'il déchirait ce nom; c'est une tempęte qui
se prépare et qui accumule ses vents et ses ondes jusqu'ā ce que la
pluie tombe. Enfin le pčre et le fils pleurent également et ā l'envi,
l'un sa fille, l'autre son épouse.
CCLVII.--Tous deux la réclament, et aucun d'eux ne peut plus la
posséder; le pčre dit: ŦElle est ā moi.ŧ--ŦOh! elle est ā moi, répond
l'époux; ne me ravissez pas l'intéręt de ma douleur: que personne ne se
vante de la pleurer, car elle était ā moi seul; elle ne doit ętre
pleurée que par Collatin.ŧ
CCLVIII.--ŦAh! dit Lucrétius, elle tenait de moi cette vie dont elle a
tranché le cours trop tôt et trop tard.ŧ--ŦMalheur, malheur, dit
Collatin; elle était mon épouse, je la possédais, c'est mon bien qu'elle
a tué.ŧ Les mots de fille et d'épouse déchiraient l'air qui, retenant la
vie de Lucrčce, répondait ā ces cris: ŦMa filleŧ et Ŧmon épouse.ŧ
CCLIX.--Brutus, qui avait arraché le couteau du sein de Lucrčce, voyant
cette rivalité de douleur, commence ā rendre ā son intelligence son
orgueil et sa dignité, et il ensevelit sa folie apparente dans la
blessure de Lucrčce. Parmi les Romains, Brutus était considéré comme les
fous ā la cour des rois, pour ses bons mots et ses extravagantes
saillies.
CCLX.--Maintenant il jette de côté ce manteau trompeur sous lequel se
déguisait une profonde politique, et il fait usage de son esprit
longtemps caché pour tarir les larmes de Collatin: ŦRomain outragé,
dit-il, relčve-toi, souffre qu'un fou supposé et mal connu donne une
leįon ā ton expérience.
CCLXI.--ŦQuoi donc! Collatin, la douleur guérit-elle la douleur? les
blessures soulagent-elles les blessures? le chagrin apporte-t-il un
remčde au chagrin? est-ce te venger que de te frapper toi-męme pour cet
attentat qui coûte la vie ā la belle Lucrčce? Cette puérilité vient
d'une âme faible. Ta malheureuse épouse s'est abusée en se tuant de la
main qui aurait dû tuer son ennemi.
CCLXII.--ŦVaillant Romain, n'abaisse pas ton coeur ā ces lamentations et
ā ces larmes; mais fléchis le genou avec moi pour m'aider ā supplier les
dieux de Rome de permettre que la force de nos bras bannisse les
oppresseurs abominables qui déshonorent Rome par leurs forfaits.
CCLXIII.--ŦVoici, par le Capitole que nous adorons, par ce chaste sang
si injustement souillé, par le soleil qui nous éclaire et renouvelle les
richesses de la nature, par tous nos droits comme citoyens de Rome, par
l'âme de cette chaste Lucrčce qui nagučre encore nous confiait ses
affronts, par ce couteau sanglant, nous vengerons la mort de cette femme
fidčle.ŧ
CCLXIV.--Il dit, appuie sa main sur son coeur et baise le fatal couteau
pour consacrer son serment: il excite ses amis ā le répéter avec lui.
Tous le regardent avec surprise et l'écoutent parler, puis ils
s'agenouillent ā ses côtés: Brutus répčte son serment solennel, tous
jurent d'y ętre fidčles.
CCLXV.--Quand ils eurent prononcé ce voeu de vengeance, ils résolurent
de porter Lucrčce ā Rome pour exposer ā tous les yeux le corps sanglant,
et publier ainsi le noir attentat de Tarquin. Ce projet s'exécute
aussitôt, et les Romains applaudissent au décret qui bannit ā jamais
Tarquin.
FIN DE LA MORT DE LUCRČCE.
End of the Project Gutenberg EBook of La mort de Lucrčce, by
William Shakespeare, 1564-1616
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La mort de Lucrèce
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Excerpt
Project Gutenberg's La mort de Lucrčce, by William Shakespeare, 1564-1616
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— End of La mort de Lucrèce —
Book Information
- Title
- La mort de Lucrèce
- Author(s)
- Shakespeare, William
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- October 3, 2008
- Word Count
- 20,817 words
- Library of Congress Classification
- PR
- Bookshelves
- FR Poésie, Browsing: Language & Communication, Browsing: Literature, Browsing: Poetry
- Rights
- Public domain in the USA.
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