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Au lecteur.
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ŒUVRES COMPLÈTES
DE
H. DE BALZAC
LA
COMÉDIE HUMAINE
DIX-SEPTIÈME VOLUME
PREMIÈRE PARTIE
ÉTUDES DE MŒURS
TROISIÈME LIVRE
PARIS.--IMPRIMERIE DE PILLET FILS AINÉ
RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 5.
SCÈNES
DE LA
VIE PARISIENNE
LES PARENTS PAUVRES
(1re partie) La Cousine Bette.--(2e partie) Le Cousin Pons.
PARIS
Ve ALEXANDRE HOUSSIAUX, ÉDITEUR
RUE DU JARDINET SAINT-ANDRÉ DES ARTS, 3
1863
[Illustration: MADAME MARNELLE. LISBETH.
..... Car elles se traitaient mutuellement de ma petite.
(LA COUSINE BETTE.)]
TROISIÈME LIVRE.
SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE.
LES PARENTS PAUVRES.
A DON MICHELE ANGELO CAJETANI, PRINCE DE TÉANO.
_Ce n’est ni au prince romain, ni à l’héritier de l’illustre maison
de Cajetani qui a fourni des papes à la Chrétienté, c’est au savant
commentateur de Dante que je dédie ce petit fragment d’une longue
histoire._
_Vous m’avez fait apercevoir la merveilleuse charpente d’idées sur
laquelle le plus grand poète italien a construit son poème, le seul
que les modernes puissent opposer à celui d’Homère. Jusqu’à ce que
je vous eusse entendu, la_ DIVINE COMÉDIE _me semblait une immense
énigme, dont le mot n’avait été trouvé par personne, et moins par les
commentateurs que par qui que ce soit. Comprendre ainsi Dante, c’est
être grand comme lui; mais toutes les grandeurs vous sont familières._
_Un savant français se ferait une réputation, gagnerait une
chaire et beaucoup de croix, à publier, en un volume dogmatique,
l’improvisation par laquelle vous avez charmé l’une de ces soirées où
l’on se repose d’avoir vu Rome. Vous ne savez peut-être pas que la
plupart de nos professeurs vivent sur l’Allemagne, sur l’Angleterre,
sur l’Orient ou sur le Nord, comme des insectes sur un arbre; et,
comme l’insecte, ils en deviennent partie intégrante, empruntant leur
valeur de celle du sujet. Or, l’Italie n’a pas encore été exploitée
à chaire ouverte. On ne me tiendra jamais compte de ma discrétion
littéraire. J’aurais pu, vous dépouillant, devenir un homme docte de
la force de trois Schlegel; tandis que je vais rester simple docteur
en médecine sociale, le vétérinaire des maux incurables ne fût-ce
que pour offrir un témoignage de reconnaissance à mon cicérone, et
joindre votre illustre nom à ceux des Porcia, des San Severino, des
Pareto, des di Negro, des Belgiojoso, qui représenteront dans la_
COMÉDIE HUMAINE _cette alliance intime et continue de l’Italie et
de la France que déjà le Bandello, cet évêque, auteur de contes
très-drôlatiques, consacrait de la même manière, au seizième siècle,
dans ce magnifique recueil de nouvelles d’où sont issues plusieurs
pièces de Shakespeare, quelquefois même des rôles entiers, et_
textuellement.
_Les deux esquisses que je vous dédie constituent les deux éternelles
faces d’un même fait. _Homo duplex_, a dit notre grand Buffon,
pourquoi ne pas ajouter: _Res duplex?_ Tout est double, même la
vertu. Aussi Molière présente-t-il toujours les deux côtés de tout
problème humain; à son imitation, Diderot écrivit un jour:_ CECI
N’EST PAS UN CONTE, _le chef-d’œuvre de Diderot peut-être, où il
offre la sublime figure de mademoiselle de Lachaux immolée par
Gardanne, en regard de celle d’un parfait amant tué par sa maîtresse.
Mes deux nouvelles sont donc mises en pendant, comme deux jumeaux
de sexe différent. C’est une fantaisie littéraire à laquelle on
peut sacrifier une fois, surtout dans un ouvrage où l’on essaie de
représenter toutes les formes qui servent de vêtement à la pensée.
La plupart des disputes humaines viennent de ce qu’il existe à la
fois des savants et des ignorants, constitués de manière à ne jamais
voir qu’un seul côté des faits ou des idées; et chacun de prétendre
que la face qu’il a vue est la seule vraie, la seule bonne. Aussi
le Livre Saint a-t-il jeté cette prophétique parole: _Dieu livra le
monde aux discussions._ J’avoue que ce seul passage de l’Écriture
devrait engager le Saint-Siége à vous donner le gouvernement des
deux Chambres pour obéir à cette sentence commentée, en 1814, par
l’ordonnance de Louis XVIII._
_Que votre esprit, que la poésie qui est en vous protègent les deux
épisodes des_ PARENTS PAUVRES
_De votre affectionné serviteur_,
DE BALZAC.
Paris, août-septembre 1846.
PREMIER ÉPISODE.
LA COUSINE BETTE.
PREMIÈRE PARTIE.
LE PÈRE PRODIGUE.
Vers le milieu du mois de juillet de l’année 1838, une de ces voitures
nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées
des _milords_, cheminait, rue de l’Université, portant un gros homme de
taille moyenne, en uniforme de capitaine de la garde nationale.
Dans le nombre de ces Parisiens accusés d’être si spirituels, il s’en
trouve qui se croient infiniment mieux en uniforme que dans leurs
habits ordinaires, et qui supposent chez les femmes des goûts assez
dépravés pour imaginer qu’elles seront favorablement impressionnées à
l’aspect d’un bonnet à poil et par le harnais militaire.
La physionomie de ce capitaine appartenant à la deuxième légion
respirait un contentement de lui-même qui faisait resplendir son teint
rougeaud et sa figure passablement joufflue. A cette auréole que la
richesse acquise dans le commerce met au front des boutiquiers retirés,
on devinait l’un des élus de Paris, au moins ancien adjoint de son
arrondissement. Aussi, croyez que le ruban de la Légion-d’Honneur ne
manquait pas sur la poitrine, crânement bombée à la prussienne. Campé
fièrement dans le coin du milord, cet homme décoré laissait errer
son regard sur les passants qui souvent, à Paris, recueillent ainsi
d’agréables sourires adressés à de beaux yeux absents.
Le milord arrêta dans la partie de la rue comprise entre la rue de
Bellechasse et la rue de Bourgogne, à la porte d’une grande maison
nouvellement bâtie sur une portion de la cour d’un vieil hôtel à
jardin. On avait respecté l’hôtel qui demeurait dans sa forme primitive
au fond de la cour diminuée de moitié.
A la manière seulement dont le capitaine accepta les services du cocher
pour descendre du milord, on eût reconnu le quinquagénaire. Il y a
des gestes dont la franche lourdeur a toute l’indiscrétion d’un acte
de naissance. Le capitaine remit son gant jaune à sa main droite,
et, sans rien demander au concierge, se dirigea vers le perron du
rez-de-chaussée de l’hôtel d’un air qui disait: «Elle est à moi!» Les
portiers de Paris ont le coup d’œil savant, ils n’arrêtent point les
gens décorés, vêtus de bleu, à démarche pesante; enfin ils connaissent
les riches.
Ce rez-de-chaussée était occupé tout entier par monsieur le baron
Hulot d’Ervy, commissaire ordonnateur sous la République, ancien
intendant-général d’armée, et alors directeur d’une des plus
importantes administrations du Ministère de la Guerre, Conseiller
d’État, grand-officier de la Légion-d’Honneur, etc., etc.
Ce baron Hulot s’était nommé lui-même d’Ervy, lieu de sa naissance,
pour se distinguer de son frère, le célèbre général Hulot, colonel des
grenadiers de la garde impériale, que l’Empereur avait créé comte de
Forzheim, après la campagne de 1809. Le frère aîné, le comte, chargé
de prendre soin de son frère cadet, l’avait, par prudence paternelle,
placé dans l’administration militaire où, grâce à leurs doubles
services, le baron obtint et mérita la faveur de Napoléon. Dès 1807, le
baron Hulot était intendant-général des armées en Espagne.
Après avoir sonné, le capitaine bourgeois fit de grands efforts pour
remettre en place son habit, qui s’était autant retroussé par derrière
que par devant, poussé par l’action d’un ventre pyriforme. Admis
aussitôt qu’un domestique en livrée l’eut aperçu, cet homme important
et imposant suivit le domestique, qui dit en ouvrant la porte du
salon:--Monsieur Crevel!
En entendant ce nom, admirablement approprié à la tournure de celui qui
le portait, une grande femme blonde, très-bien conservée, parut avoir
reçu comme une commotion électrique et se leva.
--Hortense, mon ange, va dans le jardin avec ta cousine Bette, dit-elle
vivement à sa fille qui brodait à quelques pas d’elle.
Après avoir gracieusement salué le capitaine, mademoiselle Hortense
Hulot sortit par une porte-fenêtre, en emmenant avec elle une vieille
fille sèche qui paraissait plus âgée que la baronne, quoiqu’elle eût
cinq ans de moins.
--Il s’agit de ton mariage, dit la cousine Bette à l’oreille de sa
petite cousine Hortense sans paraître offensée de la façon dont la
baronne s’y prenait pour les renvoyer, en la comptant pour presque rien.
La mise de cette cousine eût au besoin expliqué ce sans-gêne.
Cette vieille fille portait une robe de mérinos, couleur raisin de
Corinthe, dont la coupe et les lisérés dataient de la Restauration, une
collerette brodée qui pouvait valoir trois francs, un chapeau de paille
cousue à coques de satin bleu bordées de paille comme on en voit aux
revendeuses de la halle. A l’aspect de souliers en peau de chèvre dont
la façon annonçait un cordonnier du dernier ordre, un étranger aurait
hésité à saluer la cousine Bette comme une parente de la maison, car
elle ressemblait tout à fait à une couturière en journée. Néanmoins
la vieille fille ne sortit pas sans faire un petit salut affectueux
à monsieur Crevel, auquel ce personnage répondit par un signe
d’intelligence.
--Vous viendrez demain, n’est-ce pas, mademoiselle Fischer? dit-il.
--Vous n’avez pas de monde? demanda la cousine Bette.
--Mes enfants et vous, voilà tout, répliqua le visiteur.
--Bien, répondit-elle, comptez alors sur moi.
--Me voici, madame, à vos ordres, dit le capitaine de la milice
bourgeoise en saluant de nouveau la baronne Hulot.
Et il jeta sur madame Hulot un regard comme Tartuffe en jette à Elmire,
quand un acteur de province croit nécessaire de marquer les intentions
de ce rôle, à Poitiers ou à Coutances.
--Si vous voulez me suivre par ici, monsieur, nous serons beaucoup
mieux que dans ce salon pour causer d’affaires, dit madame Hulot en
désignant une pièce voisine qui, dans l’ordonnance de l’appartement,
formait un salon de jeu.
Cette pièce n’était séparée que par une légère cloison du boudoir
dont la croisée donnait sur le jardin, et madame Hulot laissa
monsieur Crevel seul pendant un moment, car elle jugea nécessaire de
fermer la croisée et la porte du boudoir, afin que personne ne pût
y venir écouter. Elle eut même la précaution de fermer également la
porte-fenêtre du grand salon, en souriant à sa fille et à sa cousine
qu’elle vit établies dans un vieux kiosque au fond du jardin. Elle
revint en laissant ouverte la porte du salon de jeu, afin d’entendre
ouvrir celle du grand salon, si quelqu’un y entrait. En allant et
venant ainsi, la baronne, n’étant observée par personne, laissait dire
à sa physionomie toute sa pensée; et qui l’aurait vue, eût été presque
épouvanté de son agitation. Mais en revenant de la porte d’entrée du
grand salon au salon de jeu, sa figure se voila sous cette réserve
impénétrable que toutes les femmes, même les plus franches, semblent
avoir à commandement.
Pendant ces préparatifs au moins singuliers, le garde national
examinait l’ameublement du salon où il se trouvait. En voyant les
rideaux de soie, anciennement rouges, déteints en violet par l’action
du soleil, et limés sur les plis par un long usage, un tapis d’où
les couleurs avaient disparu, des meubles dédorés et dont la soie
marbrée de taches était usée par bandes, des expressions de dédain,
de contentement et d’espérance se succédèrent naïvement sur sa plate
figure de commerçant parvenu. Il se regardait dans la glace, par-dessus
une vieille pendule-Empire, en se passant lui-même en revue, quand le
froufrou de la robe de soie lui annonça la baronne. Et il se remit
aussitôt en position.
Après s’être jetée sur un petit canapé, qui certes avait été fort beau
vers 1809, la baronne indiquant à Crevel un fauteuil dont les bras
étaient terminés par des têtes de sphinx bronzées dont la peinture s’en
allait par écailles en laissant voir le bois par places, lui fit signe
de s’asseoir.
--Ces précautions que vous prenez, madame, seraient d’un charmant
augure pour un...
--Un amant, répliqua-t-elle en interrompant le garde national.
--Le mot est faible, dit-il en plaçant sa main droite sur son cœur et
roulant des yeux qui font presque toujours rire une femme quand elle
leur voit froidement une pareille expression, amant! amant! dites
ensorcelé?
--Écoutez, monsieur Crevel, reprit la baronne trop sérieuse pour
pouvoir rire, vous avez cinquante ans, c’est dix ans de moins que
monsieur Hulot, je le sais; mais, à mon âge, les folies d’une femme
doivent être justifiées par la beauté, par la jeunesse, par la
célébrité, par le mérite, par quelques-unes des splendeurs qui nous
éblouissent au point de nous faire tout oublier, même notre âge. Si
vous avez cinquante mille livres de rentes, votre âge contrebalance
bien votre fortune; ainsi de tout ce qu’une femme exige, vous ne
possédez rien...
--Et l’amour? dit le garde national en se levant et s’avançant, un
amour qui...
--Non, monsieur, de l’entêtement! dit la baronne en l’interrrompant
pour en finir avec cette ridiculité.
--Oui, de l’entêtement et de l’amour, reprit-il, mais aussi quelque
chose de mieux, des droits...
--Des droits? s’écria madame Hulot qui devint sublime de mépris, de
défi, d’indignation. Mais, reprit-elle, sur ce ton, nous ne finirons
jamais, et je ne vous ai pas demandé de venir ici pour causer de ce qui
vous en a fait bannir malgré l’alliance de nos deux familles...
--Je l’ai cru...
--Encore! reprit-elle. Ne voyez-vous pas, monsieur, à la manière leste
et dégagée dont je parle d’amant, d’amour, de tout ce qu’il y a de
plus scabreux pour une femme, que je suis parfaitement sûre de rester
vertueuse? Je ne crains rien, pas même d’être soupçonnée en m’enfermant
avec vous. Est-ce là la conduite d’une femme faible? Vous savez bien
pourquoi je vous ai prié de venir!...
--Non, madame, répliqua Crevel en prenant un air froid.
Il se pinça les lèvres et se remit en position.
--Et bien! je serai brève pour abréger notre mutuel supplice, dit la
baronne Hulot en regardant Crevel.
Crevel fit un salut ironique dans lequel un homme du métier eût reconnu
les grâces d’un ancien commis-voyageur.
--Notre fils a épousé votre fille...
--Et si c’était à refaire!... dit Crevel.
--Ce mariage ne se ferait pas, répondit vivement la baronne, je m’en
doute. Néanmoins, vous n’avez pas à vous plaindre. Mon fils est
non-seulement un des premiers avocats de Paris, mais encore le voici
député depuis un an, et son début à la chambre est assez éclatant pour
faire supposer qu’avant peu de temps il sera ministre. Victorin a été
nommé deux fois rapporteur de lois importantes, et il pourrait déjà
devenir, s’il le voulait, avocat-général à la Cour de Cassation. Si
donc vous me donnez à entendre que vous avez un gendre sans fortune...
--Un gendre que je suis obligé de soutenir, reprit Crevel, ce qui me
semble pis, madame. Des cinq cent mille francs constitués en dot à ma
fille, deux cents ont passé, Dieu sait à quoi!... à payer les dettes de
monsieur votre fils, à meubler _mirobolamment_ sa maison, une maison
de cinq cent mille francs qui rapporte à peine quinze mille francs,
puisqu’il en occupe la plus belle partie, et sur laquelle il redoit
deux cent soixante mille francs... Le produit couvre à peine les
intérêts de la dette. Cette année, je donne à ma fille une vingtaine de
mille francs pour qu’elle puisse nouer les deux bouts. Et mon gendre,
qui gagnait trente mille francs au Palais, disait-on, va négliger le
Palais pour la Chambre...
--Ceci, monsieur Crevel, est encore un hors-d’œuvre, et nous éloigne
du sujet. Mais, pour en finir là-dessus, si mon fils devient ministre,
s’il vous fait nommer officier de la Légion-d’Honneur, et conseiller de
Préfecture à Paris, pour un ancien parfumeur, vous n’aurez pas à vous
plaindre?...
--Ah! nous y voici, madame. Je suis un épicier, un boutiquier,
un ancien débitant de pâte d’amande, d’eau de Portugal, d’huile
céphalique, on doit me trouver bien honoré d’avoir marié ma fille
unique au fils de monsieur le baron Hulot d’Ervy, ma fille sera
baronne. C’est Régence, c’est Louis XV, Œil-de-Bœuf! c’est très-bien...
J’aime Célestine comme on aime une fille unique, je l’aime tant
que, pour ne lui donner ni frère ni sœur, j’ai accepté tous les
inconvénients du veuvage à Paris (et dans la force de l’âge, madame!),
mais sachez bien que, malgré cet amour insensé pour ma fille, je
n’entamerai pas ma fortune pour votre fils dont les dépenses ne me
paraissent pas claires, à moi, ancien négociant...
--Monsieur, vous voyez en ce moment même au Ministère du Commerce,
monsieur Popinot, un ancien droguiste de la rue des Lombards.
--Mon ami, madame!... dit le parfumeur retiré; car moi, Célestin
Crevel, ancien premier commis du père César Birotteau, j’ai acheté
le fonds dudit Birotteau, beau-père de Popinot, lequel Popinot était
simple commis dans cet établissement, et c’est lui qui me le rappelle,
car il n’est pas fier (c’est une justice à lui rendre) avec les gens
bien posés et qui possèdent soixante mille francs de rente.
--Eh bien! monsieur, les idées que vous qualifiez par le mot Régence
ne sont donc plus de mise à une époque où l’on accepte les hommes pour
leur valeur personnelle? et c’est ce que vous avez fait en mariant
votre fille à mon fils...
--Vous ne savez pas comment s’est conclu ce mariage!... s’écria Crevel.
Ah! maudite vie de garçon! Sans mes déportements, ma Célestine serait
aujourd’hui la vicomtesse Popinot!
--Mais, encore une fois, ne récriminons pas sur des faits accomplis,
reprit énergiquement la baronne. Parlons du sujet de plainte que me
donne votre étrange conduite. Ma fille Hortense a pu se marier, le
mariage dépendait entièrement de vous, j’ai cru à des sentiments
généreux chez vous, j’ai pensé que vous auriez rendu justice à une
femme qui n’a jamais eu dans le cœur d’autre image que celle de
son mari, que vous auriez reconnu la nécessité pour elle de ne pas
recevoir un homme capable de la compromettre, et que vous vous seriez
empressé, par honneur pour la famille à laquelle vous vous êtes allié,
de favoriser l’établissement d’Hortense avec monsieur le conseiller
Lebas... Et vous, monsieur, vous avec fait manquer ce mariage...
--Madame, répondit l’ancien parfumeur, j’ai agi en honnête homme. On
est venu me demander si les deux cent mille francs de dot attribués
à mademoiselle Hortense seraient payés. J’ai répondu textuellement
ceci: «--Je ne le garantirais pas. Mon gendre, à qui la famille Hulot
a constitué cette somme en dot, avait des dettes, et je crois que si
monsieur Hulot d’Ervy mourait demain, sa veuve serait sans pain.»
Voilà, belle dame.
--Auriez-vous tenu ce langage, monsieur, demanda madame Hulot en
regardant fixement Crevel, si pour vous j’eusse manqué à mes devoirs?...
--Je n’aurais pas eu le droit de le dire, chère Adeline, s’écria ce
singulier amant en coupant la parole à la baronne, car vous trouveriez
la dot dans mon portefeuille...
Et joignant la preuve à la parole, le gros Crevel mit un genou en terre
et baisa la main de madame Hulot, en la voyant plongée par ces paroles
dans une muette horreur qu’il prit pour de l’hésitation.
--Acheter le bonheur de ma fille au prix de... Oh! levez-vous,
monsieur, ou je sonne.
L’ancien parfumeur se releva très-difficilement. Cette circonstance le
rendit si furieux, qu’il se remit en position. Presque tous les hommes
affectionnent une posture par laquelle ils croient faire ressortir tous
les avantages dont les a doués la nature. Cette attitude, chez Crevel,
consistait à se croiser les bras à la Napoléon, en mettant sa tête de
trois quarts, et jetant son regard comme le peintre le lui faisait
lancer dans son portrait, c’est-à-dire à l’horizon.
--Conserver, dit-il avec une fureur bien jouée, conserver sa foi à un
libert...
--A un mari, monsieur, qui en est digne, reprit madame Hulot en
interrompant Crevel pour ne pas lui laisser prononcer un mot qu’elle ne
voulait pas entendre.
--Tenez, madame, vous m’avez écrit de venir, vous voulez savoir
les raisons de ma conduite, vous me poussez à bout avec vos airs
d’impératrice, avec votre dédain, et votre... mépris! Ne dirait-on pas
que je suis un nègre? Je vous le répète, croyez-moi! j’ai le droit de
vous... de vous faire la cour... car... Mais, non, je vous aime assez
pour me taire...
--Parlez, monsieur, j’ai dans quelques jours quarante-huit ans, je ne
suis pas sottement prude, je puis tout écouter...
--Voyons, me donnez-vous votre parole d’honnête femme, car vous êtes,
malheureusement pour moi, une honnête femme, de ne jamais me nommer, de
ne pas dire que je vous livre ce secret?...
--Si c’est la condition de la révélation, je jure de ne nommer à
personne, pas même à mon mari, la personne de qui j’aurai su les
énormités que vous allez me confier.
--Je le crois bien, car il ne s’agit que de vous et de lui...
Madame Hulot pâlit.
--Ah! si vous aimez encore Hulot, vous allez souffrir! Voulez-vous que
je me taise?...
--Parlez, monsieur, car il s’agit, selon vous, de justifier à mes yeux
les étranges déclarations que vous m’avez faites, et votre persistance
à tourmenter une femme de mon âge, qui voudrait marier sa fille et
puis... mourir en paix!
--Vous le voyez, vous êtes malheureuse...
--Moi, monsieur?
--Oui, belle et noble créature! s’écria Crevel, tu n’as que trop
souffert...
--Monsieur, taisez-vous et sortez! ou parlez-moi convenablement.
--Savez-vous, madame, comment le sieur Hulot et moi, nous nous sommes
connus?... chez nos maîtresses, madame.
--Oh! monsieur...
--Chez nos maîtresses, madame, répéta Crevel d’un ton mélodramatique et
en rompant sa position pour faire un geste de la main droite.
--Eh bien! après, monsieur?... dit tranquillement la baronne au grand
ébahissement de Crevel.
Les séducteurs à petits motifs ne comprennent jamais les grandes âmes.
--Moi, veuf depuis cinq ans, reprit Crevel en parlant comme un homme
qui va raconter une histoire, ne voulant pas me remarier, dans
l’intérêt de ma fille que j’idolâtre, ne voulant pas non plus avoir
d’accointances chez moi, quoique j’eusse alors une très-jolie dame de
comptoir, j’ai mis, comme on dit, dans ses meubles une petite ouvrière
de quinze ans, d’une beauté miraculeuse et de qui, je l’avoue, je
devins amoureux à en perdre la tête. Aussi, madame, ai-je prié ma
propre tante, que j’ai fait venir de mon pays (la sœur de ma mère!) de
vivre avec cette charmante créature et de la surveiller pour qu’elle
restât aussi sage que possible dans cette situation, comment dire?...
_chocnoso_... non, illicite!... La petite, dont la vocation pour la
musique était visible, a eu des maîtres, elle a reçu de l’éducation
(il fallait bien l’occuper!). Et d’ailleurs, je voulais être à la
fois son père, son bienfaiteur, et, lâchons le mot, son amant; faire
d’une pierre deux coups, une bonne action et une bonne amie. J’ai été
heureux cinq ans. La petite a l’une de ces voix qui sont la fortune
d’un théâtre, et je ne peux la qualifier autrement qu’en disant que
c’est Duprez en jupon. Elle m’a coûté deux mille francs par an,
uniquement pour lui donner son talent de cantatrice. Elle m’a rendu
fou de la musique, j’ai eu pour elle et pour ma fille une loge aux
Italiens. J’y allais alternativement un jour avec Célestine, un jour
avec Josépha...
--Comment, cette illustre cantatrice?...
--Oui, madame, reprit Crevel avec orgueil, cette fameuse Josépha me
doit tout... Enfin, quand la petite eut vingt ans, en 1834, croyant
l’avoir attachée à moi pour toujours, et devenu très-faible avec elle,
je voulus lui donner quelques distractions, je lui laissai voir une
jolie petite actrice, Jenny Cadine, dont la destinée avait quelque
similitude avec la sienne. Cette actrice devait aussi tout à un
protecteur, qui l’avait élevée à la brochette. Ce protecteur était le
baron Hulot...
--Je le sais, monsieur, dit la baronne d’une voix calme et sans la
moindre altération.
--Ah! bah! s’écria Crevel de plus en plus ébahi. Bien! Mais savez-vous
que votre monstre d’homme a _protégé_ Jenny Cadine, à l’âge de treize
ans?
--Eh bien! monsieur, après? dit la baronne.
--Comme Jenny Cadine, reprit l’ancien négociant, en avait vingt, ainsi
que Josépha, lorsqu’elles se sont connues, le baron jouait le rôle de
Louis XV vis-à-vis de mademoiselle de Romans, dès 1826, et vous aviez
alors douze ans de moins...
--Monsieur, j’ai eu des raisons pour laisser à monsieur Hulot sa
liberté.
--Ce mensonge-là, madame, suffira sans doute à effacer tous les
péchés que vous avez commis, et vous ouvrira la porte du paradis,
répliqua Crevel d’un air fin qui fit rougir la baronne. Dites cela,
femme sublime et adorée, à d’autres; mais pas au père Crevel, qui,
sachez-le bien, a trop souvent banqueté dans des parties carrées avec
votre scélérat de mari, pour ne pas savoir tout ce que vous valez! Il
s’adressait parfois des reproches, entre deux vins, en me détaillant
vos perfections. Oh! je vous connais bien: vous êtes un ange. Entre
une jeune fille de vingt ans et vous, un libertin hésiterait, moi je
n’hésite pas.
--Monsieur!...
--Bien, je m’arrête... Mais apprenez, sainte et digne femme, que les
maris, une fois gris, racontent bien des choses de leurs épouses chez
leurs maîtresses qui en rient, comme des crevées.
Des larmes de pudeur, qui roulèrent entre les beaux cils de madame
Hulot, arrêtèrent net le garde national et il ne pensa plus à se
remettre en position.
--Je reprends, dit-il. Nous nous sommes liés, le baron et moi, par nos
coquines. Le baron, comme tous les gens vicieux, est très-aimable, et
vraiment bon enfant. Oh! m’a-t-il plu, ce drôle-là! Non, il avait des
inventions... enfin laissons là ces souvenirs... Nous sommes devenus
comme deux frères... Le scélérat, tout à fait Régence, essayait bien
de me dépraver, de me prêcher le saint-simonisme en fait de femmes,
de me donner des idées de grand seigneur, de justaucorps bleu; mais,
voyez-vous, j’aimais ma petite à l’épouser, si je n’avais pas craint
d’avoir des enfants. Entre deux vieux papas, amis comme... comme nous
l’étions, comment voulez-vous que nous n’ayons pas pensé à marier nos
enfants? Trois mois après le mariage de son fils avec ma Célestine,
Hulot, (je ne sais pas comment je prononce son nom, l’infâme! car
il nous a trompés tous les deux, madame!...) eh bien! l’infâme m’a
soufflé ma petite Josépha. Ce scélérat se savait supplanté par un jeune
Conseiller d’État et par un artiste (excusez du peu!) dans le cœur de
Jenny Cadine, dont les succès étaient de plus en plus _esbrouffants_,
et il m’a pris ma pauvre petite maîtresse, un amour de femme; mais
vous l’avez vue assurément aux Italiens où il l’a fait entrer par son
crédit. Votre homme n’est pas aussi sage que moi, qui suis réglé comme
un papier de musique, (il avait été déjà pas mal entamé par Jenny
Cadine qui lui coûtait bien près de trente mille francs par an). Eh
bien! sachez-le, il achève de se ruiner pour Josépha. Josépha, madame,
est juive, elle se nomme Mirah (c’est l’anagramme de Hiram), un chiffre
israélite pour pouvoir la reconnaître, car c’est une enfant abandonnée
en Allemagne (les recherches que j’ai faites prouvent qu’elle est la
fille naturelle d’un riche banquier juif). Le théâtre, et surtout les
instructions que Jenny Cadine, madame Schontz, Malaga, Carabine ont
données sur la manière de traiter les vieillards, à cette petite que je
tenais dans une voie honnête et peu coûteuse, ont développé chez elle
l’instinct des premiers Hébreux pour l’or et les bijoux, pour le Veau
d’or! La cantatrice célèbre, devenue âpre à la curée, veut être riche,
très-riche. Aussi ne dissipe-t-elle rien de ce qu’on dissipe pour
elle. Elle s’est essayée sur le sieur Hulot, qu’elle a plumé net, oh!
plumé, ce qui s’appelle _rasé_! Ce malheureux, après avoir lutté contre
un des Keller et le marquis d’Esgrignon, fous tous deux de Josépha,
sans compter les idolâtres inconnus, va se la voir enlever par ce duc
si puissamment riche qui protége les arts. Comment l’appelez-vous?...
un nain?... ah! le duc d’Hérouville. Ce grand seigneur a la prétention
d’avoir à lui seul Josépha, tout le monde courtisanesque en parle, et
le baron n’en sait rien; car il en est au treizième arrondissement
comme dans tous les autres: l’amant est, comme les maris, le dernier
instruit. Comprenez-vous mes droits, maintenant? Votre époux, belle
dame, m’a privé de mon bonheur, de la seule joie que j’ai eue depuis
mon veuvage. Oui, si je n’avais pas eu le malheur de rencontrer ce
vieux roquentin, je posséderais encore Josépha; car, moi, voyez-vous,
je ne l’aurais jamais mise au théâtre, elle serait restée obscure,
sage, et à moi. Oh! si vous l’aviez vue, il y a huit ans: mince et
nerveuse, le teint doré d’une Andalouse, comme on dit, les cheveux
noirs et luisants comme du satin, un œil à longs cils bruns qui jetait
des éclairs, une distinction de duchesse dans les gestes, la modestie
de la pauvreté, de la grâce honnête, de la gentillesse comme une biche
sauvage. Par la faute du sieur Hulot, ces charmes, cette pureté, tout
est devenu piége à loup, chatière à pièces de cent sous. La petite est
la reine des impures, comme on dit. Enfin elle _blague_, aujourd’hui,
elle qui ne connaissait rien de rien, pas même ce mot-là!
En ce moment, l’ancien parfumeur s’essuya les yeux où roulaient
quelques larmes. La sincérité de cette douleur agit sur madame Hulot
qui sortit de la rêverie où elle était tombée.
--Eh bien! madame, est-ce à cinquante-deux ans qu’on retrouve un pareil
trésor? A cet âge, l’amour coûte trente mille francs par an, j’en
ai su le chiffre par votre mari, et moi, j’aime trop Célestine pour
la ruiner. Quand je vous ai vue, à la première soirée que vous nous
avez donnée, je n’ai pas compris que ce scélérat de Hulot entretînt
une Jenny Cadine... Vous aviez l’air d’une impératrice. Vous n’avez
pas trente ans, madame, reprit-il, vous me paraissez jeune, vous êtes
belle. Ma parole d’honneur, ce jour-là j’ai été touché à fond, je me
disais: «Si je n’avais pas ma Josépha, puisque le père Hulot délaisse
sa femme, elle m’irait comme un gant.» Ah! pardon! c’est un mot de
mon ancien état. Le parfumeur revient de temps en temps, c’est ce
qui m’empêche d’aspirer à la députation. Aussi, lorsque j’ai été si
lâchement trompé par le baron, car entre vieux drôles comme nous, les
maîtresses de nos amis devraient être sacrées, me suis-je juré de lui
prendre sa femme. C’est justice. Le baron n’aurait rien à dire, et
l’impunité nous est acquise. Vous m’avez mis à la porte comme un chien
galeux aux premiers mots que je vous ai touchés de l’état de mon cœur;
vous avez redoublé par là mon amour, mon entêtement, si vous voulez, et
vous serez à moi.
--Et comment?
--Je ne sais pas, mais ce sera. Voyez-vous, madame, un imbécile de
parfumeur (retiré!) qui n’a qu’une idée en tête, est plus fort qu’un
homme d’esprit qui en a des milliers. Je suis _toqué_ de vous, et vous
êtes ma vengeance! c’est comme si j’aimais deux fois. Je vous parle à
cœur ouvert, en homme résolu. De même que vous me dites: «je ne serai
pas à vous,» je cause froidement avec vous. Enfin, selon le proverbe,
je joue cartes sur table. Oui, vous serez à moi, dans un temps donné...
Oh! vous auriez cinquante ans, vous seriez encore ma maîtresse. Et ce
sera, car moi j’attends tout de votre mari...
Madame Hulot jeta sur ce bourgeois calculateur un regard si fixe de
terreur, qu’il la crut devenue folle, et il s’arrêta.
--Vous l’avez voulu, vous m’avez couvert de votre mépris, vous m’avez
défié, j’ai parlé! dit-il en éprouvant le besoin de justifier la
sauvagerie de ses dernières paroles.
--Oh! ma fille, ma fille! s’écria la baronne d’une voix de mourante.
--Ah! je ne connais plus rien! reprit Crevel. Le jour où Josépha m’a
été prise, j’étais comme une tigresse à qui l’on a enlevé ses petits...
Enfin, j’étais comme je vous vois en ce moment. Votre fille! c’est,
pour moi, le moyen de vous obtenir. Oui, j’ai fait manquer le mariage
de votre fille!... et vous ne la marierez point sans mon secours!
Quelque belle que soit mademoiselle Hortense, il lui faut une dot...
--Hélas! oui! dit la baronne en s’essuyant les yeux.
--Eh bien! essayez de demander dix mille francs au baron, reprit Crevel
qui se remit en position.
Il attendit pendant un moment, comme un acteur qui _marque un temps_.
--S’il les avait, il les donnerait à celle qui remplacera Josépha!
dit-il en forçant son _médium_. Dans la voie où il est, s’arrête-t-on?
Il aime d’abord trop les femmes! (Il y a en tout un juste milieu,
comme a dit notre Roi.) Et puis la vanité s’en mêle! C’est un bel
homme! Il vous mettra tous sur la paille pour son plaisir. Vous êtes
déjà d’ailleurs sur le chemin de l’hôpital. Tenez, depuis que je n’ai
mis les pieds chez vous, vous n’avez pas pu renouveler le meuble de
votre salon. Le mot GÊNE est vomi par toutes les lézardes de ces
étoffes. Quel est le gendre qui ne sortira pas épouvanté des preuves
mal déguisées de la plus horrible des misères, celle des gens comme il
faut? J’ai été boutiquier, je m’y connais. Il n’y a rien de tel que
le coup d’œil du marchand de Paris pour savoir découvrir la richesse
réelle et la richesse apparente... Vous êtes sans le sou, dit-il à voix
basse. Cela se voit en tout, même sur l’habit de votre domestique.
Voulez-vous que je vous révèle d’affreux mystères qui vous sont
cachés?...
--Monsieur, dit madame Hulot qui pleurait à mouiller son mouchoir,
assez! assez!
--Eh bien! mon gendre donne de l’argent à son père, et voilà ce que je
voulais vous dire, en débutant, sur le train de votre fils. Mais je
veille aux intérêts de ma fille... soyez tranquille.
--Oh! marier ma fille et mourir!... dit la malheureuse femme qui perdit
la tête.
--Eh bien! en voici le moyen! reprit Crevel.
Madame Hulot regarda Crevel avec un air d’espérance qui changea si
rapidement sa physionomie, que ce seul mouvement aurait dû attendrir
Crevel et lui faire abandonner son projet ridicule.
--Vous serez belle encore dix ans, reprit Crevel en position, ayez des
bontés pour moi, et mademoiselle Hortense est mariée. Hulot m’a donné
le droit, comme je vous disais, de poser le marché, tout crûment, et il
ne se fâchera pas. Depuis trois ans, j’ai fait valoir mes capitaux, car
mes fredaines ont été restreintes. J’ai trois cent mille francs de gain
en dehors de ma fortune, ils sont à vous...
--Sortez, monsieur, dit madame Hulot, sortez, et ne reparaissez
jamais devant moi. Sans la nécessité où vous m’avez mise de savoir le
secret de votre lâche conduite dans l’affaire du mariage projeté pour
Hortense... Oui, lâche... reprit-elle à un geste de Crevel. Comment
faire peser de pareilles inimitiés sur une pauvre fille, sur une belle
et innocente créature?... Sans cette nécessité qui poignait mon cœur de
mère, vous ne m’auriez jamais reparlé, vous ne seriez plus rentré chez
moi. Trente-deux ans d’honneur, de loyauté de femme ne périront pas
sous les coups de monsieur Crevel...
--Ancien parfumeur, successeur de César de Birotteau, à la Reine
des Roses, rue Saint-Honoré, dit railleusement Crevel, ancien
adjoint au maire, capitaine de la garde nationale, chevalier de la
Légion-d’Honneur, absolument comme mon prédécesseur...
--Monsieur, reprit la baronne, monsieur Hulot, après vingt ans de
constance, a pu se lasser de sa femme, ceci ne regarde que moi; mais
vous voyez, monsieur, qu’il a mis bien du mystère à ses infidélités,
car j’ignorais qu’il vous eût succédé dans le cœur de mademoiselle
Josépha...
--Oh! s’écria Crevel, à prix d’or, madame... Cette fauvette lui coûte
plus de cent mille francs depuis deux ans. Ah! ah! vous n’êtes pas au
bout...
--Trêve à tout ceci, monsieur Crevel. Je ne renoncerai pas pour vous
au bonheur qu’une mère éprouve à pouvoir embrasser ses enfants sans se
sentir un remords au cœur, à se voir respectée, aimée par sa famille,
et je rendrai mon âme à Dieu sans souillure...
--_Amen!_ dit Crevel avec cette amertume diabolique qui se répand
sur la figure des gens à prétention quand ils ont échoué de nouveau
dans de pareilles entreprises. Vous ne connaissez pas la misère à
son dernier période, la honte... le déshonneur... J’ai tenté de vous
éclairer, je voulais vous sauver, vous et votre fille!... eh bien! vous
épelerez la parabole moderne du _père prodigue_, depuis la première
jusqu’à la dernière lettre. Vos larmes et votre fierté me touchent,
car voir pleurer une femme qu’on aime, c’est affreux!... dit Crevel en
s’asseyant. Tout ce que je puis vous promettre, chère Adeline, c’est de
ne rien faire contre vous, ni contre votre mari; mais n’envoyez jamais
aux renseignements chez moi. Voilà tout!
--Que faire, donc? s’écria madame Hulot.
Jusque-là, la baronne avait soutenu courageusement les triples tortures
que cette explication imposait à son cœur, car elle souffrait comme
femme, comme mère et comme épouse. En effet, tant que le beau-père de
son fils s’était montré rogue et agressif, elle avait trouvé de la
force dans la résistance qu’elle opposait à la brutalité du boutiquier;
mais la bonhomie qu’il manifestait au milieu de son exaspération
d’amant rebuté, de beau garde national humilié, détendit ses fibres
montées à se briser; elle se tordit les mains, elle fondit en larmes,
et elle était dans un tel état d’abattement stupide, qu’elle se laissa
baiser les mains par Crevel à genoux.
--Mon Dieu! que devenir? reprit-elle en s’essuyant les yeux. Une mère
peut-elle voir froidement sa fille dépérir sous ses yeux? Quel sera le
sort d’une si magnifique créature, aussi forte de sa vie chaste auprès
de sa mère, que de sa nature privilégiée! Par certains jours, elle se
promène dans le jardin, triste, sans savoir pourquoi; je la trouve avec
des larmes dans les yeux...
--Elle a vingt-un ans, dit Crevel.
--Faut-il la mettre au couvent? demanda la baronne, car dans de
pareilles crises, la religion est souvent impuissante contre la nature,
et les filles les plus pieusement élevées perdent la tête!... Mais
levez-vous donc, monsieur, ne voyez-vous pas que, maintenant, tout est
fini entre nous, que vous me faites horreur, que vous avez renversé la
dernière espérance d’une mère!...
--Et si je la relevais?... dit-il.
Madame Hulot regarda Crevel avec une expression délirante qui le
toucha; mais il refoula la pitié dans son cœur, à cause de ce mot:
_Vous me faites horreur!_ La Vertu est toujours un peu trop tout d’une
pièce, elle ignore les nuances et les tempéraments à l’aide desquels on
louvoie dans une fausse position.
--On ne marie pas aujourd’hui, sans dot, une fille aussi belle que
l’est mademoiselle Hortense, reprit Crevel en reprenant son air pincé.
Votre fille est une de ces beautés effrayantes pour les maris; c’est
comme un cheval de luxe qui exige trop de soins coûteux pour avoir
beaucoup d’acquéreurs. Allez donc à pied avec une pareille femme
au bras? tout le monde vous regardera, vous suivra, désirera votre
épouse. Ce succès inquiète beaucoup de gens qui ne veulent pas avoir
des amants à tuer; car, après tout, on n’en tue jamais qu’un. Vous
ne pouvez, dans la situation où vous êtes, marier votre fille que de
trois manières: par mon secours, vous n’en voulez pas! et d’un; en
trouvant un vieillard de soixante ans, très-riche, sans enfants, et qui
voudrait en avoir, c’est difficile, mais cela se rencontre, il y a tant
de vieux qui prennent des Josépha, des Jenny Cadine, pourquoi n’en
rencontrerait-on pas un qui ferait la même bêtise légitimement?... Si
je n’avais pas ma Célestine et nos deux petits enfants, j’épouserais
Hortense. Et de deux! La dernière manière est la plus facile...
Madame Hulot leva la tête, et regarda l’ancien parfumeur avec anxiété.
--Paris est une ville où tous les gens d’énergie qui poussent comme des
sauvageons sur le territoire français, se donnent rendez-vous, et il
y grouille bien des talents, sans feu ni lieu, des courages capables
de tout, même de faire fortune... Eh bien! ces garçons-là... (Votre
serviteur en était dans son temps, et il en a connu!... Qu’avait du
Tillet? Qu’avait Popinot, il y a vingt ans?... ils pataugeaient tous
les deux dans la boutique du papa Birotteau, sans autre capital que
l’envie de parvenir, qui, selon moi, vaut le plus beau capital!... On
mange des capitaux, et l’on ne se mange pas le moral!... Qu’avais-je,
moi? l’envie de parvenir, du courage. Du Tillet est l’égal aujourd’hui
des plus grands personnages. Le petit Popinot, le plus riche droguiste
de la rue des Lombards, est devenu député, le voilà ministre...) Eh
bien! l’un de ces _condottieri_, comme on dit, de la commandite, de la
plume ou de la brosse, est le seul être, à Paris, capable d’épouser
une belle fille sans le sou, car ils ont tous les genres de courage.
Monsieur Popinot a épousé mademoiselle Birotteau sans espérer un liard
de dot. Ces gens-là sont fous! ils croient à l’amour, comme ils croient
à leur fortune et à leurs facultés!... Cherchez un homme d’énergie
qui devienne amoureux de votre fille et il l’épousera sans regarder
au présent. Vous m’avouerez que, pour un ennemi, je ne manque pas de
générosité, car ce conseil est contre moi.
--Ah! monsieur Crevel, si vous vouliez être mon ami, quittez vos idées
ridicules!...
--Ridicules? madame, ne vous démolissez pas ainsi, regardez-vous... Je
vous aime et vous viendrez à moi! Je veux dire un jour à Hulot: «Tu
m’as pris Josépha, j’ai ta femme!...» C’est la vieille loi du talion!
Et je poursuivrai l’accomplissement de mon projet, à moins que vous ne
deveniez excessivement laide. Je réussirai, voici pourquoi, dit-il en
se mettant en position et regardant madame Hulot.
--Vous ne rencontrerez ni un vieillard, ni un jeune homme amoureux,
reprit-il après une pause, parce que vous aimez trop votre fille
pour la livrer aux manœuvres d’un vieux libertin, et que vous ne vous
résignerez pas, vous, baronne Hulot, sœur du vieux lieutenant-général
qui commandait les vieux grenadiers de la vieille garde, à prendre
l’homme d’énergie là où il sera; car il peut se trouver simple ouvrier,
comme tel millionnaire d’aujourd’hui se trouvait simple mécanicien il
y a dix ans, simple conducteur de travaux, simple contre-maître de
fabrique. Et alors, en voyant votre fille, poussée par ses vingt ans,
capable de vous déshonorer, vous vous direz: «Il vaut mieux que ce soit
moi qui me déshonore; et si monsieur Crevel veut me garder le secret,
je vais gagner la dot de ma fille, deux cent mille francs, pour dix ans
d’attachement à cet ancien marchand de gants... le père Crevel!...»
Je vous ennuie, et ce que je dis est profondément immoral, n’est-ce
pas? Mais si vous étiez mordue par une passion irrésistible, vous vous
feriez, pour me céder, des raisonnements comme s’en font les femmes qui
aiment... Eh bien! l’intérêt d’Hortense vous les mettra dans le cœur,
ces capitulations de conscience...
--Il reste à Hortense un oncle.
--Qui, le père Fischer?... il arrange ses affaires, et par la faute du
baron encore, dont le râteau passe sur toutes les caisses qui sont à sa
portée.
--Le comte Hulot...
--Oh! votre mari, madame, a déjà fricassé les économies du vieux
lieutenant-général, il en a meublé la maison de sa cantatrice. Voyons,
me laisserez-vous partir sans espérance?
--Adieu, monsieur. On guérit facilement d’une passion pour une femme
de mon âge, et vous prendrez des idées chrétiennes. Dieu protége les
malheureux...
La baronne se leva pour forcer le capitaine à la retraite, et elle le
repoussa dans le grand salon.
--Est-ce au milieu de pareilles guenilles que devrait vivre la belle
madame Hulot? dit-il.
Et il montrait une vieille lampe, un lustre dédoré, les cordes du
tapis, enfin les haillons de l’opulence qui faisaient de ce grand salon
blanc, rouge et or, un cadavre des fêtes impériales.
--La vertu, monsieur, reluit sur tout cela. Je n’ai pas envie de devoir
un magnifique mobilier en faisant de cette beauté, que vous me prêtez,
_des piéges à loups, des chatières à pièces de cent sous_!
Le capitaine se mordit les lèvres en reconnaissant les expressions par
lesquelles il venait de flétrir l’avidité de Josépha.
--Et pour qui cette persévérance? demanda-t-il.
En ce moment la baronne avait éconduit l’ancien parfumeur jusqu’à la
porte.
--Pour un libertin!... ajouta-t-il en faisant une moue d’homme vertueux
et millionnaire.
--Si vous aviez raison, monsieur, ma constance aurait alors quelque
mérite, voilà tout.
Elle laissa le capitaine après l’avoir salué comme on salue pour se
débarrasser d’un importun, et se retourna trop lestement pour le voir
une dernière fois en position. Elle alla rouvrir les portes qu’elle
avait fermées, et ne put remarquer le geste menaçant par lequel Crevel
lui dit adieu. Elle marchait fièrement, noblement, comme une martyre
au Colysée. Elle avait néanmoins épuisé ses forces, car elle se laissa
tomber sur le divan de son boudoir bleu, comme une femme près de se
trouver mal, et elle resta les yeux attachés sur le kiosque en ruines
où sa fille babillait avec la cousine Bette.
Depuis les premiers jours de son mariage jusqu’en ce moment, la baronne
avait aimé son mari, comme Joséphine a fini par aimer Napoléon, d’un
amour admiratif, d’un amour maternel, d’un amour lâche. Si elle
ignorait les détails que Crevel venait de lui donner, elle savait
cependant fort bien que, depuis vingt ans, le baron Hulot lui faisait
des infidélités; mais elle s’était mis sur les yeux un voile de plomb,
elle avait pleuré silencieusement, et jamais une parole de reproche
ne lui était échappée. En retour de cette angélique douceur, elle
avait obtenu la vénération de son mari, et comme un culte divin autour
d’elle. L’affection qu’une femme porte à son mari, le respect dont
elle l’entoure, sont contagieux dans la famille. Hortense croyait son
père un modèle accompli d’amour conjugal. Quant à Hulot fils, élevé
dans l’admiration du baron, en qui chacun voyait un des géants qui
secondèrent Napoléon, il savait devoir sa position au nom, à la place
et à la considération paternelle; d’ailleurs, les impressions de
l’enfance exercent une longue influence, et il craignait encore son
père; aussi eût-il soupçonné les irrégularités révélées par Crevel,
déjà trop respectueux pour s’en plaindre, il les aurait excusées par
des raisons tirées de la manière de voir des hommes à ce sujet.
Maintenant il est nécessaire d’expliquer le dévouement extraordinaire
de cette belle et noble femme; et voici l’histoire de sa vie en peu de
mots.
Dans un village situé sur les extrêmes frontières de la Lorraine, au
pied des Vosges, trois frères, du nom de Fischer, simples laboureurs,
partirent, par suite des réquisitions républicaines, à l’armée dite du
Rhin.
En 1799, le second des frères, André, veuf et père de madame Hulot,
laissa sa fille aux soins de son frère aîné, Pierre Fischer, qu’une
blessure reçue en 1797 avait rendu incapable de servir, et fit quelques
entreprises partielles dans les Transports Militaires, service qu’il
dut à la protection de l’ordonnateur Hulot d’Ervy. Par un hasard assez
naturel, Hulot, qui vint à Strasbourg, vit la famille Fischer. Le
père d’Adeline et son jeune frère étaient alors soumissionnaires des
fourrages en Alsace.
Adeline, alors âgée de seize ans, pouvait être comparée à la fameuse
madame du Barry, comme elle, fille de la Lorraine. C’était une de
ces beautés complètes, foudroyantes, une de ces femmes semblables à
madame Tallien, que la Nature fabrique avec un soin particulier; elle
leur dispense ses plus précieux dons: la distinction, la noblesse, la
grâce, la finesse, l’élégance, une chair à part, un teint broyé dans
cet atelier inconnu où travaille le hasard. Ces belles femmes-là se
ressemblent toutes entre elles. Bianca Capella dont le portrait est un
des chefs-d’œuvre de Bronzino, la Vénus de Jean Goujon dont l’original
est la fameuse Diane de Poitiers, la signora Olympia dont le portrait
est à la galerie Doria, enfin Ninon, madame du Barry, madame Tallien,
mademoiselle Georges, madame Récamier, toutes ces femmes, restées
belles en dépit des années, de leurs passions ou de leur vie à plaisirs
excessifs, ont dans la taille, dans la charpente, dans le caractère de
la beauté des similitudes frappantes, et à faire croire qu’il existe
dans l’océan des générations un courant aphrodisien d’où sortent toutes
ces Vénus, filles de la même onde salée!
Adeline Fischer, une des plus belles de cette tribu divine, possédait
les caractères sublimes, les lignes serpentines, le tissu vénéneux de
ces femmes nées reines. La chevelure blonde que notre mère Ève a tenue
de la main de Dieu, une taille d’impératrice, un air de grandeur,
des contours augustes dans le profil, une modestie villageoise
arrêtaient sur son passage tous les hommes, charmés comme le sont les
amateurs devant un Raphaël; aussi, la voyant, l’ordonnateur fit-il,
de mademoiselle Adeline Fischer, sa femme dans le temps légal, au
grand étonnement des Fischer, tous nourris dans l’admiration de leurs
supérieurs.
L’aîné, soldat de 1792, blessé grièvement à l’attaque des lignes de
Wissembourg, adorait l’empereur Napoléon et tout ce qui tenait à la
Grande-Armée. André et Johann parlaient avec respect de l’ordonnateur
Hulot, ce protégé de l’Empereur à qui, d’ailleurs, ils devaient leur
sort, car Hulot d’Ervy, leur trouvant de l’intelligence et de la
probité, les avait tirés des charrois de l’armée pour les mettre à
la tête d’une Régie d’urgence. Les frères Fischer avaient rendu des
services pendant la campagne de 1804. Hulot, à la paix, leur avait
obtenu cette fourniture des fourrages en Alsace, sans savoir qu’il
serait envoyé plus tard à Strasbourg pour y préparer la campagne de
1806.
Ce mariage fut, pour la jeune paysanne, comme une Assomption. La belle
Adeline passa sans transition des boues de son village dans le paradis
de la cour impériale. En effet, dans ce temps-là, l’ordonnateur,
l’un des travailleurs les plus probes, les plus actifs de son corps,
fut nommé baron, appelé près de l’Empereur, et attaché à la garde
impériale. Cette belle villageoise eut le courage de faire son
éducation par amour pour son mari, de qui elle fut exactement folle.
L’ordonnateur en chef était d’ailleurs en homme, une réplique d’Adeline
en femme. Il appartenait au corps d’élite des beaux hommes. Grand,
bien fait, blond, l’œil bleu et d’un feu, d’un jeu, d’une nuance
irrésistibles, la taille élégante, il était remarqué parmi les d’Orsay,
les Forbin, les Ouvrard, enfin dans le bataillon des beaux de l’Empire.
Homme à conquêtes et imbu des idées du Directoire en fait de femmes, sa
carrière galante fut alors interrompue pendant assez long-temps par son
attachement conjugal.
Pour Adeline, le baron fut donc, dès l’origine, une espèce de Dieu
qui ne pouvait faillir; elle lui devait tout: la fortune, elle eut
voiture, hôtel, et tout le luxe du temps; le bonheur, elle était aimée
publiquement; un titre, elle était baronne; enfin la célébrité, on
l’appela la belle madame Hulot, à Paris; enfin, elle eut l’honneur de
refuser les hommages de l’Empereur qui lui fit présent d’une rivière en
diamants, et qui la distingua toujours, car il demandait de temps en
temps: «Et la belle madame Hulot, est-elle toujours sage?» en homme
capable de se venger de celui qui aurait triomphé là où il avait échoué.
Il n’est donc pas besoin de beaucoup d’intelligence pour reconnaître,
dans une âme simple, naïve et belle, les motifs du fanatisme que madame
Hulot mêlait à son amour. Après s’être bien dit que son mari ne saurait
jamais avoir de torts envers elle, elle se fit, dans son for intérieur,
la servante humble, dévouée et aveugle de son créateur. Remarquez
d’ailleurs qu’elle était douée d’un grand bon sens, de ce bon sens du
peuple qui rendit son éducation solide. Dans le monde, elle parlait
peu, ne disait de mal de personne, ne cherchait pas à briller; elle
réfléchissait sur toute chose, elle écoutait, et se modelait sur les
plus honnêtes femmes, sur les mieux nées.
En 1815, Hulot suivit la ligne de conduite du prince de Vissembourg,
l’un de ses amis intimes, et fut l’un des organisateurs de cette armée
improvisée dont la déroute termina le cycle napoléonien à Waterloo.
En 1816, le baron devint une des bêtes noires du ministère Feltre,
et ne fut réintégré dans le corps de l’intendance qu’en 1823, car
on eut besoin de lui pour la guerre d’Espagne. En 1830, il reparut
dans l’administration comme quart de ministre, lors de cette espèce
de conscription levée par Louis-Philippe dans les vieilles bandes
napoléoniennes. Depuis l’avénement au trône de la branche cadette,
dont il fut un actif coopérateur, il restait directeur indispensable
au ministère de la guerre. Il avait d’ailleurs obtenu son bâton de
maréchal, et le roi ne pouvait rien de plus pour lui, à moins de le
faire ou ministre ou pair de France.
Inoccupé de 1818 à 1823, le baron Hulot s’était mis en service actif
auprès des femmes. Madame Hulot faisait remonter les premières
infidélités de son Hector au grand _finale_ de l’Empire. La baronne
avait donc tenu, pendant douze ans, dans son ménage, le rôle de _prima
donna assoluta_, sans partage. Elle jouissait toujours de cette vieille
affection invétérée que les maris portent à leurs femmes quand elles
se sont résignées au rôle de douces et vertueuses compagnes, elle
savait qu’aucune rivale ne tiendrait deux heures contre un mot de
reproche, mais elle fermait les yeux, elle se bouchait les oreilles,
elle voulait ignorer la conduite de son mari au dehors. Elle traitait
enfin son Hector comme une mère traite un enfant gâté. Trois ans avant
la conversation qui venait d’avoir lieu, Hortense reconnut son père aux
Variétés, dans une loge d’avant-scène du rez-de-chaussée, en compagnie
de Jenny Cadine, et s’écria: «--Voilà papa.--Tu te trompes, mon ange,
il est chez le maréchal, répondit la baronne.» La baronne avait bien
vu Jenny Cadine; mais au lieu d’éprouver un serrement au cœur en la
voyant si jolie, elle se dit en elle-même:--Ce mauvais sujet d’Hector
doit être bien heureux. Elle souffrait néanmoins, elle s’abandonnait
secrètement à des rages affreuses; mais, en revoyant son Hector, elle
revoyait toujours ses douze années de bonheur pur, et perdait la force
d’articuler une seule plainte. Elle aurait bien voulu que le baron la
prît pour sa confidente; mais elle n’avait jamais osé lui donner à
entendre qu’elle connaissait ses fredaines, par respect pour lui. Ces
excès de délicatesse ne se rencontrent que chez ces belles filles du
peuple qui savent recevoir des coups sans en rendre; elles ont dans
les veines les restes du sang des premiers martyrs. Les filles bien
nées, étant les égales de leurs maris, éprouvent les besoins de les
tourmenter, et de marquer, comme on marque les points au billard,
leurs tolérances par des mots piquants, dans un esprit de vengeance
diabolique, et pour s’assurer, soit une supériorité, soit un droit de
revanche.
La baronne avait un admirateur passionné dans son beau-frère, le
lieutenant-général Hulot, le vénérable commandant des grenadiers à
pied de la garde impériale, à qui l’on devait donner le bâton de
maréchal pour ses derniers jours. Ce vieillard après avoir, de 1830 à
1834, commandé la division militaire où se trouvaient les départements
bretons, théâtre de ses exploits en 1799 et 1800, était venu fixer
ses jours à Paris, près de son frère, auquel il portait toujours une
affection de père. Ce cœur de vieux soldat sympathisait avec celui
de sa belle-sœur; il l’admirait, comme la plus noble, la plus sainte
créature de son sexe. Il ne s’était pas marié, parce qu’il avait voulu
rencontrer une seconde Adeline, inutilement cherchée à travers vingt
pays et vingt campagnes. Pour ne pas déchoir dans cette âme de vieux
républicain sans reproche et sans tache, de qui Napoléon disait:
«Ce brave Hulot est le plus entêté des républicains, mais il ne me
trahira jamais,» Adeline eût supporté des souffrances encore plus
cruelles que celles qui venaient de l’assaillir. Mais ce vieillard,
âgé de soixante-douze ans, brisé par trente campagnes, blessé pour
la vingt-septième fois à Waterloo, était pour Adeline une admiration
et non une protection. Le pauvre comte, entre autres infirmités,
n’entendait qu’à l’aide d’un cornet!
Tant que le baron Hulot d’Ervy fut bel homme, les amourettes n’eurent
aucune influence sur sa fortune; mais, à cinquante ans, il fallut
compter avec les grâces. A cet âge, l’amour, chez les vieux hommes,
se change en vice; il s’y mêle des vanités insensées. Aussi, vers ce
temps, Adeline vit-elle son mari devenu d’une exigence incroyable
pour sa toilette, se teignant les cheveux et les favoris, portant des
ceintures et des corsets. Il voulut rester beau à tout prix. Ce culte
pour sa personne, défaut qu’il poursuivait jadis de ses railleries, il
le poussa jusqu’à la minutie. Enfin, Adeline s’aperçut que le Pactole
qui coulait chez les maîtresses du baron prenait sa source chez elle.
Depuis huit ans, une fortune considérable avait été dissipée, et
si radicalement, que, lors de l’établissement du jeune Hulot, deux
ans auparavant, le baron avait été forcé d’avouer à sa femme que
ses traitements constituaient toute leur fortune. «--Où cela nous
mènera-t-il? fut la réponse d’Adeline.--Sois tranquille, répondit le
Conseiller-d’État, je vous laisse les émoluments de ma place, et je
pourvoirai à l’établissement d’Hortense et à notre avenir en faisant
des affaires.» La foi profonde de cette femme dans la puissance et la
haute valeur, dans les capacités et le caractère de son mari, avait
calmé cette inquiétude momentanée.
Maintenant la nature des réflexions de la baronne et ses pleurs, après
le départ de Crevel, doivent se concevoir parfaitement. La pauvre femme
se savait depuis deux ans au fond d’un abîme, mais elle s’y croyait
seule. Elle ignorait comment le mariage de son fils s’était fait,
elle ignorait la liaison d’Hector avec l’avide Josépha; enfin, elle
espérait que personne au monde ne connaissait ses douleurs. Or, si
Crevel parlait si lestement des dissipations du baron, Hector allait
perdre sa considération. Elle entrevoyait dans les grossiers discours
de l’ancien parfumeur irrité, le compérage odieux auquel était dû le
mariage du jeune avocat. Deux filles perdues avaient été les prêtresses
de cet hymen, proposé dans quelque orgie, au milieu des dégradantes
familiarités de deux vieillards ivres! «--Il oublie donc Hortense!
se dit-elle, il la voit cependant tous les jours, lui cherchera-t-il
donc un mari chez ses vauriennes?» La mère, plus forte que la femme,
parlait en ce moment toute seule, car elle voyait Hortense riant, avec
sa cousine Bette, de ce fou rire de la jeunesse insouciante, et elle
savait que ces rires nerveux étaient des indices tout aussi terribles
que les rêveries larmoyantes d’une promenade solitaire dans le jardin.
Hortense ressemblait à sa mère, mais elle avait des cheveux d’or, ondés
naturellement et abondants à étonner. Son éclat tenait de celui de la
nacre. On voyait bien en elle le fruit d’un honnête mariage, d’un amour
noble et pur dans toute sa force. C’était un mouvement passionné dans
la physionomie, une gaieté dans les traits, un entrain de jeunesse,
une fraîcheur de vie, une richesse de santé qui vibraient en dehors
d’elle et produisaient des rayons électriques. Hortense appelait le
regard. Quand ses yeux d’un bleu d’outremer, nageant dans ce fluide
qu’y verse l’innocence, s’arrêtaient sur un passant, il tressaillait
involontairement. D’ailleurs pas une seule de ces taches de rousseur,
qui font payer à ces blondes dorées leur blancheur lactée, n’altérait
son teint. Grande, potelée sans être grasse, d’une taille svelte dont
la noblesse égalait celle de sa mère, elle méritait ce titre de déesse
si prodigué dans les anciens auteurs. Aussi, quiconque voyait Hortense
dans la rue, ne pouvait-il retenir cette exclamation:--Mon Dieu! la
belle fille! Elle était si vraiment innocente, qu’elle disait en
rentrant:--Mais qu’ont-ils donc tous, maman, à crier: la belle fille!
quand tu es avec moi? n’es-tu pas plus belle que moi?... Et, en effet,
à quarante-sept ans passés, la baronne pouvait être préférée à sa
fille par les amateurs de couchers de soleil; car elle n’avait encore,
comme disent les femmes, rien perdu _de ses avantages_, par un de ces
phénomènes rares, à Paris surtout, où dans ce genre, Ninon a fait
scandale, tant elle a paru voler la part des laides au dix-septième
siècle.
En pensant à sa fille, la baronne revint au père, elle le vit,
tombant de jour en jour par degrés jusque dans la boue sociale, et
renvoyé peut-être un jour du ministère. L’idée de la chute de son
idole, accompagnée d’une vision indistincte des malheurs que Crevel
avait prophétisés, fut si cruelle pour la pauvre femme qu’elle perdit
connaissance à la façon des extatiques.
La cousine Bette, avec qui causait Hortense, regardait de temps en
temps pour savoir quand elles pourraient rentrer au salon; mais sa
jeune cousine la lutinait si bien de ses questions au moment où la
baronne rouvrit la porte-fenêtre, qu’elle ne s’en aperçut pas.
Lisbeth Fischer, de cinq ans moins âgée que madame Hulot, et néanmoins
fille de l’aîné des Fischer, était loin d’être belle comme sa cousine;
aussi avait-elle été prodigieusement jalouse d’Adeline. La jalousie
formait la base de ce caractère plein d’_excentricités_, mot trouvé
par les Anglais pour les folies non pas des petites mais des grandes
maisons. Paysanne des Vosges, dans toute l’extension du mot, maigre,
brune, les cheveux d’un noir luisant, les sourcils épais et réunis par
un bouquet, les bras longs et forts, les pieds épais, quelques verrues
dans sa face longue et _simiesque_, tel est le portrait concis de cette
vierge.
La famille qui vivait en commun, avait immolé la fille vulgaire à la
jolie fille, le fruit âpre, à la fleur éclatante. Lisbeth travaillait
à la terre, quand sa cousine était dorlotée; aussi lui arriva-t-il un
jour, trouvant Adeline seule, de vouloir lui arracher le nez, un vrai
nez grec que les vieilles femmes admiraient. Quoique battue pour ce
méfait, elle n’en continua pas moins à déchirer les robes et à gâter
les collerettes de la privilégiée.
Lors du mariage fantastique de sa cousine, Lisbeth avait plié devant
cette destinée, comme les frères et les sœurs de Napoléon plièrent
devant l’éclat du trône et la puissance du commandement. Adeline,
excessivement bonne et douce, se souvint à Paris de Lisbeth, et l’y
fit venir, vers 1809, dans l’intention de l’arracher à la misère en
l’établissant. Dans l’impossibilité de marier aussitôt qu’Adeline le
voulait, cette fille aux yeux noirs, aux sourcils charbonnés, et qui ne
savait ni lire ni écrire, le baron commença par lui donner un état; il
mit Lisbeth en apprentissage chez les brodeurs de la cour impériale,
les fameux Pons frères.
La cousine, nommée Bette par abréviation, devenue ouvrière en
passementerie d’or et d’argent, énergique à la manière des montagnards,
eut le courage d’apprendre à lire, à compter et à écrire; car son
cousin, le baron, lui avait démontré la nécessité de posséder ces
connaissances pour tenir un établissement de broderie. Elle voulait
faire fortune: en deux ans, elle se métamorphosa. En 1811, la paysanne
fut une assez gentille, une assez adroite et intelligente première
demoiselle.
Cette partie, appelée passementerie d’or et d’argent, comprenait les
épaulettes, les dragonnes, les aiguillettes, enfin cette immense
quantité de choses brillantes qui scintillaient sur les riches
uniformes de l’armée française et sur les habits civils. L’Empereur,
en Italien très ami du costume, avait brodé de l’or et de l’argent sur
toutes les coutures de ses serviteurs, et son empire comprenait cent
trente-trois départements. Ces fournitures assez habituellement faites
aux tailleurs, gens riches et solides, ou directement aux grands
dignitaires, constituaient un commerce sûr.
Au moment où la cousine Bette, la plus habile ouvrière de la maison
Pons où elle dirigeait la fabrication, aurait pu s’établir, la
déroute de l’Empire éclata. L’olivier de la paix que tenaient à la
main les Bourbons effraya Lisbeth, elle eut peur d’une baisse dans ce
commerce, qui n’allait plus avoir que quatre-vingt-six au lieu de cent
trente-trois départements à exploiter, sans compter l’énorme réduction
de l’armée. Épouvantée enfin par les diverses chances de l’industrie,
elle refusa les offres du baron qui la crut folle. Elle justifia cette
opinion en se brouillant avec monsieur Rivet, acquéreur de la maison
Pons, à qui le baron voulait l’associer, et elle redevint simple
ouvrière.
La famille Fischer était alors retombée dans la situation précaire d’où
le baron Hulot l’avait tirée.
Ruinés par la catastrophe de Fontainebleau, les trois frères Fischer
servirent en désespérés dans les corps francs de 1815. L’aîné, père de
Lisbeth, fut tué. Le père d’Adeline, condamné à mort par un conseil de
guerre, s’enfuit en Allemagne, et mourut à Trèves, en 1820. Le cadet
Johann vint à Paris implorer la reine de la famille, qui, disait-on,
mangeait dans l’or et l’argent, qui ne paraissait jamais aux réunions
qu’avec des diamants sur la tête et au cou, gros comme des noisettes et
donnés par l’Empereur. Johann Fischer, alors âgé de quarante-trois ans,
reçut du baron Hulot une somme de dix mille francs pour commencer une
petite entreprise de fourrages à Versailles, obtenue au ministère de la
guerre par l’influence secrète des amis que l’ancien intendant-général
y conservait.
Ces malheurs de famille, la disgrâce du baron Hulot, une certitude
d’être peu de chose dans cet immense mouvement d’hommes, d’intérêts et
d’affaires, qui fait de Paris un enfer et un paradis, domptèrent la
Bette. Cette fille perdit alors toute idée de lutte et de comparaison
avec sa cousine, après en avoir senti les diverses supériorités;
mais l’envie resta cachée dans le fond du cœur, comme un germe de
peste qui peut éclore et ravager une ville, si l’on ouvre le fatal
ballot de laine où il est comprimé. De temps en temps elle se disait
bien:--«Adeline et moi, nous sommes du même sang, nos pères étaient
frères, elle est dans un hôtel, et je suis dans une mansarde.» Mais,
tous les ans, à sa fête et au jour de l’an, Lisbeth recevait des
cadeaux de la baronne et du baron; le baron, excellent pour elle, lui
payait son bois pour l’hiver; le vieux général Hulot la recevait un
jour à dîner, son couvert était toujours mis chez sa cousine. On se
moquait bien d’elle, mais on n’en rougissait jamais. On lui avait enfin
procuré son indépendance à Paris, où elle vivait à sa guise.
Cette fille avait en effet peur de toute espèce de joug. Sa cousine lui
offrait-elle de la loger chez elle?... Bette apercevait le licou de la
domesticité; maintes fois le baron avait résolu le difficile problème
de la marier; mais séduite au premier abord, elle refusait bientôt en
tremblant de se voir reprocher son manque d’éducation, son ignorance et
son défaut de fortune; enfin, si la baronne lui parlait de vivre avec
leur oncle et d’en tenir la maison à la place d’une servante-maîtresse
qui devait coûter cher, elle répondait qu’elle se marierait encore bien
moins de cette façon-là.
La cousine Bette présentait dans les idées cette singularité qu’on
remarque chez les natures qui se sont développées fort tard, chez
les Sauvages qui pensent beaucoup et parlent peu. Son intelligence
paysanne avait d’ailleurs acquis, dans les causeries de l’atelier, par
la fréquentation des ouvriers et des ouvrières, une dose du mordant
parisien. Cette fille, dont le caractère ressemblait prodigieusement à
celui des Corses, travaillée inutilement par les instincts des natures
fortes, eût aimé à protéger un homme faible; mais à force de vivre dans
la capitale, la capitale l’avait changée à la surface. Le poli parisien
faisait rouille sur cette âme vigoureusement trempée. Douée d’une
finesse devenue profonde, comme chez tous les gens voués à un célibat
réel, avec le tour piquant qu’elle imprimait à ses idées, elle eût paru
redoutable dans toute autre situation. Méchante, elle eût brouillé la
famille la plus unie.
Pendant les premiers temps, quand elle eut quelques espérances dans le
secret desquelles elle ne mit personne, elle s’était décidée à porter
des corsets, à suivre les modes, et obtint alors un moment de splendeur
pendant lequel le baron la trouva mariable. Lisbeth fut alors la brune
piquante de l’ancien roman français. Son regard perçant, son teint
olivâtre, sa taille de roseau pouvaient tenter un major en demi-solde;
mais elle se contenta, disait-elle en riant, de sa propre admiration.
Elle finit d’ailleurs par trouver sa vie heureuse, après en avoir
élagué les soucis matériels, car elle allait dîner tous les jours en
ville, après avoir travaillé depuis le lever du soleil. Elle n’avait
donc qu’à pourvoir à son déjeuner et à son loyer; puis on l’habillait
et on lui donnait beaucoup de ces provisions acceptables, comme le
sucre, le café, le vin, etc.
En 1837, après vingt-sept ans de vie, à moitié payée par la famille
Hulot et par son oncle Fischer, la cousine Bette résignée à ne rien
être, se laissait traiter sans façon; elle se refusait elle-même à
venir aux grands dîners en préférant l’intimité qui lui permettait
d’avoir sa valeur, et d’éviter des souffrances d’amour-propre. Partout,
chez le général Hulot, chez Crevel, chez le jeune Hulot, chez Rivet,
successeur des Pons avec qui elle s’était raccommodée et qui la fêtait,
chez la baronne, elle semblait être de la maison. Enfin partout elle
savait amadouer les domestiques en leur payant de petits pour-boire
de temps en temps, en causant toujours avec eux pendant quelques
instants avant d’entrer au salon. Cette familiarité par laquelle
elle se mettait franchement au niveau des gens, lui conciliait leur
bienveillance subalterne, très-essentielle aux parasites.--C’est une
bonne et brave fille! était le mot de tout le monde sur elle. Sa
complaisance, sans bornes quand on ne l’exigeait pas, était d’ailleurs,
ainsi que sa fausse bonhomie, une nécessité de sa position. Elle avait
fini par comprendre la vie en se voyant à la merci de tout le monde;
et voulant plaire à tout le monde, elle riait avec les jeunes gens à
qui elle était sympathique par une espèce de patelinage qui les séduit
toujours, elle devinait et épousait leurs désirs, elle se rendait leur
interprète, elle leur paraissait être une bonne confidente, car elle
n’avait pas le droit de les gronder. Sa discrétion absolue lui méritait
la confiance des gens d’un âge mûr, car elle possédait, comme Ninon,
des qualités d’homme. En général, les confidences vont plutôt en bas
qu’en haut. On emploie beaucoup plus ses inférieurs que ses supérieurs
dans les affaires secrètes; ils deviennent donc les complices de nos
pensées réservées, ils assistent aux délibérations; or, Richelieu se
regarda comme arrivé quand il eut le droit d’assistance au conseil.
On croyait cette pauvre fille dans une telle dépendance de tout le
monde, qu’elle semblait condamnée à un mutisme absolu. La cousine se
surnommait elle-même le confessionnal de la famille. La baronne seule,
à qui les mauvais traitements qu’elle avait reçus pendant son enfance,
de sa cousine plus forte qu’elle quoique moins âgée, gardait une espèce
de défiance. Puis, par pudeur, elle n’eût confié qu’à Dieu ses chagrins
domestiques.
Ici peut-être est-il nécessaire de faire observer que la maison de
la baronne conservait toute sa splendeur aux yeux de la cousine
Bette, qui n’était pas frappée, comme le marchand parfumeur parvenu,
de la détresse écrite sur les fauteuils rongés, sur les draperies
noircies et sur la soie balafrée. Il en est du mobilier avec lequel
on vit comme de nous-mêmes. En s’examinant tous les jours, on finit,
à l’exemple du baron, par se croire peu changé, jeune, alors que les
autres voient sur nos têtes une chevelure tournant au chinchilla, des
accents circonflexes à notre front, et de grosses citrouilles dans
notre abdomen. Cet appartement, toujours éclairé pour la cousine Bette
par les feux du Bengale des victoires impériales, resplendissait donc
toujours.
Avec le temps, la cousine Bette avait contracté des manies de vieille
fille, assez singulières. Ainsi, par exemple, elle voulait, au lieu
d’obéir à la mode, que la mode s’appliquât à ses habitudes, et se pliât
à ses fantaisies toujours arriérées. Si la baronne lui donnait un joli
chapeau nouveau, quelque robe taillée au goût du jour, aussitôt la
cousine Bette retravaillait chez elle, à sa façon, chaque chose, et la
gâtait en s’en faisant un costume qui tenait des modes impériales et
de ses anciens costumes lorrains. Le chapeau de trente francs devenait
une loque, et la robe un haillon. La Bette était, à cet égard, d’un
entêtement de mule; elle voulait se plaire à elle seule et se croyait
charmante ainsi; tandis que cette assimilation, harmonieuse en ce
qu’elle la faisait vieille fille de la tête aux pieds, la rendait si
ridicule, qu’avec le meilleur vouloir, personne ne pouvait l’admettre
chez soi les jours de gala.
Cet esprit rétif, capricieux, indépendant, l’inexplicable sauvagerie de
cette fille, à qui le baron avait par quatre fois trouvé des partis (un
employé de son administration, un major, un entrepreneur des vivres,
un capitaine en retraite), et qui s’était refusée à un passementier,
devenu riche depuis, lui méritait le surnom de Chèvre que le baron lui
donnait en riant. Mais ce surnom ne répondait qu’aux bizarreries de la
surface, à ces variations que nous nous offrons tous les uns aux autres
en état de société. Cette fille qui, bien observée, eût présenté le
côté féroce de la classe paysanne, était toujours l’enfant qui voulait
arracher le nez de sa cousine, et qui peut-être, si elle n’était
devenue raisonnable, l’aurait tuée en un paroxisme de jalousie. Elle ne
domptait que par la connaissance des lois et du monde, cette rapidité
naturelle avec laquelle les gens de la campagne, de même que les
Sauvages, passent du sentiment à l’action. En ceci peut-être consiste
toute la différence qui sépare l’homme naturel de l’homme civilisé. Le
Sauvage n’a que des sentiments, l’homme civilisé a des sentiments et
des idées. Aussi, chez les Sauvages, le cerveau reçoit-il pour ainsi
dire peu d’empreintes, il appartient alors tout entier au sentiment
qui l’envahit, tandis que chez l’homme civilisé, les idées descendent
sur le cœur qu’elles transforment; celui-ci est à mille intérêts, à
plusieurs sentiments, tandis que le Sauvage n’admet qu’une idée à la
fois. C’est la cause de la supériorité momentanée de l’enfant sur les
parents et qui cesse avec le désir satisfait; tandis que, chez l’homme
voisin de la Nature, cette cause est continue. La cousine Bette, la
sauvage Lorraine, quelque peu traîtresse, appartenait à cette catégorie
de caractères plus communs chez le peuple qu’on ne pense, et qui peut
en expliquer la conduite pendant les révolutions.
Au moment où cette Scène commence, si la cousine Bette avait voulu se
laisser habiller à la mode; si elle s’était, comme les Parisiennes,
habituée à porter chaque nouvelle mode, elle eût été présentable et
acceptable; mais elle gardait la roideur d’un bâton. Or, sans grâces,
la femme n’existe point à Paris. Ainsi, la chevelure noire, les beaux
yeux durs, la rigidité des lignes du visage, la sécheresse calabraise
du teint qui faisaient de la cousine Bette une figure du Giotto, et
desquels une vraie Parisienne eût tiré parti, sa mise étrange surtout,
lui donnaient une si bizarre apparence, que parfois elle ressemblait
aux singes habillés en femmes, promenés par les petits Savoyards.
Comme elle était bien connue dans les maisons unies par les liens de
famille où elle vivait, qu’elle restreignait ses évolutions sociales à
ce cercle, qu’elle aimait son chez soi, ses singularités n’étonnaient
plus personne, et disparaissaient au dehors dans l’immense mouvement
parisien de la rue, où l’on ne regarde que les jolies femmes.
Les rires d’Hortense étaient en ce moment causés par un triomphe
remporté sur l’obstination de la cousine Bette, elle venait de lui
surprendre un aveu demandé depuis trois ans. Quelque dissimulée que
soit une vieille fille, il est un sentiment qui lui fera toujours
rompre le jeûne de la parole, c’est la vanité! Depuis trois ans,
Hortense, devenue excessivement curieuse en certaine matière,
assaillait sa cousine de questions où respirait d’ailleurs une
innocence parfaite: elle voulait savoir pourquoi sa cousine ne s’était
pas mariée. Hortense, qui connaissait l’histoire des cinq prétendus
refusés, avait bâti son petit roman, elle croyait à la cousine Bette
une passion au cœur, et il en résultait une guerre de plaisanteries.
Hortense disait: «Nous autres jeunes filles!» en parlant d’elle et de
sa cousine. La cousine Bette avait, à plusieurs reprises, répondu d’un
ton plaisant:--«Qui vous dit que je n’ai pas un amoureux?» L’amoureux
de la cousine Bette, faux ou vrai, devint alors un sujet de douces
railleries. Enfin, après deux ans de cette petite guerre, la dernière
fois que la cousine Bette était venue, le premier mot d’Hortense avait
été:--«Comment va ton amoureux?--Mais bien, avait-elle répondu; il
souffre un peu, ce pauvre jeune homme.--Ah! il est délicat? avait
demandé la baronne en riant.--Je crois bien, il est blond... Une fille
charbonnée comme je le suis ne peut aimer qu’un blondin, couleur
de la lune.--Mais qu’est-il? que fait-il? dit Hortense. Est-ce un
prince?--Prince de l’outil, comme je suis reine de la bobine. Une
pauvre fille comme moi peut-elle être aimée d’un propriétaire ayant
pignon sur la rue et des rentes sur l’État, ou d’un duc et pair, ou de
quelque Prince Charmant de tes contes de fées?--Oh! je voudrais bien
le voir... s’était écriée Hortense en souriant.--Pour savoir comment
est tourné celui qui peut aimer une vieille chèvre? avait répondu la
cousine Bette.--Ce doit être un monstre de vieil employé à barbe de
bouc? avait dit Hortense en regardant sa mère.--Eh bien, c’est ce
qui vous trompe, mademoiselle.--Mais tu as donc un amoureux? avait
demandé Hortense d’un air de triomphe.--Aussi vrai que tu n’en as
pas! avait répondu la cousine d’un air piqué.--Eh bien! si tu as un
amoureux, Bette, pourquoi ne l’épouses-tu pas?... avait dit la baronne
en faisant un signe à sa fille. Voilà trois ans qu’il est question
de lui, tu as eu le temps de l’étudier, et s’il t’est resté fidèle,
tu ne devrais pas prolonger une situation fatigante pour lui. C’est
d’ailleurs une affaire de conscience; et puis, s’il est jeune, il est
temps de prendre un bâton de vieillesse. La cousine Bette avait regardé
fixement la baronne, et voyant qu’elle riait, elle avait répondu:--«Ce
serait marier la faim et la soif; il est ouvrier, je suis ouvrière,
si nous avions des enfants, ils seraient des ouvriers... Non, non,
nous nous aimons d’âme... C’est moins cher!--Pourquoi le caches-tu?
avait demandé Hortense.--Il est en veste, avait répliqué la vieille
fille en riant.--L’aimes-tu? avait demandé la baronne.--Ah! je crois
bien! je l’aime pour lui-même, ce chérubin. Voilà quatre ans que je
le porte dans mon cœur.--Eh bien! si tu l’aimes pour lui-même, avait
dit gravement la baronne, et s’il existe, tu serais bien criminelle
envers lui. Tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer.--Nous savons
toutes ce métier-là en naissant!... dit la cousine.--Non, il y a des
femmes qui aiment et qui restent égoïstes, et c’est ton cas!...» La
cousine avait baissé la tête, et son regard eût fait frémir celui qui
l’aurait reçu, mais elle avait regardé sa bobine.--«En nous présentant
ton amoureux prétendu, Hector pourrait le placer, et le mettre dans une
situation à faire fortune.--Ça ne se peut pas, avait dit la cousine
Bette.--Et pourquoi?--C’est une manière de Polonais, un réfugié...--Un
conspirateur... s’était écriée Hortense. Es-tu heureuse!... A-t-il
eu des aventures?...--Mais il s’est battu pour la Pologne. Il était
professeur dans le gymnase dont les élèves ont commencé la révolte,
et comme il était placé là par le grand-duc Constantin, il n’a pas
de grâce à espérer...--Professeur de quoi?...--De beaux-arts!...--Et
il est arrivé à Paris après la déroute?...--En 1833, il avait fait
l’Allemagne à pied...--Pauvre jeune homme! Et il a?...--Il avait
à peine vingt-quatre ans lors de l’insurrection, il a vingt-neuf
ans aujourd’hui...--Quinze ans de moins que toi, avait dit alors
la baronne.--De quoi vit-il?... avait demandé Hortense.--De son
talent...--Ah! il donne des leçons?...--Non, avait dit la cousine
Bette, il en reçoit, et de dures!...--Et son petit nom, est-il
joli?...--Wenceslas!--Quelle imagination ont les vieilles filles!
s’était écriée la baronne. A la manière dont tu parles, on te croirait,
Lisbeth.--Ne vois-tu pas, maman, que c’est un Polonais tellement fait
au knout, que Bette lui rappelle cette petite douceur de sa patrie.»
Toutes trois elles s’étaient mises à rire, et Hortense avait chanté:
_Wenceslas! idole, de mon âme!_ au lieu de: _O Mathilde_... Et il
y avait eu comme un armistice pendant quelques instants.--«Ces
petites filles, avait dit la cousine Bette en regardant Hortense
quand elle était revenue près d’elle, ça croit qu’on ne peut aimer
qu’elles.--Tiens, avait répondu Hortense en se trouvant seule avec sa
cousine, prouve-moi que Wenceslas n’est pas un conte, et je te donne
mon châle de cachemire jaune.--Mais il est comte!...--Tous les Polonais
sont comtes!--Mais il n’est pas Polonais, il est de Li... va...
Lith...--Lithuanie?...--Non... Livonie?...--C’est cela!--Mais comment
se nomme-t-il?--Voyons, je veux savoir si tu es capable de garder un
secret...--Oh! cousine je serai muette...--Comme un poisson?--Comme un
poisson!...--Par ta vie éternelle?--Par ma vie éternelle!--Non, par ton
bonheur sur cette terre?--Oui.--Eh bien! il se nomme le comte Wenceslas
Steinbock!--Il y avait un des généraux de Charles XII qui portait
ce nom-là.--C’était son grand-oncle! Son père à lui s’est établi en
Livonie après la mort du roi de Suède; mais il a perdu sa fortune lors
de la campagne de 1812, et il est mort, laissant le pauvre enfant, à
l’âge de huit ans, sans ressources. Le grand-duc Constantin, à cause
du nom de Steinbock, l’a pris sous sa protection, et l’a mis dans
une école...--Je ne me dédis pas, avait répondu Hortense, donne-moi
une preuve de son existence, et tu as mon châle jaune! Ah! cette
couleur est le fard des brunes.--Tu me garderas le secret?--Tu auras
les miens.--Eh bien! la prochaine fois que je viendrai, j’aurai la
preuve.--Mais la preuve, c’est l’amoureux, avait dit Hortense.
La cousine Bette, en proie depuis son arrivée à Paris à l’admiration
des cachemires, avait été fascinée par l’idée de posséder ce cachemire
jaune donné par le baron à sa femme, en 1808, et qui, selon l’usage de
quelques familles, avait passé de la mère à la fille en 1830. Depuis
dix ans, le châle s’était bien usé; mais ce précieux tissu, toujours
serré dans une boîte en bois de sandal, semblait, comme le mobilier de
la baronne, toujours neuf à la vieille fille. Donc, elle avait apporté
dans son ridicule un cadeau qu’elle comptait faire à la baronne pour le
jour de sa naissance, et qui, selon elle, devait prouver l’existence du
fantastique amoureux.
Ce cadeau consistait en un cachet d’argent, composé de trois figurines
adossées, enveloppées de feuillages et soutenant le globe. Ces trois
personnages représentaient la Foi, l’Espérance et la Charité. Les pieds
reposaient sur des monstres qui s’entre-déchiraient, et parmi lesquels
s’agitait le serpent symbolique. En 1846, après le pas immense que
mademoiselle de Fauveau, les Wagner, les Jeanest, les Froment-Meurice,
et des sculpteurs en bois comme Liénard, ont fait faire à l’art de
Benvenuto-Cellini, ce chef-d’œuvre ne surprendrait personne; mais en
ce moment, une jeune fille experte en bijouterie, dut rester ébahie
en maniant ce cachet, quand la cousine Bette le lui eut présenté, en
lui disant: «--Tiens, comment trouves-tu cela?» Les figures, par
leur dessin, par leurs draperies et par leur mouvement, appartenaient
à l’école de Raphaël; par l’exécution elles rappelaient l’école des
bronziers florentins que créèrent les Donatello, Brunnelleschi,
Ghiberti, Benvenuto-Cellini, Jean de Bologne, etc. La Renaissance, en
France, n’avait pas tordu de monstres plus capricieux que ceux qui
symbolisaient les mauvaises passions. Les palmes, les fougères, les
joncs, les roseaux qui enveloppaient les Vertus étaient d’un effet,
d’un goût, d’un agencement à désespérer les gens du métier. Un ruban
reliait les trois têtes entre elles, et sur les champs qu’il présentait
dans chaque entre-deux des têtes, on voyait un W, un chamois et le mot
_fecit_.
--Qui donc a sculpté cela? demanda Hortense.
--Eh bien! mon amoureux, répondit la cousine Bette. Il y a là dix mois
de travail; aussi, gagné-je davantage à faire des dragonnes... Il
m’a dit que Steinbock signifiait en allemand _animal des rochers_ ou
chamois. Il compte signer ainsi ses ouvrages... Ah! j’aurai ton châle...
--Et pourquoi?
--Puis-je acheter un pareil bijou? le commander? c’est impossible; donc
il m’est donné. Qui peut faire de pareils cadeaux? un amoureux!
Hortense, par une dissimulation dont se serait effrayée Lisbeth
Fischer, si elle s’en était aperçue, se garda bien d’exprimer toute son
admiration, quoiqu’elle éprouvât ce saisissement que ressentent les
gens dont l’âme est ouverte au beau, quand ils voient un chef-d’œuvre
sans défaut, complet, inattendu.
--Ma foi, dit-elle, c’est bien gentil.
--Oui, c’est gentil, reprit la vieille fille; mais j’aime mieux un
cachemire orange. Eh bien! ma petite, mon amoureux passe son temps à
travailler dans ce goût-là. Depuis son arrivée à Paris, il a fait trois
ou quatre petites bêtises de ce genre, et voilà le fruit de quatre ans
d’études et de travaux. Il s’est mis apprenti chez les fondeurs, les
mouleurs, les bijoutiers... bah! des mille et des cent y ont passé.
Monsieur me dit qu’en quelques mois, maintenant, il deviendra célèbre
et riche...
--Mais tu le vois donc?
--Tiens! crois-tu que ce soit une fable? Je t’ai dit la vérité en
riant.
--Et il t’aime? demanda vivement Hortense.
--Il m’adore! répondit la cousine en prenant un air sérieux. Vois-tu,
ma petite, il n’a connu que des femmes pâles, fadasses, comme elles
sont toutes dans le Nord; une fille brune, svelte, jeune comme moi, ça
lui a réchauffé le cœur. Mais, _motus!_ tu me l’as promis.
--Il en sera de celui-là comme des cinq autres, dit d’un air railleur
la jeune fille en regardant le cachet.
--Six, mademoiselle, j’en ai laissé un en Lorraine qui, pour moi,
décrocherait la lune, encore aujourd’hui.
--Celui-là fait mieux, répondit Hortense, il t’apporte le soleil.
--Où ça peut-il se monnayer? demanda la cousine Bette. Il faut beaucoup
de terre pour profiter du soleil.
Ces plaisanteries dites coup sur coup, et suivies de folies qu’on peut
deviner, engendraient ces rires qui avaient redoublé les angoisses de
la baronne en lui faisant comparer l’avenir de sa fille au présent, où
elle la voyait s’abandonnant à toute la gaieté de son âge.
--Mais pour t’offrir des bijoux qui veulent six mois de travail, il
doit t’avoir de bien grandes obligations? demanda Hortense que ce bijou
faisait réfléchir profondément.
--Ah! tu veux en savoir trop d’une seule fois! répondit la cousine
Bette. Mais, écoute... tiens, je vais te mettre dans un complot.
--Y serai-je avec ton amoureux?
--Ah! tu voudrais bien le voir! Mais, tu comprends, une vieille fille
comme votre Bette qui a su garder pendant cinq ans un amoureux, le
cache bien... Ainsi, laisse-nous tranquilles. Moi, vois-tu, je n’ai ni
chat, ni serin, ni chien, ni perroquet, il faut qu’une vieille bique
comme moi ait quelque petite chose à aimer, à tracasser; eh! bien... je
me donne un Polonais.
--A-t-il des moustaches?
--Longues comme cela, dit la Bette on lui montrant une navette chargée
de fils d’or.
Elle emportait toujours son ouvrage en ville, et travaillait en
attendant le dîner.
--Si tu me fais toujours des questions, tu ne sauras rien, reprit-elle.
Tu n’as que vingt-deux ans, et tu es plus bavarde que moi qui en ai
quarante-deux, et même quarante-trois.
--J’écoute, je suis de bois, dit Hortense.
--Mon amoureux a fait un groupe en bronze de dix pouces de hauteur,
reprit la cousine Bette. Ça représente Samson déchirant un lion, et
il l’a enterré, rouillé, de manière à faire croire maintenant qu’il
est aussi vieux que Samson. Ce chef-d’œuvre est exposé chez un des
marchands de bric-à-brac dont les boutiques sont sur la place du
Carrousel, près de ma maison. Si ton père qui connaît monsieur Popinot,
le ministre du commerce et de l’agriculture, ou le comte de Rastignac,
pouvait leur parler de ce groupe comme d’une belle œuvre ancienne qu’il
aurait vue en passant; il paraît que ces grands personnages donnent
dans cet article au lieu de s’occuper de nos dragonnes, et que la
fortune de mon amoureux serait faite, s’ils achetaient ou même venaient
examiner ce méchant morceau de cuivre. Ce pauvre garçon prétend qu’on
prendrait cette bêtise-là pour de l’antique, et qu’on la payerait
bien cher. Pour lors, si c’est un des ministres qui prend le groupe,
il ira s’y présenter, prouver qu’il est l’auteur, et il sera porté en
triomphe! Oh! il se croit sur le pinacle, il a de l’orgueil, le jeune
homme, autant que deux comtes nouveaux.
--C’est renouvelé de Michel-Ange; mais, pour un amoureux, il n’a pas
perdu l’esprit... dit Hortense. Et combien en veut-il?
--Quinze cents francs?... Le marchand ne doit pas donner le bronze à
moins, car il lui faut une commission.
--Papa, dit Hortense, est commissaire du Roi pour le moment; il voit
tous les jours les deux ministres à la chambre, et il fera ton affaire,
je m’en charge. Vous deviendrez riche, madame la comtesse Steinbock!
--Non, mon homme est trop paresseux, il reste des semaines entières à
tracasser de la cire rouge, et rien n’avance. Ah bah! il passe sa vie
au Louvre, à la Bibliothèque à regarder des estampes et à les dessiner.
C’est un flâneur.
Et les deux cousines continuèrent à plaisanter. Hortense riait comme
lorsqu’on s’efforce de rire, car elle était envahie par un amour que
toutes les jeunes filles ont subi, l’amour de l’inconnu, l’amour à
l’état vague et dont les pensées se concrètent autour d’une figure qui
leur est jetée par hasard, comme les floraisons de la gelée se prennent
à des brins de paille suspendus par le vent à la marge d’une fenêtre.
Depuis dix mois, elle avait fait un être réel du fantastique amoureux
de sa cousine par la raison qu’elle croyait, comme sa mère, au célibat
perpétuel de sa cousine; et depuis huit jours, ce fantôme était devenu
le comte Wenceslas Steinbock, le rêve avait un acte de naissance,
la vapeur se solidifiait en un jeune homme de trente ans. Le cachet
qu’elle tenait à la main, espèce d’Annonciation où le génie éclatait
comme une lumière, eut la puissance d’un talisman. Hortense se sentait
si heureuse, qu’elle se prit à douter que ce conte fût de l’histoire;
son sang fermentait, elle riait comme une folle pour donner le change à
sa cousine.
--Mais il me semble que la porte du salon est ouverte, dit la cousine
Bette, allons donc voir si monsieur Crevel est parti...
--Maman est bien triste depuis deux jours, le mariage dont il était
question est sans doute rompu...
--Bah! ça peut se raccommoder, il s’agit (je puis te dire cela) d’un
conseiller à la Cour royale. Aimerais-tu être madame la présidente? Va,
si cela dépend de monsieur Crevel, il me dira bien quelque chose, et je
saurai demain s’il y a de l’espoir!...
--Cousine, laisse-moi le cachet, demanda Hortense, je ne le montrerai
pas... La fête de maman est dans un mois, je te le remettrai, le
matin...
--Non, rends-le-moi... il y faut un écrin.
--Mais je le ferai voir à papa, pour qu’il puisse parler au ministre
en connaissance de cause, car les autorités ne doivent pas se
compromettre, dit-elle.
--Eh! bien, ne le montre pas à ta mère, voilà tout ce que je te
demande; car si elle me connaissait un amoureux, elle se moquerait de
moi...
--Je te le promets.
Les deux cousines arrivèrent sur la porte du boudoir au moment où la
baronne venait de s’évanouir, et le cri poussé par Hortense suffit à
la ranimer. La Bette alla chercher des sels. Quand elle revint, elle
trouva la fille et la mère dans les bras l’une de l’autre, la mère
apaisant les craintes de sa fille, et lui disant:--Ce n’est rien, c’est
une crise nerveuse.--Voici ton père, ajouta-t-elle en reconnaissant la
manière de sonner du baron, surtout ne lui parle pas de ceci...
Adeline se leva pour aller au-devant de son mari, dans l’intention de
l’emmener au jardin, en attendant le dîner, de lui parler du mariage
rompu, de le faire expliquer sur l’avenir, et d’essayer de lui donner
quelques avis.
Le baron Hector Hulot se montra dans une tenue parlementaire et
napoléonienne, car on distingue facilement les Impériaux (gens attachés
à l’empire) à leur cambrure militaire, à leurs habits bleus à boutons
d’or, boutonnés jusqu’en haut, à leurs cravates en taffetas noir, à la
démarche pleine d’autorité qu’ils ont contractée dans l’habitude du
commandement despotique exigé par les rapides circonstances où ils se
sont trouvés. Chez le baron rien, il faut en convenir, ne sentait le
vieillard: sa vue était encore si bonne qu’il lisait sans lunettes; sa
belle figure oblongue, encadrée de favoris trop noirs, hélas! offrait
une carnation animée par les marbrures qui signalent les tempéraments
sanguins; et son ventre, contenu par une ceinture, se maintenait, comme
dit Brillat-Savarin, au majestueux. Un grand air d’aristocratie et
beaucoup d’affabilité servaient d’enveloppe au libertin avec qui Crevel
avait fait tant de parties fines. C’était bien là un de ces hommes dont
les yeux s’animent à la vue d’une jolie femme, et qui sourient à toutes
les belles, même à celles qui passent et qu’ils ne reverront plus.
--As-tu parlé, mon ami? dit Adeline en lui voyant un front soucieux.
--Non, répondit Hector; mais je suis assommé d’avoir entendu parler
pendant deux heures sans arriver à un vote... Ils font des combats de
paroles où les discours sont comme des charges de cavalerie qui ne
dissipent point l’ennemi! On a substitué la parole à l’action, ce qui
réjouit peu les gens habitués à marcher, comme je le disais au maréchal
en le quittant. Mais c’est bien assez de s’être ennuyé sur les bancs
des ministres, amusons-nous ici... Bonjour la Chèvre, bonjour Chevrette!
Et il prit sa fille par le cou, l’embrassa, la lutina, l’assit sur
ses genoux, et lui mit la tête sur son épaule pour sentir cette belle
chevelure d’or sur son visage.
--Il est ennuyé, fatigué, se dit madame Hulot, je vais l’ennuyer
encore, attendons.--Nous restes-tu ce soir?... demanda-t-elle à haute
voix.
--Non, mes enfants. Après le dîner je vous quitte, et si ce n’était pas
le jour de la Chèvre, de mes enfants et de mon frère, vous ne m’auriez
pas vu...
La baronne prit le journal, regarda les théâtres, et posa la feuille
où elle avait lu _Robert-le-Diable_ à la rubrique de l’Opéra. Josépha,
que l’Opéra italien avait cédée depuis six mois à l’Opéra français,
chantait le rôle d’Alice. Cette pantomime n’échappa point au baron qui
regarda fixement sa femme. Adeline baissa les yeux, sortit dans le
jardin, et il l’y suivit.
--Voyons, qu’y a-t-il, Adeline? dit-il en la prenant par la taille,
l’attirant à lui et la pressant. Ne sais-tu pas que je t’aime plus
que...
--Plus que Jenny Cadine et que Josépha? répondit-elle avec hardiesse et
en l’interrompant.
--Et qui t’a dit cela? demanda le baron qui lâchant sa femme recula de
deux pas.
--On m’a écrit une lettre anonyme que j’ai brûlée, et où l’on me
disait, mon ami, que le mariage d’Hortense a manqué par suite de la
gêne où nous sommes. Ta femme, mon cher Hector, n’aurait jamais dit une
parole, elle a su tes liaisons avec Jenny Cadine, s’est-elle jamais
plainte? Mais la mère d’Hortense te doit la vérité...
Hulot, après un moment de silence terrible pour sa femme dont les
battements de cœur s’entendaient, se décroisa les bras, la saisit, la
pressa sur son cœur, l’embrassa sur le front et lui dit avec cette
force exaltée que prête l’enthousiasme:--Adeline, tu es un ange, et je
suis un misérable...
--Non! non, répondit la baronne en lui mettant brusquement sa main sur
les lèvres pour l’empêcher de dire du mal de lui-même.
--Oui, je n’ai pas un sou dans ce moment à donner à Hortense, et je
suis bien malheureux; mais puisque tu m’ouvres ainsi ton cœur, j’y puis
verser des chagrins qui m’étouffaient... Si ton oncle Fischer est dans
l’embarras, c’est moi qui l’y ai mis, il m’a souscrit pour vingt-cinq
mille francs de lettres de change! Et tout cela pour une femme qui me
trompe, qui se moque de moi quand je ne suis pas là, qui m’appelle un
vieux _chat teint_! Oh!... c’est affreux qu’un vice coûte plus cher à
satisfaire qu’une famille à nourrir!... Et c’est irrésistible... Je te
promettrais à l’instant de ne jamais retourner chez cette abominable
israélite, si elle m’écrit deux lignes, j’irais, comme on allait au feu
sous l’Empereur.
--Ne te tourmente pas, Hector, dit la pauvre femme au désespoir et
oubliant sa fille à la vue des larmes qui roulaient dans les yeux de
son mari. Tiens! j’ai mes diamants, sauve avant tout mon oncle!
--Tes diamants valent à peine vingt mille francs, aujourd’hui. Cela ne
suffirait pas au père Fischer; ainsi garde-les pour Hortense, je verrai
demain le maréchal.
--Pauvre ami! s’écria la baronne en prenant les mains de son Hector et
les lui baisant.
Ce fut toute la mercuriale. Adeline offrait ses diamants, le père les
donnait à Hortense, elle regarda cet effort comme sublime, et elle fut
sans force.
--Il est le maître, il peut tout prendre ici, il me laisse mes
diamants, c’est un dieu.
Telle fut la pensée de cette femme, qui certes avait plus obtenu par sa
douceur qu’une autre par quelque colère jalouse.
Le moraliste ne saurait nier que généralement les gens bien élevés et
très-vicieux ne soient beaucoup plus aimables que les gens vertueux;
ayant des crimes à racheter, ils sollicitent par provision l’indulgence
en se montrant faciles avec les défauts de leurs juges, et ils passent
pour être excellents. Quoiqu’il y ait des gens charmants parmi les gens
vertueux, la vertu se croit assez belle par elle-même pour se dispenser
de faire des frais; puis les gens réellement vertueux, car il faut
retrancher les hypocrites, ont presque tous de légers soupçons sur leur
situation; ils se croient dupés au grand marché de la vie, et ils ont
des paroles aigrelettes à la façon des gens qui se prétendent méconnus.
Ainsi le baron, qui se reprochait la ruine de sa famille, déploya
toutes les ressources de son esprit et de ses grâces de séducteur
pour sa femme, pour ses enfants et sa cousine Bette. En voyant venir
son fils et Célestine Crevel qui nourrissait un petit Hulot, il fut
charmant pour sa belle-fille, il l’accabla de compliments, nourriture
à laquelle la vanité de Célestine n’était pas accoutumée, car jamais
fille d’argent ne fut si vulgaire ni si parfaitement insignifiante.
Le grand-père prit le marmot, il le baisa, le trouva délicieux et
ravissant; il lui parla le parler des nourrices, prophétisa que ce
poupard deviendrait plus grand que lui, glissa des flatteries à
l’adresse de son fils Hulot, et rendit l’enfant à la grosse Normande
chargée de le tenir. Aussi Célestine échangea-t-elle avec la baronne
un regard qui voulait dire: «Quel homme charmant!» Naturellement, elle
défendait son beau-père contre les attaques de son propre père.
Après s’être montré beau-père agréable et grand-père _gâteau_, le baron
emmena son fils dans le jardin pour lui présenter des observations
pleines de sens sur l’attitude à prendre à la Chambre sur une
circonstance délicate, surgie le matin. Il pénétra le jeune avocat
d’admiration par la profondeur de ses vues, il l’attendrit par son
ton amical, et surtout par l’espèce de déférence avec laquelle il
paraissait désormais vouloir le mettre à son niveau.
Monsieur Hulot fils était bien le jeune homme tel que l’a fabriqué la
Révolution de 1830: l’esprit infatué de politique, respectueux envers
ses espérances, les contenant sous une fausse gravité, très-envieux
des réputations faites, lâchant des phrases au lieu de ces mots
incisifs, les diamants de la conversation française, mais plein de
tenue et prenant la morgue pour la dignité. Ces gens sont des cercueils
ambulants qui contiennent un Français d’autrefois; le Français s’agite
par moments, et donne des coups contre son enveloppe anglaise; mais
l’ambition le retient, et il consent à y étouffer. Ce cercueil est
toujours vêtu de drap noir.
--Ah! voici mon frère! dit le baron Hulot en allant recevoir le comte à
la porte du salon.
Après avoir embrassé le successeur probable du feu maréchal Montcornet,
il l’amena en lui prenant le bras avec des démonstrations d’affection
et de respect.
Ce pair de France, dispensé d’aller aux séances à cause de sa surdité,
montrait une belle tête froidie par les années, à cheveux gris encore
assez abondants pour être comme collés par la pression du chapeau.
Petit, trapu, devenu sec, il portait sa verte vieillesse d’un air
guilleret; et comme il conservait une excessive activité condamnée au
repos, il partageait son temps entre la lecture et la promenade. Ses
mœurs douces se voyaient sur sa figure blanche, dans son maintien,
dans son honnête discours plein de choses sensées. Il ne parlait
jamais guerre ni campagne; il savait être trop grand pour avoir besoin
de faire de la grandeur. Dans un salon, il bornait son rôle à une
observation continuelle des désirs des femmes.
--Vous êtes tous gais, dit-il en voyant l’animation que le baron
répandait dans cette petite réunion de famille. Hortense n’est
cependant pas mariée, ajouta-t-il en reconnaissant sur le visage de sa
belle-sœur des traces de mélancolie.
--Ça viendra toujours assez tôt, lui cria dans l’oreille la Bette d’une
voix formidable.
--Vous voilà bien, mauvaise graine qui n’a pas voulu fleurir!
répondit-il en riant.
Le héros de Forzheim aimait assez la cousine Bette, car il se trouvait
entre eux des ressemblances. Sans éducation, sorti du peuple, son
courage avait été l’unique artisan de sa fortune militaire, et son bon
sens lui tenait lieu d’esprit. Plein d’honneur, les mains pures, il
finissait radieusement sa belle vie, au milieu de cette famille où se
trouvaient toutes ses affections, sans soupçonner les égarements encore
secrets de son frère. Nul plus que lui ne jouissait du beau spectacle
de cette réunion, où jamais il ne s’élevait le moindre sujet de
discorde, où frères et sœurs s’aimaient également, car Célestine avait
été considérée aussitôt comme de la famille. Aussi le brave petit comte
Hulot demandait-il de temps en temps pourquoi le père Crevel ne venait
pas.--Mon père est à la campagne! lui criait Célestine. Cette fois on
lui dit que l’ancien parfumeur voyageait.
Cette union si vraie de sa famille fit penser à madame Hulot:--Voilà le
plus sûr des bonheurs, et celui-là, qui pourrait nous l’ôter?
En voyant sa favorite Adeline l’objet des attentions du baron, le
général en plaisanta si bien, que le baron, craignant le ridicule,
reporta sa galanterie sur sa belle-fille qui, dans ces dîners de
famille, était toujours l’objet de ses flatteries et de ses soins, car
il espérait par elle ramener le père Crevel et lui faire abjurer tout
ressentiment. Quiconque eût vu cet intérieur de famille aurait eu de la
peine à croire que le père était aux abois, la mère au désespoir, le
fils au dernier degré de l’inquiétude sur l’avenir de son père, et la
fille occupée à voler un amoureux à sa cousine.
A sept heures, le baron voyant son frère, son fils, la baronne et
Hortense occupés tous à faire le whist, partit pour aller applaudir sa
maîtresse à l’Opéra en emmenant la cousine Bette, qui demeurait rue du
Doyenné, et qui prétextait de la solitude de ce quartier désert, pour
toujours s’en aller après le dîner. Les Parisiens avoueront tous que la
prudence de la vieille fille était rationnelle.
L’existence du pâté de maisons qui se trouve le long du vieux Louvre,
est une de ces protestations que les Français aiment à faire contre
le bon sens, pour que l’Europe se rassure sur la dose d’esprit qu’on
leur accorde et ne les craigne plus. Peut-être avons-nous là, sans
le savoir, quelque grande pensée politique. Ce ne sera certes pas un
hors-d’œuvre que de décrire ce coin de Paris actuel, plus tard on
ne pourrait pas l’imaginer; et nos neveux, qui verront sans doute le
Louvre achevé, se refuseraient à croire qu’une pareille barbarie ait
subsisté pendant trente-six ans, au cœur de Paris, en face du palais
où trois dynasties ont reçu pendant ces dernières trente-six années,
l’élite de la France et celle de l’Europe.
Depuis le guichet qui mène au pont du Carrousel, jusqu’à la rue du
Musée, tout homme venu, ne fût-ce que pour quelques jours, à Paris,
remarque une dizaine de maisons à façades ruinées, où les propriétaires
découragés ne font aucune réparation, et qui sont le résidu d’un
ancien quartier en démolition depuis le jour où Napoléon résolut de
terminer le Louvre. La rue et l’impasse du Doyenné, voilà les seules
voies intérieures de ce pâté sombre et désert où les habitants sont
probablement des fantômes, car on n’y voit jamais personne. Le pavé,
beaucoup plus bas que celui de la chaussée de la rue du Musée, se
trouve au milieu de celle de la rue Froidmanteau. Enterrées déjà par
l’exhaussement de la place, ces maisons sont enveloppées de l’ombre
éternelle que projettent les hautes galeries du Louvre, noircies de ce
côté par le souffle du Nord. Les ténèbres, le silence, l’air glacial,
la profondeur caverneuse du sol concourent à faire de ces maisons des
espèces de cryptes, des tombeaux vivants. Lorsqu’on passe en cabriolet
le long de ce demi-quartier mort, et que le regard s’engage dans la
ruelle du Doyenné, l’âme a froid, l’on se demande qui peut demeurer là,
ce qui doit s’y passer le soir, à l’heure où cette ruelle se change
en coupe-gorge, et où les vices de Paris, enveloppés du manteau de la
nuit, se donnent pleine carrière. Ce problème, effrayant par lui-même,
devient horrible quand on voit que ces prétendues maisons ont pour
ceinture un marais du côté de la rue de Richelieu, un océan de pavés
moutonnants du côté des Tuileries, de petits jardins, des baraques
sinistres du côté des galeries, et des steppes de pierre de taille et
de démolitions du côté du vieux Louvre. Henri III et ses mignons qui
cherchent leurs chausses, les amants de Marguerite qui cherchent leurs
têtes, doivent danser des sarabandes au clair de la lune dans ces
déserts dominés par la voûte d’une chapelle encore debout, comme pour
prouver que la religion catholique si vivace en France, survit à tout.
Voici bientôt quarante ans que le Louvre crie par toutes les gueules
de ces murs éventrés, de ces fenêtres béantes: Extirpez ces verrues
de ma face! On a sans doute reconnu l’utilité de ce coupe-gorge, et
la nécessité de symboliser au cœur de Paris l’alliance intime de la
misère et de la splendeur qui caractérise la reine des capitales. Aussi
ces ruines froides, au sein desquelles le journal des légitimistes
a commencé la maladie dont il meurt, les infâmes baraques de la rue
du Musée, l’enceinte en planches des étalagistes qui la garnissent,
auront-elles la vie plus longue et plus prospère que celles de trois
dynasties peut-être!
Dès 1823, la modicité du loyer dans des maisons condamnées à
disparaître, avait engagé la cousine Bette à se loger là, malgré
l’obligation que l’état du quartier lui faisait de se retirer avant
la nuit close. Cette nécessité s’accordait d’ailleurs avec l’habitude
villageoise qu’elle avait conservée de se coucher et de se lever avec
le soleil, ce qui procure aux gens de la campagne de notables économies
sur l’éclairage et le chauffage. Elle demeurait donc dans une des
maisons auxquelles la démolition du fameux hôtel occupé par Cambacérès,
a rendu la vue de la place.
Au moment où le baron Hulot mit la cousine de sa femme à la porte de
cette maison, en lui disant: «Adieu, cousine!» une jeune femme, petite,
svelte, jolie, mise avec une grande élégance, exhalant un parfum
choisi, passait entre la voiture et la muraille pour entrer aussi dans
la maison. Cette dame échangea, sans aucune espèce de préméditation, un
regard avec le baron, uniquement pour voir le cousin de la locataire;
mais le libertin ressentit cette vive impression, passagère chez tous
les Parisiens, quand ils rencontrent une jolie femme qui réalise, comme
disent les entomologistes, leur _desiderata_, et il mit avec une sage
lenteur un de ses gants avant de remonter en voiture, pour se donner
une contenance et pouvoir suivre de l’œil la jeune femme dont la robe
était agréablement balancée par autre chose que par ces affreuses et
frauduleuses sous-jupes en crinoline.
--Voilà, se disait-il, une gentille petite femme de qui je ferais
volontiers le bonheur, car elle ferait le mien.
Quand l’inconnue eut atteint le palier de l’escalier qui desservait le
corps de logis situé sur la rue, elle regarda la porte-cochère du coin
de l’œil, sans se retourner positivement, et vit le baron cloué sur
place par l’admiration, dévoré de désir et de curiosité. C’est comme
une fleur que toutes les Parisiennes respirent avec plaisir, en la
trouvant sur leur passage. Certaines femmes attachées à leurs devoirs,
vertueuses et jolies, reviennent au logis assez maussades, lorsqu’elles
n’ont pas fait leur petit bouquet pendant la promenade.
La jeune femme monta rapidement l’escalier. Bientôt une fenêtre de
l’appartement du deuxième étage s’ouvrit, et la jeune femme s’y montra,
mais en compagnie d’un monsieur dont le crâne pelé, dont l’œil peu
courroucé révélaient un mari.
--Sont-elles fines et spirituelles ces créatures-là!... se dit le
baron, elle m’indique ainsi sa demeure. C’est un peu trop vif, surtout
dans ce quartier-ci. Prenons garde. Le directeur leva la tête quand il
fut monté dans le milord, et alors la femme et le mari se retirèrent
vivement, comme si la figure du baron eût produit sur eux l’effet
mythologique de la tête de Méduse.--On dirait qu’ils me connaissent,
pensa le baron. Alors, tout s’expliquerait. En effet, quand la voiture
eut remonté la chaussée de la rue du Musée, il se pencha pour revoir
l’inconnue, et il la trouva revenue à la fenêtre. Honteuse d’être
prise à contempler la capote sous laquelle était son admirateur, la
jeune femme se rejeta vivement en arrière.--Je saurai qui c’est par la
Chèvre, se dit le baron.
L’aspect du Conseiller-d’État avait produit, comme on va le voir, une
sensation profonde sur le couple.
--Mais c’est le baron Hulot, dans la direction de qui se trouve mon
bureau! s’écria le mari en quittant le balcon de la fenêtre.
--Eh! bien, Marneffe, la vieille fille du troisième au fond de la cour
qui vit avec ce jeune homme, est sa cousine? Est-ce drôle que nous
n’apprenions cela qu’aujourd’hui, et par hasard!
--Mademoiselle Fischer vivre avec un jeune homme!... répéta l’employé.
C’est des cancans de portière, ne parlons pas si légèrement de la
cousine d’un Conseiller-d’État qui fait la pluie et le beau temps au
Ministère. Tiens, viens dîner, je t’attends depuis quatre heures!
La très-jolie madame de Marneffe, fille naturelle du comte de
Montcornet, l’un des plus célèbres lieutenants de Napoléon, avait
été mariée au moyen d’une dot de vingt mille francs à un employé
subalterne du Ministère de la Guerre. Par le crédit de l’illustre
lieutenant-général, maréchal de France dans les six derniers mois de sa
vie, ce plumigère était arrivé à la place inespérée de premier commis
dans son bureau; mais, au moment d’être nommé sous-chef, la mort du
maréchal avait coupé par le pied les espérances de Marneffe et de sa
femme. L’exiguïté de la fortune du sieur Marneffe chez qui s’était
déjà fondue la dot de mademoiselle Valérie Fortin, soit au payement
des dettes de l’employé, soit en acquisitions nécessaires à un garçon
qui se monte une maison, mais surtout les exigences d’une jolie femme
habituée chez sa mère à des jouissances auxquelles elle ne voulut pas
renoncer, avaient obligé le ménage à réaliser des économies sur le
loyer. La position de la rue du Doyenné, peu éloignée du Ministère de
la Guerre et du centre parisien, sourit à monsieur et à madame Marneffe
qui, depuis environ quatre ans, habitaient la maison de mademoiselle
Fischer.
Le sieur Jean-Paul-Stanislas Marneffe appartenait à cette nature
d’employés qui résiste à l’abrutissement par l’espèce de puissance
que donne la dépravation. Ce petit homme maigre, à cheveux et à barbe
grêles, à figure étiolée, pâlotte, plus fatiguée que ridée, les yeux
à paupières légèrement rougies et harnachées de lunettes, de piètre
allure et de plus piètre maintien, réalisait le type que chacun se
dessine d’un homme traduit aux assises pour attentat aux mœurs.
L’appartement occupé par ce ménage, type de beaucoup de ménages
parisiens, offrait les trompeuses apparences de ce faux luxe qui
règne dans tant d’intérieurs. Dans le salon, les meubles recouverts
en velours de coton passé, les statuettes de plâtre jouant le bronze
florentin, le lustre mal ciselé, simplement mis en couleur, à bobèches
en cristal fondu; le tapis dont le bon marché s’expliquait tardivement
par la quantité de coton introduite par le fabricant, et devenue
visible à l’œil nu, tout jusqu’aux rideaux qui vous eussent appris que
le damas de laine n’a pas trois ans de splendeur, tout chantait misère
comme un pauvre en haillons à la porte d’une église.
La salle à manger, mal soignée par une seule servante, présentait
l’aspect nauséabond des salles à manger d’hôtel de province: tout y
était encrassé, mal entretenu.
La chambre de monsieur, assez semblable à la chambre d’un étudiant,
meublée de son lit de garçon, de son mobilier de garçon, flétri, usé
comme lui-même, et faite une fois par semaine; cette horrible chambre
où tout traînait, où de vieilles chaussettes pendaient sur des chaises
foncées de crin, dont les fleurs reparaissaient dessinées par la
poussière, annonçait bien l’homme à qui son ménage est indifférent, qui
vit au dehors, au jeu, dans les cafés ou ailleurs.
La chambre de madame faisait exception à la dégradante incurie qui
déshonorait l’appartement officiel où les rideaux étaient partout
jaunes de fumée et de poussière, où l’enfant, évidemment abandonné à
lui-même, laissait traîner ses joujoux partout. Situés dans l’aile qui
réunissait, d’un seul côté seulement, la maison bâtie sur le devant
de la rue, au corps-de-logis adossé au fond de la cour à la propriété
voisine, la chambre et le cabinet de toilette de Valérie, élégamment
tendus en perse, à meubles en bois de palissandre, à tapis en moquette,
sentaient la jolie femme, et, disons-le, presque la femme entretenue.
Sur le manteau de velours de la cheminée s’élevait la pendule alors à
la mode. On voyait un petit Dunkerque assez bien garni, des jardinières
en porcelaine chinoise luxueusement montées. Le lit, la toilette,
l’armoire à glace, le tête-à-tête, les colifichets obligés signalaient
les recherches ou les fantaisies du jour.
Quoique ce fût du troisième ordre en fait de richesse et d’élégance,
que tout y datât de trois ans, un dandy n’eût rien trouvé à redire,
sinon que ce luxe était entaché de bourgeoisie. L’art, la distinction,
qui résulte des choses que le goût sait s’approprier, manquaient là
totalement. Un docteur ès sciences sociales eût reconnu l’amant à
quelques-unes de ces futilités de riche bijouterie qui ne peuvent venir
que de ce demi-dieu, toujours absent, toujours présent chez une femme
mariée.
Le dîner que firent le mari, la femme et l’enfant, ce dîner retardé de
quatre heures, eût expliqué la crise financière que subissait cette
famille, car la table est le plus sûr thermomètre de la fortune dans
les ménages parisiens. Une soupe aux herbes et à l’eau de haricots,
un morceau de veau aux pommes de terre, inondé d’eau rousse en guise
de jus, un plat de haricots et des cerises d’une qualité inférieure,
le tout servi et mangé dans des assiettes et des plats écornés avec
l’argenterie peu sonore et triste du maillechort, était-ce un menu
digne de cette jolie femme? Le baron en eût pleuré, s’il en avait
été témoin. Les carafes ternies ne sauvaient pas la vilaine couleur
du vin pris au litre chez le marchand de vin du coin. Les serviettes
servaient depuis une semaine. Enfin tout trahissait une misère sans
dignité, l’insouciance de la femme et celle du mari pour la famille.
L’observateur le plus vulgaire se serait dit, en les voyant, que ces
deux êtres étaient arrivés à ce funeste moment où la nécessité de vivre
fait chercher une friponnerie heureuse.
La première phrase dite par Valérie à son mari, va d’ailleurs expliquer
le retard qu’avait éprouvé le dîner, dû probablement au dévouement
intéressé de la cuisinière.
--Samanon ne veut prendre tes lettres de change qu’à cinquante pour
cent, et demande en garantie une délégation sur tes appointements.
La misère, secrète encore chez le directeur de la Guerre, et qui avait
pour paravent un traitement de vingt-quatre mille francs, sans compter
les gratifications, était donc arrivée à son dernier période chez
l’employé.
--Tu as _fait_ mon directeur, dit le mari en regardant sa femme.
--Je le crois, répondit-elle sans épouvanter de ce mot pris à l’argot
des coulisses.
--Qu’allons-nous devenir? reprit Marneffe, le propriétaire nous saisira
demain. Et ton père, qui s’avise de mourir sans faire de testament! Ma
parole d’honneur, ces gens de l’Empire se croient tous immortels comme
leur Empereur.
--Pauvre père, dit-elle, il n’a eu que moi d’enfant, il m’aimait bien!
La comtesse aura brûlé le testament. Comment m’aurait-il oublié, lui
qui nous donnait de temps en temps des trois ou quatre billets de mille
francs à la fois?
--Nous devons quatre termes, quinze cents francs! notre mobilier les
vaut-il? _That is the question!_ a dit Shakspeare.
--Tiens, adieu, mon chat, dit Valérie qui n’avait pris que quelques
bouchées de veau d’où la domestique avait extrait le jus pour un brave
soldat revenu d’Alger. Aux grands maux, les grands remèdes!
--Valérie! où vas-tu? s’écria Marneffe en coupant à sa femme le chemin
de la porte.
--Je vais voir notre propriétaire, répondit-elle en arrangeant ses
anglaises sous son joli chapeau. Toi, tu devrais tâcher de te bien
mettre avec cette vieille fille, si toutefois elle est cousine du
directeur.
L’ignorance où sont les locataires d’une même maison de leurs
situations sociales réciproques est un des faits constants qui peuvent
le plus peindre l’entraînement de la vie parisienne; mais il est facile
de comprendre qu’un employé qui va tous les jours de grand matin à son
bureau, qui revient chez lui pour dîner, qui sort tous les soirs, et
qu’une femme adonnée aux plaisirs de Paris, puissent ne rien savoir
de l’existence d’une vieille fille logée au troisième étage au fond de
la cour de leur maison, surtout quand cette fille a les habitudes de
mademoiselle Fischer.
La première de la maison, Lisbeth allait chercher son lait, son pain,
sa braise, sans parler à personne, et se couchait avec le soleil; elle
ne recevait jamais de lettres, ni de visites, elle ne voisinait point.
C’était une de ces existences anonymes, entomologiques, comme il y en
a dans certaines maisons, où l’on apprend au bout de quatre ans qu’il
existe un vieux monsieur au quatrième qui a connu Voltaire, Pilastre du
Rosier, Beaujon, Marcel, Molé, Sophie Arnoult, Franklin et Robespierre.
Ce que monsieur et madame Marneffe venaient de dire sur Lisbeth
Fischer, ils l’avaient appris à cause de l’isolement du quartier et
des rapports que leur détresse avait établis entre eux et les portiers
dont la bienveillance leur était trop nécessaire pour ne pas avoir
été soigneusement entretenue. Or, la fierté, le mutisme, la réserve
de la vieille fille avaient engendré chez les portiers ce respect
exagéré, ces rapports froids qui dénotent le mécontentement inavoué de
l’inférieur. Les portiers se croyaient d’ailleurs dans l’espèce, comme
on dit au Palais, les égaux d’un locataire dont le loyer était de deux
cent cinquante francs. Les confidences de la cousine Bette à sa petite
cousine Hortense étant vraies, chacun comprendra que la portière avait
pu, dans quelque conversation intime avec les Marneffe, calomnier
mademoiselle Fischer en croyant simplement médire d’elle.
Lorsque la vieille fille reçut son bougeoir des mains de la respectable
madame Olivier, la portière, elle s’avança pour voir si les fenêtres
de la mansarde au-dessus de son appartement étaient éclairées. A cette
heure, en juillet, il faisait si sombre au fond de la cour, que la
vieille fille ne pouvait pas se coucher sans lumière.
--Oh! soyez tranquille, monsieur Steinbock est chez lui, il n’est même
pas sorti, dit malicieusement madame Olivier à mademoiselle Fischer.
La vieille fille ne répondit rien. Elle était encore restée paysanne
en ceci, qu’elle se moquait du qu’en dira-t-on des gens placés loin
d’elle; et, de même que les paysans ne voient que leur village, elle
ne tenait qu’à l’opinion du petit cercle au milieu duquel elle vivait.
Elle monta donc résolument, non pas chez elle, mais à cette mansarde.
Voici pourquoi. Au dessert, elle avait mis dans son sac des fruits
et des sucreries pour son amoureux, et elle venait les lui donner,
absolument comme une vieille fille rapporte une friandise à son chien.
Elle trouva, travaillant à la lueur d’une petite lampe, dont la clarté
s’augmentait en passant à travers un globe plein d’eau, le héros
des rêves d’Hortense, un pâle jeune homme blond, assis à une espèce
d’établi couvert des outils du ciseleur, de cire rouge, d’ébauchoirs,
de socles dégrossis, de cuivres fondus sur modèle, vêtu d’une blouse,
et tenant un petit groupe en cire à modeler qu’il contemplait avec
l’attention d’un poète au travail.
--Tenez, Wenceslas, voilà ce que je vous apporte, dit-elle en plaçant
son mouchoir sur un coin de l’établi.
Puis elle tira de son cabas avec précaution les friandises et les
fruits.
--Vous êtes bien bonne, mademoiselle, répondit le pauvre exilé d’une
voix triste.
--Ça vous rafraîchira, mon pauvre enfant. Vous vous échauffez le sang à
travailler ainsi, vous n’étiez pas né pour un si rude métier...
Wenceslas Steinbock regarda la vieille fille d’un air étonné.
--Mangez donc, reprit-elle brusquement, au lieu de me contempler comme
une de vos figures quand elles vous plaisent.
En recevant cette espèce de gourmade en paroles, l’étonnement du jeune
homme cessa, car il reconnut alors son Mentor femelle dont la tendresse
le surprenait toujours, tant il avait l’habitude d’être rudoyé. Quoique
Steinbock eût vingt-neuf ans, il paraissait, comme certains blonds,
avoir cinq ou six ans de moins, et à voir cette jeunesse, dont la
fraîcheur avait cédé sous les fatigues et les misères de l’exil, unie
à cette figure sèche et dure, on aurait pensé que la nature s’était
trompée en leur donnant leurs sexes. Il se leva, s’alla jeter dans
une vieille bergère Louis XV, couverte en velours d’Utrecht jaune, et
parut vouloir s’y reposer. La vieille fille prit alors une prune de
reine-claude, et la présenta doucement à son ami.
--Merci, dit-il en prenant le fruit.
--Êtes-vous fatigué? demanda-t-elle en lui donnant un autre fruit.
--Je ne suis pas fatigué par le travail, mais fatigué de la vie,
répondit-il.
--En voilà des idées! reprit-elle avec une sorte d’aigreur. N’avez-vous
pas un bon génie qui veille sur vous? dit-elle en lui présentant les
sucreries et lui voyant manger tout avec plaisir. Voyez, en dînant chez
ma cousine, j’ai pensé à vous...
--Je sais, dit-il en lançant sur Lisbeth un regard à la fois caressant
et plaintif, que, sans vous, je ne vivrais plus depuis longtemps; mais,
ma chère demoiselle, les artistes ont besoin de distractions...
--Ah! nous y voilà!... s’écria-t-elle en l’interrompant, en se mettant
les poings sur les hanches et arrêtant sur lui des yeux flamboyants.
Vous voulez aller perdre votre santé dans les infâmies de Paris, comme
tant d’ouvriers qui finissent par aller mourir à l’hôpital! Non, non,
faites-vous une fortune, et quand vous aurez des rentes, vous vous
amuserez, mon enfant, vous aurez alors de quoi payer les médecins et
les plaisirs, libertin que vous êtes.
Wenceslas Steinbock, en recevant cette bordée accompagnée de regards
qui le pénétraient d’une flamme magnétique, baissa la tête. Si le
médisant le plus mordant eût pu voir le début de cette scène, il aurait
déjà reconnu la fausseté des calomnies lancées par les époux Olivier
sur la demoiselle Fischer. Tout, dans l’accent, dans les gestes et
dans les regards de ces deux êtres, accusait la pureté de leur vie
secrète. La vieille fille déployait la tendresse d’une brutale, mais
réelle maternité. Le jeune homme subissait comme un fils respectueux la
tyrannie d’une mère. Cette alliance bizarre paraissait être le résultat
d’une volonté puissante agissant incessamment sur un caractère faible,
sur cette inconsistance particulière aux Slaves qui, tout en leur
laissant un courage héroïque sur les champs de bataille, leur donne
un incroyable décousu dans la conduite, une mollesse morale dont les
causes devraient occuper les physiologistes, car les physiologistes
sont à la politique ce que les entomologistes sont à l’agriculture.
--Et si je meurs avant d’être riche? demanda mélancoliquement Wenceslas.
--Mourir?... s’écria la vieille fille. Oh! je ne vous laisserai point
mourir. J’ai de la vie pour deux, et je vous infuserais mon sang, s’il
le fallait.
En entendant cette exclamation violente et naïve, les larmes
mouillèrent les paupières de Steinbock.
--Ne vous attristez pas, mon petit Wenceslas, reprit Lisbeth émue.
Tenez, ma cousine Hortense a trouvé, je crois, votre cachet assez
gentil. Allez, je vous ferai bien vendre votre groupe en bronze, vous
serez quitte avec moi, vous ferez ce que vous voudrez, vous deviendrez
libre! Allons, riez donc!...
--Je ne serai jamais quitte avec vous, mademoiselle, répondit le pauvre
exilé.
--Et pourquoi donc?... demanda la paysanne des Vosges en prenant le
parti du Livonien contre elle-même.
--Parce que vous ne m’avez pas seulement nourri, logé, soigné dans la
misère; mais encore vous m’avez donné de la force! vous m’avez créé ce
que je suis, vous avez été souvent dure, vous m’avez fait souffrir...
--Moi? dit la vieille fille. Allez-vous recommencer vos bêtises sur
la poésie, sur les arts, et faire craquer vos doigts, vous détirer
les bras en parlant du beau idéal, de vos folies du Nord. Le beau ne
vaut pas le solide, et le solide, c’est moi! Vous avez des idées dans
la cervelle? la belle affaire! et moi aussi, j’ai des idées... A quoi
sert ce qu’on a dans l’âme, si l’on n’en tire aucun parti? ceux qui ont
des idées ne sont pas alors si avancés que ceux qui n’en ont pas, si
ceux-là savent se remuer... Au lieu de penser à vos rêveries, il faut
travailler. Qu’avez-vous fait depuis que je suis partie?...
--Qu’a dit votre jolie cousine?
--Qui vous a dit qu’elle était jolie? demanda vivement Lisbeth avec un
accent où rugissait une jalousie de tigre.
--Mais, vous-même.
--C’était pour voir la grimace que vous feriez! Avez-vous envie de
courir après les jupes? Vous aimez les femmes, eh bien! fondez-en,
mettez vos désirs en bronze; car vous vous en passerez encore pendant
quelque temps, d’amourettes, et surtout de ma cousine, cher ami. Ce
n’est pas du gibier pour votre nez; il faut à cette fille-là un homme
de soixante mille francs de rente... et il est trouvé. Tiens! le lit
n’est pas fait! dit-elle en regardant à travers l’autre chambre, oh!
pauvre chat! je vous ai oublié...
Aussitôt la vigoureuse fille se débarrassa de son mantelet, de son
chapeau, de ses gants; et, comme une servante, elle arrangea lestement
le petit lit de pensionnaire où couchait l’artiste. Ce mélange de
brusquerie, de rudesse même et de bonté, peut expliquer l’empire que
Lisbeth avait acquis sur cet homme de qui elle faisait une chose à
elle. La vie ne nous attache-t-elle pas par ses alternatives de bon et
de mauvais? Si le Livonien avait rencontré madame Marneffe, au lieu de
rencontrer Lisbeth Fischer, il aurait trouvé, dans sa protectrice,
une complaisance qui l’eût conduit à quelque route, bourbeuse et
déshonorante où il se serait perdu. Il n’aurait certes pas travaillé,
l’artiste ne serait pas éclos. Aussi, tout en déplorant l’âpre cupidité
de la vieille fille, sa raison lui disait-elle de préférer ce bras de
fer à la paresseuse et périlleuse existence que menaient quelques-uns
de ses compatriotes.
Voici l’événement auquel était dû le mariage de cette énergie femelle
et de cette faiblesse masculine, espèce de contre-sens assez fréquent,
dit-on, en Pologne.
En 1833, mademoiselle Fischer, qui travaillait parfois la nuit quand
elle avait beaucoup d’ouvrage, sentit, vers une heure du matin, une
forte odeur d’acide carbonique, et entendit les plaintes d’un mourant.
L’odeur du charbon et le râle provenaient d’une mansarde située
au-dessus des deux pièces dont se composait son appartement; elle
supposa qu’un jeune homme nouvellement venu dans la maison, et logé
dans cette mansarde à louer depuis trois ans, se suicidait. Elle monta
rapidement, enfonça la porte avec sa force de Lorraine en y pratiquant
une pesée, et trouva le locataire se roulant sur un lit de sangle
dans les convulsions de l’agonie. Elle éteignit le réchaud. La porte
ouverte, l’air afflua, l’exilé fut sauvé; puis, quand Lisbeth l’eut
couché comme un malade, qu’il fut endormi, elle put reconnaître les
causes du suicide dans le dénûment absolu des deux chambres de cette
mansarde où il n’existait qu’une méchante table, le lit de sangle et
deux chaises.
Sur la table était cet écrit qu’elle lut:
«Je suis le comte Wenceslas Steinbock, né à Prelie, en Livonie.
»Qu’on n’accuse personne de ma mort, les raisons de mon suicide sont
dans ces mots de Kosciusko: _Finis Poloniæ!_
»Le petit-neveu d’un valeureux général de Charles XII n’a pas voulu
mendier. Ma faible constitution m’interdisait le service militaire,
et j’ai vu hier la fin des cent thalers avec lesquels je suis venu de
Dresde à Paris. Je laisse vingt-cinq francs dans le tiroir de cette
table pour payer le terme que je dois au propriétaire.
»N’ayant plus de parents, ma mort n’intéresse personne. Je prie mes
compatriotes de ne pas accuser le gouvernement français. Je ne me
suis pas fait connaître comme réfugié, je n’ai rien demandé, je n’ai
rencontré aucun exilé, personne ne sait à Paris que j’existe.
»Je serai mort dans des pensées chrétiennes. Que Dieu pardonne au
dernier des Steinbock!
»WENCESLAS!»
Mademoiselle Fischer, excessivement touchée de la probité du moribond,
qui payait son terme, ouvrit le tiroir, et vit en effet cinq pièces de
cent sous.
--Pauvre jeune homme! s’écria-t-elle. Et personne au monde pour
s’intéresser à lui!
Elle descendit chez elle, y prit son ouvrage, et vint travailler dans
cette mansarde, en veillant le gentilhomme livonien. A son réveil, on
peut juger de l’étonnement de l’exilé, quand il vit une femme à son
chevet; il crut continuer un rêve. Tout en faisant des aiguillettes en
or pour un uniforme, la vieille fille s’était promis de protéger ce
pauvre enfant, qu’elle avait admiré dormant. Lorsque le jeune comte fut
tout à fait éveillé, Lisbeth lui donna du courage, et le questionna
pour savoir comment lui faire gagner sa vie. Wenceslas, après avoir
raconté son histoire, ajouta qu’il avait dû sa place à sa vocation
reconnue pour les arts; il s’était toujours senti des dispositions
pour la sculpture; mais le temps nécessaire aux études lui paraissait
trop long pour un homme sans argent, et il se sentait beaucoup trop
faible en ce moment pour s’adonner à un état manuel ou entreprendre la
grande sculpture. Ces paroles furent du grec pour Lisbeth Fischer. Elle
répondit à ce malheureux que Paris offrait tant de ressources, qu’un
homme de bonne volonté devait y vivre. Jamais les gens de cœur n’y
périssaient quand ils apportaient un certain fonds de patience.
--Je ne suis qu’une pauvre fille, moi, une paysanne, et j’ai bien su
m’y créer une indépendance, ajouta-t-elle en terminant. Écoutez-moi. Si
vous voulez bien sérieusement travailler, j’ai quelques économies, je
vous prêterai mois par mois l’argent nécessaire pour vivre; mais pour
vivre strictement et non pour bambocher, pour courailler! On peut dîner
à Paris à vingt-cinq sous par jour, et je vous ferai votre déjeuner
avec le mien tous les matins. Enfin je meublerai votre chambre, et
je payerai les apprentissages qui vous sembleront nécessaires. Vous
me donnerez des reconnaissances en bonne forme de l’argent que je
dépenserai pour vous; et, quand vous serez riche, vous me rendrez le
tout. Mais, si vous ne travaillez pas, je ne me regarderai plus comme
engagée à rien, et je vous abandonnerai.
--Ah! s’écria le malheureux qui sentait encore l’amertume de sa
première étreinte avec la Mort, les exilés de tous les pays ont bien
raison de tendre vers la France, comme font les âmes du purgatoire vers
le paradis. Quelle nation que celle où il se trouve des secours, des
cœurs généreux partout, même dans une mansarde comme celle-ci! Vous
serez tout pour moi, ma chère bienfaitrice, je serai votre esclave!
Soyez mon amie, dit-il avec une de ces démonstrations caressantes, si
familières aux Polonais, et qui les fait accuser assez injustement de
servilité.
--Oh! non, je suis trop jalouse, je vous rendrais malheureux; mais je
serai volontiers quelque chose comme votre camarade, reprit Lisbeth.
--Oh! si vous saviez avec quelle ardeur j’appelais une créature,
fût-ce un tyran, qui voulût de moi, quand je me débattais dans
le vide de Paris! reprit Wenceslas. Je regrettais la Sibérie où
l’empereur m’enverrait, si je rentrais!... Devenez ma providence... Je
travaillerai, je deviendrai meilleur que je ne suis, quoique je ne sois
pas un mauvais garçon.
--Ferez-vous tout ce que je vous dirai de faire? demanda-t-elle.
--Oui!...
--Eh bien! je vous prends pour mon enfant, dit-elle gaîment. Me voilà
avec un garçon qui se relève du cercueil. Allons! nous commençons.
Je vais descendre faire mes provisions, habillez-vous, vous viendrez
partager mon déjeuner quand j’aurai cogné au plafond avec le manche de
mon balai.
Le lendemain, chez les fabricants où mademoiselle Fischer porta son
ouvrage, elle prit des renseignements sur l’état de sculpteur. A
force de demander, elle réussit à découvrir l’atelier des Florent
et Chanor, maison spéciale où l’on fondait, où l’on ciselait les
bronzes riches et les services d’argenterie luxueux. Elle y conduisit
Steinbock en qualité d’apprenti sculpteur, proposition qui parut
bizarre. On exécutait là les modèles des plus fameux artistes, on n’y
montrait pas à sculpter. La persistance et l’entêtement de la vieille
fille arrivèrent à placer son protégé comme dessinateur d’ornements.
Steinbock sut promptement modeler les ornements, il en inventa de
nouveaux, il avait la vocation. Cinq mois après avoir achevé son
apprentissage de ciseleur, il fit la connaissance du fameux Stidmann,
le principal sculpteur de la maison Florent. Au bout de vingt mois,
Wenceslas en savait plus que son maître; mais, en trente mois, les
économies amassées par la vieille fille pendant seize ans, pièce à
pièce, furent entièrement dissipées. Deux mille cinq cents francs
en or! une somme qu’elle comptait placer en viager, et représentée
par quoi? par la lettre de change d’un Polonais. Aussi Lisbeth
travaillait-elle en ce moment comme dans sa jeunesse, afin de subvenir
aux dépenses du Livonien. Quand elle se vit entre les mains un papier
au lieu d’avoir ses pièces d’or, elle perdit la tête, et alla consulter
monsieur Rivet, devenu depuis quinze ans le conseil, l’ami de sa
première et plus habile ouvrière. En apprenant cette aventure, monsieur
et madame Rivet grondèrent Lisbeth, la traitèrent de folle, honnirent
les réfugiés dont les menées pour redevenir une nation compromettaient
la prospérité du commerce, la paix à tout prix, et ils poussèrent la
vieille fille à prendre, ce qu’on appelle en commerce, des sûretés.
--La seule sûreté que ce gaillard-là peut vous offrir, c’est sa
liberté, dit alors monsieur Rivet.
Monsieur Achille Rivet était juge au tribunal de commerce.
--Et ce n’est pas une plaisanterie pour les étrangers, reprit-il. Un
Français reste cinq ans en prison, et après il en sort sans avoir
payé ses dettes, il est vrai, car il n’est plus contraignable que par
sa conscience qui le laisse toujours en repos; mais un étranger ne
sort jamais de prison. Donnez-moi votre lettre de change, vous allez
la passer au nom de mon teneur de livres, il la fera protester, vous
poursuivra tous les deux, obtiendra contradictoirement un jugement qui
prononcera la contrainte par corps, et quand tout sera bien en règle,
il vous signera une contre-lettre. En agissant ainsi, vos intérêts
courront, et vous aurez un pistolet toujours chargé contre votre
Polonais!
La vieille fille se laissa mettre en règle, et dit à son protégé de
ne pas s’inquiéter de cette procédure, uniquement faite pour donner
des garanties à un usurier qui consentait à leur avancer quelque
argent. Cette défaite était due au génie inventif du juge au tribunal
de commerce. L’innocent artiste, aveugle dans sa confiance en sa
bienfaitrice, alluma sa pipe avec les papiers timbrés, car il fumait
comme tous les gens qui ont ou des chagrins ou de l’énergie à endormir.
Un beau jour, monsieur Rivet fit voir à mademoiselle Fischer un dossier
et lui dit:--Vous avez à vous Wenceslas Steinbock, pieds et poings
liés, et si bien, qu’en vingt-quatre heures vous pouvez le loger à
Clichy pour le reste de ses jours.
Ce digne et honnête juge au tribunal de commerce éprouva ce jour-là la
satisfaction que doit causer la certitude d’avoir commis une mauvaise
bonne action. La bienfaisance a tant de manières d’être à Paris, que
cette expression singulière répond à l’une de ses variations. Une fois
le Livonien entortillé dans les cordes de la procédure commerciale,
il s’agissait d’arriver au payement, car le notable commerçant
regardait Wenceslas Steinbock comme un escroc. Le cœur, la probité,
la poésie étaient à ses yeux, en affaires, des _sinistres_. Rivet
alla voir, dans l’intérêt de cette pauvre mademoiselle Fischer qui,
selon son expression, avait été _dindonnée_ par un Polonais, les
riches fabricants de chez qui Steinbock sortait. Or, secondé par les
remarquables artistes de l’orfèvrerie parisienne déjà cités, Stidmann,
qui faisait arriver l’art français à la perfection où il est maintenant
et qui permet de lutter avec les Florentins et la Renaissance, se
trouvait dans le cabinet de Chanor, lorsque le brodeur y vint prendre
des renseignements sur le nommé Steinbock, un réfugié polonais.
--Qu’appelez-vous le nommé Steinbock? s’écria railleusement Stidmann.
Serait-ce par hasard un jeune Livonien que j’ai eu pour élève?
Apprenez, monsieur, que c’est un grand artiste. On dit que je me crois
le diable; eh bien, ce pauvre garçon ne sait pas, lui, qu’il peut
devenir un dieu...
--Ah! quoique vous parliez bien cavalièrement à un homme qui a
l’honneur d’être juge au tribunal de la Seine...
--Excusez, consul!... répliqua Stidmann en se mettant le revers de la
main au front.
--Je suis bien heureux de ce que vous venez de dire. Ainsi, ce jeune
homme pourra gagner de l’argent...
--Certes, dit le vieux Chanor, mais il lui faut travailler; il en
aurait déjà bien amassé, s’il était resté chez nous. Que voulez-vous?
les artistes ont horreur de la dépendance.
--Ils ont la conscience de leur valeur et de leur dignité, répondit
Stidmann. Je ne blâme pas Wenceslas d’aller seul, de tâcher de se faire
un nom et de devenir un grand homme, c’est son droit! Et j’ai cependant
bien perdu quand il m’a quitté!
--Voilà! s’écria Rivet, voilà les prétentions des jeunes gens, au
sortir de leur œuf universitaire... Mais commencez donc par vous faire
des rentes, et cherchez la gloire après!
--On se gâte la main à ramasser des écus! répondit Stidmann. C’est à la
gloire à nous apporter la fortune.
--Que voulez-vous? dit Chanor à Rivet, on ne peut pas les attacher...
--Ils mangeraient le licou! répliqua Stidmann.
--Tous ces messieurs, dit Chanor en regardant Stidmann, ont autant
de fantaisie que de talent. Ils dépensent énormément, ils ont des
lorettes, ils jettent l’argent par les fenêtres, ils ne trouvent
plus le temps de faire leurs travaux; ils négligent alors leurs
commandes; nous allons chez des ouvriers qui ne les valent pas et qui
s’enrichissent; puis ils se plaignent de la dureté des temps, tandis
que, s’ils s’étaient appliqués, ils auraient des monts d’or...
--Vous me faites l’effet, vieux Père Lumignon, dit Stidmann, de ce
libraire d’avant la révolution qui disait:--Ah! si je pouvais tenir
Montesquieu, Voltaire et Rousseau, bien gueux, dans ma soupente et
garder leurs culottes dans une commode, comme ils m’écriraient de bons
petits livres avec lesquels je me ferais une fortune! Si l’on pouvait
forger de belles œuvres comme des clous, les commissionnaires en
feraient... Donnez-moi mille francs, et taisez-vous!
Le bonhomme Rivet revint enchanté pour la pauvre demoiselle Fischer qui
dînait chez lui tous les lundis et qu’il allait y trouver.
--Si vous pouvez le faire bien travailler, dit-il, vous serez plus
heureuse que sage, vous serez remboursée, intérêts, frais et capital.
Ce Polonais a du talent, il peut gagner sa vie; mais enfermez ses
pantalons et ses souliers, empêchez-le d’aller à la Chaumière et
dans le quartier Notre-Dame-de-Lorette, tenez-le en laisse. Sans ces
précautions, votre sculpteur flânera, et si vous saviez ce que les
artistes appellent _flâner_! des horreurs, quoi! Je viens d’apprendre
qu’un billet de mille francs y passe dans une journée.
Cet épisode eut une influence terrible sur la vie intérieure de
Wenceslas et de Lisbeth. La bienfaitrice trempa le pain de l’exilé dans
l’absynthe des reproches, lorsqu’elle crut ses fonds compromis, et elle
les crut bien souvent perdus. La bonne mère devint une marâtre, elle
morigéna ce pauvre enfant, elle le tracassa, lui reprocha de ne pas
travailler assez promptement, et d’avoir pris un état difficile. Elle
ne pouvait pas croire que des modèles en cire rouge, des figurines, des
projets d’ornements, des essais pussent avoir du prix. Bientôt, fâchée
de ses duretés, elle essayait d’en effacer les traces par des soins,
par des douceurs et par des attentions. Le pauvre jeune homme, après
avoir gémi de se trouver dans la dépendance de cette mégère et sous la
domination d’une paysanne des Vosges, était ravi des câlineries et de
cette sollicitude maternelle éprise seulement du physique, du matériel
de la vie. Il fut comme une femme qui pardonne les mauvais traitements
d’une semaine à cause des caresses d’un fugitif raccommodement.
Mademoiselle Fischer prit ainsi sur cette âme un empire absolu. L’amour
de la domination resté dans ce cœur de vieille fille, à l’état de
germe, se développa rapidement. Elle put satisfaire son orgueil et son
besoin d’action: n’avait-elle pas une créature à elle, à gronder, à
diriger, à flatter, à rendre heureuse, sans avoir à craindre aucune
rivalité? Le bon et le mauvais de son caractère s’exercèrent donc
également. Si parfois elle martyrisait le pauvre artiste, elle avait en
revanche des délicatesses, semblables à la grâce des fleurs champêtres;
elle jouissait de le voir ne manquant de rien, elle eût donné sa vie
pour lui; Wenceslas en avait la certitude. Comme toutes les belles
âmes, le pauvre garçon oubliait le mal, les défauts de cette fille qui,
d’ailleurs, lui avait raconté sa vie comme excuse de sa sauvagerie, et
il ne se souvenait jamais que des bienfaits. Un jour, la vieille fille,
exaspérée de ce que Wenceslas était allé flâner au lieu de travailler,
lui fit une scène.
--Vous m’appartenez! lui dit-elle. Si vous êtes honnête homme, vous
devriez tâcher de me rendre le plus tôt possible ce que vous me devez...
Le gentilhomme, en qui le sang des Steinbock s’alluma, devint pâle.
--Mon Dieu! dit-elle, bientôt nous n’aurons plus pour vivre que les
trente sous que je gagne, moi, pauvre fille...
Les deux indigents, irrités dans le duel de la parole, s’animèrent l’un
contre l’autre; et alors le pauvre artiste reprocha pour la première
fois à sa bienfaitrice de l’avoir arraché à la mort, pour lui faire une
vie de forçat pire que le néant où du moins on se reposait, dit-il, et
il parla de fuir.
--Fuir!... s’écria la vieille fille!... Ah! monsieur Rivet avait raison!
Et elle expliqua catégoriquement au Polonais, comment on pouvait en
vingt-quatre heures le mettre pour le reste de ses jours en prison.
Ce fut un coup de massue. Steinbock tomba dans une mélancolie noire
et dans un mutisme absolu. Le lendemain, dans la nuit, Lisbeth ayant
entendu des préparatifs de suicide, monta chez son pensionnaire, lui
présenta le dossier et une quittance en règle.
--Tenez, mon enfant, pardonnez-moi! dit-elle les yeux humides. Soyez
heureux, quittez-moi, je vous tourmente trop; mais, dites-moi que vous
penserez quelquefois à la pauvre fille qui vous a mis à même de gagner
votre vie. Que voulez-vous? vous êtes la cause de mes méchancetés:
je puis mourir, que deviendriez-vous sans moi?... Voilà la raison de
l’impatience que j’ai de vous voir en état de fabriquer des objets
qui puissent se vendre. Je ne vous redemande pas mon argent pour moi,
allez!... J’ai peur de votre paresse que vous nommez rêverie, de vos
conceptions qui mangent tant d’heures pendant lesquelles vous regardez
le ciel, et je voudrais que vous eussiez contracté l’habitude du
travail.
Ce fut dit avec un accent, un regard, des larmes, une attitude qui
pénétrèrent le noble artiste; il saisit sa bienfaitrice, la pressa sur
son cœur, et l’embrassa au front.
--Gardez ces pièces, répondit-il avec une sorte de gaieté. Pourquoi
me mettriez-vous à Clichy? ne suis-je pas emprisonné ici par la
reconnaissance?
Cet épisode de leur vie commune et secrète, arrivé six mois auparavant,
avait fait produire à Wenceslas trois choses: le cachet que gardait
Hortense, le groupe mis chez le marchand de curiosités, et une
admirable pendule qu’il achevait en ce moment, car il tissait les
derniers écrous du modèle.
Cette pendule représentait les douze Heures, admirablement
caractérisées par douze figures de femmes entraînées dans une danse
si folle et si rapide, que trois Amours, grimpés sur un tas de fleurs
et de fruits, ne pouvaient arrêter au passage que l’Heure de minuit,
dont la chlamyde déchirée restait aux mains de l’Amour le plus hardi.
Ce sujet reposait sur un socle rond d’une admirable ornementation, où
s’agitaient des animaux fantastiques. L’Heure était indiquée dans une
bouche monstrueuse ouverte par un bâillement. Chaque Heure offrait des
symboles heureusement imaginés qui en caractérisaient les occupations
habituelles.
Il est facile maintenant de comprendre l’espèce d’attachement
extraordinaire que mademoiselle Fischer avait conçu pour son Livonien;
elle le voulait heureux, et elle le voyait dépérissant, s’étiolant
dans sa mansarde. On conçoit la raison de cette situation affreuse.
La Lorraine surveillait cet enfant du Nord avec la tendresse d’une
mère, avec la jalousie d’une femme et l’esprit d’un dragon; ainsi elle
s’arrangeait pour lui rendre toute folie, toute débauche impossible,
en le laissant toujours sans argent. Elle aurait voulu garder sa
victime et son compagnon pour elle, sage comme il était par force, et
elle ne comprenait pas la barbarie de ce désir insensé, car elle avait
pris, elle, l’habitude de toutes les privations. Elle aimait assez
Steinbock pour ne pas l’épouser, et l’aimait trop pour le céder à une
autre femme; elle ne savait pas se résigner à n’en être que la mère,
et se regardait comme une folle quand elle pensait à l’autre rôle.
Ces contradictions, cette féroce jalousie, ce bonheur de posséder un
homme à elle, tout agitait démesurément le cœur de cette fille. Éprise
réellement depuis quatre ans, elle caressait le fol espoir de faire
durer cette vie inconséquente et sans issue, où sa persistance devait
causer la perte de celui qu’elle appelait son enfant. Ce combat de ses
instincts et de sa raison la rendait injuste et tyrannique. Elle se
vengeait sur ce jeune homme de ce qu’elle n’était ni jeune, ni riche,
ni belle; puis, après chaque vengeance, elle arrivait, en reconnaissant
ses torts en elle-même, à des humilités, à des tendresses infinies.
Elle ne concevait le sacrifice à faire à son idole qu’après y avoir
écrit sa puissance à coups de hache. C’était enfin la _Tempête_ de
Shakspeare renversée, Caliban maître d’Ariel et de Prospero. Quant
à ce malheureux jeune homme à pensées élevées, méditatif, enclin à
la paresse, il offrait dans les yeux, comme ces lions encagés au
Jardin des Plantes, le désert que sa protectrice faisait en son âme.
Le travail forcé que Lisbeth exigeait de lui ne défrayait pas les
besoins de son cœur. Son ennui devenait une maladie physique, et il
mourait sans pouvoir demander, sans savoir se procurer l’argent d’une
folie souvent nécessaire. Par certaines journées d’énergie, où le
sentiment de son malheur accroissait son exaspération, il regardait
Lisbeth comme un voyageur altéré, qui, traversant une côte aride, doit
regarder une eau saumâtre. Ces fruits amers de l’indigence et de cette
réclusion dans Paris, étaient savourés comme des plaisirs par Lisbeth.
Aussi prévoyait-elle avec terreur que la moindre passion allait lui
arracher son esclave. Parfois elle se reprochait, en contraignant par
sa tyrannie et ses reproches ce poëte à devenir un grand sculpteur de
petites choses, de lui avoir donné les moyens de se passer d’elle.
Le lendemain, ces trois existences, si diversement et si réellement
misérables, celle d’une mère au désespoir, celle du ménage Marneffe et
celle du pauvre exilé, devaient toutes être affectées par la passion
naïve d’Hortense et par le singulier dénoûment que le baron allait
trouver à sa passion malheureuse pour Josépha.
Au moment d’entrer à l’Opéra, le Conseiller-d’État fut arrêté par
l’aspect un peu sombre du temple de la rue Lepelletier, où il ne vit ni
gendarmes, ni lumières, ni gens de service, ni barrières pour contenir
la foule. Il regarda l’affiche, y vit une bande blanche au milieu de
laquelle brillait ce mot sacramentel:
RELACHE PAR INDISPOSITION.
Aussitôt il s’élança chez Josépha qui demeurait dans les environs,
comme tous les artistes attachés à l’Opéra, rue Chauchat.
--Monsieur! que demandez-vous? lui dit le portier, à son grand
étonnement.
--Vous ne me connaissez donc plus? répondit le baron avec inquiétude.
--Au contraire, monsieur; c’est parce que j’ai l’honneur de remettre
monsieur, que je lui dis: Où allez-vous!
Un frisson mortel glaça le baron.
--Qu’est-il arrivé? demanda-t-il.
--Si monsieur le baron entrait dans l’appartement de mademoiselle
Mirah, il y trouverait mademoiselle Héloïse Brisetout, monsieur Bixiou,
monsieur Léon de Lora, monsieur Lousteau, monsieur de Vernisset,
monsieur Stidmann, et des femmes pleines de patchouli qui pendent la
crémaillère...
--Eh bien! où donc est?...
--Mademoiselle Mirah!... Je ne sais pas trop si je fais bien de vous le
dire.
Le baron glissa deux pièces de cent sous dans la main du portier.
--Eh bien, elle reste maintenant rue de la Ville-l’Évêque, dans un
hôtel que lui a donné, dit-on, le duc d’Hérouville, répondit à voix
basse le portier.
Après avoir demandé le numéro de cet hôtel, le baron prit un milord et
arriva devant une de ces jolies maisons modernes à doubles portes, où,
dès la lanterne de gaz, le luxe se manifeste.
Le baron, vêtu de son habit de drap bleu, à cravate blanche, gilet
blanc, pantalon de nankin, bottes vernies, beaucoup d’empois dans
le jabot, passa pour un invité retardataire aux yeux du portier de
ce nouvel Éden. Sa prestance, sa manière de marcher, tout en lui
justifiait cette opinion.
Au coup de cloche sonné par le portier, un valet parut au péristyle. Ce
valet, nouveau comme l’hôtel, laissa pénétrer le baron qui lui dit d’un
ton de voix accompagné d’un geste impérial:--Fais passer cette carte à
mademoiselle Josépha...
Le _Patito_ regarda machinalement la pièce où il se trouvait, et se
vit dans un salon d’attente, plein de fleurs rares, dont l’ameublement
devait coûter quatre mille écus de cent sous. Le valet, revenu, pria
monsieur d’entrer au salon en attendant qu’on sortît de table pour
prendre le café.
Quoique le baron eût connu le luxe de l’Empire, qui certes fut un
des plus prodigieux et dont les créations, si elles ne furent pas
durables, n’en coûtèrent pas moins des sommes folles, il resta comme
ébloui, abasourdi, dans ce salon dont les trois fenêtres donnaient sur
un jardin féerique, un de ces jardins fabriqués en un mois avec des
terrains rapportés, avec des fleurs transplantées, et dont les gazons
semblent obtenus par des procédés chimiques. Il admira non-seulement
les recherches, les dorures, les sculptures les plus coûteuses du
style dit Pompadour, des étoffes merveilleuses que le premier épicier
venu aurait pu commander et obtenir à flots d’or; mais encore ce que
des princes seuls ont la faculté de choisir, de trouver, de payer et
d’offrir: deux tableaux de Greuze et deux de Watteau, deux têtes de
Van-Dyck, deux paysages de Ruysdaël, deux du Guaspre, un Rembrandt
et un Holbein, un Murillo et un Titien, deux Teniers et deux Metzu,
un Van-Huysum et un Abraham Mignon, enfin deux cent mille francs de
tableaux admirablement encadrés. Les bordures valaient presque les
toiles.
--Ah! tu comprends maintenant, mon bonhomme? dit Josépha.
Venue sur la pointe du pied par une porte muette, sur des tapis de
Perse, elle saisit son adorateur dans une de ces stupéfactions où les
oreilles tintent si bien, qu’on n’entend rien que le glas du désastre.
Ce mot de _bonhomme_, dit à ce personnage si haut placé dans
l’administration, et qui peint admirablement l’audace avec laquelle ces
créatures ravalent les plus grandes existences, laissa le baron cloué
par les pieds. Josépha, toute en blanc et jaune, était si bien parée
pour cette fête, qu’elle pouvait encore briller au milieu de ce luxe
insensé, comme le bijou le plus rare.
--N’est-ce pas que c’est beau? reprit-elle. Le duc a mis là tous
les bénéfices d’une affaire en commandite dont les actions ont été
vendues en hausse. Pas bête, mon petit duc? Il n’y a que les grands
seigneurs d’autrefois pour savoir changer du charbon de terre en or.
Le notaire, avant le dîner, m’a apporté le contrat d’acquisition à
signer, et qui contient quittance du prix. Comme ils sont là tous
grands seigneurs: d’Esgrignon, Rastignac, Maxime, Lenoncourt, Verneuil,
Laginski, Rochefide, la Palférine, et en fait de banquiers, Nucingen
et du Tillet, avec Antonia, Malaga, Carabine et la Schontz, ils ont
tous compati à ton malheur. Oui, mon vieux, tu es invité, mais à la
condition de boire tout de suite la valeur de deux bouteilles en vins
de Hongrie, de Champagne et du Cap pour te mettre à leur niveau. Nous
sommes, mon cher, tous trop tendus ici pour qu’il n’y ait pas relâche
à l’Opéra, mon directeur est saoul comme un cornet à piston, il en est
aux _couacs_!
--Oh! Josépha! s’écria le baron.
--Comme c’est bête, une explication, répondit-elle en souriant.
Voyons, vaux-tu les six cent mille francs que coûte l’hôtel et le
mobilier? Peux-tu m’apporter une inscription de trente mille francs de
rentes que le duc m’a donnée dans un cornet de papier blanc à dragées
d’épicier?... C’est là une jolie idée!
--Quelle perversité! dit le Conseiller-d’État, qui dans ce moment de
rage aurait troqué les diamants de sa femme pour remplacer le duc
d’Hérouville pendant vingt-quatre heures.
--C’est mon état d’être perverse! répliqua-t-elle. Ah! voilà comment
tu prends la chose! Pourquoi n’as-tu pas inventé de commandite? Mon
Dieu, mon pauvre _chat teint_, tu devrais me remercier: je te quitte
au moment où tu pourrais manger avec moi l’avenir de ta femme, la dot
de ta fille, et... Ah! tu pleures, L’Empire s’en va!... je vais saluer
l’Empire.
Elle se posa tragiquement et dit:
On vous appelle Hulot! je ne vous connais plus!...
Et elle rentra.
La porte entr’ouverte laissa passer, comme un éclair, un jet de lumière
accompagné d’un éclat du crescendo de l’orgie et chargé des odeurs d’un
festin du premier ordre.
La cantatrice revint voir par la porte entrebâillée, et trouvant Hulot
planté sur ses pieds comme s’il eût été de bronze, elle fit un pas en
avant et reparut.
--Monsieur, dit-elle, j’ai cédé les guenilles de la rue Chauchat à la
petite Héloïse Brisetout de Bixiou; si vous voulez y réclamer votre
bonnet de coton, votre tire-botte, votre ceinture et votre cire à
favoris, j’ai stipulé qu’on vous les rendrait.
Cette horrible raillerie eut pour effet de faire sortir le baron comme
Loth dut sortir de Gomorrhe, mais sans se retourner, comme madame.
Hulot revint chez lui, marchant en furieux, se parlant à lui-même, et
trouva sa famille faisant avec calme le whist à deux sous la fiche
qu’il avait vu commencer. En voyant son mari, la pauvre Adeline crut
à quelque affreux désastre, à un déshonneur; elle donna ses cartes à
Hortense et entraîna Hector dans ce même petit salon, où cinq heures
auparavant Crevel lui prédisait les plus honteuses agonies de la misère.
--Qu’as-tu? dit-elle effrayée.
--Oh! pardonne-moi; mais laisse-moi te raconter ces infamies.
Il exhala sa rage pendant dix minutes.
--Mais, mon ami, répondit héroïquement cette pauvre femme, de pareilles
créatures ne connaissent pas l’amour! cet amour pur et dévoué que tu
mérites; comment pourrais-tu, toi si perspicace, avoir la prétention de
lutter avec un million?
--Chère Adeline! s’écria le baron en saisissant sa femme et la pressant
sur son cœur.
La baronne venait de jeter du baume sur les plaies saignantes de
l’amour-propre.
--Certes, ôtez la fortune au duc d’Hérouville, entre nous deux, _elle_
n’hésiterait pas! dit le baron.
--Mon ami, reprit Adeline en faisant un dernier effort, s’il te faut
absolument des maîtresses, pourquoi ne prends-tu pas, comme Crevel,
des femmes qui ne soient pas chères et dans une classe à se trouver
long-temps heureuses de peu. Nous y gagnerions tous. Je conçois le
besoin, mais je ne comprends rien à la vanité...
--Oh! quelle bonne et excellente femme tu es! s’écria-t-il. Je suis un
vieux fou. Je ne mérite pas d’avoir un ange comme toi pour compagne.
--Je suis tout bonnement la Joséphine de mon Napoléon, répondit-elle
avec une teinte de mélancolie.
--Joséphine ne te valait pas, dit-il. Viens, je vais jouer le whist
avec mon frère et mes enfants; il faut que je me mette à mon métier
de père de famille, que je marie mon Hortense et que j’enterre le
libertin...
Cette bonhomie toucha si fort la pauvre Adeline, qu’elle dit:--Cette
créature a bien mauvais goût de préférer qui que ce soit à mon Hector.
Ah! je ne te céderais pas pour tout l’or de la terre. Comment peut-on
te laisser quand on a le bonheur d’être aimé par toi!...
Le regard par lequel le baron récompensa le fanatisme de sa femme
la confirma dans l’opinion que la douceur et la soumission étaient
les plus puissantes armes de la femme. Elle se trompait en ceci.
Les sentiments nobles poussés à l’absolu produisent des résultats
semblables à ceux des plus grands vices. Bonaparte est devenu
l’Empereur pour avoir mitraillé le peuple à deux pas de l’endroit où
Louis XVI a perdu la monarchie et la tête pour n’avoir pas laissé
verser le sang d’un monsieur Sauce.
Le lendemain, Hortense, qui mit le cachet de Wenceslas sous son
oreiller pour ne pas s’en séparer pendant son sommeil, fut habillée de
bonne heure, et fit prier son père de venir au jardin dès qu’il serait
levé.
Vers neuf heures et demie, le père, condescendant à une demande de sa
fille, lui donnait le bras, et ils allaient ensemble le long des quais,
par le pont Royal, sur la place du Carrousel.
--Ayons l’air de flâner, papa, dit Hortense en débouchant par le
guichet pour traverser cette immense place...
--Flâner ici?... demanda railleusement le père.
--Nous sommes censés aller au Musée, et là-bas, dit-elle en montrant
les baraques adossées aux murailles des maisons qui tombent à
angle droit sur la rue du Doyenné, tiens, il y a des marchands de
bric-à-brac, de tableaux...
--Ta cousine demeure là...
--Je le sais bien; mais il ne faut pas qu’elle nous voie...
--Et que veux-tu faire? dit le baron en se trouvant à trente pas
environ des fenêtres de madame de Marneffe à laquelle il pensa soudain.
Hortense avait conduit son père devant le vitrage d’une des boutiques
situées à l’angle du pâté de maisons qui longe les galeries du vieux
Louvre et qui fait face à l’hôtel de Nantes. Elle entra dans cette
boutique en laissant son père occupé à regarder les fenêtres de la
jolie petite dame qui, la veille, avait laissé son image au cœur du
vieux Beau, comme pour y calmer la blessure qu’il allait recevoir, et
il ne put s’empêcher de mettre en pratique le conseil de sa femme.
--Rabattons-nous sur les petites bourgeoises, se dit-il en se rappelant
les adorables perfections de madame Marneffe. Cette petite femme-là me
fera promptement oublier l’avide Josépha.
Or, voici ce qui se passa simultanément dans la boutique et hors de la
boutique.
En examinant les fenêtres de sa nouvelle _belle_, le baron aperçut le
mari qui, tout en brossant sa redingote lui-même, faisait évidemment
le guet et semblait attendre quelqu’un sur la place. Craignant d’être
aperçu, puis reconnu plus tard, l’amoureux baron tourna le dos à la rue
du Doyenné, mais en se mettant de trois-quarts afin de pouvoir y donner
un coup d’œil de temps en temps. Ce mouvement le fit rencontrer presque
face à face avec madame Marneffe qui, venant des quais, doublait le
promontoire des maisons pour retourner chez elle. Valérie éprouva comme
une commotion en recevant le regard étonné du baron, et elle y répondit
par une œillade de prude.
--Jolie femme! s’écria le baron, et pour qui l’on ferait bien des
folies!
--Eh! monsieur, répondit-elle en se retournant comme une femme qui
prend un parti violent, vous êtes monsieur le baron Hulot, n’est-ce pas?
Le baron de plus en plus stupéfait fit un geste d’affirmation.
--Eh bien! puisque le hasard a marié deux fois nos yeux, et que j’ai le
bonheur de vous avoir intrigué ou intéressé, je vous dirai qu’au lieu
de faire des folies, vous devriez bien faire justice... Le sort de mon
mari dépend de vous.
--Comment l’entendez-vous? demanda galamment le baron.
--C’est un employé de votre direction, à la Guerre, Division de
monsieur Lebrun, bureau de monsieur Coquet, répondit-elle en souriant.
--Je me sens disposé, madame... madame?
--Madame Marneffe.
--Ma petite madame Marneffe, à faire des injustices pour vos beaux
yeux... J’ai dans votre maison une cousine, et j’irai la voir un de ces
jours, le plus tôt possible, venez m’y présenter votre requête.
--Excusez mon audace, monsieur le baron; mais vous comprendrez comment
j’ai pu oser parler ainsi, je suis sans protection.
--Ah! ah!
--Oh! monsieur, vous vous méprenez, dit-elle en baissant les yeux.
Le baron crut que le soleil venait de disparaître.
--Je suis au désespoir, mais je suis une honnête femme, reprit-elle.
J’ai perdu, il y a six mois, mon seul protecteur, le maréchal
Montcornet.
--Ah! vous êtes sa fille.
--Oui, monsieur, mais il ne m’a jamais reconnue.
--Afin de pouvoir vous laisser une partie de sa fortune.
--Il ne m’a rien laissé, monsieur, car on n’a pas trouvé de testament.
--Oh! pauvre petite, le maréchal a été surpris par l’apoplexie...
Allons, espérez, madame, on doit quelque chose à la fille d’un des
chevaliers Bayard de l’Empire.
Madame Marneffe salua gracieusement, et fut aussi fière de son succès
que le baron l’était du sien.
--D’où diable vient-elle si matin? se demanda-t-il en analysant le
mouvement onduleux de la robe auquel elle imprimait une grâce peut-être
exagérée. Elle a la figure trop fatiguée pour revenir du bain, et son
mari l’attend. C’est inexplicable, et cela donne beaucoup à penser.
Madame Marneffe une fois rentrée, le baron voulut savoir ce que faisait
sa fille dans la boutique. En y entrant, comme il regardait toujours
les fenêtres de madame Marneffe, il faillit heurter un jeune homme
au front pâle, aux yeux gris pétillants, vêtu d’un paletot d’été en
mérinos noir, d’un pantalon de gros coutil et de souliers à guêtres en
cuir jaune, qui sortait comme un braque; et il le vit courir vers la
maison de madame Marneffe où il entra. En glissant dans la boutique,
Hortense y avait distingué tout aussitôt le fameux groupe mis en
évidence sur une table placée au centre dans le champ de la porte.
Sans les circonstances auxquelles elle en devait la connaissance, ce
chef-d’œuvre eût vraisemblablement frappé la jeune fille par ce qu’il
faut appeler le _brio_ des grandes choses, elle qui, certes, aurait pu
poser en Italie pour la statue du _Brio_.
Toutes les œuvres des gens de génie n’ont pas au même degré ce
brillant, cette splendeur visible à tous les yeux, même à ceux des
ignorants. Ainsi, certains tableaux de Raphaël, tels que la célèbre
Transfiguration, la Madone de Foligno, les fresques des Stanze au
Vatican ne commanderont pas soudain l’admiration, comme le Joueur de
violon de la galerie Sciarra, les portraits des Doni et la vision
d’Ezéchiel de la galerie de Pitti, le Portement de croix de la galerie
Borghèse, le Mariage de la Vierge du musée Bréra à Milan. Le Saint
Jean-Baptiste de la tribune, Saint Luc peignant la Vierge à l’Académie
de Rome n’ont pas le charme du portrait de Léon X et de la Vierge de
Dresde. Néanmoins, tout est de la même valeur. Il y a plus! le Stanze,
la Transfiguration, les Camaïeux et les trois tableaux de chevalet du
Vatican sont le dernier degré du sublime et de la perfection. Mais
ces chefs-d’œuvre exigent de l’admirateur le plus instruit une sorte
de tension, une étude pour être compris dans toutes leurs parties;
tandis que le Violoniste, le Mariage de la Vierge, la Vision d’Ezéchiel
entrent d’eux-mêmes dans votre cœur par la double porte des yeux,
et s’y font leur place; vous aimez à les recevoir ainsi sans aucune
peine; ce n’est pas le comble de l’art, c’en est le bonheur. Ce fait
prouve qu’il se rencontre dans la génération des œuvres artistiques les
mêmes hasards de naissance que dans les familles où il y a des enfants
heureusement doués, qui viennent beaux et sans faire de mal à leurs
mères, à qui tout sourit, à qui tout réussit; il y a enfin les fleurs
du génie comme les fleurs de l’amour.
Ce brio, mot italien intraduisible et que nous commençons à employer,
est le caractère des premières œuvres. C’est le fruit de la pétulance
et de la fougue intrépide du talent jeune, pétulance qui se retrouve
plus tard dans certaines heures heureuses; mais ce brio ne sort
plus alors du cœur de l’artiste; et, au lieu de le jeter dans ses
œuvres comme un volcan lance ses feux, il le subit, il le doit à des
circonstances, à l’amour, à la rivalité, souvent à la haine, et plus
encore aux commandements d’une gloire à soutenir.
Le groupe de Wenceslas était à ses œuvres à venir ce qu’est le Mariage
de la Vierge à l’œuvre total de Raphaël, le premier pas du talent
fait dans une grâce inimitable, avec l’entrain de l’enfance et son
aimable plénitude, avec sa force cachée sous des chairs roses et
blanches trouées par des fossettes qui font comme des échos aux rires
de la mère. Le prince Eugène a, dit-on, payé quatre cent mille francs
ce tableau qui vaudrait un million pour un pays privé de tableaux de
Raphaël, et l’on ne donnerait pas cette somme pour la plus belle des
fresques, dont cependant la valeur est bien supérieure comme art.
Hortense contint son admiration en pensant à la somme de ses économies
de jeune fille, elle prit un petit air indifférent et dit au
marchand:--Quel est le prix de ça?
--Quinze cents francs, répondit le marchand en jetant une œillade à un
jeune homme assis sur un tabouret dans un coin.
Ce jeune homme devint stupide en voyant le vivant chef-d’œuvre du baron
Hulot. Hortense, ainsi prévenue, reconnut alors l’artiste à la rougeur
qui nuança son visage pâli par la souffrance, elle vit reluire dans
deux yeux gris une étincelle allumée par sa question; elle regarda
cette figure maigre et tirée comme celle d’un moine plongé dans
l’ascétisme; elle adora cette bouche rosée et bien dessinée, un petit
menton fin, et les cheveux châtains à filaments joyeux du Slave.
--Si c’était douze cents francs, répondit-elle, je vous dirais de me
l’envoyer.
--C’est antique, mademoiselle, fit observer le marchand qui, semblable
à tous ses confrères, croyait avoir tout dit avec ce _nec plus ultra_
du bric-à-brac.
--Excusez-moi, monsieur, c’est fait de cette année, répondit-elle tout
doucement, et je viens précisément pour vous prier, si l’on consent à
ce prix, de nous envoyer l’artiste, car on pourrait lui procurer des
commandes assez importantes.
--Si les douze cents francs sont pour lui, qu’aurais-je pour moi? Je
suis marchand, dit le boutiquier avec bonhomie.
--Ah! c’est vrai, répliqua la jeune fille en laissant échapper une
expression de dédain.
--Ah! mademoiselle, prenez! je m’entendrai avec le marchand, s’écria le
Livonien hors de lui.
[Illustration: HORTENSE. WENCESLAS.
Venez, Monsieur, avec le marchand dans une heure d’ici...
(LA COUSINE BETTE.)]
Fasciné par la sublime beauté d’Hortense et par l’amour pour les arts
qui se manifestait en elle, il ajouta:--Je suis l’auteur de ce groupe,
voici dix jours que je viens voir trois fois par jour si quelqu’un
en connaîtra la valeur et le marchandera. Vous êtes ma première
admiratrice, prenez!
--Venez, monsieur, avec le marchand dans une heure d’ici... voici la
carte de mon père, répondit Hortense.
Puis, en voyant le marchand aller dans une pièce pour y envelopper
le groupe dans du linge, elle ajouta tout bas au grand étonnement de
l’artiste qui crut rêver:--Dans l’intérêt de votre avenir, monsieur
Wenceslas, ne montrez pas cette carte, ne dites pas le nom de votre
acquéreur à mademoiselle Fischer, car c’est notre cousine.
Ce mot, notre cousine, produisit un éblouissement à l’artiste, il
entrevit le paradis en en voyant une des Èves tombées. Il rêvait de
la belle cousine dont lui avait parlé Lisbeth, autant qu’Hortense
rêvait de l’amoureux de sa cousine, et quand elle était entrée:--Ah!
pensait-il, si elle pouvait être ainsi! On comprendra le regard que les
deux amants échangèrent, ce fut de la flamme, car les amoureux vertueux
n’ont pas la moindre hypocrisie.
--Eh bien! que diable fais-tu là-dedans? demanda le père à sa fille.
--J’ai dépensé mes douze cents francs d’économie, viens.
Elle reprit le bras de son père qui répéta:--Douze cents francs!
--Treize cents même... mais tu me prêteras bien la différence!
--Et à quoi... dans cette boutique... as-tu pu dépenser cette somme?
--Ah! voici! répondit l’heureuse jeune fille, si j’ai trouvé un mari ce
ne sera pas cher.
--Un mari, ma fille, dans cette boutique?
--Écoute, mon petit père, me défendrais-tu d’épouser un grand artiste?
--Non, mon enfant. Un grand artiste, aujourd’hui, c’est un prince qui
n’est pas titré. C’est la gloire et la fortune, les deux plus grands
avantages sociaux, après la vertu, ajouta-t-il d’un petit ton cafard.
--Bien entendu, répondit Hortense. Et que penses-tu de la sculpture?
--C’est une bien mauvaise partie, dit Hulot en hochant la tête. Il faut
de grandes protections outre un grand talent; car le gouvernement est
le seul consommateur. C’est un art sans débouchés aujourd’hui qu’il
n’y a plus ni grandes existences, ni grandes fortunes, ni palais
substitués, ni majorats. Nous ne pouvons loger que de petits tableaux,
de petites figures, aussi les arts sont-ils menacés par le _petit_.
--Mais un grand artiste qui trouverait des débouchés... reprit Hortense.
--C’est la solution du problème.
--Et qui serait appuyé!
--Encore mieux!
--Et noble!
--Bah!
--Comte!
--Et il sculpte!
--Il est sans fortune.
--Et il compte sur celle de mademoiselle Hortense Hulot? dit
railleusement le baron en plongeant un regard d’inquisiteur dans les
yeux de sa fille.
--Ce grand artiste, comte, et qui sculpte, vient de voir votre fille
pour la première fois de sa vie, et pendant cinq minutes, monsieur le
baron, répondit Hortense d’un air calme à son père. Hier, vois-tu, mon
cher bon petit père, pendant que tu étais à la chambre, maman s’est
évanouie. Cet évanouissement, qu’elle a mis sur le compte de ses nerfs,
venait de quelque chagrin relatif à mon mariage manqué, car elle m’a
dit que, pour vous débarrasser de moi...
--Elle t’aime trop pour avoir employé une expression...
--Peu parlementaire, reprit Hortense en riant; non, elle ne s’est
pas servie de ce mot-là; mais moi je sais qu’une fille à marier, qui
ne se marie pas, est une croix très-lourde à porter pour des parents
honnêtes. Eh bien! elle pense que s’il se présentait un homme d’énergie
et de talent, à qui une dot de trente mille francs suffirait, nous
serions tous heureux! Enfin elle jugeait convenable de me préparer à la
modestie de mon futur sort, et de m’empêcher de m’abandonner à de trop
beaux rêves... Ce qui signifiait la rupture de mon mariage, et pas de
dot.
--Ta mère est une bien bonne, une bien noble et excellente femme,
répondit le père profondément humilié, quoique assez heureux de cette
confidence.
--Hier, elle m’a dit que vous l’autorisiez à vendre ses diamants
pour me marier; mais je voudrais qu’elle gardât ses diamants, et je
voudrais trouver un mari. Je crois avoir trouvé l’homme, le prétendu
qui répond au programme de maman...
--Là!... sur la place du Carrousel!... en une matinée.
--Oh! papa, _le mal vient de plus loin_, répondit-elle malicieusement.
--Eh bien! voyons, ma petite fille, disons tout à notre bon père,
demanda-t-il d’un air câlin en cachant ses inquiétudes.
Sous la promesse d’un secret absolu, Hortense raconta le résumé de
ses conversations avec la cousine Bette. Puis, en rentrant, elle
montra le fameux cachet à son père comme preuve de la sagacité de
ses conjectures. Le père admira, dans son for intérieur, la profonde
adresse des jeunes filles agitées par l’instinct, en reconnaissant la
simplicité du plan que cet amour idéal avait suggéré, dans une seule
nuit, à cette innocente fille.
--Tu vas voir le chef-d’œuvre que je viens d’acheter, on va l’apporter,
et le cher Wenceslas accompagnera le marchand... L’auteur d’un pareil
groupe doit faire fortune; mais obtiens-lui, par ton crédit, une
statue, et puis un logement à l’Institut...
--Comme tu vas, s’écria le père. Mais si on vous laissait faire, vous
seriez mariés dans les délais légaux, dans onze jours...
--On attend onze jours? répondit-elle en riant. Mais, en cinq minutes,
je l’ai aimé, comme tu as aimé maman en la voyant! et il m’aime, comme
si nous nous connaissions depuis deux ans. Oui, dit-elle à un geste
que fit son père, j’ai lu dix volumes d’amour dans ses yeux. Et ne
sera-t-il pas accepté par vous et par maman pour mon mari, quand il
vous sera démontré que c’est un homme de génie! La sculpture est le
premier des arts! s’écria-t-elle en battant des mains et sautant.
Tiens! je vais tout te dire...
--Il y a donc encore quelque chose?... demanda le père en souriant.
Cette innocence complète et bavarde avait tout à fait rassuré le baron.
--Un aveu de la dernière importance, répondit-elle. Je l’aimais sans le
connaître, mais j’en suis folle depuis une heure que je l’ai vu.
--Un peu trop folle, répondit le baron que le spectacle de cette naïve
passion réjouissait.
--Ne me punis pas de ma confiance, reprit-elle. C’est si bon de
crier dans le cœur de son père: «J’aime, je suis heureuse d’aimer!»
répliqua-t-elle. Tu vas voir mon Wenceslas! Quel front plein de
mélancolie!... des yeux gris où brille le soleil du génie!... et comme
il est distingué! Qu’en penses-tu? Est-ce un beau pays, la Livonie?...
Ma cousine Bette épouser ce jeune homme-là, elle qui serait sa mère?...
Mais ce serait un meurtre! Comme je suis jalouse de ce qu’elle a dû
faire pour lui! je me figure qu’elle ne verra pas mon mariage avec
plaisir.
--Tiens, mon ange, ne cachons rien à ta mère, dit le baron.
--Il faudrait lui montrer ce cachet, et j’ai promis de ne pas trahir
la cousine qui a, dit-elle, peur des plaisanteries de maman, répondit
Hortense.
--Tu as de la délicatesse pour le cachet, et tu voles à la cousine
Bette son amoureux.
--J’ai fait une promesse pour le cachet, et je n’ai rien promis pour
l’auteur.
Cette aventure, d’une simplicité patriarcale, convenait singulièrement
à la situation secrète de cette famille; aussi le baron, en louant
sa fille de sa confiance, lui dit-il que désormais elle devait s’en
remettre à la prudence de ses parents.
--Tu comprends, ma petite fille, que ce n’est pas à toi à t’assurer si
l’amoureux de ta cousine est comte, s’il a des papiers en règle, et si
sa conduite offre des garanties... Quant à ta cousine, elle a refusé
cinq partis quand elle avait vingt ans de moins, ce ne sera pas un
obstacle, et je m’en charge.
--Écoutez! mon père, si vous voulez me voir mariée, ne parlez à ma
cousine de notre amoureux qu’au moment de signer mon contrat de
mariage... Depuis six mois, je la questionne à ce sujet!... Eh bien! il
y a quelque chose d’inexplicable en elle...
--Quoi? dit le père intrigué.
--Enfin, ses regards ne sont pas bons, quand je vais trop loin, fût-ce
en riant, à propos de son amoureux. Prenez vos renseignements; mais
laissez-moi conduire ma barque. Ma confiance doit vous rassurer.
--Le Seigneur a dit: «Laissez venir les enfants à moi!» tu es un de
ceux qui reviennent, répondit le baron avec une légère teinte de
raillerie.
Après le déjeuner, on annonça le marchand, l’artiste et le groupe. La
rougeur subite qui colora sa fille rendit la baronne d’abord inquiète,
puis attentive, et la confusion d’Hortense, le feu de son regard lui
révélèrent bientôt le mystère, si peu contenu dans ce jeune cœur.
Le comte Steinbock, habillé tout en noir, parut au baron être un jeune
homme fort distingué.
--Feriez-vous une statue en bronze? lui demanda-t-il en tenant le
groupe.
Après avoir admiré de confiance, il passa le bronze à sa femme qui ne
se connaissait pas en sculpture.
--N’est-ce pas, maman, que c’est bien beau? dit Hortense à l’oreille de
sa mère.
--Une statue!... monsieur le baron, ce n’est pas si difficile à faire
que d’agencer une pendule comme celle que voici, et que monsieur a eu
la complaisance d’apporter, répondit l’artiste à la question du baron.
Le marchand était occupé à déposer sur le buffet de la salle à manger
le modèle en cire des douze Heures que les Amours essayent d’arrêter.
--Laissez-moi cette pendule, dit le baron stupéfait de la beauté de
cette œuvre, je veux la montrer aux ministres de l’Intérieur et du
Commerce.
--Quel est ce jeune homme qui t’intéresse tant? demanda la baronne à sa
fille.
--Un artiste assez riche pour exploiter ce modèle pourrait y gagner
cent mille francs, dit le marchand de curiosités qui prit un air
capable et mystérieux en voyant l’accord des yeux entre la jeune fille
et l’artiste. Il suffit de vendre vingt exemplaires à huit mille
francs, car chaque exemplaire coûterait environ mille écus à établir;
mais, en numérotant chaque exemplaire et détruisant le modèle, on
trouverait bien vingt amateurs, satisfaits d’être les seuls à posséder
cette œuvre-là.
--Cent mille francs! s’écria Steinbock en regardant tour à tour le
marchand, Hortense, le baron et la baronne.
--Oui, cent mille francs! répéta le marchand, et si j’étais assez
riche, je vous l’achèterais, moi, vingt mille francs; car, en
détruisant le modèle, cela devient une propriété... Mais un des princes
devrait payer ce chef-d’œuvre trente ou quarante mille francs, et en
orner son salon. On n’a jamais fait, dans les arts, de pendule qui
contente à la fois les bourgeois et les connaisseurs, et celle-là,
monsieur, est la solution de cette difficulté...
--Voici pour vous, monsieur, dit Hortense en donnant six pièces d’or au
marchand qui se retira.
--Ne parlez à personne au monde de cette visite, alla dire l’artiste au
marchand sur le seuil de la porte. Si l’on vous demande où nous avons
porté le groupe, nommez le duc d’Hérouville, le célèbre amateur qui
demeure rue de Varennes.
Le marchand hocha la tête en signe d’assentiment.
--Vous vous nommez? demanda le baron à l’artiste quand il revint.
--Le comte Steinbock.
--Avez-vous des papiers qui prouvent ce que vous êtes?...
--Oui, monsieur le baron, ils sont en langue russe et en langue
allemande, mais sans légalisation...
--Vous sentez-vous la force de faire une statue de neuf pieds?
--Oui, monsieur.
--Eh bien! si les personnes que je vais consulter sont contentes de vos
ouvrages, je puis vous obtenir la statue du maréchal Montcornet, que
l’on veut ériger au Père-Lachaise, sur son tombeau. Le Ministère de la
guerre et les anciens officiers de la garde impériale donnent une somme
assez importante pour que nous ayons le droit de choisir l’artiste.
--Oh! monsieur, ce serait ma fortune!... dit Steinbock qui resta
stupéfait de tant de bonheurs à la fois.
--Soyez tranquille, répondit gracieusement le baron, si les deux
ministres, à qui je vais montrer votre groupe et ce modèle sont
émerveillés de ces deux œuvres, votre fortune est en bon chemin...
Hortense serrait le bras de son père à lui faire mal.
--Apportez-moi vos papiers, et ne dites rien de vos espérances à
personne, pas même à notre vieille cousine Bette.
--Lisbeth? s’écria madame Hulot achevant de comprendre la fin sans
deviner les moyens.
--Je puis vous donner des preuves de mon savoir en faisant le buste de
madame... ajouta Wenceslas.
Frappé de la beauté de madame Hulot, depuis un moment l’artiste
comparait la mère et la fille.
--Allons, monsieur, la vie peut devenir belle pour vous, dit le baron
tout à fait séduit par l’extérieur fin et distingué du comte Steinbock.
Vous saurez bientôt que personne, à Paris, n’a longtemps impunément du
talent, et que tout travail constant y trouve sa récompense.
Hortense tendit au jeune homme en rougissant une jolie bourse
algérienne qui contenait soixante pièces d’or. L’artiste, toujours un
peu gentilhomme, répondit à la rougeur d’Hortense par un coloris de
pudeur assez facile à interpréter.
--Serait-ce, par hasard, le premier argent que vous recevez de vos
travaux? demanda la baronne.
--Oui, madame, de mes travaux d’art, mais non de mes peines, car j’ai
travaillé comme ouvrier...
--Eh bien! espérons que l’argent de ma fille vous portera bonheur!
répondit madame Hulot.
--Et prenez-le sans scrupules, ajouta le baron en voyant Wenceslas qui
tenait toujours la bourse à la main sans la serrer. Cette somme sera
remboursée par quelque grand seigneur, par un prince peut-être qui nous
la rendra certes avec usure pour posséder cette belle œuvre.
--Oh! j’y tiens trop, papa, pour la céder à qui que ce soit, même au
prince royal!
--Je puis faire pour mademoiselle un autre groupe plus joli que ce...
--Ce ne serait pas celui-là, répondit-elle.
Et comme honteuse d’en avoir trop dit, elle alla dans le jardin.
--Je vais donc briser le moule et le modèle en rentrant! dit Steinbock.
--Allons! apportez-moi vos papiers, et vous entendrez bientôt parler de
moi, si vous répondez à tout ce que je conçois de vous, monsieur.
En entendant cette phrase, l’artiste fut obligé de sortir. Après avoir
salué madame Hulot et Hortense, qui revint du jardin exprès pour
recevoir ce salut, il alla se promener dans les Tuileries sans pouvoir,
sans oser rentrer dans sa mansarde, où son tyran l’allait assommer de
questions et lui arracher son secret.
L’amoureux d’Hortense imaginait des groupes et des statues par
centaines; il se sentait une puissance à tailler lui-même le marbre,
comme Canova, qui, faible comme lui, faillit en périr. Il était
transfiguré par Hortense, devenue pour lui l’inspiration visible.
--Ah çà! dit la baronne à sa fille, qu’est-ce que cela signifie?
--Eh bien! chère maman, tu viens de voir l’amoureux de notre cousine
Bette qui, j’espère, est maintenant le mien... Mais ferme les yeux,
fais l’ignorante. Mon Dieu! moi qui voulais tout te cacher, je vais
tout te dire...
--Allons, adieu mes enfants, s’écria le baron en embrassant sa fille et
sa femme, je vais aller peut-être voir la Chèvre, et je saurai d’elle
bien des choses sur le jeune homme.
--Papa, sois prudent, répéta Hortense.
--Oh! petite fille! s’écria la baronne quand Hortense eut fini de lui
raconter son poème dont le dernier chant était l’aventure de cette
matinée, chère petite fille, la plus grande rouée de la terre sera
toujours la Naïveté!
Les passions vraies ont leur instinct. Mettez un gourmand à même de
prendre un fruit dans un plat, il ne se trompera pas et saisira, même
sans voir, le meilleur. De même, laissez aux jeunes filles bien élevées
le choix absolu de leurs maris, si elles sont en position d’avoir
ceux qu’elles désigneront, elles se tromperont rarement. La nature
est infaillible. L’œuvre de la nature, en ce genre s’appelle: aimer à
première vue. En amour, la première vue est tout bonnement la seconde
vue.
Le contentement de la baronne, quoique caché sous la dignité
maternelle, égalait celui de sa fille; car des trois manières de marier
Hortense dont avait parlé Crevel, la meilleure, à son gré, paraissait
devoir réussir. Elle vit dans cette aventure une réponse de la
Providence à ses ferventes prières.
Le forçat de mademoiselle Fischer, obligé néanmoins de rentrer au
logis, eut l’idée de cacher la joie de l’amoureux sous la joie de
l’artiste, heureux de son premier succès.
--Victoire! mon groupe est vendu au duc d’Hérouville qui va me donner
des travaux, dit-il en jetant les douze cents francs en or sur la table
de la vieille fille.
Il avait, comme on le pense bien, serré la bourse d’Hortense, il la
tenait sur son cœur.
--Eh bien! répondit Lisbeth, c’est heureux, car je m’exterminais à
travailler. Vous voyez, mon enfant, que l’argent vient bien lentement
dans le métier que vous avez pris, car voici le premier que vous
recevez, et voilà bientôt cinq ans que vous piochez! Cette somme
suffit à peine à rembourser ce que vous m’avez coûté depuis la lettre
de change qui me tient lieu de mes économies. Mais soyez tranquille,
ajouta-t-elle après avoir compté, cet argent sera tout employé pour
vous. Nous avons là de la sécurité pour un an. En un an, vous pouvez
maintenant vous acquitter et voir une bonne somme à vous, si vous allez
toujours de ce train-là.
En voyant le succès de sa ruse, Wenceslas fit des contes à la vieille
fille sur le duc d’Hérouville.
--Je veux vous faire habiller tout en noir, à la mode, et renouveler
votre linge, car vous devez vous présenter bien mis chez vos
protecteurs, répondit Bette. Et puis, il vous faudra maintenant un
appartement plus grand et plus convenable que votre horrible mansarde,
et le bien meubler. Comme vous voilà gai! Vous n’êtes plus le même,
ajouta-t-elle en examinant Wenceslas.
--Mais on a dit que mon groupe était un chef-d’œuvre.
--Eh bien! tant mieux! Faites-en d’autres, répliqua cette sèche fille
toute positive et incapable de comprendre la joie du triomphe ou
la beauté dans les arts. Ne vous occupez plus de ce qui est vendu,
fabriquez quelque autre chose à vendre. Vous avez dépensé deux cents
francs d’argent, sans compter votre travail et votre temps, à ce diable
de Samson. Votre pendule vous coûtera plus de deux mille francs à
faire exécuter. Tenez, si vous m’en croyez, vous devriez achever ces
deux petits garçons couronnant la petite fille avec des bluets, ça
séduira les Parisiens! Moi, je vais passer chez monsieur Graff, le
tailleur, avant d’aller chez monsieur Crevel... Remontez chez vous, et
laissez-moi m’habiller.
Le lendemain, le baron, devenu fou de madame Marneffe, alla voir la
cousine Bette, assez stupéfaite en ouvrant la porte de le trouver
devant elle, car il n’était jamais venu lui faire une visite. Aussi se
dit-elle en elle-même:--Hortense aurait-elle envie de mon amoureux?...
car la veille, elle avait appris, chez monsieur Crevel, la rupture du
mariage avec le conseiller à la cour royale.
--Comment, mon cousin, vous ici? Vous me venez voir pour la première
fois de votre vie, assurément ce n’est pas pour mes beaux yeux?
--Beaux! c’est vrai, reprit le baron, tu as les plus beaux yeux que
j’aie vus...
--Pourquoi venez-vous? Tenez, me voilà honteuse de vous recevoir dans
un pareil taudis.
La première des deux pièces dont se composait l’appartement de la
cousine Bette, lui servait à la fois de salon, de salle à manger, de
cuisine et d’atelier. Les meubles étaient ceux des ménages d’ouvriers
aisés: des chaises en noyer foncées de paille, une petite table à
manger en noyer, une table à travailler, des gravures enluminées
dans des cadres en bois noirci, de petits rideaux de mousseline aux
fenêtres, une grande armoire en noyer, le carreau bien frotté, bien
reluisant de propreté, tout cela sans un grain de poussière, mais plein
de tons froids, un vrai tableau de Terburg où rien ne manquait, pas
même sa teinte grise, représenté par un papier jadis bleuâtre et passé
au ton de lin. Quant à la chambre, personne n’y avait jamais pénétré.
Le baron embrassa tout, d’un coup d’œil, vit la signature de la
médiocrité dans chaque chose, depuis le poêle en fonte jusqu’aux
ustensiles de ménage, et il fut pris d’une nausée en se disant à
lui-même:--Voilà donc la vertu!
--Pourquoi je viens? répondit-il à haute voix. Tu es une fille trop
rusée pour ne pas finir par le deviner, et il vaut mieux te le
dire, s’écria-t-il en s’asseyant et regardant à travers la cour en
entr’ouvrant le rideau de mousseline plissée. Il y a dans la maison une
très-jolie femme...
--Madame Marneffe! Oh! j’y suis! dit-elle en comprenant tout. Et
Josépha?
--Hélas! cousine, il n’y a plus de Josépha... J’ai été mis à la porte
comme un laquais.
--Et vous voudriez?... demanda la cousine en regardant le baron avec la
dignité d’une prude qui s’offense un quart d’heure trop tôt.
--Comme madame Marneffe est une femme très comme il faut, la femme d’un
employé, que tu peux la voir sans te compromettre, reprit le baron, je
voudrais te voir voisiner avec elle. Oh! sois tranquille, elle aura les
plus grands égards pour la cousine de monsieur le directeur.
En ce moment, on entendit le frôlement d’une robe dans l’escalier,
accompagné par le bruit des pas d’une femme à brodequins superfins. Le
bruit cessa sur le palier. Après deux coups frappés à la porte, madame
Marneffe se montra.
--Pardonnez-moi, mademoiselle, cette irruption chez vous; mais je ne
vous ai point trouvée hier quand je suis venue vous faire une visite;
nous sommes voisines, et si j’avais su que vous étiez la cousine de
monsieur le Conseiller-d’État, il y a longtemps que je vous aurais
demandé votre protection auprès de lui. J’ai vu entrer monsieur le
directeur, et alors j’ai pris la liberté de venir, car mon mari,
monsieur le baron, m’a parlé d’un travail sur le personnel qui sera
soumis demain au ministre.
Elle avait l’air d’être émue, de palpiter; mais elle avait tout
bonnement monté l’escalier en courant.
--Vous n’avez pas besoin de faire la solliciteuse, belle dame, répondit
le baron, c’est à moi de vous demander la grâce de vous voir.
--Eh! bien, si mademoiselle le trouve bon, venez? dit madame Marneffe.
--Allez, mon cousin, je vais vous rejoindre, dit prudemment la cousine
Bette.
La Parisienne comptait tellement sur la visite et sur l’intelligence de
monsieur le directeur, qu’elle avait fait, non-seulement une toilette
appropriée à une pareille entrevue, mais encore une toilette à son
appartement. Dès le matin, on y avait mis des fleurs achetées à crédit.
Marneffe avait aidé sa femme à nettoyer les meubles, à rendre du lustre
aux plus petits objets, en savonnant, en brossant, en époussetant
tout. Valérie voulait se trouver dans un milieu plein de fraîcheur
afin de plaire à monsieur le directeur, et plaire assez pour avoir le
droit d’être cruelle, de lui tenir la dragée haute, comme à un enfant,
en employant les ressources de la tactique moderne. Elle avait jugé
Hulot. Laissez vingt-quatre heures à une Parisienne aux abois, elle
bouleverserait un ministère.
Cet homme de l’Empire, habitué au genre Empire, devait ignorer
absolument les façons de l’amour moderne. Les nouveaux scrupules, les
différentes conversations inventées depuis 1830, et où la _pauvre
faible femme_ finit par se faire considérer comme la victime des désirs
de son amant, comme une sœur de charité qui panse des blessures, comme
un ange qui se dévoue. Ce _nouvel art d’aimer_ consomme énormément de
paroles évangéliques à l’œuvre du diable. La passion est un martyre.
On aspire à l’idéal, à l’infini, de part et d’autre l’on veut devenir
meilleurs par l’amour. Toutes ces belles phrases sont un prétexte à
mettre encore plus d’ardeur dans la pratique, plus de rage dans les
chutes que par le passé. Cette hypocrisie, le caractère de notre temps,
a gangrené la galanterie. On est deux anges, et l’on se comporte comme
deux démons, si l’on peut. L’amour n’avait pas le temps de s’analyser
ainsi lui-même entre deux campagnes, et, en 1809, il allait aussi vite
que l’Empire, en succès. Or, sous la Restauration, le bel Hulot, en
redevenant homme à femmes, avait d’abord consolé quelques anciennes
amies alors tombées, comme des astres éteints du firmament politique,
et de là, vieillard, il s’était laissé capturer par les Jenny Cadine et
les Josépha.
Madame Marneffe avait dressé ses batteries en apprenant les antécédents
du directeur, que son mari lui raconta longuement, après quelques
renseignements pris dans les bureaux. La comédie du sentiment moderne
pouvant avoir pour le baron le charme de la nouveauté, le parti de
Valérie était pris, et, disons-le, l’essai qu’elle fit de sa puissance
pendant cette matinée répondit à toutes ses espérances. Grâce à ces
manœuvres sentimentales, romanesques et romantiques, Valérie obtint,
sans avoir rien promis, la place de sous-chef et la croix de la
Légion-d’Honneur pour son mari.
Cette petite guerre n’alla pas sans des dîners au Rocher de Cancale,
sans des parties de spectacle, sans beaucoup de cadeaux en mantilles,
en écharpes, en robes, en bijoux. L’appartement de la rue du Doyenné
déplaisait, le baron complota d’en meubler un magnifiquement, rue
Vanneau, dans une charmante maison moderne.
Monsieur Marneffe obtint un congé de quinze jours, à prendre dans un
mois, pour aller régler des affaires d’intérêt dans son pays, et une
gratification. Il se promit de faire un petit voyage en Suisse pour y
étudier le beau sexe.
Si le baron Hulot s’occupa de sa protégée, il n’oublia pas son protégé.
Le ministre du commerce, le comte Popinot, aimait les arts: il donna
deux mille francs d’un exemplaire du groupe de Samson, à la condition
que le moule serait brisé, pour qu’il n’existât que son Samson et celui
de mademoiselle Hulot. Ce groupe excita l’admiration d’un prince à
qui l’on porta le modèle de la pendule et qui la commanda; mais elle
devait être unique, et il en offrit trente mille francs. Les artistes
consultés, au nombre desquels fut Stidmann, déclarèrent que l’auteur
de ces deux œuvres pouvait faire une statue. Aussitôt, le maréchal
prince de Wissembourg, ministre de la guerre et président du comité de
souscription pour le monument du maréchal Montcornet, fit prendre une
délibération par laquelle l’exécution en était confiée à Steinbock. Le
comte de Rastignac, alors sous-secrétaire d’État, voulut une œuvre de
l’artiste dont la gloire surgissait aux acclamations de ses rivaux.
Il obtint de Steinbock le délicieux groupe des deux petits garçons
couronnant une petite fille, et il lui promit un atelier au Dépôt des
marbres du gouvernement, situé, comme on sait, au Gros-Caillou.
Ce fut le succès, mais le succès comme il vient à Paris, c’est-à-dire
fou, le succès à écraser les gens qui n’ont pas des épaules et des
reins à le porter, ce qui, par parenthèse, arrive souvent. On parlait
dans les journaux et dans les revues du comte Wenceslas Steinbock, sans
que lui ni mademoiselle Fischer en eussent le moindre soupçon. Tous
les jours, dès que mademoiselle Fischer sortait pour dîner, Wenceslas
allait chez la baronne. Il y passait une ou deux heures, excepté le
jour où la Bette venait chez sa cousine Hulot. Cet état de choses dura
pendant quelques jours.
Le baron sûr des qualités et de l’état civil du comte Steinbock, la
baronne heureuse de son caractère et de ses mœurs, Hortense fière de
son amour approuvé, de la gloire de son prétendu, n’hésitaient plus
à parler de ce mariage; enfin, l’artiste était au comble du bonheur,
quand une indiscrétion de madame Marneffe mit tout en péril. Voici
comment.
Lisbeth, que le baron Hulot désirait lier avec madame Marneffe pour
avoir un œil dans ce ménage, avait déjà dîné chez Valérie, qui, de
son côté, voulant avoir une oreille dans la famille Hulot, caressait
beaucoup la vieille fille. Valérie eut donc l’idée d’engager
mademoiselle Fischer à pendre la crémaillère du nouvel appartement où
elle devait s’installer. La vieille fille, heureuse de trouver une
maison de plus où aller dîner et captée par madame Marneffe, l’avait
prise en affection. De toutes les personnes avec lesquelles elle
s’était liée, aucune n’avait fait autant de frais pour elle. En effet,
madame Marneffe, toute aux petits soins pour mademoiselle Fischer, se
trouvait, pour ainsi dire, vis-à-vis d’elle ce qu’était la cousine
Bette vis-à-vis de la baronne, de monsieur Rivet, de Crevel, de tous
ceux enfin qui la recevaient à dîner. Les Marneffe avaient surtout
excité la commisération de la cousine Bette en lui laissant voir la
profonde détresse de leur ménage, et la vernissant, comme toujours,
des plus belles couleurs: des amis obligés et ingrats, des maladies,
une mère, madame Fortin, à qui l’on avait caché sa détresse, et morte
en se croyant toujours dans l’opulence, grâce à des sacrifices plus
qu’humains, etc.
--Pauvres gens! disait-elle à son cousin Hulot, vous avez bien raison
de vous intéresser à eux, ils le méritent bien, car ils sont si
courageux, si bons! Ils peuvent à peine vivre avec mille écus de leur
place de sous-chef, car ils ont fait des dettes depuis la mort du
maréchal Montcornet! C’est barbarie au gouvernement de vouloir qu’un
employé, qui a femme et enfants, vive dans Paris avec deux mille quatre
cents francs d’appointements.
Une jeune femme qui, pour elle, avait des semblants d’amitié, qui lui
disait tout en la consultant, la flattant et paraissant vouloir se
laisser conduire par elle, devint donc en peu de temps plus chère à
l’excentrique cousine Bette que tous ses parents.
De son côté, le baron, admirant dans madame Marneffe une décence, une
éducation, des manières, que ni Jenny Cadine, ni Josépha, ni leurs
amies ne lui avaient offertes, s’était épris pour elle, en un mois,
d’une passion de vieillard, passion insensée qui semblait raisonnable.
En effet, il n’apercevait là ni moquerie, ni orgies, ni dépenses
folles, ni dépravation, ni mépris des choses sociales, ni cette
indépendance absolue qui, chez l’actrice et chez la cantatrice, avaient
causé tous ses malheurs. Il échappait également à cette rapacité de
courtisane, comparable à la soif du sable.
Madame Marneffe, devenue son amie et sa confidente, faisait d’étranges
façons pour accepter la moindre chose de lui.--Bon pour les places, les
gratifications, tout ce que vous pouvez nous obtenir du gouvernement;
mais ne commencez pas par déshonorer la femme que vous dites aimer,
disait Valérie, autrement je ne vous croirai pas... Et j’aime à vous
croire, ajoutait-elle avec une œillade à la sainte Thérèse guignant le
ciel.
A chaque présent, c’était un fort à emporter, une conscience à violer.
Le pauvre baron employait des stratagèmes pour offrir une bagatelle,
fort chère d’ailleurs, en s’applaudissant de rencontrer enfin une
vertu, de trouver la réalisation de ses rêves. Dans ce ménage, primitif
(disait-il), le baron était aussi dieu que chez lui. Monsieur Marneffe
paraissait être à mille lieues de croire que le Jupiter de son
ministère eût l’intention de descendre en pluie d’or chez sa femme, et
il se faisait le valet de son auguste chef.
Madame Marneffe, âgée de vingt-trois ans, bourgeoise pure et timorée,
fleur cachée dans la rue du Doyenné, devait ignorer les dépravations et
la démoralisation courtisanesques qui maintenant causaient d’affreux
dégoûts au baron, car il n’avait pas encore connu les charmes de la
vertu qui combat, et la craintive Valérie les lui faisait savourer,
comme dit la chanson, _tout le long de la rivière_.
Une fois la question ainsi posée entre Hector et Valérie, personne
ne s’étonnera d’apprendre que Valérie ait su d’Hector le secret du
prochain mariage du grand artiste Steinbock avec Hortense. Entre un
amant sans droits et une femme qui ne se décide pas facilement à
devenir une maîtresse, il se passe des luttes orales et morales où la
parole trahit souvent la pensée, de même que dans un assaut le fleuret
prend l’animation de l’épée du duel. L’homme le plus prudent imite
alors monsieur de Turenne. Le baron avait donc laissé entrevoir toute
la liberté d’action que le mariage de sa fille lui donnerait, pour
répondre à l’aimante Valérie, qui s’était plus d’une fois écriée:--Je
ne conçois pas qu’on fasse une faute pour un homme qui ne serait
pas tout à nous! Déjà le baron avait mille fois juré que, _depuis
vingt-cinq ans_, tout était fini entre madame Hulot et lui.--On la dit
si belle! répliquait madame Marneffe, je veux des preuves.--Vous en
aurez, dit le baron, heureux de ce vouloir par lequel sa Valérie se
compromettait.--Et comment? Il faudrait ne jamais me quitter, avait
répondu Valérie. Hector avait alors été forcé de révéler ses projets en
exécution rue Vanneau pour démontrer à sa Valérie qu’il songeait à lui
donner cette moitié de la vie qui appartient à une femme légitime, en
supposant que le jour et la nuit partagent également l’existence des
gens civilisés. Il parla de quitter décemment sa femme en la laissant
seule, une fois que sa fille serait mariée. La baronne passerait alors
tout son temps chez Hortense et chez les jeunes Hulot, il était sûr de
l’obéissance de sa femme.--Dès lors, mon petit ange, ma véritable vie,
mon vrai ménage sera rue Vanneau.--Mon Dieu, comme vous disposez de
moi!... dit alors madame Marneffe. Et mon mari?...--Cette guenille?--Le
fait est qu’auprès de vous, c’est cela... répondit-elle en riant.
Madame Marneffe eut une furieuse envie de voir le jeune comte de
Steinbock après en avoir appris l’histoire, peut-être en voulait-elle
obtenir quelque bijou, pendant qu’elle vivait encore sous le même toit.
Cette curiosité déplut tant au baron, que Valérie jura de ne jamais
regarder Wenceslas. Mais, après avoir fait récompenser l’abandon de
cette fantaisie par un petit service de thé complet en vieux Sèvres,
pâte tendre, elle garda son désir au fond de son cœur, écrit comme
sur un agenda. Donc, un jour qu’elle avait prié sa cousine Bette de
venir prendre ensemble leur café dans sa chambre, elle la mit sur le
chapitre de son amoureux, afin de savoir si elle pourrait le voir sans
danger.
--Ma petite, dit-elle, car elles se traitaient mutuellement de _ma
petite_, pourquoi ne m’avez-vous pas encore présenté votre amoureux?...
Savez-vous qu’il est en peu de temps devenu célèbre?
--Lui! célèbre?
--Mais on ne parle que de lui!...
--Ah! bah! s’écria Lisbeth.
--Il va faire la statue de mon père, et je lui serai bien utile pour la
réussite de son œuvre, car madame Montcornet ne peut pas, comme moi,
lui prêter une miniature de Sain, un chef-d’œuvre fait en 1809, avant
la campagne de Wagram, et donné à ma pauvre mère, enfin un Montcornet
jeune et beau...
Sain et Augustin tenaient à eux deux le sceptre de la peinture en
miniature sous l’Empire.
--Il va, dites-vous, ma petite, faire une statue?... demanda Lisbeth.
--De neuf pieds, commandée par le Ministère de la Guerre. Ah çà! d’où
sortez-vous? je vous apprends ces nouvelles-là. Mais le gouvernement va
donner au comte de Steinbock un atelier et un logement au Gros-Caillou,
au Dépôt des marbres, votre Polonais en sera peut-être le directeur,
une place de deux mille francs, une bague au doigt...
--Comment savez-vous tout cela, quand moi je ne le sais pas? dit enfin
Lisbeth en sortant de sa stupeur.
--Voyons, ma chère petite cousine Bette, dit gracieusement madame
Marneffe, êtes-vous susceptible d’une amitié dévouée, à toute épreuve?
Voulez-vous que nous soyons comme deux sœurs? Voulez-vous me jurer
de n’avoir pas plus de secrets pour moi que je n’en aurai pour vous,
d’être mon espion comme je serai le vôtre?... Voulez-vous surtout me
jurer que vous ne me vendrez jamais, ni à mon mari, ni à monsieur
Hulot, et que vous n’avouerez jamais que c’est moi qui vous ai dit...
Madame Marneffe s’arrêta dans cette œuvre de _picador_, la cousine
Bette l’effraya. La physionomie de la Lorraine était devenue terrible.
Ses yeux noirs et pénétrants avaient la fixité de ceux des tigres.
Sa figure ressemblait à celles que nous supposons aux pythonisses,
elle serrait ses dents pour les empêcher de claquer, et une affreuse
convulsion faisait trembler ses membres. Elle avait glissé sa main
crochue entre son bonnet et ses cheveux pour les empoigner et soutenir
sa tête, devenue trop lourde; elle brûlait! La fumée de l’incendie
qui la ravageait semblait passer par ses rides comme par autant de
crevasses labourées par une éruption volcanique. Ce fut un spectacle
sublime.
--Eh bien! pourquoi vous arrêtez-vous? dit-elle d’une voix creuse, je
serai pour vous tout ce que j’étais pour lui. Oh! je lui aurais donné
tout mon sang...
--Vous l’aimez donc?...
--Comme s’il était mon enfant!...
--Eh bien! reprit madame Marneffe en respirant à l’aise, puisque vous
ne l’aimez que comme ça, vous allez être bien heureuse, car vous le
voulez heureux?
Lisbeth répondit par un signe de tête rapide comme celui d’une folle.
--Il épouse dans un mois votre petite cousine.
--Hortense? cria la vieille fille en se frappant le front et en se
levant.
--Ah çà! vous l’aimez donc ce jeune homme? demanda madame Marneffe.
--Ma petite, c’est entre nous à la vie à la mort, dit mademoiselle
Fischer. Oui, si vous avez des attachements, ils me seront sacrés.
Enfin, vos vices deviendront pour moi des vertus, car j’en aurai
besoin, moi, de vos vices!
--Vous viviez donc avec lui? s’écria Valérie.
--Non, je voulais être sa mère...
--Ah! je n’y comprends plus rien, reprit Valérie, car alors vous n’êtes
pas jouée ni trompée, et vous devez être bien heureuse de lui voir
faire un beau mariage, le voilà lancé. D’ailleurs, tout est bien fini
pour vous, allez. Notre artiste va tous les jours chez madame Hulot,
dès que vous sortez pour dîner...
--Adeline! se dit Lisbeth. Oh! Adeline, tu me le payeras, je te rendrai
plus laide que moi!...
--Mais vous voilà pâle comme une morte! reprit Valérie. Il y a donc
quelque chose?... Oh! suis-je bête! la mère et la fille doivent se
douter que vous mettriez des obstacles à cet amour, puisqu’ils se
cachent de vous, s’écria madame Marneffe; mais, si vous ne viviez pas
avec le jeune homme, tout cela, ma petite, est pour moi plus obscur que
le cœur de mon mari...
--Oh! vous ne savez pas, vous, reprit Lisbeth, vous ne savez pas ce
que c’est que cette manigance-là! c’est le dernier coup qui tue! En
ai-je reçu des meurtrissures à l’âme! Vous ignorez que depuis l’âge
où l’on sent, j’ai été immolée à Adeline! On me donnait des coups,
et on lui faisait des caresses! J’allais mise comme un souillon, et
elle était vêtue comme une dame. Je piochais le jardin, j’épluchais
les légumes, et elle ses dix doigts ne se remuaient que pour arranger
des chiffons!... Elle a épousé le baron, elle est venue briller à la
cour de l’Empereur, et je suis restée jusqu’en 1809 dans mon village,
attendant un parti sortable, pendant quatre ans; ils m’en ont tirée,
mais pour me faire ouvrière et pour me proposer des employés, des
capitaines qui ressemblaient à des portiers!... J’ai eu pendant
vingt-six ans tous leurs restes... Et voilà que, comme dans l’Ancien
Testament, le pauvre possède un seul agneau qui fait son bonheur,
et le riche qui a des troupeaux envie la brebis du pauvre et la lui
dérobe!... sans le prévenir, sans la lui demander. Adeline me filoute
mon bonheur! Adeline!... Adeline, je te verrai dans la boue et plus
bas que moi! Hortense, que j’aimais, m’a trompée... Le baron... non,
cela n’est pas possible. Voyons, redites-moi les choses qui là-dedans
peuvent être vraies?
--Calmez-vous, ma petite...
--Valérie, mon cher ange, je vais me calmer, répondit cette fille
bizarre en s’asseyant. Une seule chose peut me rendre la raison:
donnez-moi une preuve!...
--Mais votre cousine Hortense possède le groupe de Samson dont voici
la lithographie publiée par une Revue; elle l’a payé de ses économies,
et c’est le baron qui, dans l’intérêt de son futur gendre, le lance et
obtient tout.
--De l’eau!... de l’eau! demanda Lisbeth après avoir jeté les yeux
sur la lithographie au bas de laquelle elle lut: _groupe appartenant
à mademoiselle Hulot d’Ervy_. De l’eau! ma tête brûle, je deviens
folle!...
Madame Marneffe apporta de l’eau, la vieille fille ôta son bonnet,
défit ses noirs cheveux, et se mit la tête dans la cuvette que lui tint
sa nouvelle amie; elle s’y trempa le front à plusieurs reprises, et
arrêta l’inflammation commencée. Après cette immersion, elle retrouva
tout son empire sur elle-même.
--Pas un mot, dit-elle à madame Marneffe en s’essuyant, pas un mot de
tout ceci... Voyez!... je suis tranquille, et tout est oublié, je pense
à bien autre chose!
--Elle sera demain à Charenton, c’est sûr, se dit madame Marneffe en
regardant la Lorraine.
--Que faire? reprit Lisbeth. Voyez-vous, mon petit ange, il faut se
taire, courber la tête, et aller à la tombe, comme l’eau va droit à la
rivière. Que tenterais-je? Je voudrais réduire tout ce monde, Adeline,
sa fille, le baron en poussière. Mais que peut une parente pauvre
contre toute une famille riche?... Ce serait l’histoire du pot de terre
contre le pot de fer.
--Oui, vous avez raison, répondit Valérie, il faut seulement s’occuper
de tirer le plus de foin à soi du râtelier. Voilà la vie à Paris.
--Et, dit Lisbeth, je mourrai promptement, allez, si je perds cet
enfant à qui je croyais toujours servir de mère, avec qui je comptais
vivre toute ma vie...
Elle eut des larmes dans les yeux, et s’arrêta. Cette sensibilité chez
cette fille de soufre et de feu fit frissonner madame Marneffe.
--Eh bien! je vous trouve, dit-elle en prenant la main de Valérie,
c’est une consolation dans ce grand malheur... Nous nous aimerons
bien, et pourquoi nous quitterions-nous? je n’irai jamais sur vos
brisées. On ne m’aimera jamais, moi!... tous ceux qui voulaient de
moi, m’épousaient à cause de la protection de mon cousin... Avoir de
l’énergie à escalader le Paradis, et l’employer à se procurer du pain,
de l’eau, des guenilles et une mansarde! Ah! c’est là, ma petite, un
martyre! J’y ai séché.
Elle s’arrêta brusquement et plongea dans les yeux bleus de madame
Marneffe un regard noir qui traversa l’âme de cette jolie femme, comme
la lame d’un poignard lui eût traversé le cœur.
--Et pourquoi parler? s’écria-t-elle en s’adressant un reproche à
elle-même. Ah! je n’en ai jamais tant dit, allez!... _La triche en
reviendra à son maître!_... ajouta-t-elle après une pause, en employant
une expression du langage enfantin. Comme vous dites sagement:
aiguisons nos dents et tirons du râtelier le plus de foin possible.
--Vous avez raison, dit madame Marneffe que cette crise effrayait et
qui ne se souvenait plus d’avoir émis cet apophthegme. Je vous crois
dans le vrai, ma petite. Allez, la vie n’est déjà pas si longue, il
faut en tirer parti tant qu’on peut, et employer les autres à son
plaisir... J’en suis arrivée là, moi, si jeune! J’ai été élevée en
enfant gâté, mon père s’est marié par ambition et m’a presque oubliée,
après avoir fait de moi son idole, après m’avoir élevée comme la fille
d’une reine! Ma pauvre mère, qui me berçait des plus beaux rêves, est
morte de chagrin en me voyant épouser un petit employé à douze cents
francs, vieux et froid libertin à trente-neuf ans, corrompu comme
un bagne, et qui ne voyait en moi que ce qu’on voyait en vous, un
instrument de fortune!... Eh bien! j’ai fini par trouver que cet homme
infâme est le meilleur des maris. En me préférant les sales guenons du
coin de la rue, il me laisse libre. S’il prend tous ses appointements
pour lui, jamais il ne me demande compte de la manière dont je me fais
des revenus...
A son tour elle s’arrêta, comme une femme qui se sent entraînée par le
torrent de la confidence, et frappée de l’attention que lui prêtait
Lisbeth, elle jugea nécessaire de s’assurer d’elle avant de lui livrer
ses derniers secrets.
--Voyez, ma petite, quelle est ma confiance en vous!... reprit madame
Marneffe à qui Lisbeth répondit par un signe excessivement rassurant.
On jure souvent par les yeux et par un mouvement de tête plus
solennellement qu’à la cour d’assises.
--J’ai tous les dehors de l’honnêteté, reprit madame Marneffe en posant
sa main sur la main de Lisbeth comme pour en accepter la foi, je suis
une femme mariée et je suis ma maîtresse, à tel point que le matin,
en partant au Ministère, s’il prend fantaisie à Marneffe de me dire
adieu et qu’il trouve la porte de ma chambre fermée, il s’en va tout
tranquillement. Il aime son enfant moins que je n’aime un des enfants
en marbre qui jouent au pied d’un des deux fleuves aux Tuileries. Si
je ne viens pas dîner, il dîne très-bien avec la bonne, car la bonne
est toute à monsieur, et, tous les soirs, après le dîner, il sort
pour ne rentrer qu’à minuit ou une heure. Malheureusement, depuis un
an, me voilà sans femme de chambre, ce qui veut dire que, depuis un
an, je suis veuve... Je n’ai eu qu’une passion, un bonheur... c’était
un riche Brésilien parti depuis un an, ma seule faute! Il est allé
vendre ses biens, tout réaliser pour pouvoir s’établir en France. Que
trouvera-t-il de sa Valérie? un fumier. Bah! ce sera sa faute et non la
mienne, pourquoi tarde-t-il tant à revenir? Peut-être aussi aura-t-il
fait naufrage, comme ma vertu.
--Adieu, ma petite, dit brusquement Lisbeth, nous ne nous quitterons
plus jamais. Je vous aime, je vous estime, je suis à vous! Mon cousin
me tourmente pour que j’aille loger dans votre future maison, rue
Vanneau, je ne le voulais pas, car j’ai bien deviné la raison de cette
nouvelle bonté...
--Tiens, vous m’auriez surveillée, je le sais bien, dit madame Marneffe.
--C’est bien là la raison de sa générosité, répliqua Lisbeth. A
Paris, la moitié des bienfaits sont des spéculations, comme la
moitié des ingratitudes sont des vengeances!... Avec une parente
pauvre, on agit comme avec les rats à qui l’on présente un morceau de
lard. J’accepterai l’offre du baron, car cette maison m’est devenue
odieuse. Ah! çà, nous avons assez d’esprit toutes les deux pour savoir
taire ce qui nous nuirait, et dire ce qui doit être dit; ainsi, pas
d’indiscrétion, et une amitié...
--A toute épreuve... s’écria joyeusement madame Marneffe, heureuse
d’avoir un porte-respect, un confident, une espèce de tante honnête.
Écoutez! le baron fait bien les choses, rue Vanneau...
--Je crois bien, reprit Lisbeth, il en est à trente mille francs! je
ne sais où il les a pris, par exemple, car Josépha, la cantatrice,
l’avait saigné à blanc. Oh! vous êtes bien tombée, ajouta-t-elle. Le
baron volerait pour celle qui tient son cœur entre deux petites mains
blanches et satinées comme les vôtres.
--Eh bien! reprit madame Marneffe avec la sécurité des filles qui n’est
que l’insouciance, ma petite, dites donc, prenez de ce ménage-ci tout
ce qui pourra vous aller pour votre nouveau logement... cette commode,
cette armoire à glaces, ce tapis, la tenture...
Les yeux de Lisbeth se dilatèrent par l’effet d’une joie insensée, elle
n’osait croire à un pareil cadeau.
--Vous faites plus pour moi dans un moment que mes parents riches en
trente ans!... s’écria-t-elle. Ils ne se sont jamais demandé si j’avais
des meubles! A sa première visite, il y a quelques semaines, le baron a
fait une grimace de riche à l’aspect de ma misère... Eh bien! merci, ma
petite, je vous revaudrai cela, vous verrez plus tard comment!
Valérie accompagna sa cousine Bette jusque sur le palier, où les deux
femmes s’embrassèrent.
--Comme elle pue la fourmi!... se dit la jolie femme quand elle fut
seule, je ne l’embrasserai pas souvent, ma cousine! Cependant, prenons
garde, il faut la ménager, elle me sera bien utile, elle me fera faire
fortune.
En vraie créole de Paris, madame Marneffe abhorrait la peine, elle
avait la nonchalance des chattes qui ne courent et ne s’élancent que
forcées par la nécessité. Pour elle, la vie devait être tout plaisir,
et le plaisir devait être sans difficultés. Elle aimait les fleurs,
pourvu qu’on les lui fît venir chez elle. Elle ne concevait pas une
partie de spectacle, sans une bonne loge toute à elle, et une voiture
pour s’y rendre. Ces goûts de courtisane, Valérie les tenait de sa
mère, comblée par le général Montcornet pendant les séjours qu’il
faisait à Paris, et qui, pendant vingt ans, avait vu tout le monde à
ses pieds; qui, gaspilleuse, avait tout dissipé, tout mangé dans cette
vie luxueuse dont le programme est perdu depuis la chute de Napoléon.
Les grands de l’Empire ont égalé, dans leurs folies, les grands
seigneurs d’autrefois. Sous la Restauration, la noblesse s’est toujours
souvenue d’avoir été battue et volée; aussi, mettant à part deux ou
trois exceptions, est-elle devenue économe, sage, prévoyante, enfin
bourgeoise et sans grandeur. Depuis, 1830 a consommé l’œuvre de 1793.
En France, désormais, on aura de grands noms, mais plus de grandes
maisons, à moins de changements politiques, difficiles à prévoir. Tout
y prend le cachet de la personnalité. La fortune des plus sages est
viagère. On y a détruit la Famille.
La puissante étreinte de la Misère qui mordait au sang Valérie le jour
où, selon l’expression de Marneffe, elle avait _fait_ Hulot, avait
décidé cette jeune femme à prendre sa beauté pour moyen de fortune.
Aussi, depuis quelques jours éprouvait-elle le besoin d’avoir auprès
d’elle, à l’instar de sa mère, une amie dévouée à qui l’on confie ce
qu’on doit cacher à une femme de chambre, et qui peut agir, aller,
venir, penser pour nous, une âme damnée enfin, consentant à un partage
inégal de la vie. Or, elle avait deviné, tout aussi bien que Lisbeth,
les intentions dans lesquelles le baron voulait la lier avec la
cousine Bette. Conseillée par la redoutable intelligence de la créole
parisienne qui passe ses heures étendue sur un divan, à promener la
lanterne de son observation dans tous les coins obscurs des âmes,
des sentiments et des intrigues, elle avait inventé de se faire un
complice de l’espion. Probablement cette terrible indiscrétion était
préméditée; elle avait reconnu le vrai caractère de cette ardente
fille, passionnée à vide, et voulait se l’attacher. Aussi cette
conversation ressemblait-elle à la pierre que le voyageur jette dans
un gouffre pour s’en démontrer physiquement la profondeur. Et madame
Marneffe avait eu peur en trouvant tout à la fois un Iago et un Richard
III, dans cette fille en apparence si faible, si humble et si peu
redoutable.
En un instant, la cousine Bette était redevenue elle-même. En un
instant, ce caractère de Corse et de Sauvage, ayant brisé les faibles
attaches qui le courbaient, avait repris sa menaçante hauteur, comme un
arbre s’échappe des mains de l’enfant qui l’a plié jusqu’à lui pour y
voler des fruits verts.
Pour quiconque observe le monde social, ce sera toujours un objet
d’admiration que la plénitude, la perfection et la rapidité des
conceptions chez les natures vierges.
La Virginité, comme toutes les monstruosités, a des richesses
spéciales, des grandeurs absorbantes. La vie, dont les forces sont
économisées, a pris chez l’individu vierge une qualité de résistance
et de durée incalculable. Le cerveau s’est enrichi dans l’ensemble de
ses facultés réservées. Lorsque les gens chastes ont besoin de leur
corps ou de leur âme, qu’ils recourent à l’action ou à la pensée, ils
trouvent alors de l’acier dans leurs muscles ou de la science infuse
dans leur intelligence, une force diabolique ou la magie noire de la
Volonté.
Sous ce rapport, la vierge Marie, en ne la considérant pour un moment
que comme un symbole, efface par sa grandeur tous les types indous,
égyptiens et grecs. La Virginité, mère des grandes choses, _magna
parens rerum_, tient dans ses belles mains blanches la clef des mondes
supérieurs. Enfin, cette grandiose et terrible exception mérite tous
les honneurs que lui décerne l’église catholique.
En un moment donc la cousine Bette devint le Mohican dont les piéges
sont inévitables, dont la dissimulation est impénétrable, dont la
décision rapide est fondée sur la perfection inouïe des organes. Elle
fut la Haine et la Vengeance sans transaction, comme elles sont en
Italie, en Espagne et en Orient. Ces deux sentiments, qui sont doublés
de l’Amitié, de l’Amour poussés jusqu’à l’absolu, ne sont connus que
dans les pays baignés de soleil. Mais Lisbeth fut surtout fille de la
Lorraine, c’est-à-dire résolue à tromper.
Elle ne prit pas volontiers cette dernière partie de son rôle; elle fit
une singulière tentative, due à son ignorance profonde. Elle imagina
que la prison était ce que les enfants l’imaginent tous, elle confondit
la _mise au secret_ avec l’emprisonnement. La mise au secret est le
superlatif de l’emprisonnement, et ce superlatif est le privilége de la
justice criminelle.
En sortant de chez madame Marneffe, Lisbeth courut chez monsieur Rivet,
et le trouva dans son cabinet.
--Eh bien! mon bon monsieur Rivet, lui dit-elle après avoir mis le
verrou à la porte du cabinet, vous aviez raison, les Polonais!... c’est
de la canaille... tous gens sans foi ni loi.
--Des gens qui veulent mettre l’Europe en feu, dit le pacifique Rivet,
ruiner tous les commerces et les commerçants pour une patrie qui,
dit-on, est tout marais, pleine d’affreux Juifs, sans compter les
Cosaques et les Paysans, espèces de bêtes féroces classées à tort dans
le genre humain. Ces Polonais méconnaissent le temps actuel. Nous ne
sommes plus des Barbares! La guerre s’en va, ma chère demoiselle, elle
s’en est allée avec les Rois. Notre temps est le triomphe du commerce,
de l’industrie et de la sagesse bourgeoise qui ont créé la Hollande.
Oui, dit-il en s’animant, nous sommes dans une époque où les peuples
doivent tout obtenir par le développement légal de leurs libertés,
et par le jeu _pacifique_ des institutions constitutionnelles; voilà
ce que les Polonais ignorent, et j’espère... Vous dites, ma belle?
ajouta-t-il en s’interrompant et voyant, à l’air de son ouvrière, que
la haute politique était hors de sa compréhension.
--Voici le dossier, répliqua Bette; si je ne veux pas perdre mes trois
mille deux cent dix francs, il faut mettre ce scélérat en prison...
--Ah! je vous l’avais bien dit! s’écria l’oracle du quartier
Saint-Denis.
La maison Rivet, successeur de Pons frères, était toujours restée rue
des Mauvaises-Paroles, dans l’ancien hôtel de Langeais, bâti par cette
illustre maison au temps où les grands seigneurs se groupaient autour
du Louvre.
--Aussi, vous ai-je donné des bénédictions en venant ici!... répondit
Lisbeth.
--S’il peut ne se douter de rien, il sera coffré dès quatre heures du
matin, dit le juge en consultant son Almanach pour vérifier le lever du
soleil; mais après-demain seulement, car on ne peut pas l’emprisonner
sans l’avoir prévenu qu’on veut l’arrêter par un commandement avec
dénonciation de la contrainte par corps. Ainsi...
--Quelle bête de loi, dit la cousine Bette, car le débiteur se sauve.
--Il en a bien le droit, répliqua le juge en souriant. Aussi, tenez,
voici comment...
--Quant à cela, je prendrai le papier, dit la Bette en interrompant le
Consul, je le lui remettrai en lui disant que j’ai été forcée de faire
de l’argent et que mon prêteur a exigé cette formalité. Je connais mon
Polonais, il ne dépliera seulement pas le papier, il en allumera sa
pipe!
--Ah! pas mal! pas mal! mademoiselle Fischer. Eh bien! soyez
tranquille, l’affaire sera bâclée. Mais, un instant! ce n’est pas le
tout que de coffrer un homme, on ne se passe ce luxe judiciaire que
pour toucher son argent. Par qui serez-vous payée?
--Par ceux qui lui donnent de l’argent.
--Ah! oui, j’oubliais que le ministre de la Guerre l’a chargé du
monument érigé à l’un de nos clients. Ah! la maison a fourni bien des
uniformes au général Montcornet, il les noircissait promptement à la
fumée des canons, celui-là! Quel brave! et il payait _recta_!
Un maréchal de France a pu sauver l’Empereur ou son pays, _il payait
recta_ sera toujours son plus bel éloge dans la bouche d’un commerçant.
--Eh bien! à samedi, monsieur Rivet, vous aurez vos glands plats. A
propos, je quitte la rue du Doyenné, je vais demeurer rue Vanneau.
--Vous faites bien, je vous voyais avec peine dans ce trou qui, malgré
ma répugnance pour tout ce qui ressemble à de l’Opposition, déshonore,
j’ose le dire, oui! déshonore le Louvre et la place du Carrousel.
J’adore Louis-Philippe, c’est mon idole, il est la représentation
auguste, exacte de la classe sur laquelle il a fondé sa dynastie,
et je n’oublierai jamais ce qu’il a fait pour la passementerie en
rétablissant la garde nationale...
--Quand je vous entends parler ainsi, dit Lisbeth, je me demande
pourquoi vous n’êtes pas député.
--On craint mon attachement à la dynastie, répondit Rivet, mes ennemis
politiques sont ceux du roi, ah! c’est un noble caractère, une belle
famille; enfin, reprit-il en continuant son argumentation, c’est notre
idéal: des mœurs, de l’économie, tout! Mais la _finition_ du Louvre
est une des conditions auxquelles nous avons donné la couronne, et la
liste civile, à qui l’on n’a pas fixé de terme, j’en conviens, nous
laisse le cœur de Paris dans un état navrant... C’est parce que je suis
_juste-milieu_ que je voudrais voir le juste-milieu de Paris dans un
autre état. Votre quartier fait frémir. On vous y aurait assassiné un
jour ou l’autre... Eh bien! voilà votre monsieur Crevel nommé chef de
bataillon de sa légion, j’espère que c’est nous qui lui fournirons sa
grosse épaulette.
--J’y dîne aujourd’hui, je vous l’enverrai.
Lisbeth crut avoir à elle son Livonien en se flattant de couper
toutes les communications entre le monde et lui. Ne travaillant plus,
l’artiste serait oublié comme un homme enterré dans un caveau, où seule
elle irait le voir. Elle eut ainsi deux jours de bonheur, car elle
espéra donner des coups mortels à la baronne et à sa fille.
Pour se rendre chez monsieur Crevel, qui demeurait rue des Saussayes,
elle prit par le pont du Carrousel, le quai Voltaire, le quai d’Orsay,
la rue Belle-Chasse, la rue de l’Université, le pont de la Concorde et
l’avenue de Marigny. Cette route illogique était tracée par la logique
des passions, toujours excessivement ennemie des jambes. La cousine
Bette, tant qu’elle fut sur les quais, regarda la rive droite de la
Seine en allant avec une grande lenteur. Son calcul était juste. Elle
avait laissé Wenceslas s’habillant, elle pensait qu’aussitôt délivré
d’elle, l’amoureux irait chez la baronne par le chemin le plus court.
En effet, au moment où elle longeait le parapet du quai Voltaire
en dévorant la rivière, et marchant en idée sur l’autre rive, elle
reconnut l’artiste dès qu’il déboucha par le guichet des Tuileries pour
gagner le pont Royal. Elle rejoignit là son infidèle et put le suivre
sans être vue par lui, car les amoureux se retournent rarement; elle
l’accompagna jusqu’à la maison de madame Hulot, où elle le vit entrer
comme un homme habitué d’y venir.
Cette dernière preuve qui confirmait les confidences de madame
Marneffe, mit Lisbeth hors d’elle. Elle arriva chez le chef de
bataillon nouvellement élu dans cet état d’irritation mentale qui fait
commettre les meurtres, et trouva le père Crevel attendant ses enfants,
monsieur et madame Hulot jeunes, dans son salon.
Mais Célestin Crevel est le représentant si naïf et si vrai du parvenu
parisien, qu’il est difficile d’entrer sans cérémonie chez cet heureux
successeur de César Birotteau. Célestin Crevel est à lui seul tout un
monde, aussi mérite-t-il, plus que Rivet, les honneurs de la palette,
à cause de son importance dans ce drame domestique.
Avez-vous remarqué comme, dans l’enfance, ou dans les commencements
de la vie sociale, nous nous créons de nos propres mains un modèle à
notre insu, souvent? Ainsi le commis d’une maison de banque rêve, en
entrant dans le salon de son patron, de posséder un salon pareil. S’il
fait fortune, ce ne sera pas, vingt ans plus tard, le luxe alors à la
mode qu’il intronisera chez lui, mais le luxe arriéré qui le fascinait
jadis. On ne sait pas toutes les sottises qui sont dues à cette
jalousie rétrospective, de même qu’on ignore toutes les folies dues à
ces rivalités secrètes qui poussent les hommes à imiter le type qu’ils
se sont donné, à consumer leurs forces pour être un clair de lune.
Crevel fut adjoint parce que son patron avait été adjoint, il était
chef de bataillon parce qu’il avait eu envie des épaulettes de César
Birotteau. Aussi, frappé des merveilles réalisées par l’architecte
Grindot, au moment où la fortune avait mis son patron en haut de la
roue, Crevel, comme il le disait dans son langage, _n’en avait fait
ni eune ni deusse_, quand il s’était agi de décorer son appartement:
il s’était adressé, les yeux fermés et la bourse ouverte, à Grindot,
architecte alors tout à fait oublié. On ne sait pas combien de temps
vont encore les gloires éteintes, soutenues par les admirations
arriérées.
Grindot avait recommencé là pour la millième fois son salon blanc et
or, tendu de damas rouge. Le meuble en bois de palissandre sculpté
comme on sculpte les ouvrages courants, sans finesse, avait donné
pour la fabrique parisienne un juste orgueil à la province, lors de
l’Exposition des produits de l’Industrie. Les flambeaux, les bras, le
garde-cendre, le lustre, la pendule appartenaient au genre rocaille. La
table ronde, immobile au milieu du salon, offrait un marbre incrusté de
tous les marbres italiens et antiques venus de Rome, où se fabriquent
ces espèces de cartes minéralogiques semblables à des échantillons
de tailleurs, qui faisait périodiquement l’admiration de tous les
bourgeois que recevait Crevel. Les portraits de feu madame Crevel,
de Crevel, de sa fille et de son gendre, dus au pinceau de Pierre
Grassou, le peintre en renom dans la bourgeoisie, à qui Crevel devait
le ridicule de son attitude byronienne, garnissaient les parois, mis
tous les quatre en pendants. Les bordures, payées mille francs pièce,
s’harmoniaient bien à toute cette richesse de café qui, certes, eût
fait hausser les épaules à un véritable artiste.
Jamais l’or n’a perdu la plus petite occasion de se montrer stupide.
On compterait aujourd’hui dix Venise dans Paris, si les commerçants
retirés avaient eu cet instinct des grandes choses qui distingue les
Italiens. De nos jours encore, un négociant milanais lègue très-bien
cinq cent mille francs au _Duomo_ pour la dorure de la Vierge colossale
qui en couronne la coupole. Canova ordonne, dans son testament, à son
frère, de bâtir une église de quatre millions, et le frère y ajoute
quelque chose du sien. Un bourgeois de Paris (et tous ont, comme Rivet,
un amour au cœur pour leur Paris) penserait-il jamais à faire élever
les clochers qui manquent aux tours de Notre-Dame? Or, comptez les
sommes recueillies par l’État en successions sans héritiers. On aurait
achevé tous les embellissements de Paris avec le prix des sottises en
carton-pierre, en pâtes dorées, en fausses sculptures consommées depuis
quinze ans par les individus du genre Crevel.
Au bout de ce salon se trouvait un magnifique cabinet meublé de tables
et d’armoires en imitation de Boulle.
La chambre à coucher, tout en perse, donnait également dans le salon.
L’acajou dans toute sa gloire infestait la salle à manger, où des vues
de Suisse, richement encadrées, ornaient des panneaux. Le père Crevel,
qui rêvait un voyage en Suisse, tenait à posséder ce pays en peinture,
jusqu’au moment où il irait le voir en réalité.
Crevel, ancien adjoint, décoré, garde national, avait, comme on le
voit, reproduit fidèlement toutes les grandeurs, même mobilières, de
son infortuné prédécesseur. Là où, sous la Restauration, l’un était
tombé, celui-ci tout à fait oublié s’était élevé, non par un singulier
jeu de fortune, mais par la force des choses. Dans les révolutions
comme dans les tempêtes maritimes, les valeurs solides vont à fond,
le flot met les choses légères à fleur d’eau. César Birotteau,
royaliste et en faveur, envié, devint le point de mire de l’Opposition
bourgeoise, tandis que la triomphante bourgeoisie se représentait
elle-même dans Crevel.
Cet appartement, de mille écus de loyer, qui regorgeait de toutes les
belles choses vulgaires que procure l’argent, prenait le premier étage
d’un ancien hôtel, entre cour et jardin. Tout s’y trouvait conservé
comme des coléoptères chez un entomologiste, car Crevel y demeurait
très-peu.
Ce _local_ somptueux constituait le domicile légal de l’ambitieux
bourgeois. Servi là par une cuisinière et par un valet de chambre,
il louait deux domestiques de supplément et faisait venir son dîner
d’apparat de chez Chevet, quand il festoyait des amis politiques,
des gens à éblouir, ou quand il recevait sa famille. Le siége de la
véritable existence de Crevel, autrefois rue Notre-Dame-de-Lorette,
chez mademoiselle Héloïse Brisetout, était transféré, comme on l’a vu,
rue Chauchat. Tous les matins, l’_ancien négociant_ (tous les bourgeois
retirés s’intitulent _ancien négociant_) passait deux heures rue des
Saussayes pour y vaquer à ses affaires, et donnait le reste du temps
à Zaïre, ce qui tourmentait beaucoup Zaïre. Orosmane-Crevel avait un
marché _ferme_ avec mademoiselle Héloïse; elle lui devait pour cinq
cents francs de bonheur, tous les mois, sans reports. Crevel payait
d’ailleurs son dîner et tous les _extra_. Ce contrat à primes, car il
faisait beaucoup de présents, paraissait économique à l’ex-amant de la
célèbre cantatrice. Il disait à ce sujet aux négociants veufs, aimant
trop leurs filles, qu’il valait mieux avoir des chevaux loués au mois
qu’une écurie à soi. Néanmoins, si l’on se rappelle la confidence du
portier de la rue Chauchat au baron, Crevel n’évitait ni le cocher ni
le groom.
Crevel avait, comme on le voit, fait tourner son amour excessif pour
sa fille au profit de ses plaisirs. L’immoralité de sa situation était
justifiée par des raisons de haute morale. Puis l’ancien parfumeur
tirait de cette vie (vie nécessaire, vie débraillée, Régence,
Pompadour, maréchal de Richelieu, etc.), un vernis de supériorité.
Crevel se posait en homme à vues larges, en grand seigneur au petit
pied, en homme généreux, sans étroitesse dans les idées, le tout à
raison d’environ douze à quinze cents francs par mois. Ce n’était pas
l’effet d’une hypocrisie politique, mais un effet de vanité bourgeoise
qui néanmoins arrivait au même résultat. A la Bourse, Crevel passait
pour être supérieur à son époque et surtout pour un bon vivant.
En ceci, Crevel croyait avoir dépassé son bonhomme Birotteau de cent
coudées.
--Eh bien! s’écria Crevel en entrant en colère à l’aspect de la cousine
Bette, c’est donc vous qui mariez mademoiselle Hulot avec un jeune
comte que vous avez élevé pour elle à la brochette?...
--On dirait que cela vous contrarie? répondit Lisbeth en arrêtant sur
Crevel un œil pénétrant. Quel intérêt avez-vous donc à empêcher ma
cousine de se marier? car vous avez fait manquer, m’a-t-on dit, son
mariage avec le fils de monsieur Lebas...
--Vous êtes une bonne fille, bien discrète, reprit le père Crevel.
Eh bien! croyez-vous que je pardonnerai jamais à _monsieur_ Hulot le
crime de m’avoir enlevé Josépha?... surtout pour faire d’une honnête
créature, que j’aurais fini par épouser dans mes vieux jours, une
vaurienne, une saltimbanque, une fille d’Opéra... Non, non! jamais.
--C’est un bonhomme cependant monsieur Hulot, dit la cousine Bette.
--Aimable!... très-aimable, trop aimable, reprit Crevel, je ne lui veux
pas de mal; mais je désire prendre ma revanche, et je la prendrai.
C’est mon idée fixe!
--Serait-ce à cause de cette envie-là que vous ne venez plus chez
madame Hulot?
--Peut-être...
--Ah! vous faisiez donc la cour à ma cousine? dit Lisbeth en souriant,
je m’en doutais.
--Et elle m’a traité comme un chien, pis que cela, comme un laquais; je
dirai mieux: comme un détenu politique. Mais je réussirai, dit-il en
fermant le poing et en s’en frappant le front.
--Pauvre homme, ce serait affreux de trouver sa femme en fraude, après
avoir été renvoyé par sa maîtresse!...
--Josépha! s’écria Crevel, Josépha l’aurait quitté, renvoyé, chassé!
Bravo! Josépha. Josépha! tu m’as vengé! je t’enverrai deux perles pour
mettre à tes oreilles, mon ex-biche!... Je ne sais rien de cela, car,
après vous avoir vue le lendemain du jour où la belle Adeline m’a prié
encore une fois de passer la porte, je suis allé chez les Lebas, à
Corbeil, d’où je reviens. Héloïse a fait le diable pour m’envoyer à
la campagne, et j’ai su la raison de ses menées: elle voulait pendre,
et sans moi, la crémaillère rue Chauchat, avec des artistes, des
cabotins, des gens de lettres... J’ai été joué! Je pardonnerai, car
Héloïse m’amuse. C’est une Déjazet inédite. Comme elle est drôle, cette
fille-là! voici le billet que j’ai trouvé hier au soir:
«_Mon bon vieux, j’ai dressé ma tente rue Chauchat. J’ai pris la
précaution de faire essuyer les plâtres par des amis. Tout va bien.
Venez quand vous voudrez, monsieur. Agar attend son Abraham._»
Héloïse me dira des nouvelles, car elle sait sa Bohême sur le bout du
doigt.
--Mais mon cousin a très-bien pris ce désagrément, répondit la cousine.
--Pas possible, dit Crevel en s’arrêtant dans sa marche semblable à
celle d’un balancier de pendule.
--Monsieur Hulot est d’un certain âge, fit malicieusement observer
Lisbeth.
--Je le connais, reprit Crevel; mais nous nous ressemblons sous un
certain rapport: Hulot ne pourra pas se passer d’un attachement.
Il est capable de revenir à sa femme, se dit-il. Ce serait de la
nouveauté pour lui, mais adieu ma vengeance. Vous souriez, mademoiselle
Fischer?... ah! vous savez quelque chose?...
--Je ris de vos idées, répondit Lisbeth. Oui, ma cousine est encore
assez belle pour inspirer des passions; moi, je l’aimerais, si j’étais
homme.
--Qui a bu, boira! s’écria Crevel, vous vous moquez de moi! Le baron
aura trouvé quelque consolation.
Lisbeth inclina la tête par un geste affirmatif.
--Ah! il est bien heureux de remplacer du jour au lendemain Josépha!
dit Crevel en continuant. Mais je n’en suis pas étonné, car il me
disait, un soir à souper, que, dans sa jeunesse, pour n’être pas au
dépourvu, il avait toujours trois maîtresses, celle qu’il était en
train de quitter, la régnante et celle à laquelle il faisait la cour
pour l’avenir. Il devait tenir en réserve quelque grisette dans son
vivier! dans son parc aux cerfs! Il est très Louis XV, le gaillard!
oh! est-il heureux d’être bel homme! Néanmoins, il vieillit, il est
_marqué_... il aura donné dans quelque petite ouvrière.
--Oh! non, répondit Lisbeth.
--Ah! dit Crevel, que ne ferais-je pas pour l’empêcher de pouvoir
mettre son chapeau! Il m’était impossible de lui prendre Josépha, les
femmes de cette espèce ne reviennent jamais à leur premier amour.
D’ailleurs, comme on dit, un retour n’est jamais de l’amour. Mais,
cousine Bette, je donnerais bien, c’est-à-dire je dépenserais bien
cinquante mille francs pour enlever à ce grand bel homme sa maîtresse
et lui prouver qu’un gros père à ventre de chef de bataillon et à crâne
de futur maire de Paris ne se laisse pas souffler sa dame, sans damer
le pion...
--Ma situation, répondit Bette, m’oblige à tout entendre et à ne rien
savoir. Vous pouvez causer avec moi sans crainte, je ne répète jamais
un mot de ce qu’on veut bien me confier. Pourquoi voulez-vous que je
manque à cette loi de ma conduite? personne n’aurait plus confiance en
moi.
--Je le sais, répliqua Crevel, vous êtes la perle des vieilles
filles... Voyons! sacristi, il y a des exceptions. Tenez, ils ne vous
ont jamais fait de rentes dans la famille...
--Mais j’ai ma fierté, je ne veux rien coûter à personne, dit Bette.
--Ah! si vous vouliez m’aider à me venger, reprit l’ancien négociant,
je placerais dix mille francs en viager sur votre tête. Dites-moi,
belle cousine, dites-moi quelle est la remplaçante de Josépha, et vous
aurez de quoi payer votre loyer, votre petit déjeuner le matin, ce bon
café que vous aimez tant, vous pourrez vous donner du moka pur... hein?
Oh! comme c’est bon du moka pur!
--Je ne tiens pas tant aux dix mille francs en viager qui feraient
près de cinq cents francs de rente, qu’à la plus entière discrétion,
dit Lisbeth; car, voyez-vous, mon bon monsieur Crevel, il est bien
excellent pour moi, le baron, il va me payer mon loyer...
--Oui, pendant longtemps! comptez là-dessus! s’écria Crevel. Où le
baron prendrait-il de l’argent?
--Ah! je ne sais pas. Cependant il dépense plus de trente mille francs
dans l’appartement qu’il destine à cette petite dame...
--Une dame! Comment, ce serait une femme de la société? Le scélérat,
est-il heureux! il n’y en a que pour lui!
--Une femme mariée, bien comme il faut, reprit la cousine.
--Vraiment! s’écria Crevel ouvrant des yeux animés autant par le désir
que par ce mot magique: _Une femme comme il faut_.
--Oui, reprit Bette, des talents, musicienne, vingt-trois ans, une
jolie figure candide, une peau d’une blancheur éblouissante, des dents
de jeune chien, des yeux comme des étoiles, un front superbe... et des
petits pieds, je n’en ai jamais vu de pareils, ils ne sont pas plus
larges que son busc.
--Et les oreilles? demanda Crevel vivement émoustillé par ce
signalement d’amour.
--Des oreilles à mouler, répondit-elle.
--De petites mains?...
--Je vous dis, en un seul mot, que c’est un bijou de femme, et d’une
honnêteté, d’une pudeur, d’une délicatesse!... une belle âme, un ange,
toutes les distinctions, car elle a pour père un maréchal de France...
--Un maréchal de France! s’écria Crevel qui fit un bond prodigieux sur
lui-même. Mon Dieu! saperlotte! cré nom! nom d’un petit bonhomme!...
Ah! le gredin!--Pardon, cousine, je deviens fou!... Je donnerais cent
mille francs, je crois.
--Ah! bien, oui, je vous dis que c’est une femme honnête, une femme
vertueuse. Aussi le baron a-t-il bien fait les choses.
--Il est sans le sou... vous dis-je.
--Il y a un mari qu’il a poussé...
--Par où? dit Crevel avec un rire amer.
--Déjà nommé sous-chef, ce mari, qui sera sans doute complaisant... est
porté pour avoir la croix.
--Le gouvernement devrait prendre garde, et respecter ceux qu’il
a décorés en ne prodiguant pas la croix, dit Crevel d’un air
politiquement piqué. Mais qu’a-t-il donc tant pour lui, ce grand
mâtin de vieux baron? reprit-il. Il me semble que je le vaux bien,
ajouta-t-il en se mirant dans une glace et se mettant en position.
Héloïse m’a souvent dit, dans le moment où les femmes ne mentent pas,
que j’étais étonnant.
--Oh! répliqua la cousine, les femmes aiment les hommes gros, ils sont
presque tous bons; et, entre vous et le baron, moi je vous choisirais.
Monsieur Hulot est spirituel, bel homme, il a de la tournure; mais
vous, vous êtes solide, et puis, tenez... vous paraissez encore plus
mauvais sujet que lui!
--C’est incroyable comme toutes les femmes, même les dévotes, aiment
les gens qui ont cet air-là! s’écria Crevel en venant prendre la Bette
par la taille, tant il jubilait.
--La difficulté n’est pas là, dit la Bette en continuant. Vous
comprenez qu’une femme qui trouve tant d’avantages ne fera pas
d’infidélités à son protecteur pour des bagatelles, et _cela_ coûterait
plus de cent et quelques mille francs, car la petite dame voit son mari
chef de bureau dans deux ans d’ici... C’est la misère qui pousse ce
pauvre petit ange dans le gouffre.
Crevel se promenait de long en large, comme un furieux, dans son salon.
--Il doit tenir à cette femme-là? demanda-t-il après un moment pendant
lequel son désir ainsi fouetté par Lisbeth devint une espèce de rage.
--Jugez-en! reprit Lisbeth. Je ne crois pas encore qu’il ait obtenu ça!
dit-elle en faisant claquer l’ongle de son pouce sous l’une de ses
énormes palettes blanches, et il a déjà fait pour dix mille francs de
cadeaux.
--Oh! la bonne farce! s’écria Crevel, si j’arrivais avant lui!
--Mon Dieu! j’ai bien tort de vous faire ces cancans-là, reprit Lisbeth
en paraissant éprouver un remords.
--Non. Je veux faire rougir votre famille. Demain je place en viager,
sur votre tête, une somme en cinq pour cent, de manière à vous faire
six cents francs de rente, mais vous me direz tout; le nom, la demeure
de la Dulcinée. Je puis vous l’avouer, je n’ai jamais eu de femme comme
il faut, et la plus grande de mes ambitions, c’est d’en connaître une.
Les houris de Mahomet ne sont rien en comparaison de ce que je me
figure des femmes du monde. Enfin c’est mon idéal, c’est ma folie, et
tellement que, voyez-vous, la baronne Hulot n’aura jamais cinquante ans
pour moi, dit-il en se rencontrant sans le savoir avec un des esprits
les plus fins du dernier siècle. Tenez, ma bonne Lisbeth, je suis
décidé à sacrifier cent, deux cents... Chut! voici mes enfants, je les
vois qui traversent la cour. Je n’aurai jamais rien su par vous, je
vous en donne ma parole d’honneur, car je ne veux pas que vous perdiez
la confiance du baron, bien au contraire, il doit joliment aimer cette
femme, mon compère!
--Oh! il en est fou! dit la cousine. Il n’a pas su trouver quarante
mille francs pour établir sa fille, et il les a dénichés pour cette
nouvelle passion.
--Et le croyez-vous aimé? demanda Crevel.
--A son âge... répondit la vieille fille.
--Oh! suis-je bête! s’écria Crevel. Moi qui tolère un artiste à
Héloïse, absolument comme Henri IV permettait Bellegarde à Gabrielle.
Oh! la vieillesse! la vieillesse!--Bonjour, Célestine, bonjour, mon
bijou, et ton moutard! Ah! le voilà! Parole d’honneur, il commence à
me ressembler. Bonjour, Hulot, mon ami, cela va bien?... Nous aurons
bientôt un mariage de plus dans la famille.
Célestine et son mari firent un signe en montrant Lisbeth, et la fille
répondit effrontément à son père:--Lequel donc? Crevel prit un air fin
qui voulait dire que son indiscrétion allait être réparée.
--Celui d’Hortense, reprit-il; mais ce n’est pas encore tout à fait
décidé. Je viens de chez Lebas, et l’on parlait de mademoiselle Popinot
pour notre jeune conseiller à la Cour royale de Paris, qui voudrait
bien devenir premier président en province... Allons dîner.
A sept heures, Lisbeth revenait déjà chez elle en omnibus, car il lui
tardait de revoir Wenceslas de qui, depuis une vingtaine de jours,
elle était la dupe, et à qui elle apportait son cabas plein de fruits
empilés par Crevel lui-même, dont la tendresse avait redoublé pour _sa_
cousine Bette. Elle monta dans la mansarde d’une vitesse à perdre la
respiration, et trouva l’artiste occupé à terminer les ornements d’une
boîte qu’il voulait offrir à sa chère Hortense. La bordure du couvercle
représentait des hortensias dans lesquels se jouaient des amours. Le
pauvre amant, pour subvenir aux frais de cette boîte qui devait être en
malachite, avait fait pour Florent et Chanor deux torchères, en leur en
abandonnant la propriété, deux chefs-d’œuvre.
--Vous travaillez trop depuis quelques jours, mon bon ami, dit Lisbeth
en lui essuyant le front couvert de sueur et le baisant. Une pareille
activité me paraît dangereuse au mois d’août. Vraiment votre santé peut
en souffrir... Tenez, voici des pêches, des prunes de chez monsieur
Crevel... Ne vous tracassez pas tant, j’ai emprunté deux mille francs,
et, à moins de malheur, nous pourrons les rendre si vous vendez votre
pendule!... Cependant j’ai quelques doutes sur mon prêteur, car il
vient d’envoyer ce papier timbré.
Elle plaça la dénonciation de la contrainte par corps sous l’esquisse
du maréchal de Montcornet.
--Pour qui faites-vous ces belles choses-là? demanda-t-elle en prenant
les branches d’hortensias en cire rouge que Wenceslas avait posées pour
manger les fruits.
--Pour un bijoutier.
--Quel bijoutier?
--Je ne sais pas, c’est Stidmann qui m’a prié de _tortiller_ cela pour
lui, car il est pressé.
--Mais voilà des hortensias, dit-elle d’une voix creuse. Comment se
fait-il que vous n’ayez jamais manié la cire pour moi? Était-ce donc
si difficile d’inventer une bague, un coffret, n’importe quoi, un
souvenir! dit-elle en lançant un affreux regard sur l’artiste dont
heureusement les yeux étaient baissés. Et vous dites que vous m’aimez!
--En doutez-vous... mademoiselle?
--Oh! que voilà un _mademoiselle_ bien chaud!... Tenez, vous avez été
mon unique pensée depuis que je vous ai vu mourant, là... Quand je vous
ai sauvé vous vous êtes donné à moi, je ne vous ai jamais parlé de cet
engagement, mais je me suis engagée envers moi-même, moi! Je me suis
dit: «Puisque ce garçon se donne à moi, je veux le rendre heureux et
riche!» Eh bien! j’ai réussi à faire votre fortune!
--Et comment? demanda le pauvre artiste au comble du bonheur et trop
naïf pour soupçonner un piége.
--Voici comment, reprit la Lorraine.
Lisbeth ne put se refuser le plaisir sauvage de regarder Wenceslas
qui la contemplait avec un amour filial où débordait son amour pour
Hortense, ce qui trompa la vieille fille. En apercevant pour la
première fois de sa vie les torches de la passion dans les yeux d’un
homme, elle crut les y avoir allumées.
--Monsieur Crevel nous commandite de cent mille francs pour fonder
une maison de commerce, si, dit-il, vous voulez m’épouser; il a
de singulières idées, ce gros bonhomme-là... Qu’en pensez-vous?
demanda-t-elle.
L’artiste, devenu pâle comme un mort, regarda sa bienfaitrice d’un œil
sans lueur et qui laissait passer toute sa pensée. Il resta béant et
hébété.
--On ne m’a jamais si bien dit, reprit-elle avec un rire amer, que
j’étais affreusement laide!
--Mademoiselle, répondit Steinbock, ma bienfaitrice ne sera jamais
laide pour moi; j’ai pour vous une bien vive affection, mais je n’ai
pas trente ans, et...
--Et j’en ai quarante-trois! reprit-elle. Ma cousine Hulot, qui en a
quarante-huit, fait encore des passions frénétiques; mais elle est
belle, elle!
--Quinze ans de différence entre nous, mademoiselle! quel ménage
ferions-nous! Pour nous-mêmes, je crois que nous devons bien réfléchir.
Ma reconnaissance sera certainement égale à vos bienfaits. D’ailleurs,
votre argent vous sera rendu sous peu de jours.
--Mon argent! cria-t-elle. Oh! vous me traitez comme si j’étais un
usurier sans cœur.
--Pardon, reprit Wenceslas, mais vous m’en parlez si souvent... Enfin,
vous m’avez créé, ne me détruisez pas.
--Vous voulez me quitter, je le vois, dit-elle en hochant la tête. Qui
donc vous a donné la force de l’ingratitude, vous qui êtes comme un
homme de papier mâché? Manqueriez-vous de confiance en moi, moi votre
bon génie?... moi qui si souvent ai passé la nuit à travailler pour
vous! moi qui vous ai livré les économies de toute ma vie! moi qui,
pendant quatre ans, ai partagé mon pain, le pain d’une pauvre ouvrière,
avec vous, et qui vous prêtais tout, jusqu’à mon courage.
--Mademoiselle, assez! assez! dit-il en se mettant à ses genoux et lui
tendant les mains. N’ajoutez pas un mot! Dans trois jours je parlerai,
je vous dirai tout; laissez-moi, dit-il en lui baisant les mains,
laissez-moi être heureux, j’aime et je suis aimé.
--Eh bien! sois heureux, mon enfant, dit-elle en le relevant.
Puis elle l’embrassa sur le front et dans les cheveux avec la frénésie
que doit avoir le condamné à mort en savourant sa dernière matinée.
--Ah! vous êtes la plus noble et la meilleure des créatures, vous êtes
l’égale de celle que j’aime, dit le pauvre artiste.
--Je vous aime assez encore pour trembler de votre avenir, reprit-elle
d’un air sombre. Judas s’est pendu!... tous les ingrats finissent mal!
Vous me quittez, vous ne ferez plus rien qui vaille! Songez que, sans
nous marier, car je suis une vieille fille, je le sais, je ne veux pas
étouffer la fleur de votre jeunesse, votre poésie, comme vous le dites,
dans mes bras qui sont comme des sarments de vigne; mais, sans nous
marier, ne pouvons-nous pas rester ensemble? Écoutez, j’ai l’esprit du
commerce, je puis vous amasser une fortune en dix ans de travail, car
je m’appelle l’Économie, moi; tandis qu’avec une jeune femme, qui sera
tout dépense, vous dissiperez tout, vous ne travaillerez qu’à la rendre
heureuse. Le bonheur ne crée rien que des souvenirs. Quand je pense à
vous, moi, je reste les bras ballants pendant des heures entières... Eh
bien! Wenceslas, reste avec moi... Tiens, je comprends tout: tu auras
des maîtresses, de jolies femmes semblables à cette petite Marneffe qui
veut te voir, et qui te donnera le bonheur que tu ne peux pas trouver
avec moi. Puis tu te marieras quand je t’aurai fait trente mille francs
de rente.
--Vous êtes un ange, mademoiselle, et je n’oublierai jamais ce
moment-ci, répondit Wenceslas en essuyant ses larmes.
--Vous voilà comme je vous veux, mon enfant, dit-elle en le regardant
avec ivresse.
La vanité chez nous tous est si forte, que Lisbeth crut à son triomphe.
Elle avait fait une si grande concession en offrant madame Marneffe!
Elle éprouva la plus vive émotion de sa vie, elle sentit pour la
première fois la joie inondant son cœur. Pour retrouver une seconde
heure pareille, elle eût vendu son âme au diable.
--Je suis engagé, répondit-il, et j’aime une femme contre laquelle
aucune autre ne peut prévaloir. Mais vous êtes et vous serez toujours
la mère que j’ai perdue.
Ce mot versa comme une avalanche de neige sur ce cratère flamboyant.
Lisbeth s’assit, contempla d’un air sombre cette jeunesse, cette beauté
distinguée, ce front d’artiste, cette belle chevelure, tout ce qui
sollicitait en elle les instincts comprimés de la femme, et de petites
larmes aussitôt séchées mouillèrent pour un moment ses yeux. Elle
ressemblait à ces grêles statues que les tailleurs d’images du moyen
âge ont assises sur des tombeaux.
--Je ne te maudis pas, toi, dit-elle en se levant brusquement, tu n’es
qu’un enfant. Que Dieu te protége!
Elle descendit et s’enferma dans son appartement.
--Elle m’aime, se dit Wenceslas, la pauvre créature. A-t-elle été
chaudement éloquente! Elle est folle.
Ce dernier effort de la nature sèche et positive, pour garder avec elle
cette image de la beauté, de la poésie, avait eu tant de violence,
qu’il ne peut se comparer qu’à la sauvage énergie du naufragé, essayant
sa dernière tentative pour atteindre à la grève.
Le surlendemain, à quatre heures et demie du matin, au moment où le
comte Steinbock dormait du plus profond sommeil, il entendit frapper
à la porte de sa mansarde; il alla ouvrir, et vit entrer deux hommes
mal vêtus, accompagnés d’un troisième, dont l’habillement annonçait un
huissier malheureux.
--Vous êtes monsieur Wenceslas, comte Steinbock? lui dit ce dernier.
--Oui, monsieur.
--Je me nomme Grasset, monsieur, successeur de monsieur Louchard, garde
du commerce...
--Hé bien?
--Vous êtes arrêté, monsieur, il faut nous suivre à la prison de
Clichy... Veuillez vous habiller... Nous y avons mis des formes, comme
vous voyez... je n’ai point pris de garde municipal, il y a un fiacre
en bas.
--Vous êtes emballé proprement... dit un des recors; aussi
comptons-nous sur votre générosité.
Steinbock s’habilla, descendit l’escalier, tenu sous chaque bras par un
recors, il fut mis en fiacre, le cocher partit sans ordre, et en homme
qui sait où aller; en une demi-heure, le pauvre étranger se trouva bien
et dûment écroué, sans avoir fait une réclamation, tant était grande sa
surprise.
A dix heures, il fut demandé au greffe de la prison, et il y trouva
Lisbeth qui, tout en pleurs, lui donna de l’argent afin de bien vivre
et de se procurer une chambre assez vaste pour pouvoir y travailler.
--Mon enfant, lui dit-elle, ne parlez de votre arrestation à personne,
n’écrivez à âme qui vive, cela tuerait votre avenir, il faut cacher
cette flétrissure, je vous aurai bientôt délivré, je vais réunir la
somme... soyez tranquille. Écrivez-moi ce que je dois vous apporter
pour vos travaux. Je mourrai ou vous serez bientôt libre.
--Oh! je vous devrai deux fois la vie! s’écria-t-il, car je perdrais
plus que la vie, si l’on me croyait un mauvais sujet.
Lisbeth sortit la joie dans le cœur; elle espérait pouvoir, en tenant
son artiste sous clef, faire manquer son mariage avec Hortense en le
disant marié, gracié par les efforts de _sa_ femme, et parti pour
la Russie. Aussi, pour exécuter ce plan, se rendit-elle vers trois
heures chez la baronne, quoique ce ne fût pas le jour où elle y dînait
habituellement; mais elle voulait jouir des tortures auxquelles sa
petite cousine allait être en proie au moment où Wenceslas avait
coutume de venir.
--Tu viens dîner, Bette? demanda la baronne en cachant son
désappointement.
--Mais oui.
--Bien! répondit Hortense, je vais aller dire qu’on soit exact, car tu
n’aimes pas à attendre.
Hortense fit un signe à sa mère pour la rassurer; car elle se proposait
de dire au valet de chambre de renvoyer monsieur Steinbock quand il
se présenterait; mais, le valet de chambre étant sorti, Hortense fut
obligée de faire sa recommandation à la femme de chambre, et la femme
de chambre monta chez elle pour y prendre son ouvrage afin de rester
dans l’antichambre.
--Et mon amoureux? dit la cousine Bette à Hortense quand elle fut
revenue, vous ne m’en parlez plus.
--A propos, que devient-il? dit Hortense, car il est célèbre. Tu dois
être contente, ajouta-t-elle à l’oreille de sa cousine, on ne parle que
de monsieur Wenceslas Steinbock.
--Beaucoup trop, répondit-elle à haute voix. Monsieur se dérange. S’il
ne s’agissait que de le charmer au point de l’emporter sur les plaisirs
de Paris, je connais mon pouvoir; mais on dit que, pour s’attacher un
pareil artiste, l’empereur Nicolas lui fait grâce...
--Ah! bah! répondit la baronne.
--Comment sais-tu cela? demanda Hortense qui fut prise comme d’une
crampe au cœur.
--Mais, reprit l’atroce Bette, une personne à qui il appartient par les
liens les plus sacrés, sa femme le lui a écrit hier. Il veut partir;
ah! il serait bien bête de quitter la France pour la Russie...
Hortense regarda sa mère en laissant sa tête aller de côté; la baronne
n’eut que le temps de prendre sa fille évanouie, blanche comme la
dentelle de son fichu.
--Lisbeth! tu m’as tué ma fille!... cria la baronne. Tu es née pour
notre malheur.
--Ah çà! quelle est ma faute en ceci, Adeline? demanda la Lorraine en
se levant et prenant une attitude menaçante à laquelle dans son trouble
la baronne ne fit aucune attention.
--J’ai tort, répondit Adeline en soutenant Hortense. Sonne!
En ce moment, la porte s’ouvrit, les deux femmes tournèrent la tête
ensemble et virent Wenceslas Steinbock à qui la cuisinière, en
l’absence de la femme de chambre, avait ouvert la porte.
--Hortense! cria l’artiste qui bondit jusqu’au groupe formé par les
trois femmes.
Et il embrassa sa prétendue au front sous les yeux de la mère, mais
si pieusement que la baronne ne s’en fâcha point. C’était, contre
l’évanouissement, un sel meilleur que tous les sels anglais. Hortense
ouvrit les yeux, vit Wenceslas, et ses couleurs revinrent. Un instant
après, elle se trouva tout à fait remise.
--Voilà donc ce que vous me cachiez? dit la cousine Bette en souriant à
Wenceslas et en paraissant deviner la vérité d’après la confusion des
deux cousines. Comment m’as-tu volé mon amoureux? dit-elle à Hortense
en l’emmenant dans le jardin.
Hortense raconta naïvement le roman de son amour à sa cousine. Sa mère
et son père, persuadés que la Bette ne se marierait jamais, avaient,
dit-elle, autorisé les visites du comte Steinbock. Seulement Hortense,
en Agnès de haute futaie, mit sur le compte du hasard l’acquisition du
groupe et l’arrivée de l’auteur qui, selon elle, avait voulu savoir
le nom de son premier acquéreur. Steinbock vint aussitôt retrouver
les deux cousines pour remercier avec effusion la vieille fille de sa
prompte délivrance. Lisbeth répondit jésuitiquement à Wenceslas que le
créancier ne lui ayant fait que de vagues promesses, elle ne comptait
l’aller délivrer que le lendemain, et que leur prêteur, honteux d’une
ignoble persécution, avait sans doute pris les devants. La vieille
fille d’ailleurs parut heureuse, et félicita Wenceslas sur son bonheur.
--Méchant enfant! lui dit-elle devant Hortense et sa mère, si vous
m’aviez, avant-hier soir, avoué que vous aimiez ma cousine Hortense
et que vous en étiez aimé, vous m’auriez évité bien des larmes. Je
croyais que vous abandonniez votre vieille amie, votre institutrice,
tandis qu’au contraire vous allez être mon cousin; désormais vous
m’appartiendrez par des liens, faibles il est vrai, mais qui suffisent
aux sentiments que je vous ai voués!...
Et elle embrassa Wenceslas au front. Hortense se jeta dans les bras de
sa cousine et fondit en larmes.
--Je te dois mon bonheur, lui dit-elle, je ne l’oublierai jamais...
--Cousine Bette, reprit la baronne en embrassant Lisbeth pendant
l’ivresse où elle était de voir les choses si bien arrangées, le baron
et moi nous avons une dette envers toi, nous l’acquitterons; viens
causer d’affaires dans le jardin, dit-elle en l’emmenant.
Lisbeth joua donc en apparence le rôle du bon ange de la famille; elle
se voyait adorée de Crevel, de Hulot, d’Adeline et d’Hortense.
--Nous voulons que tu ne travailles plus, dit la baronne. En supposant
que tu puisses gagner quarante sous par jour, les dimanches exceptés,
cela fait six cents francs par an. Eh bien! à quelle somme montent tes
économies?...
--Quatre mille cinq cents francs!...
--Pauvre cousine! dit la baronne.
Elle leva les yeux au ciel, tant elle se sentait attendrie en pensant à
toutes les peines et aux privations que supposait cette somme, amassée
en trente ans. Lisbeth, qui se méprit au sens de cette exclamation,
y vit le dédain moqueur de la parvenue, et sa haine acquit une dose
formidable de fiel, au moment même où sa cousine abandonnait toutes
ses défiances envers le tyran de son enfance.
--Nous augmenterons cette somme de dix mille cinq cents francs, reprit
Adeline, nous placerons le tout en ton nom comme usufruitière, et au
nom d’Hortense comme nue propriétaire; tu posséderas ainsi six cents
francs de rente...
Lisbeth parut être au comble du bonheur. Quand elle revint, son
mouchoir sur les yeux, et occupée à étancher des larmes de joie,
Hortense lui raconta toutes les faveurs qui pleuvaient sur Wenceslas,
le bien-aimé de toute la famille.
Au moment où le baron rentra, il trouva donc sa famille au complet,
car la baronne avait officiellement salué le comte de Steinbock du
nom de fils, et fixé, sous la réserve de l’approbation de son mari,
le mariage à quinzaine. Aussi, dès qu’il se montra dans le salon,
le Conseiller-d’État fut-il entouré par sa femme et par sa fille,
qui coururent au-devant de lui, l’une pour lui parler à l’oreille et
l’autre pour l’embrasser.
--Vous êtes allée trop loin en m’engageant ainsi, madame, dit
sévèrement le baron. Ce mariage n’est pas fait, dit-il en jetant un
regard sur Steinbock qu’il vit pâlir.
Le malheureux artiste se dit:--Il connaît mon arrestation.
--Venez, enfants, ajouta le père en emmenant sa fille et le futur dans
le jardin.
Et il alla s’asseoir avec eux sur un des bancs du kiosque, rongé de
mousse.
--Monsieur le comte, aimez-vous ma fille autant que j’aimais sa mère?
demanda le baron à Wenceslas.
--Plus, monsieur, dit l’artiste.
--La mère était la fille d’un paysan et n’avait pas un liard de fortune.
--Donnez-moi mademoiselle Hortense telle que la voilà, sans trousseau
même...
--Je vous crois bien! dit le baron en souriant, Hortense est la fille
du baron Hulot d’Ervy, Conseiller-d’État, directeur à la Guerre,
grand-officier de la Légion-d’Honneur, frère du comte Hulot, dont la
gloire est immortelle et qui sera sous peu maréchal de France. Et...
elle a une dot!
--C’est vrai, dit l’amoureux artiste, je parais avoir de l’ambition,
mais ma chère Hortense serait la fille d’un ouvrier que je
l’épouserais...
--Voilà ce que je voulais savoir, reprit le baron. Va-t’en, Hortense,
laisse-moi causer avec monsieur le comte, tu vois qu’il t’aime bien
sincèrement.
--Oh, mon père, je savais bien que vous plaisantiez, répondit
l’heureuse fille.
--Mon cher Steinbock, dit le baron avec une grâce infinie de diction
et un grand charme de manières quand il fut seul avec l’artiste, j’ai
constitué à mon fils deux cent mille francs de dot, desquels le pauvre
garçon n’a pas touché deux liards; il n’en aura jamais rien. La dot de
ma fille sera de deux cent mille francs que vous reconnaîtrez avoir
reçus...
--Oui, monsieur le baron...
--Comme vous y allez, dit le Conseiller-d’État. Veuillez m’écouter.
On ne peut pas demander à un gendre le dévoûment qu’on est en droit
d’attendre d’un fils. Mon fils savait tout ce que je pouvais faire
et ce que je ferais pour son avenir: il sera ministre, il trouvera
facilement ses deux cent mille francs. Quant à vous, jeune homme, c’est
autre chose! Vous recevrez soixante mille francs en une inscription
cinq pour cent sur le Grand-Livre, au nom de votre femme. Cet avoir
sera grevé d’une petite rente à faire à Lisbeth, mais elle ne vivra
pas longtemps, elle est poitrinaire, je le sais. Ne dites ce secret à
personne; que la pauvre fille meure en paix. Ma fille aura un trousseau
de vingt mille francs; sa mère y met pour six mille francs de ses
diamants...
--Monsieur, vous me comblez... dit Steinbock stupéfait.
--Quant aux cent vingt mille francs restants...
--Cessez, monsieur, dit l’artiste, je ne veux que ma chère Hortense...
--Voulez-vous m’écouter, bouillant jeune homme? Quant aux cent vingt
mille francs, je ne les ai pas; mais vous les recevrez...
--Monsieur!...
--Vous les recevrez du gouvernement, en commandes que je vous
obtiendrai, je vous en donne ma parole d’honneur. Vous voyez, vous
allez avoir un atelier au Dépôt des marbres. Exposez quelques belles
statues, je vous ferai entrer à l’Institut. On a, en haut lieu, de
la bienveillance pour mon frère et pour moi, j’espère donc réussir
en demandant pour vous des travaux de sculpture à Versailles pour un
quart de la somme. Enfin, vous recevrez quelques commandes de la ville
de Paris, vous en aurez de la Chambre des pairs, vous en aurez, mon
cher, tant et tant que vous serez obligé de prendre des aides. C’est
ainsi que je m’acquitterai. Voyez si la dot ainsi payée vous convient,
consultez vos forces...
--Je me sens la force de faire la fortune de ma femme à moi seul, si
tout cela manquait! dit le noble artiste.
--Voilà ce que j’aime! s’écria le baron, la belle jeunesse ne doutant
de rien! J’aurais culbuté des armées pour une femme! Allons, dit-il
en prenant la main du jeune sculpteur et y frappant, vous avez mon
consentement. Dimanche prochain le contrat, et le samedi suivant, à
l’autel, c’est le jour de la fête de ma femme!
--Tout va bien, dit la baronne à sa fille collée à la fenêtre, ton
futur et ton père s’embrassent.
En rentrant chez lui le soir, Wenceslas eut l’explication de l’énigme
que présentait sa délivrance; il trouva chez le portier un gros paquet
cacheté qui contenait le dossier de sa créance avec une quittance
régulière, libellée au bas du jugement, et accompagné de la lettre
suivante:
«Mon cher Wenceslas,
»Je suis venu te voir ce matin, à dix heures, pour te présenter à une
altesse royale qui désirait te connaître. Là, j’ai su que les Anglais
t’avaient emmené dans une de leurs petites îles dont la capitale
s’appelle _Clichy’s Castle_.
»Je suis aussitôt allé voir Léon de Lora, à qui j’ai dit en riant que
tu ne pouvais pas quitter la campagne où tu étais faute de quatre
mille francs, et que tu allais compromettre ton avenir, si tu ne te
montrais pas à ton royal protecteur. Bridau, cet homme de génie qui a
connu la misère et qui sait ton histoire, était là par bonheur. Mon
fils, à eux deux, ils ont fait la somme, et je suis allé payer pour
toi le Bédouin qui a commis un crime de lèse-génie en te coffrant.
Comme je devais être aux Tuileries à midi, je n’ai pas pu te voir
humant l’air libre. Je te sais gentilhomme, j’ai répondu de toi à mes
deux amis; mais va les voir demain.
»Léon et Bridau ne voudront pas de ton argent; ils te demanderont
chacun un groupe, et ils auront raison. C’est ce que pense celui qui
voudrait pouvoir se dire ton rival, et qui n’est que
»Ton camarade, STIDMANN.»
_P. S._ «J’ai dit au prince que tu ne revenais de voyage que demain,
et il a dit: Eh bien! demain!»
Le comte Wenceslas se coucha dans les draps de pourpre que nous fait,
sans un pli de rose, la Faveur, cette céleste boiteuse, qui, pour
les gens de génie, marche plus lentement encore que la Justice et la
Fortune, parce que Jupiter a voulu qu’elle n’eût pas de bandeau sur
les yeux. Facilement trompée par les étalages des charlatans, attirée
par leurs costumes et leurs trompettes, elle dépense à voir et à payer
leurs parades le temps pendant lequel elle devait chercher les gens de
mérite dans les coins où ils se cachent.
Maintenant il est nécessaire d’expliquer comment monsieur le baron
Hulot était arrivé à grouper les chiffres de la dot d’Hortense, et à
satisfaire aux dépenses effrayantes du délicieux appartement où devrait
s’installer madame Marneffe. Sa conception financière portait le cachet
du talent qui guide les dissipateurs et les gens passionnés dans les
fondrières, où tant d’accidents les font périr. Rien ne démontrera
mieux la singulière puissance que communiquent les vices, et à laquelle
on doit les tours de force qu’accomplissent de temps en temps les
ambitieux, les voluptueux, enfin tous les sujets du diable.
La veille au matin, un vieillard, Johann Fischer, faute de payer trente
mille francs encaissés par son neveu, se voyait dans la nécessité de
déposer son bilan, si le baron ne les lui remettait pas.
Ce digne vieillard, en cheveux blancs, âgé de soixante-dix ans, avait
une confiance tellement aveugle en Hulot, qui, pour ce bonapartiste,
était une émanation du soleil napoléonien, qu’il se promenait
tranquillement avec le garçon de la Banque dans l’antichambre du petit
rez-de-chaussée de huit cents francs de loyer, où il dirigeait ses
diverses entreprises de grains et de fourrages.
--Marguerite est allée prendre les fonds à deux pas d’ici, lui
disait-il.
L’homme vêtu de gris et galonné d’argent connaissait si bien la probité
du vieil Alsacien, qu’il voulait lui laisser ses trente mille francs de
billets; mais le vieillard le forçait de rester en lui objectant que
huit heures n’étaient pas sonnées. Un cabriolet arrêta, le vieillard
s’élança dans la rue et tendit la main avec une sublime certitude au
baron qui lui donna trente billets de banque.
--Allez à trois portes plus loin, je vous dirai pourquoi, dit le vieux
Fischer.--Voici, jeune homme, dit le vieillard en revenant compter le
papier au représentant de la Banque, qu’il escorta jusqu’à la porte.
Quand l’homme de la Banque fut hors de vue, Fischer fit retourner le
cabriolet où attendait son auguste neveu, le bras droit de Napoléon,
et lui dit en le l’amenant chez lui:--Voulez-vous que l’on sache à la
Banque de France que vous m’avez versé les trente mille francs dont
vous êtes endosseur?... C’est déjà beaucoup trop d’y avoir mis la
signature d’un homme comme vous!...
--Allons au fond de votre jardinet, père Fischer, dit le haut
fonctionnaire. Vous êtes solide, reprit-il en s’asseyant sous un
berceau de vigne et toisant le vieillard comme un marchand de chair
humaine toise un remplaçant.
--Solide à placer en viager, répondit gaiement le petit vieillard sec,
maigre, nerveux et l’œil vif.
--La chaleur vous fait-elle mal?...
--Au contraire.
--Que dites-vous de l’Afrique?
--Un joli pays!... Les Français y sont allés avec le petit caporal.
--Il s’agit, pour nous sauver tous, dit le baron, d’aller en Algérie...
--Et mes affaires?...
--Un employé de la guerre, qui prend sa retraite et qui n’a pas de quoi
vivre, vous achète votre maison de commerce.
--Que faire en Algérie?
--Fournir les vivres de la guerre, grains et fourrages, j’ai votre
commission signée. Vous trouverez vos fournitures dans le pays à
soixante-dix pour cent au-dessous des prix auxquels nous vous en
tiendrons compte.
--Qui me les livrera?...
--Les razzias, l’achour, les khalifas. Il y a dans l’Algérie (pays
encore peu connu, quoique nous y soyons depuis huit ans) énormément
de grains et de fourrages. Or, quand ces denrées appartiennent aux
Arabes, nous les leur prenons sous une foule de prétextes; puis,
quand elles sont à nous, les Arabes s’efforcent de les reprendre. On
combat beaucoup pour le grain; mais on ne sait jamais au juste les
quantités qu’on a volées de part et d’autre. On n’a pas le temps, en
rase campagne, de compter les blés par hectolitre comme à la Halle et
les foins comme à la rue d’Enfer. Les chefs arabes, aussi bien que nos
spahis, préférant l’argent, vendent alors ces denrées à de très-bas
prix. L’administration de la guerre, elle, a des besoins fixes; elle
passe des marchés à des prix exorbitants, calculés sur la difficulté
de se procurer des vivres, sur les dangers que courent les transports.
Voilà l’Algérie au point de vue vivrier. C’est un gâchis tempéré
par la bouteille à l’encre de toute administration naissante. Nous
ne pouvons pas y voir clair avant une dizaine d’années, nous autres
administrateurs, mais les particuliers ont de bons yeux. Donc, je vous
envoie y faire votre fortune; je vous y mets, comme Napoléon mettait
un maréchal pauvre à la tête d’un royaume où l’on pouvait protéger
secrètement la contrebande. Je suis ruiné, mon cher Fischer. Il me faut
cent mille francs dans un an d’ici...
--Je ne vois pas de mal à les prendre aux Bédouins, répliqua
tranquillement l’Alsacien. Cela se faisait ainsi sous l’Empire...
--L’acquéreur de votre établissement viendra vous voir ce matin et vous
comptera dix mille francs, reprit le baron Hulot. N’est-ce pas tout ce
qu’il vous faut pour aller en Afrique?
Le vieillard fit un signe d’assentiment.
--Quant aux fonds, là-bas, soyez tranquille, reprit le baron. Je
toucherai le reste du prix de votre établissement d’ici, j’en ai besoin.
--Tout est à vous, même mon sang, dit le vieillard.
--Oh! ne craignez rien, reprit le baron en croyant à son oncle plus de
perspicacité qu’il n’en avait; quant à nos affaires d’achour, votre
probité n’en souffrira pas, tout dépend de l’autorité; or, c’est moi
qui ai placé là-bas l’autorité, je suis sûr d’elle. Ceci, papa Fischer,
est un secret de vie et de mort; je vous connais, je vous ai parlé sans
détours ni circonlocutions.
--On ira, dit le vieillard. Et cela durera?...
--Deux ans! Vous aurez cent mille francs à vous pour vivre heureux dans
les Vosges.
--Il sera fait comme vous voulez, mon honneur est le vôtre, dit
tranquillement le petit vieillard.
--Voilà comment j’aime les hommes. Cependant, vous ne partirez pas sans
avoir vu votre petite nièce heureuse et mariée, elle sera comtesse.
L’achour, la razzia des razzias et le prix donné par l’employé pour la
maison Fischer ne pouvaient pas fournir immédiatement soixante mille
francs pour la dot d’Hortense, y compris le trousseau, qui coûterait
environ cinq mille francs, et les quarante mille francs dépensés ou
à dépenser pour madame Marneffe. Enfin, où le baron avait-il pris les
trente mille francs qu’il venait d’apporter? Voici comment. Quelques
jours auparavant, Hulot était allé se faire assurer pour une somme
de cent cinquante mille francs et pour trois ans par deux compagnies
d’assurances sur la vie. Muni de la police d’assurance dont la prime
était payée, il avait tenu ce langage à monsieur le baron de Nucingen,
pair de France, dans la voiture duquel il se trouvait, au sortir d’une
séance de la Chambre des Pairs, en retournant dîner avec lui.
--Baron, j’ai besoin de soixante-dix mille francs, et je vous les
demande. Vous prendrez un prête-nom à qui je déléguerai pour trois ans
la quotité engageable de mes appointements, elle monte à vingt-cinq
mille francs par an, c’est soixante-quinze mille francs. Vous me
direz:--Vous pouvez mourir.
Le baron fit un signe d’assentiment.
--Voici une police d’assurance de cent cinquante mille francs qui vous
sera transférée jusqu’à concurrence de quatre-vingt mille francs,
répondit le baron en tirant un papier de sa poche.
--_Et si fus êdes tesdidué?_... dit le baron millionnaire en riant.
L’autre baron, anti-millionnaire, devint soucieux.
--_Rassirez fus, che né fus ai vait l’opjection que bir fus vaire
abercevoir que chai quelque méride à fus tonner la somme. Fus êdes tonc
pien chêné, gar la Panque à fôdre zignadire._
--Je marie ma fille, dit le baron Hulot, et je suis sans fortune,
comme tous ceux qui continuent à faire de l’administration, par une
ingrate époque où jamais cinq cents bourgeois assis sur des banquettes
ne sauront récompenser largement les gens dévoués comme le faisait
l’Empereur.
--_Allons, fus affez ei Chosépha!_ reprit le pair de France, _ce qui
egsblique dut! Endre nus, la tuc t’Hérufille fus a renti ein vier
zerfice en fus ôdant cedde zangsie-là te tessis fodre pirse._
_Chai gonni ce malhir, et chi zai gombadir._
ajouta-t-il en croyant réciter un vers français. _Egoudez ein gonzèle
t’ami: Vermez fôdre pudique, u fis serez tégomé_...
Cette véreuse affaire se fit par l’entremise d’un petit usurier
nommé Vauvinet, un de ces _faiseurs_ qui se tiennent en avant des
grosses maisons de banque, comme ce petit poisson qui semble être le
valet du requin. Cet apprenti loup-cervier promit à monsieur le baron
Hulot, tant il était jaloux de se concilier la protection de ce grand
personnage, de lui négocier trente mille francs de lettres de change, à
quatre-vingt-dix jours, en s’engageant à les renouveler quatre fois et
à ne pas les mettre en circulation.
Le successeur de Fischer devait donner quarante mille francs pour
obtenir cette maison, mais avec la promesse de la fourniture des
fourrages dans un département voisin de Paris.
Tel était le dédale effroyable où les passions engageaient un des
hommes les plus probes jusqu’alors, un des plus habiles travailleurs
de l’administration napoléonienne: la concussion pour solder l’usure,
l’usure pour fournir à ses passions et pour marier sa fille. Cette
science de prodigalité, tous ces efforts étaient dépensés pour
paraître grand à madame Marneffe, pour être le Jupiter de cette Danaé
bourgeoise. On ne déploie pas plus d’activité, plus d’intelligence,
plus d’audace pour faire honnêtement sa fortune que le baron en
déployait pour se plonger la tête la première dans un guêpier: il
suffisait aux affaires de sa division, il pressait les tapissiers,
il voyait les ouvriers, il vérifiait minutieusement les plus petits
détails du ménage de la rue Vanneau. Tout entier à madame Marneffe,
il allait encore aux séances des Chambres, il se multipliait, et sa
famille ni personne ne s’apercevait de ses préoccupations.
Adeline, stupéfaite de savoir son oncle sauvé, de voir une dot figurée
au contrat, éprouvait une sorte d’inquiétude au milieu du bonheur que
lui causait le mariage d’Hortense accompli dans des conditions si
honorables; mais la veille du mariage de sa fille, combiné par le baron
pour coïncider avec le jour où madame Marneffe prenait possession de
son appartement rue Vanneau, Hector fit cesser l’étonnement de sa femme
par cette communication ministérielle.
--Adeline, voici notre fille mariée, ainsi toutes nos angoisses à ce
sujet sont terminées. Le moment est venu pour nous de nous retirer
du monde; car, maintenant, à peine resterai-je trois années en
place, j’achèverai le temps voulu pour prendre ma retraite. Pourquoi
continuerions-nous des dépenses désormais inutiles: notre appartement
nous coûte six mille francs de loyer, nous avons quatre domestiques,
nous mangeons trente mille francs par an. Si tu veux que je remplisse
mes engagements, car j’ai délégué mes appointements pour trois années
en échange des sommes nécessaires à l’établissement d’Hortense et à
l’échéance de ton oncle...
--Ah! tu as bien fait, mon ami, dit-elle en interrompant son mari et
lui baisant les mains.
Cet aveu mettait fin aux craintes d’Adeline.
--J’ai quelques petits sacrifices à te demander, reprit-il en dégageant
ses mains et déposant un baiser au front de sa femme. On m’a trouvé,
rue Plumet, au premier étage, un fort bel appartement, digne, orné
de magnifiques boiseries, qui ne coûte que quinze cents francs, où
tu n’auras besoin que d’une femme de chambre pour toi, et où je me
contenterai, moi, d’un petit domestique.
--Oui, mon ami.
--En tenant notre maison avec simplicité, tout en conservant les
apparences, tu ne dépenseras guère que six mille francs par an, ma
dépense particulière exceptée dont je me charge...
La généreuse femme sauta tout heureuse au cou de son mari.
--Quel bonheur! de pouvoir te montrer de nouveau combien je t’aime!
s’écria-t-elle, et quel homme de ressources tu es!...
--Nous recevrons une fois notre famille par semaine, et je dîne,
comme tu sais, rarement chez moi... Tu peux, sans te compromettre,
aller dîner deux fois par semaine chez Victorin, et deux fois chez
Hortense; or, comme je crois pouvoir opérer un complet raccommodement
entre Crevel et nous, nous dînerons une fois par semaine chez lui, ces
cinq dîners et le nôtre rempliront la semaine en supposant quelques
invitations en dehors de la famille.
--Je te ferai des économies, dit Adeline.
--Ah! s’écria-t-il, tu es la perle des femmes.
--Mon bon et divin Hector! je te bénirai jusqu’à mon dernier soupir,
répondit-elle, car tu as bien marié notre chère Hortense.
Ce fut ainsi que commença l’amoindrissement de la maison de la belle
madame Hulot, et, disons-le, son abandon solennellement promis à madame
Marneffe.
Le gros petit père Crevel, invité naturellement à la signature du
contrat de mariage, s’y comporta comme si la scène par laquelle ce
récit commence n’avait pas eu lieu, comme s’il n’avait aucun grief
contre le baron Hulot. Célestin Crevel fut aimable, il fut toujours un
peu trop ancien parfumeur; mais il commençait à s’élever au majestueux
à force d’être chef de bataillon. Il parla de danser à la noce.
--Belle dame, dit-il gracieusement à la baronne Hulot, des gens comme
nous savent tout oublier; ne me bannissez pas de votre intérieur, et
daignez embellir quelquefois ma maison en y venant avec vos enfants.
Soyez calme, je ne vous dirai jamais rien de ce qui gît au fond de mon
cœur. Je m’y suis pris comme un imbécile, car je perdais trop à ne plus
vous voir...
--Monsieur, une honnête femme n’a pas d’oreilles pour les discours
auxquels vous faites allusion; et si vous tenez votre parole, vous ne
devez pas douter du plaisir que j’aurai à voir cesser une division
toujours affligeante dans les familles...
--Hé bien! gros boudeur, dit le baron Hulot en emmenant de force Crevel
dans le jardin, tu m’évites partout, même dans ma maison. Est-ce que
deux vieux amateurs du beau sexe doivent se brouiller pour un jupon?
Allons, vraiment, c’est épicier.
--Monsieur, je ne suis pas aussi bel homme que vous, et mon peu de
moyens de séduction m’empêche de réparer mes pertes aussi facilement
que vous le faites...
--De l’ironie! répondit le baron.
--Elle est permise contre les vainqueurs quand on est vaincu.
Commencée sur ce ton, la conversation se termina par une réconciliation
complète; mais Crevel tint à bien constater son droit de prendre une
revanche.
Madame Marneffe voulut être invitée au mariage de mademoiselle Hulot.
Pour voir sa future maîtresse dans son salon, le Conseiller d’État
fut obligé de prier les employés de sa Division jusqu’aux sous-chefs
inclusivement. Un grand bal devint alors nécessaire. En bonne ménagère,
la baronne calcula qu’une soirée coûterait moins cher qu’un dîner, et
permettrait de recevoir plus de monde. Le mariage d’Hortense fit donc
grand tapage.
Le maréchal prince de Wissembourg et le baron de Nucingen du côté de
la future, les comtes de Rastignac et Popinot du côté de Steinbock,
furent les témoins. Enfin, depuis la célébrité du comte de Steinbock,
les plus illustres membres de l’émigration polonaise l’ayant recherché,
l’artiste crut devoir les inviter. Le Conseil-d’État, l’Administration
dont faisait partie le baron, l’Armée qui voulait honorer le comte
de Forzheim, allaient être représentés par leurs sommités. On compta
sur deux cents invitations obligées. Qui ne comprendra pas dès lors
l’intérêt de la petite madame Marneffe à paraître dans toute sa gloire
au milieu d’une pareille assemblée?
Depuis un mois, la baronne consacrait le prix de ses diamants au ménage
de sa fille, après en avoir gardé les plus beaux pour le trousseau.
Cette vente produisit quinze mille francs, dont cinq mille furent
absorbés par le trousseau d’Hortense. Qu’était-ce que dix mille francs
pour meubler l’appartement des jeunes mariés, si l’on songe aux
exigences du luxe moderne? Mais monsieur et madame Hulot jeune, le
père Crevel et le comte de Forzheim firent d’importants cadeaux, car
le vieil oncle tenait en réserve une somme pour l’argenterie. Grâce
à tant de secours, une Parisienne exigeante eût été satisfaite de
l’installation du jeune ménage dans l’appartement qu’il avait choisi,
rue Saint-Dominique, près de l’Esplanade des Invalides. Tout y était
en harmonie avec leur amour si pur, si franc, si sincère de part et
d’autre.
Enfin le grand jour arriva, car ce devait être un aussi grand jour pour
le père que pour Hortense et Wenceslas: madame Marneffe avait décidé de
pendre la crémaillère chez elle le lendemain de sa faute et du mariage
des deux amoureux.
Qui n’a pas, une fois en sa vie, assisté à un bal de noces? Chacun
peut faire un appel à ses souvenirs, et sourira, certes, en évoquant
devant soi toutes ces personnes endimanchées, aussi bien par la
physionomie que par la toilette de rigueur. Si jamais fait social
a prouvé l’influence des milieux, n’est-ce pas celui-là? En effet,
l’_endimanchement_ des uns réagit si bien sur les autres, que les
gens les plus habitués à porter des habits convenables ont l’air
d’appartenir à la catégorie de ceux pour qui la noce est une fête
comptée dans leur vie. Enfin, rappelez-vous ces gens graves, ces
vieillards, à qui tout est tellement indifférent qu’ils ont gardé leurs
habits noirs de tous les jours; et les vieux mariés dont la figure
annonce la triste expérience de la vie que les jeunes commencent, et
les plaisirs qui sont là comme le gaz acide carbonique dans le vin
de Champagne, et les jeunes filles envieuses, les femmes occupées du
succès de leur toilette, et les parents pauvres dont la mise étriquée
contraste avec les gens _in fiocchi_, et les gourmands qui ne pensent
qu’au souper, et les joueurs à jouer. Tout est là, riches et pauvres,
envieux et enviés, les philosophes et les gens à illusions, tous
groupés comme les plantes d’une corbeille autour d’une fleur rare, la
mariée. Un bal de noces, c’est le monde en raccourci.
Au moment le plus animé, Crevel prit le baron par le bras et lui dit
à l’oreille de l’air le plus naturel du monde:--Tudieu! quelle jolie
femme que cette petite dame en rose qui te fusille de ses regards...
--Qui?
--La femme de ce sous-chef que tu pousses, Dieu sait comme! madame
Marneffe.
--Comment sais-tu cela?
--Tiens, Hulot, je tâcherai de te pardonner tes torts envers moi si
tu veux me présenter chez elle, et moi je te recevrai chez Héloïse.
Tout le monde demande qui est cette charmante créature? Es-tu sûr que
personne de tes bureaux n’expliquera de quelle façon la nomination de
son mari a été signée?... Oh! heureux coquin, elle vaut mieux qu’un
bureau... Ah! je passerais bien à son bureau... Voyons, soyons amis,
Cinna?...
--Plus que jamais, dit le baron au parfumeur, et je te promets d’être
bon enfant. Dans un mois je te ferai dîner avec ce petit ange-là... Car
nous en sommes aux anges, mon vieux camarade. Je te conseille de faire
comme moi, de quitter les démons...
La cousine Bette, installée rue Vanneau, dans un joli petit
appartement, au troisième étage, quitta le bal à dix heures, pour
revenir voir les titres des douze cents francs de rente en deux
inscriptions; la nue propriété de l’une appartenait à la comtesse
Steinbock, et celle de l’autre à madame Hulot jeune. On comprend alors
comment monsieur Crevel avait pu parler à son ami Hulot de madame
Marneffe et connaître un secret ignoré de tout le monde; car, monsieur
Marneffe absent, la cousine Bette, le baron et Valérie étaient les
seuls à savoir ce mystère.
Le baron avait commis l’imprudence de faire présent à madame Marneffe
d’une toilette beaucoup trop luxueuse pour la femme d’un sous-chef;
les autres femmes furent jalouses et de la toilette et de la beauté de
Valérie. Il y eut des chuchotements sous les éventails, car la détresse
des Marneffe avait occupé la Division; l’employé sollicitait des
secours au moment où le baron s’était amouraché de madame. D’ailleurs,
Hector ne sut pas cacher son ivresse en voyant le succès de Valérie
qui, décente, pleine de distinction, enviée, fut soumise à cet examen
attentif que redoutent tant les femmes en entrant pour la première fois
dans un monde nouveau.
Après avoir mis sa femme, sa fille et son gendre en voiture, le baron
trouva moyen de s’évader sans être aperçu, laissant à son fils et à sa
belle-fille le soin de jouer le rôle des maîtres de la maison. Il monta
dans la voiture de madame Marneffe et la reconduisit chez elle; mais il
la trouva muette et songeuse, presque mélancolique.
--Mon bonheur vous rend bien triste, Valérie, dit-il en l’attirant à
lui au fond de la voiture.
--Comment, mon ami, ne voulez-vous pas qu’une pauvre femme ne soit pas
toujours pensive en commettant sa première faute, même quand l’infamie
de son mari lui rend la liberté?... Croyez-vous que je sois sans âme?
sans croyance, sans religion? Vous avez eu ce soir la joie la plus
indiscrète, et vous m’avez odieusement affichée. Vraiment, un collégien
aurait été moins fat que vous. Aussi toutes ces dames m’ont-elles
déchirée à grand renfort d’œillades et de mots piquants! Quelle est
la femme qui ne tient pas à sa réputation? Vous m’avez perdue. Ah!
je suis bien à vous, allez! et je n’ai plus pour excuser cette faute
d’autre ressource que de vous être fidèle. Monstre! dit-elle en riant
et se laissant embrasser, vous saviez bien ce que vous faisiez. Madame
Coquet, la femme de notre chef de bureau, est venue s’asseoir près de
moi pour admirer mes dentelles. «--C’est de l’Angleterre, a-t-elle
dit. Cela vous coûte-t-il cher, madame?--Je n’en sais rien, lui ai-je
répliqué. Ces dentelles me viennent de ma mère, je ne suis pas assez
riche pour en acheter de pareilles!»
Madame Marneffe avait fini, comme on voit, par tellement fasciner le
vieux Beau de l’Empire, qu’il croyait lui faire commettre sa première
faute, et lui avoir inspiré assez de passion pour lui faire oublier
tous ses devoirs. Elle se disait abandonnée par l’infâme Marneffe,
après trois jours de mariage, et par d’épouvantables motifs. Depuis,
elle était restée la plus sage jeune fille, et très heureuse, car le
mariage lui paraissait une horrible chose. De là venait sa tristesse
actuelle.
--S’il en était de l’amour comme du mariage?... dit-elle en pleurant.
Ces coquets mensonges, que débitent presque toutes les femmes dans
la situation où se trouvait Valérie, faisaient entrevoir au baron les
roses du septième ciel. Aussi, Valérie fit-elle des façons, tandis que
l’amoureux artiste et Hortense attendaient peut-être impatiemment que
la baronne eût donné sa dernière bénédiction et son dernier baiser à la
jeune fille.
A sept heures du matin, le baron, au comble du bonheur, car il avait
trouvé la jeune fille la plus innocente et le diable le plus consommé
dans sa Valérie, revint relever monsieur et madame Hulot jeune de
leur corvée. Ces danseurs et ces danseuses, presque étrangers à la
maison, et qui finissent par s’emparer du terrain à toutes les noces,
se livraient à ces interminables dernières contredanses nommées des
cotillons, les joueurs de bouillote étaient acharnés à leurs tables, le
père Crevel gagnait six mille francs.
Les journaux, distribués par les porteurs, contenaient aux Faits-Paris
ce petit article:
«La célébration du mariage de monsieur le comte de Steinbock et
de mademoiselle Hortense Hulot, fille du baron Hulot d’Ervy,
Conseiller-d’État et directeur au Ministère de la guerre,
nièce de l’illustre comte de Forzheim, a eu lieu ce matin à
Saint-Thomas-d’Aquin. Cette solennité avait attiré beaucoup de monde.
On remarquait dans l’assistance quelques-unes de nos célébrités
artistiques: Léon de Lora, Joseph Bridau, Stidmann, Bixiou, les
notabilités de l’administration de la Guerre, du Conseil-d’État,
et plusieurs membres des deux Chambres; enfin les sommités de
l’émigration polonaise, les comtes Paz, Laginski, etc.
»Monsieur le comte Wenceslas de Steinbock est le petit-neveu du
célèbre général de Charles XII, roi de Suède. Le jeune comte ayant
pris part à l’insurrection polonaise, est venu chercher un asile en
France, où la juste célébrité de son talent lui a valu des lettres de
petite naturalité.»
Ainsi, malgré la détresse effroyable du baron Hulot d’Ervy, rien de ce
qu’exige l’opinion publique ne manqua, pas même la célébrité donnée par
les journaux au mariage de sa fille, dont la célébration fut en tout
point semblable à celui de Hulot fils avec mademoiselle Crevel. Cette
fête atténua les propos qui se tenaient sur la situation financière du
directeur, de même que la dot donnée à sa fille expliqua la nécessité
où il s’était trouvé de recourir au crédit.
Ici se termine en quelque sorte l’introduction de cette histoire. Ce
récit est au drame qui le complète, ce que sont les prémisses à une
proposition, ce qu’est toute exposition à toute tragédie classique.
Quand, à Paris, une femme a résolu de faire métier et marchandise de
sa beauté, ce n’est pas une raison pour qu’elle fasse fortune. On y
rencontre d’admirables créatures, très-spirituelles, dans une affreuse
médiocrité, finissant très-mal une vie commencée par les plaisirs.
Voici pourquoi: Se destiner à la carrière honteuse des courtisanes,
avec l’intention d’en palper les avantages, tout en gardant la robe
d’une honnête bourgeoise mariée, ne suffit pas. Le Vice n’obtient pas
facilement ses triomphes; il a cette similitude avec le Génie, qu’ils
exigent tous deux un concours de circonstances heureuses pour opérer
le cumul de la fortune et du talent. Supprimez les phases étranges
de la Révolution, l’Empereur n’existe plus, il n’aurait plus été
qu’une seconde édition de Fabert. La beauté vénale sans amateurs, sans
célébrité, sans la croix de déshonneur que lui valent des fortunes
dissipées, c’est un Corrége dans un grenier, c’est le Génie expirant
dans sa mansarde. Une Laïs à Paris doit donc, avant tout, trouver un
homme riche qui se passionne assez pour lui donner son prix. Elle
doit surtout conserver une grande élégance qui, pour elle, est une
enseigne, avoir d’assez bonnes manières pour flatter l’amour-propre des
hommes, posséder cet esprit à la Sophie Arnould, qui réveille l’apathie
des riches; enfin elle doit se faire désirer par les libertins en
paraissant être fidèle à un seul, dont le bonheur est alors envié.
Ces conditions, que ces sortes de femmes appellent _la chance_, se
réalisent assez difficilement à Paris, quoique ce soit une ville
pleine de millionnaires, de désœuvrés, de gens blasés et à fantaisies.
La Providence a sans doute protégé fortement en ceci les ménages
d’employés et la petite bourgeoisie, pour qui ces obstacles sont
au moins doublés par le milieu dans lequel ils accomplissent leurs
évolutions. Néanmoins, il se trouve encore assez de madame Marneffe à
Paris, pour que Valérie doive figurer comme un type dans cette histoire
des mœurs. De ces femmes, les unes obéissent à la fois à des passions
vraies et à la nécessité, comme madame Colleville qui fut pendant si
long-temps attachée à l’un des plus célèbres orateurs du côté gauche,
le banquier Keller; les autres sont poussées par la vanité, comme
madame de la Baudraye, restée à peu près honnête malgré sa fuite avec
Lousteau; celles-ci sont entraînées par les exigences de la toilette,
et celles-là par l’impossibilité de faire vivre un ménage avec des
appointements évidemment trop faibles. La parcimonie de l’État ou
des chambres, si vous voulez, cause bien des malheurs, engendre bien
des corruptions. On s’apitoie en ce moment beaucoup sur le sort des
classes ouvrières, on les présente comme égorgées par les fabricants;
mais l’État est plus dur cent fois que l’industriel le plus avide;
il pousse, en fait de traitements, l’économie jusqu’au non-sens.
Travaillez beaucoup, l’Industrie vous paye en raison de votre travail;
mais que donne l’État à tant d’obscurs et dévoués travailleurs?
Dévier du sentier de l’honneur, est pour la femme mariée un crime
inexcusable; mais il est des degrés dans cette situation. Quelques
femmes, loin d’être dépravées, cachent leurs fautes et demeurent
d’honnêtes femmes en apparence, comme les deux dont les aventures
viennent d’être rappelées; tandis que certaines d’entre elles joignent
à leurs fautes les ignominies de la spéculation. Madame Marneffe
est donc en quelque sorte le type de ces ambitieuses courtisanes
mariées qui, de prime abord, acceptent la dépravation dans toutes
ses conséquences, et qui sont décidées à faire fortune en s’amusant,
sans scrupule sur les moyens; mais elles ont presque toujours, comme
madame Marneffe, leurs maris pour embaucheurs et pour complices. Ces
Machiavels en jupon sont les femmes les plus dangereuses; et, de
toutes les mauvaises espèces de Parisiennes, c’est la pire. Une vraie
courtisane, comme les Josépha, les Schontz, les Malaga, les Jenny
Cadine, etc., porte dans la franchise de sa situation un avertissement
aussi lumineux que la lanterne rouge de la Prostitution, ou que les
quinquets du Trente-et-Quarante. Un homme sait alors qu’il s’en va là
de sa ruine. Mais la doucereuse honnêteté, mais les semblants de vertu,
mais les façons hypocrites d’une femme mariée qui ne laisse jamais voir
que les besoins vulgaires d’un ménage, et qui se refuse en apparence
aux folies, entraîne à des reines sans éclat, et qui sont d’autant
plus singulières qu’on les excuse en ne se les expliquant point. C’est
l’ignoble livre de dépense et non la joyeuse fantaisie qui dévore
des fortunes. Un père de famille se ruine sans gloire, et la grande
consolation de la vanité satisfaite lui manque dans la misère.
Cette tirade ira comme une flèche au cœur de bien des familles. On
voit des madame Marneffe à tous les étages de l’État social, et même
au milieu des cours; car Valérie est une triste réalité, moulée sur
le vif dans ses plus légers détails. Malheureusement, ce portrait ne
corrigera personne de la manie d’aimer des anges au doux sourire, à
l’air rêveur, à figures candides, dont le cœur est un coffre-fort.
Environ trois ans après le mariage d’Hortense, en 1841, le baron Hulot
d’Ervy passait pour s’être rangé, pour avoir dételé, selon l’expression
du premier chirurgien de Louis XV, et madame Marneffe lui coûtait
cependant deux fois plus que ne lui avait coûté Josépha. Mais Valérie,
quoique toujours bien mise, affectait la simplicité d’une femme mariée
à un sous-chef; elle gardait son luxe pour ses robes de chambre, pour
sa tenue à la maison. Elle faisait ainsi le sacrifice de ses vanités
de Parisienne à son Hector chéri. Néanmoins, quand elle allait au
spectacle, elle s’y montrait toujours avec un joli chapeau, dans une
toilette de la dernière élégance; le baron l’y conduisait en voiture,
dans une loge choisie.
L’appartement, qui occupait rue Vanneau tout le second étage d’un
hôtel moderne sis entre cour et jardin, respirait l’honnêteté. Le
luxe consistait en perses tendues, en beaux meubles bien commodes. La
chambre à coucher, par exception, offrait les profusions étalées par
les Jenny Cadine et les Schontz. C’était des rideaux en dentelle, des
cachemires, des portières en brocart, une garniture de cheminée dont
les modèles avaient été faits par Stidmann, un petit Dunkerque encombré
de merveilles. Hulot n’avait pas voulu voir sa Valérie dans un nid
inférieur en magnificence au bourbier d’or et de perles d’une Josépha.
Les deux pièces principales, le salon et la salle à manger, avaient été
meublées, l’une en damas rouge, et l’autre en bois de chêne sculpté.
Mais, entraîné par le désir de mettre tout en harmonie, au bout de six
mois, le baron avait ajouté le luxe solide au luxe éphémère, en offrant
de grandes valeurs mobilières, comme par exemple une argenterie dont la
facture dépassait vingt-quatre mille francs.
La maison de madame Marneffe acquit en deux ans la réputation d’être
très-agréable. On y jouait. Valérie, elle-même, fut promptement
signalée comme une femme aimable et spirituelle. On répandit le
bruit, pour justifier son changement de situation, d’un immense legs
que son _père naturel_, le maréchal Montcornet, lui avait transmis
par un fidéicommis. Dans une pensée d’avenir, Valérie avait ajouté
l’hypocrisie religieuse à son hypocrisie sociale. Exacte aux offices le
dimanche, elle eut tous les honneurs de la piété. Elle quêta, devint
dame de charité, rendit le pain bénit, et fit quelque bien dans le
quartier, le tout aux dépens d’Hector. Tout chez elle se passait donc
convenablement. Aussi, beaucoup de gens affirmaient-ils la pureté de
ses relations avec le baron, en objectant l’âge du Conseiller-d’État,
à qui l’on prêtait un goût platonique pour la gentillesse d’esprit, le
charme des manières, la conversation de madame Marneffe, à peu près
pareil à celui de feu Louis XVIII pour les billets bien tournés.
Le baron se retirait vers minuit avec tout le monde, et rentrait un
quart d’heure après. Le secret de ce secret profond, le voici:
Les portiers de la maison étaient monsieur et madame Olivier, qui, par
la protection du baron, ami du propriétaire en quête d’un concierge,
avaient passé de leur loge obscure et peu lucrative de la rue du
Doyenné dans la productive et magnifique loge de la rue Vanneau. Or,
madame Olivier, ancienne lingère de la maison de Charles X, et tombée
_de cette position_ avec la monarchie légitime, avait trois enfants.
L’aîné, déjà petit-clerc de notaire, était l’objet de l’adoration
des époux Olivier. Ce Benjamin, menacé d’être soldat pendant six
ans, allait voir sa brillante carrière interrompue, lorsque madame
Marneffe le fit exempter du service militaire pour un de ces vices de
conformation que les conseils de révision savent découvrir quand ils en
sont priés à l’oreille par quelque puissance ministérielle. Olivier,
ancien piqueur de Charles X, et son épouse, auraient donc remis Jésus
en croix pour le baron Hulot, et pour madame Marneffe.
Que pouvait dire le monde à qui l’antécédent du Brésilien, monsieur
Montès de Montéjanos, était inconnu? Rien. Le monde est d’ailleurs
plein d’indulgence pour la maîtresse d’un salon où l’on s’amuse. Madame
Marneffe ajoutait enfin, à tous ses agréments, l’avantage bien prisé
d’être une puissance occulte. Ainsi Claude Vignon, devenu secrétaire
du maréchal prince de Wissembourg, et qui rêvait d’appartenir au
Conseil d’État en qualité de maître des requêtes, était un habitué
de ce salon, où vinrent quelques députés bons enfants et joueurs. La
société de madame Marneffe s’était composée avec une sage lenteur;
les agrégations ne s’y formaient qu’entre gens d’opinions et de mœurs
conformes, intéressés à se soutenir, à proclamer les mérites infinis
de la maîtresse de la maison. Le compérage, retenez cet axiome, est la
vraie Sainte-Alliance à Paris. Les intérêts finissent toujours par se
diviser, les gens vicieux s’entendent toujours.
Dès le troisième mois de son installation rue Vanneau, madame
Marneffe avait reçu monsieur Crevel, devenu tout aussitôt maire de
son Arrondissement et officier de la Légion-d’Honneur. Crevel hésita
longtemps: il s’agissait de quitter ce célèbre uniforme de garde
national dans lequel il se pavanait aux Tuileries, en se croyant aussi
militaire que l’Empereur; mais l’ambition, conseillée par madame
Marneffe, fut plus forte que la vanité. Monsieur le maire avait
jugé ses liaisons avec mademoiselle Héloïse Brisetout comme tout à
fait incompatibles avec son attitude politique. Longtemps avant son
avénement au trône bourgeois de la mairie, ses galanteries furent
enveloppées d’un profond mystère. Mais Crevel, comme on le devine,
avait payé le droit de prendre, aussi souvent qu’il le pourrait, sa
revanche de l’enlèvement de Josépha, par une inscription de six mille
francs de rente, au nom de Valérie Fortin, épouse séparée de biens
du sieur Marneffe. Valérie, douée peut-être par sa mère du génie
particulier à la femme entretenue, devina d’un seul coup d’œil le
caractère de cet adorateur grotesque. Ce mot: «Je n’ai jamais eu de
femme du monde!» dit par Crevel à Lisbeth, et rapporté par Lisbeth à
sa chère Valérie, avait été largement escompté dans la transaction à
laquelle elle dut ses six mille francs de rente en cinq pour cent.
Depuis, elle n’avait jamais laissé diminuer son prestige aux yeux de
l’ancien commis-voyageur de César Birotteau.
Crevel avait fait un mariage d’argent en épousant la fille d’un
meunier de la Brie, fille unique d’ailleurs et dont les héritages
entraient pour les trois quarts dans sa fortune, car les détaillants
s’enrichissent, la plupart du temps, moins par les affaires que par
l’alliance de la Boutique et de l’Économie rurale. Un grand nombre
des fermiers, des meuniers, des nourrisseurs, des cultivateurs aux
environs de Paris rêvent pour leurs filles les gloires du comptoir,
et voient dans un détaillant, dans un bijoutier, dans un changeur,
un gendre beaucoup plus selon leur cœur qu’un notaire ou qu’un avoué
dont l’élévation sociale les inquiète; ils ont peur d’être méprisés
plus tard par ces sommités de la Bourgeoisie. Madame Crevel, femme
assez laide, très-vulgaire et sotte, morte à temps, n’avait pas donné
d’autres plaisirs à son mari que ceux de la paternité. Or, au début
de sa carrière commerciale, ce libertin, enchaîné par les devoirs de
son état et contenu par l’indigence, avait joué le rôle de Tantale.
En rapport, selon son expression, avec les femmes les plus comme il
faut de Paris, il les reconduisait avec des salutations de boutiquier
en admirant leur grâce, leur façon de porter les modes, et tous les
effets innommés de ce qu’on appelle _la race_. S’élever jusqu’à l’une
de ces fées de salon, était un désir conçu depuis sa jeunesse et
comprimé dans son cœur. _Obtenir les faveurs_ de madame Marneffe fut
donc non-seulement pour lui l’animation de sa chimère, mais encore une
affaire d’orgueil, de vanité, d’amour-propre, comme on l’a vu. Son
ambition s’accrut par le succès. Il éprouva d’énormes jouissances de
tête, et, lorsque la tête est prise, le cœur s’en ressent, le bonheur
décuple. Madame Marneffe présenta d’ailleurs à Crevel des recherches
qu’il ne soupçonnait pas, car ni Josépha ni Héloïse ne l’avaient aimé;
tandis que madame Marneffe jugea nécessaire de bien tromper cet homme
en qui elle voyait une caisse éternelle. Les tromperies de l’amour
vénal sont plus charmantes que la réalité. L’amour vrai comporte des
querelles de moineaux où l’on se blesse au vif; mais la querelle pour
rire est, au contraire, une caresse faite à l’amour-propre de la dupe.
Ainsi, la rareté des entrevues maintenait chez Crevel le désir à l’état
de passion. Il s’y heurtait toujours contre la dureté vertueuse de
Valérie qui jouait le remords, qui parlait de ce que son père devait
penser d’elle dans le paradis des braves. Il avait à vaincre une espèce
de froideur de laquelle la fine commère lui faisait croire qu’il
triomphait, elle paraissait céder à la passion folle de ce bourgeois;
mais elle reprenait, comme honteuse, son orgueil de femme décente et
ses airs de vertu, ni plus ni moins qu’une Anglaise, et aplatissait
toujours son Crevel sous le poids de sa dignité, car Crevel l’avait de
prime abord avalée vertueuse. Enfin, Valérie possédait des spécialités
de tendresse qui la rendaient indispensable à Crevel aussi bien qu’au
baron. En présence du monde, elle offrait la réunion enchanteresse
de la candeur pudique et rêveuse, de la décence irréprochable, et de
l’esprit rehaussé par la gentillesse, par la grâce, par les manières de
la créole; mais, dans le tête-à-tête, elle dépassait les courtisanes,
elle y était drôle, amusante, fertile en inventions nouvelles. Ce
contraste plaît énormément à l’individu du genre Crevel; il est flatté
d’être l’unique auteur de cette comédie, il la croit jouée à son seul
profit, et il rit de cette délicieuse hypocrisie, en admirant la
comédienne.
Valérie s’était admirablement approprié le baron Hulot, elle l’avait
obligé à vieillir par une de ces flatteries fines qui peuvent servir
à peindre l’esprit diabolique de ces sortes de femmes. Chez les
organisations privilégiées, il arrive un moment où, comme une place
assiégée qui fait long-temps bonne contenance, la situation vraie se
déclare. En prévoyant la dissolution prochaine du Beau de l’Empire,
Valérie jugea nécessaire de la hâter.--«Pourquoi te gênes-tu, mon
vieux grognard? lui dit-elle six mois après leur mariage clandestin
et doublement adultère. Aurais-tu donc des prétentions? voudrais-tu
m’être infidèle? Moi, je te trouverai bien mieux si tu ne te fardes
plus. Fais-moi le sacrifice de tes grâces postiches. Crois-tu que c’est
deux sous de vernis mis à tes bottes, ta ceinture en caoutchouc, ton
gilet de force et ton faux toupet que j’aime en toi? D’ailleurs, plus
tu seras vieux, moins j’aurai peur de me voir enlever mon Hulot par une
rivale!» Croyant donc à l’amitié divine autant qu’à l’amour de madame
Marneffe avec laquelle il comptait finir sa vie, le Conseiller-d’État
avait suivi ce conseil privé en cessant de se teindre les favoris et
les cheveux. Après avoir reçu de Valérie cette touchante déclaration,
le grand et bel Hector se montra tout blanc un beau matin. Madame
Marneffe prouva facilement à son cher Hector qu’elle avait cent fois vu
la ligne blanche formée par la pousse des cheveux.
--Les cheveux blancs vont admirablement à votre figure, dit-elle en
le voyant, ils l’adoucissent, vous êtes infiniment mieux, vous êtes
charmant.
Enfin le baron, une fois lancé dans ce chemin, ôta son gilet de peau,
son corset; il se débarrassa de toutes ses bricoles. Le ventre tomba,
l’obésité se déclara. Le chêne devint une tour, et la pesanteur des
mouvements fut d’autant plus effrayante, que le baron vieillissait
prodigieusement en jouant le rôle de Louis XII. Les sourcils restèrent
noirs et rappelèrent vaguement le bel Hulot, comme dans quelques
pans de murs féodaux un léger détail de sculpture demeure pour faire
apercevoir ce que fut le château dans son beau temps. Cette discordance
rendait le regard, vif et jeune encore, d’autant plus singulier dans ce
visage bistré que, là où pendant si longtemps fleurirent des tons de
chair à la Rubens, on voyait, par certaines meurtrissures et dans le
sillon tendu de la ride, les efforts d’une passion en rébellion avec
la nature. Hulot fut alors une de ces belles ruines humaines où la
virilité ressort par des espèces de buissons aux oreilles, au nez, aux
doigts, en produisant l’effet des mousses poussées sur les monuments
presque éternels de l’Empire romain.
Comment Valérie avait-elle pu maintenir Crevel et Hulot, côte à côte
chez elle, alors que le vindicatif chef de bataillon voulait triompher
bruyamment de Hulot? Sans répondre immédiatement à cette question,
qui sera résolue par le drame, on peut faire observer que Lisbeth et
Valérie avaient inventé à elles deux une prodigieuse machine dont
le jeu puissant aidait à ce résultat. Marneffe, en voyant sa femme
embellie par le milieu dans lequel elle trônait, comme le soleil d’un
système sidéral, paraissait, aux yeux du monde, avoir senti ses feux se
rallumer pour elle, il en était devenu fou. Si cette jalousie faisait
du sieur Marneffe un trouble-fête, elle donnait un prix extraordinaire
aux faveurs de Valérie. Marneffe témoignait néanmoins une confiance en
son directeur, qui dégénérait en une débonnaireté presque ridicule. Le
seul personnage qui l’offusquât était précisément Crevel.
Marneffe, détruit par ces débauches particulières aux grandes
capitales, décrites par les poëtes romains, et pour lesquelles notre
pudeur moderne n’a point de nom, était devenu hideux comme une figure
anatomique en cire. Mais cette maladie ambulante, vêtue de beau drap,
balançait ses jambes en échalas dans un élégant pantalon. Cette
poitrine desséchée se parfumait de linge blanc, et le musc éteignait
les fétides senteurs de la pourriture humaine. Cette laideur du vice
expirant et chaussé en talons rouges, car Valérie avait mis Marneffe
en harmonie avec sa fortune, avec sa croix, avec sa place, épouvantait
Crevel, qui ne soutenait pas facilement le regard des yeux blancs du
sous-chef. Marneffe était le cauchemar du maire. En s’apercevant du
singulier pouvoir que Lisbeth et sa femme lui avaient conféré, ce
mauvais drôle s’en amusait, il en jouait comme d’un instrument; et, les
cartes de salon étant la dernière ressource de cette âme aussi usée que
le corps, il plumait Crevel, qui se croyait obligé de _filer doux_ avec
le respectable fonctionnaire _qu’il trompait_!
En voyant Crevel si petit garçon avec cette hideuse et infâme momie,
dont la corruption était pour le maire lettres closes, en le voyant
surtout si profondément méprisé par Valérie, qui riait de Crevel comme
on rit d’un bouffon, vraisemblablement le baron se croyait tellement à
l’abri de toute rivalité, qu’il l’invitait constamment à dîner.
Valérie, protégée par ces deux passions en sentinelle à ses côtés
et par un mari jaloux, attirait tous les regards, excitait tous les
désirs, dans le cercle où elle rayonnait. Ainsi, tout en gardant les
apparences, elle était arrivée, en trois ans environ, à réaliser les
conditions les plus difficiles du succès que cherchent les courtisanes,
et qu’elles accomplissent si rarement, aidées par le scandale, par leur
audace et par l’éclat de leur vie au soleil. Comme un diamant bien
taillé que Chanor aurait délicieusement serti, la beauté de Valérie,
naguère enfouie dans la mine de la rue du Doyenné, valait plus que sa
valeur, elle faisait des malheureux!... Claude Vignon aimait Valérie en
secret.
Cette explication rétrospective, assez nécessaire quand on revoit les
gens à trois ans d’intervalle, est comme le bilan de Valérie. Voici
maintenant celui de son associée Lisbeth.
La cousine Bette occupait dans la maison Marneffe la position d’une
parente qui aurait cumulé les fonctions de dame de compagnie et de
femme de charge; mais elle ignorait les doubles humiliations qui, la
plupart du temps, affligent les créatures assez malheureuses pour
accepter ces positions ambiguës. Lisbeth et Valérie offraient le
touchant spectacle d’une de ces amitiés si vives et si peu probables
entre femmes, que les Parisiens, toujours trop spirituels, les
calomnient aussitôt. Le contraste de la mâle et sèche nature de la
Lorraine avec la jolie nature créole de Valérie servit la calomnie.
Madame Marneffe avait d’ailleurs, sans le savoir, donné du poids aux
commérages par le soin qu’elle prit de son amie, dans un intérêt
matrimonial qui devait, comme on va le voir, rendre complète la
vengeance de Lisbeth. Une immense révolution s’était accomplie chez la
cousine Bette; Valérie qui voulut l’habiller, en avait tiré le plus
grand parti. Cette singulière fille, maintenant soumise au corset,
faisait fine taille, consommait de la bandoline pour sa chevelure
lissée, acceptait ses robes telles que les lui livrait la couturière,
portait des brodequins de choix et des bas de soie gris, d’ailleurs
compris par les fournisseurs dans les mémoires de Valérie, et payés
par qui de droit. Ainsi restaurée, toujours en cachemire jaune, Bette
eût été méconnaissable à qui l’eût revue après ces trois années. Cet
autre diamant noir, le plus rare des diamants, taillé par une main
habile et monté dans le chaton qui lui convenait, était apprécié par
quelques employés ambitieux à toute sa valeur. Qui voyait la Bette pour
la première fois, frémissait involontairement à l’aspect de la sauvage
poésie que l’habile Valérie avait su mettre en relief en cultivant
par la toilette cette Nonne sanglante, en encadrant avec art par des
bandeaux épais cette sèche figure olivâtre où brillaient des yeux d’un
noir assorti à celui de la chevelure, en faisant valoir cette taille
inflexible. Bette, comme une Vierge de Cranach et de Van Eyck, comme
une Vierge byzantine, sorties de leurs cadres, gardait la roideur, la
correction de ces figures mystérieuses, cousines germaines des Isis
et des divinités mises en gaîne par les sculpteurs égyptiens. C’était
du granit, du basalte, du porphyre qui marchait. A l’abri du besoin
pour le reste de ses jours, la Bette était d’une humeur charmante,
elle apportait avec elle la gaieté partout où elle allait dîner. Le
baron payait d’ailleurs le loyer du petit appartement meublé, comme
on le sait, de la défroque du boudoir et de la chambre de son amie
Valérie.--«Après avoir commencé, disait-elle, la vie en vraie chèvre
affamée, je la finis en lionne.» Elle continuait à confectionner les
ouvrages les plus difficiles de la passementerie pour monsieur Rivet,
seulement afin, disait-elle, de ne pas perdre son temps. Et cependant
sa vie était, comme on va le voir, excessivement occupée; mais il est
dans l’esprit des gens venus de la campagne de ne jamais abandonner le
gagne-pain, ils ressemblent aux juifs en ceci.
Tous les matins, la cousine Bette allait elle-même à la grande halle,
au petit jour, avec la cuisinière. Dans le plan de la Bette, le livre
de dépense, qui ruinait le baron Hulot, devait enrichir sa chère
Valérie, et l’enrichissait effectivement.
Quelle est la maîtresse de maison qui n’a pas, depuis 1838, éprouvé
les funestes résultats des doctrines antisociales répandues dans les
classes inférieures par des écrivains incendiaires? Dans tous les
ménages, la plaie des domestiques est aujourd’hui la plus vive de
toutes les plaies financières. A de très-rares exceptions près, et
qui mériteraient le prix Monthyon, un cuisinier et une cuisinière
sont des voleurs domestiques, des voleurs gagés, effrontés, de qui le
gouvernement s’est complaisamment fait le recéleur, en développant
ainsi la pente au vol, presque autorisée chez les cuisinières par
l’antique plaisanterie sur _l’anse du panier_. Là où ces femmes
cherchaient autrefois quarante sous pour leur mise à la loterie, elles
prennent aujourd’hui cinquante francs pour la caisse d’épargne. Et
les froids puritains qui s’amusent à faire en France des expériences
philanthropiques, croient avoir moralisé le peuple! Entre la table
des maîtres et le marché, les gens ont établi leur octroi secret,
et la ville de Paris n’est pas si habile à percevoir ses droits
d’entrée, qu’ils le sont à prélever les leurs sur toute chose. Outre
les cinquante pour cent dont ils grèvent les provisions de bouche, ils
exigent de fortes étrennes des fournisseurs. Les marchands les plus
hauts placés tremblent devant cette puissance occulte; ils la soldent
sans mot dire, tous: carrossiers, bijoutiers, tailleurs, etc. A qui
tente de les surveiller, les domestiques répondent par des insolences,
ou par les bêtises coûteuses d’une feinte maladresse; ils prennent
aujourd’hui des renseignements sur les maîtres, comme autrefois les
maîtres en prenaient sur eux. Le mal, arrivé véritablement au comble,
et contre lequel les tribunaux commencent à sévir, mais en vain,
ne peut disparaître que par une loi qui astreindra les domestiques
à gages au livret de l’ouvrier. Le mal cesserait alors comme par
enchantement. Tout domestique étant tenu de produire son livret, et
les maîtres étant obligés d’y consigner les causes du renvoi, la
démoralisation rencontrerait certainement un frein puissant. Les
gens occupés de la haute politique du moment ignorent jusqu’où va
la dépravation des classes inférieures à Paris: elle est égale à la
jalousie qui les dévore. La Statistique est muette sur le nombre
effrayant d’ouvriers de vingt ans qui épousent des cuisinières de
quarante et de cinquante ans enrichies par le vol. On frémit en pensant
aux suites d’unions pareilles au triple point de vue de la criminalité,
de l’abâtardissement de la race et des mauvais ménages. Quant au mal
purement financier produit par les vols domestiques, il est énorme au
point de vue politique. La vie ainsi renchérie du double, interdit le
superflu dans beaucoup de ménages. Le superflu!... c’est la moitié du
commerce des États, comme il est l’élégance de la vie. Les livres, les
fleurs sont aussi nécessaires que le pain à beaucoup de gens.
Lisbeth, à qui cette affreuse plaie des maisons parisiennes était
connue, pensait à diriger le ménage de Valérie, en lui promettant
son appui dans la scène terrible où toutes deux elles s’étaient juré
d’être comme deux sœurs. Donc elle avait attiré, du fond des Vosges,
une parente du côté maternel, ancienne cuisinière de l’évêque de Nancy,
vieille fille pieuse et d’une excessive probité. Craignant néanmoins
son inexpérience à Paris, et surtout les mauvais conseils, qui gâtent
tant de ces loyautés si fragiles, Lisbeth accompagnait Mathurine à la
grande Halle, et tâchait de l’habituer à savoir acheter. Connaître le
véritable prix des choses pour obtenir le respect du vendeur, manger
des mets sans actualité, comme le poisson, par exemple, quand ils ne
sont pas chers, être au courant de la valeur des comestibles et en
pressentir la hausse pour acheter en baisse, cet esprit de ménagère
est, à Paris, le plus nécessaire à l’économie domestique. Comme
Mathurine touchait de bons gages, qu’on l’accablait de cadeaux, elle
aimait assez la maison pour être heureuse des bons marchés. Aussi
depuis quelque temps rivalisait-elle avec Lisbeth, qui la trouvait
assez formée, assez sûre, pour ne plus aller à la halle que les
jours où Valérie avait du monde, ce qui, par parenthèse, arrivait
assez souvent. Voici pourquoi. Le baron avait commencé par garder le
plus strict décorum; mais sa passion pour madame Marneffe était en
peu de temps devenue si vive, si avide, qu’il désira la quitter le
moins possible. Après y avoir dîné quatre fois par semaine, il trouva
charmant d’y manger tous les jours. Six mois après le mariage de sa
fille, il donna deux mille francs par mois à titre de pension. Madame
Marneffe invitait les personnes que son cher baron désirait traiter.
D’ailleurs, le dîner était toujours fait pour six personnes, le baron
pouvait en amener trois à l’improviste. Lisbeth réalisa par son
économie le problème extraordinaire d’entretenir splendidement cette
table pour la somme de mille francs, et donner mille francs par mois
à madame Marneffe. La toilette de Valérie étant payée largement par
Crevel et par le baron, les deux amies trouvaient encore un billet de
mille francs par mois sur cette dépense. Aussi cette femme si pure,
si candide, possédait-elle alors environ cent cinquante mille francs
d’économies. Elle avait accumulé ses rentes et ses bénéfices mensuels
en les capitalisant et les grossissant de gains énormes dus à la
générosité avec laquelle Crevel faisait participer le capital de _sa
petite duchesse_ au bonheur de ses opérations financières. Crevel avait
initié Valérie à l’argot et aux spéculations de la Bourse; et, comme
toutes les Parisiennes, elle était promptement devenue plus forte que
son maître. Lisbeth, qui ne dépensait pas un liard de ses douze cents
francs, dont le loyer et la toilette étaient payés, qui ne sortait pas
un sou de sa poche, possédait également un petit capital de cinq à six
mille francs que Crevel lui faisait paternellement valoir.
L’amour du baron et celui de Crevel étaient néanmoins une rude charge
pour Valérie. Le jour où le récit de ce drame recommence, excitée par
l’un de ces événements qui font dans la vie l’office de la cloche aux
coups de laquelle s’amassent les essaims, Valérie était montée chez
Lisbeth pour s’y livrer à ces bonnes élégies, longuement parlées,
espèces de cigarettes fumées à coups de langue, par lesquelles les
femmes endorment les petites misères de leur vie.
--Lisbeth, mon amour, ce matin, deux heures de Crevel à faire, c’est
bien assommant! Oh! comme je voudrais pouvoir t’y envoyer à ma place!
--Malheureusement cela ne se peut pas, dit Lisbeth en souriant. Je
mourrai vierge.
--Être à ces deux vieillards! il y a des moments où j’ai honte de moi!
Ah! si ma pauvre mère me voyait!
--Tu me prends pour Crevel, répondit Lisbeth.
--Dis-moi, ma chère petite Bette, que tu ne me méprises pas?...
--Ah! si j’étais jolie, en aurais-je eu... des aventures! s’écria
Lisbeth. Te voilà justifiée.
--Mais tu n’aurais écouté que ton cœur, dit madame Marneffe en
soupirant.
--Bah! répondit Lisbeth, Marneffe est un mort qu’on a oublié
d’enterrer, le baron est comme ton mari, Crevel est ton adorateur; je
te vois, comme toutes les femmes, parfaitement en règle.
--Non, ce n’est pas là, chère adorable fille, d’où vient la douleur, tu
ne veux pas m’entendre...
--Oh! si!... s’écria la Lorraine, car le sous-entendu fait partie de ma
vengeance. Que veux-tu?... j’y travaille.
--Aimer Wenceslas à en maigrir, et ne pouvoir réussir à le voir! dit
Valérie en se détirant les bras; Hulot lui propose de venir dîner ici,
mon artiste refuse! Il ne se sait pas idolâtré, ce monstre d’homme!
Qu’est-ce que sa femme? de la jolie chair! oui, elle est belle, mais
moi, je me sens: je suis pire!
--Sois tranquille, ma petite fille, il viendra, dit Lisbeth du ton dont
parlent les nourrices aux enfants qui s’impatientent, je le veux...
--Mais, quand?
--Peut-être cette semaine.
--Laisse-moi t’embrasser.
Comme on le voit, ces deux femmes n’en faisaient qu’une; toutes
les actions de Valérie, même les plus étourdies, ses plaisirs, ses
bouderies se décidaient après de mûres délibérations entre elles.
Lisbeth, étrangement émue de cette vie de courtisane, conseillait
Valérie en tout, et poursuivait le cours de ses vengeances avec une
impitoyable logique. Elle adorait d’ailleurs Valérie, elle en avait
fait sa fille, son amie, son amour; elle trouvait en elle l’obéissance
des créoles, la mollesse de la voluptueuse; elle babillait avec elle
tous les matins avec bien plus de plaisir qu’avec Wenceslas, elles
pouvaient rire de leurs communes malices, de la sottise des hommes,
et recompter ensemble les intérêts grossissants de leurs trésors
respectifs. Lisbeth avait d’ailleurs rencontré, dans son entreprise
et dans son amitié nouvelle, une pâture à son activité bien autrement
abondante que dans son amour insensé pour Wenceslas. Les jouissances de
la haine satisfaite sont les plus ardentes, les plus fortes au cœur.
L’amour est en quelque sorte l’or, et la haine est le fer de cette mine
à sentiments qui gît en nous. Enfin Valérie offrait, dans toute sa
gloire, à Lisbeth, cette beauté qu’elle adorait, comme on adore tout ce
qu’on ne possède pas, beauté bien plus maniable que celle de Wenceslas
qui, pour elle, avait toujours été froid et insensible.
Après bientôt trois ans, Lisbeth commençait à voir les progrès de
la sape souterraine à laquelle elle consumait sa vie et dévouait
son intelligence. Lisbeth pensait, madame Marneffe agissait. Madame
Marneffe était la hache, Lisbeth était la main qui la manie, et la
main démolissait à coups pressés cette famille qui, de jour en jour,
lui devenait plus odieuse, car on hait de plus en plus, comme on aime
tous les jours davantage, quand on aime. L’amour et la haine sont des
sentiments qui s’alimentent par eux-mêmes; mais, des deux, la haine a
la vie la plus longue. L’amour a pour bornes des forces limitées, il
tient ses pouvoirs de la vie et de la prodigalité; la haine ressemble à
la mort, à l’avarice, elle est en quelque sorte une abstraction active,
au-dessus des êtres et des choses. Lisbeth, entrée dans l’existence
qui lui était propre, y déployait toutes ses facultés; elle régnait à
la manière des jésuites, en puissance occulte. Aussi la régénérescence
de sa personne était-elle complète. Sa figure resplendissait. Lisbeth
rêvait d’être madame la maréchale Hulot.
Cette scène où les deux amies se disaient crûment leurs moindres
pensées sans prendre de détours dans l’expression, avait lieu
précisément au retour de la Halle, où Lisbeth était allée préparer les
éléments d’un dîner fin. Marneffe, qui convoitait la place de monsieur
Coquet, le recevait avec la vertueuse madame Coquet, et Valérie
espérait faire traiter de la démission du chef de bureau par Hulot le
soir même. Lisbeth s’habillait pour se rendre chez la baronne, où elle
dînait.
--Tu nous reviendras pour servir le thé, ma Bette? dit Valérie.
--Je l’espère...
--Comment, tu l’espères? en serais-tu venue à coucher avec Adeline pour
boire ses larmes pendant qu’elle dort?
--Si cela se pouvait! répondit Lisbeth en riant, je ne dirais pas
non. Elle expie son bonheur, je suis heureuse, je me souviens de mon
enfance. Chacun son tour. Elle sera dans la boue, et moi! je serai
comtesse de Forzheim!...
Lisbeth se dirigea vers la rue Plumet, où elle allait depuis quelque
temps, comme on va au spectacle, pour s’y repaître d’émotions.
L’appartement choisi par Hulot pour sa femme consistait en une grande
et vaste antichambre, un salon et une chambre à coucher avec cabinet
de toilette. La salle à manger était latéralement contiguë au salon.
Deux chambres de domestique et une cuisine, situées au troisième
étage, complétaient ce logement, digne encore d’un Conseiller-d’État,
directeur à la Guerre. L’hôtel, la cour et l’escalier étaient
majestueux. La baronne, obligée de meubler son salon, sa chambre et
la salle à manger avec les reliques de sa splendeur, avait pris le
meilleur dans les débris de l’hôtel, rue de l’Université. La pauvre
femme aimait d’ailleurs ces muets témoins de son bonheur qui, pour
elle, avaient une éloquence quasi-consolante. Elle entrevoyait dans
ses souvenirs des fleurs comme elle voyait sur ses tapis des rosaces à
peine visibles pour les autres.
En entrant dans la vaste antichambre où douze chaises, un baromètre
et un grand poêle, de longs rideaux en calicot blanc bordé de rouge,
rappelaient les affreuses antichambres des Ministères, le cœur se
serrait; on pressentait la solitude dans laquelle vivait cette femme.
La douleur, de même que le plaisir, se fait une atmosphère. Au premier
coup d’œil jeté sur un intérieur, on sait qui y règne de l’amour ou
du désespoir. On trouvait Adeline dans une immense chambre à coucher,
meublée des beaux meubles de Jacob Desmalters, en acajou moucheté
garni des ornements de l’Empire, ces bronzes qui ont trouvé le moyen
d’être plus froids que les cuivres de Louis XVI! Et l’on frissonnait
en voyant cette femme assise sur un fauteuil romain, devant les sphinx
d’une travailleuse, ayant perdu ses couleurs, affectant une gaieté
menteuse, conservant son air impérial, comme elle savait conserver
la robe de velours bleu qu’elle mettait chez elle. Cette âme fière
soutenait le corps et maintenait la beauté. La baronne, à la fin de
la première année de son exil dans cet appartement, avait mesuré le
malheur dans toute son étendue.--En me reléguant là, mon Hector m’a
fait la vie encore plus belle qu’elle ne devait l’être pour une simple
paysanne, se dit-elle. Il me veut ainsi: que sa volonté soit faite! Je
suis la baronne Hulot, la belle-sœur d’un maréchal de France, je n’ai
pas commis la moindre faute, mes deux enfants sont établis, je puis
attendre la mort, enveloppée dans les voiles immaculés de ma pureté
d’épouse, dans le crêpe de mon bonheur évanoui.
Le portrait de Hulot, peint par Robert Lefebvre en 1810, dans
l’uniforme de commissaire ordonnateur de la garde impériale, s’étalait
au-dessus de la travailleuse, où, à l’annonce d’une visite, Adeline
serrait une _Imitation de Jésus-Christ_, sa lecture habituelle. Cette
Madeleine irréprochable écoutait aussi la voix de l’Esprit-Saint dans
son désert.
--Mariette, ma fille, dit Lisbeth à la cuisinière qui vint lui ouvrir
la porte, comment va ma bonne Adeline?...
--Oh! bien, en apparence, mademoiselle; mais, entre nous, si elle
persiste dans ses idées, elle se tuera, dit Mariette à l’oreille de
Lisbeth. Vraiment, vous devriez l’engager à vivre mieux. D’hier, madame
m’a dit de lui donner le matin pour deux sous de lait et un petit pain
d’un sou; de lui servir à dîner soit un hareng, soit un peu de veau
froid, en en faisant cuire une livre pour la semaine, bien entendu
lorsqu’elle dînera seule, ici... Elle veut ne dépenser que dix sous par
jour pour sa nourriture. Cela n’est pas raisonnable. Si je parlais de
ce beau projet à monsieur le maréchal, il pourrait se brouiller avec
monsieur le baron et le déshériter; au lieu que vous, qui êtes si bonne
et si fine, vous saurez arranger les choses...
--Eh bien! pourquoi ne vous adressez-vous pas à mon cousin? dit Lisbeth.
--Ah! ma chère demoiselle, il y a bien environ vingt à vingt-cinq jours
qu’il n’est venu, enfin tout le temps que nous sommes restées sans vous
voir! D’ailleurs, madame m’a défendu, sous peine de renvoi, de jamais
demander de l’argent à monsieur. Mais quant à de la peine... ah! la
pauvre madame en a eu! C’est la première fois que monsieur l’oublie
si long-temps... Chaque fois qu’on sonnait, elle s’élançait à la
fenêtre... mais, depuis cinq jours, elle ne quitte plus son fauteuil.
Elle lit! Chaque fois qu’elle va chez madame la comtesse, elle me dit:
«Mariette, qu’elle dit, si monsieur vient, dites que je suis dans la
maison, et envoyez-moi le portier; il aura sa course bien payée!»
--Pauvre cousine! dit Bette, cela me fend le cœur. Je parle d’elle à
mon cousin tous les jours. Que voulez-vous? Il dit: «Tu as raison,
Bette, je suis un misérable; ma femme est un ange, et je suis un
monstre: j’irai demain...» Et il reste chez madame Marneffe; cette
femme le ruine et il l’adore; il ne vit que près d’elle. Moi, je fais
ce que je peux! Si je n’étais pas là, si je n’avais pas avec moi
Mathurine, le baron aurait dépensé le double; et, comme il n’a presque
plus rien, il se serait déjà peut-être brûlé la cervelle. Eh bien!
Mariette, voyez-vous, Adeline mourrait de la mort de son mari, j’en
suis sûre. Au moins je tâche de nouer là les deux bouts, et d’empêcher
que mon cousin ne mange trop d’argent...
--Ah! c’est ce que dit la pauvre madame; elle connaît bien ses
obligations envers vous, répondit Mariette; elle disait vous avoir
pendant long-temps mal jugée...
--Ah! fit Lisbeth. Elle ne vous a pas dit autre chose?
--Non, mademoiselle. Si vous voulez lui faire plaisir, parlez-lui de
monsieur; elle vous trouve heureuse de le voir tous les jours.
--Est-elle seule?
--Faites excuse, le maréchal y est. Oh! il vient tous les jours, et
elle lui dit toujours qu’elle a vu monsieur le matin, qu’il rentre la
nuit fort tard.
--Et y a-t-il un bon dîner, aujourd’hui?... demanda Bette.
Mariette hésitait à répondre, elle soutenait mal le regard de la
Lorraine, quand la porte du salon s’ouvrit, et le maréchal Hulot sortit
si précipitamment, qu’il salua Bette sans la regarder, et laissa tomber
des papiers. Bette ramassa ces papiers et courut dans l’escalier, car
il était inutile de crier après un sourd; mais elle s’y prit de manière
à ne pas pouvoir rejoindre le maréchal, elle revint et lut furtivement
ce qui suit écrit au crayon:
«Mon cher frère, mon mari m’a donné l’argent de la dépense pour le
trimestre; mais ma fille Hortense en a eu si grand besoin, que je lui
ai prêté la somme entière, qui suffisait à peine à sortir d’embarras.
Pouvez-vous me prêter quelques cents francs, car je ne veux pas
redemander de l’argent à Hector; un reproche de lui me ferait trop de
peine.»
--Ah! pensa Lisbeth, pour qu’elle ait fait plier à ce point son
orgueil, dans quelle extrémité se trouve-t-elle donc?
Lisbeth entra, surprit Adeline en pleurs et lui sauta au cou.
--Adeline, ma chère enfant, je sais tout! dit la cousine Bette. Tiens,
le maréchal a laissé tomber ce papier, tant il était troublé, car
il courait comme un lévrier... Cet affreux Hector ne t’a pas donné
d’argent depuis?.....
--Il m’en donne fort exactement, répondit la baronne; mais Hortense en
a eu besoin, et...
--Et tu n’avais pas de quoi nous donner à dîner, dit Bette en
interrompant sa cousine. Maintenant je comprends l’air embarrassé de
Mariette à qui je parlais de la soupe. Tu fais l’enfant, Adeline!
tiens, laisse-moi te donner mes économies.
--Merci, ma bonne Bette, répondit Adeline en essuyant une larme. Cette
petite gêne n’est que momentanée, et j’ai pourvu à l’avenir. Mes
dépenses seront désormais de deux mille quatre cents francs par an, y
compris le loyer, et je les aurai. Surtout, Bette, pas un mot à Hector.
Va-t-il bien?
--Oh! comme le Pont-Neuf! il est gai comme un pinson, il ne pense qu’à
sa sorcière de Valérie.
Madame Hulot regardait un grand pin argenté qui se trouvait dans le
champ de sa fenêtre, et Lisbeth ne put rien lire de ce que pouvaient
exprimer les yeux de sa cousine.
--Lui as-tu dit que c’était le jour où nous dînions tous ici?
--Oui, mais bah! madame Marneffe donne un grand dîner, elle espère
traiter de la démission de monsieur Coquet! et cela passe avant tout!
Tiens, Adeline, écoute-moi: tu connais mon caractère féroce à l’endroit
de l’indépendance. Ton mari, ma chère, te ruinera certainement. J’ai
cru pouvoir vous être utile à tous chez cette femme, mais c’est une
créature d’une dépravation sans bornes, elle obtiendra de ton mari des
choses à le mettre dans le cas de vous déshonorer tous.
Adeline fit le mouvement d’une personne qui reçoit un coup de poignard
dans le cœur.
--Mais, ma chère Adeline, j’en suis sûre. Il faut bien que j’essaie
de t’éclairer. Eh bien! songeons à l’avenir! le maréchal est vieux,
mais il ira loin, il a un beau traitement; sa veuve, s’il mourait,
aurait une pension de six mille francs. Avec cette somme, moi, je me
chargerais de vous faire vivre tous! Use de ton influence sur le
bonhomme pour nous marier. Ce n’est pas pour être madame la maréchale,
je me soucie de ces sornettes comme de la conscience de madame
Marneffe; mais vous aurez tous du pain. Je vois qu’Hortense en manque,
puisque tu lui donnes le tien.
Le maréchal se montra, le vieux soldat avait fait si rapidement la
course, qu’il s’essuyait le front avec son foulard.
--J’ai remis deux mille francs à Mariette, dit-il à l’oreille de sa
belle-sœur.
Adeline rougit jusque dans la racine de ses cheveux. Deux larmes
bordèrent ses cils encore longs, et elle pressa silencieusement la
main du vieillard dont la physionomie exprimait le bonheur d’un amant
heureux.
--Je voulais, Adeline, vous faire avec cette somme un cadeau, dit-il en
continuant; au lieu de me la rendre, vous vous choisirez vous-même ce
qui vous plaira le mieux.
Il vint prendre la main que lui tendit Lisbeth, et il la baisa, tant il
était distrait par son plaisir.
--Cela promet, dit Adeline à Lisbeth en souriant autant qu’elle pouvait
sourire.
En ce moment, Hulot jeune et sa femme arrivèrent.
--Mon frère dîne avec nous? demanda le maréchal d’un ton bref.
Adeline prit un crayon et mit sur un petit carré de papier ces mots:
«Je l’attends, il m’a promis ce matin de dîner ici; mais s’il
ne venait pas, le maréchal l’aurait retenu, car il est accablé
d’affaires.»
Et elle présenta le papier. Elle avait inventé ce mode de conversation
pour le maréchal, et une provision de petits carrés de papier était
placée avec un crayon sur sa travailleuse.
--Je sais, répondit le maréchal, qu’il est accablé de travail à cause
de l’Algérie.
Hortense et Wenceslas entrèrent en ce moment, et, en voyant sa famille
autour d’elle, la baronne reporta sur le maréchal un regard dont la
signification ne fut comprise que par Lisbeth.
Le bonheur avait considérablement embelli l’artiste adoré par sa femme
et cajolé par le monde. Sa figure était devenue presque pleine, sa
taille élégante faisait ressortir les avantages que le sang donne à
tous les vrais gentilshommes. Sa gloire prématurée, son importance,
les éloges trompeurs que le monde jette aux artistes, comme on se dit
bonjour ou comme on parle du temps, lui donnaient cette conscience de
sa valeur, qui dégénère en fatuité quand le talent s’en va. La croix de
la Légion-d’Honneur complétait à ses propres yeux, le grand homme qu’il
croyait être.
Après trois ans de mariage, Hortense était avec son mari comme un chien
avec son maître, elle répondait à tous ses mouvements par un regard qui
ressemblait à une interrogation, elle tenait toujours les yeux sur lui,
comme un avare sur son trésor, elle attendrissait par son abnégation
admiratrice. On reconnaissait en elle le génie et les conseils de sa
mère. Sa beauté, toujours la même, était alors altérée, poétiquement,
d’ailleurs, par les ombres douces d’une mélancolie cachée.
En voyant entrer sa cousine, Lisbeth pensa que la plainte, contenue
pendant long-temps, allait rompre la faible enveloppe de la discrétion.
Lisbeth, dès les premiers jours de la lune de miel, avait jugé que le
jeune ménage avait de trop petits revenus pour une si grande passion.
Hortense, en embrassant sa mère, échangea de bouche à oreille, et de
cœur à cœur, quelques phrases dont le secret fut trahi, pour Bette, par
leurs hochements de tête.
--Adeline va, comme moi, travailler pour vivre, pensa la cousine Bette.
Je veux qu’elle me mette au courant de ce qu’elle fera... Ces jolis
doigts sauront donc enfin comme les miens ce que c’est que le travail
forcé.
A six heures, la famille passa dans la salle à manger. Le couvert
d’Hector était mis.
--Laissez-le! dit la baronne à Mariette; monsieur vient quelquefois
tard.
--Oh! mon père viendra, dit Hulot fils à sa mère; il me l’a promis à la
Chambre en nous quittant.
Lisbeth, de même qu’une araignée au centre de sa toile, observait
toutes les physionomies. Après avoir vu naître Hortense et Victorin,
leurs figures étaient pour elle comme des glaces à travers lesquelles
elle lisait dans ces jeunes âmes. Or, à certains regards jetés à la
dérobée par Victorin sur sa mère, elle reconnut quelque malheur près
de fondre sur Adeline, et que Victorin hésitait à révéler. Le jeune
et célèbre avocat était triste en dedans. Sa profonde vénération pour
sa mère éclatait dans la douleur avec laquelle il la contemplait.
Hortense, elle, était évidemment occupée de ses propres chagrins; et,
depuis quinze jours, Lisbeth savait qu’elle éprouvait les premières
inquiétudes que le manque d’argent cause aux gens probes, aux jeunes
femmes à qui la vie a toujours souri et qui déguisent leurs angoisses.
Aussi, dès le premier moment, la cousine Bette devina-t-elle que
la mère n’avait rien donné à sa fille. La délicate Adeline était
donc descendue aux fallacieuses paroles que le besoin suggère aux
emprunteurs. La préoccupation d’Hortense, celle de son frère, la
profonde mélancolie de la baronne rendirent le dîner triste, surtout
si l’on se représente le froid que jetait déjà la surdité du vieux
maréchal. Trois personnes animaient la scène, Lisbeth, Célestine
et Wenceslas. L’amour d’Hortense avait développé chez l’artiste
l’animation polonaise, cette vivacité d’esprit gascon, cette aimable
turbulence qui distingue ces Français du Nord. Sa situation d’esprit,
sa physionomie disaient assez qu’il croyait en lui-même, et que la
pauvre Hortense, fidèle aux conseils de sa mère, lui cachait tous les
tourments domestiques.
--Tu dois être bien heureuse, dit Lisbeth à sa petite cousine en
sortant de table, ta maman t’a tirée d’affaire en te donnant son argent.
--Maman! répondit Hortense étonnée. Oh! pauvre maman, moi qui pour elle
voudrais en faire, de l’argent! Tu ne sais pas, Lisbeth, eh bien! j’ai
le soupçon affreux qu’elle travaille en secret.
On traversait alors le grand salon obscur, sans flambeaux, en suivant
Mariette qui portait la lampe de la salle à manger dans la chambre à
coucher d’Adeline. En ce moment, Victorin toucha le bras de Lisbeth
et d’Hortense; toutes deux comprenant la signification de ce geste
laissèrent Wenceslas, Célestine, le maréchal et la baronne aller dans
la chambre à coucher, et restèrent groupés, à l’embrasure d’une fenêtre.
--Qu’y a-t-il, Victorin? dit Lisbeth. Je parie que c’est quelque
désastre causé par ton père.
--Hélas! oui, répondit Victorin. Un usurier, nommé Vauvinet, a pour
soixante mille francs de lettres de change de mon père, et veut le
poursuivre! J’ai voulu parler de cette déplorable affaire à mon père
à la Chambre, il n’a pas voulu me comprendre, il m’a presque évité.
Faut-il prévenir notre mère?
--Non, non, dit Lisbeth, elle a trop de chagrins, tu lui donnerais le
coup de la mort, il faut la ménager. Vous ne savez pas où elle en est;
sans votre oncle, vous n’eussiez pas trouvé de dîner ici aujourd’hui.
--Ah! mon Dieu, Victorin, nous sommes des monstres, dit Hortense à son
frère, Lisbeth nous apprend ce que nous aurions dû deviner. Mon dîner
m’étouffe!
Hortense n’acheva pas, elle mit son mouchoir sur sa bouche pour
prévenir l’éclat d’un sanglot, elle pleurait.
--J’ai dit à ce Vauvinet de venir me voir demain, reprit Victorin en
continuant; mais se contentera-t-il de ma garantie hypothécaire? Je ne
le crois pas. Ces gens-là veulent de l’argent comptant pour en faire
suer des escomptes usuraires.
--Vendons notre rente! dit Lisbeth à Hortense.
--Qu’est-ce que ce serait? quinze ou seize mille francs, répliqua
Victorin, il en faut soixante.
--Chère cousine! s’écria Hortense en embrassant Lisbeth avec
l’enthousiasme d’un cœur pur.
--Non, Lisbeth, gardez votre petite fortune, dit Victorin après avoir
serré la main de la Lorraine. Je verrai demain ce que cet homme a
dans son sac. Si ma femme y consent, je saurai empêcher, retarder les
poursuites; car, voir attaquer la considération de mon père!... ce
serait affreux. Que dirait le ministre de la guerre? Les appointements
de mon père, engagés depuis trois ans, ne seront libres qu’au mois de
décembre; on ne peut donc pas les offrir en garantie. Ce Vauvinet a
renouvelé onze fois les lettres de change; ainsi jugez des sommes que
mon père a payées en intérêts! il faut fermer ce gouffre.
--Si madame Marneffe pouvait le quitter, dit Hortense avec amertume.
--Ah! Dieu nous en préserve! dit Victorin. Mon père irait peut-être
ailleurs, et là, les frais les plus dispendieux sont déjà faits.
Quel changement chez ces enfants naguère si respectueux, et que la mère
avait maintenus si long-temps dans une adoration absolue de leur père!
ils l’avaient déjà jugé.
--Sans moi, reprit Lisbeth, votre père serait encore plus ruiné qu’il
ne l’est.
--Rentrons, dit Hortense, maman est fine, et elle se douterait de
quelque chose, et, comme dit notre bonne Lisbeth, cachons-lui tout,
soyons gais!
--Victorin, vous ne savez pas où vous conduira votre père avec son
goût pour les femmes, dit Lisbeth. Pensez à vous assurer des revenus en
me mariant avec le maréchal, vous devriez lui en parler tous ce soir,
je partirai de bonne heure exprès.
Victorin entra dans la chambre.
--Eh bien! ma pauvre petite, dit Lisbeth tout bas à sa petite cousine,
et toi, comment feras-tu?
--Viens dîner avec nous demain, nous causerons, répondit Hortense. Je
ne sais où donner de la tête; toi, tu te connais aux difficultés de la
vie, tu me conseilleras.
Pendant que toute la famille réunie essayait de prêcher le mariage au
maréchal, et que Lisbeth revenait rue Vanneau, il y arrivait un de
ces événements qui stimulent chez les femmes comme madame Marneffe
l’énergie du vice en les obligeant à déployer toutes les ressources de
la perversité. Reconnaissons au moins ce fait constant: A Paris, la vie
est trop occupée pour que les gens vicieux fassent le mal par instinct,
ils se défendent à l’aide du vice contre les agressions, voilà tout.
Madame Marneffe, dont le salon était rempli de ses fidèles, avait
mis les parties de whist en train, lorsque le valet de chambre, un
militaire retraité racolé par le baron, annonça:--Monsieur le baron
Montès de Montéjanos. Valérie reçut au cœur une violente commotion,
mais elle s’élança vivement vers la porte en criant:--Mon cousin!...
Et, arrivée au Brésilien, elle lui glissa dans l’oreille ce mot:--Sois
mon parent, ou tout est fini entre nous!
--Eh bien! reprit-elle à haute voix en amenant le Brésilien à la
cheminée, Henri, tu n’as donc pas fait naufrage comme on me l’a dit, je
t’ai pleuré trois ans...
--Bonjour, mon ami, dit monsieur Marneffe en tendant la main au
Brésilien dont la tenue était celle d’un vrai Brésilien millionnaire.
Monsieur le baron Henri Montès de Montéjanos, doué par le climat
équatorial du physique et de la couleur que nous prêtons tous à
l’Othello du théâtre, effrayait par un air sombre, effet purement
plastique; car son caractère, plein de douceur et de tendresse, le
prédestinait à l’exploitation que les faibles femmes pratiquent sur
les hommes forts. Le dédain qu’exprimait sa figure, la puissance
musculaire dont témoignait sa taille bien prise, toutes ses forces ne
se déployaient qu’envers les hommes, flatterie adressée aux femmes et
qu’elles savourent avec tant d’ivresse que les gens qui donnent le
bras à leurs maîtresses ont tous des airs de matamore tout à fait
réjouissants. Superbement dessiné par un habit bleu à boutons en or
massif, par son pantalon noir, chaussé de bottes fines d’un vernis
irréprochable, ganté selon l’ordonnance, le baron n’avait de brésilien
qu’un gros diamant d’environ cent mille francs qui brillait comme une
étoile sur une somptueuse cravate de soie bleue, encadrée par un gilet
blanc entr’ouvert de manière à laisser voir une chemise de toile d’une
finesse fabuleuse. Le front, busqué comme celui d’un satyre, signe
d’entêtement dans la passion, était surmonté d’une chevelure de jais,
touffue comme une forêt vierge, sous laquelle scintillaient deux yeux
clairs, fauves à faire croire que la mère du baron avait eu peur, étant
grosse de lui, de quelque jaguar.
Ce magnifique exemplaire de la race portugaise au Brésil, se campa le
dos à la cheminée dans une pose qui décelait des habitudes parisiennes;
et, le chapeau d’une main, le bras appuyé sur le velours de la
tablette, il se pencha vers madame Marneffe pour causer à voix basse
avec elle, en se souciant fort peu des affreux bourgeois qui, dans son
idée, encombraient mal à propos le salon.
Cette entrée en scène, cette pose, et l’air du Brésilien déterminèrent
deux mouvements de curiosité mêlée d’angoisse, identiquement
pareils chez Crevel et chez le baron. Ce fut chez tous deux la même
expression, le même pressentiment. Aussi la manœuvre inspirée à ces
deux passions réelles, devint-elle si comique par la simultanéité de
cette gymnastique, qu’elle fit sourire les gens d’assez d’esprit pour
y voir une révélation. Crevel, toujours bourgeois et boutiquier en
diable, quoique maire de Paris, resta malheureusement en position plus
long-temps que son collaborateur, et le baron put saisir au passage la
révélation involontaire de Crevel. Ce fut un trait de plus dans le cœur
du vieillard amoureux qui résolut d’avoir une explication avec Valérie.
--Ce soir, se dit également Crevel en arrangeant ses cartes, il faut en
finir...
--_Vous avez du cœur!_... lui cria Marneffe, et vous venez d’y renoncer.
--Ah! pardon, répondit Crevel en voulant reprendre sa carte. Ce
baron-là me semble de trop, continuait-il en se parlant à lui-même.
Que Valérie vive avec mon baron à moi, c’est ma vengeance, et je sais
le moyen de m’en débarrasser; mais ce cousin-là!... c’est un baron de
trop, je ne yeux pas être _jobardé_, je veux savoir de quelle manière
il est son parent!
Ce soir-là, par un de ces bonheurs qui n’arrivent qu’aux jolies femmes,
Valérie était délicieusement mise. Sa blanche poitrine étincelait
serrée dans une guipure dont les tons roux faisaient valoir le satin
mat de ces belles épaules des Parisiennes, qui savent (par quels
procédés, on l’ignore!) avoir de belles chairs et rester sveltes.
Vêtue d’une robe de velours noir qui semblait à chaque instant près
de quitter ses épaules, elle était coiffée en dentelle mêlée à des
fleurs à grappes. Ses bras, à la fois mignons et potelés, sortaient de
manches à sabots fourrées de dentelles. Elle ressemblait à ces beaux
fruits coquettement arrangés dans une belle assiette et qui donnent des
démangeaisons à l’acier du couteau.
--Valérie, disait le Brésilien à l’oreille de la jeune femme, je te
reviens fidèle; mon oncle est mort, et je suis deux fois plus riche que
je ne l’étais à mon départ. Je veux vivre et mourir à Paris, près de
toi et pour toi.
--Plus bas, Henri! de grâce!
--Ah! bah! dussé-je jeter tout ce monde par la croisée, je veux te
parler ce soir, surtout après avoir passé deux jours à te chercher. Je
resterai le dernier, n’est-ce pas?
Valérie sourit à son prétendu cousin et lui dit:--Songez que vous devez
être le fils d’une sœur de ma mère qui, pendant la campagne de Junot en
Portugal, aurait épousé votre père.
--Moi, Montès de Montéjanos, arrière-petit-fils d’un des conquérants du
Brésil, mentir!
--Plus bas, ou nous ne nous reverrons jamais...
--Et pourquoi?
--Marneffe a pris, comme les mourants qui chaussent tous un dernier
désir, une passion pour moi...
--Ce laquais?... dit le Brésilien qui connaissait son Marneffe, je le
payerai...
--Quelle violence...
--Ah çà! d’où te vient ce luxe?... dit le Brésilien qui finit par
apercevoir les somptuosités du salon.
Elle se mit à rire.
--Quel mauvais ton, Henri! dit-elle.
Elle venait de recevoir deux regards enflammés de jalousie qui
l’avaient atteinte au point de l’obliger à regarder les deux âmes
en peine. Crevel, qui jouait contre le baron et monsieur Coquet,
avait pour partner monsieur Marneffe. La partie fut égale à cause des
distractions respectives de Crevel et du baron qui accumulèrent fautes
sur fautes. Ces deux vieillards amoureux avouèrent, en un moment, la
passion que Valérie avait réussi à leur faire cacher depuis trois ans;
mais elle n’avait pas su non plus éteindre dans ses yeux le bonheur de
revoir l’homme qui, le premier, lui avait fait battre le cœur, l’objet
de son premier amour. Les droits de ces heureux mortels vivent autant
que la femme sur laquelle ils les ont pris.
Entre ces trois passions absolues, l’une appuyée sur l’insolence de
l’argent, l’autre sur le droit de possession, la dernière sur la
jeunesse, la force, la fortune et la primauté, madame Marneffe resta
calme et l’esprit libre, comme le fut le général Bonaparte, lorsqu’au
siége de Mantoue il eut à répondre à deux armées en voulant continuer
le blocus de la place. La jalousie, en jouant dans la figure de Hulot,
le rendit aussi terrible que feu le maréchal Montcornet partant pour
une charge de cavalerie sur un carré russe. En sa qualité de bel homme,
le Conseiller-d’État n’avait jamais connu la jalousie, de même que
Murat ignorait le sentiment de la peur. Il s’était toujours cru certain
du triomphe. Son échec auprès de Josépha, le premier de sa vie, il
l’attribuait à la soif de l’argent; il se disait vaincu par un million,
et non par un avorton, en parlant du duc d’Hérouville. Les philtres et
les vertiges que verse à torrents ce sentiment fou venaient de couler
dans son cœur en un instant. Il se retournait de sa table de whist vers
la cheminée par des mouvements à la Mirabeau, et quand il laissait
ses cartes pour embrasser par un regard provocateur le Brésilien et
Valérie, les habitués du salon éprouvaient cette crainte mêlée de
curiosité qu’inspire une violence menaçant d’éclater de moments en
moments. Le faux cousin regardait le Conseiller-d’État comme il eût
examiné quelque grosse potiche chinoise. Cette situation ne pouvait
durer, sans aboutir à un éclat affreux. Marneffe craignait le baron
Hulot, autant que Crevel redoutait Marneffe, car il ne se souciait pas
de mourir sous-chef. Les moribonds croient à la vie comme les forçats
à la liberté. Cet homme voulait être chef de bureau à tout prix.
Justement effrayé de la pantomime de Crevel et du Conseiller-d’État, il
se leva, dit un mot à l’oreille de sa femme; et, au grand étonnement de
l’assemblée, Valérie passa dans sa chambre à coucher avec le Brésilien
et son mari.
--Madame Marneffe vous a-t-elle jamais parlé de ce cousin-là? demanda
Crevel au baron Hulot.
--Jamais! répondit le baron en se levant. Assez pour ce soir,
ajouta-t-il, je perds deux louis, les voici.
Il jeta deux pièces d’or sur la table et alla s’asseoir sur le divan
d’un air que tout le monde interpréta comme un avis de s’en aller.
Monsieur et madame Coquet, après avoir échangé deux mots, quittèrent
le salon, et Claude Vignon, au désespoir, les imita. Ces deux sorties
entraînèrent les personnes inintelligentes qui se virent de trop. Le
baron et Crevel restèrent seuls, sans se dire un mot. Hulot, qui finit
par ne plus apercevoir Crevel, alla sur la pointe du pied écouter à
la porte de la chambre, et il fit un bond prodigieux en arrière, car
monsieur Marneffe ouvrit la porte, se montra le front serein et parut
étonné de ne trouver que deux personnes.
--Et le thé! dit-il.
--Où donc est Valérie? répondit le baron furieux.
--Ma femme, répliqua Marneffe; mais elle est montée chez mademoiselle
votre cousine, elle va revenir.
--Et pourquoi nous a-t-elle plantés là pour cette stupide chèvre?...
--Mais, dit Marneffe, mademoiselle Lisbeth est arrivée de chez madame
la baronne votre femme avec une espèce d’indigestion, et Mathurine a
demandé du thé à Valérie, qui vient d’aller voir ce qu’a mademoiselle
votre cousine.
--Et le cousin?...
--Il est parti!
--Vous croyez cela? dit le baron.
--Je l’ai mis en voiture! répondit Marneffe avec un affreux sourire.
Le roulement d’une voiture se fit entendre dans la rue Vanneau. Le
baron, comptant Marneffe pour zéro, sortit et monta chez Lisbeth. Il
lui passait dans la cervelle une de ces idées qu’y envoie le cœur quand
il est incendié par la jalousie. La bassesse de Marneffe lui était si
connue, qu’il supposa d’ignobles connivences entre la femme et le mari.
--Que sont donc devenus ces messieurs et ces dames? demanda Marneffe en
se voyant seul avec Crevel.
--Quand le soleil se couche, la basse-cour en fait autant, répondit
Crevel; madame Marneffe a disparu, ses adorateurs sont partis. Je vous
propose un piquet, ajouta Crevel qui voulait rester.
Lui aussi, il croyait le Brésilien dans la maison. Monsieur Marneffe
accepta. Le maire était aussi fin que le baron; il pouvait demeurer au
logis indéfiniment en jouant avec le mari qui, depuis la suppression
des jeux publics, se contentait du jeu rétréci, mesquin, du monde.
Le baron Hulot monta rapidement chez sa cousine Bette; mais il
trouva la porte fermée, et les demandes d’usage à travers la porte
employèrent assez de temps pour permettre à des femmes alertes et
rusées de disposer le spectacle d’une indigestion gorgée de thé.
Lisbeth souffrait tant, qu’elle inspirait les craintes les plus vives à
Valérie; aussi Valérie fit-elle à peine attention à la rageuse entrée
du baron. La maladie est un des paravents que les femmes mettent le
plus souvent entre elles et l’orage d’une querelle. Hulot regarda
partout à la dérobée, et il n’aperçut dans la chambre à coucher de la
cousine Bette aucun endroit propre à cacher un Brésilien.
--Ton indigestion, Bette, fait honneur au dîner de ma femme, dit-il en
examinant la vieille fille qui se portait à merveille, et qui tâchait
d’imiter le râle des convulsions d’estomac en buvant du thé.
--Voyez comme il est heureux que notre chère Bette soit logée dans ma
maison! Sans moi, la pauvre fille expirait... dit madame Marneffe.
--Vous avez l’air de me croire au mieux, reprit Lisbeth en s’adressant
au baron, et ce serait une infamie...
--Pourquoi? demanda le baron, vous savez donc la raison de ma visite?
Et il guigna la porte d’un cabinet de toilette d’où la clef était
retirée.
--Parlez-vous grec?... répondit madame Marneffe avec une expression
déchirante de tendresse et de fidélité méconnues.
--Mais c’est pour vous, mon cher cousin, oui c’est par votre faute que
je suis dans l’état où vous me voyez, dit Lisbeth avec énergie.
Ce cri détourna l’attention du baron qui regarda la vieille fille dans
un étonnement profond.
--Vous savez si je vous aime, reprit Lisbeth, je suis ici, c’est tout
dire. J’y use les dernières forces de ma vie, à veiller à vos intérêts
en veillant à ceux de notre chère Valérie. Sa maison lui coûte dix fois
moins cher qu’une autre maison qu’on voudrait tenir comme la sienne.
Sans moi, mon cousin, au lieu de deux mille francs par mois, vous
seriez forcé d’en donner trois ou quatre mille.
--Je sais tout cela, répondit le baron impatienté; vous nous protégez
de bien des manières, ajouta-t-il en revenant auprès de madame Marneffe
et la prenant par le cou, n’est-ce pas, ma chère petite belle?...
--Ma parole, dit Valérie, je vous crois fou!...
--Eh bien! vous ne doutez pas de mon attachement, reprit Lisbeth; mais
j’aime aussi ma cousine Adeline, et je l’ai trouvée en larmes. Elle ne
vous a pas vu depuis un mois. Non, cela n’est pas permis. Vous laissez
ma pauvre Adeline sans argent. Votre fille Hortense a failli mourir en
apprenant que c’est grâce à votre frère que nous avons pu dîner! Il n’y
avait pas de pain chez vous aujourd’hui. Adeline a pris la résolution
héroïque de se suffire à elle-même. Elle m’a dit: «Je ferai comme toi!»
Ce mot m’a si fort serré le cœur, après le dîner, qu’en pensant à ce
que ma cousine était en 1811 et ce qu’elle est en 1841, trente ans
après! j’ai eu ma digestion arrêtée... j’ai voulu vaincre le mal; mais,
arrivée ici, j’ai cru mourir...
--Vous voyez, Valérie, dit le baron, jusqu’où me mène mon adoration
pour vous!... à commettre des crimes domestiques...
--Oh! j’ai eu raison de rester fille! s’écria Lisbeth avec une joie
sauvage. Vous êtes un bon et excellent homme, Adeline est un ange, et
voilà la récompense d’un dévouement aveugle.
--Un vieil ange! dit doucement madame Marneffe en jetant un regard
moitié tendre, moitié rieur à son Hector, qui la contemplait comme un
juge d’instruction examine un prévenu.
--Pauvre femme! dit le baron. Voilà plus de neuf mois que je ne lui ai
remis d’argent, et j’en trouve pour vous, Valérie, et à quel prix! Vous
ne serez jamais aimée ainsi par personne, et quels chagrins vous me
donnez en retour!
--Des chagrins? reprit-elle. Qu’appelez-vous donc le bonheur?
--Je ne sais pas encore quelles ont été vos relations avec ce prétendu
cousin, de qui vous ne m’avez jamais parlé, reprit le baron sans
faire attention aux mots jetés par Valérie. Mais, quand il est entré,
j’ai reçu comme un coup de canif dans le cœur. Quelque aveuglé que je
sois, je ne suis pas aveugle. J’ai lu dans vos yeux et dans les siens.
Enfin, il s’échappait par les paupières de ce singe des étincelles qui
rejaillissaient sur vous, dont le regard... Oh! vous ne m’avez jamais
regardé ainsi, jamais! Quant à ce mystère, Valérie, il se dévoilera...
Vous êtes la seule femme qui m’ayez fait connaître le sentiment de la
jalousie, ainsi ne vous étonnez pas de ce que je vous dis... Mais un
autre mystère qui a crevé son nuage, et qui me semble une infamie...
--Allez! allez! dit Valérie.
--C’est que Crevel, ce cube de chair et de bêtise, vous aime, et que
vous accueillez ses galanteries assez bien pour que ce niais ait laissé
voir sa passion à tout le monde...
--Et de trois! Vous n’en apercevez pas d’autres? demanda madame
Marneffe.
--Peut-être y en a-t-il? dit le baron.
--Que monsieur Crevel m’aime, il est dans son droit d’homme; que je
sois favorable à sa passion, ce serait le fait d’une coquette ou
d’une femme à qui vous laisseriez beaucoup de choses à désirer... Eh
bien! aimez-moi avec mes défauts, ou laissez-moi. Si vous me rendez
ma liberté, ni vous, ni monsieur Crevel, vous ne reviendrez ici, je
prendrai mon cousin pour ne pas perdre les charmantes habitudes que
vous me supposez. Adieu, monsieur le baron Hulot.
Et elle se leva; mais le Conseiller-d’État la saisit par le bras et la
fit asseoir. Le vieillard ne pouvait plus remplacer Valérie, elle était
devenue un besoin plus impérieux pour lui que les nécessités de la
vie, et il aima mieux rester dans l’incertitude que d’acquérir la plus
légère preuve de l’infidélité de Valérie.
--Ma chère Valérie, dit-il, ne vois-tu pas ce que je souffre? Je ne te
demande que de te justifier... donne-moi de bonnes raisons...
--Eh bien! allez m’attendre en bas, car vous ne voulez pas assister, je
crois, aux différentes cérémonies que nécessite l’état de votre cousine.
Hulot se retira lentement.
--Vieux libertin! s’écria la cousine Bette, vous ne me demandez donc
pas des nouvelles de vos enfants?... Que ferez-vous pour Adeline? Moi,
d’abord, je lui porte demain mes économies.
--On doit au moins le pain de froment à sa femme, dit en souriant
madame Marneffe.
Le baron, sans s’offenser du ton de Lisbeth qui le régentait aussi
durement que Josépha, s’en alla comme un homme enchanté d’éviter une
question importune.
Une fois le verrou mis, le Brésilien quitta le cabinet de toilette où
il attendait, et il parut les yeux pleins de larmes, dans un état à
faire pitié. Montès avait évidemment tout entendu.
--Tu ne m’aimes plus, Henri! je le vois, dit madame Marneffe en se
cachant le front dans son mouchoir et fondant en larmes.
C’était le cri de l’amour vrai. La clameur du désespoir de la femme est
si persuasive, qu’elle arrache le pardon qui se trouve au fond du cœur
de tous les amoureux, quand la femme est jeune, jolie et décolletée à
sortir par le haut de sa robe en costume d’Ève.
--Mais pourquoi ne quittez-vous pas tout pour moi, si vous m’aimez?
demanda le Brésilien.
Ce naturel de l’Amérique, logique comme le sont tous les hommes nés
dans la Nature, reprit aussitôt la conversation au point où il l’avait
laissée, en reprenant la taille de Valérie.
--Pourquoi?... dit-elle en relevant la tête et regardant Henri qu’elle
domina par un regard chargé d’amour. Mais, mon petit chat, je suis
mariée. Mais nous sommes à Paris, et non dans les savanes, dans les
pampas, dans les solitudes de l’Amérique. Mon bon Henri, mon premier
et mon seul amour, écoute-moi donc. Ce mari, simple sous-chef au
ministère de la guerre, veut être chef de bureau et officier de la
Légion-d’Honneur, puis-je l’empêcher d’avoir de l’ambition? or, pour
la même raison qu’il nous laissait entièrement libres tous les deux
(il y a bientôt quatre ans, t’en souviens-tu, méchant?), aujourd’hui
Marneffe m’impose monsieur Hulot. Je ne puis me défaire de cet affreux
administrateur qui souffle comme un phoque, qui a des nageoires dans
les narines, qui a soixante-trois ans, qui depuis trois ans s’est
vieilli de dix ans à vouloir être jeune, qui m’est odieux, que le
lendemain du jour où Marneffe sera chef de bureau et officier de la
Légion-d’Honneur...
--Qu’est-ce qu’il aura de plus, ton mari?
--Mille écus.
--Je les lui donnerai viagèrement, reprit le baron Montès, quittons
Paris et allons...
--Où? dit Valérie en faisant une de ces jolies moues par lesquelles les
femmes narguent les hommes dont elles sont sûres. Paris est la seule
ville où nous puissions vivre heureux. Je tiens trop à ton amour pour
le voir s’affaiblir en nous trouvant seuls dans un désert; écoute,
Henri, tu es le seul homme aimé de moi dans l’Univers, écris cela sur
ton crâne de tigre.
Les femmes persuadent toujours aux hommes de qui elles ont fait des
moutons qu’ils sont des lions, et qu’ils ont un caractère de fer.
--Maintenant, écoute-moi bien: Monsieur Marneffe n’a pas cinq ans à
vivre, il est gangrené jusque dans la moelle de ses os; sur douze mois
de l’année, il en passe sept à boire des drogues, des tisanes, il vit
dans la flanelle; enfin, il est, dit le médecin, sous le coup de la
faulx à tout moment; la maladie la plus innocente pour un homme sain,
sera mortelle pour lui, le sang est corrompu, la vie est attaquée dans
son principe. Depuis cinq ans, je n’ai pas voulu qu’il m’embrassât une
seule fois, car, cet homme, c’est la peste! Un jour, et ce jour n’est
pas éloigné, je serai veuve, eh bien! moi, déjà demandée par un homme
qui possède soixante mille francs de rente, moi qui suis maîtresse de
cet homme comme de ce morceau de sucre, je te déclare que tu serais
pauvre comme Hulot, lépreux comme Marneffe, et que si tu me battais,
c’est toi que je veux pour mari, toi seul que j’aime, de qui je veuille
porter le nom. Et je suis prête à te donner tous les gages d’amour que
tu voudras...
--Eh bien! ce soir...
--Mais, enfant de Rio, mon beau jaguar sorti pour moi des forêts
vierges du Brésil, dit-elle en lui prenant la main et la baisant et le
caressant, respecte donc un peu la créature de qui tu veux faire ta
femme... Serai-je ta femme, Henri?...
--Oui, dit le Brésilien vaincu par le bavardage effréné de la passion.
Et il se mit à genoux.
--Voyons, Henri, dit Valérie en lui prenant les deux mains et le
regardant au fond des yeux avec fixité, tu me jures ici, en présence
de Lisbeth, ma meilleure et ma seule amie, ma sœur, de me prendre pour
femme au bout de mon année de veuvage?...
--Je le jure.
--Ce n’est pas assez! jure par les cendres et le salut éternel de ta
mère, jure-le par la vierge Marie et par tes espérances de catholique!
Valérie savait que le Brésilien tiendrait ce serment, quand même elle
serait tombée au fond du plus sale bourbier social. Le Brésilien fit
ce serment solennel, le nez presque touchant à la blanche poitrine
de Valérie et les yeux fascinés; il était ivre, comme on est ivre en
revoyant une femme aimée, après une traversée de cent vingt jours!
--Eh bien! maintenant, sois tranquille. Respecte bien dans madame
Marneffe, la future baronne de Montéjanos. Ne dépense pas un liard pour
moi, je te le défends. Reste ici, dans la première pièce, couché sur le
petit canapé, je viendrai moi-même t’avertir quand tu pourras quitter
ton poste... Demain matin nous déjeunerons ensemble, et tu t’en iras
sur les une heure, comme si tu étais venu me faire une visite à midi.
Ne crains rien, les portiers m’appartiennent comme s’ils étaient mon
père et ma mère... Je vais descendre chez moi servir le thé.
Elle fit un signe à Lisbeth qui l’accompagna jusque sur le palier. Là,
Valérie dit à l’oreille de la vieille fille:--Ce moricaud est venu un
an trop tôt! car je meurs si je ne te venge d’Hortense!...
--Sois tranquille, mon cher gentil petit démon, dit la vieille fille en
l’embrassant au front, l’amour et la vengeance, chassant de compagnie,
n’auront jamais le dessous. Hortense m’attend demain, elle est dans la
misère. Pour avoir mille francs, Wenceslas t’embrassera mille fois.
En quittant Valérie, Hulot était descendu jusqu’à la loge, et s’était
montré subitement à madame Olivier.
--Madame Olivier?...
En entendant cette interrogation impérieuse et voyant le geste par
lequel le baron la commenta, madame Olivier sortit de sa loge, et alla
jusque dans la cour à l’endroit où le baron l’emmena.
--Vous savez que si quelqu’un peut un jour faciliter à votre fils
l’acquisition d’une étude, c’est moi; c’est grâce à moi que le voici
troisième clerc de notaire, et qu’il achève son Droit.
--Oui, monsieur le baron; aussi, monsieur le baron peut-il compter sur
notre reconnaissance. Il n’y a pas de jour que je ne prie Dieu pour le
bonheur de monsieur le baron...
--Pas tant de paroles, ma bonne femme, dit Hulot, mais des preuves...
--Que faut-il faire? demanda madame Olivier.
--Un homme en équipage est venu ce soir, le connaissez-vous?
Madame Olivier avait bien reconnu le Montès, comment l’aurait-elle
oublié? Montès lui glissait, rue du Doyenné, cent sous dans la main
toutes les fois qu’il sortait, le matin, de la maison, un peu trop tôt.
Si le baron s’était adressé à monsieur Olivier, peut-être aurait-il
appris tout. Mais Olivier dormait. Dans les classes inférieures, la
femme est, non-seulement supérieure à l’homme, mais encore elle le
gouverne presque toujours. Depuis long-temps, madame Olivier avait
pris son parti dans le cas d’une collision entre ses deux bienfaiteurs,
elle regardait madame Marneffe comme la plus forte de ces deux
puissances.
--Si je le connais?... répondit-elle, non. Ma foi, non, je ne l’ai
jamais vu!...
--Comment! le cousin de madame Marneffe ne venait jamais la voir quand
elle demeurait rue du Doyenné?
--Ah! c’est son cousin!... s’écria madame Olivier. Il est peut-être
venu, mais je ne l’ai pas reconnu. La première fois, monsieur, je ferai
bien attention...
--Il va descendre, dit Hulot vivement en coupant la parole à madame
Olivier...
--Mais il est parti, répliqua madame Olivier qui comprit tout. La
voiture n’est plus là...
--Vous l’avez vu partir?
--Comme je vous vois. Il a dit à son domestique: A l’ambassade!
Ce ton, cette assurance arrachèrent un soupir de bonheur au baron, il
prit la main à madame Olivier et la lui serra.
--Merci, ma chère madame Olivier; mais ce n’est pas tout! Et monsieur
Crevel?...
--Monsieur Crevel? que voulez-vous dire? Je ne comprends pas, dit
madame Olivier.
--Écoutez-moi bien! Il aime madame Marneffe...
--Pas possible! monsieur le baron, pas possible! dit-elle en joignant
les mains.
--Il aime madame Marneffe! répéta fort impérativement le baron. Comment
font-ils? je n’en sais rien; mais je veux le savoir et vous le saurez.
Si vous pouvez me mettre sur les traces de cette intrigue, votre fils
sera notaire.
--Monsieur le baron, _ne vous mangez pas les sangs_ comme ça, reprit
madame Olivier. Madame vous aime et n’aime que vous; sa femme de
chambre le sait bien, et nous disons comme cela que vous êtes l’homme
le plus heureux de la terre, car vous savez tout ce que vaut madame...
Ah! c’est une perfection... Elle se lève à dix heures tous les jours;
pour lors, elle déjeune, bon. Eh! bien, elle en a pour une heure à
faire sa toilette, et tout ça la mène à deux heures; pour lors elle va
se promener aux Tuileries au vu et n’au su de tout le monde; elle est
toujours rentrée à quatre heures, pour l’heure de votre arrivée... Oh!
c’est réglé comme n’une pendule. Elle n’a pas de secrets pour sa femme
de chambre, Reine n’en a pas pour moi, allez! Reine ne peut pas n’en
n’avoir, rapport à mon fils, pour qui n’elle a des bontés... Vous voyez
bien que si madame avait des rapports avec monsieur Crevel, nous le
saurerions.
Le baron remonta chez madame Marneffe le visage rayonnant, et convaincu
d’être le seul homme aimé de cette affreuse courtisane, aussi
décevante, mais aussi belle, aussi gracieuse qu’une sirène.
Crevel et Marneffe commençaient un second piquet. Crevel perdait, comme
perdent tous les gens qui ne sont pas à leur jeu. Marneffe, qui savait
la cause des distractions du maire, en profitait sans scrupules: il
regardait les cartes à prendre, il _écartait_ en conséquence; puis,
voyant dans le jeu de son adversaire, il jouait à coup sûr. Le prix de
la fiche étant de vingt sous, il avait déjà volé trente francs au maire
au moment où le baron rentrait.
--Eh bien, dit le Conseiller-d’État étonné de ne trouver personne, vous
êtes seuls! où sont-ils tous?
--Votre belle humeur a mis tout le monde en fuite! répondit Crevel.
--Non, c’est l’arrivée du cousin de sa femme, répliqua Marneffe. Ces
dames et ces messieurs ont pensé que Valérie et Henri devaient avoir
quelque chose à se dire, après une séparation de trois années, et
ils se sont discrètement retirés... Si j’avais été là, je les aurais
retenus; mais, par aventure, j’aurais mal fait, car l’indisposition de
Lisbeth, qui sert toujours le thé, sur les dix heures et demie, a mis
tout en déroute...
--Lisbeth est donc réellement indisposée? demanda Crevel furieux.
--On me l’a dit, répliqua Marneffe avec l’immorale insouciance des
hommes pour qui les femmes n’existent plus.
Le maire avait regardé la pendule; et, à cette estime, le baron
paraissait avoir passé quarante minutes chez Lisbeth. L’air joyeux de
Hulot incriminait gravement Hector, Valérie et Lisbeth.
--Je viens de la voir, elle souffre horriblement, la pauvre fille, dit
le baron.
--La souffrance des autres fait donc votre joie, mon cher ami,
reprit aigrement Crevel, car vous nous revenez avec une figure où la
jubilation rayonne! Est-ce que Lisbeth est en danger de mort? Votre
fille hérite d’elle, dit-on. Vous ne vous ressemblez plus, vous êtes
parti avec la physionomie du More de Venise, et vous revenez avec
celle de Saint-Preux!... Je voudrais bien voir la figure de madame
Marneffe!
--Qu’entendez-vous par ces paroles?... demanda monsieur Marneffe à
Crevel en rassemblant ses cartes et les posant devant lui.
Les yeux éteints de cet homme décrépit à quarante-sept ans s’animèrent,
de pâles couleurs nuancèrent ses joues flasques et froides, il
entr’ouvrit sa bouche démeublée aux lèvres noires, sur lesquelles il
vint une espèce d’écume blanche comme de la craie, et caséiforme. Cette
rage d’un homme impuissant, dont la vie tenait à un fil, et qui, dans
un duel, n’eût rien risqué là où Crevel eût eu tout à perdre, effraya
le maire.
--Je dis, répondit Crevel, que j’aimerais à voir la figure de madame
Marneffe, et j’ai d’autant plus raison, que la vôtre en ce moment est
fort désagréable. Parole d’honneur, vous êtes horriblement laid, mon
cher Marneffe...
--Savez-vous que vous n’êtes pas poli?
--Un homme qui gagne trente francs en quarante-cinq minutes ne me
paraît jamais beau.
--Ah! si vous m’aviez vu, reprit le sous-chef, il y a dix-sept ans...
--Vous étiez gentil? répliqua Crevel.
--C’est ce qui m’a perdu; si j’avais été comme vous je serais Pair et
Maire.
--Oui, dit en souriant Crevel, vous avez trop fait la guerre, et, des
deux métaux que l’on gagne à cultiver le dieu du commerce, vous avez
pris le mauvais, la drogue!
Et Crevel éclata de rire. Si Marneffe se fâchait à propos de son
honneur en péril, il prenait toujours bien ces vulgaires et ignobles
plaisanteries; elles étaient comme la petite monnaie de la conversation
entre Crevel et lui.
--Ève me coûte cher, c’est vrai; mais, ma foi, courte et bonne, voilà
ma devise.
--J’aime mieux longue et heureuse, répliqua Crevel.
Madame Marneffe entra, vit son mari jouant avec Crevel, et le baron,
tous trois seuls dans le salon; elle comprit, au seul aspect de la
figure du dignitaire municipal, toutes les pensées qui l’avaient agité,
son parti fut aussitôt pris.
--Marneffe! mon chat! dit-elle en venant s’appuyer sur l’épaule de son
mari et passant ses jolis doigts dans des cheveux d’un vilain gris
sans pouvoir couvrir la tête en les ramenant, il est bien tard pour
toi, tu devrais t’aller coucher. Tu sais que demain il faut te purger,
le docteur l’a dit, et Reine te fera prendre du bouillon aux herbes dès
sept heures... Si tu veux vivre, laisse là ton piquet...
--Faisons-le en cinq marqués? demanda Marneffe à Crevel.
--Bien... j’en ai déjà deux, répondit Crevel.
--Combien cela durera-t-il? demanda Valérie.
--Dix minutes, répliqua Marneffe.
--Il est déjà onze heures, répondit Valérie. Et vraiment, monsieur
Crevel, on dirait que vous voulez tuer mon mari. Dépêchez-vous au moins.
Cette rédaction à double sens fit sourire Crevel, Hulot et Marneffe
lui-même. Valérie alla causer avec son Hector.
--Sors, mon chéri, dit Valérie à l’oreille d’Hector, promène-toi dans
la rue Vanneau, tu reviendras lorsque tu verras sortir Crevel.
--J’aimerais mieux sortir de l’appartement et rentrer dans ta chambre
par la porte du cabinet de toilette; tu pourrais dire à Reine de me
l’ouvrir.
--Reine est là-haut à soigner Lisbeth.
--Eh bien! si je remontais chez Lisbeth?
Tout était péril pour Valérie, qui, prévoyant une explication avec
Crevel, ne voulait pas Hulot dans sa chambre où il pourrait tout
entendre. Et le Brésilien attendait chez Lisbeth.
--Vraiment, vous autres hommes, dit Valérie à Hulot, quand vous avez
une fantaisie, vous brûleriez les maisons pour y entrer. Lisbeth est
dans un état à ne pas vous recevoir... Craignez-vous d’attraper un
rhume dans la rue!... Allez-y... ou bonsoir!...
--Adieu, messieurs, dit le baron à haute voix.
Une fois attaqué dans son amour-propre de vieillard, Hulot tint à
prouver qu’il pouvait faire le jeune homme en attendant l’heure du
berger dans la rue, et il sortit.
Marneffe dit bonsoir à sa femme, à qui, par une démonstration de
tendresse apparente, il prit les mains. Valérie serra d’une façon
significative la main de son mari, ce qui voulait dire:--Débarrasse-moi
donc de Crevel.
--Bonne nuit, Crevel, dit alors Marneffe, j’espère que vous ne resterez
pas long-temps avec Valérie. Ah! je suis jaloux... ça m’a pris tard,
mais ça me tient... et je viendrai voir si vous êtes parti.
--Nous avons à causer d’affaires, mais je ne resterai pas long-temps,
dit Crevel.
--Parlez bas!--que me voulez-vous? dit Valérie sur deux tons en
regardant Crevel avec un air où la hauteur se mêlait au mépris.
En recevant ce regard hautain, Crevel, qui rendait d’immenses services
à Valérie et qui voulait s’en targuer, redevint humble et soumis.
--Ce Brésilien...
Crevel, épouvanté par le regard fixe et méprisant de Valérie, s’arrêta.
--Après?... dit-elle.
--Ce cousin...
--Ce n’est pas mon cousin, reprit-elle. C’est mon cousin pour le monde
et pour monsieur Marneffe. Ce serait mon amant, que vous n’auriez pas
un mot à dire. Un boutiquier qui achète une femme pour se venger d’un
homme est au-dessous, dans mon estime, de celui qui l’achète par amour.
Vous n’étiez pas épris de moi, vous avez vu en moi la maîtresse de
monsieur Hulot, et vous m’avez acquise comme on achète un pistolet pour
tuer son adversaire. J’avais faim, j’ai consenti!
--Vous n’avez pas exécuté le marché, répondit Crevel redevenant
commerçant.
--Ah! vous voulez que le baron Hulot sache bien que vous lui prenez sa
maîtresse, pour avoir votre revanche de l’enlèvement de Josépha... Rien
ne me prouve mieux votre bassesse. Vous dites aimer une femme, vous la
traitez de duchesse, et vous voulez la déshonorer? Tenez, mon cher,
vous avez raison: cette femme ne vaut pas Josépha. Cette demoiselle a
le courage de son infamie, tandis que moi je suis une hypocrite qui
devrais être fouettée en place publique. Hélas! Josépha se protége
par son talent et par sa fortune. Mon seul rempart, à moi, c’est mon
honnêteté; je suis encore une digne et vertueuse bourgeoise; mais si
vous faites un éclat, que deviendrai-je? Si j’avais la fortune, encore
passe! Mais j’ai maintenant tout au plus quinze mille francs de rente,
n’est-ce pas?
--Beaucoup plus, dit Crevel; je vous ai doublé depuis deux mois vos
économies dans l’Orléans.
--Eh! bien, la considération à Paris commence à cinquante mille francs
de rente, vous n’avez pas à me donner la monnaie de la position que
je perdrai. Que voulais-je? faire nommer Marneffe Chef de bureau;
il aurait six mille francs d’appointements; il a vingt-sept ans de
service, dans trois ans j’aurais droit à quinze cents francs de
pension, s’il mourait. Vous, comblé de bontés par moi, gorgé de
bonheur, vous ne savez pas attendre! Et cela dit aimer! s’écria-t-elle.
--Si j’ai commencé par un calcul, dit Crevel, depuis je suis devenu
votre _toutou_. Vous me mettez les pieds sur le cœur, vous m’écrasez,
vous m’abasourdissez, et je vous aime comme je n’ai jamais aimé.
Valérie, je vous aime autant que j’aime Célestine! Pour vous, je suis
capable de tout... Tenez! au lieu de venir deux fois par semaine rue du
Dauphin, venez-y trois.
--Rien que cela! Vous rajeunissez, mon cher...
--Laissez-moi renvoyer Hulot, l’humilier, vous en débarrasser, dit
Crevel sans répondre à cette insolence, n’admettez plus ce Brésilien,
soyez toute à moi, vous ne vous en repentirez pas. D’abord, je
vous donnerai une inscription de huit mille francs de rente, mais
viagère; je ne vous en joindrai la nue propriété qu’après cinq ans de
constance...
--Toujours des marchés! les bourgeois n’apprendront jamais à donner!
Vous voulez vous faire des relais d’amour dans la vie avec des
inscriptions de rentes?... Ah! boutiquier, marchand de pommade! tu
étiquètes tout! Hector me disait que le duc d’Hérouville avait apporté
trente mille livres de rente à Josépha dans un cornet à dragées
d’épicier! je vaux six fois mieux que Josépha! Ah! être aimée! dit-elle
en refrisant ses anglaises et allant se regarder dans la glace. Henri
m’aime, il vous tuerait comme une mouche à un signe de mes yeux!
Hulot m’aime, il met sa femme sur la paille. Allez, soyez bon père de
famille, mon cher. Oh! vous avez, pour faire vos fredaines, trois cent
mille francs en dehors de votre fortune, un magot enfin, et vous ne
pensez qu’à l’augmenter...
--Pour toi, Valérie, car je t’en offre la moitié! dit-il en tombant à
genoux.
--Eh! bien, vous êtes encore là! s’écria le hideux Marneffe en robe de
chambre. Que faites-vous?
--Il me demande pardon, mon ami, d’une proposition insultante qu’il
vient de m’adresser. Ne pouvant rien obtenir de moi, monsieur inventait
de m’acheter...
Crevel aurait voulu descendre dans la cave par une trappe, comme cela
se fait au théâtre.
--Relevez-vous, mon cher Crevel, dit en souriant Marneffe, vous êtes
ridicule. Je vois à l’air de Valérie qu’il n’y a pas de danger pour moi.
--Va te coucher et dors tranquille, dit madame Marneffe.
--Est-elle spirituelle? pensait Crevel, elle est adorable! elle me
sauve!
Quand Marneffe fut rentré chez lui, le maire prit les mains de Valérie
et les lui baisa en y laissant trace de quelques larmes.
--Tout en ton nom! dit-il.
--Voilà aimer, lui répondit-elle bas à l’oreille. Eh! bien, amour pour
amour. Hulot est en bas, dans la rue. Ce pauvre vieux attend, pour
venir ici, que je place une bougie à l’une des fenêtres de ma chambre à
coucher; je vous permets de lui dire que vous êtes le seul aimé; jamais
il ne voudra vous croire, emmenez-le rue du Dauphin, donnez-lui des
preuves, accablez-le; je vous le permets, je vous l’ordonne. Ce phoque
m’ennuie, il m’excède. Tenez bien votre homme rue du Dauphin pendant
toute la nuit, assassinez-le à petit feu, vengez-vous de l’enlèvement
de Josépha. Hulot en mourra peut-être; mais nous sauverons sa femme
et ses enfants d’une ruine effroyable. Madame Hulot travaille pour
vivre!...
--Oh! la pauvre dame! ma foi, c’est atroce! s’écria Crevel chez qui les
bons sentiments naturels revinrent.
--Si tu m’aimes, Célestin, dit-elle tout bas à l’oreille de Crevel
qu’elle effleura de ses lèvres, retiens-le, ou je suis perdue. Marneffe
a des soupçons, Hector a la clef de la porte cochère et compte revenir!
Crevel serra madame Marneffe dans ses bras, et sortit au comble du
bonheur; Valérie l’accompagna tendrement jusqu’au palier; puis, comme
une femme magnétisée, elle descendit jusqu’au premier étage, et elle
alla jusqu’au bas de la rampe.
--Ma Valérie! remonte, ne te compromets pas aux yeux des portiers...
Va, ma vie et ma fortune, tout est à toi... Rentre, ma duchesse!
--Madame Olivier! cria doucement Valérie lorsque la porte frappa.
--Comment! madame, vous ici! dit madame Olivier stupéfaite.
--Mettez les verrous en haut et en bas à la grande porte, et n’ouvrez
plus.
--Bien, madame.
Une fois les verrous tirés, madame Olivier raconta la tentative de
corruption que s’était permise le haut fonctionnaire à son égard.
--Vous vous êtes conduite comme un ange, ma chère Olivier, mais nous
causerons de cela demain.
Valérie atteignit le troisième étage avec la rapidité d’une flèche,
frappa trois petits coups à la porte de Lisbeth, et revint chez elle,
où elle donna ses ordres à mademoiselle Reine; car jamais une femme ne
manque l’occasion d’un Montès arrivant du Brésil.
--Non! saperlotte, il n’y a que les femmes du monde pour savoir
aimer ainsi! se disait Crevel. Comme elle descendait l’escalier en
l’éclairant de ses regards, je l’entraînais! Jamais Josépha!...
Josépha, c’est de la _gnognote_! cria l’ancien commis-voyageur.
Qu’ai-je dit là? _gnognote_... Mon Dieu! je suis capable de lâcher
cela quelque jour aux Tuileries... Non, si Valérie ne fait pas mon
éducation, je ne puis rien être... Moi qui tiens tant à paraître grand
seigneur... Ah! quelle femme! elle me remue autant qu’une colique,
quand elle me regarde froidement... Quelle grâce! quel esprit! Jamais
Josépha ne m’a donné de pareilles émotions. Et quelles perfections
inconnues! Ah! bien, voilà mon homme.
Il apercevait, dans les ténèbres de la rue de Babylone, le grand
Hulot, un peu voûté, se glissant le long des planches d’une maison en
construction, et il alla droit à lui.
--Bonjour, baron, car il est plus de minuit, mon cher! Que diable
faites-vous là?... vous vous promenez par une jolie petite pluie
fine. A nos âges, c’est mauvais. Voulez-vous que je vous donne un bon
conseil? revenons chacun chez nous; car, entre nous, vous ne verrez pas
de lumière à la croisée...
En entendant cette dernière phrase, le baron sentit qu’il avait
soixante-trois ans, et que son manteau était mouillé.
--Qui donc a pu vous dire?... demanda-t-il.
--Valérie! parbleu, _notre_ Valérie qui veut être uniquement ma
Valérie. Nous sommes manche à manche, baron, nous jouerons la belle
quand vous voudrez. Vous ne pouvez pas vous fâcher, vous savez que le
droit de prendre ma revanche a toujours été stipulé, vous avez mis
trois mois à m’enlever Josépha, moi je vous ai pris Valérie en... Ne
parlons pas de cela, reprit-il. Maintenant, je la veux toute à moi.
Mais nous n’en resterons pas moins bons amis.
--Crevel, ne plaisante pas, répondit le baron d’une voix étouffée par
la rage, c’est une affaire de vie ou de mort.
--Tiens! comme vous prenez cela?... Baron, ne vous rappelez-vous plus
ce que vous m’avez dit le jour du mariage d’Hortense: «Est-ce que
deux roquentins comme nous doivent se brouiller pour une jupe? C’est
épicier, c’est petites gens...» Nous sommes, c’est convenu, Régence,
Justeaucorps bleu, Pompadour, Dix-huitième siècle, tout ce qu’il y a
de plus maréchal de Richelieu, Rocaille, et, j’ose le dire, Liaisons
Dangereuses!...
Crevel aurait pu entasser ses mots littéraires pendant long-temps, le
baron écoutait comme écoutent les sourds dans le commencement de leur
surdité. Voyant, à la lueur du gaz, le visage de son ennemi devenu
blanc, le vainqueur s’arrêta. C’était un coup de foudre pour le baron,
après les déclarations de madame Olivier, après le dernier regard de
Valérie.
--Mon Dieu! il y avait tant d’autres femmes dans Paris!... s’écria-t-il
enfin.
--C’est ce que je t’ai dit quand tu m’as pris Josépha, répliqua Crevel.
--Tenez, Crevel, c’est impossible... Donnez-moi des preuves!...
avez-vous une clef comme moi pour entrer?
Et le baron, arrivé devant la maison, fourra une clef dans la serrure:
mais il trouva la porte immobile, et il essaya vainement de l’ébranler.
--Ne faites pas de tapage nocturne, dit tranquillement Crevel. Tenez,
baron, j’ai, moi, de bien meilleures clefs que les vôtres.
--Des preuves! des preuves! répéta le baron exaspéré par une douleur à
devenir fou.
--Venez, je vais vous en donner, répondit Crevel.
Et, selon les instructions de Valérie, il entraîna le baron vers le
quai, par la rue Hillerin-Bertin. L’infortuné Conseiller-d’État allait,
comme vont les négociants la veille du jour où ils doivent déposer leur
bilan; il se perdait en conjectures sur les raisons de la dépravation
cachée au fond du cœur de Valérie, et il se croyait la dupe de quelque
mystification. En passant sur le pont Royal, il vit son existence si
vide, si bien finie, si embrouillée par ses affaires financières, qu’il
fut sur le point de céder à la mauvaise pensée qui lui vint de jeter
Crevel à la rivière, et de s’y jeter après lui.
Arrivé rue du Dauphin, qui, dans ce temps, n’était pas encore élargie,
Crevel s’arrêta devant une porte bâtarde. Cette porte ouvrait sur un
long corridor pavé en dalles blanches et noires, formant péristyle,
et au bout duquel se trouvaient un escalier et une loge de concierge
éclairés par une petite cour intérieure comme il y en a tant à Paris.
Cette cour, mitoyenne avec la propriété voisine, offrait la singulière
particularité d’un partage inégal. La petite maison de Crevel, car il
en était propriétaire, avait un appendice à toiture vitrée, bâti sur le
terrain voisin, et grevé de l’interdiction d’élever cette construction,
entièrement cachée à la vue par la loge et par l’encorbellement de
l’escalier.
Ce local, comme on en voit tant à Paris, avait long-temps servi de
magasin, d’arrière-boutique et de cuisine à l’une des deux boutiques
situées sur la rue. Crevel avait détaché de la location ces trois
pièces du rez-de-chaussée, et Grindot les avait transformées en une
petite maison économique. On y pénétrait de deux manières, d’abord par
la boutique d’un marchand de meubles à qui Crevel la louait à bas prix
et au mois, afin de pouvoir le punir en cas d’indiscrétion, puis par
une porte cachée dans le mur du corridor assez habilement pour être
presque invisible. Ce petit appartement, composé d’une salle à manger,
d’un salon et d’une chambre à coucher, éclairé par en haut, partie
chez le voisin, partie chez Crevel, était donc à peu près introuvable.
A l’exception du marchand de meubles d’occasion, les locataires
ignoraient l’existence de ce petit paradis. La portière, payée pour
être la complice de Crevel, était une excellente cuisinière. Monsieur
le maire pouvait donc entrer dans sa petite maison économique et en
sortir à toute heure de nuit, sans craindre aucun espionnage. Le jour,
une femme mise comme se mettent les Parisiennes pour aller faire des
emplettes et munie d’une clef, ne risquait rien à venir chez Crevel;
elle observait les marchandises d’occasion, elle en marchandait, elle
entrait dans la boutique, et la quittait sans exciter le moindre
soupçon si quelqu’un la rencontrait.
Lorsque Crevel eut allumé les candélabres dans le boudoir, le baron
fut tout étonné du luxe intelligent et coquet déployé là. L’ancien
parfumeur avait donné carte blanche à Grindot, et le vieil architecte
s’était distingué par une création du genre Pompadour qui, d’ailleurs,
coûtait soixante mille francs.--Je veux, avait dit Crevel à Grindot,
qu’une duchesse entrant là soit surprise... Il avait voulu le plus bel
Éden parisien pour y posséder son Ève, sa femme du monde, sa Valérie,
sa duchesse.
--Il y a deux lits, dit Crevel à Hulot en montrant un divan d’où l’on
tirait un lit comme on tire le tiroir d’une commode. En voici un,
l’autre est dans la chambre. Ainsi nous pouvons passer ici la nuit tous
les deux.
--Les preuves! dit le baron.
Crevel prit un bougeoir et mena son ami dans la chambre à coucher, où,
sur une causeuse, Hulot vit une robe de chambre magnifique appartenant
à Valérie, et qu’elle avait portée rue Vanneau, pour s’en faire honneur
avant de l’employer à la petite maison Crevel. Le maire fit jouer le
secret d’un joli petit meuble en marqueterie appelé _bonheur du jour_,
y fouilla, saisit une lettre et la tendit au baron.
--Tiens, lis.
Le Conseiller-d’État lut ce petit billet écrit au crayon:
«Je t’ai vainement attendu, vieux rat! Une femme comme moi n’attend
jamais un ancien parfumeur. Il n’y avait ni dîner commandé, ni
cigarettes. Tu me payeras tout cela.»
--Est-ce bien son écriture?
--Mon Dieu! dit Hulot en s’asseyant accablé. Je reconnais tout ce qui
lui a servi, voilà ses bonnets et ses pantoufles. Ah! çà, voyons,
depuis quand...
Crevel fit signe qu’il comprenait, et empoigna une liasse de mémoires
dans le petit secrétaire en marqueterie.
--Vois, mon vieux! j’ai payé les entrepreneurs en décembre 1838. En
octobre, deux mois auparavant, cette délicieuse petite maison était
étrennée.
Le Conseiller-d’État baissa la tête.
--Comment diable faites-vous? car je connais l’emploi de son temps,
heure par heure.
--Et la promenade aux Tuileries... dit Crevel en se frottant les mains
et jubilant.
--Et bien?... reprit Hulot hébété.
--Ta soi-disant maîtresse vient aux Tuileries, elle est censée s’y
promener de une heure à quatre heures; mais crac! en deux temps elle
est ici. Tu connais Molière? Eh bien! baron, il n’y a rien d’imaginaire
dans ton intitulé.
Hulot, ne pouvant plus douter de rien, resta dans un silence sinistre.
Les catastrophes poussent tous les hommes forts et intelligents à la
philosophie. Le baron était, moralement, comme un homme qui cherche
son chemin la nuit dans une forêt. Ce silence morne, le changement qui
se fit sur cette physionomie affaissée, tout inquiéta Crevel qui ne
voulait pas la mort de son collaborateur.
--Comme je te disais, mon vieux, nous sommes manche à manche, jouons la
belle... Veux-tu jouer la belle, voyons? au plus fin!
--Pourquoi, se dit Hulot en se parlant à lui-même, sur dix belles
femmes, y en a-t-il au moins sept de perverses?
Le baron était trop en désarroi pour trouver la solution de ce
problème. La beauté, c’est le plus grand des pouvoirs humains. Tout
pouvoir sans contre-poids, sans entraves, autocratique, mène à l’abus,
à la folie. L’arbitraire c’est la démence du pouvoir. Chez la femme,
l’arbitraire, c’est la fantaisie.
--Tu n’as pas à te plaindre, mon cher confrère, tu as la plus belle des
femmes, et elle est vertueuse.
--Je mérite mon sort, se dit Hulot, j’ai méconnu ma femme, je la fais
souffrir, et c’est un ange! O ma pauvre Adeline, tu es bien vengée!
Elle souffre, seule, en silence, elle est digne d’adoration, elle
mérite mon amour, je devrais... car elle est admirable encore, blanche
et redevenue jeune fille... Mais a-t-on jamais vu femme plus ignoble,
plus infâme, plus scélérate que cette Valérie?
--C’est une vaurienne, dit Crevel, une coquine à fouetter sur la place
du Châtelet; mais, mon cher Canillac, si nous sommes Justeaucorps bleu,
Maréchal de Richelieu, Trumeau, Pompadour, Du Barry, roués et tout ce
qu’il y a de plus Dix-huitième siècle, nous n’avons plus de lieutenant
de police.
--Comment se faire aimer?... se demandait Hulot sans écouter Crevel.
--C’est une bêtise à nous autres de vouloir être aimés, mon cher, dit
Crevel, nous ne pouvons être que supportés, car madame Marneffe est
cent fois plus rouée que Josépha...
--Et avide! elle me coûte cent quatre-vingt douze mille francs!...
s’écria Hulot.
--Et combien de centimes? demanda Crevel avec l’insolence du financier
en trouvant la somme minime.
--On voit bien que tu ne l’aimes pas, dit mélancoliquement le baron.
--Moi, j’en ai assez, répliqua Crevel, car elle a plus de trois cent
mille francs à moi!...
--Où est-ce? où tout cela passe-t-il? dit le baron en se prenant la
tête dans les mains.
--Si nous nous étions entendus, comme ces petits jeunes gens qui se
cotisent pour entretenir une lorette de deux sous, elle nous aurait
coûté moins cher...
--C’est une idée! repartit le baron; mais elle nous tromperait
toujours, car, mon gros père, que penses-tu de ce Brésilien?...
--Ah! vieux lapin, tu as raison, nous sommes joués comme des... des
actionnaires!... dit Crevel. Toutes ces femmes-là sont des commandites!
--C’est donc elle, dit le baron, qui t’a parlé de la lumière sur la
fenêtre?...
--Mon bonhomme, reprit Crevel en se mettant en position, nous sommes
_floués_! Valérie est une... Elle m’a dit de te tenir ici... J’y vois
clair... Elle a son Brésilien... Ah! je renonce à elle, car si vous lui
teniez les mains, elle trouverait moyen de vous tromper avec ses pieds!
Tiens, c’est une infâme, une rouée!
--Elle est au-dessous des prostituées, dit le baron. Josépha, Jenny
Cadine étaient dans leur droit en nous trompant, elles font métier de
leurs charmes, elles!
--Mais elle! qui fait la sainte, la prude, dit Crevel. Tiens, Hulot,
retourne à ta femme, car tu n’es pas bien dans tes affaires, on
commence à causer de certaines lettres de change souscrites à un
petit usurier dont la spécialité consiste à prêter aux lorettes, un
certain Vauvinet. Quant à moi, me voilà guéri des femmes comme il faut.
D’ailleurs, à nos âges, quel besoin avons-nous de ces drôlesses, qui,
je suis franc, ne peuvent pas ne point nous tromper? Tu as des cheveux
blancs, des fausses dents, baron. Moi, j’ai l’air de Silène. Je vais me
mettre à amasser. L’argent ne trompe point. Si le Trésor s’ouvre tous
les six mois pour tout le monde, il vous donne au moins des intérêts,
et cette femme en coûte... Avec toi, mon cher confrère, Gubetta, mon
vieux complice, je pourrais accepter une situation _chocnoso_... non,
philosophique; mais un Brésilien qui, peut-être, apporte de son pays
des denrées coloniales, suspectes...
--La femme, dit Hulot, est un être inexplicable.
--Je l’explique, dit Crevel: nous sommes vieux, le Brésilien est jeune
et beau...
--Oui, c’est vrai, dit Hulot, je l’avoue, nous vieillissons. Mais, mon
ami, comment renoncer à voir ces belles créatures se déshabillant,
roulant leurs cheveux, nous regardant avec un fin sourire à travers
leurs doigts quand elles mettent leurs papillotes, faisant toutes leurs
mines, débitant leurs mensonges, et se disant peu aimées, quand elles
nous voient harassés par les affaires, et nous distrayant malgré tout?
--Oui, ma foi! c’est la seule chose agréable de la vie... s’écria
Crevel. Ah! quand un minois vous sourit, et qu’on vous dit: «Mon bon
chéri, sais-tu combien tu es aimable! Moi, je suis sans doute autrement
faite que les autres femmes qui se passionnent pour de petits jeunes
gens à barbe de bouc, des drôles qui fument, et grossiers comme des
laquais! car leur jeunesse leur donne une insolence!... Enfin, ils
viennent, ils vous disent bonjour et ils s’en vont... Moi, que tu
soupçonnes de coquetterie, je préfère à ces moutards les gens de
cinquante ans, on garde ça long-temps; c’est dévoué, ça sait qu’une
femme se retrouve difficilement, et ils nous apprécient... Voilà
pourquoi je t’aime, grand scélérat!...» Et elles accompagnent ces
espèces d’aveux, de minauderies, de gentillesses, de... Ah! c’est faux
comme des programmes d’Hôtel-de-Ville...
--Le mensonge vaut souvent mieux que la vérité, dit Hulot en se
rappelant quelques scènes charmantes évoquées par la pantomime de
Crevel qui singeait Valérie. On est forcé de travailler le Mensonge, de
coudre des paillettes à ses habits de théâtre...
--Et puis enfin, on les a, ces menteuses! dit brutalement Crevel.
--Valérie est une fée, cria le baron, elle vous métamorphose un
vieillard en jeune homme...
--Ah! oui, reprit Crevel, c’est une anguille qui vous coule entre les
mains; mais c’est la plus jolie des anguilles... blanche et douce comme
du sucre!... drôle comme Arnal, et des inventions! Ah!
--Oh! oui, elle est bien spirituelle! s’écria le baron ne pensant plus
à sa femme.
Les deux confrères se couchèrent les meilleurs amis du monde, en se
rappelant une à une les perfections de Valérie, les intonations de
sa voix, ses chatteries, ses gestes, ses drôleries, les saillies de
son esprit, celles de son cœur; car cette artiste en amour avait
des élans admirables, comme les ténors qui chantent un air mieux un
jour que l’autre. Et tous les deux ils s’endormirent, bercés par ces
réminiscences tentatrices et diaboliques, éclairées par les feux de
l’enfer.
Le lendemain, à neuf heures, Hulot parla d’aller au Ministère, Crevel
avait affaire à la campagne. Ils sortirent ensemble, et Crevel tendit
la main au baron en lui disant:--Sans rancune, n’est-ce pas? car nous
ne pensons plus ni l’un ni l’autre à madame Marneffe.
--Oh! c’est bien fini! répondit Hulot en exprimant une sorte d’horreur.
A dix heures et demie, Crevel grimpait quatre à quatre l’escalier de
madame Marneffe. Il trouva l’infâme créature, l’adorable enchanteresse,
dans le déshabillé le plus coquet du monde, mangeant un joli petit
déjeuner fin en compagnie du baron Henri Montès de Montéjanos et de
Lisbeth. Malgré le coup que lui porta la vue du Brésilien, Crevel pria
madame Marneffe de lui donner deux minutes d’audience. Valérie passa
dans le salon avec Crevel.
--Valérie, mon ange, dit l’amoureux Crevel, monsieur Marneffe n’a pas
longtemps à vivre; si tu veux m’être fidèle, à sa mort, nous nous
marierons. Songes-y. Je t’ai débarrassée de Hulot... Ainsi, vois si ce
Brésilien peut valoir un maire de Paris, un homme qui, pour toi, voudra
parvenir aux plus hautes dignités, et qui, déjà, possède quatre-vingt
et quelques mille livres de rente.
--On y songera, dit-elle. Je serai rue du Dauphin à deux heures, et
nous en causerons; mais, soyez sage! et n’oubliez pas le transfert que
vous m’avez promis hier.
Elle revint dans la salle à manger, suivie de Crevel qui se flattait
d’avoir trouvé le moyen de posséder à lui seul Valérie; mais il aperçut
le baron Hulot qui, pendant cette courte conférence, était entré pour
réaliser le même dessein. Le Conseiller-d’État demanda, comme Crevel,
un moment d’audience. Madame Marneffe se leva pour retourner au salon,
en souriant au Brésilien, comme pour lui dire:--Ils sont fous! ils ne
te voient donc pas?
--Valérie, dit le Conseiller-d’État, mon enfant, ce cousin est un
cousin d’Amérique...
--Oh! assez! s’écria-t-elle en interrompant le baron. Marneffe n’a
jamais été, ne sera plus, ne peut plus être mon mari. Le premier,
le seul homme que j’aie aimé est revenu, sans être attendu... Ce
n’est pas ma faute! Mais regardez bien Henri et regardez-vous. Puis
demandez-vous si une femme, surtout quand elle aime, peut hésiter. Mon
cher, je ne suis pas une femme entretenue. A compter d’aujourd’hui, je
ne veux plus être comme Suzanne entre deux vieillards. Si vous tenez à
moi, vous serez, vous et Crevel, nos amis; mais tout est fini, car j’ai
vingt-six ans, je veux être à l’avenir une sainte, une excellente et
digne femme... comme la vôtre.
--C’est ainsi? dit Hulot. Ah! voilà comment vous m’accueillez! lorsque
je venais, comme un pape, les mains pleines d’indulgences!... Eh!
bien, votre mari ne sera jamais chef de bureau ni officier de la
Légion-d’Honneur...
--C’est ce que nous verrons! dit madame Marneffe en regardant Hulot
d’une certaine manière.
--Ne nous fâchons pas, reprit Hulot au désespoir, je viendrai ce soir,
et nous nous entendrons.
--Chez Lisbeth, oui!...
--Eh! bien, dit le vieillard amoureux, chez Lisbeth!...
Hulot et Crevel descendirent ensemble sans se dire un mot jusque dans
la rue; mais, sur le trottoir, ils se regardèrent et se mirent à rire
tristement.
--Nous sommes deux vieux fous!... dit Crevel.
--Je les ai congédiés, dit madame Marneffe à Lisbeth en se remettant
à table. Je n’ai jamais aimé, je n’aime et n’aimerai jamais que mon
jaguar, ajouta-t-elle en souriant à Henri Montès. Lisbeth, ma fille, tu
ne sais pas?... Henri m’a pardonné les infamies auxquelles la misère
m’a réduite.
--C’est ma faute, dit le Brésilien, j’aurais dû t’envoyer cent mille
francs...
--Pauvre enfant! s’écria Valérie, j’aurais dû travailler pour vivre,
mais je n’ai pas les doigts faits pour cela... demande à Lisbeth.
Le Brésilien s’en alla l’homme le plus heureux de Paris.
Vers les midi, Valérie et Lisbeth causaient dans la magnifique chambre
à coucher où cette dangereuse Parisienne donnait à sa toilette ces
dernières façons qu’une femme tient à donner elle-même. Les verrous
mis, les portières tirées, Valérie raconta dans leurs moindres détails
tous les événements de la soirée, de la nuit et de la matinée.
--Es-tu contente, mon bijou? dit-elle à Lisbeth en terminant. Que
dois-je être un jour, madame Crevel ou madame Montès? Quel est ton avis?
--Crevel n’a pas plus de dix ans à vivre, libertin comme il l’est,
répondit Lisbeth, et Montès est jeune. Crevel te laissera trente mille
francs de rente, environ. Que Montès attende, il sera bien assez
heureux en restant le Benjamin. Ainsi, vers trente-trois ans, tu peux,
ma chère enfant, en te conservant belle, épouser ton Brésilien et
jouer un grand rôle avec soixante mille francs de rente à toi, surtout
_protégée_ par une maréchale...
--Oui, mais Montès est Brésilien, il n’arrivera jamais à rien, fit
observer Valérie.
--Nous sommes, dit Lisbeth, dans un temps de chemins de fer, où les
étrangers finissent en France par occuper de grandes positions.
--Nous verrons, reprit Valérie, quand Marneffe sera mort, et il n’a pas
long-temps à souffrir.
--Ces maladies qui lui reviennent, dit Lisbeth, sont comme les remords
du physique. Allons, je vais chez Hortense.
--Eh bien! va, mon ange, répondit Valérie, et amène-moi mon artiste! En
trois ans n’avoir pas encore gagné seulement un pouce de terrain! C’est
notre honte à toutes deux! Wenceslas et Henri, voilà mes deux seules
passions. L’un, c’est l’amour; l’autre, c’est la fantaisie.
--Es-tu belle, ce matin! dit Lisbeth en venant prendre Valérie par la
taille et la baisant au front. Je jouis de tous tes plaisirs, de ta
fortune, de ta toilette... Je n’ai vécu que depuis le jour où nous nous
sommes faites sœurs...
--Attends! ma tigresse, dit en riant Valérie, ton châle est de
travers... Tu ne sais pas encore porter un châle, malgré mes leçons, au
bout de trois ans, et tu veux être madame la maréchale Hulot...
Chaussée de brodequins en prunelle, de bas de soie gris, armée
d’une robe en magnifique levantine, les cheveux en bandeau sous une
très-jolie capote en velours noir doublée de satin jaune, Lisbeth alla
rue Saint-Dominique par le boulevard des Invalides, en se demandant si
le découragement d’Hortense lui livrerait enfin cette âme forte, et
si l’inconstance sarmate, prise à l’heure où tout est possible à ces
caractères, ferait fléchir l’amour de Wenceslas.
Hortense et Wenceslas occupaient le rez-de-chaussée d’une maison
située à l’endroit où la rue Saint-Dominique aboutit à l’Esplanade
des Invalides. Cet appartement, jadis en harmonie avec la lune de
miel, offrait en ce moment un aspect à moitié frais, à moitié fané,
qu’il faudrait appeler l’automne du mobilier. Les nouveaux mariés sont
gâcheurs, ils gaspillent sans le savoir, sans le vouloir, les choses
autour d’eux, comme ils abusent de l’amour. Pleins d’eux-mêmes, ils se
soucient peu de l’avenir qui, plus tard, préoccupe la mère de famille.
Lisbeth trouva sa cousine Hortense ayant achevé d’habiller elle-même un
petit Wenceslas qui venait d’être exporté dans le jardin.
--Bonjour, Bette, dit Hortense qui vint ouvrir elle-même la porte à sa
cousine.
La cuisinière était allée au marché, la femme de chambre, à la fois
bonne d’enfant, faisait un savonnage.
--Bonjour, ma chère enfant, répondit Lisbeth en embrassant Hortense. Eh
bien! lui dit-elle à l’oreille, Wenceslas est-il à son atelier?
--Non, il cause avec Stidmann et Chanor dans le salon.
--Pourrions-nous être seules? demanda Lisbeth.
--Viens dans ma chambre.
Cette chambre, tendue de perse à fleurs roses et à feuillages verts sur
un fond blanc, sans cesse frappée par le soleil ainsi que le tapis,
avait passé. Depuis long-temps, les rideaux n’avaient pas été blanchis.
On y sentait la fumée du cigare de Wenceslas qui, devenu grand seigneur
de l’_art_ et né gentilhomme, déposait les cendres du tabac sur les
bras des fauteuils, sur les plus jolies choses, en homme aimé de qui
l’on souffre tout, en homme riche qui ne prend pas de soins bourgeois.
--Eh bien! parlons de tes affaires, demanda Lisbeth en voyant sa belle
cousine muette dans le fauteuil où elle s’était plongée. Mais qu’as-tu?
je te trouve pâlotte, ma chère.
--Il a paru deux nouveaux articles où mon pauvre Wenceslas est abîmé;
je les ai lus, je les lui cache, car il se découragerait tout à fait.
Le marbre du maréchal Montcornet est regardé comme tout à fait mauvais.
On fait grâce aux bas-reliefs pour vanter avec une atroce perfidie le
talent d’ornemaniste de Wenceslas, et afin de donner plus de poids à
cette opinion que l’art sévère nous est interdit! Stidmann, supplié
par moi de dire la vérité, m’a désespérée en m’avouant que son opinion
à lui s’accordait avec celle de tous les artistes, des critiques et
du public.--«Si Wenceslas, m’a-t-il dit, là, dans le jardin avant
le déjeuner, n’expose pas, l’année prochaine, un chef-d’œuvre, il
doit abandonner la grande sculpture et s’en tenir aux idylles, aux
figurines, aux œuvres de bijouterie et de haute orfévrerie!» Cet
arrêt m’a causé la plus vive peine, car Wenceslas n’y voudra jamais
souscrire, il se sent, il a tant de belles idées...
--Ce n’est pas avec des idées qu’on paye ses fournisseurs, fit observer
Lisbeth, je me tuais à lui dire cela... C’est avec de l’argent.
L’argent ne s’obtient que par des choses faites, et qui plaisent assez
aux bourgeois pour être achetées. Quand il s’agit de vivre, il vaut
mieux que le sculpteur ait _sur son établi_ le modèle d’un flambeau,
d’un garde-cendres, d’une table, qu’un groupe et qu’une statue, car
tout le monde a besoin de cela, tandis que l’amateur de groupes et son
argent se font attendre pendant des mois entiers...
--Tu as raison, ma bonne Lisbeth! dis-lui donc cela; moi, je n’en ai
pas le courage... D’ailleurs, comme il le disait à Stidmann, s’il
se remet à l’ornement, à la petite sculpture, il faudra renoncer à
l’Institut, aux grandes créations de l’art, et nous n’aurons plus les
trois cent mille francs de travaux que Versailles, la ville de Paris,
le ministère nous tenaient en réserve. Voilà ce que nous ôtent ces
affreux articles dictés par des concurrents qui voudraient hériter de
nos commandes.
--Et ce n’est pas là ce que tu rêvais, pauvre petite chatte! dit Bette
en baisant Hortense au front, tu voulais un gentilhomme dominant l’art,
à la tête des sculpteurs... Mais c’est de la poésie, vois-tu... Ce rêve
exige cinquante mille francs de rente, et vous n’en avez que deux mille
quatre cents, tant que je vivrai; trois mille après ma mort.
Quelques larmes vinrent dans les yeux d’Hortense, et Bette les lappa du
regard comme une chatte boit du lait.
Voici l’histoire succincte de cette lune de miel, le récit n’en sera
peut-être pas perdu pour les artistes.
Le travail moral, la chasse dans les hautes régions de l’intelligence,
est un des plus grands efforts de l’homme. Ce qui doit mériter la
gloire dans l’Art, car il faut comprendre sous ce mot toutes les
créations de la Pensée, c’est surtout le courage, un courage dont
le vulgaire ne se doute pas, et qui peut-être est expliqué pour la
première fois ici. Poussé par la terrible pression de la misère,
maintenu par Bette dans la situation de ces chevaux à qui l’on met
des œillères pour les empêcher de voir à droite et à gauche du chemin,
fouetté par cette dure fille, image de la Nécessité, cette espèce de
Destin subalterne, Wenceslas, né poëte et rêveur, avait passé de la
Conception à l’Exécution, en franchissant sans les mesurer les abîmes
qui séparent ces deux hémisphères de l’Art. Penser, rêver, concevoir de
belles œuvres, est une occupation délicieuse. C’est fumer des cigares
enchantés, c’est mener la vie de la courtisane occupée à sa fantaisie.
L’œuvre apparaît alors dans la grâce de l’enfance, dans la joie folle
de la génération, avec les couleurs embaumées de la fleur et les sucs
rapides du fruit dégusté par avance. Telle est la Conception et ses
plaisirs. Celui qui peut dessiner son plan par la parole, passe déjà
pour un homme extraordinaire. Cette faculté, tous les artistes et les
écrivains la possèdent. Mais produire! mais accoucher! mais élever
laborieusement l’enfant, le coucher gorgé de lait tous les soirs,
l’embrasser tous les matins avec le cœur inépuisé de la mère, le lécher
sale, le vêtir cent fois des plus belles jaquettes qu’il déchire
incessamment; mais ne pas se rebuter des convulsions de cette folle
vie et en faire le chef-d’œuvre animé qui parle à tous les regards
en sculpture, à toutes les intelligences en littérature, à tous les
souvenirs en peinture, à tous les cœurs en musique, c’est l’Exécution
et ses travaux. La main doit s’avancer à tout moment, prête à tout
moment à obéir à la tête. Or, la tête n’a pas plus les dispositions
créatrices à commandement, que l’amour n’est continu.
Cette habitude de la création, cet amour infatigable de la Maternité
qui fait la mère (ce chef-d’œuvre naturel si bien compris de Raphaël!),
enfin, cette maternité cérébrale si difficile à conquérir, se perd avec
une facilité prodigieuse. L’Inspiration, c’est l’Occasion du Génie.
Elle court non pas sur un rasoir, elle est dans les airs et s’envole
avec la défiance des corbeaux, elle n’a pas d’écharpe par où le poëte
la puisse prendre, sa chevelure est une flamme, elle se sauve comme ces
beaux flamants blancs et roses, le désespoir des chasseurs. Aussi le
travail est-il une lutte lassante que redoutent et que chérissent les
belles et puissantes organisations qui souvent s’y brisent. Un grand
poëte de ce temps-ci disait en parlant de ce labeur effrayant:--Je m’y
mets avec désespoir et je le quitte avec chagrin. Que les ignorants le
sachent! Si l’artiste ne se précipite pas dans son œuvre, comme Curtius
dans le gouffre, comme le soldat dans la redoute, sans réfléchir; et
si, dans ce cratère, il ne travaille pas comme le mineur enfoui sous un
éboulement; s’il contemple enfin les difficultés au lieu de les vaincre
une à une, à l’exemple de ces amoureux des féeries, qui, pour obtenir
leurs princesses, combattaient des enchantements renaissants, l’œuvre
reste inachevée, elle périt au fond de l’atelier, où la production
devient impossible, et l’artiste assiste au suicide de son talent.
Rossini, ce génie frère de Raphaël, en offre un exemple frappant, dans
sa jeunesse indigente superposée à son âge mûr opulent. Telle est la
raison de la récompense pareille, du pareil triomphe, du même laurier
accordé aux grands poëtes et aux grands généraux.
Wenceslas, nature rêveuse, avait dépensé tant d’énergie à produire,
à s’instruire, à travailler sous la direction despotique de Lisbeth,
que l’amour et le bonheur amenèrent une réaction. Le vrai caractère
reparut. La paresse et la nonchalance, la mollesse du Sarmate revinrent
occuper dans son âme les sillons complaisants d’où la verge du maître
d’école les avait chassées. L’artiste, pendant les premiers mois,
aima sa femme. Hortense et Wenceslas se livrèrent aux adorables
enfantillages de la passion légitime, heureuse, insensée. Hortense fut
alors la première à dispenser Wenceslas de tout travail, orgueilleuse
de triompher ainsi de sa rivale, la Sculpture. Les caresses d’une
femme, d’ailleurs, font évanouir la Muse, et fléchir la féroce, la
brutale fermeté du travailleur. Six à sept mois passèrent, les doigts
du sculpteur désapprirent à tenir l’ébauchoir. Quand la nécessité de
travailler se fit sentir, quand le prince de Wissembourg, président du
comité de souscription, voulut voir la statue, Wenceslas prononça le
mot suprême des flâneurs:--Je vais m’y mettre! Et il berça sa chère
Hortense de fallacieuses paroles, des magnifiques plans de l’artiste
fumeur. Hortense redoubla d’amour pour son poëte, elle entrevoyait
une sublime statue du maréchal Montcornet. Montcornet devait être
l’idéalisation de l’intrépidité, le type de la cavalerie, le courage à
la Murat. Ah bah! l’on devait, à l’aspect de cette statue, concevoir
toutes les victoires de l’Empereur. Et quelle exécution! Le crayon
était bien complaisant, il suivait la parole.
En fait de statue, il vint un petit Wenceslas ravissant.
Dès qu’il s’agissait d’aller à l’atelier du Gros-Caillou, manier la
glaise et réaliser la maquette, tantôt la pendule du prince exigeait
la présence de Wenceslas à l’atelier de Florent et de Chanor, où les
figures se ciselaient; tantôt le jour était gris et sombre; aujourd’hui
des courses d’affaires, demain un dîner de famille, sans compter
les malaises du talent et ceux du corps, et enfin les jours où l’on
batifole avec une femme adorée. Le maréchal prince de Wissembourg
fut obligé de se fâcher pour obtenir le modèle, et de dire qu’il
reviendrait sur sa décision. Ce fut après mille reproches et force
grosses paroles que le comité des souscripteurs put voir le plâtre.
Chaque jour de travail, Steinbock revenait visiblement fatigué, se
plaignant de ce labeur de maçon, de sa faiblesse physique. Durant cette
première année, le ménage jouissait d’une certaine aisance. La comtesse
Steinbock, folle de son mari, dans les joies de l’amour satisfait,
maudissait le ministre de la guerre; elle alla le voir, et lui dit
que les grandes œuvres ne se fabriquaient pas comme des canons, et
que l’État devait être, comme Louis XIV, François Ier et Léon X, aux
ordres du génie. La pauvre Hortense, croyant tenir un Phidias dans ses
bras, avait pour son Wenceslas la lâcheté maternelle d’une femme qui
pousse l’amour jusqu’à l’idolâtrie.--Ne te presse pas, dit-elle à son
mari, tout notre avenir est dans cette statue, prends ton temps, fais
un chef-d’œuvre. Elle venait à l’atelier. Steinbock, amoureux, perdait
avec sa femme cinq heures sur sept, à lui décrire sa statue au lieu de
la faire. Il mit ainsi dix-huit mois à terminer cette œuvre, pour lui,
capitale.
Quand le plâtre fut coulé, que le modèle exista, la pauvre Hortense,
après avoir assisté aux énormes efforts de son mari, dont la santé
souffrit de ces lassitudes qui brisent le corps, les bras et la main
des sculpteurs, Hortense trouva l’œuvre admirable. Son père, ignorant
en sculpture, la baronne non moins ignorante, crièrent au chef-d’œuvre;
le ministre de la guerre vint alors amené par eux, et, séduit par eux,
il fut content de ce plâtre isolé, mis dans son jour, et bien présenté
devant une toile verte. Hélas! à l’exposition de 1841, le blâme unanime
dégénéra dans la bouche des gens irrités d’une idole si promptement
élevée sur son piédestal, en huées et en moqueries. Stidmann voulut
éclairer son ami Wenceslas, il fut accusé de jalousie. Les articles
de journaux furent pour Hortense les cris de l’Envie. Stidmann, ce
digne garçon, obtint des articles où les critiques furent combattues,
où l’on fit observer que les sculpteurs modifiaient tellement leurs
œuvres entre le plâtre et le marbre, qu’on exposait le marbre. «Entre
le projet en plâtre et la statue exécutée en marbre, on pouvait, disait
Claude Vignon, défigurer un chef-d’œuvre ou faire une grande chose
d’une mauvaise. Le plâtre est le manuscrit, le marbre est le livre.»
En deux ans et demi, Steinbock fit une statue et un enfant. L’enfant
était sublime de beauté, la statue fut détestable.
La pendule du prince et la statue payèrent les dettes du jeune ménage.
Steinbock avait alors contracté l’habitude d’aller dans le monde, au
spectacle, aux Italiens; il parlait admirablement sur l’art, il se
maintenait, aux yeux des gens du monde, grand artiste par la parole,
par ses explications critiques. Il y a des gens de génie à Paris qui
passent leur vie _à se parler_, et qui se contentent d’une espèce
de gloire de salon. Steinbock, en imitant ces charmants eunuques,
contractait une aversion croissante de jour en jour pour le travail. Il
apercevait toutes les difficultés de l’œuvre en voulant la commencer,
et le découragement qui s’ensuivait, faisait mollir chez lui la
volonté. L’Inspiration, cette folie de la génération intellectuelle,
s’enfuyait à tire-d’ailes, à l’aspect de cet amant malade.
La sculpture est comme l’art dramatique, à la fois le plus difficile
et le plus facile de tous les arts. Copiez un modèle, et l’œuvre est
accomplie; mais y imprimer une âme, faire un type en représentant
un homme ou une femme, c’est le péché de Prométhée. On compte ce
succès dans les annales de la sculpture, comme on compte les poëtes
dans l’humanité. Michel-Ange, Michel Columb, Jean Goujon, Phidias,
Praxitèle, Polyclète, Puget, Canova, Albert Durer sont les frères
de Milton, de Virgile, de Dante, de Shakspeare, du Tasse, d’Homère
et de Molière. Cette œuvre est si grandiose, qu’une statue suffit à
l’immortalité d’un homme, comme celles de Figaro, de Lovelace, de Manon
Lescaut suffirent à immortaliser Beaumarchais, Richardson et l’abbé
Prévost. Les gens superficiels (les artistes en comptent beaucoup trop
dans leur sein) ont dit que la sculpture existait par le nu seulement,
qu’elle était morte avec la Grèce et que le vêtement moderne la
rendait impossible. D’abord, les anciens ont fait de sublimes statues
entièrement voilées, comme la Polymnie, la Julie, etc., et nous n’avons
pas trouvé la dixième partie de leurs œuvres. Puis, que les vrais
amants de l’art aillent voir à Florence _le Penseur_ de Michel-Ange,
et dans la cathédrale de Mayence la Vierge d’Albert Durer, qui a fait,
en ébène, une femme vivante sous ses triples robes, et la chevelure
la plus ondoyante, la plus maniable que jamais femme de chambre ait
peignée; que les ignorants y courent, et tous reconnaîtront que le
génie peut imprégner l’habit, l’armure, la robe, d’une pensée et y
mettre un corps, tout aussi bien que l’homme imprime son caractère
et les habitudes de sa vie à son enveloppe. La sculpture est la
réalisation continuelle du fait qui s’est appelé pour la seule et
unique fois dans la peinture: Raphaël! La solution de ce terrible
problème ne se trouve que dans un travail constant, soutenu, car les
difficultés matérielles doivent être tellement vaincues, la main doit
être si châtiée, si prête et obéissante, que le sculpteur puisse
lutter âme à âme avec cette insaisissable nature morale qu’il faut
transfigurer en la matérialisant. Si Paganini, qui faisait raconter son
âme par les cordes de son violon, avait passé trois jours sans étudier,
il aurait perdu, selon son expression, le _registre_ de son instrument;
il désignait ainsi le mariage existant entre le bois, l’archet,
les cordes et lui; cet accord dissous, il serait devenu soudain un
violoniste ordinaire. Le travail constant est la loi de l’art comme
celle de la vie; car l’art, c’est la création idéalisée. Aussi les
grands artistes, les poëtes complets n’attendent-ils ni les commandes,
ni les chalands, ils enfantent aujourd’hui, demain, toujours. Il en
résulte cette habitude du labeur, cette perpétuelle connaissance des
difficultés qui les maintient en concubinage avec la Muse, avec ses
forces créatrices. Canova vivait dans son atelier, comme Voltaire a
vécu dans son cabinet. Homère et Phidias ont dû vivre ainsi.
Wenceslas Steinbock était sur la route aride parcourue par ces grands
hommes, et qui mène aux Alpes de la Gloire, quand Lisbeth l’avait
enchaîné dans sa mansarde. Le bonheur, sous la figure d’Hortense, avait
rendu le poëte à la paresse, état normal de tous les artistes, car leur
paresse, à eux, est occupée. C’est le plaisir des pachas au sérail: ils
caressent des idées, ils s’enivrent aux sources de l’intelligence. De
grands artistes, tels que Steinbock, dévorés par la rêverie, ont été
justement nommés des _Rêveurs_. Ces mangeurs d’opium tombent tous dans
la misère; tandis que, maintenus par l’inflexibilité des circonstances,
ils eussent été de grands hommes. Ces demi-artistes sont d’ailleurs
charmants, les hommes les aiment et les enivrent de louanges, ils
paraissent supérieurs aux véritables artistes taxés de personnalité,
de sauvagerie, de rébellion aux lois du monde. Voici pourquoi: Les
grands hommes appartiennent à leurs œuvres. Leur détachement de
toutes choses, leur dévouement au travail, les constituent égoïstes
aux yeux des niais; car on les veut vêtus des mêmes habits que le
dandy, accomplissant les évolutions sociales, appelées devoirs du
monde. On voudrait les lions de l’Atlas peignés et parfumés comme des
bichons de marquise. Ces hommes, qui comptent peu de pairs et qui les
rencontrent rarement, tombent dans l’exclusivité de la solitude; ils
deviennent inexplicables pour la majorité, composée, comme on le sait,
de sots, d’envieux, d’ignorants et de gens superficiels. Comprenez-vous
maintenant le rôle d’une femme auprès de ces grandioses exceptions? Une
femme doit être à la fois ce qu’avait été Lisbeth pendant cinq ans,
et offrir de plus l’amour, l’amour humble, discret, toujours prêt,
toujours souriant.
Hortense, éclairée par ses souffrances de mère, pressée par d’affreuses
nécessités, s’apercevait trop tard des fautes que son excessif amour
lui avait fait involontairement commettre; mais, en digne fille de
sa mère, son cœur se brisait à l’idée de tourmenter Wenceslas; elle
aimait trop pour se faire le bourreau de son cher poëte, et elle voyait
arriver le moment où la misère allait l’atteindre, elle, son fils et
son mari.
--Ah çà! voyons, ma petite, dit Bette en voyant rouler des larmes dans
les beaux yeux de sa petite cousine, il ne faut pas désespérer. Un
verre plein de tes larmes ne payerait pas une assiettée de soupe! Que
vous faut-il?
--Mais cinq à six mille francs.
--Je n’ai que trois mille francs au plus, dit Lisbeth. Et que fait en
ce moment Wenceslas?
--On lui propose d’entreprendre pour six mille francs, de compagnie
avec Stidmann, un dessert pour le duc d’Hérouville. Monsieur Chanor se
chargerait alors de payer quatre mille francs dus à messieurs Léon de
Lora et Bridau, une dette d’honneur.
--Comment, vous avez reçu le prix de la statue et des bas-reliefs du
monument élevé au maréchal Montcornet, et vous n’avez pas payé cela!
--Mais, dit Hortense, depuis trois ans nous dépensons douze mille
francs par an, et j’ai cent louis de revenu. Le monument du maréchal,
tous frais payés, n’a pas donné plus de seize mille francs. En vérité,
si Wenceslas ne travaille pas, je ne sais ce que nous allons devenir.
Ah! si je pouvais apprendre à faire des statues, comme je remuerais la
glaise! dit-elle en tendant ses beaux bras.
On voyait que la femme tenait les promesses de la jeune fille. L’œil
d’Hortense étincelait; il coulait dans ses veines un sang chargé de
fer, impétueux; elle déplorait d’employer son énergie à tenir son
enfant.
--Ah! ma chère petite bichette, une fille sage ne doit épouser un
artiste qu’au moment où il a sa fortune faite et non quand elle est à
faire.
En ce moment on entendit le bruit des pas et des voix de Stidmann et
de Wenceslas qui reconduisaient Chanor; puis bientôt Wenceslas vint
avec Stidmann. Stidmann, artiste lancé dans le monde des journalistes
et des illustres actrices, des lorettes célèbres, était un jeune homme
élégant que Valérie voulait avoir chez elle, et que Claude Vignon lui
avait déjà présenté. Stidmann venait de voir finir ses relations avec
la fameuse madame Schontz, mariée depuis quelques mois et partie en
province. Valérie et Lisbeth, qui avaient su cette rupture par Claude
Vignon, jugèrent nécessaire d’attirer rue Vanneau l’ami de Wenceslas.
Comme Stidmann, par discrétion, visitait peu les Steinbock, et que
Lisbeth n’avait pas été témoin de sa présentation récente par Claude
Vignon, elle le voyait pour la première fois. En examinant ce célèbre
artiste, elle surprit quelques regards jetés par lui sur Hortense, qui
lui firent entrevoir la possibilité de le donner comme consolation à
la comtesse Steinbock, si Wenceslas la trahissait. Stidmann pensait en
effet que si Wenceslas n’était pas son camarade, Hortense, cette jeune
et magnifique comtesse, ferait une adorable maîtresse; mais ce désir,
contenu par l’honneur, l’éloignait de cette maison. Lisbeth remarqua
cet embarras significatif qui gêne les hommes en présence d’une femme
avec laquelle ils se sont interdit de coqueter.
--Il est très-bien, ce jeune homme, dit-elle à l’oreille d’Hortense.
--Ah! tu trouves? répondit-elle, je ne l’ai jamais remarqué...
--Stidmann, mon brave, dit Wenceslas à l’oreille de son camarade,
nous ne nous gênons point entre nous, eh bien! nous avons à causer
d’affaires avec cette vieille fille.
Stidmann salua les deux cousines et partit.
--C’est fini, dit Wenceslas en revenant après avoir reconduit Stidmann;
mais ce travail-là demandera six mois, et il faut pouvoir vivre pendant
tout ce temps-là.
--J’ai mes diamants, s’écria la jeune comtesse Steinbock avec le
sublime élan des femmes qui aiment.
Une larme vint aux yeux de Wenceslas.
--Oh! je vais travailler, répondit-il en venant s’asseoir auprès de sa
femme qu’il prit sur ses genoux. Je vais faire des _brocantes_, une
corbeille de mariage, des groupes en bronze...
--Mais, mes chers enfants, dit Lisbeth, car vous savez que vous
êtes mes héritiers, et je vous laisserai, croyez-le, un joli magot,
surtout si vous m’aidez à épouser le maréchal; si nous réussissions
promptement, je vous prendrais en pension chez moi, vous et Adeline.
Ah! nous pourrions vivre bien heureux ensemble. Pour le moment, écoutez
ma vieille expérience. Ne recourez pas au Mont-de-Piété, c’est la perte
de l’emprunteur. J’ai toujours vu les nécessiteux manquant, lors du
renouvellement, de l’argent nécessaire au service de l’intérêt, et
tout est perdu. Je puis vous faire prêter de l’argent à cinq pour cent
seulement sur billet.
--Ah! nous serions sauvés! dit Hortense.
--Eh bien! ma petite, que Wenceslas vienne chez la personne qui
l’obligerait à ma prière. C’est madame Marneffe; en la flattant, car
elle est vaniteuse comme une parvenue, elle vous tirera d’embarras
de la façon la plus obligeante. Viens dans cette maison-là, ma chère
Hortense.
Hortense regarda Wenceslas de l’air que doivent avoir les condamnés à
mort en montant à l’échafaud.
--Claude Vignon a présenté là Stidmann, répondit Wenceslas. C’est une
maison très-agréable.
Hortense baissa la tête. Ce qu’elle éprouvait, un seul mot peut le
faire comprendre: ce n’était pas une douleur, mais une maladie.
--Mais, ma chère Hortense, apprends donc la vie! s’écria Lisbeth en
comprenant l’éloquence du mouvement d’Hortense. Sinon, tu seras comme
ta mère, déportée dans une chambre déserte où tu pleureras comme
Calypso le départ d’Ulysse, à un âge où il n’y a plus de Télémaque!...
ajouta-t-elle en répétant une raillerie de madame Marneffe. Il faut
considérer les gens dans le monde comme des ustensiles dont on se sert,
qu’on prend, qu’on laisse selon leur utilité. Servez-vous, mes chers
enfants, de madame Marneffe, et quittez-la plus tard. As-tu peur que
Wenceslas qui t’adore, se prenne de passion pour une femme de quatre ou
cinq ans plus âgée que toi, fanée comme une botte de luzerne, et...
--J’aime mieux mettre mes diamants en gage, dit Hortense. Oh! ne va
jamais là, Wenceslas!... c’est l’enfer!
--Hortense a raison! dit Wenceslas en embrassant sa femme.
--Merci, mon ami, répondit la jeune femme au comble du bonheur.
Vois-tu, Lisbeth, mon mari est un ange: il ne joue pas, nous allons
partout ensemble, et s’il pouvait se mettre au travail, non, je serais
trop heureuse. Pourquoi nous montrer chez la maîtresse de notre père,
chez une femme qui le ruine et qui cause les chagrins dont se meurt
notre héroïque maman?...
--Mon enfant, la ruine de ton père ne vient pas de là; c’est sa
cantatrice qui l’a ruiné, puis ton mariage! répondit la cousine Bette.
Mon Dieu! madame Marneffe lui est bien utile, va!... mais je ne dois
rien dire...
--Tu défends tout le monde, chère Bette...
Hortense fut appelée au jardin par les cris de son enfant, et Lisbeth
resta seule avec Wenceslas.
--Vous avez un ange pour femme, Wenceslas! dit la cousine Bette;
aimez-la bien, ne lui faites jamais de chagrin.
--Oui, je l’aime tant, que je lui cache notre situation, répondit
Wenceslas; mais à vous, Lisbeth, je puis vous en parler... Eh! bien, en
mettant les diamants de ma femme au Mont-de-Piété, nous ne serions pas
plus avancés.
--Eh! bien, empruntez à madame Marneffe... dit Lisbeth. Décidez
Hortense, Wenceslas, à vous y laisser venir, ou, ma foi, allez-y sans
qu’elle s’en doute!
--C’est à quoi je pensais, répondit Wenceslas, au moment où je refusais
d’y aller pour ne pas affliger Hortense.
--Écoutez, Wenceslas, je vous aime trop tous les deux pour ne pas vous
prévenir du danger. Si vous venez là, tenez votre cœur à deux mains,
car cette femme est un démon; tous ceux qui la voient l’adorent; elle
est si vicieuse, si affriolante!... elle fascine comme un chef-d’œuvre.
Empruntez-lui son argent, et ne laissez pas votre âme en gage! Je ne
me consolerais pas si ma cousine devait être trahie. La voici! s’écria
Lisbeth; ne disons plus rien, j’arrangerai votre affaire.
--Embrasse Lisbeth, mon ange, dit Wenceslas à sa femme, elle nous
tirera d’embarras en nous prêtant ses économies.
Et il fit un signe à Lisbeth, que Lisbeth comprit.
--J’espère alors que tu travailleras, mon chérubin? dit Hortense.
--Ah! répondit l’artiste, dès demain.
--C’est ce demain qui nous ruine, dit Hortense en lui souriant.
--Ah! ma chère enfant, dis toi-même si chaque jour il ne s’est pas
rencontré des empêchements, des obstacles, des affaires?
--Oui, tu as raison, mon amour.
--J’ai là, reprit Steinbock en se frappant le front, des idées!... oh!
mais je veux étonner tous mes ennemis. Je veux faire un service de
table dans le genre allemand du seizième siècle, le genre rêveur! Je
tortillerai des feuilles pleines d’insectes; j’y coucherai des enfants,
j’y mêlerai des chimères nouvelles, de vraies chimères, les corps de
nos rêves!... je les tiens! Ce sera fouillé, léger et touffu tout à
la fois. Chanor est sorti tout émerveillé... J’avais besoin d’être
encouragé, car le dernier article fait sur le monument de Montcornet
m’avait bien effondré.
Pendant un moment de la journée où Lisbeth et Wenceslas furent seuls,
l’artiste convint avec la vieille fille de venir le lendemain voir
madame Marneffe, car, ou sa femme le lui aurait permis, ou il irait
secrètement.
Valérie, instruite le soir même de ce triomphe, exigea du baron Hulot
qu’il allât inviter à dîner Stidmann, Claude Vignon et Steinbock; car
elle commençait à le tyranniser comme ces sortes de femmes savent
tyranniser les vieillards qui trottent par la ville et vont supplier
quiconque est nécessaire aux intérêts, aux vanités de ces dures
maîtresses.
Le lendemain, Valérie se mit sous les armes en faisant une de ces
toilettes que les Parisiennes inventent quand elles veulent jouir de
tous leurs avantages. Elle s’étudia dans cette œuvre, comme un homme
qui va se battre repasse ses _feintes_ et ses _rompus_. Pas un pli,
pas une ride. Valérie avait sa plus belle blancheur, sa mollesse, sa
finesse. Enfin ses mouches attiraient insensiblement le regard. On
croit les mouches du dix-huitième siècle perdues ou supprimées; on
se trompe. Aujourd’hui les femmes, plus habiles que celles du temps
passé, mendient le coup de lorgnette par d’audacieux stratagèmes.
Telle découvre, la première, cette cocarde de rubans, au centre de
laquelle on met un diamant, et elle accapare les regards pendant toute
une soirée; telle autre ressuscite la résille ou se plante un poignard
dans les cheveux pour faire penser à sa jarretière; celle-ci se met
des poignets en velours noir; celle-là reparaît avec des barbes. Ces
sublimes efforts, ces Austerlitz de la Coquetterie ou de l’Amour
deviennent alors des modes pour les sphères inférieures, au moment où
les heureuses créatrices en cherchent d’autres. Pour cette soirée,
où Valérie voulait réussir, elle se posa trois mouches. Elle s’était
fait peigner avec une eau qui changea, pour quelques jours, ses
cheveux blonds en cheveux cendrés. Madame Steinbock étant d’un blond
ardent, elle voulut ne lui ressembler en rien. Cette couleur nouvelle
donna quelque chose de piquant et d’étrange à Valérie qui préoccupa
ses fidèles à tel point, que Montès lui dit:--«Qu’avez-vous donc ce
soir?...» Puis elle se mit un collier de velours noir assez large qui
fit ressortir la blancheur de sa poitrine. La troisième mouche pouvait
se comparer à _l’ex-assassine_ de nos grand’mères. Valérie se planta
le plus joli petit bouton de rose au milieu de son corsage, en haut du
busc, dans le creux le plus mignon. C’était à faire baisser les regards
de tous les hommes au-dessous de trente ans.
--Je suis à croquer! se dit-elle en repassant ses attitudes dans la
glace, absolument comme une danseuse fait ses _pliés_.
Lisbeth était allée à la Halle, et le dîner devait être un de ces
dîners superfins que Mathurine cuisinait pour son évêque quand il
traitait le prélat du diocèse voisin.
Stidmann, Claude Vignon et le comte Steinbock arrivèrent presque à
la fois, vers six heures. Une femme vulgaire ou naturelle, si vous
voulez, serait accourue au nom de l’être si ardemment désiré; mais
Valérie, qui, depuis cinq heures, attendait dans sa chambre, laissa ses
trois convives ensemble, certaine d’être l’objet de leur conversation
ou de leurs pensées secrètes. Elle-même, en dirigeant l’arrangement
de son salon, elle avait mis en évidence ces délicieuses babioles
que produit Paris, et que nulle autre ville ne pourra produire, qui
révèlent la femme et l’annoncent pour ainsi dire: des souvenirs
reliés en émail et brodés de perles, des coupes pleines de bagues
charmantes, des chefs-d’œuvre de Sèvres ou de Saxe montés avec un goût
exquis par Florent et Chanor, enfin des statuettes et des albums,
tous ces colifichets qui valent des sommes folles, et que commande
aux fabricants la passion dans son premier délire ou pour son dernier
raccommodement. Valérie se trouvait d’ailleurs sous le coup de
l’ivresse que cause le succès, elle avait promis à Crevel d’être sa
femme, si Marneffe mourait. Or, l’amoureux Crevel avait fait opérer au
nom de Valérie Fortin le transfert de dix mille francs de rente, somme
de ses gains dans les affaires de chemins de fer depuis trois ans,
tout ce que lui avait rapporté ce capital de cent mille écus offert à
la baronne Hulot. Ainsi Valérie possédait trente-deux mille francs de
rente. Crevel venait de lâcher une promesse bien autrement importante
que le don de ses profits. Dans le paroxysme de passion où sa duchesse
l’avait plongé de deux heures à quatre (il donnait ce surnom à madame
_de_ Marneffe pour compléter ses illusions), car Valérie s’était
surpassée rue du Dauphin, il crut devoir encourager la fidélité promise
en offrant la perspective d’un joli petit hôtel qu’un imprudent
entrepreneur s’était bâti rue Barbette et qu’on allait vendre. Valérie
se voyait dans cette charmante maison entre cour et jardin, avec
voiture!
--Quelle est la vie honnête qui peut donner tout cela en si peu de
temps et si facilement? avait-elle dit à Lisbeth en achevant sa
toilette.
Lisbeth dînait ce jour-là chez Valérie, afin d’en pouvoir dire à
Steinbock ce que personne ne peut dire soi-même de soi. Madame
Marneffe, la figure radieuse de bonheur, fit son entrée dans le salon
avec une grâce modeste, suivie de Bette, qui, mise tout en noir et
jaune, lui servait de repoussoir, en terme d’atelier.
--Bonjour, Claude, dit-elle en tendant la main à l’ancien critique si
célèbre.
Claude Vignon était devenu, comme tant d’autres, un homme politique,
nouveau mot pris pour désigner un ambitieux à la première étape de
son chemin. _L’homme politique_ de 1840 est en quelque sorte _l’abbé_
du dix-huitième siècle. Aucun salon ne serait complet, sans son homme
politique.
--Ma chère, voilà mon petit cousin le comte de Steinbock, dit Lisbeth
en présentant Wenceslas que Valérie paraissait ne pas apercevoir.
--J’ai bien reconnu monsieur le comte, répondit Valérie en faisant
un gracieux salut de tête à l’artiste. Je vous voyais souvent rue du
Doyenné; j’ai eu le plaisir d’assister à votre mariage. Ma chère,
dit-elle à Lisbeth, il est difficile d’oublier ton ex-enfant, ne
l’eût-on vu qu’une fois.--Monsieur Stidmann est bien bon, reprit-elle
en saluant le sculpteur, d’avoir accepté mon invitation à si court
délai; mais nécessité n’a pas de foi! Je vous savais l’ami de ces deux
messieurs. Rien n’est plus froid, plus maussade, qu’un dîner où les
convives sont inconnus les uns aux autres, et je vous ai raccolé pour
leur compte; mais vous viendrez une autre fois pour le mien, n’est-ce
pas?... dites: oui!...
Et elle se promena pendant quelques instants avec Stidmann, en
paraissant uniquement occupée de lui. On annonça successivement Crevel,
le baron Hulot, et un député nommé Beauvisage. Ce personnage, un Crevel
de province, un de ces gens mis au monde pour faire foule, votait sous
la bannière de Giraud, Conseiller-d’État, et de Victorin Hulot. Ces
deux hommes politiques voulaient faire un noyau de Progressistes dans
la grande phalange des Conservateurs. Giraud venait quelquefois le soir
chez madame Marneffe, qui se flattait d’avoir aussi Victorin Hulot;
mais l’avocat puritain avait jusqu’alors trouvé des prétextes pour
résister à son père et à son beau-père. Se montrer chez la femme qui
faisait couler les larmes de sa mère, lui paraissait un crime. Victorin
Hulot était aux puritains de la politique ce qu’une femme pieuse est
aux dévotes. Beauvisage, ancien bonnetier d’Arcis, _voulait prendre le
genre de Paris_. Cet homme, une des bornes de la Chambre, se formait
chez la délicieuse, la ravissante madame Marneffe, où, séduit par
Crevel, il l’avait accepté de Valérie pour modèle et pour maître; il
le consultait en tout, il lui demandait l’adresse de son tailleur, il
l’imitait, il essayait de se mettre en position comme lui; enfin Crevel
était son grand homme. Valérie, entourée de ces personnages et des
trois artistes, bien accompagnée par Lisbeth, apparut d’autant plus à
Wenceslas comme une femme supérieure, que Claude Vignon lui fit l’éloge
de madame Marneffe en homme épris.
--C’est madame de Maintenon dans la jupe de Ninon! dit l’ancien
critique. Lui plaire, c’est l’affaire d’une soirée où l’on a de
l’esprit; mais être aimé d’elle, c’est un triomphe qui peut suffire à
l’orgueil d’un homme, et en remplir la vie.
Valérie, en apparence froide et insouciante pour son ancien voisin,
en attaqua la vanité, sans le savoir d’ailleurs, car elle ignorait
le caractère polonais. Il y a chez le Slave un côté enfant, comme
chez tous les peuples primitivement sauvages, et qui ont plutôt fait
irruption chez les nations civilisées qu’ils ne se sont réellement
civilisés. Cette race s’est répandue comme une inondation, et a
couvert une immense surface du globe. Elle y habite des déserts où
les espaces sont si vastes, qu’elle s’y trouve à l’aise; on ne s’y
coudoie pas, comme en Europe, et la civilisation est impossible sans
le frottement continuel des esprits et des intérêts. L’Ukraine,
la Russie, les plaines du Danube, le peuple slave enfin, c’est un
trait-d’union entre l’Europe et l’Asie, entre la civilisation et la
barbarie. Aussi le Polonais, la plus riche fraction du peuple slave,
a-t-il dans le caractère les enfantillages et l’inconstance des nations
imberbes. Il possède le courage, l’esprit et la force; mais, frappés
d’inconsistance, ce courage et cette force, cet esprit n’ont ni méthode
ni esprit, car le Polonais offre une mobilité semblable à celle du
vent qui règne sur cette immense plaine coupée de marécages; s’il a
l’impétuosité des Chasse-Neiges, qui tordent et emportent des maisons;
de même que ces terribles avalanches aériennes, il va se perdre dans
le premier étang venu, dissous en eau. L’homme prend toujours quelque
chose des milieux où il vit. Sans cesse en lutte avec les Turcs,
les Polonais en ont reçu le goût des magnificences orientales; ils
sacrifient souvent le nécessaire pour briller, ils se parent comme des
femmes, et cependant le climat leur a donné la dure constitution des
Arabes. Aussi, le Polonais, sublime dans la douleur, a-t-il fatigué les
bras de ses oppresseurs à force de se faire assommer, en recommençant
ainsi, au dix-neuvième siècle, le spectacle qu’ont offert les premiers
chrétiens. Introduisez dix pour cent de sournoiserie anglaise dans le
caractère polonais, si franc, si ouvert, et le généreux aigle blanc
régnerait aujourd’hui partout où se glisse l’aigle à deux têtes. Un
peu de machiavélisme eût empêché la Pologne de sauver l’Autriche qui
l’a partagée, d’emprunter à la Prusse, son usurière, qui l’a minée,
et de se diviser au moment du premier partage. Au baptême de la
Pologne, une fée Carabosse oubliée par les génies qui dotaient cette
séduisante nation des plus brillantes qualités, est sans doute venue
dire: «Garde tous les dons que mes sœurs t’ont dispensés, mais tu ne
sauras jamais ce que tu voudras!» Si dans son duel héroïque avec la
Russie, la Pologne avait triomphé, les Polonais se battraient entre eux
aujourd’hui comme autrefois dans leurs diètes pour s’empêcher les uns
les autres d’être roi. Le jour où cette nation, uniquement composée
de courages sanguins, aura le bon sens de chercher un Louis XI dans
ses entrailles, d’en accepter la tyrannie et la dynastie, elle sera
sauvée. Ce que la Pologne fut en politique, la plupart des Polonais
le sont dans leur vie privée, surtout lorsque les désastres arrivent.
Ainsi, Wenceslas Steinbock, qui depuis trois ans adorait sa femme,
et qui se savait un dieu pour elle, fut tellement piqué de se voir à
peine remarqué par madame Marneffe, qu’il se fit un point d’honneur
en lui-même d’en obtenir quelque attention. En comparant Valérie à sa
femme, il donna l’avantage à la première. Hortense était une belle
chair, comme le disait Valérie à Lisbeth; mais il y avait en madame
Marneffe l’Esprit dans la Forme et le piquant du Vice. Le dévouement
d’Hortense est un sentiment qui, pour un mari, lui semble dû; la
conscience de l’immense valeur d’un amour absolu se perd bientôt,
comme le débiteur se figure, au bout de quelque temps, que le prêt
est à lui. Cette loyauté sublime devient en quelque sorte le pain
quotidien de l’âme, et l’infidélité séduit comme une friandise. La
femme dédaigneuse, une femme dangereuse surtout, irrite la curiosité,
comme les épices relèvent la bonne chère. Le mépris, si bien joué par
Valérie, était d’ailleurs une nouveauté pour Wenceslas, après trois ans
de plaisirs faciles. Hortense fut la femme et Valérie fut la maîtresse.
Beaucoup d’hommes veulent avoir ces deux éditions du même ouvrage,
quoique ce soit une immense preuve d’infériorité chez un homme que de
ne pas savoir faire de sa femme sa maîtresse. La variété dans ce genre
est un signe d’impuissance. La constance sera toujours le génie de
l’amour, l’indice d’une force immense, celle qui constitue le poëte! On
doit avoir toutes les femmes dans la sienne, comme les poëtes crottés
du dix-septième siècle faisaient de leurs Manons des Iris et des Chloés!
--Eh bien! dit Lisbeth à son petit cousin au moment où elle le vit
fasciné, comment trouvez-vous Valérie?
--Trop charmante! répondit Wenceslas.
--Vous n’avez pas voulu m’écouter, repartit la cousine Bette. Ah!
mon petit Wenceslas, si nous étions restés ensemble, vous auriez été
l’amant de cette sirène-là, vous l’auriez épousée dès qu’elle serait
devenue veuve, et vous auriez eu les quarante mille livres de rente
qu’elle a!
--Vraiment!...
--Mais oui, répondit Lisbeth. Allons, prenez garde à vous, je vous ai
bien prévenu du danger, ne vous brûlez pas à la bougie! donnez-moi le
bras, l’on a servi.
Aucun discours n’était plus démoralisant que celui-là, car, montrez un
précipice à un Polonais, il s’y jette aussitôt. Ce peuple a surtout le
génie de la cavalerie, il croit pouvoir enfoncer tous les obstacles et
en sortir victorieux. Ce coup d’éperon par lequel Lisbeth labourait la
vanité de son cousin fut appuyé par le spectacle de la salle à manger,
où brillait une magnifique argenterie, où Steinbock aperçut toutes les
délicatesses et les recherches du luxe parisien.
--J’aurais mieux fait, se dit-il en lui-même, d’épouser Célimène.
Pendant ce dîner, Hulot, content de voir là son gendre, et plus
satisfait encore de la certitude d’un raccommodement avec Valérie,
qu’il se flattait de rendre fidèle par la promesse de la succession
Coquet, fut charmant. Stidmann répondit à l’amabilité du baron par
les gerbes de la plaisanterie parisienne, et par sa verve d’artiste.
Steinbock ne voulut pas se laisser éclipser par son camarade, il
déploya son esprit, il eut des saillies, il fit de l’effet, il fut
content de lui; madame Marneffe lui sourit à plusieurs reprises en
lui montrant qu’elle le comprenait bien. La bonne chère, les vins
capiteux achevèrent de plonger Wenceslas dans ce qu’il faut appeler le
bourbier du plaisir. Animé par une pointe de vin, il s’étendit, après
le dîner, sur un divan, en proie à un bonheur à la fois physique et
spirituel, que madame Marneffe mit au comble en venant se poser près de
lui, légère, parfumée, belle à damner les anges. Elle s’inclina vers
Wenceslas, elle effleura presque son oreille pour lui parler tout bas.
--Ce n’est pas ce soir que nous pouvons causer d’affaires, à moins que
vous ne vouliez rester le dernier. Entre vous, Lisbeth et moi, nous
arrangerions les choses à votre convenance...
--Ah! vous êtes un ange, madame! dit Wenceslas en lui répondant de
la même manière. J’ai fait une fameuse sottise de ne point écouter
Lisbeth...
--Que vous disait-elle?...
--Elle prétendait, rue du Doyenné, que vous m’aimiez!...
Madame Marneffe regarda Wenceslas, eut l’air d’être confuse et se leva
brusquement. Une femme, jeune et jolie, n’a jamais impunément éveillé
chez un homme l’idée d’un succès immédiat. Ce mouvement de femme
vertueuse, réprimant une passion gardée au fond du cœur, était plus
éloquent mille fois que la déclaration la plus passionnée.
Aussi le désir fut-il si vivement irrité chez Wenceslas, qu’il redoubla
d’attentions pour Valérie. Femme en vue, femme souhaitée! De là vient
la terrible puissance des actrices. Madame Marneffe, se sachant
étudiée, se comporta comme une actrice applaudie. Elle fut charmante et
obtint un triomphe complet.
--Les folies de mon beau-père ne m’étonnent plus, dit Wenceslas à
Lisbeth.
--Si vous parlez ainsi, Wenceslas, répondit la cousine, je me
repentirai toute ma vie de vous avoir fait prêter ces dix mille francs.
Seriez-vous donc comme eux tous, dit-elle en montrant les convives,
amoureux fou de cette créature? Songez donc que vous seriez le rival de
votre beau-père. Enfin pensez à tout le chagrin que vous causeriez à
Hortense.
--C’est vrai, dit Wenceslas, Hortense est un ange, je serais un monstre!
--Il y en a bien assez d’un dans la famille, répliqua Lisbeth.
--Les artistes ne devraient jamais se marier! s’écria Steinbock.
--Ah! c’est ce que je vous disais rue du Doyenné. Vos enfants, à vous,
ce sont vos groupes, vos statues, vos chefs-d’œuvre.
--Que dites-vous donc là! vint demander Valérie en se joignant à
Lisbeth. Sers le thé, cousine.
Steinbock, par une forfanterie polonaise, voulut paraître familier
avec cette fée du salon. Après avoir insulté Stidmann, Claude Vignon,
Crevel, par un regard, il prit Valérie par la main et la força de
s’asseoir à côté de lui sur le divan.
--Vous êtes par trop grand seigneur, comte Steinbock! dit-elle en
résistant peu.
Et elle se mit à rire en tombant près de lui, non sans lui montrer le
petit bouton de rose qui parait son corsage.
--Hélas! si j’étais grand seigneur, je ne viendrais pas ici, dit-il, en
emprunteur.
--Pauvre enfant! je me souviens de vos nuits de travail à la rue du
Doyenné. Vous avez été un peu _bêta_. Vous vous êtes marié, comme un
affamé se jette sur du pain. Vous ne connaissez point Paris! Voyez où
vous en êtes? Mais vous avez fait la sourde oreille au dévouement de la
Bette comme à l’amour de la Parisienne, qui savait son Paris par cœur.
--Ne me dites plus rien, s’écria Steinbock, je suis bâté.
--Vous aurez vos dix mille francs, mon cher Wenceslas; mais à une
condition, dit-elle en jouant avec ses admirables rouleaux de cheveux.
--Laquelle?...
--Eh bien! je ne veux pas d’intérêts...
--Madame!...
--Oh! ne vous fâchez pas; vous me les remplacerez par un groupe en
bronze. Vous avez commencé l’histoire de Samson, achevez-la... Faites
Dalila coupant les cheveux à l’Hercule juif!... Mais vous qui serez, si
vous voulez m’écouter, un grand artiste, j’espère que vous comprendrez
le sujet. Il s’agit d’exprimer la puissance de la femme. Samson n’est
rien, là. C’est le cadavre de la force. Dalila, c’est la passion qui
ruine tout. Comme cette _réplique_... Est-ce comme cela que vous
dites?... ajouta-t-elle finement en voyant Claude Vignon et Stidmann
qui s’approchèrent d’eux en voyant qu’il s’agissait de sculpture; comme
cette réplique d’Hercule aux pieds d’Omphale est bien plus belle que le
mythe grec! Est-ce la Grèce qui a copié la Judée? est-ce la Judée qui a
pris à la Grèce ce symbole?
--Ah! vous soulevez là, madame, une grave question! celle des époques
auxquelles auraient été composés les différents livres de la Bible. Le
grand et immortel Spinosa, si niaisement rangé parmi les athées, et qui
a mathématiquement prouvé Dieu, prétendait que la Genèse et la partie
politique, pour ainsi dire, de la Bible est du temps de Moïse, et il
démontrait les interpolations par des preuves philologiques. Aussi
a-t-il reçu trois coups de couteau à l’entrée de la synagogue.
--Je ne me savais pas si savante, dit Valérie ennuyée de voir son
tête-à-tête interrompu.
--Les femmes savent tout par instinct, répliqua Claude Vignon.
--Eh bien! me promettez-vous? dit-elle à Steinbock en lui prenant la
main avec une précaution de jeune fille amoureuse.
--Vous êtes assez heureux, mon cher, s’écria Stidmann, pour que madame
vous demande quelque chose?...
--Qu’est-ce? dit Claude Vignon.
--Un petit groupe en bronze, répondit Steinbock, Dalila coupant les
cheveux à Samson.
--C’est difficile, fit observer Claude Vignon, à cause du lit...
--C’est au contraire excessivement facile, répliqua Valérie en souriant.
--Ah! faites-nous de la sculpture!... dit Stidmann.
--Madame est la chose à sculpter! répliqua Claude Vignon en jetant un
regard fin à Valérie.
--Eh bien! reprit-elle, voilà comment je comprends la composition.
Samson s’est réveillé sans cheveux, comme beaucoup de dandies à faux
toupets. Le héros est là sur le bord du lit, vous n’avez donc qu’à en
figurer la base, cachée par des linges, par des draperies. Il est là
comme Marius sur les ruines de Carthage, les bras croisés, la tête
rasée, Napoléon à Sainte-Hélène, quoi! Dalila est à genoux, à peu près
comme la Madeleine de Canova. Quand une fille a ruiné son homme, elle
l’adore. Selon moi, la Juive a eu peur de Samson, terrible, puissant,
mais elle a dû aimer Samson devenu petit garçon. Donc, Dalila déplore
sa faute, elle voudrait rendre à son amant ses cheveux, elle n’ose pas
le regarder, et elle le regarde en souriant, car elle aperçoit son
pardon dans la faiblesse de Samson. Ce groupe, et celui de la farouche
Judith, seraient la femme expliquée. La Vertu coupe la tête, le Vice ne
vous coupe que les cheveux. Prenez garde à vos toupets, messieurs!
Et elle laissa les deux artistes confondus, qui firent, avec la
critique, un concert de louanges en son honneur.
--On n’est pas plus délicieuse! s’écria Stidmann.
--Oh! c’est, dit Claude Vignon, la femme la plus intelligente et la
plus désirable que j’aie vue. Réunir l’esprit et la beauté, c’est si
rare!
--Si vous, qui avez eu l’honneur de connaître intimement Camille
Maupin, vous lancez de pareils arrêts, répondit Stidmann, que
devons-nous penser?
--Si vous voulez faire de Dalila, mon cher comte, un portrait de
Valérie, dit Crevel qui venait de quitter le jeu pour un moment et qui
avait tout entendu, je vous paye un exemplaire de ce groupe mille écus.
Oh! oui, sapristi! mille écus, _je me fends!_
--_Je me fends!_ qu’est-ce que cela veut dire? demanda Beauvisage à
Claude Vignon.
--Il faudrait que madame daignât poser... dit Steinbock en montrant
Valérie à Crevel. Demandez-lui.
En ce moment, Valérie apportait elle-même à Steinbock une tasse de
thé. C’était plus qu’une distinction, c’était une faveur. Il y a,
dans la manière dont une femme s’acquitte de cette fonction, tout
un langage; mais les femmes le savent bien; aussi est-ce une étude
curieuse à faire que celle de leurs mouvements, de leurs gestes, de
leurs regards, de leur ton, de leur accent, quand elles accomplissent
cet acte de politesse en apparence si simple. Depuis la demande:
Prenez-vous du thé?--Voulez-vous du thé?--Une tasse de thé?--froidement
formulée, et l’ordre d’en apporter donné à la nymphe qui tient l’urne,
jusqu’à l’énorme poëme de l’Odalisque venant de la table à thé, la
tasse à la main, jusqu’au pacha du cœur et la lui présentant d’un
air soumis, l’offrant d’une voix caressante, avec un regard plein
de promesses voluptueuses, un physiologiste peut observer tous les
sentiments féminins, depuis l’aversion, depuis l’indifférence, jusqu’à
la déclaration de Phèdre à Hippolyte. Les femmes peuvent là se faire,
à volonté, méprisantes jusqu’à l’insulte, humbles jusqu’à l’esclavage
de l’Orient. Valérie fut plus qu’une femme, elle fut le serpent fait
femme, elle acheva son œuvre diabolique en marchant jusqu’à Steinbock,
une tasse de thé à la main.
--Je prendrai, dit l’artiste à l’oreille de Valérie en se levant et
effleurant de ses doigts les doigts de Valérie, autant de tasses de thé
que vous voudrez m’en offrir, pour me les voir présenter ainsi!...
--Que parlez-vous de poser? demanda-t-elle sans paraître avoir reçu en
plein cœur cette explosion si rageusement attendue.
--Le père Crevel m’achète un exemplaire de votre groupe mille écus.
--Mille écus, lui, un groupe?
--Oui, si vous voulez poser en Dalila, dit Steinbock.
--Il n’y sera pas, j’espère, reprit-elle, le groupe vaudrait alors plus
que sa fortune, car Dalila doit être un peu décolletée...
De même que Crevel se mettait en position, toutes les femmes ont
une attitude victorieuse, une pose étudiée, où elles se font
irrésistiblement admirer. On en voit qui, dans les salons, passent leur
vie à regarder la dentelle de leurs chemisettes et à remettre en place
les épaulettes de leurs robes, ou bien à faire jouer les brillants de
leur prunelle en contemplant les corniches. Madame Marneffe, elle,
ne triomphait pas en face comme toutes les autres. Elle se retourna
brusquement pour aller à la table à thé retrouver Lisbeth. Ce mouvement
de danseuse agitant sa robe, par lequel elle avait conquis Hulot,
fascina Steinbock.
--Ta vengeance est complète, dit Valérie à l’oreille de Lisbeth,
Hortense pleurera toutes ses larmes et maudira le jour où elle t’a pris
Wenceslas.
--Tant que je ne serai pas madame la maréchale, je n’aurai rien fait,
répondit la Lorraine; mais ils commencent à le vouloir tous... Ce
matin, je suis allée chez Victorin. J’ai oublié de te raconter cela.
Les Hulot jeune ont racheté les lettres de change du baron à Vauvinet,
ils souscrivent demain une obligation de soixante-douze mille francs à
cinq pour cent d’intérêt, remboursables en trois ans, avec hypothèque
sur leur maison. Voilà les Hulot jeune dans la gêne pour trois ans,
il leur serait impossible de trouver maintenant de l’argent sur cette
propriété. Victorin est d’une tristesse affreuse, il a compris son
père. Enfin Crevel est capable de ne plus voir ses enfants, tant il
sera courroucé de ce dévouement.
--Le baron doit maintenant être sans ressources? dit Valérie à
l’oreille de Lisbeth en souriant à Hulot.
--Je ne lui vois plus rien; mais il rentre dans son traitement au mois
de septembre.
--Et il a sa police d’assurance, il l’a renouvelée! Allons, il est
temps qu’il fasse Marneffe Chef de bureau, je vais l’assassiner ce soir.
--Mon petit cousin, alla dire Lisbeth à Wenceslas, retirez-vous, je
vous en prie. Vous êtes ridicule, vous regardez Valérie de façon à la
compromettre, et son mari est d’une jalousie effrénée. N’imitez pas
votre beau-père, et retournez chez vous, je suis sûre qu’Hortense vous
attend...
--Madame Marneffe m’a dit de rester le dernier, pour arranger notre
petite affaire entre nous trois, répondit Wenceslas.
--Non, dit Lisbeth, je vais vous remettre les dix mille francs, car
son mari a les yeux sur vous, il serait imprudent à vous de rester.
Demain, à neuf heures, apportez la lettre de change; à cette heure-là
ce Chinois de Marneffe est à son bureau, Valérie est tranquille... Vous
lui avez donc demandé de poser pour un groupe?... Entrez d’abord chez
moi. Ah! je savais bien, dit Lisbeth en surprenant le regard par lequel
Steinbock salua Valérie, que vous étiez un libertin en herbe. Valérie
est bien belle, mais tâchez de ne pas faire de chagrin à Hortense!
Rien n’irrite les gens mariés autant que de rencontrer, à tout propos,
leur femme entre eux et un désir, fût-il passager.
Wenceslas revint chez lui vers une heure du matin, Hortense l’attendait
depuis environ neuf heures et demie. De neuf heures et demie à dix
heures, elle écouta le bruit des voitures, en se disant que jamais
Wenceslas, quand il dînait sans elle chez Chanor et Florent, n’était
rentré si tard. Elle cousait auprès du berceau de son fils, car elle
commençait à épargner la journée d’une ouvrière en faisant elle-même
certains raccommodages. De dix heures à dix heures et demie, elle eut
une pensée de défiance, elle se demanda:
--Mais est-il allé dîner, comme il me l’a dit, chez Chanor et Florent?
Il a voulu, pour s’habiller, sa plus belle cravate, sa plus belle
épingle. Il a mis à sa toilette autant de temps qu’une femme qui veut
paraître encore mieux qu’elle n’est. Je suis folle! il m’aime. Le
voici d’ailleurs. Au lieu d’arrêter, la voiture, que la jeune femme
entendait, passa. De onze heures à minuit, Hortense fut livrée à des
terreurs inouïes, causées par la solitude de son quartier.--S’il est
revenu à pied, se dit-elle, il peut lui arriver quelque accident!...
On se tue en rencontrant un bout de trottoir ou en ne s’attendant
pas à des lacunes. Les artistes sont si distraits!... Si des voleurs
l’avaient arrêté!... Voici la première fois qu’il me laisse seule ici,
pendant six heures et demie. Pourquoi me tourmenter? il n’aime que moi.
Les hommes devraient être fidèles aux femmes qui les aiment, ne fût-ce
qu’à cause des miracles perpétuels produits par le véritable amour
dans le monde sublime appelé le _monde spirituel_. Une femme aimante
est, par rapport à l’homme aimé, dans la situation d’une somnambule
à qui le magnétiseur donnerait le triste pouvoir en cessant d’être
le miroir du monde, d’avoir conscience, comme femme, de ce qu’elle
aperçoit comme somnambule. La passion fait arriver les forces nerveuses
de la femme à cet état extatique où le pressentiment équivaut à la
vision des Voyants. Une femme se sait trahie, elle ne s’écoute pas,
elle doute, tant elle aime! et elle dément le cri de sa puissance de
pythonisse. Ce paroxysme de l’amour devrait obtenir un culte. Chez
les esprits nobles, l’admiration de ce divin phénomène sera toujours
une barrière qui les séparera de l’infidélité. Comment ne pas adorer
une belle, une spirituelle créature dont l’âme arrive à de pareilles
manifestations?... A une heure du matin, Hortense avait atteint
à un tel degré d’angoisse, qu’elle se précipita vers la porte en
reconnaissant Wenceslas à sa manière de sonner, elle le prit dans ses
bras, en l’y serrant maternellement.
--Enfin, te voilà!... dit-elle en recouvrant l’usage de la parole.
Mon ami, désormais j’irai partout où tu iras, car je ne veux pas
éprouver une seconde fois la torture d’une pareille attente... Je
t’ai vu heurtant contre un trottoir et la tête fracassée! tué par des
voleurs!... Non, une autre fois, je sens que je deviendrais folle... Tu
t’es donc bien amusé... sans moi? vilain?
--Que veux-tu, mon petit bon ange, il y avait là Bixiou qui nous a
fait de nouvelles charges, Léon de Lora dont l’esprit n’a pas tari,
Claude Vignon à qui je dois le seul article consolant qu’on ait écrit
sur le monument du maréchal Montcornet. Il y avait...
--Il n’y avait pas de femmes?... demanda vivement Hortense.
--La respectable madame Florent...
--Tu m’avais dit que c’était au Rocher de Cancale, c’était donc chez
eux?
--Oui, chez eux, je me suis trompé...
--Tu n’es pas venu en voiture?
--Non!
--Et tu arrives à pied de la rue des Tournelles?
--Stidmann et Bixiou m’ont reconduit par les boulevards jusqu’à la
Madeleine, tout en causant.
--Il fait donc bien sec sur les boulevards, sur la place de la Concorde
et la rue de Bourgogne, tu n’es pas crotté, dit Hortense en examinant
les bottes vernies de son mari.
Il avait plu; mais de la rue Vanneau à la rue Saint-Dominique,
Wenceslas n’avait pu souiller ses bottes.
--Tiens, voilà cinq mille francs que Chanor m’a généreusement prêtés,
dit Wenceslas pour couper court à ces interrogations quasi judiciaires.
Il avait fait deux paquets de ses dix billets de mille francs, un pour
Hortense et un pour lui-même, car il avait pour cinq mille francs de
dettes ignorées d’Hortense. Il devait à son praticien et à ses ouvriers.
--Te voilà sans inquiétudes, ma chère, dit-il en embrassant sa femme.
Je vais, dès demain, me mettre à l’ouvrage! Oh! demain, je décampe à
huit heures et demie, et je vais à l’atelier. Ainsi, je me couche tout
de suite pour être levé de bonne heure, tu me le permets, ma minette?
Le soupçon entré dans le cœur d’Hortense disparut; elle fut à mille
lieues de la vérité. Madame Marneffe! elle n’y pensait pas. Elle
craignait pour son Wenceslas la société des lorettes. Les noms de
Bixiou, de Léon de Lora, deux artistes connus pour leur vie effrénée,
l’avaient inquiétée.
Le lendemain, elle vit partir Wenceslas à neuf heures, entièrement
rassurée.--Le voilà maintenant à l’ouvrage, se disait-elle en procédant
à l’habillement de son enfant. Oh! je le vois, il est en train! Eh!
bien, si nous n’avons pas la gloire de Michel-Ange, nous aurons celle
de Benvenuto Cellini! Bercée elle-même par ses propres espérances,
Hortense croyait à un heureux avenir; et elle parlait à son fils, âgé
de vingt mois, ce langage tout en onomatopées qui fait sourire les
enfants, quand, vers onze heures, la cuisinière, qui n’avait pas vu
sortir Wenceslas, introduisit Stidmann.
--Pardon, madame, dit l’artiste. Comment, Wenceslas est déjà parti?
--Il est à son atelier.
--Je venais m’entendre avec lui pour nos travaux.
--Je vais l’envoyer chercher, dit Hortense en faisant signe à Stidmann
de s’asseoir.
La jeune femme, rendant grâce en elle-même au ciel de ce hasard, voulut
garder Stidmann afin d’avoir des détails sur la soirée de la veille.
Stidmann s’inclina pour remercier la comtesse de cette faveur. Madame
Steinbock sonna, la cuisinière vint, elle lui donna l’ordre d’aller
chercher monsieur à l’atelier.
--Vous êtes-vous bien amusé hier? dit Hortense, car Wenceslas n’est
revenu qu’après une heure du matin.
--Amusé?... pas précisément, répondit l’artiste qui la veille
avait voulu _faire_ madame Marneffe. On ne s’amuse dans le monde
que lorsqu’on y a des intérêts. Cette petite madame Marneffe est
excessivement spirituelle, mais elle est coquette...
--Et comment Wenceslas l’a-t-il trouvée?... demanda la pauvre Hortense
en essayant de rester calme, il ne m’en a rien dit.
--Je ne vous en dirai qu’une seule chose, répondit Stidmann, c’est que
je la crois bien dangereuse.
Hortense devint pâle comme une accouchée.
--Ainsi, c’est bien... chez madame Marneffe... et non pas... chez
Chanor que vous avez dîné... dit-elle, hier... avec Wenceslas, et il...
Stidmann, sans savoir quel malheur il faisait, devina qu’il en causait
un. La comtesse n’acheva pas sa phrase, elle s’évanouit complétement.
L’artiste sonna, la femme de chambre vint. Quand Louise essaya
d’emporter la comtesse Steinbock dans sa chambre, une attaque nerveuse
de la plus grande gravité se déclara par d’horribles convulsions.
Stidmann, comme tous ceux dont une involontaire indiscrétion
détruit l’échafaudage élevé par le mensonge d’un mari dans son
intérieur, ne pouvait croire à sa parole une pareille portée; il
pensa que la comtesse se trouvait dans cet état maladif où la plus
légère contrariété devient un danger. La cuisinière vint annoncer,
malheureusement à haute voix, que monsieur n’était pas à son atelier.
Au milieu de sa crise, la comtesse entendit cette réponse, les
convulsions recommencèrent.
--Allez chercher la mère de madame!... dit Louise à la cuisinière;
courez!
--Si je savais où se trouve Wenceslas, j’irais l’avertir, dit Stidmann
au désespoir.
--Il est chez cette femme!... cria la pauvre Hortense. Il s’est habillé
bien autrement que pour aller à son atelier.
Stidmann courut chez madame Marneffe en reconnaissant la vérité de cet
aperçu dû à la _seconde vue_ des passions. En ce moment Valérie posait
en Dalila. Trop fin pour demander madame Marneffe, Stidmann passa
roide devant la loge, monta rapidement au second, en se faisant ce
raisonnement: Si je demande madame Marneffe, elle n’y sera pas. Si je
demande bêtement Steinbock, on me rira au nez... Cassons les vitres! Au
coup de sonnette, Reine arriva.
--Dites à monsieur le comte Steinbock de venir, sa femme se meurt!...
Reine, aussi spirituelle que Stidmann, le regarda d’un air passablement
stupide.
--Mais, monsieur, je ne sais pas... ce que vous...
--Je vous dis que mon ami Steinbock est ici, sa femme se meurt, la
chose vaut bien la peine que vous dérangiez votre maîtresse.
Et Stidmann s’en alla.--Oh! il y est, se dit-il. En effet, Stidmann,
qui resta quelques instants rue Vanneau, vit sortir Wenceslas, et lui
fit signe de venir promptement. Après avoir raconté la tragédie qui se
jouait rue Saint-Dominique, Stidmann gronda Steinbock de ne l’avoir pas
prévenu de garder le secret sur le dîner de la veille.
--Je suis perdu, lui répondit Wenceslas, mais je te pardonne. J’ai tout
à fait oublié notre rendez-vous ce matin, et j’ai commis la faute de
ne pas te dire que nous devions avoir dîné chez Florent. Que veux-tu?
Cette Valérie m’a rendu fou; mais, mon cher, elle vaut la gloire, elle
vaut le malheur... Ah! c’est... Mon Dieu! me voilà dans un terrible
embarras! Conseille-moi. Que dire? comment me justifier?
--Te conseiller? je ne sais rien, répondit Stidmann. Mais tu es aimé de
ta femme, n’est-ce pas? Eh bien! elle croira tout. Dis-lui surtout que
tu venais chez moi, pendant que j’allais chez toi; tu sauveras toujours
ainsi ta _pose_ de ce matin. Adieu!
Au coin de la rue Hillerin-Bertin, Lisbeth avertie par Reine et qui
courait après Steinbock, le rejoignit; car elle craignait sa naïveté
polonaise. Ne voulant pas être compromise, elle dit quelques mots à
Wenceslas qui, dans sa joie, l’embrassa en pleine rue. Elle avait tendu
sans doute à l’artiste une planche pour passer ce détroit de la vie
conjugale.
A la vue de sa mère, arrivée en toute hâte, Hortense avait versé des
torrents de larmes. Aussi, la crise nerveuse changea fort heureusement
d’aspect.
--Trahie! ma chère maman, lui dit-elle. Wenceslas, après m’avoir
donné sa parole d’honneur de ne pas aller chez madame Marneffe, y
a dîné hier, et n’est rentré qu’à une heure un quart du matin!...
Si tu savais, la veille, nous avions eu, non pas une querelle, mais
une explication. Je lui avais dit des choses si touchantes: «J’étais
jalouse, une infidélité me ferait mourir; j’étais ombrageuse, il devait
respecter mes faiblesses, puisqu’elles venaient de mon amour pour lui,
j’avais dans les veines autant du sang de mon père que du tien; dans
le premier moment d’une trahison, je serais folle à faire des folies,
à me venger, à nous déshonorer tous, lui, son fils et moi; qu’enfin
je pourrais le tuer et me tuer après!» etc. Et il y est allé, et il y
est! Cette femme a entrepris de nous désoler tous! Hier, mon frère et
Célestin se sont engagés pour retirer soixante-douze mille francs de
lettres de change souscrites pour cette vaurienne... Oui, maman, on
allait poursuivre mon père et le mettre en prison. Cette horrible femme
n’a-t-elle pas assez de mon père et de tes larmes! Pourquoi me prendre
Wenceslas!... J’irai chez elle, je la poignarderai!
Madame Hulot, atteinte au cœur par l’affreuse confidence que dans sa
rage Hortense lui faisait sans le savoir, dompta sa douleur par un de
ces héroïques efforts dont sont capables les grandes mères, et elle
prit la tête de sa fille sur son sein pour la couvrir de baisers.
--Attends Wenceslas, mon enfant, et tout s’expliquera. Le mal ne doit
pas être aussi grand que tu le penses! J’ai été trahie aussi, moi! ma
chère Hortense. Tu me trouves belle, je suis vertueuse, et je suis
cependant abandonnée depuis vingt-trois ans, pour des Jenny Cadine,
des Josépha, des Marneffe!... le savais-tu?...
--Toi, maman, toi!... tu souffres cela depuis vingt...
Elle s’arrêta devant ses propres idées.
--Imite-moi, mon enfant, reprit la mère. Sois douce et bonne, et tu
auras la conscience paisible. Au lit de mort, un homme se dit:«--Ma
femme ne m’a jamais causé la moindre peine!...» Et Dieu, qui entend
ces derniers soupirs-là, nous les compte. Si je m’étais livrée à des
fureurs, comme toi, que serait-il arrivé?... Ton père se serait aigri,
peut-être m’aurait-il quittée, et il n’aurait pas été retenu par la
crainte de m’affliger; notre ruine, aujourd’hui consommée, l’eût été
dix ans plus tôt, nous aurions offert le spectacle d’un mari et d’une
femme vivant chacun de son côté, scandale affreux, désolant, car c’est
la mort de la Famille. Ni ton frère, ni toi, vous n’eussiez pu vous
établir... Je me suis sacrifiée, et si courageusement que, sans cette
dernière liaison de ton père, le monde me croirait encore heureuse.
Mon officieux et bien courageux mensonge a jusqu’à présent protégé
Hector; il est encore considéré; seulement cette passion de vieillard
l’entraîne trop loin, je le vois. Sa folie, je le crains, crèvera le
paravent que je mettais entre le monde et nous... Mais, je l’ai tenu
pendant vingt-trois ans, ce rideau, derrière lequel je pleurais, sans
mère, sans confident, sans autre secours que celui de la religion, et
j’ai procuré vingt-trois ans d’honneur à la famille.
Hortense écoutait sa mère, les yeux fixes. La voix calme et la
résignation de cette suprême douleur fit taire l’irritation de la
première blessure chez la jeune femme, les larmes la gagnèrent, elles
revinrent à torrents. Dans un accès de piété filiale, écrasée par la
sublimité de sa mère, elle se mit à genoux devant elle, saisit le bas
de sa robe et la baisa, comme de pieux catholiques baisent les saintes
reliques d’un martyr.
--Lève-toi, mon Hortense, dit la baronne, un pareil témoignage de ma
fille efface de bien mauvais souvenirs! Viens sur mon cœur, oppressé
de ton chagrin seulement. Le désespoir de ma pauvre petite fille, dont
la joie était ma seule joie, a brisé le cachet sépulcral que rien ne
devait lever de ma lèvre. Oui, je voulais emporter mes douleurs au
tombeau, comme un suaire de plus. Pour calmer ta fureur, j’ai parlé...
Dieu me pardonnera! Oh! si ma vie devait être ta vie, que ne ferais-je
pas!... Les hommes, le monde, le hasard, la nature, Dieu, je crois,
nous vendent l’amour au prix des plus cruelles tortures. Je payerai de
vingt-quatre années de désespoir, de chagrins incessants, d’amertumes,
dix années heureuses...
--Tu as eu dix ans, chère maman, et moi trois ans seulement!... dit
l’égoïste amoureuse.
--Rien n’est perdu, ma petite, attends Wenceslas.
--Ma mère, dit-elle, il a menti! il m’a trompée... Il m’a dit: «Je
n’irai pas,» et il y est allé. Et cela, devant le berceau de son
enfant!...
--Pour leur plaisir, les hommes, mon ange, commettent les plus grandes
lâchetés, des infamies, des crimes; c’est à ce qu’il paraît dans leur
nature. Nous autres femmes, nous sommes vouées au sacrifice. Je croyais
mes malheurs achevés, et ils commencent, car je ne m’attendais pas à
souffrir doublement en souffrant dans ma fille. Courage et silence!...
Mon Hortense, jure-moi de ne parler qu’à moi de tes chagrins, de n’en
rien laisser voir devant des tiers... Oh! sois aussi fière que ta mère!
En ce moment Hortense tressaillit, elle entendit le pas de son mari.
--Il paraît, dit Wenceslas en entrant, que Stidmann est venu pendant
que j’étais allé chez lui.
--Vraiment!... s’écria la pauvre Hortense avec la sauvage ironie d’une
femme offensée qui se sert de la parole comme d’un poignard.
--Mais oui, nous venons de nous rencontrer, répondit Wenceslas en
jouant l’étonnement.
--Mais, hier!... reprit Hortense.
--Eh bien! je t’ai trompée, mon cher amour, et ta mère va nous juger...
Cette franchise desserra le cœur d’Hortense. Toutes les femmes vraiment
nobles préfèrent la vérité au mensonge. Elles ne veulent pas voir leur
idole dégradée, elles veulent être fières de la domination qu’elles
acceptent.
Il y a de ce sentiment chez les Russes, à propos de leur Czar.
--Écoutez, chère mère... dit Wenceslas, j’aime tant ma bonne et
douce Hortense, que je lui ai caché l’étendue de notre détresse. Que
voulez-vous!... elle nourrissait encore, et des chagrins lui auraient
fait bien du mal. Vous savez tout ce que risque alors une femme. Sa
beauté, sa fraîcheur, sa santé sont en danger. Est-ce un tort?... Elle
croit que nous ne devons que cinq mille francs, mais j’en dois cinq
mille autres... Avant hier, nous étions au désespoir!... Personne au
monde ne prête aux artistes. On se défie de nos talents tout autant que
de nos fantaisies. J’ai frappé vainement à toutes les portes. Lisbeth
nous a offert ses économies.
--Pauvre fille, dit Hortense.
--Pauvre fille! dit la baronne.
--Mais les deux mille francs de Lisbeth, qu’est-ce?... tout pour elle,
rien pour nous. Alors la cousine nous a parlé, tu sais Hortense, de
madame Marneffe, qui, par un amour-propre, devant tant au baron,
ne prendrait pas le moindre intérêt... Hortense a voulu mettre ses
diamants au Mont-de-Piété. Nous aurions eu quelques milliers de francs,
et il nous en fallait dix mille. Ces dix mille francs se trouvaient là,
sans intérêt, pour un an!... Je me suis dit: «Hortense n’en saura rien,
allons les prendre.» Cette femme m’a fait inviter par mon beau-père
à dîner hier, en me donnant à entendre que Lisbeth avait parlé, que
j’aurais de l’argent. Entre le désespoir d’Hortense et ce dîner, je
n’ai pas hésité. Voilà tout. Comment, Hortense, à vingt-quatre ans,
fraîche, pure et vertueuse, elle qui est tout mon bonheur et ma gloire,
que je n’ai pas quittée depuis notre mariage, peut-elle imaginer que
je lui préférerai, quoi?... une femme tannée, fanée, _panée_, dit-il
en employant une atroce expression de l’argot des ateliers pour faire
croire à son mépris par une de ces exagérations qui plaisent aux femmes.
--Ah! si ton père m’avait parlé comme cela! s’écria la baronne.
Hortense se jeta gracieusement au cou de son mari.
--Oui, voilà ce que j’aurais fait, dit Adeline. Wenceslas, mon ami,
votre femme a failli mourir, reprit-elle gravement. Vous voyez
combien elle vous aime. Elle est à vous, hélas! Et elle soupira
profondément.--Il peut en faire une martyre ou une femme heureuse, se
dit-elle à elle-même en pensant ce que pensent toutes les mères lors du
mariage de leurs filles.--Il me semble, ajouta-t-elle à haute voix, que
je souffre assez pour voir mes enfants heureux.
--Soyez tranquille, chère maman, dit Wenceslas au comble du bonheur de
voir cette crise heureusement terminée. Dans deux mois, j’aurai rendu
l’argent à cette horrible femme. Que voulez-vous? reprit-il en répétant
ce mot essentiellement polonais avec la grâce polonaise, il y a des
moments où l’on emprunterait au diable. C’est, après tout, l’argent de
la famille. Et une fois invité, l’aurais-je eu, cet argent qui nous
coûte si cher, si j’avais répondu par des grossièretés à une politesse?
--Oh! maman, quel mal nous fait papa! s’écria Hortense.
La baronne mit un doigt sur ses lèvres, et Hortense regretta cette
plainte, le premier blâme qu’elle laissait échapper sur un père si
héroïquement protégé par un sublime silence.
--Adieu, mes enfants, dit madame Hulot, voilà le beau temps revenu.
Mais ne vous fâchez plus.
Quand, après avoir reconduit la baronne, Wenceslas et sa femme furent
revenus dans leur chambre, Hortense dit à son mari:--Raconte-moi
ta soirée? Et elle épia le visage de Wenceslas pendant ce récit,
entrecoupé de ces questions qui se pressent sur les lèvres d’une femme
en pareil cas. Ce récit rendit Hortense songeuse, elle entrevoyait les
diaboliques amusements que des artistes devaient trouver dans cette
vicieuse société.
--Sois franc! mon Wenceslas?... il y avait là Stidmann, Claude Vignon,
Vernisset, qui encore?... Enfin tu t’es amusé!...
--Moi?... je ne pensais qu’à nos dix mille francs, et je me disais:
«mon Hortense sera sans inquiétudes!»
Cet interrogatoire fatiguait énormément le Livonien, et il saisit un
moment de gaieté pour dire à Hortense:--Et toi, mon ange, qu’aurais-tu
fait, si ton artiste s’était trouvé coupable?...
--Moi, dit-elle d’un petit air décidé, j’aurais pris Stidmann, mais
sans l’aimer, bien entendu!
--Hortense! s’écria Steinbock en se levant avec brusquerie et par un
mouvement théâtral, tu n’en aurais pas eu le temps, je t’aurais tuée.
Hortense se jeta sur son mari, l’embrassa à l’étouffer, le couvrit
de caresses, et lui dit:--Ah! tu m’aimes! Wenceslas! va, je ne
crains rien! Mais plus de Marneffe. Ne te plonge plus jamais dans de
semblables bourbiers...
--Je te jure, ma chère Hortense, que je n’y retournerai que pour
retirer mon billet...
Elle bouda, mais comme boudent les femmes aimantes qui veulent les
bénéfices d’une bouderie. Wenceslas, fatigué d’une pareille matinée,
laissa bouder sa femme et partit pour son atelier y faire la maquette
du groupe de Samson et Dalila, dont le dessin était dans sa poche.
Hortense, inquiète de sa bouderie et croyant Wenceslas fâché, vint
à l’atelier au moment où son mari finissait de fouiller sa glaise
avec cette rage qui pousse les artistes en puissance de fantaisie. A
l’aspect de sa femme, il jeta vivement un linge mouillé sur le groupe
ébauché, et prit Hortense dans ses bras en lui disant:--Ah! nous ne
sommes pas fâchés, n’est-ce pas, ma ninette?
Hortense avait vu le groupe, le linge jeté dessus, elle ne dit rien;
mais avant de quitter l’atelier, elle se retourna, saisit le chiffon,
regarda l’esquisse et demanda:--Qu’est-ce que cela?
--Un groupe dont l’idée m’est venue.
--Et pourquoi me l’as-tu caché?
--Je voulais ne te le montrer que fini.
--La femme est bien jolie! dit Hortense.
Et mille soupçons poussèrent dans son âme comme poussent, dans les
Indes, ces végétations, grandes et touffues, du jour au lendemain.
Au bout de trois semaines environ, madame Marneffe fut profondément
irritée contre Hortense. Les femmes de cette espèce ont leur
amour-propre, elles veulent qu’on baise l’ergot du diable, elles ne
pardonnent jamais à la Vertu qui ne redoute pas leur puissance ou qui
lutte avec elles. Or, Wenceslas n’avait pas fait une seule visite
rue Vanneau, pas même celle qu’exigeait la politesse après la pose
d’une femme en Dalila. Chaque fois que Lisbeth était allée chez les
Steinbock, elle n’avait trouvé personne au logis. Monsieur et madame
vivaient à l’atelier. Lisbeth, qui relança les deux tourtereaux jusque
dans leur nid du Gros-Caillou, vit Wenceslas travaillant avec ardeur,
et apprit par la cuisinière que madame ne quittait jamais monsieur.
Wenceslas subissait le despotisme de l’amour. Valérie épousa donc pour
son compte la haine de Lisbeth envers Hortense. Les femmes tiennent
autant aux amants qu’on leur dispute, que les hommes tiennent aux
femmes qui sont désirées par plusieurs fats. Aussi, les réflexions
faites à propos de madame Marneffe s’appliquent-elles parfaitement aux
hommes à bonnes fortunes qui sont des espèces de courtisanes-hommes. Le
caprice de Valérie fut une rage, elle voulait avoir surtout son groupe,
et elle se proposait, un matin, d’aller à l’atelier voir Wenceslas,
quand survint un de ces événements graves qui peuvent s’appeler pour
ces sortes de femmes _fructus belli_. Voici comment Valérie donna la
nouvelle de ce fait, entièrement personnel. Elle déjeunait avec Lisbeth
et monsieur Marneffe.
--Dis donc, Marneffe? te doutes-tu d’être père pour la seconde fois?
--Vraiment, tu serais grosse?... Oh! laisse-moi t’embrasser...
Il se leva, fit le tour de la table, et sa femme lui tendit le front de
manière que le baiser glissât sur les cheveux.
--De ce coup-là, reprit-il, je suis chef de bureau et officier de la
Légion-d’Honneur! Ah çà! ma petite, je ne veux pas que Stanislas soit
ruiné! Pauvre petit!...
--Pauvre petit?... s’écria Lisbeth. Il y a sept mois que vous ne l’avez
vu; je passe à la pension pour être sa mère, car je suis la seule de la
maison qui s’occupe de lui!...
--Un enfant qui nous coûte cent écus tous les trois mois!... dit
Valérie. D’ailleurs, c’est ton enfant, celui-là, Marneffe! tu devrais
bien payer sa pension sur tes appointements... Le nouveau, loin de
produire des mémoires de marchands de soupe, nous sauvera de la
misère...
--Valérie, répondit Marneffe en imitant Crevel en position, j’espère
que monsieur le baron Hulot aura soin de son fils, et qu’il n’en
chargera pas un pauvre employé; je compte me montrer très-exigeant
avec lui. Aussi, prenez vos sûretés, madame! tâchez d’avoir de lui des
lettres où il vous parle de son bonheur, car il se fait un peu trop
tirer l’oreille pour ma nomination...
Et Marneffe partit pour le ministère, où la précieuse amitié de son
directeur lui permettait d’aller à son bureau vers onze heures; il y
faisait d’ailleurs peu de besogne, vu son incapacité notoire et son
aversion pour le travail.
Une fois seules, Lisbeth et Valérie se regardèrent pendant un moment
comme des augures, et partirent ensemble d’un immense éclat de rire.
--Voyons, Valérie, est-ce vrai? dit Lisbeth, ou n’est-ce qu’une comédie?
--C’est une vérité physique! répondit Valérie. Hortense _m’embête_!
Et, cette nuit, je pensais à lancer cet enfant comme une bombe dans le
ménage de Wenceslas.
Valérie rentra dans sa chambre, suivie de Lisbeth, et lui montra tout
écrite la lettre suivante:
«Wenceslas, mon ami, je crois encore à ton amour, quoique je ne t’aie
pas vu depuis bientôt vingt jours. Est-ce du dédain? Dalila ne le
saurait penser. N’est-ce pas plutôt un effet de la tyrannie d’une
femme que tu m’as dit ne pouvoir plus aimer? Wenceslas, tu es un
trop grand artiste pour te laisser ainsi dominer. Le ménage est le
tombeau de la gloire... Vois si tu ressembles au Wenceslas de la rue
du Doyenné? Tu as raté le monument de mon père; mais chez toi l’amant
est bien supérieur à l’artiste, tu es plus heureux avec la fille: tu
es père, mon adoré Wenceslas. Si tu ne venais pas me voir dans l’état
où je suis, tu passerais pour bien mauvais homme aux yeux de tes
amis; mais, je le sens, je t’aime si follement, que je n’aurai jamais
la force de te maudire. Puis-je me dire toujours
»Ta VALÉRIE.»
--Que dis-tu de mon projet d’envoyer cette lettre à l’atelier au moment
où notre chère Hortense y sera seule? demanda Valérie à Lisbeth. Hier
au soir, j’ai su par Stidmann que Wenceslas doit l’aller prendre à onze
heures pour une affaire chez Chanor; ainsi cette gaupe d’Hortense sera
seule.
--Après un tour semblable, répondit Lisbeth, je ne pourrai plus rester
ostensiblement ton amie, et il faudra que je te donne congé, que je
sois censée ne plus te voir, ni même te parler.
--Évidemment, dit Valérie; mais...
--Oh! sois tranquille, répondit Lisbeth. Nous nous reverrons quand je
serai madame la maréchale; _ils_ le veulent maintenant tous, le baron
seul ignore ce projet; mais tu le décideras.
--Mais, répondit Valérie, il est possible que je sois bientôt en
délicatesse avec le baron.
--Madame Olivier est la seule qui puisse se faire bien surprendre
la lettre par Hortense, dit Lisbeth, il faut l’envoyer d’abord rue
Saint-Dominique avant d’aller à l’atelier.
--Oh! notre petite bellote sera chez elle, répondit madame Marneffe en
sonnant Reine pour faire demander madame Olivier.
Dix minutes après l’envoi de cette fatale lettre, le baron Hulot
vint. Madame Marneffe s’élança, par un mouvement de chatte, au cou du
vieillard.
--Hector, tu es père! lui dit-elle à l’oreille. Voilà ce que c’est que
de se brouiller et de se raccommoder...
En voyant un certain étonnement que le baron ne dissimula pas
assez promptement, Valérie prit un air froid qui désespéra le
Conseiller-d’État. Elle se fit arracher les preuves les plus décisives,
une à une. Lorsque la Conviction, que la Vanité prit doucement par
la main, fut entrée dans l’esprit du vieillard, elle lui parla de la
fureur de monsieur Marneffe.
--Mon vieux grognard, lui dit-elle, il t’est bien difficile de ne pas
faire nommer ton éditeur responsable, notre gérant, si tu veux, chef
de bureau et officier de la Légion-d’Honneur, car tu l’as ruiné, cet
homme; il adore son Stanislas, ce petit _monstrico_ qui tient de lui,
et que je ne puis souffrir. A moins que tu ne préfères donner une rente
de douze cents francs à Stanislas, en nue propriété bien entendu,
l’usufruit en mon nom.
--Mais si je fais des rentes, je préfère que ce soit au nom de mon
fils, et non au _monstrico_! dit le baron.
Cette phrase imprudente, où le mot _mon fils_ passa gros comme un
fleuve débordant, fut transformée, au bout d’une heure de conversation,
en une promesse formelle de faire douze cents francs de rente à
l’enfant à venir. Puis cette promesse fut, sur la langue et la
physionomie de Valérie, ce qu’est un tambour entre les mains d’un
marmot, elle devait en jouer pendant vingt jours.
Au moment où le baron Hulot, heureux comme le marié d’un an qui désire
un héritier, sortait de la rue Vanneau, madame Olivier s’était fait
arracher, par Hortense, la lettre qu’elle devait remettre à monsieur
le comte, en mains propres. La jeune femme paya cette lettre d’une
pièce de vingt francs. Le suicide paye son opium, son pistolet, son
charbon. Hortense lut la lettre, elle la relut; elle ne voyait que ce
papier blanc bariolé de lignes noires, il n’y avait que ce papier dans
la nature, tout était noir autour d’elle. La lueur de l’incendie qui
dévorait l’édifice de son bonheur éclairait le papier, car la nuit la
plus profonde régnait autour d’elle. Les cris de son petit Wenceslas,
qui jouait, parvenaient à son oreille comme s’il eût été dans le fond
d’un vallon, et qu’elle eût été sur un sommet. Outragée à vingt-quatre
ans, dans tout l’éclat de la beauté, parée d’un amour pur et dévoué,
c’était non pas un coup de poignard, mais la mort. La première attaque
avait été purement nerveuse, le corps s’était tordu sous l’étreinte de
la jalousie; mais la certitude attaqua l’âme, le corps fut anéanti.
Hortense demeura pendant dix minutes environ sous cette oppression. Le
fantôme de sa mère lui apparut et lui fit une révolution; elle devint
calme et froide, elle recouvra sa raison. Elle sonna.
--Que Louise, ma chère, dit-elle à la cuisinière, vous aide. Vous allez
faire, le plus tôt possible, des paquets de tout ce qui est à moi ici,
et de tout ce qui regarde mon fils. Je vous donne une heure. Quand tout
sera prêt, allez chercher sur la place une voiture, et prévenez-moi.
Pas d’observations! Je quitte la maison et j’emmène Louise. Vous
resterez, vous, avec monsieur; ayez bien soin de lui...
Elle passa dans sa chambre, se mit à sa table, et écrivit la lettre
suivante:
«Monsieur le comte,
»La lettre jointe à la mienne vous expliquera la cause de la
résolution que j’ai prise.
»Quand vous lirez ces lignes, j’aurai quitté votre maison, et je me
serai retirée auprès de ma mère, avec notre enfant.
»Ne comptez pas que je revienne jamais sur ce parti. Ne croyez pas
à l’emportement de la jeunesse, à son irréflexion, à la vivacité de
l’amour jeune offensé, vous vous tromperiez étrangement.
»J’ai prodigieusement pensé, depuis quinze jours, à la vie, à
l’amour, à notre union, à nos devoirs mutuels. J’ai connu dans son
entier le dévouement de ma mère, elle m’a dit ses douleurs! Elle est
héroïque tous les jours, depuis vingt-trois ans; mais je ne me sens
pas la force de l’imiter, non que je vous aie aimé moins qu’elle
aime mon père, mais par des raisons tirées de mon caractère. Notre
intérieur deviendrait un enfer, et je pourrais perdre la tête au
point de vous déshonorer, de me déshonorer, de déshonorer notre
enfant. Je ne veux pas être une madame Marneffe; et dans cette
carrière, une femme de ma trempe ne s’arrêterait peut-être pas. Je
suis, malheureusement pour moi, une Hulot et non pas une Fischer.
»Seule et loin du spectacle de vos désordres, je réponds de moi,
surtout occupée de notre enfant, près de ma forte et sublime mère,
dont la vie agira sur les mouvements tumultueux de mon cœur. Là, je
puis être une bonne mère, bien élever notre fils et vivre. Chez vous,
la Femme tuerait la Mère, et des querelles incessantes aigriraient
mon caractère.
»J’accepterais la mort d’un coup; mais je ne veux pas être malade
pendant vingt-cinq ans comme ma mère. Si vous m’avez trahie après
trois ans d’un amour absolu, continu, pour la maîtresse de votre
beau-père, quelles rivales ne me donneriez-vous pas plus tard? Ah!
monsieur, vous commencez, bien plus tôt que mon père, cette carrière
de libertinage, de prodigalité qui déshonore un père de famille, qui
diminue le respect des enfants, et au bout de laquelle se trouvent la
honte et le désespoir.
»Je ne suis point implacable. Des sentiments inflexibles ne
conviennent point à des êtres faibles qui vivent sous l’œil de Dieu.
Si vous conquérez gloire et fortune par des travaux soutenus, si vous
renoncez aux courtisanes, aux sentiers ignobles et bourbeux, vous
retrouverez une femme digne de vous.
»Je vous crois trop gentilhomme pour recourir à la loi. Vous
respecterez ma volonté, monsieur le comte, en me laissant chez ma
mère; et, surtout, ne vous y présentez jamais. Je vous ai laissé tout
l’argent que vous a prêté cette odieuse femme. Adieu!
»HORTENSE HULOT.»
Cette lettre fut péniblement écrite, Hortense s’abandonnait aux pleurs,
aux cris de la passion égorgée. Elle quittait et reprenait la plume
pour exprimer simplement ce que l’amour déclame ordinairement dans
ces lettres testamentaires. Le cœur s’exhalait en interjections, en
plaintes, en pleurs; mais la raison dictait.
La jeune femme, avertie par Louise que tout était prêt, parcourut
lentement le jardinet, la chambre, le salon, y regarda tout pour la
dernière fois. Puis elle fit à la cuisinière les recommandations les
plus vives pour qu’elle veillât au bien-être de Monsieur, en lui
promettant de la récompenser si elle voulait être honnête. Enfin, elle
monta dans la voiture pour se rendre chez sa mère, le cœur brisé,
pleurant à faire peine à sa femme de chambre, et couvrant le petit
Wenceslas de baisers avec une joie délirante qui trahissait encore bien
de l’amour pour le père.
La baronne savait déjà par Lisbeth que le beau-père était pour beaucoup
dans la faute de son gendre, elle ne fut pas surprise de voir arriver
sa fille, elle l’approuva et consentit à la garder près d’elle.
Adeline, en voyant que la douceur et le dévouement n’avaient jamais
arrêté son Hector, pour qui son estime commençait à diminuer, trouva
que sa fille avait raison de prendre une autre voie. En vingt jours,
la pauvre mère venait de recevoir deux blessures dont les souffrances
surpassaient toutes ses tortures passées. Le baron avait mis Victorin
et sa femme dans la gêne; puis il était la cause, suivant Lisbeth, du
dérangement de Wenceslas, il avait dépravé son gendre. La majesté de
ce père de famille, maintenue pendant si long-temps par des sacrifices
insensés, était dégradée. Sans regretter leur argent, les Hulot jeunes
concevaient à la fois de la défiance et des inquiétudes à l’égard du
baron. Ce sentiment assez visible affligeait profondément Adeline, elle
pressentait la dissolution de la famille. La baronne logea sa fille
dans la salle à manger, qui fut promptement transformée en chambre à
coucher, grâce à l’argent du maréchal; et l’antichambre devint, comme
dans beaucoup de ménages, la salle à manger.
Quand Wenceslas revint chez lui, quand il eut achevé de lire les deux
lettres, il éprouva comme un sentiment de joie mêlé de tristesse.
Gardé pour ainsi dire à vue par sa femme, il s’était intérieurement
rebellé contre ce nouvel emprisonnement à la Lisbeth. Gorgé d’amour
depuis trois ans, il avait, lui aussi, réfléchi pendant ces derniers
quinze jours; et il trouvait la famille lourde à porter. Il venait
de s’entendre féliciter par Stidmann sur la passion qu’il inspirait
à Valérie; car Stidmann, dans une arrière-pensée assez concevable,
jugeait à propos de flatter la vanité du mari d’Hortense en espérant
consoler la victime. Wenceslas fut donc heureux de pouvoir retourner
chez madame Marneffe. Mais il se rappela le bonheur entier et pur dont
il avait joui, les perfections d’Hortense, sa sagesse, son innocent
et naïf amour, et il la regretta vivement. Il voulut courir chez sa
belle-mère y obtenir son pardon, mais il fit comme Hulot et Crevel, il
alla voir madame Marneffe à laquelle il apporta la lettre de sa femme
pour lui montrer le désastre dont elle était la cause, et, pour ainsi
dire, escompter ce malheur, en demandant en retour des plaisirs à sa
maîtresse. Il trouva Crevel chez Valérie. Le maire, bouffi d’orgueil,
allait et venait dans le salon, comme un homme agité par des sentiments
tumultueux. Il se mettait en position comme s’il voulait parler et il
n’osait. Sa physionomie resplendissait, et il courait à la croisée
tambouriner de ses doigts sur les vitres. Il regardait Valérie d’un air
touché, attendri. Heureusement pour Crevel, Lisbeth entra.
--Cousine, lui dit-il à l’oreille, vous savez la nouvelle? je suis
père! Il me semble que j’aime moins ma pauvre Célestine. Oh! ce que
c’est que d’avoir un enfant d’une femme qu’on idolâtre! Joindre la
paternité du cœur à la paternité du sang! Oh! voyez-vous, dites-le à
Valérie! je vais travailler pour cet enfant, je le veux riche! Elle
m’a dit qu’elle croyait, à certains indices, que ce serait un garçon!
Si c’est un garçon, je veux qu’il se nomme Crevel: je consulterai mon
notaire.
--Je sais combien elle vous aime, dit Lisbeth; mais, au nom de votre
avenir et du sien, contenez-vous, ne vous frottez pas les mains à tout
moment.
Pendant que Lisbeth faisait cet _à parte_ avec Crevel, Valérie avait
redemandé sa lettre à Wenceslas, et elle lui tenait à l’oreille des
propos qui dissipaient sa tristesse.
--Te voilà libre, mon ami, dit-elle. Est-ce que les grands artistes
devraient se marier? Vous n’existez que par la fantaisie et par la
liberté! Va, je t’aimerai tant, mon cher poëte, que tu ne regretteras
jamais ta femme. Mais cependant, si comme beaucoup de gens, tu veux
garder le décorum, je me charge de faire revenir Hortense chez toi,
dans peu de temps...
--Oh! si c’était possible?
--J’en suis sûre, dit Valérie piquée. Ton pauvre beau-père est un
homme fini sous tous les rapports, qui par amour-propre veut avoir
l’air d’être aimé, veut faire croire qu’il a une maîtresse, et il a
tant de vanité sur cet article que je le gouverne entièrement. La
baronne aime encore tant son vieil Hector (il me semble toujours
parler de l’Iliade), que les deux vieux obtiendront d’Hortense ton
raccommodement. Seulement, si tu ne veux pas avoir des orages chez toi,
ne reste pas vingt jours sans venir voir ta maîtresse... Je me mourais.
Mon petit, on doit des égards, quand on est gentilhomme, à une femme
qu’on a compromise au point où je le suis, surtout quand cette femme a
bien des ménagements à prendre pour sa réputation... Reste à dîner, mon
ange... Et songe que je dois être d’autant plus froide avec toi, que tu
es l’auteur de cette trop visible faute.
On annonça le baron Montès, Valérie se leva, courut à sa rencontre, lui
parla pendant quelques instants à l’oreille, et fit avec lui les mêmes
réserves pour son maintien qu’elle venait de faire avec Wenceslas; car
le Brésilien eut une contenance diplomatique appropriée à la grande
nouvelle qui le comblait de joie, il était certain de sa paternité,
lui!...
Grâce à cette stratégie basée sur l’amour-propre de l’homme à l’état
d’amant, Valérie eut à sa table, tous joyeux, animés, charmés, quatre
hommes se croyant adorés, et que Marneffe nomma plaisamment à Lisbeth,
en s’y comprenant, les cinq pères de l’Église.
Le baron Hulot seul montra d’abord une figure soucieuse. Voici
pourquoi: au moment de quitter son cabinet, il était venu voir le
Directeur du Personnel, un général, son camarade depuis trente ans,
et il lui avait parlé de nommer Marneffe à la place de Coquet, qui
consentait à donner sa démission.
--Mon cher ami, lui dit-il, je ne voudrais pas demander cette faveur au
maréchal sans que nous soyons d’accord et que j’aie eu votre agrément.
--Mon cher ami, répondit le Directeur du Personnel, permettez-moi de
vous faire observer que, pour vous-même, vous ne devriez pas insister
sur cette nomination. Je vous ai déjà dit mon opinion. Ce serait un
scandale dans les bureaux, où l’on s’occupe déjà beaucoup trop de vous
et de madame Marneffe. Ceci, bien entre nous. Je ne veux pas attaquer
votre endroit sensible, ni vous désobliger en quoi que ce soit, je vais
vous en donner la preuve. Si vous y tenez absolument, si vous voulez
demander la place de monsieur Coquet, qui sera vraiment une perte pour
les bureaux de la guerre (il y est depuis 1809), je partirai pour
quinze jours à la campagne, afin de vous laisser le champ libre auprès
du maréchal qui vous aime comme son fils. Je ne serai donc ni pour, ni
contre, et je n’aurai rien fait contre ma conscience d’administrateur.
--Je vous remercie, répondit le baron, je réfléchirai à ce que vous
venez de me dire.
--Si je me permets cette observation, mon cher ami, c’est qu’il y
va beaucoup plus de votre intérêt personnel que de mon affaire ou
de mon amour-propre. Le maréchal est le maître, d’abord. Puis, mon
cher, on nous reproche tant de choses, qu’une de plus ou de moins!
nous n’en sommes pas à notre virginité en fait de critiques. Sous la
Restauration, on a nommé des gens pour leur donner des appointements et
sans s’embarrasser du service... Nous sommes de vieux camarades...
--Oui, répondit le baron, et c’est bien pour ne pas altérer notre
vieille et précieuse amitié que je...
--Allons, reprit le Directeur du Personnel, en voyant l’embarras peint
sur la figure de Hulot, je voyagerai, mon vieux... Mais prenez garde!
vous avez des ennemis, c’est-à-dire des gens qui convoitent votre
magnifique traitement, et vous n’êtes amarré que sur une ancre. Ah! si
vous étiez député comme moi, vous ne craindriez rien; aussi tenez-vous
bien...
Ce discours, plein d’amitié, fit une vive impression sur le
Conseiller-d’État.
--Mais enfin, Roger, qu’y a-t-il? Ne faites pas le mystérieux avec moi!
Le personnage que Hulot nommait Roger, regarda Hulot, lui prit la main,
la lui serra.
--Nous sommes de trop vieux amis pour que je ne vous donne pas un
avis. Si vous voulez rester, il faudrait vous faire votre lit de
repos vous-même. Ainsi, dans votre position, au lieu de demander au
maréchal la place de monsieur Coquet pour monsieur Marneffe, je le
prierais d’user de son influence pour me réserver le Conseil-d’État
en service ordinaire, où je mourrais tranquille; et, comme le castor,
j’abandonnerais ma Direction générale aux chasseurs.
--Comment, le maréchal oublierait...
--Mon vieux, le maréchal vous a si bien défendu en plein conseil des
ministres, qu’on ne songe plus à vous dégommer; mais il en a été
question!... Ainsi ne donnez pas de prétextes... Je ne veux pas vous en
dire davantage. En ce moment, vous pouvez faire vos conditions, être
Conseiller-d’État et pair de France. Si vous attendez trop, si vous
donnez prise sur vous, je ne réponds de rien... Dois-je voyager?...
--Attendez, je verrai le maréchal, répondit Hulot, et j’enverrai mon
frère sonder le terrain près du patron.
On peut comprendre en quelle humeur revint le baron chez madame
Marneffe, il avait presque oublié qu’il était père, car Roger venait de
faire acte de vraie et bonne camaraderie, en lui éclairant sa position.
Néanmoins, telle était l’influence de Valérie, qu’au milieu du dîner,
le baron se mit à l’unisson, et devint d’autant plus gai qu’il avait
plus de soucis à étouffer; mais le malheureux ne se doutait pas que,
dans cette soirée, il allait se trouver entre son bonheur et le danger
signalé par le Directeur du Personnel, c’est-à-dire forcé d’opter entre
madame Marneffe et sa position. Vers onze heures, au moment où la
soirée atteignait à son apogée d’animation, car le salon était plein de
monde, Valérie prit avec elle Hector dans un coin de son divan.
--Mon bon vieux, lui dit-elle à l’oreille, ta fille s’est si fort
irritée de ce que Wenceslas vient ici, qu’elle l’a planté là. C’est une
mauvaise tête qu’Hortense. Demande à Wenceslas de voir la lettre que
cette petite sotte lui a écrite. Cette séparation de deux amoureux
dont on veut que je sois la cause, peut me faire un tort inouï, car
voilà la manière dont s’attaquent entre elles les femmes vertueuses.
C’est un scandale que de jouer à la victime, pour jeter le blâme sur
une femme qui n’a d’autres torts que d’avoir une maison agréable. Si
tu m’aimes, tu me disculperas en rapatriant les deux tourtereaux. Je
ne tiens pas du tout, d’ailleurs, à recevoir ton gendre, c’est toi qui
me l’as amené, remporte-le! Si tu as de l’autorité dans ta famille,
il me semble que tu pourrais bien exiger de ta femme qu’elle fît ce
raccommodement. Dis-lui de ma part, à cette bonne vieille, que si l’on
me donne injustement le tort d’avoir brouillé un jeune ménage, de
troubler l’union d’une famille, et de prendre à la fois le père et le
gendre, je mériterai ma réputation en les tracassant à ma façon! Ne
voilà-t-il pas Lisbeth qui parle de me quitter?... Elle me préfère sa
famille, je ne veux pas l’en blâmer. Elle ne reste ici, m’a-t-elle dit,
que si les jeunes gens se raccommodent. Nous voilà propres, la dépense
sera triplée ici!...
--Oh! quant à cela, dit le baron en apprenant l’esclandre de sa fille,
j’y mettrai bon ordre.
--Eh bien! reprit Valérie, à autre chose. Et la place de Coquet?...
--Ceci, répondit Hector en baissant les yeux, est plus difficile, pour
ne pas dire impossible!...
--Impossible, mon cher Hector, dit madame Marneffe à l’oreille du
baron; mais tu ne sais pas à quelles extrémités va se porter Marneffe,
je suis en son pouvoir; il est immoral, dans son intérêt, comme la
plupart des hommes, mais il est excessivement vindicatif à la façon des
petits esprits, des impuissants. Dans la situation où tu m’as mise, je
suis à sa discrétion. Obligée de me remettre avec lui pour quelques
jours, il est capable de ne plus quitter ma chambre.
Hulot fit un prodigieux haut-le-corps.
--Il me laissait tranquille à la condition d’être chef de bureau. C’est
infâme, mais c’est logique.
--Valérie, m’aimes-tu?...
--Cette question dans l’état où je suis est, mon cher, une injustice de
laquais...
--Eh bien! si je veux tenter, seulement tenter, de demander au maréchal
une place pour Marneffe, je ne suis plus rien et Marneffe est destitué.
--Je croyais que le prince et toi, vous étiez deux amis intimes.
--Certes, il me l’a bien prouvé; mais, mon enfant, au-dessus du
maréchal, il y a quelqu’un, et il y a encore tout le conseil des
ministres, par exemple... Avec un peu de temps, en louvoyant, nous
arriverons. Pour réussir, il faut attendre le moment où l’on me
demandera quelque service à moi. Je pourrai dire alors: Je vous passe
la casse, passez-moi le séné...
--Si je dis cela, mon pauvre Hector, à Marneffe, il nous jouera quelque
méchant tour. Tiens, dis-lui toi-même qu’il faut attendre, je ne m’en
charge pas. Oh! je connais mon sort, il sait comment me punir, il ne
quittera pas ma chambre... N’oublie pas les douze cents francs de rente
pour le petit.
Hulot prit monsieur Marneffe à part, en se sentant menacé dans son
plaisir; et, pour la première fois, il quitta le ton hautain qu’il
avait gardé jusqu’alors, tant il était épouvanté par la perspective de
cet agonisant dans la chambre de cette jolie femme.
--Marneffe, mon cher ami, dit-il, il a été question de vous
aujourd’hui! Mais vous ne serez pas chef de bureau d’emblée... Il nous
faut du temps.
--Je le serai, monsieur le baron, répliqua nettement Marneffe.
--Mais, mon cher...
--Je le serai, monsieur le baron, répéta froidement Marneffe en
regardant alternativement le baron et Valérie. Vous avez mis ma femme
dans la nécessité de se raccommoder avec moi, je la garde; car, _mon
cher ami_, elle est charmante, ajouta-t-il avec une épouvantable
ironie. Je suis le maître ici, plus que vous ne l’êtes au ministère.
Le baron sentit en lui-même une de ces douleurs qui produisent dans
le cœur l’effet d’une rage de dents, et il faillit laisser voir des
larmes dans ses yeux. Pendant cette courte scène, Valérie notifiait
à l’oreille de Henri Montès la prétendue volonté de Marneffe, et se
débarrassait ainsi de lui pour quelque temps.
Des quatre fidèles, Crevel seul, possesseur de sa petite maison
économique, était excepté de cette mesure; aussi montrait-il sur sa
physionomie un air de béatitude vraiment insolent, malgré les espèces
de réprimandes que lui adressait Valérie par des froncements de
sourcils et des mines significatives; mais sa radieuse paternité se
jouait dans tous ses traits. A un mot de reproche que Valérie alla lui
jeter à l’oreille, il la saisit par la main et lui répondit:--Demain,
ma duchesse, tu auras ton petit hôtel!... c’est demain l’adjudication
définitive.
--Et le mobilier? répondit-elle en souriant.
--J’ai mille actions de Versailles, rive gauche, achetées à cent
vingt-cinq francs, et elles iront à trois cents à cause d’une fusion
des deux chemins, dans le secret de laquelle j’ai été mis. Tu seras
meublée comme une reine!... Mais tu ne seras plus qu’à moi, n’est-ce
pas?...
--Oui, gros maire, dit en souriant cette madame de Merteuil bourgeoise;
mais de la tenue! respecte la future madame Crevel.
--Mon cher cousin, disait Lisbeth au baron, je serai demain chez
Adeline de bonne heure, car, vous comprenez, je ne peux décemment
rester ici. J’irai tenir le ménage de votre frère le maréchal.
--Je retourne ce soir chez moi, dit le baron.
--Eh bien! j’y viendrai déjeuner demain, répondit Lisbeth en souriant.
Elle comprit combien sa présence était nécessaire à la scène de famille
qui devait avoir lieu, le lendemain. Aussi, dès le matin, alla-t-elle
chez Victorin à qui elle apprit la séparation d’Hortense et de
Wenceslas.
Lorsque le baron entra chez lui, vers dix heures et demie du soir,
Mariette et Louise, dont la journée avait été laborieuse, fermaient
la porte de l’appartement, Hulot n’eut donc pas besoin de sonner. Le
mari, très-contrarié d’être vertueux, alla droit à la chambre de sa
femme; et, par la porte entr’ouverte, il la vit prosternée devant son
crucifix, abîmée dans la prière, et dans une de ces poses expressives
qui font la gloire des peintres ou des sculpteurs assez heureux pour
les bien rendre après les avoir trouvées. Adeline, emportée par
l’exaltation, disait à haute voix: «Mon Dieu! faites-nous la grâce
de l’éclairer!...» Ainsi la baronne priait pour son Hector. A ce
spectacle, si différent de celui qu’il quittait, en entendant cette
phrase dictée par l’événement de cette journée, le baron attendri
laissa partir un soupir. Adeline se retourna, le visage couvert de
larmes. Elle crut si bien sa prière exaucée qu’elle fit un bond, et
saisit son Hector avec la force que donne la passion heureuse. Adeline
avait dépouillé tout intérêt de femme, la douleur éteignait jusqu’au
souvenir. Il n’y avait plus en elle que maternité, honneur de famille,
et l’attachement le plus pur d’une épouse chrétienne pour un mari
fourvoyé, cette sainte tendresse qui survit à tout dans le cœur de la
femme. Tout cela se devinait.
--Hector! dit-elle enfin, nous reviendrais-tu? Dieu prendrait-il en
pitié notre famille?
--Chère Adeline! reprit le baron en entrant et asseyant sa femme sur un
fauteuil à côté de lui, tu es la plus sainte créature que je connaisse,
et il y a long-temps que je ne me trouve plus digne de toi.
--Tu aurais peu de chose à faire, mon ami, dit-elle en tenant la main
de Hulot et tremblant si fort qu’elle semblait avoir un tic nerveux,
bien peu de chose pour rétablir l’ordre...
Elle n’osa poursuivre, elle sentit que chaque mot serait un blâme, et
elle ne voulait pas troubler le bonheur que cette entrevue lui versait
à torrents dans l’âme.
--Hortense m’amène ici, reprit Hulot. Cette petite fille peut nous
faire plus de mal par sa démarche précipitée que ne nous en a fait mon
absurde passion pour Valérie. Mais nous causerons de tout cela demain
matin. Hortense dort, m’a dit Mariette, laissons-la tranquille.
--Oui, dit madame Hulot envahie soudain par une profonde tristesse.
Elle devina que le baron revenait chez lui, ramené moins par le désir
de voir sa famille, que par un intérêt étranger.
--Laissons-la tranquille encore demain, car la pauvre enfant est dans
un état déplorable, elle a pleuré pendant toute la journée, dit la
baronne.
Le lendemain, à neuf heures du matin, le baron, en attendant sa fille à
laquelle il avait fait dire de venir, se promenait dans l’immense salon
inhabité, cherchant des raisons à donner pour vaincre l’entêtement
le plus difficile à dompter, celui d’une jeune femme offensée et
implacable, comme l’est la jeunesse irréprochable, à qui les honteux
ménagements du monde sont inconnus, parce qu’elle en ignore les
passions et les intérêts.
--Me voici, papa! dit d’une voix tremblante Hortense que ses
souffrances avaient pâlie.
Hulot, assis sur une chaise, prit sa fille par la taille et la força de
se mettre sur ses genoux.
--Eh bien! mon enfant, dit-il en l’embrassant au front, il y a donc de
la brouille dans le ménage, et nous avons fait un coup de tête?... Ce
n’est pas d’une fille bien élevée. Mon Hortense ne devait pas prendre
à elle seule un parti décisif, comme celui de quitter sa maison,
d’abandonner son mari, sans consulter ses parents. Si ma chère Hortense
était venue voir sa bonne et excellente mère, elle ne m’aurait pas
causé le violent chagrin que je ressens!... Tu ne connais pas le monde,
il est bien méchant. On peut dire que c’est ton mari qui t’a renvoyée
à tes parents. Les enfants élevés, comme vous, dans le giron maternel,
restent plus long-temps enfants que les autres, ils ne savent pas la
vie! La passion naïve et fraîche, comme celle que tu as pour Wenceslas,
ne calcule malheureusement rien, elle est toute à ses premiers
mouvements. Notre petit cœur part, la tête suit. On brûlerait Paris
pour se venger, sans penser à la cour d’assises! Quand ton vieux père
vient te dire que tu n’as pas gardé les convenances, tu peux le croire;
et je ne te parle pas encore de la profonde douleur que j’ai ressentie,
elle est bien amère, car tu jettes le blâme sur une femme dont le cœur
ne t’est pas connu, dont l’inimitié peut devenir terrible... Hélas!
toi, si pleine de candeur, d’innocence, de pureté, tu ne doutes de
rien: tu peux être salie, calomniée. D’ailleurs, mon cher petit ange,
tu as pris au sérieux une plaisanterie, et je puis, moi, te garantir
l’innocence de ton mari. Madame Marneffe...
Jusque-là le baron, comme un artiste en diplomatie, modulait
admirablement bien ses remontrances. Il avait, comme on le voit,
supérieurement ménagé l’introduction de ce nom; mais, en l’entendant,
Hortense fit le geste d’une personne blessée au vif.
--Écoutez-moi, j’ai de l’expérience et j’ai tout observé, reprit le
père en empêchant sa fille de parler. Cette dame traite ton mari
très-froidement. Oui, tu as été l’objet d’une mystification, je vais
t’en donner les preuves. Tiens, hier Wenceslas était à dîner...
--Il y dînait?... demanda la jeune femme en se dressant sur ses pieds
et regardant son père avec l’horreur peinte sur le visage. Hier! après
avoir lu ma lettre?... Oh! mon Dieu!... Pourquoi ne suis-je pas entrée
dans un couvent, au lieu de me marier! Ma vie n’est plus à moi, j’ai un
enfant! ajouta-t-elle en sanglotant.
Ces larmes atteignirent madame Hulot au cœur, elle sortit de sa
chambre, elle courut à sa fille, la prit dans ses bras, et lui fit de
ces questions stupides de douleur, les premières qui viennent sur les
lèvres.
--Voilà les larmes!... se disait le baron, tout allait si bien!
Maintenant que faire avec des femmes qui pleurent?...
--Mon enfant, dit la baronne à Hortense, écoute ton père! il nous aime,
va...
--Voyons, Hortense, ma chère petite fille, ne pleure pas, tu deviens
trop laide, dit le baron. Voyons! un peu de raison. Reviens sagement
dans ton ménage, et je te promets que Wenceslas ne mettra jamais les
pieds dans cette maison. Je te demande ce sacrifice, si c’est un
sacrifice que de pardonner la plus légère des fautes à un mari qu’on
aime! je te le demande par mes cheveux blancs, par l’amour que tu
portes à ta mère... Tu ne veux pas remplir mes vieux jours d’amertume
et de chagrin?...
Hortense se jeta, comme une folle, aux pieds de son père par un
mouvement si désespéré, que ses cheveux mal attachés se dénouèrent, et
elle lui tendit les mains avec un geste où se peignait son désespoir.
--Mon père, vous me demandez ma vie! dit-elle, prenez-la si vous
voulez; mais au moins prenez-la pure et sans tache, je vous
l’abandonnerai certes avec plaisir. Ne me demandez pas de mourir
déshonorée, criminelle! Je ne ressemble pas à ma mère! je ne dévorerai
pas d’outrages! Si je rentre sous le toit conjugal, je puis étouffer
Wenceslas dans un accès de jalousie, ou faire pis encore. N’exigez pas
de moi des choses au-dessus de mes forces. Ne me pleurez pas vivante!
car, le moins pour moi, c’est de devenir folle... Je sens la folie à
deux pas de moi! Hier! hier! il dînait chez cette femme après avoir lu
ma lettre!... Les autres hommes sont-ils ainsi faits?... Je vous donne
ma vie, mais que la mort ne soit pas ignominieuse!... Sa faute?...
légère!... Avoir un enfant de cette femme!
--Un enfant? dit Hulot en faisant deux pas en arrière. Allons! c’est
bien certainement une plaisanterie.
En ce moment, Victorin et la cousine Bette entrèrent, et restèrent
hébétés de ce spectacle. La fille était prosternée aux pieds de son
père. La baronne, muette et prise entre le sentiment maternel et le
sentiment conjugal, offrait un visage bouleversé, couvert de larmes.
--Lisbeth, dit le baron en saisissant la vieille fille par la main et
lui montrant Hortense, tu peux me venir en aide. Ma pauvre Hortense a
la tête tournée, elle croit son Wenceslas aimé de madame Marneffe,
tandis qu’elle a voulu tout bonnement avoir un groupe de lui.
--Dalila! cria la jeune femme, la seule chose qu’il ait faite en un
moment depuis notre mariage. Ce monsieur ne pouvait pas travailler pour
moi, pour son fils, et il a travaillé pour cette vaurienne avec une
ardeur... Oh! achevez-moi, mon père, car chacune de vos paroles est un
coup de poignard.
En s’adressant à la baronne et à Victorin, Lisbeth haussa les épaules
par un geste de pitié en leur montrant le baron qui ne pouvait pas la
voir.
--Écoutez, mon cousin, dit Lisbeth, je ne savais pas ce qu’était
madame Marneffe quand vous m’avez priée d’aller me loger au-dessus
de chez elle et de tenir sa maison; mais, en trois ans, on apprend
bien des choses. Cette créature est une _fille_! et une fille d’une
dépravation qui ne peut se comparer qu’à celle de son infâme et hideux
mari. Vous êtes la dupe, le _Milord Pot-au-Feu_ de ces gens-là, vous
serez mené par eux plus loin que vous ne le pensez! Il faut vous parler
clairement, car vous êtes au fond d’un abîme.
En entendant parler ainsi Lisbeth, la baronne et sa fille lui jetèrent
des regards semblables à ceux des dévots remerciant une madone de leur
avoir sauvé la vie.
--Elle a voulu, cette horrible femme, brouiller le ménage de votre
gendre, dans quel intérêt? je n’en sais rien; car mon intelligence
est trop faible pour que je puisse voir clair dans ces ténébreuses
intrigues, si perverses, ignobles, infâmes. Votre madame Marneffe
n’aime pas votre gendre, mais elle le veut à ses genoux par vengeance.
Je viens de traiter cette misérable comme elle le méritait. C’est
une courtisane sans pudeur, je lui ai déclaré que je quittais sa
maison, que je voulais dégager mon honneur de ce bourbier... Je suis
de ma famille avant tout. J’ai su que ma petite cousine avait quitté
Wenceslas, et je viens! Votre Valérie que vous prenez pour une sainte
est la cause de cette cruelle séparation; puis-je rester chez une
pareille femme? Notre petite chère Hortense, dit-elle en touchant le
bras au baron d’une manière significative, est peut-être la dupe d’un
désir de ces sortes de femmes qui, pour avoir un bijou, sacrifieraient
toute une famille. Je ne crois pas Wenceslas coupable, mais je le crois
faible et je ne dis pas qu’il ne succomberait point à des coquetteries
si raffinées. Ma résolution est prise. Cette femme vous est funeste,
elle vous mettra sur la paille. Je ne veux pas avoir l’air de tremper
dans la ruine de ma famille; moi qui ne suis là depuis trois ans que
pour l’empêcher. Vous êtes trompé, mon cousin. Dites bien fermement
que vous ne vous mêlerez pas de la nomination de cet ignoble monsieur
Marneffe, et vous verrez ce qui arrivera! L’on vous taille de fameuses
étrivières pour ce cas-là.
Lisbeth releva sa petite cousine et l’embrassa passionnément.
--Ma chère Hortense, tiens bon, lui dit-elle à l’oreille.
La baronne embrassa sa cousine Bette avec l’enthousiasme d’une femme
qui se voit vengée. La famille tout entière gardait un silence profond
autour de ce père, assez spirituel pour savoir ce que dénotait ce
silence. Une formidable colère passa sur son front et sur son visage en
signes évidents; toutes les veines grossirent, les yeux s’injectèrent
de sang, le teint se marbra. Adeline se jeta vivement à genoux devant
lui, lui prit les mains:--Mon ami, mon ami, grâce!
--Je vous suis odieux! dit le baron en laissant échapper le cri de sa
conscience.
Nous sommes tous dans le secret de nos torts. Nous supposons presque
toujours à nos victimes les sentiments haineux que la vengeance doit
leur inspirer; et, malgré les efforts de l’hypocrisie, notre langage
ou notre figure avoue au milieu d’une torture imprévue, comme avouait
jadis le criminel entre les mains du bourreau.
--Nos enfants, dit-il pour revenir sur son aveu, finissent par devenir
nos ennemis.
--Mon père... dit Victorin.
--Vous interrompez votre père!... reprit d’une voix foudroyante le
baron en regardant son fils.
--Mon père, écoutez, dit Victorin d’une voix ferme et nette, la voix
d’un député puritain. Je connais trop le respect que je vous dois pour
en manquer jamais, et vous aurez certainement toujours en moi le fils
le plus soumis et le plus obéissant.
Tous ceux qui assistent aux séances des Chambres reconnaîtront les
habitudes de la lutte parlementaire dans ces phrases filandreuses avec
lesquelles on calme les irritations en gagnant du temps.
--Nous sommes loin d’être vos ennemis, dit Victorin; je me suis
brouillé avec mon beau-père, monsieur Crevel, pour avoir retiré les
soixante mille francs de lettres de change de Vauvinet, et certes,
cet argent est dans les mains de madame Marneffe. Oh! je ne vous
blâme point, mon père, ajouta-t-il à un geste du baron; mais je veux
seulement joindre ma voix à celle de la cousine Lisbeth, et vous faire
observer que si mon dévouement pour vous est aveugle, mon père, et sans
bornes, mon bon père, malheureusement nos ressources pécuniaires sont
bornées.
--De l’argent! dit en tombant sur une chaise le passionné vieillard
écrasé par ce raisonnement. Et c’est mon fils! On vous le rendra,
monsieur, votre argent, dit-il en se levant.
Il marcha vers la porte.
--Hector!
Ce cri fit retourner le baron, et il montra soudain un visage inondé de
larmes à sa femme, qui l’entoura de ses bras avec la force du désespoir.
--Ne t’en va pas ainsi... ne nous quitte pas en colère. Je ne t’ai rien
dit, moi!...
A ce cri sublime les enfants se jetèrent aux genoux de leur père.
--Nous vous aimons tous, dit Hortense.
Lisbeth, immobile comme une statue, observait ce groupe avec un
sourire superbe sur les lèvres. En ce moment, le maréchal Hulot entra
dans l’antichambre et sa voix se fit entendre. La famille comprit
l’importance du secret, et la scène changea subitement d’aspect. Les
deux enfants se relevèrent, et chacun essaya de cacher son émotion.
Une querelle s’élevait à la porte entre Mariette et un soldat qui
devint si pressant, que la cuisinière entra au salon.
--Monsieur, un fourrier de régiment qui revient de _l’Algère_ veut
absolument vous parler.
--Qu’il attende.
--Monsieur, dit Mariette à l’oreille de son maître, il m’a dit de vous
dire tout bas qu’il s’agissait de monsieur votre oncle.
Le baron tressaillit, il crut à l’envoi des fonds qu’il avait
secrètement demandés depuis deux mois pour payer ses lettres de change,
il laissa sa famille, et courut dans l’antichambre. Il aperçut une
figure alsacienne.
--Est-ce à monsieur _la paron Hilotte_?
--Oui...
--Lui-même?
--Lui-même.
Le fourrier, qui fouillait dans la doublure de son képi pendant ce
colloque, en tira une lettre que le baron décacheta vivement et il lut
ce qui suit:
«Mon neveu, loin de pouvoir vous envoyer les cent mille francs que
vous me demandez, ma position n’est pas tenable, si vous ne prenez
pas des mesures énergiques pour me sauver. Nous avons sur le dos
un procureur du roi, qui parle morale et baragouine des bêtises
sur l’administration. Impossible de faire taire ce pékin-là. Si le
ministère de la guerre se laisse manger dans la main par les habits
noirs, je suis mort. Je suis sûr du porteur, tâchez de l’avancer, car
il nous a rendu service. Ne me laissez pas aux corbeaux!»
Cette lettre fut un coup de foudre, le baron y voyait éclore
les déchirements intestins qui tiraillent encore aujourd’hui le
gouvernement de l’Algérie entre le civil et le militaire, et il devait
inventer sur-le-champ des palliatifs à la plaie qui se déclarait. Il
dit au soldat de revenir le lendemain; et après l’avoir congédié non
sans de belles promesses d’avancement, il rentra dans le salon.
--Bonjour, et adieu, mon frère! dit-il au maréchal. Adieu, mes enfants,
adieu, ma bonne Adeline. Et que vas-tu devenir, Lisbeth? dit-il.
--Moi, je vais tenir le ménage du maréchal, car il faut que j’achève ma
carrière en vous rendant toujours service aux uns ou aux autres.
--Ne quitte pas Valérie sans que je t’aie vue, dit Hulot à l’oreille
de sa cousine. Adieu, Hortense, ma petite insubordonnée, tâche d’être
bien raisonnable, il me survient des affaires graves, nous reprendrons
la question de ton raccommodement. Penses-y, ma bonne petite chatte,
dit-il en l’embrassant.
Il quitta sa femme et ses enfants, si manifestement troublé, qu’ils
demeurèrent en proie aux plus vives appréhensions.
--Lisbeth, dit la baronne, il faut savoir ce que peut avoir Hector,
jamais je ne l’ai vu dans un pareil état; reste encore deux ou trois
jours chez cette femme; il lui dit tout, à elle, et nous apprendrons
ainsi ce qui l’a si subitement changé. Sois tranquille, nous allons
arranger ton mariage avec le maréchal, car ce mariage est bien
nécessaire.
--Je n’oublierai jamais le courage que tu as eu dans cette matinée, dit
Hortense en embrassant Lisbeth.
--Tu as vengé notre pauvre mère, dit Victorin.
Le maréchal observait d’un air curieux les témoignages d’affection
prodigués à Lisbeth, qui revint raconter cette scène à Valérie.
Cette esquisse permet aux âmes innocentes de deviner les différents
ravages que les madame Marneffe exercent dans les familles, et par
quels moyens elles atteignent de pauvres femmes vertueuses en apparence
si loin d’elles. Mais si l’on veut transporter par la pensée ces
troubles à l’étage supérieur de la société, près du trône; en voyant ce
que doivent avoir coûté les maîtresses des rois, on mesure l’étendue
des obligations du peuple envers ses souverains quand ils donnent
l’exemple des bonnes mœurs et de la vie de famille.
A Paris, chaque ministère est une petite ville d’où les femmes sont
bannies; mais il s’y fait des commérages et des noirceurs comme si
la population féminine s’y trouvait. Après trois ans, la position de
monsieur Marneffe avait été pour ainsi dire éclairée, mise à jour, et
l’on se demandait dans les bureaux: Monsieur Marneffe sera-t-il ou ne
sera-t-il pas le successeur de monsieur Coquet? absolument comme à
la Chambre on se demandait naguère: La dotation passera-t-elle ou ne
passera-t-elle pas? On observait les moindres mouvements à la Direction
du Personnel, on scrutait tout dans la Division du baron Hulot. Le
fin Conseiller-d’État avait mis dans son parti la victime de la
promotion de Marneffe, un travailleur capable, en lui disant que, s’il
voulait faire la besogne de Marneffe, il en serait infailliblement le
successeur, il le lui avait montré mourant. Cet employé cabalait pour
Marneffe.
Quand Hulot traversa son salon d’audience, rempli de visiteurs il y vit
dans un coin la figure blême de Marneffe, et Marneffe fut le premier
appelé.
--Qu’avez-vous à me demander, mon cher? dit le baron en cachant son
inquiétude.
--Monsieur le Directeur, on se moque de moi dans les Bureaux, car on
vient d’apprendre que monsieur le directeur du Personnel est parti ce
matin en congé pour raison de santé, son voyage sera d’environ un mois.
Attendre un mois, on sait ce que cela veut dire. Vous me livrez à la
risée de mes ennemis, et c’est assez d’être tambouriné d’un côté; des
deux à la fois, monsieur le directeur, la caisse peut crever.
--Mon cher Marneffe, il faut beaucoup de patience pour arriver à son
but. Vous ne pouvez pas être chef de bureau, si vous l’êtes jamais,
avant deux mois d’ici. Ce n’est pas au moment où je vais être obligé de
consolider ma position, que je puis demander un avancement scandaleux.
--Si vous sautez, je ne serai jamais Chef de bureau, dit froidement
monsieur Marneffe; faites-moi nommer, il n’en sera ni plus ni moins.
--Ainsi je dois me sacrifier à vous? demanda le baron.
--S’il en était autrement, je perdrais bien des illusions sur vous.
--Vous êtes par trop Marneffe, monsieur Marneffe!... dit le baron en se
levant et montrant la porte au sous-chef.
--J’ai l’honneur de vous saluer, monsieur le baron, répondit humblement
Marneffe.
--Quel infâme drôle! se dit le baron. Ceci ressemble assez à
une sommation de payer dans les vingt-quatre heures, sous peine
d’expropriation.
Deux heures après, au moment où le baron achevait d’endoctriner Claude
Vignon, qu’il voulait envoyer au ministère de la Justice prendre des
renseignements sur les autorités judiciaires dans la circonscription
desquelles se trouvait Johann Fischer, Reine ouvrit le cabinet de
monsieur le directeur, et vint lui remettre une petite lettre en en
demandant la réponse.
--Envoyer Reine! se dit le baron. Valérie est folle, elle nous
compromet tous, et compromet la nomination de cet abominable Marneffe!
Il congédia le secrétaire particulier du ministre et lut ce qui suit:
«Ah! mon ami, quelle scène je viens de subir; si tu m’as donné le
bonheur depuis trois ans, je l’ai bien payé! Il est rentré de son
bureau dans un état de fureur à faire frissonner. Je le connaissais
bien laid, je l’ai vu monstrueux. Ses quatre véritables dents
tremblaient, et il m’a menacée de son odieuse compagnie, si je
continuais à te recevoir. Mon pauvre chat, hélas! notre porte sera
fermée pour toi désormais. Tu vois mes larmes, elles tombent sur mon
papier, elles le trempent! pourras-tu me lire, mon cher Hector? Ah!
ne plus te voir, renoncer à toi, quand j’ai en moi un peu de ta
vie comme je crois avoir ton cœur, c’est à en mourir. Songe à notre
petit Hector! ne m’abandonne pas; mais ne te déshonore pas pour
Marneffe, ne cède pas à ses menaces! Ah! je t’aime comme je n’ai
jamais aimé! Je me suis rappelé tous les sacrifices que tu as faits
pour ta Valérie, elle n’est pas et ne sera jamais ingrate: tu es, tu
seras mon seul mari. Ne pense plus aux douze cents francs de rente
que je te demande pour ce cher petit Hector qui viendra dans quelques
mois... je ne veux plus rien te coûter. D’ailleurs, ma fortune sera
toujours la tienne.
»Ah! si tu m’aimais autant que je t’aime, mon Hector, tu prendrais ta
retraite, nous laisserions là chacun nos familles, nos ennuis, nos
entourages où il y a tant de haine, et nous irions vivre avec Lisbeth
dans un joli pays, en Bretagne, où tu voudras. Là nous ne verrions
personne, et nous serions heureux, loin de tout ce monde. Ta pension
de retraite, et le peu que j’ai, en mon nom, nous suffira. Tu deviens
jaloux, eh! bien, tu verrais ta Valérie occupée uniquement de son
Hector, et tu n’aurais jamais à faire ta grosse voix comme l’autre
jour. Je n’aurai jamais qu’un enfant, ce sera le nôtre, sois-en bien
sûr, mon vieux grognard aimé. Non, tu ne peux pas te figurer ma
rage, car il faut savoir comment il m’a traitée, et les grossièretés
qu’il a vomies sur ta Valérie! ces mots-là saliraient ce papier;
mais une femme comme moi, la fille de Montcornet, n’aurait jamais
dû dans toute sa vie en entendre un seul. Oh! je t’aurais voulu là
pour le punir par le spectacle de la passion insensée qui me prenait
pour toi. Mon père aurait sabré ce misérable, moi je ne peux que ce
que peut une femme: t’aimer avec frénésie! Aussi, mon amour, dans
l’état d’exaspération où je suis, m’est-il impossible de renoncer à
te voir. Oui! je veux te voir en secret, tous les jours! Nous sommes
ainsi, nous autres femmes: j’épouse ton ressentiment. De grâce, si tu
m’aimes, ne le fais pas chef de bureau, qu’il crève sous-chef!... En
ce moment, je n’ai plus la tête à moi, j’entends encore ses injures.
Bette, qui voulait me quitter, a eu pitié de moi, elle reste pour
quelques jours.
»Mon bon chéri, je ne sais encore que faire. Je ne vois que la fuite.
J’ai toujours adoré la campagne, la Bretagne, le Languedoc, tout ce
que tu voudras, pourvu que je puisse t’aimer en liberté. Pauvre chat,
comme je te plains! te voilà forcé de revenir à ta vieille Adeline,
à cette urne lacrymale, car il a dû te le dire, le monstre, il
veillera jour et nuit sur moi; il a parlé de commissaire de police!
Ne viens pas! je comprends qu’il est capable de tout, du moment où il
faisait de moi la plus ignoble des spéculations. Aussi voudrais-je
pouvoir te rendre tout ce que je tiens de tes générosités. Ah!
mon bon Hector, j’ai pu coqueter, te paraître légère, mais tu ne
connaissais pas ta Valérie; elle aimait à te tourmenter, mais elle te
préfère à tout au monde. On ne peut pas t’empêcher de venir voir ta
cousine, je vais combiner avec elle les moyens de nous parler. Mon
bon chat, écris-moi de grâce un petit mot pour me rassurer, à défaut
de ta chère présence... (oh! je donnerais une main pour te tenir sur
notre divan). Une lettre me fera l’effet d’un talisman; écris-moi
quelque chose où soit toute ta belle âme; je te rendrai ta lettre,
car il faut être prudent, je ne saurais où la cacher, il fouille
partout. Enfin, rassure ta Valérie, ta femme, la mère de ton enfant.
Être obligée de t’écrire, moi qui te voyais tous les jours. Aussi
dis-je à Lisbeth: Je ne connaissais pas mon bonheur. Mille caresses,
mon chat. Aime bien
»Ta VALÉRIE.»
--Et des larmes!... se dit Hulot en achevant cette lettre, des larmes
qui rendent son nom indéchiffrable.--Comment va-t-elle? dit-il à Reine.
--Madame est au lit, elle a des convulsions, répondit Reine. L’attaque
de nerfs a tordu madame comme un lien de fagot, ça l’a prise après
avoir écrit. Oh! c’est d’avoir pleuré... L’on entendait la voix de
monsieur dans les escaliers.
Le baron, dans son trouble, écrivit la lettre suivante sur son papier
officiel, à têtes imprimées:
«Sois tranquille, mon ange, _il_ crèvera sous-chef! Ton idée est
excellente, nous nous en irons vivre loin de Paris, nous serons
heureux avec notre petit Hector; je prendrai ma retraite, je saurai
trouver une belle place dans quelque chemin de fer. Ah! mon aimable
amie, je me sens rajeuni par ta lettre! Oh! je recommencerai la
vie, et je ferai, tu le verras, une fortune à notre cher petit. En
lisant ta lettre, mille fois plus brûlante que celles de la Nouvelle
Héloïse, elle a fait un miracle: je ne croyais pas que mon amour
pour toi pût augmenter. Tu verras ce soir chez Lisbeth
»Ton HECTOR pour la vie!»
Reine emporta cette réponse, la première lettre que le baron écrivait
_à son aimable amie_! De semblables émotions formaient un contre-poids
aux désastres qui grondaient à l’horizon; mais, en ce moment, le baron
se croyant sûr de parer les coups portés à son oncle, Johann Fischer,
ne se préoccupait que du déficit.
Une des particularités du caractère bonapartiste, c’est la foi dans
la puissance du sabre, la certitude de la prééminence du militaire
sur le civil. Hulot se moquait du procureur du roi de l’Algérie, où
règne le Ministère de la Guerre. L’homme reste ce qu’il a été. Comment
les officiers de la garde impériale peuvent-ils oublier d’avoir vu
les Maires des bonnes villes de l’Empire, les Préfets de l’Empereur,
ces empereurs au petit pied, venant recevoir la garde impériale, la
complimenter à la limite des départements qu’elle traversait, et lui
rendre enfin des honneurs souverains?
A quatre heures et demie, le baron alla droit chez madame Marneffe;
le cœur lui battait en montant l’escalier comme à un jeune homme, car
il s’adressait cette question mentale: «La verrai-je? ne la verrai-je
pas?» Comment pouvait-il se souvenir de la scène du matin où sa famille
en larmes gisait à ses pieds? La lettre de Valérie, mise pour toujours
dans un mince portefeuille sur son cœur, ne lui prouvait-elle pas qu’il
était plus aimé que le plus aimable des jeunes gens? Après avoir sonné,
l’infortuné baron entendit la traînerie des chaussons et l’exécrable
tousserie de l’invalide Marneffe. Marneffe ouvrit la porte, mais pour
se mettre en position et pour indiquer l’escalier à Hulot par un geste
exactement semblable à celui par lequel Hulot lui avait montré la porte
de son cabinet.
--Vous êtes par trop Hulot, monsieur Hulot!... dit-il.
Le baron voulut passer, Marneffe tira un pistolet de sa poche et l’arma.
--Monsieur le Conseiller d’État, quand un homme est aussi vil que moi,
car vous me croyez bien vil, n’est-ce pas? ce serait le dernier des
forçats, s’il n’avait pas tous les bénéfices de son honneur vendu. Vous
voulez la guerre, elle sera vive et sans quartier. Ne revenez plus, et
n’essayez point de passer: j’ai prévenu le commissaire de police de ma
situation envers vous.
Et profitant de la stupéfaction de Hulot, il le poussa dehors et ferma
la porte.
--Quel profond scélérat! se dit Hulot en montant chez Lisbeth. Oh! je
comprends maintenant la lettre. Valérie et moi nous quitterons Paris.
Valérie est à moi pour le reste de mes jours; elle me fermera les yeux.
Lisbeth n’était pas chez elle. Madame Olivier apprit à Hulot qu’elle
était allée chez madame la baronne en pensant y trouver monsieur le
baron.
--Pauvre fille! je ne l’aurais pas crue si fine qu’elle l’a été ce
matin, se dit le baron qui se rappela la conduite de Lisbeth en
faisant le chemin de la rue Vanneau à la rue Plumet. Au détour de
la rue Vanneau et de la rue de Babylone, il regarda l’Éden d’où
l’Hymen le bannissait l’épée de la Loi à la main. Valérie, à sa
fenêtre, suivait Hulot des yeux; quand il leva la tête, elle agita
son mouchoir; mais l’infâme Marneffe souffleta le bonnet de sa femme,
et la retira violemment de la fenêtre. Une larme vint aux yeux du
Conseiller-d’État.--Être aimé ainsi! voir maltraiter une femme, et
avoir bientôt soixante-dix ans! se dit-il.
Lisbeth était venue annoncer à la famille la bonne nouvelle. Adeline
et Hortense savaient déjà que le baron, ne voulant pas se déshonorer
aux yeux de toute l’Administration en nommant Marneffe chef de bureau,
serait congédié par ce mari devenu Hulot phobe. Aussi l’heureuse
Adeline avait-elle commandé son dîner de manière que son Hector le
trouvât meilleur que chez Valérie, et la dévouée Lisbeth aida Mariette
à obtenir ce difficile résultat. La cousine Bette était à l’état
d’idole; la mère et la fille lui baisèrent les mains, et lui avaient
appris avec une joie touchante que le maréchal consentait à faire
d’elle sa ménagère.
--Et de là, ma chère, à devenir sa femme, il n’y a qu’un pas, dit
Adeline.
--Enfin, il n’a pas dit non, quand Victorin lui en a parlé, ajouta la
comtesse de Steinbock.
Le baron fut accueilli dans sa famille avec des témoignages d’affection
si gracieux, si touchants et où débordait tant d’amour, qu’il fut
obligé de dissimuler son chagrin. Le maréchal vint dîner. Après le
dîner, Hulot ne s’en alla pas. Victorin et sa femme vinrent. On fit un
whist.
--Il y a long-temps, Hector, dit gravement le maréchal, que tu ne
_nous_ as donné pareille soirée!...
Ce mot, chez le vieux soldat, qui gâtait son frère et qui le blâmait
implicitement ainsi, fit une impression profonde. On y reconnut les
larges et longues lésions d’un cœur où toutes les douleurs devinées
avaient eu leur écho. A huit heures, le baron voulut reconduire Lisbeth
lui-même, en promettant de revenir.
--Eh bien! Lisbeth, _il_ la maltraite! lui dit-il dans la rue. Ah! je
ne l’ai jamais tant aimée!
--Ah! je n’aurais pas cru que Valérie vous aimât tant! répondit
Lisbeth. Elle est légère, elle est coquette, elle aime à se voir
courtisée, à ce qu’on lui joue la comédie de l’amour, comme elle dit;
mais vous êtes son seul attachement.
--Que t’a-t-elle dit pour moi?
--Voilà, reprit Lisbeth. Elle a, vous le savez, eu des bontés pour
Crevel; il ne faut pas lui en vouloir, car c’est ce qui l’a mise
à l’abri de la misère pour le reste de ses jours; mais elle le
déteste, et c’est à peu près fini. Eh bien! elle a gardé la clef d’un
appartement.
--Rue du Dauphin! s’écria le bienheureux Hulot. Rien que pour cela, je
lui passerais Crevel... J’y suis allé, je sais...
--Cette clef, la voici, dit Lisbeth, faites-en faire une pareille
demain dans la journée, deux si vous pouvez.
--Après?... dit avidement Hulot.
--Eh bien! je reviendrai dîner encore demain avec vous, vous me rendrez
la clef de Valérie (car le père Crevel peut lui redemander celle qu’il
a donnée), et vous irez vous voir après-demain; là, vous conviendrez
de vos faits. Vous serez bien en sûreté, car il existe deux sorties.
Si, par hasard, Crevel, qui sans doute a des mœurs de Régence, comme
il dit, entrait par l’allée, vous sortiriez par la boutique, et
réciproquement. Eh bien! vieux scélérat, c’est à moi que vous devez
cela. Que ferez-vous pour moi?...
--Tout ce que tu voudras!
--Eh bien! ne vous opposez pas à mon mariage avec votre frère!
--Toi, la maréchale Hulot! toi, comtesse de Forzheim! s’écria Hector
surpris.
--Adeline est bien baronne?... répliqua d’un ton aigre et formidable
la Bette. Écoutez, vieux libertin, vous savez où en sont vos affaires!
votre famille peut se voir sans pain et dans la boue...
--C’est ma terreur! dit Hulot saisi.
--Si votre frère meurt, qui soutiendra votre femme, votre fille? La
veuve d’un maréchal de France peut obtenir au moins six mille francs de
pension, n’est-ce pas? Eh bien! je ne me marie que pour assurer du pain
à votre fille et à votre femme, vieil insensé!
--Je n’apercevais pas ce résultat! dit le baron. Je prêcherai mon
frère, car nous sommes sûrs de toi... Dis à mon ange que ma vie est à
_elle_!...
Et le baron, après avoir vu entrer Lisbeth rue Vanneau, revint faire
le whist et resta chez lui. La baronne fut au comble du bonheur, son
mari paraissait revenir à la vie de famille; car, pendant quinze
jours environ, il alla le matin au Ministère à neuf heures, il était
de retour à six heures pour dîner, et il demeurait le soir au milieu
de sa famille. Il mena deux fois Adeline et Hortense au spectacle.
La mère et la fille firent dire trois messes d’actions de grâces, et
prièrent Dieu de leur conserver le mari, le père qu’il leur avait
rendu. Un soir, Victorin Hulot en voyant son père aller se coucher dit
à sa mère:--Eh! bien, nous sommes heureux, mon père nous est revenu;
aussi ne regretterons-nous pas, ma femme et moi, nos capitaux, si cela
tient...
--Votre père a soixante-dix ans bientôt, répondit la baronne, il pense
encore à madame Marneffe, je m’en suis aperçue; mais bientôt il n’y
pensera plus: la passion des femmes n’est pas comme le jeu, comme la
spéculation, ou comme l’avarice, on y voit un terme.
La belle Adeline, car cette femme était toujours belle en dépit de ses
cinquante ans et de ses chagrins, se trompait en ceci. Les libertins,
ces gens que la nature a doués de la faculté précieuse d’aimer au
delà des limites qu’elle fixe à l’amour, n’ont presque jamais leur
âge. Pendant ce laps de vertu, le baron était allé trois fois rue du
Dauphin, et il n’y avait jamais eu soixante-dix ans. La passion ranimée
le rajeunissait, et il eût livré son honneur à Valérie, sa famille,
tout, sans un regret. Mais Valérie, entièrement changée, ne lui parlait
jamais ni d’argent, ni des douze cents francs de rente à faire à leur
fils; au contraire, elle lui offrait de l’or, elle aimait Hulot comme
une femme de trente-six ans aime un bel étudiant en droit, bien pauvre,
bien poétique, bien amoureux. Et la pauvre Adeline croyait avoir
reconquis son cher Hector! Le quatrième rendez-vous des deux amants
avait été pris, au dernier moment du troisième, absolument comme
autrefois la Comédie-Italienne annonçait à la fin de la représentation
le spectacle du lendemain. L’heure dite était neuf du matin. Au jour de
l’échéance de ce bonheur dont l’espérance faisait accepter au passionné
vieillard la vie de famille, vers huit heures, Reine fit demander le
baron. Hulot, craignant une catastrophe, alla parler à Reine, qui ne
voulut pas entrer dans l’appartement. La fidèle femme de chambre remit
la lettre suivante au baron:
«Mon vieux grognard, ne va pas rue du Dauphin, notre cauchemar est
malade, et je dois le soigner; mais sois là ce soir, à neuf heures.
Crevel est à Corbeil, chez monsieur Lebas, je suis certaine qu’il
n’amènera pas de princesse à sa petite maison. Moi je me suis
arrangée ici pour avoir ma nuit, je puis être de retour avant que
Marneffe ne s’éveille. Réponds-moi sur tout cela; car peut-être ta
grande élégie de femme ne te laisse-t-elle plus ta liberté comme
autrefois. On la dit si belle encore que tu es capable de me trahir,
tu es un si grand libertin! Brûle ma lettre, je me défie de tout.»
Hulot écrivit ce petit bout de réponse:
«Mon amour, jamais ma femme, comme je te l’ai dit, n’a, depuis
vingt-cinq ans, gêné mes plaisirs. Je te sacrifierais cent Adeline!
Je serai ce soir, à neuf heures, dans le temple Crevel, attendant ma
divinité. Puisse le sous-chef crever bientôt! nous ne serions plus
séparés; voilà le plus cher des vœux de
»Ton HECTOR.»
Le soir, le baron dit à sa femme qu’il irait travailler avec le
ministre à Saint-Cloud, qu’il reviendrait à quatre ou cinq heures du
matin, et il alla rue du Dauphin. On était alors à la fin du mois de
juin.
Peu d’hommes ont éprouvé réellement dans leur vie la sensation terrible
d’aller à la mort, ceux qui reviennent de l’échafaud se comptent; mais
quelques rêveurs ont vigoureusement senti cette agonie en rêve, ils
en ont tout ressenti, jusqu’au couteau qui s’applique sur le cou dans
le moment où le Réveil arrive avec le Jour pour les délivrer... Eh
bien! la sensation à laquelle le Conseiller-d’État fut en proie à cinq
heures du matin, dans le lit élégant et coquet de Crevel, surpassa de
beaucoup celle de se sentir appliqué sur la fatale bascule, en présence
de dix mille spectateurs qui vous regardent par vingt mille rayons
de flamme. Valérie dormait dans une pose charmante. Elle était belle
comme sont belles les femmes assez belles pour être belles en dormant.
C’est l’art faisant invasion dans la nature, c’est enfin le tableau
réalisé. Dans sa position horizontale, le baron avait les yeux à trois
pieds du sol; ses yeux, égarés au hasard, comme ceux de tout homme qui
s’éveille et qui rappelle ses idées, tombèrent sur la porte couverte de
fleurs peintes par Jan, un artiste qui fait fi de la gloire. Le baron
ne vit pas, comme le condamné à mort, vingt mille rayons visuels, il
n’en vit qu’un seul dont le regard est véritablement plus poignant que
les dix mille de la place publique. Cette sensation, en plein plaisir,
beaucoup plus rare que celle des condamnés à mort, certes un grand
nombre d’Anglais splénétiques la payeraient fort cher. Le baron resta,
toujours horizontalement, exactement baigné dans une sueur froide. Il
voulait douter; mais cet œil assassin babillait! Un murmure de voix
susurrait derrière la porte.
--Si ce n’était que Crevel voulant me faire une plaisanterie! se dit le
baron en ne pouvant plus douter de la présence d’une personne dans le
temple.
La porte s’ouvrit. La majestueuse loi française, qui passe sur les
affiches après la royauté, se manifesta sous la forme d’un bon petit
commissaire de police, accompagné d’un long juge de paix, amenés tous
deux par le sieur Marneffe. Le commissaire de police, planté sur des
souliers dont les oreilles étaient attachées avec des rubans à nœuds
barbotants, se terminait par un crâne jaune, pauvre en cheveux, qui
dénotait un matois égrillard, rieur, et pour qui la vie de Paris
n’avait plus de secrets. Ses yeux, doublés de lunettes, perçaient le
verre par des regards fins et moqueurs. Le juge de paix, ancien avoué,
vieil adorateur du beau sexe, enviait le justiciable.
--Veuillez excuser la rigueur de notre ministère, monsieur le baron!
dit le commissaire, nous sommes requis par un plaignant. Monsieur le
juge de paix assiste à l’ouverture du domicile. Je sais qui vous êtes,
et qui est la délinquante.
Valérie ouvrit des yeux étonnés, jeta le cri perçant que les actrices
ont inventé pour annoncer la folie au théâtre, elle se tordit en
convulsions sur le lit, comme une démoniaque au Moyen-Age dans sa
chemise de soufre, sur un lit de fagots.
--La mort!... mon cher Hector, mais la police correctionnelle? oh!
jamais! Elle bondit, elle passa comme un nuage blanc entre les trois
spectateurs, et alla se blottir sous le bonheur-du-jour, en se cachant
la tête dans ses mains.--Perdue! morte!... cria-t-elle.
--Monsieur, dit Marneffe à Hulot, si madame Marneffe devenait folle,
vous seriez plus qu’un libertin, vous seriez un assassin...
Que peut faire, que peut dire un homme surpris dans un lit qui ne lui
appartient pas, même à titre de location, avec une femme qui ne lui
appartient pas davantage? Voici.
--Monsieur le juge de paix, monsieur le commissaire de police, dit
le baron avec dignité, veuillez prendre soin de la malheureuse femme
dont la raison me semble en danger?... et vous verbaliserez après. Les
portes sont sans doute fermées, vous n’avez pas d’évasion à craindre ni
de sa part, ni de la mienne, vu l’état où nous sommes...
Les deux fonctionnaires obtempérèrent à l’injonction du
Conseiller-d’État.
--Viens me parler, misérable laquais!... dit Hulot tout bas à Marneffe
en lui prenant le bras et l’amenant à lui.--Ce n’est pas moi qui serais
l’assassin! c’est toi! Tu veux être Chef de bureau et officier de la
Légion-d’Honneur?
--Surtout, mon directeur, répondit Marneffe en inclinant la tête.
--Tu seras tout cela, rassure ta femme, renvoie ces messieurs.
--Nenni, répliqua spirituellement Marneffe. Il faut que ces messieurs
dressent le procès-verbal de flagrant délit, car, sans cette pièce, la
base de ma plainte, que deviendrais-je? La haute administration regorge
de filouteries. Vous m’avez volé ma femme et ne m’avez pas fait Chef de
bureau. Monsieur le baron, je ne vous donne que deux jours pour vous
exécuter. Voici des lettres...
--Des lettres!... cria le baron en interrompant Marneffe.
--Oui, des lettres qui prouvent que l’enfant que ma femme porte en
ce moment dans son sein est de vous... Vous comprenez? vous devrez
constituer à mon fils une rente égale à la portion que ce bâtard lui
prend. Mais je serai modeste, cela ne me regarde point, je ne suis pas
ivre de paternité, moi! Cent louis de rente suffiront. Je serai demain
matin successeur de monsieur Coquet, et porté sur la liste de ceux
qui vont être promus officiers, à propos des fêtes de juillet, ou...
le procès-verbal sera déposé avec ma plainte au parquet. Je suis bon
prince, n’est-ce pas?
--Mon Dieu! la jolie femme! disait le juge de paix au commissaire de
police. Quelle perte pour le monde si elle devenait folle!
--Elle n’est point folle, répondit sentencieusement le commissaire de
police.
La Police est toujours le Doute incarné.
--Monsieur le baron Hulot a donné dans un piége, ajouta le commissaire
de police assez haut pour être entendu de Valérie.
Valérie lança sur le commissaire une œillade qui l’eût tué, si les
regards pouvaient communiquer la rage qu’ils expriment. Le commissaire
sourit, il avait tendu son piége aussi, la femme y tombait. Marneffe
invita sa femme à rentrer dans la chambre et à s’y vêtir décemment, car
il s’était entendu sur tous les points avec le baron, qui prit une robe
de chambre et revint dans la première pièce.
--Messieurs, dit-il aux deux fonctionnaires, je n’ai pas besoin de vous
demander le secret.
Les deux magistrats s’inclinèrent. Le commissaire de police frappa
deux petits coups à la porte, son secrétaire entra, s’assit devant le
petit bonheur-du-jour, et se mit à écrire sous la dictée du commissaire
de police qui lui parlait à voix basse. Valérie continuait de pleurer
à chaudes larmes. Quand elle eut fini sa toilette, Hulot passa dans
la chambre et s’habilla. Pendant ce temps, le procès-verbal se fit.
Marneffe voulut alors emmener sa femme; mais Hulot, en croyant la voir
pour la dernière fois, implora par un geste la faveur de lui parler.
--Monsieur, madame me coûte assez cher pour que vous me permettiez de
lui dire adieu, bien entendu, en présence de tous.
Valérie vint, et Hulot lui dit à l’oreille:--Il ne nous reste plus qu’à
fuir; mais comment correspondre? nous avons été trahis...
--Par Reine! répondit-elle. Mais, mon bon ami, après cet éclat, nous
ne devons plus nous revoir. Je suis déshonorée. D’ailleurs, on te dira
des infamies de moi, et tu les croiras... Le baron fit un mouvement de
dénégation.--Tu les croiras, et j’en rends grâces au ciel, car tu ne me
regretteras peut-être pas.
--_Il ne crèvera pas sous-chef!_ dit Marneffe à l’oreille du
Conseiller-d’État en revenant prendre sa femme à laquelle il dit
brutalement:--Assez, madame, si je suis faible pour vous, je ne veux
pas être un sot pour les autres.
Valérie quitta la petite maison Crevel, en jetant au baron un dernier
regard si coquin qu’il se crut adoré. Le juge de paix donna galamment
la main à madame Marneffe, en la conduisant en voiture. Le baron qui
devait signer le procès-verbal, restait là tout hébété, seul avec
le commissaire de police. Quand le Conseiller-d’État eut signé, le
commissaire de police le regarda d’un air fin, par-dessus ses lunettes.
--Vous aimez beaucoup cette petite dame, monsieur le baron?...
--Pour mon malheur, vous le voyez...
--Si elle ne vous aimait pas? reprit le commissaire, si elle vous
trompait?...
--Je l’ai déjà su, là, monsieur, à cette place... Nous nous le sommes
dit, monsieur Crevel et moi...
--Ah! vous savez que vous êtes ici dans la petite maison de monsieur le
maire.
--Parfaitement.
Le commissaire souleva légèrement son chapeau pour saluer le vieillard.
--Vous êtes bien amoureux, je me tais, dit-il. Je respecte les passions
invétérées, autant que les médecins respectent les maladies invé...
J’ai vu monsieur de Nucingen, le banquier, atteint d’une passion de ce
genre-là...
--C’est mon ami, reprit le baron. J’ai soupé souvent avec la belle
Esther, elle valait les deux millions qu’elle lui a coûté.
--Plus, dit le commissaire. Cette fantaisie du vieux financier a
coûté la vie à quatre personnes. Oh! ces passions-là, c’est comme le
choléra...
--Qu’aviez-vous à me dire? demanda le Conseiller-d’État qui prit mal
cet avis indirect.
--Pourquoi vous ôterais-je vos illusions? répliqua le commissaire de
police; il est si rare d’en conserver à votre âge.
--Débarrassez-m’en! s’écria le Conseiller-d’État.
--On maudit le médecin plus tard, répondit le commissaire en souriant.
--De grâce, monsieur le commissaire!...
--Eh bien! cette femme était d’accord avec son mari...
--Oh!...
--Cela, monsieur, arrive deux fois sur dix. Oh! nous nous y connaissons.
--Quelle preuve avez-vous de cette complicité?
--Oh! d’abord le mari!... dit le fin commissaire de police avec le
calme d’un chirurgien habitué à débrider des plaies. La spéculation
est écrite sur cette plate et atroce figure. Mais, ne deviez-vous pas
beaucoup tenir à certaine lettre écrite par cette femme et où il est
question de l’enfant...
--Je tiens tant à cette lettre que je la porte toujours sur moi,
répondit le baron Hulot au commissaire de police en fouillant dans sa
poche de côté pour prendre le petit portefeuille qui ne le quittait
jamais.
--Laissez le portefeuille où il est, dit le commissaire foudroyant
comme un réquisitoire, voici la lettre. Je sais maintenant tout ce que
je voulais savoir. Madame Marneffe devait être dans la confidence de ce
que contenait ce portefeuille.
--Elle seule au monde.
--C’est ce que je pensais... Maintenant voici la preuve que vous me
demandez de la complicité de cette petite femme.
--Voyons! dit le baron encore incrédule.
--Quand nous sommes arrivés, monsieur le baron, reprit le commissaire,
ce misérable Marneffe a passé le premier, et il a pris cette lettre
que sa femme avait sans doute posée sur ce meuble, dit-il en montrant
le bonheur-du-jour. Évidemment cette place avait été convenue entre
la femme et le mari, si toutefois elle parvenait à vous dérober la
lettre pendant votre sommeil; car la lettre que cette dame vous a
écrite est, avec celles que vous lui avez adressées, décisive au procès
correctionnel.
Le commissaire fit voir à Hulot la lettre que le baron avait reçue par
Reine dans son cabinet au ministère.
--Elle fait partie du dossier, dit le commissaire, rendez-la-moi,
monsieur.
--Eh bien! monsieur, dit Hulot dont la figure se décomposa, cette
femme, c’est le libertinage en coupes réglées, je suis certain
maintenant qu’elle a trois amants!
--Ça se voit, dit le commissaire de police. Ah! elles ne sont pas
toutes sur le trottoir. Quand on fait ce métier-là, monsieur le baron,
en équipages, dans les salons, ou dans son ménage, il ne s’agit plus de
francs ni de centimes. Mademoiselle Esther, dont vous parlez, et qui
s’est empoisonnée, a dévoré des millions... Si vous m’en croyez, vous
détellerez, monsieur le baron. Cette dernière partie vous coûtera cher.
Ce gredin de mari a pour lui la loi... Enfin, sans moi, la petite femme
vous repinçait!
--Merci, monsieur, dit le Conseiller-d’État qui tâcha de garder une
contenance digne.
--Monsieur, nous allons fermer l’appartement, la farce est jouée, et
vous remettrez la clef à monsieur le maire.
Hulot revint chez lui dans un état d’abattement voisin de la
défaillance, et perdu dans les pensées les plus sombres. Il réveilla sa
noble, sa sainte et pure femme, et il lui jeta l’histoire de ces trois
années dans le cœur, en sanglotant comme un enfant à qui l’on ôte un
jouet. Cette confession d’un vieillard jeune de cœur, cette affreuse
et navrante épopée, tout en attendrissant intérieurement Adeline, lui
causa la joie intérieure la plus vive, elle remercia le ciel de ce
dernier coup, car elle vit son mari fixé pour toujours au sein de la
famille.
--Lisbeth avait raison! dit madame Hulot d’une voix douce et sans faire
de remontrances inutiles, elle nous a dit cela d’avance.
--Oui! Ah! si je l’avais écoutée, au lieu de me mettre en colère, le
jour où je voulais que la pauvre Hortense rentrât dans son ménage pour
ne pas compromettre la réputation de cette... Oh! chère Adeline, il
faut sauver Wenceslas! il est dans cette fange jusqu’au menton!
--Mon pauvre ami, la petite bourgeoise ne t’a pas mieux réussi que les
actrices, dit Adeline en souriant.
La baronne était effrayée du changement que présentait son Hector;
quand elle le voyait malheureux, souffrant, courbé sous le poids des
peines, elle était tout cœur, tout pitié, tout amour, elle eût donné
son sang pour rendre Hulot heureux.
--Reste avec nous, mon cher Hector. Dis-moi comment elles font, ces
femmes, pour t’attacher ainsi; je tâcherai... pourquoi ne m’as-tu pas
formée à ton usage? est-ce que je manque d’intelligence? on me trouve
encore assez belle pour me faire la cour.
Beaucoup de femmes mariées, attachées à leurs devoirs et à leurs maris,
pourront ici se demander pourquoi ces hommes si forts et si bons, si
pitoyables à des madame Marneffe, ne prennent pas leurs femmes, surtout
quand elles ressemblent à la baronne Adeline Hulot, pour l’objet de
leur fantaisie et de leurs passions. Ceci tient aux plus profonds
mystères de l’organisation humaine. L’amour, cette immense débauche de
la raison, ce mâle et sévère plaisir des grandes âmes, et le plaisir,
cette vulgarité vendue sur la place, sont deux faces différentes
d’un même fait. La femme qui satisfait ces deux vastes appétits des
deux natures, est aussi rare, dans le sexe, que le grand général, le
grand écrivain, le grand artiste, le grand inventeur, le sont dans
une nation. L’homme supérieur comme l’imbécile, un Hulot comme un
Crevel, ressentent également le besoin de l’idéal et celui du plaisir;
tous vont cherchant ce mystérieux androgyne, cette rareté, qui, la
plupart du temps, se trouve être un ouvrage en deux volumes. Cette
recherche est une dépravation due à la société. Certes, le mariage
doit être accepté comme une tâche, il est la vie avec ses travaux et
ses durs sacrifices également faits des deux côtés. Les libertins, ces
chercheurs de trésors, sont aussi coupables que d’autres malfaiteurs
plus sévèrement punis qu’eux. Cette réflexion n’est pas un placage de
morale, elle donne la raison de bien des malheurs incompris. Cette
Scène porte d’ailleurs avec elle ses moralités qui sont de plus d’un
genre.
Le baron alla promptement chez le maréchal prince de Wissembourg,
dont la haute protection était sa dernière ressource. Protégé par le
vieux guerrier depuis trente-cinq ans, il avait les entrées grandes et
petites, il put pénétrer dans les appartements à l’heure du lever.
--Eh! bonjour, mon cher Hector, dit ce grand et bon capitaine.
Qu’avez-vous? vous paraissez soucieux. La session est finie, cependant.
Encore une de passée! je parle de cela maintenant, comme autrefois de
nos campagnes. Je crois, ma foi, que les journaux appellent aussi les
sessions, des campagnes parlementaires.
--Nous avons eu du mal, en effet, maréchal; mais c’est la misère du
temps! dit Hulot. Que voulez-vous? le monde est ainsi fait. Chaque
époque a ses inconvénients. Le plus grand malheur de l’an 1841, c’est
que ni la royauté ni les ministres ne sont libres dans leur action
comme l’était l’Empereur.
Le maréchal jeta sur Hulot un de ces regards d’aigle dont la fierté,
la lucidité, la perspicacité montraient que, malgré les années, cette
grande âme restait toujours ferme et vigoureuse.
--Tu veux quelque chose de moi? dit-il en prenant un air enjoué.
--Je me trouve dans la nécessité de vous demander, comme une grâce
personnelle, la promotion d’un de mes sous-chefs au grade de Chef de
bureau, et sa nomination d’officier dans la Légion...
--Comment se nomme-t-il? dit le maréchal en lançant au baron un regard
qui fut comme un éclair.
--Marneffe!
--Il a une jolie femme, je l’ai vue au mariage de ta fille... Si
Roger... mais Roger n’est plus ici. Hector, mon fils, il s’agit de ton
plaisir. Comment! tu t’en donnes encore. Ah! tu fais honneur à la Garde
impériale! voilà ce que c’est que d’avoir appartenu à l’intendance, tu
as des réserves!... Laisse là cette affaire, mon cher garçon, elle est
trop galante pour devenir administrative.
--Non, maréchal, c’est une mauvaise affaire, car il s’agit de la police
correctionnelle; voulez-vous m’y voir?
--Ah! diantre, s’écria le maréchal devenant soucieux. Continue.
--Mais vous me voyez dans l’état d’un renard pris au piége... Vous
avez toujours été si bon pour moi, que vous daignerez me tirer de la
situation honteuse où je suis.
Hulot raconta le plus spirituellement et le plus gaiement possible sa
mésaventure.
--Voulez-vous, prince, dit-il en terminant, faire mourir de chagrin mon
frère que vous aimez tant, et laisser déshonorer un de vos directeurs,
un Conseiller-d’État? Mon Marneffe est un misérable, nous le mettrons à
la retraite dans deux ou trois ans.
--Comme tu parles de deux ou trois ans, mon cher ami!... dit le
maréchal.
--Mais, prince, la Garde impériale est immortelle.
--Je suis maintenant le seul maréchal de la première promotion, dit
le ministre. Écoute, Hector. Tu ne sais pas à quel point je te suis
attaché! tu vas le voir! Le jour où je quitterai le ministère, nous
le quitterons ensemble. Ah! tu n’es pas député, mon ami. Beaucoup de
gens veulent ta place; et, sans moi, tu n’y serais plus. Oui, j’ai
rompu bien des lances pour te garder... Eh bien! je t’accorde tes deux
requêtes, car il serait par trop dur de te voir assis sur la sellette
à ton âge et dans la position que tu occupes. Mais tu fais trop de
brèches à ton crédit. Si cette nomination donne lieu à quelque tapage,
on nous en voudra. Moi, je m’en moque, mais c’est une épine de plus
sous ton pied. A la prochaine session, tu sauteras. Ta succession est
présentée comme un appât à cinq ou six personnes influentes, et tu n’as
été conservé que par la subtilité de mon raisonnement. J’ai dit que
le jour où tu prendrais ta retraite, et que ta place serait donnée,
nous aurions cinq mécontents et un heureux; tandis qu’en te laissant
_branlant dans le manche_ pendant deux ou trois ans, nous aurions nos
six voix. On s’est mis à rire au conseil, et l’on a trouvé que le
_vieux de la vieille_, comme on dit, devenait assez fort en tactique
parlementaire... Je te dis cela nettement. D’ailleurs, tu grisonnes...
Es-tu heureux de pouvoir encore te mettre dans des embarras pareils!
Où est le temps où le sous-lieutenant Cottin avait des maîtresses! Le
maréchal sonna.--Il faut faire déchirer ce procès-verbal! ajouta-t-il.
--Vous agissez, monseigneur, comme un père! je n’osais vous parler de
mon anxiété.
--Je veux toujours que Roger soit ici, s’écria le maréchal en voyant
entrer Mitouflet, son huissier, et j’allais le faire demander.
Allez-vous-en, Mitouflet. Et toi, va, mon vieux camarade, va faire
préparer cette nomination, je la signerai. Mais cet infâme intrigant
ne jouira pas pendant long-temps du fruit de ses crimes, il sera
surveillé, et cassé en tête de la compagnie, à la moindre faute.
Maintenant que te voilà sauvé, mon cher Hector, prends garde à toi. Ne
lasse pas tes amis, on t’enverra ta nomination ce matin, et ton homme
sera officier!... Quel âge as-tu maintenant?
--Soixante-dix ans, dans trois mois.
--Quel gaillard tu fais! dit le maréchal en souriant. C’est toi qui
mériterais une promotion, mais mille boulets! nous ne sommes pas sous
Louis XV!
Tel est l’effet de la camaraderie qui lie entre eux les glorieux restes
de la phalange napoléonienne, ils se croient toujours au bivouac,
obligés de se protéger envers et contre tous.
--Encore une faveur comme celle-là, se dit Hulot en traversant la cour,
et je suis perdu.
Le malheureux fonctionnaire alla chez le baron de Nucingen auquel il
ne devait plus qu’une somme insignifiante, il réussit à lui emprunter
quarante mille francs en engageant son traitement pour deux années de
plus; mais le baron stipula que, dans le cas de la mise à la retraite
de Hulot, la quotité saisissable de sa pension serait affectée au
remboursement de cette somme, jusqu’à épuisement des intérêts et du
capital. Cette nouvelle affaire fut faite, comme la première, sous le
nom de Vauvinet, à qui le baron souscrivit pour douze mille francs de
lettres de change. Le lendemain, le fatal procès-verbal, la plainte
du mari, les lettres, tout fut anéanti. Les scandaleuses promotions
du sieur Marneffe, à peine remarquées dans le mouvement des fêtes de
juillet, ne donnèrent lieu à aucun article de journal.
Lisbeth, en apparence brouillée avec madame Marneffe, s’installa chez
le maréchal Hulot. Dix jours après ces événements, on publia le premier
ban du mariage de la vieille fille avec l’illustre vieillard à qui,
pour obtenir un consentement, Adeline raconta la catastrophe financière
arrivée à son Hector en le priant de ne jamais en parler au baron qui,
dit-elle, était sombre, très-abattu, tout affaissé...--Hélas! il a son
âge! ajoute-t-elle. Lisbeth triomphait donc! Elle allait atteindre
au but de son ambition, elle allait voir son plan accompli, sa haine
satisfaite. Elle jouissait par avance du bonheur de régner sur la
famille qui l’avait si long-temps méprisée. Elle se promettait d’être
la protectrice de ses protecteurs, l’ange sauveur qui ferait vivre
la famille ruinée, elle s’appelait elle-même _madame la comtesse_ ou
_madame la maréchale_! en se saluant dans la glace. Adeline et Hortense
achèveraient leurs jours dans la détresse, en combattant la misère,
tandis que la cousine Bette, admise aux Tuileries, trônerait dans le
monde.
Un événement terrible renversa la vieille fille du sommet social où
elle se posait si fièrement.
Le jour même où ce premier ban fut publié, le baron reçut un autre
message d’Afrique. Un second Alsacien se présenta, remit une lettre en
s’assurant qu’il la donnait au baron Hulot, et après lui avoir laissé
l’adresse de son logement, il quitta le haut fonctionnaire qu’il laissa
foudroyé à la lecture des premières lignes de cette lettre.
«Mon neveu, vous recevrez cette lettre, d’après mon calcul, le sept
août. En supposant que vous employiez trois jours pour nous envoyer
le secours que nous réclamons, et qu’il mette quinze jours à venir
ici, nous atteignons au premier septembre.
»Si l’exécution répond à ces délais, vous aurez sauvé l’honneur et la
vie à votre dévoué Johann Fischer.
»Voici ce que demande l’employé que vous m’avez donné pour complice;
car je suis, à ce qu’il paraît, susceptible d’aller en cour d’assises
ou devant un conseil de guerre. Vous comprenez que jamais on ne
traînera Johann Fischer devant aucun tribunal, il ira de lui-même à
celui de Dieu.
»Votre employé me semble être un mauvais gars, très-capable de vous
compromettre; mais il est intelligent comme un fripon. Il prétend
que vous devez crier plus fort que les autres, et nous envoyer un
inspecteur, un commissaire spécial chargé de découvrir les coupables,
de chercher les abus, de sévir enfin; mais qui s’interposera d’abord
entre nous et les tribunaux, en élevant un conflit.
»Si votre commissaire arrive ici le premier septembre et qu’il ait
de vous le mot d’ordre, si vous nous envoyez deux cent mille francs
pour rétablir en magasin les quantités que nous disons avoir dans les
localités éloignées, nous serons regardés comme des comptables purs
et sans tache.
»Vous pouvez confier au soldat qui vous remettra cette lettre, un
mandat à mon ordre sur une maison d’Alger. C’est un homme solide, un
parent, incapable de chercher à savoir ce qu’il porte. J’ai pris des
mesures pour assurer le retour de ce garçon. Si vous ne pouvez rien,
je mourrai volontiers pour celui à qui nous devons le bonheur de
notre Adeline.»
Les angoisses et les plaisirs de la passion, la catastrophe qui venait
de terminer sa carrière galante avaient empêché le baron Hulot de
penser au pauvre Johann Fischer, dont la première lettre annonçait
cependant positivement le danger, devenu maintenant si pressant.
Le baron quitta la salle à manger dans un tel trouble, qu’il se
laissa tomber sur le canapé du salon. Il était anéanti, perdu dans
l’engourdissement que cause une chute violente. Il regardait fixement
une rosace du tapis sans s’apercevoir qu’il tenait à la main la fatale
lettre de Johann. Adeline entendit de sa chambre son mari se jetant
sur le canapé comme une masse. Ce bruit fut si singulier qu’elle crut
à quelque attaque d’apoplexie. Elle regarda par la porte dans la
glace, en proie à cette peur qui coupe la respiration, qui fait rester
immobile, et elle vit son Hector dans la posture d’un homme terrassé.
La baronne vint sur la pointe du pied, Hector n’entendit rien, elle put
s’approcher, elle aperçut la lettre, elle la prit, la lut, et trembla
de tous ses membres. Elle éprouva l’une de ces révolutions nerveuses si
violentes que le corps en garde éternellement la trace. Elle devint,
quelques jours après, sujette à un tressaillement continuel; car, ce
premier moment passé, la nécessité d’agir lui donna cette force qui ne
se prend qu’aux sources mêmes de la puissance vitale.
--Hector! viens dans ma chambre, dit-elle d’une voix qui ressemblait à
un souffle. Que ta fille ne te voie pas ainsi! viens, mon ami, viens.
--Où trouver deux cent mille francs? je puis obtenir l’envoi de Claude
Vignon comme commissaire. C’est un garçon spirituel, intelligent...
C’est l’affaire de deux jours... Mais deux cent mille francs,
mon fils ne les a pas, sa maison est grevée de trois cent mille
francs d’hypothèques. Mon frère a tout au plus trente mille francs
d’économies. Nucingen se moquerait de moi!... Vauvinet?... il m’a peu
gracieusement accordé dix mille francs pour compléter la somme donnée
pour le fils de l’infâme Marneffe. Non, tout est dit, il faut que
j’aille me jeter aux pieds du maréchal, lui avouer l’état des choses,
m’entendre dire que je suis une canaille, accepter sa bordée afin de
sombrer décemment.
--Mais Hector! ce n’est plus seulement la ruine, c’est le déshonneur,
dit Adeline. Mon pauvre oncle se tuera. Ne tue que nous, tu en as le
droit, mais ne sois pas un assassin! Reprends courage, il y a de la
ressource.
--Aucune! dit le baron. Personne dans le gouvernement ne peut trouver
deux cent mille francs, quand même il s’agirait de sauver un ministère!
Oh! Napoléon, où es-tu?
--Mon oncle! pauvre homme! Hector, on ne peut pas le laisser se tuer
déshonoré!
--Il y aurait bien une ressource, dit-il; mais... c’est bien
chanceux... Oui, Crevel est à couteaux tirés avec sa fille... Ah! il a
bien de l’argent, lui seul pourrait...
--Tiens, Hector, il vaut mieux que ta femme périsse que de laisser
périr notre oncle, ton frère, et l’honneur de la famille! dit la
baronne frappée d’un trait de lumière. Oui, je puis vous sauver tous...
Oh! mon Dieu! quelle ignoble pensée! comment a-t-elle pu me venir?
Elle joignit les mains, tomba sur ses genoux, et fit une prière. En se
relevant, elle vit une si folle expression de joie sur la figure de son
mari, que la pensée diabolique revint, et alors Adeline tomba dans la
tristesse des idiots.
--Va, mon ami, cours au ministère, s’écria-t-elle en se réveillant de
cette torpeur, tâche d’envoyer un commissaire, il le faut. _Entortille
le maréchal!_ et à ton retour, à cinq heures, tu trouveras peut-être...
oui! tu trouveras deux cent mille francs. Ta famille, ton honneur
d’homme, de Conseiller-d’État, d’administrateur, ta probité, ton fils,
tout sera sauvé; mais ton Adeline sera perdue, et tu ne la reverras
jamais. Hector, mon ami, dit-elle en s’agenouillant, lui serrant la
main et la baisant, bénis-moi, dis-moi adieu!
Ce fut si déchirant qu’en prenant sa femme, la relevant et
l’embrassant, Hulot lui dit:--Je ne te comprends pas!
--Si tu comprenais, reprit-elle, je mourrais de honte, ou je n’aurais
plus la force d’accomplir ce dernier sacrifice.
--Madame est servie, vint dire Mariette.
Hortense vint souhaiter le bonjour à son père et à sa mère. Il fallut
aller déjeuner et montrer des visages menteurs.
--Allez déjeuner sans moi, je vous rejoindrai! dit la baronne.
Elle se mit à sa table et écrivit la lettre suivante:
«Mon cher monsieur Crevel, j’ai un service à vous demander, je vous
attends ce matin, et je compte sur votre galanterie, qui m’est
connue, pour que vous ne fassiez pas attendre trop longtemps
»Votre dévouée servante,
»ADELINE HULOT.»
--Louise, dit-elle à la femme de chambre de sa fille qui servait,
descendez cette lettre au concierge, dites-lui de la porter
sur-le-champ à son adresse et de demander une réponse.
Le baron, qui lisait les journaux, tendit un journal républicain à sa
femme en lui désignant un article, et lui disant:--Sera-t-il temps?
Voici l’article, un de ces terribles entre-filets avec lesquels les
journaux nuancent leurs tartines politiques.
* * * * *
Un de nos correspondants nous écrit d’Alger qu’il s’est révélé de
tels abus dans le service des vivres de la province d’Oran, que la
justice informe. Les malversations sont évidentes, les coupables
sont connus. Si la répression n’est pas sévère, nous continuerons
à perdre plus d’hommes par le fait des concussions qui frappent
sur leur nourriture que par le fer des Arabes et le feu du climat.
Nous attendrons de nouveaux renseignements, avant de continuer ce
déplorable sujet.
* * * * *
Nous ne nous étonnons plus de la peur que cause l’établissement en
Algérie de la Presse comme l’a entendue la Charte de 1830.
--Je vais m’habiller et aller au ministère, dit le baron en quittant la
table, le temps est trop précieux, il y a la vie d’un homme dans chaque
minute.
--Oh! maman, je n’ai plus d’espoir, dit Hortense,
Et, sans pouvoir retenir ses larmes, elle tendit à sa mère une Revue
des Beaux-Arts. Madame Hulot aperçut une gravure du groupe de Dalila
par le comte de Steinbock, dessous laquelle était imprimé: _Appartenant
à madame Marneffe._ Dès les premières lignes, l’article signé d’un V
révélait le talent et la complaisance de Claude Vignon.
--Pauvre petite... dit la baronne.
Effrayée de l’accent presque indifférent de sa mère, Hortense la
regarda, reconnut l’expression d’une douleur auprès de laquelle
la sienne devait pâlir, et elle vint embrasser sa mère à qui elle
dit:--Qu’as-tu, maman? qu’arrive-t-il, pouvons-nous être plus
malheureuses que nous ne le sommes?
--Mon enfant, il me semble en comparaison de ce que je souffre
aujourd’hui que mes horribles souffrances passées ne sont rien. Quand
ne souffrirai-je plus?
--Au ciel, ma mère! dit gravement Hortense.
--Viens, mon ange, tu m’aideras à m’habiller... mais non... Je ne veux
pas que tu t’occupes de cette toilette. Envoie-moi Louise.
Adeline, rentrée dans sa chambre, alla s’examiner au miroir.
Elle se contempla tristement et curieusement en se demandant à
elle-même:--Suis-je encore belle?... peut-on me désirer encore?...
Ai-je des rides?...
Elle souleva ses beaux cheveux blonds et se découvrit les tempes. Là
tout était frais comme chez une jeune fille. Adeline alla plus loin,
elle se découvrit les épaules et fut satisfaite, elle eut un mouvement
d’orgueil. La beauté des épaules qui sont belles, est celle qui s’en
va la dernière chez la femme, surtout quand la vie a été pure. Adeline
choisit avec soin les éléments de sa toilette; mais la femme pieuse
et chaste resta chastement mise, malgré ses petites inventions de
coquetterie. A quoi bon des bas de soie gris tout neufs, des souliers
en satin à cothurnes, puisqu’elle ignorait totalement l’art d’avancer,
au moment décisif, un joli pied en le faisant dépasser de quelques
lignes une robe à demi soulevée pour ouvrir des horizons au désir! Elle
mit bien sa plus jolie robe de mousseline à fleurs peintes, décolletée
et à manches courtes; mais, épouvantée de ses nudités, elle couvrit
ses beaux bras de manches en gaze claire, elle voila sa poitrine et
ses épaules d’un fichu brodé. Sa coiffure à l’anglaise lui parut être
trop significative, elle en éteignit l’entrain par un très-joli bonnet;
mais, avec ou sans bonnet, eût-elle su jouer avec ses rouleaux dorés
pour exhiber, pour faire admirer ses mains en fuseau?... Voici quel fut
son fard. La certitude de sa criminalité, les préparatifs d’une faute
délibérée causèrent à cette sainte femme une violente fièvre qui lui
rendit l’éclat de la jeunesse pour un moment. Ses yeux brillèrent, son
teint resplendit. Au lieu de se donner un air séduisant, elle se vit
en quelque sorte un air dévergondé qui lui fit horreur. Lisbeth avait,
à la prière d’Adeline, raconté les circonstances de l’infidélité de
Wenceslas, et la baronne avait alors appris, à son grand étonnement,
qu’en une soirée, en un moment, madame Marneffe s’était rendue
maîtresse de l’artiste ensorcelé.--Comment font ces femmes? avait
demandé la baronne à Lisbeth. Rien n’égale la curiosité des femmes
vertueuses à ce sujet, elles voudraient posséder les séductions du Vice
et rester pures.--Mais, elles séduisent, c’est leur état, avait répondu
la cousine Bette. Valérie était, ce soir-là, vois-tu, ma chère, à faire
damner un ange.--Raconte-moi donc comment elle s’y est prise?--Il n’y
a pas de théorie, il n’y a que la pratique dans ce métier, avait dit
railleusement Lisbeth. La baronne, en se rappelant cette conversation,
aurait voulu consulter la cousine Bette; mais le temps manquait. La
pauvre Adeline, incapable d’inventer une mouche, de se poser un bouton
de rose dans le beau milieu du corsage, de trouver les stratagèmes de
toilette destinés à réveiller chez les hommes des désirs amortis, ne
fut que soigneusement habillée. N’est pas courtisane qui veut! La femme
est le potage de l’homme, a dit plaisamment Molière par la bouche du
judicieux Gros-René. Cette comparaison suppose une sorte de science
culinaire en amour. La femme vertueuse et digne serait alors le repas
homérique, la chair jetée sur les charbons ardents. La courtisane,
au contraire, serait l’œuvre de Carême avec ses condiments, avec ses
épices et ses recherches. La baronne ne pouvait pas, ne savait pas
_servir_ sa blanche poitrine dans un magnifique plat de guipure, à
l’instar de madame Marneffe. Elle ignorait le secret de certaines
attitudes, l’effet de certains regards. Enfin, elle n’avait pas sa
botte secrète. La noble femme se serait bien retournée cent fois,
elle n’aurait rien su offrir à l’œil savant du libertin. Être une
honnête et _prude_ femme pour le monde, et se faire courtisane pour
son mari, c’est être une femme de génie, et il y en a peu. Là est le
secret des longs attachements, inexplicables pour les femmes qui sont
déshéritées de ces doubles et magnifiques facultés. Supposez madame
Marneffe vertueuse!... vous avez la marquise de Pescaire! Ces grandes
et illustres femmes, ces belles Diane de Poitiers vertueuses, on les
compte.
La scène par laquelle commence cette sérieuse et terrible Étude de
mœurs parisiennes allait donc se reproduire avec cette singulière
différence que les misères prophétisées par le capitaine de la milice
bourgeoise y changeaient les rôles. Madame Hulot attendait Crevel
dans les intentions qui le faisaient venir en souriant aux Parisiens
du haut de son milord, trois ans auparavant. Enfin, chose étrange! la
baronne était fidèle à elle-même, à son amour, en se livrant à la plus
grossière des infidélités, celles que l’entraînement d’une passion
ne justifie pas aux yeux de certains juges.--Comment faire pour être
une madame Marneffe! se dit-elle en entendant sonner. Elle comprima
ses larmes, la fièvre anima ses traits, elle se promit d’être bien
courtisane, la pauvre et noble créature!
--Que diable me veut cette brave baronne Hulot? se disait Crevel en
montant le grand escalier. Ah! bah! elle va me parler de ma querelle
avec Célestine et Victorin; mais je ne plierai pas!... En entrant
dans le salon, où il suivait Louise, il se dit en regardant la nudité
_du local_ (style Crevel):--Pauvre femme!... la voilà comme ces beaux
tableaux mis au grenier par un homme qui ne se connaît pas en peinture.
Crevel, qui voyait le comte Popinot, ministre du commerce, achetant
des tableaux et des statues, voulait se rendre célèbre parmi les
Mécènes parisiens dont l’amour pour les arts consiste à chercher des
pièces de vingt francs pour des pièces de vingt sous. Adeline sourit
gracieusement à Crevel en lui montrant une chaise devant elle.
--Me voici, belle dame, à vos ordres, dit Crevel.
Monsieur le maire, devenu homme politique, avait adopté le drap noir.
Sa figure apparaissait au-dessus de ce vêtement comme une pleine lune
dominant un rideau de nuages bruns. Sa chemise, étoilée de trois
grosses perles de cinq cents francs chacune, donnait une haute idée
de ses capacités... thoraciques, et il disait:--«On voit en moi le
futur athlète de la tribune!» Ses larges mains roturières portaient le
gant jaune dès le matin. Ses bottes vernies accusaient le petit coupé
brun à un cheval qui l’avait amené. Depuis trois ans, l’ambition avait
modifié la pose de Crevel. Comme les grands peintres, il en était
à sa seconde manière. Dans le grand monde, quand il allait chez le
prince de Wissembourg, à la Préfecture, chez le comte Popinot, etc., il
gardait son chapeau à la main d’une façon dégagée que Valérie lui avait
apprise, et il insérait le pouce de l’autre main dans l’entournure de
son gilet d’un air coquet, en minaudant de la tête et des yeux. Cette
autre _mise en position_ était due à la railleuse Valérie qui, sous
prétexte de rajeunir son maire, l’avait doté d’un ridicule de plus.
--Je vous ai prié de venir, mon bon et cher monsieur Crevel, dit
la baronne d’une voix troublée, pour une affaire de la plus haute
importance...
--Je la devine, madame, dit Crevel d’un air fin; mais vous demandez
l’impossible... Oh! je ne suis pas un père barbare, un homme, selon le
mot de Napoléon, _carré de base comme de hauteur_ dans son avarice.
Écoutez-moi, belle dame. Si mes enfants se ruinaient pour eux, je
viendrais à leur secours; mais garantir votre mari, madame?... c’est
vouloir remplir le tonneau des Danaïdes! Une maison hypothéquée de
trois cent mille francs pour un père incorrigible! Ils n’ont plus rien,
les misérables! et ils ne se sont pas amusés! Ils auront maintenant
pour vivre ce que gagnera Victorin au Palais. Qu’il _jabote_, monsieur
votre fils!... Ah! il devait être ministre, ce petit docteur! notre
espérance à tous. Joli remorqueur qui s’engrave bêtement, car, s’il
empruntait pour parvenir, s’il s’endettait pour avoir festoyé des
députés, pour obtenir des voix et augmenter son influence, je lui
dirais:--Voilà ma bourse, puise, mon ami! Mais payer les folies du
papa, des folies que je vous ai prédites! Ah! son père l’a rejeté loin
du pouvoir... C’est moi qui serai ministre...
--Hélas! _cher Crevel_, il ne s’agit pas de nos enfants, pauvres
dévoués!... Si votre cœur se ferme pour Victorin et Célestine, je les
aimerai tant, que peut-être pourrai-je adoucir l’amertume que met dans
leurs belles âmes votre colère. Vous punissez vos enfants d’une bonne
action!
--Oui, d’une bonne action mal faite! C’est un demi-crime! dit Crevel
très-content de ce mot.
--Faire le bien, mon cher Crevel, reprit la baronne, ce n’est pas
prendre l’argent dans une bourse qui en regorge! c’est endurer des
privations à cause de sa générosité, c’est souffrir de son bienfait!
c’est s’attendre à l’ingratitude! La charité qui ne coûte rien, le
ciel l’ignore...
--Il est permis, madame, aux saints d’aller à l’hôpital, ils savent que
c’est, pour eux, la porte du ciel. Moi, je suis un mondain, je crains
Dieu, mais je crains encore plus l’enfer de la misère. Être sans le
sou, c’est le dernier degré du malheur dans notre ordre social actuel.
Je suis de mon temps, j’honore l’argent!...
--Vous avez raison, dit Adeline, au point de vue du monde.
Elle se trouvait à cent lieues de la question, et elle se sentait,
comme saint Laurent, sur un gril, en pensant à son oncle; car elle le
voyait se tirant un coup de pistolet! Elle baissa les yeux, puis elle
les releva sur Crevel pleins d’une angélique douceur, et non de cette
provocante luxure, si spirituelle chez Valérie. Trois ans auparavant,
elle eût fasciné Crevel par cet adorable regard.
--Je vous ai connu, dit-elle, plus généreux... Vous parliez de trois
cent mille francs comme en parlent les grands seigneurs...
Crevel regarda madame Hulot, il la vit comme un lis sur la fin de sa
floraison, il eut de vagues idées; mais il honorait tant cette sainte
créature qu’il refoula ces soupçons dans le côté liberté de son cœur.
--Madame, je suis toujours le même, mais un ancien négociant est et
doit être grand seigneur avec méthode, avec économie, il porte en tout
ses idées d’ordre. On ouvre un compte aux fredaines, on les crédite, on
consacre à ce chapitre certains bénéfices, mais entamer son capital!...
ce serait une folie. Mes enfants auront tout leur bien, celui de leur
mère et le mien; mais ils ne veulent sans doute pas que leur père
s’ennuie, se moinifie et se momifie!... Ma vie est joyeuse! Je descends
gaiement le fleuve. Je remplis tous les devoirs que m’imposent la loi,
le cœur et la famille, de même que j’acquittais scrupuleusement mes
billets à l’échéance. Que mes enfants se comportent comme moi dans
mon ménage, je serai content; et, quant au présent, pourvu que mes
folies, car j’en fais, ne coûtent rien à personne qu’aux _gogos_.....
(pardon! vous ne connaissez pas ce mot de Bourse) ils n’auront rien à
me reprocher, et trouveront encore une belle fortune, à ma mort. Vos
enfants n’en diront pas autant de leur père, qui carambole en ruinant
son fils et ma fille...
Plus elle allait, plus la baronne s’éloignait de son but...
--Vous en voulez beaucoup à mon mari, mon cher Crevel, et vous seriez
cependant son meilleur ami, si vous aviez trouvé sa femme faible...
Elle lança sur Crevel une œillade brûlante. Mais alors elle fit comme
Dubois qui donnait trop de coups de pied au Régent, elle se déguisa
trop, et les idées libertines revinrent si bien au parfumeur-régence
qu’il se dit:--Voudrait-elle se venger de Hulot?... Me trouverait-elle
mieux en maire qu’en garde national?... Les femmes sont si bizarres! Et
il se mit en position dans sa seconde manière en regardant la baronne
d’un air Régence.
--On dirait, dit-elle en continuant, que vous vous vengez sur lui d’une
vertu qui vous a résisté, d’une femme que vous aimiez assez... pour...
l’acheter, ajouta-t-elle tout bas.
--D’une femme divine, reprit Crevel en souriant significativement à la
baronne qui baissait les yeux et dont les cils se mouillèrent; car, en
avez-vous avalé des couleuvres!... depuis trois ans... hein? ma belle!
--Ne parlons pas de mes souffrances, _cher Crevel_, elles sont
au-dessus des forces de la créature. Ah! si vous m’aimiez encore, vous
pourriez me retirer du gouffre où je suis! Oui, je suis dans l’enfer!
Les régicides qu’on tenaillait, qu’on tirait à quatre chevaux, étaient
sur des roses, comparés à moi, car on ne leur démembrait que le corps,
et j’ai le cœur tiré à quatre chevaux!...
La main de Crevel quitta l’entournure du gilet, il posa son chapeau sur
la travailleuse, il rompit sa position, il souriait! Ce sourire fut si
niais que la baronne s’y méprit, elle crut à une expression de bonté.
--Vous voyez une femme, non pas au désespoir, mais à l’agonie de
l’honneur, et déterminée à tout, _mon ami_, pour empêcher des crimes...
Craignant qu’Hortense ne vînt, elle poussa le verrou de sa porte;
puis, par le même élan, elle se mit aux pieds de Crevel, lui prit la
main et la lui baisa.--Soyez, dit-elle, mon sauveur! Elle supposa
des fibres généreuses dans ce cœur de négociant, et fut saisie par
un espoir, qui brilla soudain, d’obtenir les deux cent mille francs
sans se déshonorer.--Achetez une âme, vous qui vouliez acheter une
vertu!... reprit-elle en lui jetant un regard fou. Fiez-vous à ma
probité de femme, à mon honneur, dont la solidité vous est connue!
Soyez mon ami! Sauvez une famille entière de la ruine, de la honte, du
désespoir, empêchez-la de rouler dans un bourbier où la fange se fera
avec du sang! Oh! ne me demandez pas d’explication!... fit-elle à un
mouvement de Crevel qui voulut parler. Surtout, ne me dites pas:--«Je
vous l’avais prédit!» comme les amis heureux d’un malheur. Voyons!...
obéissez à celle que vous aimiez, à une femme dont l’abaissement à
vos pieds est peut-être le comble de la noblesse; ne lui demandez
rien, attendez tout de sa reconnaissance!... Non, ne donnez rien; mais
prêtez-moi, prêtez à celle que vous nommiez Adeline!...
Ici les larmes arrivèrent avec une telle abondance, Adeline sanglota
tellement qu’elle en mouilla les gants de Crevel. Ces mots:--Il me faut
deux cent mille francs!... furent à peine distinctibles dans le torrent
de pleurs, de même que les pierres, quelque grosses qu’elles soient,
ne marquent point dans les cascades alpestres enflées à la fonte des
neiges.
Telle est l’inexpérience de la Vertu! le Vice ne demande rien, comme
on l’a vu par madame Marneffe, il se fait tout offrir. Ces sortes de
femmes ne deviennent exigeantes qu’au moment où elles se sont rendues
indispensables, ou quand il s’agit d’exploiter un homme, comme on
_exploite_ une carrière où le plâtre devient rare, _en ruine_, disent
les carriers. En entendant ces mots: «Deux cent mille francs!» Crevel
comprit tout. Il releva galamment la baronne en lui disant cette
insolente phrase:--Allons, soyons calme, _ma petite mère_, que dans son
égarement Adeline n’entendit pas. La scène changeait de face, Crevel
devenait, selon son mot, maître de la position. L’énormité de la somme
agit si fortement sur Crevel, que sa vive émotion, en voyant à ses
pieds cette belle femme en pleurs, se dissipa. Puis, quelque angélique
et sainte que soit une femme, quand elle pleure à chaudes larmes, sa
beauté disparaît. Les madame Marneffe, comme on l’a vu, pleurnichent
quelquefois, laissent une larme glisser le long de leurs joues; mais
fondre en larmes, se rougir les yeux et le nez!... elles ne commettent
jamais cette faute.
--Voyons, _mon enfant_, du calme, sapristi! reprit Crevel en prenant
les mains de la belle madame Hulot dans ses mains et les y tapotant.
Pourquoi me demandez-vous deux cent mille francs? qu’en voulez-vous
faire? pour qui est-ce?
--N’exigez de moi, répondit-elle, aucune explication, donnez-les
moi!... Vous aurez sauvé la vie à trois personnes et l’honneur à vos
enfants.
--Et vous croyez, ma petite mère, dit Crevel, que vous trouverez dans
Paris un homme qui, sur la parole d’une femme à peu près folle, ira
chercher, _hic et nunc_, dans un tiroir, n’importe où, deux cent mille
francs qui mijotent là, tout doucement, en attendant qu’elle daigne
les écumer? Voilà comment vous connaissez la vie! les affaires, ma
belle?... Vos gens sont bien malades, envoyez-leur les sacrements;
car personne dans Paris, excepté Son Altesse Divine Madame la Banque,
l’illustre Nucingen ou des avares insensés amoureux de l’or, comme
nous autres nous le sommes d’une femme, ne peut accomplir un pareil
miracle! La Liste Civile, quelque civile qu’elle soit, la Liste Civile
elle-même vous prierait de repasser demain. Tout le monde fait valoir
son argent et le tripote de son mieux. Vous vous abusez, cher ange, si
vous croyez que c’est le roi Louis-Philippe qui règne, et il ne s’abuse
pas là-dessus. Il sait comme nous tous, qu’au-dessus de la Charte, il y
a la sainte, la vénérée, la solide, l’aimable, la gracieuse, la belle,
la noble, la jeune, la toute-puissante pièce de cent sous! Or, mon bel
ange, l’argent exige des intérêts, et il est toujours occupé à les
percevoir! Dieu des Juifs, tu l’emportes! a dit le grand Racine. Enfin,
l’éternelle allégorie du veau d’or!... Du temps de Moïse, on agiotait
dans le désert! Nous sommes revenus aux temps bibliques! Le veau d’or a
été le premier grand-livre connu, reprit-il. Vous vivez par trop, mon
Adeline, rue Plumet! Les Égyptiens devaient des emprunts énormes aux
Hébreux, et ils ne couraient pas après le peuple de Dieu, mais après
des capitaux. Il regarda la baronne d’un air qui voulait dire:--Ai-je
de l’esprit! Vous ignorez l’amour de tous les citoyens pour leur
Saint-Frusquin? reprit-il après cette pause. Pardon. Écoutez-moi bien!
Saisissez ce raisonnement. Vous voulez deux cent mille francs?...
personne ne peut les donner sans changer des placements faits.
Comptez!... Pour avoir deux cent mille francs d’_argent vivant_, il
faut vendre environ sept mille francs de rentes trois pour cent! Eh
bien! vous n’avez votre argent qu’au bout de deux jours. Voilà la voie
la plus prompte. Pour décider quelqu’un à se dessaisir d’une fortune,
car c’est toute la fortune de bien des gens, deux cent mille francs!
encore doit-on lui dire où tout cela va, pour quel motif...
--Il s’agit, mon bon et cher Crevel, de la vie de deux hommes, dont
l’un mourra de chagrin, dont l’autre se tuera! Enfin, il s’agit de
moi, qui deviendrai folle! Ne le suis-je pas un peu déjà?
--Pas si folle! dit-il en prenant madame Hulot par les genoux, le père
Crevel a son prix, puisque tu as daigné penser à lui, mon ange.
--Il paraît qu’il faut se laisser prendre les genoux! pensa la sainte
et noble femme en se cachant la figure dans les mains. Vous m’offriez
jadis une fortune! dit-elle en rougissant.
--Ah! ma petite mère, il y a trois ans! reprit Crevel. Oh! vous êtes
plus belle que je ne vous ai jamais vue!... s’écria-t-il en saisissant
le bras de la baronne et le serrant contre son cœur. Vous avez de la
mémoire, chère enfant, sapristi!... Eh bien! voyez comme vous avez eu
tort de faire la bégueule! car les trois cent mille francs que vous
avez noblement refusés sont dans l’escarcelle d’une autre. Je vous
aimais et je vous aime encore; mais reportons-nous à trois ans d’ici.
Quand je vous disais: «Je vous aurai!» quel était mon dessein? Je
voulais me venger de ce scélérat de Hulot. Or, votre mari, ma belle, a
pris pour maîtresse un bijou de femme, une perle, une petite finaude
alors âgée de vingt-trois ans, car elle en a vingt-six aujourd’hui.
J’ai trouvé plus drôle, plus complet, plus Louis XV, plus maréchal de
Richelieu, plus corsé de lui souffler cette charmante créature, qui
d’ailleurs n’a jamais aimé Hulot, et qui depuis trois ans est folle de
votre serviteur...
En disant cela, Crevel, des mains de qui la baronne avait retiré ses
mains, s’était remis en position. Il tenait ses entournures et battait
son torse de ses deux mains, comme par deux ailes, en croyant se rendre
désirable et charmant. Il semblait dire:--Voilà l’homme que vous avez
mis à la porte!
--Voilà, ma chère enfant, je suis vengé, votre mari l’a su! Je lui ai
catégoriquement démontré qu’il était _dindonné_, ce que nous appelons
_refait au même_... Madame Marneffe est ma maîtresse, et si le sieur
Marneffe crève, elle sera ma femme...
Madame Hulot regardait Crevel d’un œil fixe et presque égaré.
--Hector a su cela! dit-elle.
--Et il y est retourné! répondit Crevel, et je l’ai souffert, parce
que Valérie voulait être la femme d’un chef de bureau; mais elle m’a
juré d’arranger les choses de manière à ce que notre baron fût si bien
_roulé_, qu’il ne reparût plus. Et ma petite duchesse (car elle est
née duchesse, cette femme-là, parole d’honneur!) a tenu parole. Elle
vous a rendu, madame, comme elle le dit si spirituellement, votre
Hector _vertueux à perpétuité_!... La leçon a été bonne, allez! le
baron en a vu de sévères; il n’entretiendra plus ni danseuses, ni
femmes comme il faut; il est guéri radicalement, car il est rincé comme
un verre à bière. Si vous aviez écouté Crevel au lieu de l’humilier,
de le jeter à la porte, vous auriez quatre cent mille francs, car ma
vengeance me coûte bien cette somme-là. Mais je retrouverai ma monnaie,
je l’espère, à la mort de Marneffe... J’ai placé sur ma future. C’est
là le secret de mes prodigalités. J’ai résolu le problème d’être grand
seigneur à bon marché.
--Vous donnerez une pareille belle-mère à votre fille?... s’écria
madame Hulot.
--Vous ne connaissez pas Valérie, madame, reprit gravement Crevel,
qui se mit en position dans sa première manière. C’est à la fois une
femme bien née, une femme comme il faut et une femme qui jouit de
la plus haute considération. Tenez, hier, le vicaire de la paroisse
dînait chez elle. Nous avons donné, car elle est pieuse, un superbe
ostensoir à l’église. Oh! elle est habile, elle est spirituelle,
elle est délicieuse, instruite, elle a tout pour elle. Quant à moi,
chère Adeline, je dois tout à cette charmante femme; elle a dégourdi
mon esprit, épuré, comme vous voyez, mon langage; elle corrige mes
saillies, elle me donne des mots et des idées. Je ne dis plus rien
d’inconvenant. On voit de grands changements en moi, vous devez les
avoir remarqués. Enfin, elle a réveillé mon ambition. Je serais député,
je ne ferais point de _boulettes_, car je consulterais mon Égérie
dans les moindres choses. Ces grands politiques, Numa, notre illustre
ministre actuel, ont tous eu leur Sibylle d’_écume_. Valérie reçoit
une vingtaine de députés, elle devient très-influente, et maintenant
qu’elle va se trouver dans un charmant hôtel avec voiture, elle sera
l’une des souveraines occultes de Paris. C’est une fière locomotive
qu’une pareille femme! Ah! je vous ai bien souvent remerciée de votre
rigueur!...
--Ceci ferait douter de la vertu de Dieu, dit Adeline chez qui
l’indignation avait séché les larmes. Mais non, la justice divine doit
planer sur cette tête-là!...
--Vous ignorez le monde, belle dame, reprit le grand politique Crevel
profondément blessé. Le monde, mon Adeline, aime le succès! Voyons?
Vient-il chercher votre sublime vertu dont le tarif est de deux cent
mille francs?
Ce mot fit frissonner madame Hulot, qui fut reprise de son tremblement
nerveux. Elle comprit que le parfumeur retiré se vengeait d’elle
ignoblement, comme il s’était vengé de Hulot; le dégoût lui souleva le
cœur, et le lui crispa si bien qu’elle eut le gosier serré à ne pouvoir
parler.
--L’argent!... toujours l’argent!... dit-elle enfin.
--Vous m’avez bien ému, reprit Crevel ramené par ce mot à l’abaissement
de cette femme, quand je vous ai vue là pleurant à mes pieds!...
Tenez, vous ne me croirez peut-être pas? eh! bien, si j’avais eu mon
portefeuille, il était à vous. Voyons, il vous faut cette somme?...
En entendant cette phrase grosse de deux cent mille francs, Adeline
oublia les abominables injures de ce grand seigneur à bon marché,
devant cet allèchement du succès si machiavéliquement présenté par
Crevel, qui voulait seulement pénétrer les secrets d’Adeline pour en
rire avec Valérie.
--Ah! je ferai tout! s’écria la malheureuse femme. Monsieur, je me
vendrai, je deviendrai, s’il le faut, une Valérie.
--Cela vous serait difficile, répondit Crevel. Valérie est le sublime
du genre. Ma petite mère, vingt-cinq ans de vertu, ça repousse
toujours, comme une maladie mal soignée. Et votre vertu a bien moisi
ici, ma chère enfant. Mais vous allez voir à quel point je vous aime.
Je vais vous faire avoir vos deux cent mille francs.
Adeline saisit la main de Crevel, la prit, la mit sur son cœur, sans
pouvoir articuler un mot, et une larme de joie mouilla ses paupières.
--Oh! attendez! il y aura du tirage! Moi, je suis un bon vivant, un
bon enfant, sans préjugés, et je vais vous dire tout bonifacement les
choses. Vous voulez faire comme Valérie, bon. Cela ne suffit pas, il
faut un Gogo, un actionnaire, un Hulot. Je connais un gros épicier
retiré, c’est même un bonnetier. C’est lourd, épais, sans idées, je le
forme, et je ne sais pas quand il pourra me faire honneur. Mon homme
est député, bête et vaniteux, conservé par la tyrannie d’une espèce
de femme à turban, au fond de la province, dans une entière virginité
sous le rapport du luxe et des plaisirs de la vie parisienne; mais
Beauvisage (il se nomme Beauvisage) est millionnaire, et il donnerait
comme moi, ma chère petite, il y a trois ans, cent mille écus pour
être aimé d’une femme comme il faut... Oui, dit-il en croyant avoir
bien interprété le geste que fit Adeline, il est jaloux de moi,
voyez-vous!... oui, jaloux de mon bonheur avec madame Marneffe, et le
gars est homme à vendre une propriété pour être propriétaire d’une...
--Assez! monsieur Crevel, dit madame Hulot en ne déguisant plus
son dégoût et laissant paraître toute sa honte sur son visage.
Je suis punie maintenant au delà de mon péché. Ma conscience, si
violemment contenue par la main de fer de la nécessité, me crie à
cette dernière insulte que de tels sacrifices sont impossibles. Je
n’ai plus de fierté, je ne me courrouce point comme jadis, je ne vous
dirai pas:--«Sortez!» après avoir reçu ce coup mortel. J’en ai perdu
le droit: je me suis offerte à vous, comme une prostituée... Oui,
reprit-elle en répondant à un geste de dénégation, j’ai sali ma vie,
jusqu’ici pure, par une intention ignoble; et... je suis sans excuse,
je le savais!... Je mérite toutes les injures dont vous m’accablez!
Que la volonté de Dieu s’accomplisse! S’il veut la mort de deux êtres
dignes d’aller à lui, qu’ils meurent, je les pleurerai, je prierai
pour eux! S’il veut l’humiliation de notre famille, courbons-nous
sous l’épée vengeresse, et baisons-la, chrétiens que nous sommes! Je
sais comment expier cette honte d’un moment qui sera le tourment de
tous mes derniers jours. Ce n’est plus madame Hulot, monsieur, qui
vous parle, c’est la pauvre, l’humble pécheresse, la chrétienne dont
le cœur n’aura plus qu’un seul sentiment, le repentir, et qui sera
toute à la prière et à la charité. Je ne puis être que la dernière des
femmes et la première des repenties par la puissance de ma faute. Vous
avez été l’instrument de mon retour à la raison, à la voix de Dieu qui
maintenant parle en moi, je vous remercie!...
Elle tremblait de ce tremblement qui, depuis ce moment, ne la quitta
plus. Sa voix pleine de douceur contrastait avec la fiévreuse parole
de la femme décidée au déshonneur pour sauver une famille. Le sang
abandonna ses joues, elle devint blanche, et ses yeux furent secs.
--Je jouais, d’ailleurs, bien mal mon rôle, n’est-ce pas? reprit-elle
en regardant Crevel avec la douceur que les martyrs devaient mettre
en jetant les yeux sur le proconsul. L’amour vrai, l’amour saint
et dévoué d’une femme a d’autres plaisirs que ceux qui s’achètent
au marché de la prostitution!... Pourquoi ces paroles? dit-elle en
faisant un retour sur elle-même et un pas de plus dans la voie de la
perfection, elles ressemblent à de l’ironie, et je n’en ai point!
pardonnez-les moi. D’ailleurs, monsieur, peut-être n’est-ce que moi que
j’ai voulu blesser...
La majesté de la vertu, sa céleste lumière avait balayé l’impureté
passagère de cette femme, qui, resplendissante de la beauté qui lui
était propre, parut grandie à Crevel. Adeline fut en ce moment sublime
comme ces figures de la Religion, soutenues par une croix, que les
vieux Vénitiens ont peintes; mais elle exprimait toute la grandeur de
son infortune et celle de l’Église catholique où elle se réfugiait par
un vol de colombe blessée. Crevel fut ébloui, abasourdi.
--Madame, je suis à vous sans condition! dit-il dans un élan de
générosité. Nous allons examiner l’affaire, et... que voulez-vous?...
tenez! l’impossible?... je le ferai. Je déposerai des rentes à la
Banque, et, dans deux heures, vous aurez votre argent...
--Mon Dieu! quel miracle! dit la pauvre Adeline en se jetant à genoux.
Elle récita une prière avec une onction qui toucha si profondément
Crevel, que madame Hulot lui vit des larmes aux yeux, quand elle se
releva, sa prière finie.
--Soyez mon ami, monsieur!... lui dit-elle. Vous avez l’âme meilleure
que la conduite et que la parole. Dieu vous a donné votre âme, et vous
tenez vos idées du monde et de vos passions! Oh! je vous aimerai bien!
s’écria-t-elle avec une ardeur angélique dont l’expression contrastait
singulièrement avec ses méchantes petites coquetteries.
--Ne tremblez plus ainsi, dit Crevel.
--Est-ce que je tremble? demanda la baronne qui ne s’apercevait pas de
cette infirmité si rapidement venue.
--Oui, tenez, voyez, dit Crevel en prenant le bras d’Adeline et lui
démontrant qu’elle avait un tremblement nerveux. Allons, madame,
reprit-il avec respect, calmez-vous, je vais à la Banque...
--Revenez promptement! Songez, mon ami, dit-elle en livrant ses
secrets, qu’il s’agit d’empêcher le suicide de mon pauvre oncle
Fischer, compromis par mon mari, car j’ai confiance en vous
maintenant, et je vous dis tout! Ah! si nous n’arrivons pas à temps,
je connais le maréchal, il a l’âme si délicate, qu’il mourrait en
quelques jours.
--Je pars alors, dit Crevel en baisant la main de la baronne. Mais qu’a
donc fait ce pauvre Hulot?
--Il a volé l’État!
--Ah! mon Dieu!... je cours, madame, je vous comprends, je vous admire.
Crevel fléchit un genou, baisa la robe de madame Hulot, et disparut en
disant: A bientôt. Malheureusement, de la rue Plumet, pour aller chez
lui prendre des inscriptions, Crevel passa par la rue Vanneau; et il ne
put résister au plaisir d’aller voir sa petite duchesse. Il arriva la
figure encore bouleversée. Il entra dans la chambre de Valérie, qu’il
trouva se faisant coiffer. Elle examina Crevel dans la glace, et fut,
comme toutes ces sortes de femmes, choquée, sans rien savoir encore, de
lui voir une émotion forte, de laquelle elle n’était pas la cause.
--Qu’as-tu, ma biche? dit-elle à Crevel. Est-ce qu’on entre ainsi chez
sa petite duchesse? Je ne serais plus une duchesse pour vous, monsieur,
que je suis toujours ta _petite louloutte_, vieux monstre!
Crevel répondit par un sourire triste, et montra Reine.
--Reine, ma fille, assez pour aujourd’hui, j’achèverai ma coiffure
moi-même! donne-moi ma robe de chambre en étoffe chinoise, car _mon
monsieur_ me paraît joliment _chinoisé_...
Reine, fille dont la figure était trouée comme une écumoire et qui
semblait avoir été faite exprès pour Valérie, échangea un sourire avec
sa maîtresse, et apporta la robe de chambre. Valérie ôta son peignoir,
elle était en chemise, elle se trouva dans sa robe de chambre comme une
couleuvre sous sa touffe d’herbe.
--Madame n’y est pour personne?
--Cette question! dit Valérie. Allons, dis, mon gros minet, la rive
gauche a baissé?
--Non.
--L’hôtel est frappé de surenchère?
--Non.
--Tu ne te crois pas le père de ton petit Crevel?
--C’te bêtise! répliqua l’homme sûr d’être aimé.
--Ma foi, je n’y suis plus, dit madame Marneffe. Quand je dois tirer
les peines d’un ami comme on tire les bouchons aux bouteilles de vin de
Champagne, je laisse tout là... Va-t’en, tu m’em...
--Ce n’est rien, dit Crevel. Il me faut deux cent mille francs dans
deux heures...
--Oh! tu les trouveras? Tiens, je n’ai pas employé les cinquante mille
francs du procès-verbal Hulot, et je puis demander cinquante mille
francs à Henri!
--Henri! toujours Henri!... s’écria Crevel.
--Crois-tu, gros Machiavel en herbe, que je congédierai Henri! La
France désarme-t-elle sa flotte?... Henri; mais c’est le poignard pendu
dans sa gaîne à un clou. Ce garçon, dit-elle, me sert à savoir si tu
m’aimes. Et tu ne m’aimes pas ce matin.
--Je ne t’aime pas, Valérie! dit Crevel, je t’aime comme un million!
--Ce n’est pas assez!... reprit-elle en sautant sur les genoux de
Crevel et lui passant ses deux bras au cou comme autour d’une patère
pour s’y accrocher. Je veux être aimée comme dix millions, comme tout
l’or de la terre, et plus que cela. Jamais Henri ne resterait cinq
minutes sans me dire ce qu’il a sur le cœur! Voyons, qu’as-tu, gros
chéri? Faisons notre petit déballage... Disons tout et vivement à notre
petite louloutte! Et elle frôla le visage de Crevel avec ses cheveux en
lui tortillant le nez.--Peut-on avoir un nez comme ça, reprit-elle, et
garder un secret pour sa Vava-lélé-ririe!... _Vava_, le nez allait à
droite, _lélé_, il était à gauche, _ririe_, elle le remit en place.
--Eh bien! je viens de voir... Crevel s’interrompit, regarda madame
Marneffe.--Valérie, mon bijou, tu me promets sur ton honneur... tu
sais, le nôtre, de ne pas répéter un mot de ce que je vais te dire...
--Connu, maire! on lève la main, tiens!... et le pied!
Elle se posa de manière à rendre Crevel, comme a dit Rabelais,
déchaussé de sa cervelle jusqu’aux talons, tant elle fut drôle et
sublime de nu visible à travers le brouillard de la batiste.
--Je viens de voir le désespoir de la Vertu!...
--Ça a de la vertu, le désespoir? dit-elle en hochant la tête et se
croisant les bras à la Napoléon.
--C’est la pauvre madame Hulot, il lui faut deux cent mille francs!
Sinon le maréchal et le père Fischer se brûlent la cervelle, et comme
tu es un peu la cause de tout cela, ma petite duchesse, je vais réparer
le mal. Oh! c’est une sainte femme, je la connais, elle me rendra tout.
Au mot Hulot, et aux deux cent mille francs, Valérie eut un regard
qui passa, comme la lueur du canon dans sa fumée, entre ses longues
paupières.
--Qu’a-t-elle donc fait pour t’apitoyer, la vieille! elle t’a montré,
quoi? sa... sa religion!...
--Ne te moque pas d’elle, mon cœur, c’est une bien sainte, une bien
noble et pieuse femme, digne de respect!...
--Je ne suis donc pas digne de respect, moi! dit Valérie en regardant
Crevel d’un air sinistre.
--Je ne dis pas cela, répondit Crevel en comprenant combien l’éloge de
la vertu devait blesser madame Marneffe.
--Moi aussi je suis pieuse, dit Valérie en allant s’asseoir sur un
fauteuil; mais je ne fais pas métier de ma religion, je me cache pour
aller à l’église.
Elle resta silencieuse et ne fit plus attention à Crevel. Crevel,
excessivement inquiet, vint se poser devant le fauteuil où s’était
plongée Valérie et la trouva perdue dans les pensées qu’il avait si
niaisement réveillées.
--Valérie, mon petit ange?...
Profond silence. Une larme assez problématique fut essuyée furtivement.
--Un mot, ma louloutte...
--Monsieur!
--A quoi penses-tu, mon amour?
--Ah! monsieur Crevel, je pense au jour de ma première communion!
Étais-je belle! Étais-je pure! Étais-je sainte!... immaculée!... ah! si
quelqu’un était venu dire à ma mère:--«Votre fille sera _une traînée_,
elle trompera son mari. Un jour, un commissaire de police la trouvera
dans une petite maison, elle se vendra à un Crevel pour trahir un
Hulot, deux atroces vieillards...» Pouah!... fi! Elle serait morte
avant la fin de la phrase, tant elle m’aimait, la pauvre femme!
--Calme-toi!
--Tu ne sais pas combien il faut aimer un homme pour imposer silence à
ces remords qui viennent vous pincer le cœur d’une femme adultère. Je
suis fâchée que Reine soit partie; elle t’aurait dit que, ce matin,
elle m’a trouvée les larmes aux yeux et priant Dieu. Moi, voyez-vous,
monsieur Crevel, je ne me moque point de la religion. M’avez-vous
jamais entendue dire un mot de mal à ce sujet?...
Crevel fit un geste d’approbation.
--Je défends qu’on en parle devant moi... Je blague sur tout ce qu’on
voudra: les rois, la politique, la finance, tout ce qu’il y a de sacré
pour le monde, les juges, le mariage, l’amour, les jeunes filles, les
vieillards!... Mais l’Église... mais Dieu!... Oh! là, moi, je m’arrête!
Je sais bien que je fais mal, que je vous sacrifie mon avenir... Et
vous ne vous doutez pas de l’étendue de mon amour!
Crevel joignit les mains.
--Ah! il faudrait pénétrer dans mon cœur, y mesurer l’étendue de mes
convictions pour savoir tout ce que je vous sacrifie!... Je sens en
moi l’étoffe d’une Madeleine. Aussi voyez de quel respect j’entoure
les prêtres! Comptez les présents que je fais à l’église! Ma mère m’a
élevée dans la foi catholique, et je comprends Dieu! C’est à nous
autres perverties qu’il parle le plus terriblement.
Valérie essuya deux larmes qui roulèrent sur ses joues. Crevel fut
épouvanté, madame Marneffe se leva, s’exalta.
--Calme-toi, ma louloutte!... tu m’effraies!
Madame Marneffe tomba sur ses genoux.
--Mon Dieu! je ne suis pas mauvaise! dit-elle en joignant les mains.
Daignez ramasser votre brebis égarée, frappez-la, meurtrissez-la, pour
la reprendre aux mains qui la font infâme et adultère, elle se blottira
joyeusement sur votre épaule! elle reviendra tout heureuse au bercail!
Elle se leva, regarda Crevel, et Crevel eut peur des yeux blancs de
Valérie.
--Et puis, Crevel, sais-tu? Moi, j’ai peur, par moments... La justice
de Dieu s’exerce aussi bien dans ce bas monde que dans l’autre.
Qu’est-ce que je peux attendre de bon de Dieu? Sa vengeance fond sur
la coupable de toutes les manières, elle emprunte tous les caractères
du malheur. Tous les malheurs que ne s’expliquent pas les imbéciles,
sont des expiations. Voilà ce que me disait ma mère à son lit de mort
en me parlant de sa vieillesse. Et si je te perdais!... ajouta-t-elle
en saisissant Crevel par une étreinte d’une sauvage énergie... Ah! j’en
mourrais!
Madame Marneffe lâcha Crevel, s’agenouilla de nouveau devant son
fauteuil, joignit les mains (et dans quelle pose ravissante!), et
dit avec une incroyable onction la prière suivante:--Et vous, sainte
Valérie, ma bonne patronne, pourquoi ne visitez-vous pas plus souvent
le chevet de celle qui vous est confiée? Oh! venez ce soir, comme vous
êtes venue ce matin, m’inspirer de bonnes pensées, et je quitterai le
mauvais sentier, je renoncerai, comme Madeleine, aux joies trompeuses,
à l’éclat menteur du monde, même à celui que j’aime tant!
--Ma louloutte! dit Crevel.
--Il n’y a plus de louloutte, monsieur! Elle se retourna fière comme
une femme vertueuse, et, les yeux humides de larmes, elle se montra
digne, froide, indifférente.--Laissez-moi, dit-elle en repoussant
Crevel. Quel est mon devoir?... d’être à mon mari. Cet homme est
mourant, et que fais-je? je le trompe au bord de la tombe. Il croit
votre fils à lui... Je vais lui dire la vérité, commencer par acheter
son pardon, avant de demander celui de Dieu. Quittons-nous!... Adieu,
monsieur Crevel!... reprit-elle debout en tendant à Crevel une
main glacée. Adieu, mon ami, nous ne nous verrons plus que dans un
monde meilleur... Vous m’avez dû quelques plaisirs, bien criminels,
maintenant je veux... oui, j’aurai votre estime...
Crevel pleurait à chaudes larmes.
--Gros cornichon! s’écria-t-elle en poussant un infernal éclat de
rire, voilà la manière dont les femmes pieuses s’y prennent pour vous
tirer une carotte de deux cent mille francs! Et toi, qui parles du
maréchal de Richelieu, cet original de Lovelace, tu te laisses prendre
à ce ponsif-là! comme dit Steinbock. Je t’en arracherais des deux cent
mille francs, moi, si je voulais, grand imbécile!... Garde donc ton
argent! Si tu en as de trop, ce trop m’appartient! Si tu donnes deux
sous à cette femme respectable qui fait de la piété parce qu’elle a
cinquante-sept ans, nous ne nous reverrons jamais, et tu la prendras
pour maîtresse; tu me reviendras le lendemain tout meurtri de ses
caresses anguleuses et soûl de ses larmes, de ses petits bonnets
_ginguets_, de ses pleurnicheries qui doivent faire de ses faveurs des
averses!...
--Le fait est, dit Crevel, que deux cent mille francs, c’est de
l’argent.
--Elles ont bon appétit, les femmes pieuses!... ah! microscope! elles
vendent mieux leurs sermons que nous ne vendons ce qu’il y a de plus
rare et de plus certain sur la terre, le plaisir... Et elles font des
romans! Non... ah! je les connais, j’en ai vu chez ma mère! Elles se
croient tout permis pour l’église, pour... Tiens, tu devrais être
honteux, ma biche! toi, si peu donnant... car tu ne m’as pas donné deux
cent mille francs en tout, à moi!
--Ah! si, reprit Crevel, rien que le petit hôtel coûtera cela...
--Tu as donc alors quatre cent mille francs? dit-elle d’un air rêveur.
--Non.
--Eh bien! monsieur, vous vouliez prêter à cette vieille horreur
les deux cent mille francs de mon hôtel? en voilà un crime de
lèse-louloutte!...
--Mais écoute-moi donc!
--Si tu donnais cet argent à quelque bête d’invention philanthropique,
tu passerais pour être un homme d’avenir, dit-elle en s’animant, et
je serais la première à te le conseiller, car tu as trop d’innocence
pour écrire de gros livres politiques qui vous font une réputation; tu
n’as pas assez de style pour tartiner des brochures; tu pourrais te
poser comme tous ceux qui sont dans ton cas, et qui dorent de gloire
leur nom en se mettant à la tête d’une chose sociale, morale, nationale
ou générale. On t’a volé la Bienfaisance, elle est maintenant trop
mal portée... Les petits repris de justice, à qui l’on fait un sort
meilleur que celui des pauvres diables honnêtes, c’est usé. Je te
voudrais voir inventer, pour deux cent mille francs, une chose plus
difficile, une chose vraiment utile. On parlerait de toi, comme d’un
_petit manteau bleu_, d’un Montyon, et je serais fière de toi! Mais
jeter deux cent mille francs dans un bénitier, les prêter à une dévote
abandonnée de son mari par une raison quelconque, va! il y a toujours
une raison (me quitte-t-on, moi?), c’est une stupidité qui, dans notre
époque, ne peut germer que dans le crâne d’un ancien parfumeur! Cela
sent son comptoir. Tu n’oserais plus, deux jours après, te regarder
dans ton miroir! Va déposer ton prix à la caisse d’amortissement,
cours, car je ne te reçois plus sans le récépissé de la somme. Va! et
vite, et tôt!
Elle poussa Crevel par les épaules hors de sa chambre, en voyant sur sa
figure l’avarice refleurie. Quand la porte de l’appartement se ferma,
elle dit:--Voilà Lisbeth outre-vengée!... Quel dommage qu’elle soit
chez son vieux maréchal, aurions-nous ri! Ah! la vieille veut m’ôter le
pain de la bouche!... je vais te la secouer, moi!
Obligé de prendre un appartement en harmonie avec la première dignité
militaire, le maréchal Hulot s’était logé dans un magnifique hôtel,
situé rue du Mont-Parnasse, où il se trouve deux ou trois maisons
princières. Quoiqu’il eût loué tout l’hôtel, il n’en occupait que le
rez-de-chaussée. Lorsque Lisbeth vint tenir la maison, elle voulut
aussitôt sous-louer le premier étage qui, disait-elle, payerait toute
la location, le comte serait alors logé pour presque rien; mais le
vieux soldat s’y refusa. Depuis quelques mois, le maréchal était
travaillé par de tristes pensées. Il avait deviné la gêne de sa
belle-sœur, il en soupçonnait les malheurs sans en pénétrer la cause.
Ce vieillard, d’une sérénité si joyeuse, devenait taciturne, il pensait
qu’un jour sa maison serait l’asile de la baronne Hulot et de sa fille,
et il leur réservait ce premier étage. La médiocrité de fortune du
comte de Forzheim était si connue, que le ministre de la guerre, le
prince de Wissembourg, avait exigé de son vieux camarade qu’il acceptât
une indemnité d’installation. Hulot employa cette indemnité à meubler
le rez-de-chaussée, où tout était convenable, car il ne voulait pas,
selon son expression, du bâton de maréchal pour le porter à pied.
L’hôtel ayant appartenu sous l’Empire à un sénateur, les salons du
rez-de-chaussée avaient été établis avec une grande magnificence, tous
blanc et or, sculptés, et se trouvaient bien conservés. Le maréchal y
avait mis de beaux vieux meubles analogues. Il gardait sous la remise
une voiture, où sur les panneaux étaient peints les deux bâtons en
sautoir, et il louait des chevaux quand il devait aller _in fiocchi_,
soit au ministère, soit au château, dans une cérémonie ou à quelque
fête. Ayant pour domestique, depuis trente ans, un ancien soldat âgé de
soixante ans, dont la sœur était sa cuisinière, il pouvait économiser
une dizaine de mille francs qu’il joignait à un petit trésor destiné
à Hortense. Tous les jours le vieillard venait à pied de la rue du
Mont-Parnasse à la rue Plumet par le boulevard; chaque invalide, en le
voyant venir, ne manquait jamais à se mettre en ligne, à le saluer, et
le maréchal récompensait le vieux soldat par un sourire.
--Qu’est-ce que c’est que celui-là pour qui vous vous alignez? disait
un jour un jeune ouvrier à un vieux capitaine des Invalides.--Je vais
te le dire, gamin, répondit l’officier. Le gamin se posa comme un homme
qui se résigne à écouter un bavard.--En 1809, dit l’invalide, nous
protégions le flanc de la Grande-Armée, commandée par l’empereur, qui
marchait sur Vienne. Nous arrivons à un pont défendu par une triple
batterie de canons étagés sur une manière de rocher, trois redoutes
l’une sur l’autre, et qui enfilaient le pont. Nous étions sous les
ordres du maréchal Masséna. Celui que tu vois était alors colonel des
grenadiers de la garde, et je marchais avec... Nos colonnes occupaient
un côté du fleuve, les redoutes étaient de l’autre. On a trois fois
attaqué le pont, et trois fois on a boudé. «Qu’on aille chercher Hulot!
a dit le maréchal, il n’y a que lui et ses hommes qui puissent avaler
ce morceau-là.» Nous arrivons. Le dernier général qui se retirait de
devant ce pont, arrête Hulot sous le feu pour lui dire la manière
de s’y prendre, et il embarrassait le chemin.--«Il ne me faut pas
de conseils, mais de la place pour passer,» a dit tranquillement le
général en franchissant le pont en tête de sa colonne. Et puis, rrrran!
une décharge de trente canons sur nous.--Ah! nom d’un petit bonhomme!
s’écria l’ouvrier, ça a dû en faire de ces béquilles!--Si tu avais
entendu dire paisiblement ce mot-là, comme moi, petit, tu saluerais cet
homme jusqu’à terre! Ce n’est pas si connu que le pont d’Arcole, c’est
peut-être plus beau. Et nous sommes arrivés avec Hulot à la course dans
les batteries. Honneur à ceux qui y sont restés! fit l’officier en
ôtant son chapeau. Les _Kaiserlicks_ ont été étourdis du coup. Aussi
l’Empereur a-t-il nommé comte le vieux que tu vois; il nous a honorés
tous dans notre chef, et ceux-ci ont eu grandement raison de le faire
maréchal.--Vive le maréchal! dit l’ouvrier.--Oh! tu peux crier, va, le
maréchal est sourd à force d’avoir entendu le canon.
Cette anecdote peut donner la mesure du respect avec lequel
les invalides traitaient le maréchal Hulot, à qui ses opinions
républicaines invariables conciliaient les sympathies populaires dans
tout le quartier.
L’affliction, entrée dans cette âme si calme, si pure, si noble, était
un spectacle désolant. La baronne ne pouvait que mentir et cacher à son
beau-frère, avec l’adresse des femmes, toute l’affreuse vérité. Pendant
cette désastreuse matinée, le maréchal, qui dormait peu comme tous les
vieillards, avait obtenu de Lisbeth des aveux sur la situation de son
frère, en lui promettant de l’épouser pour prix de son indiscrétion.
Chacun comprendra le plaisir qu’eut la vieille fille à se laisser
arracher des confidences que, depuis son entrée au logis, elle voulait
faire à son futur; car elle consolidait ainsi son mariage.
--Votre frère est incurable! criait Lisbeth dans la bonne oreille du
maréchal.
La voix forte et claire de la Lorraine lui permettait de causer avec le
vieillard. Elle fatiguait ses poumons, tant elle tenait à démontrer à
son futur qu’il ne serait jamais sourd avec elle.
--Il a eu trois maîtresses, disait le vieillard, et il avait une
Adeline! Pauvre Adeline!...
--Si vous voulez m’écouter, cria Lisbeth, vous profiterez de votre
influence auprès du prince de Wissembourg pour obtenir à ma cousine une
place honorable; elle en aura besoin, car le traitement du baron est
engagé pour trois ans.
--Je vais aller au Ministère, répondit-il, voir le maréchal, savoir ce
qu’il pense de mon frère, et lui demander son active protection pour ma
sœur. Trouvez une place digne d’elle...
--Les dames de charité de Paris ont formé des associations
de bienfaisance d’accord avec l’archevêque; elles ont besoin
d’inspectrices honorablement rétribuées, employées à reconnaître les
vrais besoins. De telles fonctions conviendraient à ma chère Adeline,
elles seraient selon son cœur.
--Envoyez demander les chevaux! dit le maréchal, je vais m’habiller.
J’irai, s’il le faut, à Neuilly!
--Comme il l’aime! Je la trouverai donc toujours, et partout, dit la
Lorraine.
Lisbeth trônait déjà dans la maison, mais loin des regards du maréchal.
Elle avait imprimé la crainte aux trois serviteurs. Elle s’était donné
une femme de chambre et déployait son activité de vieille fille en se
faisant rendre compte de tout, examinant tout, et cherchant, en toute
chose, le bien-être de son cher maréchal. Aussi républicaine que son
futur, Lisbeth lui plaisait beaucoup par ses côtés démocratiques, elle
le flattait d’ailleurs avec une habileté prodigieuse; et, depuis deux
semaines, le maréchal, qui vivait mieux, qui se trouvait soigné comme
l’est un enfant par sa mère, avait fini par apercevoir en Lisbeth une
partie de son rêve.
--Mon cher maréchal! cria-t-elle en l’accompagnant au perron, levez
les glaces, ne vous mettez pas entre deux airs, faites cela pour moi!...
Le maréchal, ce vieux garçon, qui n’avait jamais été dorloté, partit en
souriant à Lisbeth, quoiqu’il eût le cœur navré.
En ce moment même, le baron Hulot quittait les bureaux de la Guerre et
se rendait au cabinet du maréchal, prince de Wissembourg, qui l’avait
fait demander. Quoiqu’il n’y eût rien d’extraordinaire à ce que le
ministre mandât un de ses Directeurs généraux, la conscience de Hulot
était si malade, qu’il trouva je ne sais quoi de sinistre et de froid
dans la figure de Mitouflet.
--Mitouflet, comment va le prince? demanda-t-il en fermant son cabinet
et rejoignant l’huissier qui s’en allait en avant.
--Il doit avoir une dent contre vous, monsieur le baron, répondit
l’huissier, car sa voix, son regard, sa figure sont à l’orage...
Hulot devint blême et garda le silence, il traversa l’antichambre, les
salons, et arriva, les pulsations du cœur troublées, à la porte du
cabinet. Le maréchal, alors âgé de soixante et dix ans, les cheveux
entièrement blancs, la figure tannée comme celle des vieillards
de cet âge, se recommandait par un front d’une ampleur telle, que
l’imagination y voyait un champ de bataille. Sous cette coupole grise,
chargée de neige, brillaient, assombris par la saillie très-prononcée
des deux arcades sourcilières, des yeux d’un bleu napoléonien,
ordinairement tristes, pleins de pensées amères et de regrets. Ce
rival de Bernadotte avait espéré se reposer sur un trône. Mais ces
yeux devenaient deux formidables éclairs lorsqu’un grand sentiment
s’y peignait. La voix, presque toujours caverneuse, jetait alors des
éclats stridents. En colère, le prince redevenait soldat, il parlait
le langage du sous-lieutenant Cottin, il ne ménageait plus rien. Hulot
d’Ervy aperçut ce vieux lion, les cheveux épars comme une crinière,
debout à la cheminée, les sourcils contractés, le dos appuyé au
chambranle et les yeux distraits en apparence.
--Me voici à l’ordre, mon prince! dit Hulot gracieusement et d’un air
dégagé.
Le maréchal regarda fixement le directeur sans mot dire pendant tout le
temps qu’il mit à venir du seuil de la porte à quelques pas de lui. Ce
regard de plomb fut comme le regard de Dieu, Hulot ne le supporta pas,
il baissa les yeux d’un air confus.--Il sait tout, pensa-t-il.
--Votre conscience ne vous dit-elle rien? demanda le maréchal de sa
voix sourde et grave.
--Elle me dit, mon prince, que j’ai probablement tort de faire,
sans vous en parler, des razzias en Algérie. A mon âge et avec mes
goûts, après quarante-cinq ans de services, je suis sans fortune.
Vous connaissez les principes des quatre cents élus de la France. Ces
messieurs envient toutes les positions, ils ont rogné le traitement des
ministres, c’est tout dire!... allez donc leur demander de l’argent
pour un vieux serviteur!... Qu’attendre de gens qui payent aussi mal
qu’elle l’est la magistrature? qui donnent trente sous par jour aux
ouvriers du port de Toulon, quand il y a impossibilité matérielle d’y
vivre à moins de quarante sous pour une famille? qui ne réfléchissent
pas à l’atrocité des traitements d’employés à six cents, à mille et
à douze cents francs dans Paris, et qui pour eux veulent nos places
quand les appointements sont de quarante mille francs?... enfin, qui
refusent à la Couronne un bien de la Couronne confisqué en 1830 à la
Couronne, et un acquêt fait des deniers de Louis XVI encore! quand on
le leur demandait pour un prince pauvre!... Si vous n’aviez pas de
fortune, on vous laisserait très-bien, mon prince, comme mon frère,
avec votre traitement tout sec, sans se souvenir que vous avez sauvé la
Grande-Armée, avec moi, dans les plaines marécageuses de la Pologne.
--Vous avez volé l’État, vous vous êtes mis dans le cas d’aller en Cour
d’Assises, dit le maréchal, comme ce caissier du Trésor, et vous prenez
cela, monsieur, avec cette légèreté?...
--Quelle différence, monseigneur! s’écria le baron Hulot. Ai-je plongé
les mains dans une caisse qui m’était confiée?...
--Quand on commet de pareilles infamies, dit le maréchal, on est
deux fois coupable, dans votre position, de faire les choses avec
maladresse. Vous avez compromis ignoblement notre haute administration,
qui jusqu’à présent est la plus pure de l’Europe!... Et cela, monsieur,
pour deux cent mille francs et pour une gueuse!... dit le maréchal
d’une voix terrible. Vous êtes Conseiller-d’État, et l’on punit de mort
le simple soldat qui vend les effets du régiment. Voici ce que m’a dit
un jour le colonel Pourin, du deuxième lanciers. A Saverne, un de ses
hommes aimait une petite Alsacienne qui désirait un châle; la drôlesse
fit tant, que ce pauvre diable de lancier, qui devait être promu
maréchal-des-logis-chef, après vingt ans de services, l’honneur du
régiment, a vendu, pour donner ce châle, des effets de sa compagnie.
Savez-vous ce qu’il a fait, le lancier, baron d’Ervy? il a mangé les
vitres d’une fenêtre après les avoir pilées, et il est mort de maladie,
en onze heures, à l’hôpital... Tâchez, vous, de mourir d’une apoplexie
pour que nous puissions vous sauver l’honneur...
Le baron regarda le vieux guerrier d’un œil hagard, et le maréchal,
voyant cette expression qui révélait un lâche, eut quelque rougeur aux
joues, ses yeux s’allumèrent.
--M’abandonneriez-vous?... dit Hulot en balbutiant.
En ce moment, le maréchal Hulot, ayant appris que son frère et le
ministre étaient seuls, se permit d’entrer; et il alla, comme les
sourds, droit au prince.
--Oh! cria le héros de la campagne de Pologne, je sais ce que tu viens
faire, mon vieux camarade!... Mais tout est inutile...
--Inutile?... répéta le maréchal Hulot qui n’entendit que ce mot.
--Oui, tu viens me parler pour ton frère; mais sais-tu ce qu’est ton
frère?...
--Mon frère?... demanda le sourd.
--Eh bien! cria le maréchal, c’est un j... f..... indigne de toi!...
Et la colère du maréchal lui fit jeter par les yeux ces regards
fulgurants qui, semblables à ceux de Napoléon, brisaient les volontés
et les cerveaux.
--Tu en as menti, Cottin! répliqua le maréchal Hulot devenu blême.
Jette ton bâton comme je jette le mien!... je suis à tes ordres.
Le prince alla droit à son vieux camarade, le regarda fixement, et lui
dit dans l’oreille en lui serrant la main:--Es-tu un homme?
--Tu le verras...
--Eh bien! tiens-toi ferme! il s’agit de porter le plus grand malheur
qui pût t’arriver.
Le prince se retourna, prit sur sa table un dossier, le mit entre les
mains du maréchal Hulot en lui criant:--Lis!
Le comte de Forzheim lut la lettre suivante, qui se trouvait sur le
dossier.
_A Son Excellence le président du conseil._
(CONFIDENTIELLE.)
Alger, le...
«Mon cher prince, nous avons sur les bras une bien mauvaise affaire,
comme vous le verrez par la procédure que je vous envoie.
»En résumé, le baron Hulot d’Ervy a envoyé dans la province d’O...
un de ses oncles pour tripoter sur les grains et sur les fourrages,
en lui donnant pour complice un garde-magasin. Ce garde-magasin a
fait des aveux pour se rendre intéressant, et a fini par s’évader.
Le procureur du roi a mené rudement l’affaire, en ne voyant que deux
subalternes en cause; mais Johann Fischer, oncle de votre Directeur
général, se voyant sur le point d’être traduit en cour d’assises,
s’est poignardé dans sa prison avec un clou.
»Tout aurait été fini là, si ce digne et honnête homme, trompé
vraisemblablement et par son complice et par son neveu, ne s’était
pas avisé d’écrire au baron Hulot. Cette lettre, saisie par le
parquet, a tellement étonné le procureur du roi qu’il est venu me
voir. Ce serait un coup si terrible que l’arrestation et la mise en
accusation d’un Conseiller-d’État, d’un Directeur général qui compte
tant de bons et loyaux services, car il nous a sauvés tous après
la Bérésina en réorganisant l’administration, que je me suis fait
communiquer les pièces.
»Faut-il que l’affaire suive son cours? faut-il, le principal
coupable visible étant mort, étouffer ce procès en faisant condamner
le garde-magasin par contumace?
»Le procureur général consent à ce que les pièces vous soient
transmises; et le baron d’Ervy étant domicilié à Paris, le procès
sera du ressort de votre Cour royale. Nous avons trouvé ce moyen,
assez louche, de nous débarrasser momentanément de la difficulté.
»Seulement, mon cher maréchal, prenez un parti promptement. On parle
déjà beaucoup trop de cette déplorable affaire qui nous ferait autant
de mal qu’elle en causera, si la complicité du grand coupable, qui
n’est encore connue que du procureur de roi, du juge d’instruction,
du procureur général et de moi, venait à s’ébruiter.»
Là, ce papier tomba des mains du maréchal Hulot, il regarda son frère,
il vit qu’il était inutile de compulser le dossier; mais il chercha la
lettre de Johann Fischer, et la lui tendit après l’avoir lue en deux
regards.
«De la prison d’O...
»Mon neveu, quand vous lirez cette lettre, je n’existerai plus.
»Soyez tranquille, on ne trouvera pas de preuves contre vous. Moi,
mort, votre jésuite de Chardin en fuite, le procès s’arrêtera. La
figure de notre Adeline, si heureuse par vous, m’a rendu la mort
très-douce. Vous n’avez plus besoin d’envoyer les deux cent mille
francs. Adieu.
»Cette lettre vous sera remise par un détenu sur qui je crois pouvoir
compter.
»JOHANN FISCHER.»
--Je vous demande pardon, dit avec une touchante fierté le maréchal
Hulot au prince de Wissembourg.
--Allons, tutoie-moi toujours, Hulot! répliqua le ministre en serrant
la main de son vieil ami.--Le pauvre lancier n’a tué que lui, dit-il en
foudroyant Hulot d’Ervy d’un regard.
--Combien avez-vous pris? dit sévèrement le comte de Forzheim à son
frère.
--Deux cent mille francs.
--Mon cher ami, dit le comte en s’adressant au ministre, vous aurez les
deux cent mille francs sous quarante-huit heures. On ne pourra jamais
dire qu’un homme portant le nom de Hulot a fait tort d’un denier à la
chose publique...
--Quel enfantillage! dit le maréchal. Je sais où sont les deux cent
mille francs et je vais les faire restituer. Donnez vos démissions et
demandez votre retraite! reprit-il en faisant voler une double feuille
de papier tellière jusqu’à l’endroit où s’était assis à la table le
Conseiller-d’État dont les jambes flageolaient. Ce serait une honte
pour nous tous que votre procès; aussi ai-je obtenu du conseil des
ministres la liberté d’agir comme je le fais. Puisque vous acceptez la
vie sans l’honneur, sans mon estime, une vie dégradée, vous aurez la
retraite qui vous est due. Seulement faites-vous bien oublier.
Le maréchal sonna.
--L’employé Marneffe est-il là?
--Oui, monseigneur, dit l’huissier.
--Qu’il entre.
--Vous, s’écria le ministre en voyant Marneffe, et votre femme, vous
avez sciemment ruiné le baron d’Ervy que voici.
--Monsieur le ministre, je vous demande pardon, nous sommes
très-pauvres, je n’ai que ma place pour vivre, et j’ai deux enfants,
dont le petit dernier aura été mis dans ma famille par monsieur le
baron.
--Quelle figure de coquin! dit le prince en montrant Marneffe au
maréchal Hulot. Trêve de discours à la Sganarelle, reprit-il, vous
rendrez deux cent mille francs, ou vous irez en Algérie.
--Mais, _monsieur le ministre_, vous ne connaissez pas ma femme, elle a
tout mangé. Monsieur le baron invitait tous les jours six personnes à
dîner... On dépensait chez moi cinquante mille francs par an.
--Retirez-vous, dit le ministre de la voix formidable qui sonnait la
charge au fort des batailles, vous recevrez avis de votre changement
dans deux heures... allez.
--Je préfère donner ma démission, dit insolemment Marneffe; car c’est
trop d’être ce que je suis, et battu; je ne serais pas content, moi!
Et il sortit.
--Quel impudent drôle, dit le prince.
Le maréchal Hulot, qui pendant cette scène était resté debout,
immobile, pâle comme un cadavre, examinant son frère à la dérobée, alla
prendre la main du prince et lui répéta:--Dans quarante-huit heures le
tort matériel sera réparé; mais l’honneur! Adieu, maréchal! c’est le
dernier coup qui tue... Oui, j’en mourrai, lui dit-il à l’oreille.
--Pourquoi diantre es-tu venu ce matin? répondit le prince ému.
--Je venais pour sa femme, répliqua le comte en montrant Hector; elle
est sans pain! surtout maintenant.
--Il a sa retraite!
--Elle est engagée!
--Il faut avoir le diable au corps! dit le prince en haussant les
épaules. Quel philtre vous font donc avaler ces femmes-là pour vous
ôter l’esprit? demanda-t-il à Hulot d’Hervy. Comment pouviez-vous, vous
qui connaissez la minutieuse exactitude avec laquelle l’administration
française écrit tout, verbalise sur tout, consomme des rames de papier
pour constater l’entrée et la sortie de quelques centimes, vous qui
déploriez qu’il fallût des centaines de signatures pour des riens, pour
libérer un soldat, pour acheter des étrilles, comment pouviez-vous donc
espérer de cacher un vol pendant long-temps? Et les journaux! et les
envieux! et les gens qui voudraient voler! Ces femmes-là vous ôtent
donc le bon sens? elles vous mettent donc des coquilles de noix sur
les yeux? ou vous êtes donc fait autrement que nous autres? Il fallait
quitter l’Administration du moment où vous n’étiez plus un homme, mais
un tempérament! Si vous avez joint tant de sottises à votre crime, vous
finirez... je ne veux pas vous dire où.....
--Promets-moi de t’occuper d’elle, Cottin?... demanda le comte de
Forzheim qui n’entendait rien et qui ne pensait qu’à sa belle-sœur.
--Sois tranquille! dit le ministre.
--Eh bien! merci, et adieu!--Venez, monsieur! dit-il à son frère.
Le prince regarda d’un œil en apparence calme les deux frères, si
différents d’attitude, de conformation et de caractère, le brave et le
lâche, le voluptueux et le rigide, l’honnête et le concussionnaire,
et il se dit:--Ce lâche ne saura pas mourir! et mon pauvre Hulot, si
probe, a la mort dans son sac, lui! Il s’assit dans son fauteuil et
reprit la lecture des dépêches d’Afrique par un mouvement qui peignait
à la fois le sang-froid du capitaine et la pitié profonde que donne le
spectacle des champs de bataille! car il n’y a rien de plus humain en
réalité que les militaires, si rudes en apparence, et à qui l’habitude
de la guerre communique cet absolu glacial, si nécessaire sur les
champs de bataille.
Le lendemain, quelques journaux contenaient, sous des rubriques
différentes, ces différents articles:
* * * * *
M. le baron Hulot d’Ervy vient de demander sa retraite. Les désordres
de la comptabilité de l’administration algérienne qui ont été
signalés par la mort et par la fuite de deux employés ont influé sur
la détermination prise par ce haut fonctionnaire. En apprenant les
fautes commises par des employés, en qui malheureusement il avait
placé sa confiance, M. le baron Hulot a éprouvé dans le cabinet même
du ministre une attaque de paralysie.
M. Hulot d’Ervy, frère du maréchal, compte quarante-cinq ans de
services. Cette résolution, vainement combattue, a été vue avec
regret par tous ceux qui connaissent M. Hulot, dont les qualités
privées égalent les talents administratifs. Personne n’a oublié le
dévouement de l’ordonnateur en chef de la garde impériale à Varsovie,
ni l’activité merveilleuse avec laquelle il a su organiser les
différents services de l’armée improvisée en 1815 par Napoléon.
C’est encore une des gloires de l’époque impériale qui va quitter
la scène. Depuis 1830, M. le baron Hulot n’a cessé d’être une des
lumières nécessaires au Conseil-d’État et au ministère de la guerre.
* * * * *
ALGER.--L’affaire dite des fourrages, à laquelle quelques journaux
ont donné des proportions ridicules, est terminée par la mort du
principal coupable. Le sieur Johann Wisch s’est tué dans sa prison et
son complice est en fuite; mais il sera jugé par contumace.
Wisch, ancien fournisseur des armées, était un honnête homme,
très-estimé, qui n’a pas supporté l’idée d’avoir été la dupe du sieur
Chardin, le garde-magasin en fuite.
* * * * *
Et aux faits-Paris, on lisait ceci:
«M. le maréchal ministre de la guerre, pour éviter à l’avenir tout
désordre, a résolu de créer un bureau des subsistances en Afrique. On
désigne un chef de bureau, M. Marneffe, comme devant être chargé de
cette organisation.»
* * * * *
La succession du baron Hulot excite toutes les ambitions. Cette
direction est, dit-on, promise à M. le comte Martial de La
Roche-Hugon, député, beau-frère de M. le comte de Rastignac. M.
Massol, maître des requêtes, serait nommé Conseiller-d’État, et M.
Claude Vignon maître des requêtes.
* * * * *
De toutes les espèces de _canards_, la plus dangereuse pour les
journaux de l’Opposition, c’est le canard officiel. Quelque rusés que
soient les journalistes, ils sont parfois les dupes volontaires ou
involontaires de l’habileté de ceux d’entre eux qui, de la Presse, ont
passé, comme Claude Vignon, dans les hautes régions du Pouvoir. Le
journal ne peut être vaincu que par le journaliste. Aussi doit-on se
dire, en travestissant Voltaire:
Le fait-Paris n’est pas ce qu’un vain peuple pense.
Le maréchal Hulot ramena son frère, qui se tint sur le devant de la
voiture, en laissant respectueusement son aîné dans le fond. Les deux
frères n’échangèrent pas une parole. Hector était anéanti. Le maréchal
resta concentré, comme un homme qui rassemble ses forces et qui les
bande pour soutenir un poids écrasant. Rentré dans son hôtel, il
amena, sans dire un mot et par des gestes impératifs, son frère dans
son cabinet. Le comte avait reçu de l’empereur Napoléon une magnifique
paire de pistolets de la manufacture de Versailles; il tira la boîte,
sur laquelle était gravée l’inscription: _Donnée par l’Empereur
Napoléon au général Hulot_, du secrétaire où il la mettait, et la
montrant à son frère, il lui dit:--Voilà ton médecin.
Lisbeth, qui regardait par la porte entrebâillée, courut à la voiture,
et donna l’ordre d’aller au grand trot rue Plumet. En vingt minutes à
peu près, elle amena la baronne instruite de la menace du maréchal à
son frère.
Le comte, sans regarder son frère, sonna pour demander son factotum, le
vieux soldat qui le servait depuis trente ans.
--Beaupied, lui dit-il, amène-moi mon notaire, le comte Steinbock, ma
nièce Hortense et l’agent de change du Trésor. Il est dix heures et
demie, il me faut tout ce monde à midi. Prends des voitures... Et va
_plus vite que ça_!... dit-il en retrouvant une locution républicaine
qu’il avait souvent à la bouche jadis. Et il fit la moue terrible qui
rendait ses soldats attentifs quand il examinait les genêts de la
Bretagne en 1799. (Voir LES CHOUANS[*].)
[*] Disponible dans le volume XIII de cette collection,
https://www.gutenberg.org/ebooks/71022 (Note de transcription.)
--Vous serez obéi, maréchal, dit Beaupied en mettant le revers de sa
main à son front.
Sans s’occuper de son frère, le vieillard revint dans son cabinet, prit
une clef cachée dans un secrétaire, et ouvrit une cassette en malachite
plaquée sur acier, présent de l’empereur Alexandre. Par ordre de
l’empereur Napoléon, il était venu rendre à l’empereur russe des effets
particuliers pris à la bataille de Dresde, et contre lesquels Napoléon
espérait obtenir Vandamme. Le Czar récompensa magnifiquement le général
Hulot en lui donnant cette cassette, et lui dit qu’il espérait pouvoir
un jour avoir la même courtoisie pour l’empereur des Français; mais
il garda Vandamme. Les armes impériales de Russie étaient en or sur
le couvercle de cette boîte garnie tout en or. Le maréchal compta
les billets de banque et l’or qui s’y trouvaient; il possédait cent
cinquante-deux mille francs! Il laissa échapper un mouvement de
satisfaction. En ce moment, madame Hulot entra dans un état à attendrir
des juges politiques. Elle se jeta sur Hector, en regardant la boîte de
pistolets, et le maréchal, alternativement, d’un air fou.
--Qu’avez-vous contre votre frère? Que vous a fait mon mari? dit-elle
d’une voix si vibrante que le maréchal l’entendit.
--Il nous a déshonorés tous! répondit le vieux soldat de la République
qui rouvrit par cet effort une de ses blessures. Il a volé l’État!
Il m’a rendu mon nom odieux; il me fait souhaiter de mourir, il m’a
tué... Je n’ai de force que pour accomplir la restitution!... J’ai été
humilié devant le Condé de la République, devant l’homme que j’estime
le plus, et à qui j’ai donné injustement un démenti, le prince de
Wissembourg!... Est-ce rien, cela? Voilà son compte avec la Patrie!
Il essuya une larme.
--A sa famille maintenant! reprit-il. Il vous arrache le pain que
je vous gardais, le fruit de trente ans d’économies, le trésor de
privations du vieux soldat! Voilà ce que je vous destinais! dit-il
en montrant les billets de banque. Il a tué son oncle Fischer, noble
et digne enfant de l’Alsace, qui n’a pas, comme lui, pu soutenir
l’idée d’une tache à son nom de paysan. Enfin, Dieu, par une clémence
adorable, lui avait permis de choisir un ange entre toutes les femmes!
il a eu le bonheur inouï de prendre pour épouse une Adeline! et il l’a
trahie, il l’a abreuvée de chagrins, il l’a quittée pour des catins,
pour des gourgandines, pour des sauteuses, des actrices, des Cadine,
des Josépha, des Marneffe... Et voilà l’homme de qui j’ai fait mon
enfant, mon orgueil... Va, malheureux, si tu acceptes la vie infâme que
tu t’es faite, sors! Moi! je n’ai pas la force de maudire un frère que
j’ai tant aimé; je suis aussi faible pour lui que vous l’êtes, Adeline;
mais qu’il ne reparaisse plus devant moi. Je lui défends d’assister à
mon convoi, de suivre mon cercueil. Qu’il ait la pudeur du crime, s’il
n’en a pas le remords...
Le maréchal, devenu blême, se laissa tomber sur le divan de son
cabinet, épuisé par ces solennelles paroles. Et, pour la première fois
de sa vie peut-être, deux larmes roulèrent de ses yeux et sillonnèrent
ses joues.
--Mon pauvre oncle Fischer! s’écria Lisbeth qui se mit un mouchoir sur
les yeux.
--Mon frère! dit Adeline en venant s’agenouiller devant le maréchal,
vivez pour moi! Aidez-moi dans l’œuvre que j’entreprendrai de
réconcilier Hector avec la vie, de lui faire racheter ses fautes!...
--Lui! dit le maréchal, s’il vit, il n’est pas au bout de ses crimes!
Un homme qui a méconnu une Adeline, et qui a éteint en lui les
sentiments du vrai républicain, cet amour du Pays, de la Famille et du
Pauvre que je m’efforçais de lui inculquer, cet homme est un monstre,
un pourceau... Emmenez-le, si vous l’aimez encore, car je sens en moi
une voix qui me crie de charger mes pistolets et de lui faire sauter la
cervelle! En le tuant, je vous sauverais tous, et je le sauverais de
lui-même.
Le vieux maréchal se leva par un mouvement si redoutable, que la pauvre
Adeline s’écria:--Viens, Hector! Elle saisit son mari, l’emmena, quitta
la maison, entraînant le baron, si défait, qu’elle fut obligée de le
mettre en voiture pour le transporter rue Plumet, où il prit le lit.
Cet homme, quasi-dissous, y resta plusieurs jours, refusant toute
nourriture sans dire un mot. Adeline obtenait à force de larmes qu’il
avalât des bouillons; elle le gardait, assise à son chevet, et ne
sentant plus, de tous les sentiments qui naguère lui remplissaient le
cœur, qu’une pitié profonde.
A midi et demi, Lisbeth introduisit dans le cabinet de son cher
maréchal, qu’elle ne quittait pas, tant elle fut effrayée des
changements qui s’opéraient en lui, le notaire et le comte Steinbock.
--Monsieur le comte, dit le maréchal, je vous prie de signer
l’autorisation nécessaire à ma nièce, votre femme, pour vendre une
inscription de rentes dont elle ne possède encore que la nue propriété.
Mademoiselle Fischer, vous acquiescerez à cette vente en abandonnant
votre usufruit.
--Oui, cher comte, dit Lisbeth sans hésiter.
--Bien, ma chère, répondit le vieux soldat. J’espère vivre assez pour
vous récompenser. Je ne doutais pas de vous: vous êtes une vraie
républicaine, une fille du peuple.
Il prit la main de la vieille fille et y mit un baiser.
--Monsieur Hannequin, dit-il au notaire, faites l’acte nécessaire sous
forme de procuration, que je l’aie d’ici à deux heures, afin de pouvoir
vendre la rente à la Bourse d’aujourd’hui. Ma nièce, la comtesse, a le
titre; elle va venir, elle signera l’acte quand vous l’apporterez,
ainsi que mademoiselle. Monsieur le comte vous accompagnera chez vous
pour vous donner sa signature.
L’artiste, sur un signe de Lisbeth, salua respectueusement le maréchal
et sortit.
Le lendemain, à dix heures du matin, le comte de Forzheim se fit
annoncer chez le prince de Wissembourg et fut aussitôt admis.
--Eh bien! mon cher Hulot, dit le maréchal Cottin en présentant
les journaux à son vieil ami, nous avons, vous le voyez, sauvé les
apparences... Lisez.
Le maréchal Hulot posa les journaux sur le bureau de son vieux camarade
et lui tendit deux cent mille francs.
--Voici ce que mon frère a pris à l’État, dit-il.
--Quelle folie! s’écria le ministre. Il nous est impossible,
ajouta-t-il en prenant le cornet que lui présenta le maréchal et lui
parlant dans l’oreille, d’opérer cette restitution. Nous serions
obligés d’avouer les concussions de votre frère, et nous avons tout
fait pour les cacher...
--Faites-en ce que vous voudrez; mais je ne veux pas qu’il y ait dans
la fortune de la famille Hulot un liard de volé dans les deniers de
l’État, dit le comte.
--Je prendrai les ordres du roi à ce sujet. N’en parlons plus, répondit
le ministre en reconnaissant l’impossibilité de vaincre le sublime
entêtement du vieillard.
--Adieu, Cottin, dit le vieillard en prenant la main du prince de
Wissembourg, je me sens l’âme gelée... Puis, après avoir fait un pas,
il se retourna, regarda le prince qu’il vit ému fortement, il ouvrit
les bras pour l’y serrer, et le prince embrassa le maréchal.--Il
me semble que je dis adieu, dit-il, à toute la Grande-Armée en ta
personne...
--Adieu donc, mon bon et vieux camarade! dit le ministre.
--Oui, adieu, car je vais où sont tous ceux de nos soldats que nous
avons pleurés...
En ce moment, Claude Vignon entra. Les deux vieux débris des phalanges
napoléoniennes se saluèrent gravement en faisant disparaître toute
trace d’émotion.
--Vous avez dû, mon prince, être content des journaux? dit le futur
maître des requêtes. J’ai manœuvré de manière à faire croire aux
feuilles de l’Opposition qu’elles publiaient nos secrets...
--Malheureusement, tout est inutile, répliqua le ministre qui regarda
le maréchal s’en allant par le salon. Je viens de dire un dernier adieu
qui m’a fait bien du mal. Le maréchal Hulot n’a pas trois jours à
vivre, je l’ai bien vu d’ailleurs, hier. Cet homme, une de ces probités
divines, un soldat respecté par les boulets malgré sa bravoure...
tenez... là, sur ce fauteuil!... a reçu le coup mortel, et de ma main,
par un papier!... Sonnez et demandez ma voiture. Je vais à Neuilly,
dit-il en serrant les deux cent mille francs dans son portefeuille
ministériel.
Malgré les soins de Lisbeth, trois jours après, le maréchal Hulot était
mort. De tels hommes sont l’honneur des partis qu’ils ont embrassés.
Pour les républicains, le maréchal était l’idéal du patriotisme; aussi
se trouvèrent-ils tous à son convoi, qui fut suivi d’une foule immense.
L’Armée, l’Administration, la Cour, le Peuple, tout le monde vint
rendre hommage à cette haute vertu, à cette intacte probité, à cette
gloire si pure. N’a pas, qui veut, le peuple à son convoi. Ces obsèques
furent marquées par un de ces témoignages pleins de délicatesse, de
bon goût et de cœur, qui, de loin en loin, rappellent les mérites et
la gloire de la Noblesse française. Derrière le cercueil du maréchal
on vit le vieux marquis de Montauran, le frère de celui qui, dans la
levée de boucliers des Chouans en 1799, avait été l’adversaire et
l’adversaire malheureux de Hulot. Le marquis, en mourant sous les
balles des Bleus, avait confié les intérêts de son jeune frère au
soldat de la République. (Voir les _Chouans_.) Hulot avait si bien
accepté le testament verbal du noble, qu’il réussit à sauver les
biens de ce jeune homme, alors émigré. Ainsi, l’hommage de la vieille
noblesse française ne manqua pas au soldat qui, neuf ans auparavant,
avait vaincu Madame.
Cette mort, arrivée quatre jours avant la dernière publication de
son mariage, fut pour Lisbeth le coup de foudre qui brûle la moisson
engrangée avec la grange. La Lorraine, comme il arrive souvent, avait
trop réussi. Le maréchal était mort des coups portés à cette famille,
par elle et par madame Marneffe. La haine de la vieille fille, qui
semblait assouvie par le succès, s’accrut de toutes ses espérances
trompées. Lisbeth alla pleurer de rage chez madame Marneffe; car elle
fut sans domicile, le maréchal ayant subordonné la durée de son bail à
celle de sa vie. Crevel, pour consoler l’amie de sa Valérie, en prit
les économies, les doubla largement, et plaça ce capital en cinq pour
cent, en lui donnant l’usufruit et mettant la propriété an nom de
Célestine. Grâce à cette opération, Lisbeth posséda deux mille francs
de rentes viagères. On trouva, lors de l’inventaire, un mot du maréchal
à sa belle-sœur, à sa nièce Hortense, et à son neveu Victorin, qui les
chargeait de payer, à eux trois, douze cents francs de rentes viagères
à celle qui devait être sa femme, mademoiselle Lisbeth Fischer.
Adeline, voyant le baron entre la vie et la mort, réussit à lui
cacher pendant quelques jours le décès du maréchal; mais Lisbeth vint
en deuil, et la fatale vérité lui fut révélée onze jours après les
funérailles. Ce coup terrible rendit de l’énergie au malade, il se
leva, trouva toute sa famille réunie au salon, habillée en noir, et
elle devint silencieuse à son aspect. En quinze jours, Hulot, devenu
maigre comme un spectre, offrit à sa famille une ombre de lui-même.
--Il faut prendre un parti, dit-il d’une voix éteinte en s’asseyant
sur un fauteuil et regardant cette réunion où manquaient Crevel et
Steinbock.
--Nous ne pouvons plus rester ici, faisait observer Hortense au moment
où son père se montra, le loyer est trop cher...
--Quant à la question du logement, dit Victorin en rompant ce pénible
silence, j’offre à _ma mère_...
En entendant ces mots, qui semblaient l’exclure, le baron releva sa
tête inclinée vers le tapis où il contemplait les fleurs sans les voir,
et jeta sur l’avocat un déplorable regard. Les droits du père sont
toujours si sacrés, même lorsqu’il est infâme et dépouillé d’honneur,
que Victorin s’arrêta.
--A votre mère... reprit le baron. Vous avez raison, mon fils!
--L’appartement au-dessus du nôtre, dans notre pavillon, dit Célestine
achevant la phrase de son mari.
--Je vous gêne, mes enfants?... dit le baron avec la douceur des
gens qui se sont condamnés eux-mêmes. Oh! soyez sans inquiétude pour
l’avenir, vous n’aurez plus à vous plaindre de votre père, et vous ne
le reverrez qu’au moment où vous n’aurez plus à rougir de lui.
Il alla prendre Hortense et la baisa au front. Il ouvrit ses bras à son
fils qui s’y jeta désespérément en devinant les intentions de son père.
Le baron fit un signe à Lisbeth, qui vint, et il l’embrassa au front.
Puis, il se retira dans sa chambre où Adeline, dont l’inquiétude était
poignante, le suivit.
--Mon frère avait raison, Adeline, lui dit-il en la prenant par la
main. Je suis indigne de la vie de famille. Je n’ai pas osé bénir
autrement que dans mon cœur mes pauvres enfants, dont la conduite a été
sublime; dis-leur que je n’ai pu que les embrasser; car, d’un homme
infâme, d’un père qui devient l’assassin, le fléau de la famille au
lieu d’en être le protecteur et la gloire, une bénédiction pourrait
être funeste; mais je les bénirai de loin, tous les jours. Quant à toi,
Dieu seul, car il est tout-puissant, peut te donner des récompenses
proportionnées à tes mérites!... Je te demande pardon, dit-il en
s’agenouillant devant sa femme, lui prenant les mains et les mouillant
de larmes.
--Hector! Hector! tes fautes sont grandes; mais la miséricorde divine
est infinie, et tu peux tout réparer en restant avec moi... Relève-toi
dans des sentiments chrétiens, mon ami... Je suis ta femme et non ton
juge. Je suis ta chose, fais de moi tout ce que tu voudras, mène-moi
où tu iras, je me sens la force de te consoler, de te rendre la vie
supportable, à force d’amour, de soins et de respect!... Nos enfants
sont établis, ils n’ont plus besoin de moi. Laisse-moi tâcher d’être
ton amusement, ta distraction. Permets-moi de partager les peines de
ton exil, de ta misère, pour les adoucir. Je te serai toujours bonne à
quelque chose, ne fût-ce qu’à t’épargner la dépense d’une servante...
--Me pardonnes-tu, ma chère et bien-aimée Adeline?
--Oui; mais, mon ami, relève-toi!
--Eh bien! avec ce pardon, je pourrai vivre! reprit-il en se relevant.
Je suis rentré dans notre chambre pour que nos enfants ne fussent
pas témoins de l’abaissement de leur père. Ah! voir tous les jours
devant soi un père, criminel comme je le suis, il y a quelque chose
d’épouvantable qui ravale le pouvoir paternel et qui dissout la
famille. Je ne puis donc rester au milieu de vous, je vous quitte pour
vous épargner l’odieux spectacle d’un père sans dignité. Ne t’oppose
pas à ma fuite, Adeline. Ce serait armer toi-même le pistolet avec
lequel je me ferais sauter la cervelle... Enfin! ne me suis pas dans
ma retraite, tu me priverais de la seule force qui me reste, celle du
remords.
L’énergie d’Hector imposa silence à la mourante Adeline. Cette femme,
si grande au milieu de tant de ruines, puisait son courage dans son
intime union avec son mari; car elle le voyait à elle, elle apercevait
la mission sublime de le consoler, de le rendre à la vie de famille, et
de le réconcilier avec lui-même.
--Hector, tu veux donc me laisser mourir de désespoir, d’anxiétés,
d’inquiétudes!... dit-elle en se voyant enlever le principe de sa force.
--Je te reviendrai, ange descendu du ciel, je crois, exprès pour moi;
je vous reviendrai, sinon riche, du moins dans l’aisance. Écoute, ma
bonne Adeline, je ne puis rester ici par une foule de raisons. D’abord,
ma pension qui sera de six mille francs est engagée pour quatre ans,
je n’ai donc rien. Ce n’est pas tout! je vais être sous le coup de la
contrainte par corps dans quelques jours, à cause des lettres de change
souscrites à Vauvinet... Ainsi, je dois m’absenter, jusqu’à ce que mon
fils, à qui je vais laisser des instructions précises, ait racheté ces
titres. Ma disparition aidera puissamment cette opération. Lorsque ma
pension de retraite sera libre, lorsque Vauvinet sera payé, je vous
reviendrai... Tu décèlerais le secret de mon exil. Sois tranquille, ne
pleure pas, Adeline... Il ne s’agit que d’un mois...
--Où iras-tu? que feras-tu? que deviendras-tu? qui te soignera, toi
qui n’es plus jeune? Laisse-moi disparaître avec toi, nous irons à
l’étranger, dit-elle.
--Eh bien! nous allons voir, répondit-il.
Le baron sonna, donna l’ordre à Mariette de rassembler tous ses
effets, de les mettre secrètement et promptement dans des malles.
Puis, il pria sa femme, après l’avoir embrassée avec une effusion
de tendresse à laquelle elle n’était pas habituée, de le laisser un
moment seul pour écrire les instructions dont avait besoin Victorin,
en lui promettant de ne quitter la maison qu’à la nuit et avec elle.
Dès que la baronne fut rentrée au salon, le fin vieillard passa par
le cabinet de toilette, gagna l’antichambre et sortit en remettant
à Mariette un carré de papier, sur lequel il avait écrit: «Adressez
mes malles par le chemin de fer de Corbeil, à monsieur Hector, bureau
restant, à Corbeil.» Le baron, monté dans un fiacre, courait déjà
dans Paris, lorsque Mariette vint montrer à la baronne ce mot, en lui
disant que monsieur venait de sortir. Adeline s’élança dans la chambre
en tremblant plus fortement que jamais; ses enfants, effrayés, l’y
suivirent en entendant un cri perçant. On releva la baronne évanouie,
il fallut la mettre au lit, car elle fut prise d’une fièvre nerveuse
qui la tint entre la vie et la mort pendant un mois.
--Où est-il? était la seule parole qu’on obtenait d’elle.
Les recherches de Victorin furent infructueuses. Voici pourquoi. Le
baron s’était fait conduire à la place du Palais-Royal. Là, cet homme
qui retrouva tout son esprit pour accomplir un dessein prémédité
pendant les jours où il était resté dans son lit anéanti de douleur et
de chagrin, traversa le Palais-Royal, et alla prendre une magnifique
voiture de remise, rue Joquelet. D’après l’ordre reçu, le cocher entra
rue de la Ville-l’Évêque, au fond de l’hôtel Josépha, dont les portes
s’ouvrirent, au cri du cocher, pour cette splendide voiture. Josépha
vint, amenée par la curiosité; son valet de chambre lui avait dit qu’un
vieillard impotent, incapable de quitter sa voiture, la priait de
descendre pour un instant.
--Josépha! c’est moi!...
L’illustre cantatrice ne reconnut son Hulot qu’à la voix.
--Comment, c’est toi! mon pauvre vieux?... Ma parole d’honneur, tu
ressembles aux pièces de vingt francs que les juifs d’Allemagne ont
lavées et que les changeurs refusent.
--Hélas! oui, répondit Hulot, je sors des bras de la Mort! Mais tu es
toujours belle, toi! seras-tu bonne?
--C’est selon, tout est relatif! dit-elle.
--Écoute-moi, reprit Hulot. Peux-tu me loger dans une chambre de
domestique, sous les toits, pendant quelques jours? Je suis sans un
liard, sans espérance, sans pain, sans pension, sans femme, sans
enfants, sans asile, sans honneur, sans courage, sans ami, et, pis que
cela! sous le coup de lettres de change...
--Pauvre vieux! c’est bien des sans! Es-tu aussi sans-culotte?
--Tu ris, je suis perdu! s’écria le baron. Je comptais cependant sur
toi, comme Gourville sur Ninon.
--C’est, m’a-t-on dit, demanda Josépha, une femme du monde qui t’a
mis dans cet état-là? Les farceuses s’entendent mieux que nous à la
plumaison du dinde!... Oh! te voilà comme une carcasse abandonnée par
les corbeaux... on voit le jour à travers!
--Le temps presse! Josépha!
--Entre, mon vieux! je suis seule, et mes gens ne te connaissent pas.
Renvoie ta voiture. Est-elle payée?
--Oui, dit le baron en descendant appuyé sur le bras de Josépha.
--Tu passeras, si tu veux, pour mon père, dit la cantatrice prise de
pitié.
Elle fit asseoir Hulot dans le magnifique salon où il l’avait vue la
dernière fois.
--Est-ce vrai, vieux, reprit-elle, que tu as tué ton frère et ton
oncle, ruiné ta famille, surhypothéqué la maison de tes enfants et
mangé la grenouille du gouvernement en Afrique avec la princesse?
Le baron inclina tristement la tête.
--Eh bien! j’aime cela! s’écria Josépha, qui se leva pleine
d’enthousiasme. C’est un _brûlage_ général! C’est sardanapale! c’est
grand! c’est complet! On est une canaille, mais on a du cœur. Eh bien!
moi, j’aime mieux un mange-tout, passionné comme toi pour les femmes,
que ces froids banquiers sans âme qu’on dit vertueux et qui ruinent des
milliers de familles avec leurs rails qui sont de l’or pour eux et du
fer pour les _Gogos_! Toi! tu n’as ruiné que les tiens, tu n’as disposé
que de toi! et puis tu as une excuse, et physique et morale...
Elle se posa tragiquement et dit:
C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
--Et voilà! ajouta-t-elle en pirouettant.
Hulot se trouvait absous par le Vice, le Vice lui souriait au milieu
de son luxe effréné. La grandeur des crimes était là, comme pour les
jurés, une circonstance atténuante.
--Est-elle jolie ta femme du monde, au moins? demanda la cantatrice en
essayant pour première aumône de distraire Hulot dont la douleur la
navrait.
--Ma foi, presque autant que toi! répondit finement le baron.
--Et... bien farce? m’a-t-on dit. Que te faisait-elle donc? Est-elle
plus drôle que moi?
--N’en parlons plus, dit Hulot.
--On dit qu’elle a _enguirlandé_ mon Crevel, le petit Steinbock et un
magnifique Brésilien.
--C’est bien possible...
--Elle est dans un hôtel aussi joli que celui-ci, donné par Crevel.
Cette gueuse-là, c’est mon prévôt, elle achève les gens que j’ai
entamés! Voilà, vieux, pourquoi je suis si curieuse de savoir comment
elle est, je l’ai entrevue en calèche au Bois, mais de loin... C’est,
m’a dit Carabine, _une voleuse finie_! Elle essaie de manger Crevel!
mais elle ne pourra que le grignoter. Crevel est un _rat_! un rat
bonhomme qui dit toujours _oui_, et qui n’en fait qu’à sa tête. Il
est vaniteux, il est passionné, mais son argent est froid. On n’a
rien de ces cadets-là que mille ou trois mille francs par mois, et
ils s’arrêtent devant la grosse dépense, comme des ânes devant une
rivière. Ce n’est pas comme toi, mon vieux, tu es un homme à passions,
on te ferait vendre ta patrie! Aussi, vois-tu, je suis prête à tout
faire pour toi! Tu es mon père, tu m’as lancée! c’est sacré. Que te
faut-il? Veux-tu cent mille francs? on s’exterminera le tempérament
pour te les gagner. Quant à te donner la pâtée et la niche, ce n’est
rien. Tu auras ton couvert mis ici tous les jours, tu peux prendre une
belle chambre au second, et tu auras cent écus par mois pour ta poche.
Le baron, touché de cette réception, eut un dernier accès de noblesse.
--Non, ma petite, non, je ne suis pas venu pour me faire entretenir,
dit-il.
--A ton âge, c’est un fier triomphe! dit-elle.
--Voici ce que je désire, mon enfant. Ton duc d’Hérouville a d’immenses
propriétés en Normandie, et je voudrais être son régisseur sous le
nom de Thoul. J’ai la capacité, l’honnêteté, car on prend à son
gouvernement, on ne vole pas pour cela dans une caisse...
--Hé! hé! fit Josépha, qui a bu, boira!
--Enfin, je ne demande qu’à vivre inconnu pendant trois ans...
--Ça, c’est l’affaire d’un instant, ce soir, après-dîner, dit Josépha,
je n’ai qu’à parler. Le duc m’épouserait si je le voulais; mais j’ai sa
fortune, je veux plus!... son estime. C’est un duc de la haute école.
C’est noble, c’est distingué, c’est grand comme Louis XIV et comme
Napoléon mis l’un sur l’autre, quoique nain. Et puis, j’ai fait comme
la Schontz avec Rochefide: par mes conseils, il vient de gagner deux
millions. Mais écoute-moi, mon vieux pistolet!... Je te connais, tu
aimes les femmes, et tu courras là-bas après les petites Normandes qui
sont des filles superbes; tu te feras casser les os par les gars ou
par les pères, et le duc sera forcé de te dégommer. Est-ce que je ne
vois pas à la manière dont tu me regardes que _le jeune homme_ n’est
pas encore tué chez toi, comme a dit Fénelon! Cette régie n’est pas ton
affaire. On ne rompt pas comme on veut, vois-tu, vieux, avec Paris,
avec nous autres! Tu crèverais d’ennui à Hérouville!
--Que devenir? demanda le baron, car je ne veux rester chez toi que le
temps de prendre un parti.
--Voyons, veux-tu que je te case à mon idée? Écoute, vieux
chauffeur!...--Il te faut des femmes. Ça console de tout. Écoute-moi
bien. Au bas de la Courtille, rue Saint-Maur-du-Temple, je connais
une pauvre famille qui possède un trésor: une petite fille, plus
jolie que je ne l’étais à seize ans!... Ah! ton œil flambe déjà!
Ça travaille seize heures par jour à broder des étoffes précieuses
pour les marchands de soieries et ça gagne seize sous par jour, un
sou par heure, une misère!... Et ça mange comme les Irlandais des
pommes de terre, mais frites dans de la graisse de rat, du pain cinq
fois la semaine, ça boit de l’eau de l’Ourcq aux tuyaux de la Ville,
parce que l’eau de la Seine est trop chère; et ça ne peut pas avoir
d’établissement à son compte, faute de six ou sept mille francs. Ça
ferait les _cent_ horreurs pour avoir sept ou huit mille francs. Ta
famille et ta femme t’embêtent, n’est-ce pas?... D’ailleurs, on ne peut
pas se voir rien là où l’on était dieu. Un père sans argent et sans
honneur, ça s’empaille et ça se met derrière un vitrage...
Le baron ne put s’empêcher de sourire à ces atroces plaisanteries.
--Eh bien! la petite Bijou vient demain m’apporter une robe de chambre
brodée, un amour, ils y ont passé six mois, personne n’aura pareille
étoffe! Bijou m’aime, car je lui donne des friandises et mes vieilles
robes. Puis j’envoie des bons de pain, des bons de bois et de viande
à la famille, qui casserait pour moi les deux tibias à un premier
sujet si je le voulais. Je tâche de faire un peu de bien! Ah! je sais
ce que j’ai souffert quand j’avais faim! Bijou m’a versé dans le cœur
ses petites confidences. Il y a chez cette petite fille l’étoffe d’une
figurante de l’Ambigu-Comique. Bijou rêve de porter de belles robes
comme les miennes, et surtout d’aller en voiture. Je lui dirai:--«Ma
petite, veux-tu d’un monsieur de...--_Qu’êque-t’as?_... demanda-t-elle
en s’interrompant, soixante-douze...
--Je n’ai plus d’âge!
--«Veux-tu, lui dirai-je, d’un monsieur de soixante-douze ans, bien
propret, qui ne prend pas de tabac, sain comme mon œil, qui vaut un
jeune homme? tu te marieras avec lui au Treizième, il vivra bien
gentiment avec vous, il vous donnera sept mille francs pour être à
votre compte, il te meublera un appartement tout en acajou; puis, si
tu es sage, il te mènera quelquefois au spectacle. Il te donnera cent
francs par mois pour toi, et cinquante francs pour la dépense!» Je
connais Bijou, c’est moi-même à quatorze ans! J’ai sauté de joie quand
cet abominable Crevel m’a fait ces atroces propositions-là! Eh bien!
vieux, tu seras emballé là pour trois ans. C’est sage, c’est honnête,
et ça aura d’ailleurs des illusions pour trois ou quatre ans, pas plus.
Hulot n’hésitait pas, son parti de refuser était pris; mais, pour
remercier la bonne et excellente cantatrice qui faisait le bien à sa
manière, il eut l’air de balancer entre le Vice et la Vertu.
--Ah çà! tu restes froid comme un pavé en décembre! reprit-elle
étonnée. Voyons! tu fais le bonheur d’une famille composée d’un
grand-père qui trotte, d’une mère qui s’use à travailler, et de deux
sœurs, dont une fort laide, qui gagnent à elles deux trente-deux sous
en se tuant les yeux. Ça compense le malheur dont tu es la cause chez
toi, tu rachètes tes fautes en t’amusant comme une lorette à Mabille.
Hulot, pour mettre un terme à cette séduction, fit le geste de compter
de l’argent.
--Sois tranquille sur les voies et moyens, reprit Josépha. Mon duc te
prêtera dix mille francs: sept mille pour un établissement de broderie
au nom de Bijou, trois mille pour te meubler, et tous les trois mois,
tu trouveras six cent cinquante francs ici sur un billet. Quand tu
recouvreras ta pension, tu rendras au duc ces dix-sept mille francs-là.
En attendant, tu seras heureux comme un coq en pâte, et perdu dans
un trou à ne pas pouvoir être trouvé par la police! Tu te mettras en
grosse redingote de castorine, tu auras l’air d’être un propriétaire
aisé du quartier. Nomme-toi Thoul, si c’est ta fantaisie. Moi, je te
donne à Bijou comme un de mes oncles venu d’Allemagne en faillite, et
tu seras chouchouté comme un dieu. Voilà, papa!... Qui sait? Peut-être
ne regretteras-tu rien? Si par hasard tu t’ennuyais, garde une de tes
belles pelures, tu viendras ici me demander à dîner et passer la soirée.
--Moi, qui voulais devenir vertueux, rangé!... Tiens, fais-moi prêter
vingt mille francs, et je pars faire fortune en Amérique, à l’exemple
de mon ami d’Aiglemont quand Nucingen l’a ruiné...
--Toi! s’écria Josépha, laisse donc les mœurs aux épiciers, aux simples
tourlouroux, aux citoyens frrrrançais, qui n’ont que la vertu pour se
faire valoir! Toi! tu es né pour être autre chose qu’un jobard, tu es
en homme ce que je suis en femme: un génie _gouapeur_!
--La nuit porte conseil, nous causerons de tout cela demain.
--Tu vas dîner avec le duc. Mon d’Hérouville te recevra poliment, comme
si tu avais sauvé l’État! et demain tu prendras un parti. Allons, de
la gaieté, mon vieux? La vie est un vêtement: quand il est sale, on le
brosse! quand il est troué, on le raccommode, mais on reste vêtu tant
qu’on peut!
Cette philosophie du vice et son entrain dissipèrent les chagrins
cuisants de Hulot.
Le lendemain à midi, après un succulent déjeuner, Hulot vit entrer un
de ces vivants chefs-d’œuvre que Paris, seul au monde, peut fabriquer
à cause de l’incessant concubinage du Luxe et de la Misère, du Vice et
de l’Honnêteté, du Désir réprimé et de la Tentation renaissante, qui
rend cette ville l’héritière des Ninive, des Babylone et de la Rome
impériale. Mademoiselle Olympe Bijou, petite fille de seize ans, montra
le visage sublime que Raphaël a trouvé pour ses vierges, des yeux d’une
innocence attristée par des travaux excessifs, des yeux noirs rêveurs,
armés de longs cils, et dont l’humidité se desséchait sous le feu de
la Nuit laborieuse, des yeux assombris par la fatigue; mais un teint
de porcelaine et presque maladif; mais une bouche comme une grenade
entr’ouverte, un sein tumultueux, des formes pleines, de jolies mains,
des dents d’un émail distingué, des cheveux noirs abondants, le tout
ficelé d’indienne à soixante-quinze centimes le mètre, orné d’une
collerette brodée, monté sur des souliers de peau sans clous, et décoré
de gants à vingt-neuf sous. L’enfant, qui ne connaissait pas sa valeur,
avait fait sa plus belle toilette pour venir chez la grande dame. Le
baron, repris par la main griffue de la Volupté, sentit toute sa vie
s’échapper par ses yeux. Il oublia tout devant cette sublime créature.
Il fut comme le chasseur apercevant le gibier: devant un empereur, on
le met en joue!
--Et, lui dit Josépha dans l’oreille, c’est garanti neuf, c’est
honnête! et pas de pain. Voilà Paris! J’ai été ça!
--C’est dit, répliqua le vieillard en se levant et se frottant les
mains.
Quand Olympe Bijou fut partie, Josépha regarda le baron d’un air
malicieux.
--Si tu ne veux pas avoir du désagrément, papa, dit-elle, sois sévère
comme un procureur-général sur son siége. Tiens la petite en bride,
sois Bartholo! Gare aux Auguste, aux Hippolyte, aux Nestor, aux
Victor, à tous les _or_! Dame! une fois que ça sera vêtu, nourri,
si ça lève la tête, tu seras mené comme un Russe... Je vais voir à
t’emménager. Le duc fait bien les choses; il te prête, c’est-à-dire il
te donne dix mille francs, et il en met huit chez son notaire qui sera
chargé de te compter six cents francs tous les trimestres, car je te
crains. Suis-je gentille?...
--Adorable!
Dix jours après avoir abandonné sa famille, au moment où, tout en
larmes, elle était groupée autour du lit d’Adeline mourante, et qui
disait d’une voix faible: «Que fait-il?» Hector, sous le nom de Thoul,
rue Saint-Maur, se trouvait avec Olympe à la tête d’un établissement de
broderie, sous la déraison sociale Thoul et Bijou.
Victorin Hulot reçut, du malheur acharné sur sa famille, cette
dernière façon qui perfectionne ou qui démoralise l’homme. Il devint
parfait. Dans les grandes tempêtes de la vie, on imite les capitaines
qui, par les ouragans, allègent le navire des grosses marchandises.
L’avocat perdit son orgueil intérieur, son assurance visible, sa
morgue d’orateur et ses prétentions politiques. Enfin il fut en homme
ce que sa mère était en femme. Il résolut d’accepter sa Célestine,
qui, certes, ne réalisait pas son rêve; et jugea sainement la vie en
voyant que la loi commune oblige à se contenter en toutes choses d’_à
peu près_. Il se jura donc à lui-même d’accomplir ses devoirs, tant la
conduite de son père lui fit horreur. Ces sentiments se fortifièrent
au chevet du lit de sa mère, le jour où elle fut sauvée. Ce premier
bonheur ne vint pas seul. Claude Vignon, qui, tous les jours, prenait
de la part du prince de Wissembourg le bulletin de la santé de madame
Hulot, pria le député réélu de l’accompagner chez le ministre.--Son
Excellence, lui dit-il, désire avoir une conférence avec vous sur vos
affaires de famille. Victorin Hulot et le ministre se connaissaient
depuis long-temps; aussi le maréchal le reçut-il avec une affabilité
caractéristique et de bon augure.
--Mon ami, dit le vieux guerrier, j’ai juré, dans ce cabinet, à votre
oncle le maréchal, de prendre soin de votre mère. Cette sainte femme
va recouvrer la santé, m’a-t-on dit, le moment est venu de panser vos
plaies. J’ai là deux cent mille francs pour vous, je vais vous les
remettre.
L’avocat fit un geste digne de son oncle le maréchal.
--Rassurez-vous, dit le prince en souriant. C’est un fidéicommis. Mes
jours sont comptés, je ne serai pas toujours là, prenez donc cette
somme, et remplacez-moi dans le sein de votre famille. Vous pouvez
vous servir de cet argent pour payer les hypothèques qui grèvent votre
maison. Ces deux cent mille francs appartiennent à votre mère et à
votre sœur. Si je donnais cette somme à madame Hulot, son dévouement
à son mari me ferait craindre de la voir dissipée; et l’intention de
ceux qui la rendent est que ce soit le pain de madame Hulot et celui de
sa fille, la comtesse de Steinbock. Vous êtes un homme sage, le digne
fils de votre noble mère, le vrai neveu de mon ami le maréchal, vous
êtes bien apprécié ici, mon cher ami, comme ailleurs. Soyez donc l’ange
tutélaire de votre famille, acceptez le legs de votre oncle et le mien.
--Monseigneur, dit Hulot en prenant la main du ministre et la lui
serrant, des hommes comme vous savent que les remercîments en paroles
ne signifient rien, la reconnaissance se prouve.
--Prouvez-moi la vôtre! dit le vieux soldat.
--Que faut-il faire?
--Accepter mes propositions, dit le ministre. On veut vous nommer
avocat du Contentieux de la Guerre, qui, dans la partie du Génie, se
trouve surchargée d’affaires litigieuses à cause des fortifications
de Paris; puis avocat consultant de la préfecture de police, et
conseil de la liste civile. Ces trois fonctions vous constitueront
dix-huit mille francs de traitement et ne vous enlèveront point votre
indépendance. Vous voterez à la Chambre selon vos opinions politiques
et votre conscience... Agissez en toute liberté, allez! nous serions
bien embarrassés si nous n’avions pas une Opposition nationale! Enfin,
un mot de votre oncle, écrit quelques heures avant qu’il ne rendît
le dernier soupir, m’a tracé ma conduite envers votre mère, que le
maréchal aimait bien!... Mesdames Popinot, de Rastignac, de Navarreins,
d’Espard, de Grandlieu, de Carigliano, de Lenoncourt et de La Bâtie ont
créé pour votre chère mère une place d’inspectrice de bienfaisance. Ces
présidentes de Sociétés de bonnes œuvres ne peuvent pas tout faire,
elles ont besoin d’une dame probe qui puisse les suppléer activement,
aller visiter les malheureux, savoir si la charité n’est pas trompée,
vérifier si les secours sont bien remis à ceux qui les ont demandés,
pénétrer chez les pauvres honteux, etc. Votre mère remplira la mission
d’un ange, elle n’aura de rapports qu’avec messieurs les curés et
les dames de charité; on lui donnera six mille francs par an, et ses
voitures seront payées. Vous voyez, jeune homme, que, du fond de son
tombeau, l’homme pur, l’homme noblement vertueux protége encore sa
famille. Des noms tels que celui de votre oncle sont et doivent être
une égide contre le malheur dans les sociétés bien organisées. Suivez
donc les traces de votre oncle, persistez-y, car vous y êtes! je le
sais.
--Tant de délicatesse, prince, ne m’étonne pas chez l’ami de mon oncle,
dit Victorin. Je tâcherai de répondre à toutes vos espérances.
--Allez promptement consoler votre famille!... Ah! dites-moi, reprit le
prince en échangeant une poignée de main avec Victorin, votre père a
disparu?
--Hélas! oui.
--Tant mieux. Ce malheureux a eu, ce qui ne lui manque pas d’ailleurs,
de l’esprit.
--Il a des lettres de change à craindre.
--Ah! vous recevrez, dit le maréchal, six mois d’honoraires de vos
trois places. Ce payement anticipé vous aidera sans doute à retirer
ces titres des mains de l’usurier. Je verrai d’ailleurs Nucingen, et
peut-être pourrai-je dégager la pension de votre père, sans qu’il en
coûte un liard ni à vous ni à mon ministère. Le pair de France n’a pas
tué le banquier, Nucingen est insatiable, et il demande une concession
de je ne sais quoi...
A son retour, rue Plumet, Victorin put donc accomplir son projet de
prendre chez lui sa mère et sa sœur.
Le jeune et célèbre avocat possédait, pour toute fortune, un des plus
beaux immeubles de Paris, une maison achetée en 1834, en prévision de
son mariage, et située sur le boulevard, entre la rue de la Paix et
la rue Louis-le-Grand. Un spéculateur avait bâti sur la rue et sur le
boulevard deux maisons, au milieu desquelles se trouvait, entre deux
jardinets et des cours, un magnifique pavillon, débris des splendeurs
du grand hôtel de Verneuil. Hulot fils, sûr de la dot de mademoiselle
Crevel, acheta pour un million, aux criées, cette superbe propriété,
sur laquelle il paya cinq cent mille francs. Il se logea dans le
rez-de-chaussée du pavillon, en croyant pouvoir achever le payement de
son prix avec les loyers; mais si les spéculations en maisons à Paris
sont sûres, elles sont lentes ou capricieuses, car elles dépendent de
circonstances imprévisibles. Ainsi que les flâneurs parisiens ont pu
le remarquer, le boulevard entre la rue Louis-le-Grand et la rue de
la Paix fructifia tardivement; il se nettoya, s’embellit avec tant de
peine, que le Commerce ne vint étaler là qu’en 1840 ses splendides
devantures, l’or des changeurs, les féeries de la mode et le luxe
effréné de ses boutiques. Malgré deux cent mille francs offerts à sa
fille par Crevel dans le temps où son amour-propre était flatté de
ce mariage et lorsque le baron ne lui avait pas encore pris Josépha;
malgré deux cent mille francs payés par Victorin en sept ans, la dette
qui pesait sur l’immeuble s’élevait encore à cinq cent mille francs,
à cause du dévouement du fils pour le père. Heureusement l’élévation
continue des loyers, la beauté de la situation, donnaient en ce moment
toute leur valeur aux deux maisons. La spéculation se réalisait à huit
ans d’échéance pendant lesquels l’avocat s’était épuisé à payer des
intérêts et des sommes insignifiantes sur le capital dû. Les marchands
proposaient eux-mêmes des loyers avantageux pour les boutiques, à
condition de porter les baux à dix-huit années de jouissance. Les
appartements acquéraient du prix par le changement du centre des
affaires, qui se fixait alors entre la Bourse et la Madeleine,
désormais le siége du pouvoir politique et de la finance à Paris. La
somme remise par le ministre, jointe à l’année payée d’avance et aux
pots-de-vin consentis par les locataires, allaient réduire la dette
de Victorin à deux cent mille francs. Les deux immeubles de produit
entièrement loués devaient donner cent mille francs par an. Encore deux
années, pendant lesquelles Hulot fils allait vivre de ses honoraires
doublés par les places du maréchal, il se trouverait dans une position
superbe. C’était la manne tombée du ciel. Victorin pouvait donner à
sa mère tout le premier étage du pavillon, et à sa sœur le deuxième,
où Lisbeth aurait deux chambres. Enfin, tenue par la cousine Bette,
cette triple maison supporterait toutes ses charges et présenterait
une surface honorable, comme il convenait au célèbre avocat. Les
astres du Palais s’éclipsaient rapidement; et Hulot fils, doué d’une
parole sage, d’une probité sévère, était écouté par les juges et par
les conseillers; il étudiait ses affaires, il ne disait rien qu’il ne
pût prouver, il ne plaidait pas indifféremment toutes les causes, il
faisait enfin honneur au barreau.
Son habitation, rue Plumet, était tellement odieuse à la baronne,
qu’elle se laissa transporter rue Louis-le-Grand. Par les soins de
son fils, Adeline occupa donc un magnifique appartement; on lui sauva
tous les détails matériels de l’existence, car Lisbeth accepta la
charge de recommencer les tours de force économiques accomplis chez
madame Marneffe, en voyant un moyen de faire peser sa sourde vengeance
sur ces trois si nobles existences, objet d’une haine attisée par le
renversement de toutes ses espérances. Une fois par mois, elle alla
voir Valérie, chez qui elle fut envoyée par Hortense qui voulait avoir
des nouvelles de Wenceslas, et par Célestine, excessivement inquiète
de la liaison avouée et reconnue de son père avec une femme à qui sa
belle-mère et sa belle-sœur devaient leur ruine et leur malheur. Comme
on le suppose, Lisbeth profita de cette curiosité pour voir Valérie
aussi souvent qu’elle le voulait.
Vingt mois environ se passèrent, pendant lesquels la santé de la
baronne se raffermit, sans que néanmoins son tremblement nerveux
cessât. Elle se mit au courant de ses fonctions, qui présentaient de
nobles distractions à sa douleur et un aliment aux divines facultés
de son âme. Elle y vit d’ailleurs un moyen de retrouver son mari,
par suite des hasards qui la conduisaient dans tous les quartiers de
Paris. Pendant ce temps, les lettres de change de Vauvinet furent
payées, et la pension de six mille francs, liquidée au profit du baron
Hulot, fut presque libérée. Victorin acquittait toutes les dépenses
de sa mère, ainsi que celles d’Hortense, avec les dix mille francs
d’intérêt du capital remis par le maréchal en fidéicommis. Or, les
appointements d’Adeline étant de six mille francs, cette somme, jointe
aux six mille francs de la pension du baron, devait bientôt produire
un revenu de douze mille francs par an, quittes de toute charge, à
la mère et à la fille. La pauvre femme aurait eu presque le bonheur,
sans ses perpétuelles inquiétudes sur le sort du baron, qu’elle aurait
voulu faire jouir de la fortune qui commençait à sourire à la famille,
sans le spectacle de sa fille abandonnée, et sans les coups terribles
que lui portait _innocemment_ Lisbeth, dont le caractère infernal se
donnait pleine carrière.
Une scène qui se passa dans le commencement du mois de mars 1843 va
d’ailleurs expliquer les effets produits par la haine persistante et
latente de Lisbeth, toujours aidée par madame Marneffe. Deux grands
événements s’étaient accomplis chez madame Marneffe. D’abord, elle
avait mis au monde un enfant non viable, dont le cercueil lui valait
deux mille francs de rente. Puis, quant au sieur Marneffe, onze mois
auparavant, voici la nouvelle que Lisbeth avait donnée à la famille
au retour d’une exploration à l’hôtel Marneffe.--«Ce matin, cette
affreuse Valérie, avait-elle dit, a fait demander le docteur Bianchon
pour savoir si les médecins, qui, la veille, ont condamné son mari, ne
se trompaient point. Ce docteur a dit que cette nuit même cet homme
immonde appartiendrait à l’enfer qui l’attend. Le père Crevel et madame
Marneffe ont reconduit le médecin à qui votre père, ma chère Célestine,
a donné cinq pièces d’or pour cette bonne nouvelle. Rentré dans le
salon, Crevel a battu des entrechats comme un danseur; il a embrassé
cette femme, et il criait: «Tu seras donc enfin madame Crevel!...» Et
à moi, quand elle nous a laissés seuls en allant reprendre sa place au
chevet de son mari qui râlait, votre honorable père m’a dit:--«Avec
Valérie pour femme, je deviendrai pair de France! J’achète une terre
que je guette, la terre de Presles, que veut vendre madame de Serizy.
Je serai Crevel de Presles, je deviendrai membre du Conseil général
de Seine-et-Oise et député. J’aurai un fils! Je serai tout ce que je
voudrai être.--Eh bien! lui ai-je dit, et votre fille?--Bah! c’est
une fille, a-t-il répondu, et elle est devenue par trop une Hulot,
et Valérie a ces gens-là en horreur... Mon gendre n’a jamais voulu
venir ici, pourquoi fait-il le Mentor, le Spartiate, le puritain, le
philanthrope? D’ailleurs, j’ai rendu mes comptes à ma fille, et elle
a reçu toute la fortune de sa mère et deux cent mille francs de plus!
Aussi suis-je maître de me conduire à ma guise. Je jugerai mon gendre
et ma fille lors de mon mariage; comme ils feront, je ferai. S’ils sont
bons pour leur belle-mère, je verrai! Je suis un homme, moi!» Enfin
toutes ses bêtises! et il se posait comme Napoléon sur la colonne!» Les
dix mois du veuvage officiel, ordonnés par le Code Napoléon, étaient
expirés depuis quelques jours. La terre de Presles avait été achetée.
Victorin et Célestine avaient envoyé le matin même Lisbeth chercher
des nouvelles chez madame Marneffe sur le mariage de cette charmante
veuve avec le maire de Paris, devenu membre du Conseil général de
Seine-et-Oise.
Célestine et Hortense, dont les liens d’affection s’étaient resserrés
par l’habitation sous le même toit, vivaient presque ensemble. La
baronne, entraînée par un sentiment de probité qui lui faisait exagérer
les devoirs de sa place, se sacrifiait aux œuvres de bienfaisance dont
elle était l’intermédiaire, elle sortait presque tous les jours de onze
heures à cinq heures. Les deux belles-sœurs, réunies par les soins à
donner à leurs enfants, qu’elles surveillaient en commun, restaient
et travaillaient donc ensemble au logis. Elles en étaient arrivées à
penser tout haut, en offrant le touchant accord de deux sœurs, l’une
heureuse, l’autre mélancolique. Belle, pleine de vie débordante,
animée, rieuse et spirituelle, la sœur malheureuse semblait démentir sa
situation réelle par son extérieur; de même que la mélancolique, douce
et calme, égale comme la raison, habituellement pensive et réfléchie,
eût fait croire à des peines secrètes. Peut-être ce contraste
contribuait-il à leur vive amitié. Ces deux femmes se prêtaient l’une
à l’autre ce qui leur manquait. Assises dans un petit kiosque au
milieu du jardinet que la truelle de la spéculation avait respecté
par un caprice du constructeur, qui croyait conserver ces cent pieds
carrés pour lui-même, elles jouissaient de ces premières pousses des
lilas, fête printanière qui n’est savourée dans toute son étendue qu’à
Paris, où, durant six mois, les Parisiens ont vécu dans l’oubli de la
végétation, entre les falaises de pierre où s’agite leur océan humain.
--Célestine, disait Hortense en répondant à une observation de sa
belle-sœur qui se plaignait de savoir son mari par un si beau temps
à la Chambre, je trouve que tu n’apprécies pas assez ton bonheur.
Victorin est un ange, et tu le tourmentes parfois.
--Ma chère, les hommes aiment à être tourmentés! Certaines tracasseries
sont une preuve d’affection. Si ta pauvre mère avait été non pas
exigeante, mais toujours près de l’être, vous n’eussiez sans doute pas
eu tant de malheurs à déplorer.
--Lisbeth ne revient pas! Je vais chanter la chanson de Marlborough!
dit Hortense. Comme il me tarde d’avoir des nouvelles de Wenceslas...
De quoi vit-il? il n’a rien fait depuis deux ans.
--Victorin l’a, m’a-t-il dit, aperçu l’autre jour avec cette odieuse
femme, et il suppose qu’elle l’entretient dans la paresse... Ah! si tu
voulais, chère sœur, tu pourrais encore ramener ton mari.
Hortense fit un signe de tête négatif.
--Crois-moi, ta situation deviendra bientôt intolérable, dit Célestine
en continuant. Dans le premier moment, la colère et le désespoir,
l’indignation t’ont prêté des forces. Les malheurs inouïs qui depuis
ont accablé notre famille: deux morts, la ruine, la catastrophe du
baron Hulot, ont occupé ton esprit et ton cœur; mais, maintenant que
tu vis dans le calme et le silence, tu ne supporteras pas facilement
le vide de ta vie; et, comme tu ne peux pas, que tu ne veux pas sortir
du sentier de l’honneur, il faudra bien se réconcilier avec Wenceslas.
Victorin, qui t’aime tant, est de cet avis. Il y a quelque chose de
plus fort que nos sentiments, c’est la nature!
--Un homme si lâche! s’écria la fière Hortense. Il aime cette femme
parce qu’elle le nourrit... Elle a donc payé ses dettes? elle!... Mon
Dieu! je pense nuit et jour à la situation de cet homme! Il est le père
de mon enfant, et il se déshonore...
--Vois ta mère, ma petite... reprit Célestine.
Célestine appartenait à ce genre de femmes qui, lorsqu’on leur a
donné des raisons assez fortes pour convaincre des paysans bretons,
recommencent pour la centième fois leur raisonnement primitif. Le
caractère de sa figure un peu plate, froide et commune, ses cheveux
châtain-clair disposés en bandeaux roides, la couleur de son teint,
tout indiquait en elle la femme raisonnable, sans charme, mais aussi
sans faiblesse.
--La baronne voudrait bien être près de son mari déshonoré, le
consoler, le cacher dans son cœur à tous les regards, dit Célestine
en continuant. Elle a fait arranger là-haut la chambre de monsieur
Hulot, comme si, d’un jour à l’autre, elle allait le retrouver et l’y
installer.
--Oh! ma mère est sublime! répondit Hortense, elle est sublime, à
chaque instant, tous les jours, depuis vingt-six ans; mais je n’ai
pas ce tempérament-là... Que veux-tu? je m’emporte quelquefois contre
moi-même. Ah! tu ne sais pas ce que c’est, Célestine, que d’avoir à
pactiser avec l’infamie!
--Et mon père!... reprit tranquillement Célestine. Il est certainement
dans la voie où le tien a péri! Mon père a dix ans de moins que le
baron, il a été commerçant, c’est vrai; mais comment cela finira-t-il?
Cette madame Marneffe a fait de mon père son chien, elle dispose de sa
fortune, de ses idées, et rien ne peut éclairer mon père. Enfin, je
tremble d’apprendre que les bans de son mariage sont publiés! Mon mari
tente un effort, il regarde comme un devoir de venger la société, la
famille, et de demander compte à cette femme de tous ses crimes. Ah!
chère Hortense, de nobles esprits comme celui de Victorin, des cœurs
comme les nôtres comprennent trop tard le monde et ses moyens! Ceci,
chère sœur, est un secret, je te le confie, car il t’intéresse; mais
que pas une parole, pas un geste ne le révèle ni à Lisbeth, ni à ta
mère, à personne, car...
--Voici Lisbeth! dit Hortense. Eh bien! cousine, comment va l’enfer de
la rue Barbet?
--Mal pour vous, mes enfants. Ton mari, ma bonne Hortense, est plus
ivre que jamais de cette femme, qui, j’en conviens, éprouve pour lui
une passion folle. Votre père, chère Célestine, est d’un aveuglement
royal. Ceci n’est rien, c’est ce que je vais observer tous les quinze
jours, et vraiment je suis heureuse de n’avoir jamais su ce qu’est un
homme... C’est de vrais animaux! Dans cinq jours d’ici, Victorin et
vous, chère petite, vous aurez perdu la fortune de votre père!
--Les bans sont publiés?... dit Célestine.
--Oui, répondit Lisbeth. Je viens de plaider votre cause. J’ai dit à ce
monstre, qui marche sur les traces de l’autre, que, s’il voulait vous
sortir de l’embarras où vous étiez, en libérant votre maison, vous en
seriez reconnaissants, que vous recevriez votre belle-mère...
Hortense fit un geste d’effroi.
--Victorin avisera... répondit Célestine froidement.
--Savez-vous ce que monsieur le maire m’a répondu? reprit Lisbeth:--«Je
veux les laisser dans l’embarras, on ne dompte les chevaux que par la
faim, le défaut de sommeil et le sucre!» Le baron Hulot valait mieux
que monsieur Crevel. Ainsi, mes pauvres enfants, faites votre deuil de
la succession. Et quelle fortune! Votre père a payé les trois millions
de la terre de Presles, et il lui reste trente mille francs de rente!
Oh! il n’a pas de secrets pour moi! Il parle d’acheter l’hôtel de
Navarreins, rue du Bac. Madame Marneffe possède, elle, quarante mille
francs de rente.--Ah! voilà notre ange gardien, voici ta mère!...
s’écria-t-elle en entendant le roulement d’une voiture.
La baronne, en effet, descendit bientôt le perron et vint se joindre
au groupe de la famille. A cinquante-cinq ans, éprouvée par tant de
douleurs, tressaillant sans cesse comme si elle était saisie d’un
frisson de fièvre, Adeline, devenue pâle et ridée, conservait une
belle taille, des lignes magnifiques et sa noblesse naturelle. On
disait en la voyant:--Elle a dû être bien belle! Dévorée par le chagrin
d’ignorer le sort de son mari, de ne pouvoir lui faire partager dans
cette oasis parisienne, dans la retraite et le silence, le bien-être
dont sa famille allait jouir, elle offrait la suave majesté des
ruines. A chaque lueur d’espoir évanouie, à chaque recherche inutile,
Adeline tombait dans des mélancolies noires qui désespéraient ses
enfants. La baronne, partie le matin avec une espérance, était
impatiemment attendue. Un intendant-général, l’obligé de Hulot, à qui
ce fonctionnaire devait sa fortune administrative, disait avoir aperçu
le baron dans une loge au théâtre de l’Ambigu-Comique avec une femme
d’une beauté splendide. Adeline était allée chez le baron Vernier. Ce
haut fonctionnaire, tout en affirmant avoir vu son vieux protecteur,
et prétendant que sa manière d’être avec cette femme pendant la
représentation accusait un mariage clandestin, venait de dire à madame
Hulot que son mari, pour éviter de le rencontrer, était sorti bien
avant la fin du spectacle.--Il était comme un homme en famille, et sa
mise annonçait une gêne cachée, ajouta-t-il en terminant.
--Eh bien? dirent les trois femmes à la baronne.
--Eh bien! monsieur Hulot est à Paris; et c’est déjà pour moi, répondit
Adeline, un éclair de bonheur que de le savoir près de nous.
--Il ne paraît pas s’être amendé! dit Lisbeth quand Adeline eut fini de
raconter son entrevue avec le baron Vernier, il se sera mis avec une
petite ouvrière. Mais où peut-il prendre de l’argent? Je parie qu’il en
demande à ses anciennes maîtresses, à mademoiselle Jenny Cadine ou à
Josépha.
La baronne eut un redoublement dans le jeu constant de ses nerfs, elle
essuya les larmes qui lui vinrent aux yeux, et les leva douloureusement
vers le ciel.
--Je ne crois pas qu’un grand-officier de la Légion-d’Honneur soit
descendu si bas, dit-elle.
--Pour son plaisir, reprit Lisbeth, que ne ferait-il pas? il a volé
l’État, il volera les particuliers, il assassinera peut-être.
--Oh! Lisbeth! s’écria la baronne, garde ces pensées-là pour toi.
En ce moment, Louise vint jusqu’au groupe formé par la famille, auquel
s’étaient joints les deux petits Hulot et le petit Wenceslas pour voir
si les poches de leur grand’mère contenaient des friandises.
--Qu’y a-t-il, Louise?... demanda-t-on.
--C’est un homme qui demande mademoiselle Fischer.
--Quel homme est-ce? dit Lisbeth.
--Mademoiselle, il est en haillons, il a du duvet sur lui comme un
matelassier, il a le nez rouge, il sent le vin et l’eau-de-vie... C’est
un de ces ouvriers qui travaillent à peine la moitié de la semaine.
Cette description peu engageante eut pour effet de faire aller vivement
Lisbeth dans la cour de la maison de la rue Louis-le-Grand, où elle
trouva l’homme fumant une pipe dont le culotage annonçait un artiste en
fumerie.
--Pourquoi venez-vous ici, père Chardin? lui dit-elle. Il est convenu
que vous serez tous les premiers samedis de chaque mois à la porte de
l’hôtel Marneffe, rue Barbet-de-Jouy; j’en arrive après y être restée
cinq heures, et vous n’y êtes pas venu?...
--J’y suit été, ma respectable et charitable demoiselle! répondit le
matelassier; maiz-i-le y avait une poule d’honneur au café des Savants,
rue du Cœur-Volant, et chacun a ses passions. Moi c’est le billard.
Sans le billard, je mangerais dans l’argent; car, saisissez bien ceci!
dit-il en cherchant un papier dans le gousset de son pantalon déchiré,
le billard entraîne le petit verre et la prune à l’eau-de-vie...
C’est ruineux, comme toutes les belles choses, par les accessoires.
Je connais la consigne, mais le vieux est dans un si grand embarras,
que je suis venu sur le terrain défendu... Si notre crin était tout
crin, on se laisserait dormir dessus; mais il a du mélange! Dieu n’est
pas pour tout le monde, comme on dit, il a des préférences; c’est
son droit. Voici l’écriture de votre parent estimable et très-ami du
matelas... C’est là son opinion politique.
Le père Chardin essaya de tracer dans l’atmosphère des zigzags avec
l’index de sa main droite.
Lisbeth, sans écouter, lisait ces deux lignes:
«Chère cousine, soyez ma providence! Donnez-moi trois cents francs
aujourd’hui.
»HECTOR.»
--Pourquoi veut-il tant d’argent?
--Le _popriétaire_! dit le père Chardin qui tâchait toujours de
dessiner des arabesques. Et puis, mon fils est revenu de l’Algérie par
l’Espagne, Bayonne et... il n’a rien pris, contre son habitude; car,
c’est un _guerdin_ fini, sous votre respect, mon fils. Que voulez-vous?
il a faim; mais il va vous rendre ce que nous lui prêterons, car il
veut faire une _comme on dite_; il a des idées qui peuvent le mener
loin...
--En police correctionnelle! reprit Lisbeth. C’est l’assassin de mon
oncle! je ne l’oublierai pas.
--Lui, saigner un poulet! il ne le pourrait pas!... respectable
demoiselle.
--Tenez! voilà trois cents francs, dit Lisbeth en tirant quinze pièces
d’or de sa bourse. Allez-vous-en, et ne revenez jamais ici...
Elle accompagna le père du garde-magasin des vivres d’Oran jusqu’à la
porte, où elle désigna le vieillard ivre au concierge.
--Toutes les fois que cet homme-là viendra, si, par hasard, il vient,
vous ne laisserez pas entrer, et vous lui direz que je n’y suis pas.
S’il cherchait à savoir si monsieur Hulot fils, si madame la baronne
Hulot demeurent ici, vous lui répondriez que vous ne connaissez pas ces
personnes-là...
--C’est bien, mademoiselle.
--Il y va de votre place, en cas d’une sottise, même involontaire, dit
la vieille fille à l’oreille de la portière.--Mon cousin, dit-elle à
l’avocat qui rentrait, vous êtes menacé d’un grand malheur.
--Lequel?
--Votre femme aura, dans quelques jours d’ici, madame Marneffe pour
belle-mère.
--C’est ce que nous verrons! répondit Victorin.
Depuis six mois, Lisbeth payait exactement une petite pension à son
protecteur, le baron Hulot, de qui elle était la protectrice; elle
connaissait le secret de sa demeure, et elle savourait les larmes
d’Adeline à qui, lorsqu’elle la voyait gaie et pleine d’espoir, elle
disait, comme on vient de le voir:--Attendez-vous à lire quelque jour
le nom de mon pauvre cousin à l’article Tribunaux. En ceci, comme
précédemment, elle allait trop loin dans sa vengeance. Elle avait
éveillé la prudence de Victorin. Victorin avait résolu d’en finir avec
cette épée de Damoclès, incessamment montrée par Lisbeth, et avec le
démon femelle à qui sa mère et la famille devaient tant de malheurs. Le
prince de Wissembourg, qui connaissait la conduite de madame Marneffe,
appuyait l’entreprise secrète de l’avocat, il lui avait promis, comme
promet un président du conseil, l’intervention cachée de la police
pour éclairer Crevel, et pour sauver toute une fortune des griffes de
la diabolique courtisane à laquelle il ne pardonnait ni la mort du
maréchal Hulot, ni la ruine totale du Conseiller-d’État.
Ces mots:--«Il en demande à ses anciennes maîtresses!» dits par
Lisbeth, occupèrent pendant toute la nuit la baronne. Semblable aux
malades condamnés qui se livrent aux charlatans, semblable aux gens
arrivés dans la dernière sphère dantesque du désespoir, ou aux noyés
qui prennent des bâtons flottants pour des amarres, elle finit par
croire la bassesse dont le seul soupçon l’avait indignée, et elle eut
l’idée d’appeler à son secours une de ces odieuses femmes. Le lendemain
matin, sans consulter ses enfants, sans dire un mot à personne, elle
alla chez mademoiselle Josépha Mirah, prima donna de l’Académie royale
de Musique, y chercher ou y perdre l’espoir qui venait de luire comme
un feu follet. A midi, la femme de chambre de la célèbre cantatrice
lui remettait la carte de la baronne Hulot, en lui disant que cette
personne attendait à sa porte après avoir fait demander si mademoiselle
pouvait la recevoir.
--L’appartement est-il fait?
--Oui, mademoiselle.
--Les fleurs sont-elles renouvelées?
--Oui, mademoiselle.
--Dis à Jean d’y donner un coup d’œil, que rien n’y cloche, avant d’y
introduire cette dame, et qu’on ait pour elle les plus grands respects.
Va, reviens m’habiller, car je veux être crânement belle! Elle alla
se regarder dans sa psyché.--Ficelons-nous! se dit-elle. Il faut que
le Vice soit sous les armes devant la Vertu! Pauvre femme! que me
veut-elle?... Ça me trouble, moi! de voir
Du malheur auguste victime!...
Elle achevait de chanter cet air célèbre, quand sa femme de chambre
rentra.
--Madame, dit la femme de chambre, cette dame est prise d’un
tremblement nerveux...
--Offrez de la fleur d’oranger, du rhum, un potage!...
--C’est fait, mademoiselle, mais elle a tout refusé, en disant que
c’était une petite infirmité, des nerfs agacés...
--Où l’avez-vous fait entrer?...
--Dans le grand salon.
--Dépêche-toi, ma fille! Allons, mes plus belles pantoufles, ma robe
de chambre en fleurs par Bijou, tout le tremblement des dentelles.
Fais-moi une coiffure à étonner une femme... Cette femme tient le rôle
opposé au mien! Et qu’on dise à cette dame... (Car c’est une grande
dame, ma fille! c’est encore mieux, c’est ce que tu ne seras jamais:
une femme dont les prières délivrent des âmes de votre purgatoire.)
Qu’on lui dise que je suis au lit, que j’ai joué hier, que je me lève...
La baronne introduite dans le grand salon de l’appartement de Josépha,
ne s’aperçut pas du temps qu’elle y passa, quoiqu’elle y attendît une
grande demi-heure. Ce salon, déjà renouvelé depuis l’installation de
Josépha dans ce petit hôtel, était en soieries couleur _massaca_ et or.
Le luxe que jadis les grands seigneurs déployaient dans leurs petites
maisons et dont tant de restes magnifiques témoignent de ces _folies_
qui justifiaient si bien leur nom, éclatait avec la perfection due aux
moyens modernes, dans les quatre pièces ouvertes, dont la température
douce était entretenue par un calorifère à bouches invisibles. La
baronne étourdie examinait chaque objet d’art dans un étonnement
profond. Elle y trouvait l’explication de ces fortunes fondues au
creuset sous lequel le Plaisir et la Vanité attisent un feu dévorant.
Cette femme qui, depuis vingt-six ans, vivait au milieu des froides
reliques du luxe impérial, dont les yeux contemplaient des tapis à
fleurs éteintes, des bronzes dédorés, des soieries flétries comme son
cœur, entrevit la puissance des séductions du Vice en en voyant les
résultats. On ne pouvait point ne pas envier ces belles choses, ces
admirables créations auxquelles les grands artistes inconnus qui font
le Paris actuel et sa production européenne avaient tous contribué.
Là, tout surprenait par la perfection de la chose unique. Les modèles
étant brisés, les formes, les figurines, les sculptures étaient toutes
originales. C’est là le dernier mot du luxe aujourd’hui. Posséder
des choses qui ne soient pas vulgarisées par deux mille bourgeois
opulents qui se croient luxueux quand ils étalent des richesses
dont sont encombrés les magasins, c’est le cachet du vrai luxe, le
luxe des grands seigneurs modernes, étoiles éphémères du firmament
parisien. En examinant des jardinières pleines de fleurs exotiques
les plus rares, garnies de bronzes ciselés et faits dans le genre dit
de Boule, la baronne fut effrayée de ce que cet appartement contenait
de richesses. Nécessairement ce sentiment dut réagir sur la personne
autour de qui ces profusions ruisselaient. Adeline pensa que Josépha
Mirah, dont le portrait dû au pinceau de Joseph Bridau, brillait dans
le boudoir voisin, était une cantatrice de génie, une Malibran, et
elle s’attendit à voir une vraie lionne. Elle regretta d’être venue.
Mais elle était poussée par un sentiment si puissant, si naturel, par
un dévouement si peu calculateur, qu’elle rassembla son courage pour
soutenir cette entrevue. Puis, elle allait satisfaire cette curiosité,
qui la poignait, d’étudier le charme que possédaient ces sortes de
femmes, pour extraire tant d’or des gisements avares du sol parisien.
La baronne se regarda pour savoir si elle ne faisait pas tache dans ce
luxe; mais elle portait bien sa robe en velours à guimpe, sur laquelle
s’étalait une belle collerette en magnifique dentelle; son chapeau de
velours en même couleur lui seyait. En se voyant encore imposante comme
une reine, toujours reine même quand elle est détruite, elle pensa
que la noblesse du malheur valait la noblesse du talent. Après avoir
entendu ouvrir et fermer des portes, elle aperçut enfin Josépha. La
cantatrice ressemblait à la Judith d’Alloris, gravée dans le souvenir
de tous ceux qui l’ont vue dans le palais Pitti, auprès de la porte
d’un grand salon: même fierté de pose, même visage sublime, des cheveux
noirs tordus sans apprêt, et une robe de chambre jaune à mille fleurs
brodées, absolument semblable au brocart dont est habillée l’immortelle
homicide créée par le neveu du Bronzino.
--Madame la baronne, vous me voyez confondue de l’honneur que vous me
faites en venant ici, dit la cantatrice qui s’était promis de bien
jouer son rôle de grande dame.
Elle avança elle-même un fauteuil ganache à la baronne, et prit pour
elle un pliant. Elle reconnut la beauté disparue de cette femme, et
fut saisie d’une pitié profonde en la voyant agitée par ce tremblement
nerveux que la moindre émotion rendait convulsif. Elle lut d’un seul
regard cette vie sainte que jadis Hulot et Crevel lui dépeignaient; et
non-seulement elle perdit alors l’idée de lutter avec cette femme, mais
encore elle s’humilia devant cette grandeur qu’elle comprit. La sublime
artiste admira ce dont se moquait la courtisane.
--Mademoiselle, je viens amenée par le désespoir qui fait recourir à
tous les moyens...
Un geste de Josépha fit comprendre à la baronne qu’elle venait de
blesser celle de qui elle attendait tant, et elle regarda l’artiste.
Ce regard plein de supplication éteignit la flamme des yeux de Josépha
qui finit par sourire. Ce fut entre ces deux femmes un jeu muet
d’une horrible éloquence.
[Illustration: JOSÉPHA. LA BARONNE HULOT.
Elle prit la main de la baronne.
(LA COUSINE BETTE.)]
--Voici deux ans et demi que monsieur Hulot a quitté sa famille, et
j’ignore où il est, quoique je sache qu’il habite Paris, reprit la
baronne d’une voix émue. Un rêve m’a donné l’idée, absurde peut-être,
que vous avez dû vous intéresser à monsieur Hulot. Si vous pouviez me
mettre à même de revoir monsieur Hulot... Oh! mademoiselle, je prierais
Dieu pour vous, tous les jours, pendant le temps que je resterai sur
cette terre...
Deux grosses larmes qui roulèrent dans les yeux de la cantatrice en
annoncèrent la réponse.
--Madame, dit-elle avec l’accent d’une profonde humilité, je vous ai
fait du mal sans vous connaître; mais maintenant que j’ai le bonheur,
en vous voyant, d’avoir entrevu la plus grande image de la Vertu sur
la terre, croyez que je sens la portée de ma faute, j’en conçois un
sincère repentir; aussi, comptez que je suis capable de tout pour la
réparer!...
Elle prit la main de la baronne, sans que la baronne eût pu s’opposer à
ce mouvement, elle la baisa de la façon la plus respectueuse, et alla
jusqu’à l’abaissement en pliant un genou. Puis elle se releva fière
comme lorsqu’elle entrait en scène dans le rôle de Mathilde, et sonna.
--Allez, dit-elle à son valet de chambre, allez à cheval, et crevez-le
s’il le faut, trouvez-moi la petite Bijou, rue Saint-Maur-du-Temple,
amenez-la-moi, faites-la monter en voiture, et payez le cocher
pour qu’il arrive au galop. Ne perdez pas une minute... ou je vous
renvoie.--Madame, dit-elle en revenant à la baronne et lui parlant
d’une voix pleine de respect, vous devez me pardonner. Aussitôt que
j’ai eu le duc d’Hérouville pour protecteur, je vous ai renvoyé le
baron, en apprenant qu’il ruinait pour moi sa famille. Que pouvais-je
faire de plus? Dans la carrière du théâtre, une protection nous est
nécessaire à toutes au moment où nous y débutons. Nos appointements
ne soldent pas la moitié de nos dépenses, nous nous donnons donc des
maris temporaires... Je ne tenais pas à monsieur Hulot, qui m’a fait
quitter un homme riche, une bête vaniteuse. Le père Crevel m’aurait
certainement épousée...
--Il me l’a dit, fit la baronne en interrompant la cantatrice.
--Eh bien! voyez-vous, madame! je serais une honnête femme aujourd’hui,
n’ayant eu qu’un mari légal!
--Vous avez des excuses, mademoiselle, dit la baronne, Dieu les
appréciera. Mais moi, loin de vous faire des reproches, je suis venue
au contraire contracter envers vous une dette de reconnaissance.
--Madame, j’ai pourvu, voici bientôt trois ans, aux besoins de monsieur
le baron...
--Vous, s’écria la baronne à qui des larmes vinrent aux yeux. Ah! que
puis-je pour vous? je ne puis que prier...
--Moi! et monsieur le duc d’Hérouville, reprit la cantatrice, un noble
cœur, un vrai gentilhomme...
Et Josépha raconta l’emménagement et le mariage du père Thoul.
--Ainsi, mademoiselle, dit la baronne, mon ami, grâce à vous, n’a
manqué de rien?
--Nous avons tout fait pour cela, madame.
--Et où se trouve-t-il?
--Monsieur le duc m’a dit, il y a six mois environ, que le baron, connu
de son notaire sous le nom de Thoul, avait épuisé les huit mille francs
qui devaient n’être remis que par parties égales de trois en trois
mois, répondit Josépha. Ni moi ni monsieur d’Hérouville nous n’avons
entendu parler du baron. Notre vie, à nous autres, est si occupée,
si remplie, que je n’ai pu courir après le père Thoul. Par aventure,
depuis six mois, Bijou, ma brodeuse, sa... comment dirais-je?
--Sa maîtresse, dit madame Hulot.
--Sa maîtresse, répéta Josépha, n’est pas venue ici. Mademoiselle
Olympe Bijou pourrait fort bien avoir divorcé. Le divorce est fréquent
dans notre arrondissement.
Josépha se leva, fourragea les fleurs rares de ses jardinières, et
fit un charmant, un délicieux bouquet pour la baronne, dont l’attente
était, disons-le, entièrement trompée. Semblable à ces bons bourgeois
qui prennent les gens de génie pour des espèces de monstres mangeant,
buvant, marchant, parlant, tout autrement que les autres hommes, la
baronne espérait voir Josépha la fascinatrice, Josépha la cantatrice,
la courtisane spirituelle et amoureuse; et elle trouvait une femme
calme et posée, ayant la noblesse de son talent, la simplicité d’une
actrice qui se sait reine le soir, et enfin, mieux que cela, une fille
qui rendait par ses regards, par son attitude et ses façons, un plein
et entier hommage à la femme vertueuse, à la _Mater dolorosa_ de
l’hymne saint, et qui en fleurissait les plaies, comme en Italie on
fleurit la Madone.
--Madame, vint dire le valet revenu au bout d’une demi-heure, la mère
Bijou est en route; mais il ne faut pas compter sur la petite Olympe.
La brodeuse de madame est devenue bourgeoise, elle est mariée...
--En détrempe?... demanda Josépha.
--Non, madame, vraiment mariée. Elle est à la tête d’un magnifique
établissement, elle a épousé le propriétaire d’un grand magasin de
nouveautés où l’on a dépensé des millions, sur le boulevard des
Italiens, et elle a laissé son établissement de broderie à ses sœurs et
à sa mère. Elle est madame Grenouville. Ce gros négociant...
--Un Crevel!
--Oui, madame, dit le valet. Il a reconnu trente mille francs de rente
au contrat de mademoiselle Bijou. Sa sœur aînée va, dit-on, aussi
épouser un riche boucher.
--Votre affaire me semble aller bien mal, dit la cantatrice à la
baronne. Monsieur le baron n’est plus où je l’avais casé.
Dix minutes après, on annonça madame Bijou. Josépha, par prudence, fit
passer la baronne dans son boudoir, en en tirant la portière.
--Vous l’intimideriez, dit-elle à la baronne, elle ne lâcherait rien
en devinant que vous êtes intéressée à ses confidences, laissez-moi la
confesser! Cachez-vous là, vous entendrez tout. Cette scène se joue
aussi souvent dans la vie qu’au théâtre.--Eh bien! mère Bijou, dit la
cantatrice à une vieille femme enveloppée d’étoffe dite _tartan_, et
qui ressemblait à une portière endimanchée, vous voilà tous heureux?
votre fille a eu de la chance!
--Oh! heureuse... ma fille nous donne cent francs par mois, et
elle va en voiture, et elle mange dans de l’argent, elle est
_miyonaire_. Olympe aurait bien pu me mettre hors de peine. A mon âge,
travailler!... Est-ce un bienfait?
--Elle a tort d’être ingrate, car elle vous doit sa beauté, reprit
Josépha; mais pourquoi n’est-elle pas venue me voir? C’est moi qui l’ai
tirée de peine en la mariant à mon oncle...
--Oui, madame, le père Thoul!... Mais il est ben vieux, ben cassé...
--Qu’en avez-vous donc fait? Est-il chez vous?... Elle a eu bien tort
de s’en séparer, le voilà riche à millions...
--Ah! Dieu de Dieu, fit la mère Bijou... c’est ce qu’on lui disait
quand elle se comportait mal avec lui qu’était la douceur même, pauvre
vieux! Ah! le faisait-elle _trimer_! Olympe a été pervertie, madame!
--Et comment!
--Elle a connu, sous votre respect, madame, un claqueur, petit-neveu
d’un vieux matelassier du faubourg Saint-Marceau. Ce _faigniant_,
comme tous les jolis garçons, un _souteneur_ de pièces, quoi! est la
coqueluche du boulevard du Temple où il travaille aux pièces nouvelles,
et _soigne les entrées_ des actrices, comme il dit. Dans la matinée,
il déjeune; avant le spectacle, il dîne pour se monter la tête; enfin
il aime les liqueurs et le billard de naissance.--«C’est pas un état
cela!» que je disais à Olympe.
--C’est malheureusement un état, dit Josépha.
--Enfin, Olympe avait la tête perdue pour ce gars-là, qui, madame, ne
voyait pas bonne compagnie, à preuve qu’il a failli être arrêté dans
l’estaminet où sont les voleurs; mais, pour lors, monsieur Braulard,
le chef de la claque, l’a réclamé. Ça porte des boucles d’oreilles
en or, et ça vit de ne rien faire, aux crochets des femmes qui sont
folles de ces bels hommes-là! Il a mangé tout l’argent que monsieur
Thoul donnait à la petite. L’établissement allait fort mal. Ce qui
venait de la broderie allait au billard. Pour lors, ce gars-là, madame,
avait une sœur jolie, qui faisait le même état que son frère, une pas
grand’chose, dans le quartier des étudiants.
--Une lorette de la Chaumière, dit Josépha.
--Oui, madame, dit la mère Bijou. Donc, Idamore, il se nomme Idamore,
c’est son nom de guerre, car il s’appelle Chardin, Idamore a supposé
que votre oncle devait avoir bien plus d’argent qu’il ne le disait, et
il a trouvé moyen d’envoyer, sans que ma fille s’en doutât, Élodie, sa
sœur (il lui a donné un nom de théâtre), chez nous, comme ouvrière;
Dieu de Dieu! qu’elle y a mis tout cen dessus-dessous, elle a débauché
toutes ces pauvres filles qui sont devenues indécrottables, sous votre
respect... Et elle a tant fait, qu’elle a pris pour elle le père
Thoul, et elle l’a emmené, que nous ne savons pas où, que ça nous a
mis dans un embarras, rapport à tous les billets. Nous sommes encore
aujor-d’ojord’hui sans pouvoir payer; mais ma fille qu’est là-dedans
veille aux échéances... Quand Idamore a évu le vieux à lui, rapport
à sa sœur, il a laissé là ma pauvre fille, et il est maintenant avec
une jeune promière des Funambules... Et de là, le mariage de ma fille,
comme vous allez voir...
--Mais vous savez où demeure le matelassier?... demanda Josépha.
--Le vieux père Chardin? Est-ce que ça demeure ça!... Il est ivre dès
six heures du matin, il fait un matelas tous les mois, il est toute la
journée dans les estaminets borgnes, il fait les poules...
--Comment, il fait les poules?... c’est un fier coq!
--Vous ne comprenez pas, madame; c’est la poule au billard, il en gagne
trois ou quatre tous les jours, et il boit...
--Des laits de poule! dit Josépha. Mais Idamore fonctionne au
Boulevard, et en s’adressant à mon ami Braulard, on le trouvera...
--Je ne sais pas, madame, vu que ces événements-là se sont passés
il y a six mois. Idamore est un de ces gens qui doivent aller à la
Correctionnelle, de là à Melun, et puis... dame!...
--Au pré! dit Josépha.
--Ah! madame sait tout, dit en souriant la mère Bijou. Si ma fille
n’avait pas connu cet être-là, elle, elle serait... Mais elle a eu bien
de la chance, tout de même, vous me direz; car monsieur Grenouville en
est devenu amoureux au point qu’il l’a épousée...
--Et comment ce mariage-là s’est-il fait?...
--Par le désespoir d’Olympe, madame. Quand elle s’est vue abandonnée
pour la jeune première à qui elle a trempé une soupe! ah! l’a-t-elle
_giroflettée_!... et qu’elle a eu perdu le père Thoul qui l’adorait,
elle a voulu renoncer aux hommes. Pour lors, monsieur Grenouville,
qui venait acheter beaucoup chez nous, deux cents écharpes de Chine
brodées par trimestre, l’a voulu consoler; mais, vrai ou non, elle n’a
voulu entendre à rien qu’avec la mairie et l’église.--«Je veux être
honnête!... disait-elle toujours, ou je me péris!» Et elle a tenu bon.
Monsieur Grenouville a consenti à l’épouser, à la condition qu’elle
renoncerait à nous, et nous avons consenti...
--Moyennant finance?... dit la perspicace Josépha.
--Oui, madame, dix mille francs, et une rente à mon père qui ne peut
plus travailler...
--J’avais prié votre fille de rendre le père Thoul heureux, et elle me
l’a jeté dans la crotte! Ce n’est pas bien. Je ne m’intéresserai plus
à personne! Voilà ce que c’est que de se livrer à la Bienfaisance!...
La Bienfaisance n’est décidément bonne que comme spéculation. Olympe
devait au moins m’avertir de ce tripotage-là! Si vous retrouvez le père
Thoul, d’ici à quinze jours, je vous donnerai mille francs...
--C’est bien difficile, ma bonne dame, mais il y a bien des pièces de
cent sous dans mille francs, et je vais tâcher de gagner votre argent...
--Adieu, madame Bijou.
En entrant dans son boudoir, la cantatrice y trouva madame Hulot
complétement évanouie; mais, malgré la perte de ses sens, son
tremblement nerveux la faisait toujours tressaillir, de même que les
tronçons d’une couleuvre coupée s’agitent encore. Des sels violents,
de l’eau fraîche, tous les moyens ordinaires prodigués rappelèrent la
baronne à la vie, ou, si l’on veut, au sentiment de ses douleurs.
--Ah! mademoiselle! jusqu’où est-il tombé!... dit-elle en reconnaissant
la cantatrice et se voyant seule avec elle.
--Ayez du courage, madame, répondit Josépha qui s’était mise sur un
coussin aux pieds de la baronne et qui lui baisait les mains, nous
le retrouverons; et, s’il est dans la fange, eh bien! il se lavera.
Croyez-moi, pour les personnes bien élevées, c’est une question
d’habits... Laissez-moi réparer mes torts envers vous, car je vois
combien vous êtes attachée à votre mari, malgré sa conduite, puisque
vous êtes venue ici!... Dame! ce pauvre homme! il aime les femmes...
eh! bien, si vous aviez eu, voyez-vous, un peu de notre _chique_,
vous l’auriez empêché de courailler; car vous auriez été ce que nous
savons être: _toutes les femmes_ pour un homme. Le gouvernement devrait
créer une école de gymnastique pour les honnêtes femmes! Mais les
gouvernements sont si bégueules!... ils sont menés par les hommes
que nous menons! Moi, je plains les peuples!... Mais il s’agit de
travailler pour vous, et non de rire... Eh bien! soyez tranquille,
madame, rentrez chez vous, ne vous tourmentez plus. Je vous ramènerai
votre Hector, comme il était il y a trente ans.
--Oh! mademoiselle, allons chez cette madame Grenouville! dit la
baronne; elle doit savoir quelque chose, peut-être verrai-je monsieur
Hulot aujourd’hui, et pourrai-je l’arracher immédiatement à la misère,
à la honte...
--Madame, je vous témoignerai par avance la reconnaissance profonde
que je vous garderai de l’honneur que vous m’avez fait, en ne montrant
pas la cantatrice Josépha, la maîtresse du duc d’Hérouville, à côté de
la plus belle, de la plus sainte image de la Vertu. Je vous respecte
trop pour me faire voir auprès de vous. Ce n’est pas une humilité
de comédienne, c’est un hommage que je vous rends. Vous me faites
regretter, madame, de ne pas suivre votre sentier, malgré les épines
qui vous ensanglantent les pieds et les mains! Mais, que voulez-vous!
j’appartiens à l’Art comme vous appartenez à la Vertu...
--Pauvre fille! dit la baronne émue au milieu de ses douleurs par
un singulier sentiment de sympathie commisérative, je prierai Dieu
pour vous, car vous êtes la victime de la Société, qui a besoin de
spectacles. Quand la vieillesse viendra, faites pénitence... vous serez
exaucée, si Dieu daigne entendre les prières d’une...
--D’une martyre, madame, dit Josépha qui baisa respectueusement la robe
de la baronne.
Mais Adeline prit la main de la cantatrice, l’attira vers elle et la
baisa au front. Rouge de plaisir, la cantatrice reconduisit Adeline
jusqu’à sa voiture, avec les démonstrations les plus serviles.
--C’est quelque dame de charité, dit le valet de chambre à la femme de
chambre, car _elle_ n’est ainsi pour personne, pas même pour sa bonne
amie, madame Jenny Cadine!
--Attendez quelques jours, dit-elle, madame, et vous _le_ verrez, ou je
renierai le dieu de mes pères; et, pour une juive, voyez-vous, c’est
promettre la réussite.
Au moment où la baronne entrait chez Josépha, Victorin recevait dans
son cabinet une vieille femme âgée de soixante-quinze ans environ, qui,
pour parvenir jusqu’à l’avocat célèbre, mit en avant le nom terrible du
chef de la police de sûreté. Le valet de chambre annonça:--Madame de
Saint-Estève!
--J’ai pris un de mes noms de guerre, dit-elle en s’asseyant.
Victorin fut saisi d’un frisson intérieur, pour ainsi dire, à l’aspect
de cette affreuse vieille. Quoique richement mise, elle épouvantait
par les signes de méchanceté froide que présentait sa plate figure
horriblement ridée, blanche et musculeuse. Marat, en femme et à cet
âge, eût été, comme la Saint-Estève, une image vivante de la Terreur.
Cette vieille sinistre offrait dans ses petits yeux clairs la cupidité
sanguinaire des tigres. Son nez épaté, dont les narines agrandies en
trous ovales soufflaient le feu de l’enfer, rappelait le bec des plus
mauvais oiseaux de proie. Le génie de l’intrigue siégeait sur son front
bas et cruel. Ses longs poils de barbe poussés au hasard dans tous les
creux de son visage, annonçaient la virilité de ses projets. Quiconque
eût vu cette femme, aurait pensé que tous les peintres avaient manqué
la figure de Méphistophélès...
--Mon cher monsieur, dit-elle d’un ton de protection, je ne me mêle
plus de rien depuis long-temps. Ce que je vais faire pour vous,
c’est par considération pour mon cher neveu, que j’aime mieux que je
n’aimerais mon fils... Or, le préfet de police, à qui le président du
conseil a dit deux mots dans le tuyau de l’oreille, rapport à vous,
en conférant avec monsieur Chapuzot, a pensé que la police ne devait
paraître en rien dans une affaire de ce genre-là. L’on a donné carte
blanche à mon neveu; mais mon neveu ne sera là-dedans que pour le
conseil, il ne doit pas se compromettre...
--Vous êtes la tante de...
--Vous y êtes, et j’en suis un peu orgueilleuse, répondit-elle en
coupant la parole à l’avocat, car il est mon élève, un élève devenu
promptement le maître... Nous avons étudié votre affaire, et nous avons
_jaugé_ ça! Donnez-vous trente mille francs si l’on vous débarrasse de
tout ceci? je vous liquide la chose! et vous ne payez que l’affaire
faite...
--Vous connaissez les personnes.
--Non, mon cher monsieur, j’attends vos renseignements. On nous a dit:
Il y a un benêt de vieillard qui est entre les mains d’une veuve. Cette
veuve de vingt-neuf ans a si bien fait son métier de _voleuse_ qu’elle
a quarante mille francs de rente prises à deux pères de famille. Elle
est sur le point d’engloutir quatre-vingt mille francs de rente en
épousant un bonhomme de soixante et un ans; elle ruinera toute une
honnête famille, et donnera cette immense fortune à l’enfant de quelque
amant, en se débarrassant promptement de son vieux mari... Voilà le
problème.
--C’est exact! dit Victorin. Mon beau-père, monsieur Crevel...
--Ancien parfumeur, un maire; je suis dans son arrondissement sous le
nom de _mame_ Nourrisson, répondit-elle.
--L’autre personne est madame Marneffe.
--Je ne la connais pas, dit madame Saint-Estève; mais, en trois jours,
je serai à même de compter ses chemises.
--Pourriez-vous empêcher le mariage?... demanda l’avocat.
--Où en est-il?
--A la seconde publication.
--Il faudrait enlever la femme. Nous sommes aujourd’hui dimanche, il
n’y a que trois jours, car ils se marieront mercredi, c’est impossible!
Mais on peut vous la tuer...
Victorin Hulot fit un bond d’honnête homme en entendant ces six mots
dits de sang-froid.
--Assassiner!... dit-il. Et comment ferez-vous?
--Voici quarante ans, monsieur, que nous remplaçons le Destin,
répondit-elle avec un orgueil formidable, et que nous faisons tout
ce que nous voulons dans Paris. Plus d’une famille, et du faubourg
Saint-Germain, m’a dit ses secrets, allez! J’ai conclu, rompu bien
des mariages, j’ai déchiré bien des testaments, j’ai sauvé bien des
honneurs! Je parque là, dit-elle en montrant sa tête, un troupeau de
secrets qui me vaut trente-six mille francs de rente; et, vous, vous
serez un de mes agneaux, quoi! Une femme comme moi serait-elle ce que
je suis, si elle parlait de ses moyens! J’agis! Tout ce qui se fera,
mon cher maître, sera l’œuvre du hasard, et vous n’aurez pas le plus
léger remords. Vous serez comme les gens guéris par les somnambules,
ils croient au bout d’un mois que la nature a tout fait.
Victorin eut une sueur froide. L’aspect du bourreau l’aurait moins ému
que cette sœur sentencieuse et prétentieuse du Bagne; en voyant sa robe
lie-de-vin, il la crut vêtue de sang.
--Madame, je n’accepte pas le secours de votre expérience et de votre
activité, si le succès doit coûter la vie à quelqu’un, et si le moindre
fait criminel s’ensuit.
--Vous êtes un grand enfant, monsieur! répondit madame Saint-Estève.
Vous voulez rester probe à vos propres yeux, tout en souhaitant que
votre ennemi succombe.
Victorin fit un signe de dénégation.
--Oui, reprit-elle, vous voulez que cette madame Marneffe abandonne
la proie qu’elle a dans la gueule! Et comment feriez-vous lâcher à un
tigre son morceau de bœuf? Est-ce en lui passant la main sur le dos
et lui disant: _minet!_... _minet!_... Vous n’êtes pas logique. Vous
ordonnez un combat, et vous n’y voulez pas de blessures! Eh bien! je
vais vous faire cadeau de cette innocence qui vous tient tant au cœur.
J’ai toujours vu dans l’honnêteté de l’étoffe à hypocrisie! Un jour,
dans trois mois, un pauvre prêtre viendra vous demander quarante mille
francs pour une œuvre pie, un couvent ruiné dans le Levant, dans le
désert! Si vous êtes content de votre sort, donnez les quarante mille
francs au bonhomme! vous en verserez bien d’autres au fisc! Ce sera peu
de chose, allez! en comparaison de ce que vous récolterez.
Elle se dressa sur ses larges pieds à peine contenus dans des souliers
de satin que la chair débordait, elle sourit en saluant et se retira.
--Le diable a une sœur, dit Victorin en se levant.
Il reconduisit cette horrible inconnue, évoquée des antres de
l’espionnage, comme du troisième dessous de l’Opéra se dresse un
monstre au coup de baguette d’une fée dans un ballet-féerie. Après
avoir fini ses affaires au Palais, il alla chez monsieur Chapuzot, le
chef d’un des plus importants services à la Préfecture de police, pour
y prendre des renseignements sur cette inconnue. En voyant monsieur
Chapuzot seul dans son cabinet, Victorin Hulot le remercia de son
assistance.
--Vous m’avez envoyé, dit-il, une vieille qui pourrait servir à
personnifier Paris, vu du côté criminel.
Monsieur Chapuzot déposa ses lunettes sur ses papiers, et regarda
l’avocat d’un air étonné.
--Je ne me serais pas permis de vous adresser qui que ce soit sans vous
en avoir prévenu, sans donner un mot d’introduction, répondit-il.
--Ce sera donc monsieur le préfet...
--Je ne le pense pas, dit Chapuzot. La dernière fois que le prince de
Wissembourg a dîné chez le ministre de l’intérieur, il a vu monsieur le
préfet, et il lui a parlé de la situation où vous étiez, une situation
déplorable, en lui demandant si l’on pouvait aimablement venir à
votre secours. Monsieur le préfet, vivement intéressé par la peine
que Son Excellence a montrée au sujet de cette affaire de famille, a
eu la complaisance de me consulter à ce sujet. Depuis que monsieur
le préfet a pris les rênes de cette administration, si calomniée et
si utile, il s’est, de prime abord, interdit de pénétrer dans la
Famille. Il a eu raison et en principe et comme morale; mais il a eu
tort en fait. La police, depuis quarante-cinq ans que j’y suis, a
rendu d’immenses services aux familles, de 1799 à 1815. Depuis 1820,
la Presse et le Gouvernement constitutionnel ont totalement changé
les conditions de notre existence. Aussi, mon avis a-t-il été de ne
pas s’occuper d’une semblable affaire, et monsieur le préfet a eu la
bonté de se rendre à mes observations. Le chef de la police de sûreté
a reçu devant moi l’ordre de ne pas s’avancer; et si, par hasard,
vous avez reçu quelqu’un de sa part, je le réprimanderai. Ce serait
un cas de destitution. On a bientôt dit: La police fera cela! La
police! la police! Mais, mon cher maître, le maréchal, le conseil des
ministres ignorent ce que c’est que la police. Il n’y a que la police
qui se connaisse elle-même. Les Rois, Napoléon, Louis XVIII savaient
les affaires de la leur; mais la nôtre, il n’y a eu que Fouché, que
monsieur Lenoir, monsieur de Sartines et quelques préfets, hommes
d’esprit, qui s’en sont doutés... Aujourd’hui tout est changé. Nous
sommes amoindris, désarmés! J’ai vu germer bien des malheurs privés
que j’aurais empêchés avec cinq scrupules d’arbitraire!... Nous serons
regrettés par ceux-là mêmes qui nous ont démolis quand ils seront,
comme vous, devant certaines monstruosités morales qu’il faudrait
pouvoir enlever comme nous enlevons les boues! En politique, la police
est tenue de tout prévenir, quand il s’agit du salut public; mais la
Famille, c’est sacré. Je ferais tout pour découvrir et empêcher un
attentat contre les jours du Roi! je rendrais les murs d’une maison
transparents; mais aller mettre nos griffes dans les ménages, dans les
intérêts privés!... jamais, tant que je siégerai dans ce cabinet, car
j’ai peur...
--De quoi?
--De la Presse! monsieur le député du centre gauche.
--Que dois-je faire? dit Hulot fils après une pause.
--Eh! vous vous appelez la Famille! reprit le Chef de Division, tout
est dit, agissez comme vous l’entendrez; mais vous venir en aide, mais
faire de la police un instrument des passions et des intérêts privés,
est-ce possible?... Là, voyez-vous, est le secret de la persécution
nécessaire, que les magistrats ont trouvée illégale, dirigée contre
le prédécesseur de notre chef actuel de la Sûreté. Bibi-Lupin faisait
la police pour le compte des particuliers. Ceci cachait un immense
danger social! Avec les moyens dont il disposait, cet homme eût été
formidable, il eût été une _Sous-fatalité_...
--Mais à ma place? dit Hulot.
--Oh! vous me demandez une consultation, vous qui en vendez! répliqua
monsieur Chapuzot. Allons donc, mon cher maître, vous vous moquez de
moi.
Hulot salua le Chef de Division, et s’en alla sans voir l’imperceptible
mouvement d’épaules qui échappa au fonctionnaire, quand il se leva pour
le reconduire.--Et ça veut être un homme d’État!... se dit monsieur
Chapuzot en reprenant ses rapports.
Victorin revint chez lui, gardant ses perplexités, et ne pouvant les
communiquer à personne. A dîner, la baronne annonça joyeusement à ses
enfants que, sous un mois, leur père pourrait partager leur aisance et
achever paisiblement ses jours en famille.
--Ah! je donnerais bien mes trois mille six cents francs de rente pour
voir le baron ici! s’écria Lisbeth. Mais, ma bonne Adeline, ne conçois
pas de pareilles joies par avance!... je t’en prie.
--Lisbeth a raison, dit Célestine. Ma chère mère, attendez l’événement.
La baronne, tout cœur, tout espérance, raconta sa visite à Josépha,
trouva ces pauvres filles malheureuses dans leur bonheur, et parla de
Chardin, le matelassier, le père du garde-magasin d’Oran, en montrant
ainsi qu’elle ne se livrait pas à un faux espoir.
Lisbeth, le lendemain matin, était à sept heures, dans un fiacre, sur
le quai de la Tournelle, où elle fit arrêter à l’angle de la rue de
Poissy.
--Allez, dit-elle au cocher, rue des Bernardins, au numéro sept, c’est
une maison à allée, et sans portier. Vous monterez au quatrième étage,
vous sonnerez à la porte à gauche, sur laquelle d’ailleurs vous lirez:
«Mademoiselle Chardin, repriseuse de dentelles et de cachemires.» On
viendra. Vous demanderez _le chevalier_. On vous répondra: «Il est
sorti.» Vous direz: «Je le sais bien, mais trouvez-le, car _sa bonne_
est là sur le quai, dans un fiacre, et veut le voir...»
Vingt minutes après, un vieillard, qui paraissait âgé de quatre-vingts
ans, aux cheveux entièrement blancs, le nez rougi par le froid dans
une figure pâle et ridée comme celle d’une vieille femme, allant d’un
pas traînant, les pieds dans des pantoufles de lisière, le dos voûté,
vêtu d’une redingote d’alpaga chauve, ne portant pas de décoration,
laissant passer à ses poignets les manches d’un gilet tricoté, et la
chemise d’un jaune inquiétant, se montra timidement, regarda le fiacre,
reconnut Lisbeth, et vint à la portière.
--Ah! mon cher cousin, dit-elle, dans quel état vous êtes!
--Élodie prend tout pour elle! dit le baron Hulot. Ces Chardins sont
des canailles puantes...
--Voulez-vous revenir avec nous?
--Oh! non, non, dit le vieillard, je voudrais passer en Amérique...
--Adeline est sur vos traces...
--Ah! si l’on pouvait payer mes dettes, demanda le baron d’un air
défiant, car Samanon me poursuit.
--Nous n’avons pas encore payé votre arriéré, votre fils doit encore
cent mille francs...
--Pauvre garçon!
--Et votre pension ne sera libre que dans sept à huit mois... Si vous
voulez attendre, j’ai là deux mille francs!
Le baron tendit la main par un geste avide, effrayant.
--Donne, Lisbeth! Que Dieu te récompense! Donne! je sais où aller!
--Mais vous me le direz, vieux monstre?
--Oui. Je puis attendre ces huit mois, car j’ai découvert un petit
ange, une bonne créature, une innocente et qui n’est pas assez âgée
pour être encore dépravée.
--Songez à la cour d’assises, dit Lisbeth qui se flattait d’y voir un
jour Hulot.
--Eh! c’est rue de Charonne! dit le baron Hulot, un quartier où
tout arrive sans esclandre. Va, l’on ne me trouvera jamais. Je me
suis déguisé, Lisbeth, en père Thorec, on me prendra pour un ancien
ébéniste, la petite m’aime, et je ne me laisserai plus manger la laine
sur le dos.
--Non, c’est fait! dit Lisbeth en regardant la redingote. Si je vous y
conduisais, cousin?...
Le baron Hulot monta dans la voiture, en abandonnant mademoiselle
Élodie sans lui dire adieu, comme on jette un roman lu.
En une demi-heure pendant laquelle le baron Hulot ne parla que de
la petite Atala Judix à Lisbeth, car il était arrivé par degrés
aux affreuses passions qui ruinent les vieillards, sa cousine le
déposa, muni de deux mille francs, rue de Charonne, dans le faubourg
Saint-Antoine, à la porte d’une maison à façade suspecte et menaçante.
--Adieu, cousin, tu seras maintenant le _père Thorec_, n’estce pas?
Ne m’envoie que des commissionnaires, et en les prenant toujours à des
endroits différents.
--C’est dit. Oh! je suis bien heureux! dit le baron dont la figure fut
éclairée par la joie d’un futur et tout nouveau bonheur.
--On ne le trouvera pas là, se dit Lisbeth qui fit arrêter son
fiacre au boulevard Beaumarchais, d’où elle revint, en omnibus, rue
Louis-le-Grand.
Le lendemain, Crevel fut annoncé chez ses enfants, au moment où toute
la famille était réunie au salon, après le déjeuner. Célestine courut
se jeter au cou de son père, et se conduisit comme s’il était venu la
veille, quoique, depuis deux ans, ce fût sa première visite.
--Bonjour, mon père! dit Victorin en lui tendant la main.
--Bonjour, mes enfants! dit l’important Crevel. Madame la baronne, je
mets mes hommages à vos pieds. Dieu! comme ces enfants grandissent!
ça nous chasse! ça nous dit:--Grand-papa, je veux ma place au
soleil!--Madame la comtesse, vous êtes toujours admirablement belle!
ajouta-t-il en regardant Hortense.--Et voilà le reste de nos écus!
ma cousine Bette, la vierge sage. Mais vous êtes tous très-bien
ici... dit-il après avoir distribué ces phrases à chacun et en les
accompagnant de gros rires qui remuaient difficilement les masses
rubicondes de sa large figure.
Et il regarda le salon de sa fille avec une sorte de dédain.
--Ma chère Célestine, je te donne tout mon mobilier de la rue
des Saussayes, il fera très-bien ici. Ton salon a besoin d’être
renouvelé... Ah! voilà ce petit drôle de Wenceslas! Eh bien!
sommes-nous sages, mes petits enfants? il faut avoir des mœurs.
--Pour ceux qui n’en ont pas, dit Lisbeth.
--Ce sarcasme, ma chère Lisbeth, ne me concerne plus. Je vais, mes
enfants, mettre un terme à la fausse position où je me trouvais depuis
si long-temps; et, en bon père de famille, je viens vous annoncer mon
mariage, là, tout bonifacement.
--Vous avez le droit de vous marier, dit Victorin, et, pour mon compte
je vous rends la parole que vous m’avez donnée en m’accordant la main
de ma chère Célestine...
--Quelle parole? demanda Crevel.
--Celle de ne pas vous marier, répondit l’avocat. Vous me rendrez la
justice d’avouer que je ne vous demandais pas cet engagement, que vous
l’avez bien volontairement pris malgré moi, car je vous ai, dans ce
temps, fait observer que vous ne deviez pas vous lier ainsi.
--Oui, je m’en souviens, mon cher ami, dit Crevel honteux. Et, ma
foi, tenez!... mes chers enfants, si vous vouliez bien vivre avec
madame Crevel, vous n’auriez pas à vous repentir... Votre délicatesse,
Victorin, me touche... On n’est pas impunément généreux avec moi...
Voyons, sapristi! accueillez bien votre belle-mère, venez à mon
mariage!...
--Vous ne nous dites pas, mon père, quelle est votre fiancée? dit
Célestine.
--Mais c’est le secret de la comédie, reprit Crevel... Ne jouons pas à
cache-cache! Lisbeth a dû vous dire...
--Mon cher monsieur Crevel, répliqua la Lorraine, il est des noms qu’on
ne prononce pas ici...
--Eh bien! c’est madame Marneffe!
--Monsieur Crevel, répondit sévèrement l’avocat, ni moi ni ma femme
nous n’assisterons à ce mariage, non par des motifs d’intérêt, car
je vous ai parlé tout à l’heure avec sincérité. Oui, je serais
très-heureux de savoir que vous trouverez le bonheur dans cette union;
mais je suis mu par des considérations d’honneur et de délicatesse
que vous devez comprendre, et que je ne puis exprimer, car elles
raviveraient des blessures encore saignantes ici...
La baronne fit un signe à la comtesse, qui, prenant son enfant dans
ses bras, lui dit:--Allons, viens prendre ton bain, Wenceslas!--Adieu,
monsieur Crevel.
La baronne salua Crevel en silence, et Crevel ne put s’empêcher de
sourire en voyant l’étonnement de l’enfant quand il se vit menacé de ce
bain improvisé.
--Vous épousez, monsieur, s’écria l’avocat, quand il se trouva seul
avec Lisbeth, avec sa femme et son beau-père, une femme chargée des
dépouilles de mon père, et qui l’a froidement conduit où il est; une
femme qui vit avec le gendre, après avoir ruiné le beau-père; qui cause
les chagrins mortels de ma sœur... Et vous croyez qu’on nous verra
sanctionnant votre folie par ma présence? Je vous plains sincèrement,
mon cher monsieur Crevel! vous n’avez pas le sens de la famille, vous
ne comprenez pas la solidarité d’honneur qui en lie les différents
membres. On ne raisonne pas (je l’ai trop su malheureusement!) les
passions. Les gens passionnés sont sourds comme ils sont aveugles.
Votre fille Célestine a trop le sentiment de ses devoirs pour vous
dire un seul mot de blâme.
--Ce serait joli! dit Crevel qui tenta de couper court à cette
mercuriale.
--Célestine ne serait pas ma femme, si elle vous faisait une seule
observation, reprit l’avocat; mais moi, je puis essayer de vous arrêter
avant que vous ne mettiez le pied dans le gouffre, surtout après vous
avoir donné la preuve de mon désintéressement. Ce n’est certes pas
votre fortune, c’est vous-même dont je me préoccupe... Et pour vous
éclairer sur mes sentiments, je puis ajouter, ne fût-ce que pour vous
tranquilliser relativement à votre futur contrat de mariage, que ma
situation de fortune est telle que nous n’avons rien à désirer...
--Grâce à moi! s’écria Crevel dont la figure était devenue violette.
--Grâce à la fortune de Célestine, répondit l’avocat; et si vous
regrettez d’avoir donné, comme une dot venant de vous, à votre fille
des sommes qui ne représentent pas la moitié de ce que lui a laissé sa
mère, nous sommes prêts à vous les rendre...
--Savez-vous, monsieur mon gendre, dit Crevel qui se mit en position,
qu’en couvrant de mon nom madame Marneffe, elle ne doit plus répondre
au monde de sa conduite qu’en qualité de madame Crevel.
--C’est peut-être très gentilhomme, dit l’avocat, c’est généreux quant
aux choses de cœur, aux écarts de la passion; mais je ne connais pas de
nom, ni de lois, ni de titre qui puissent couvrir le vol des trois cent
mille francs ignoblement arrachés à mon père!... Je vous dis nettement,
mon cher beau-père, que votre future est indigne de vous, qu’elle vous
trompe et qu’elle est amoureuse folle de mon beau-frère Steinbock, elle
en a payé les dettes...
--C’est moi qui les ai payées...
--Bien, reprit l’avocat, j’en suis bien aise pour le comte Steinbock
qui pourra s’acquitter un jour; mais il est aimé, très-aimé, souvent
aimé...
--Il est aimé!... dit Crevel dont la figure annonçait un bouleversement
général. C’est lâche, c’est sale, et petit, et commun de calomnier une
femme!... Quand on avance ces sortes de choses-là, monsieur, on les
prouve...
--Je vous donnerai des preuves...
--Je les attends...
--Après-demain, mon cher monsieur Crevel, je vous dirai le jour et
l’heure, le moment où je serai en mesure de dévoiler l’épouvantable
dépravation de votre future épouse...
--Très-bien, je serai charmé, dit Crevel qui reprit son sang-froid.
Adieu, mes enfants, au revoir. Adieu, Lisbeth...
--Suis-le donc, Lisbeth, dit Célestine à l’oreille de la cousine Bette.
--Eh bien! voilà comme vous vous en allez?... cria Lisbeth à Crevel.
--Ah! lui dit Crevel, il est devenu très-fort, mon gendre, il s’est
formé. Le Palais, la Chambre, la rouerie judiciaire et la rouerie
politique en font un gaillard. Ah! ah! il sait que je me marie mercredi
prochain, et dimanche, ce monsieur me propose de me dire, dans trois
jours, l’époque à laquelle il me démontrera que ma femme est indigne de
moi... Ce n’est pas maladroit... Je retourne signer le contrat. Allons,
viens avec moi, Lisbeth, viens!... Ils n’en sauront rien! Je voulais
laisser quarante mille francs de rente à Célestine; mais Hulot vient de
se conduire de manière à s’aliéner mon cœur à tout jamais.
--Donnez-moi dix minutes, père Crevel, attendez-moi dans votre voiture
à la porte, je vais trouver un prétexte pour sortir.
--Eh bien! c’est convenu...
--Mes amis, dit Lisbeth qui retrouva la famille au salon, je vais avec
Crevel, on signe le contrat ce soir, et je pourrai vous en dire les
dispositions. Ce sera probablement ma dernière visite à cette femme.
Votre père est furieux. Il va vous déshériter...
--Sa vanité l’en empêchera, répondit l’avocat. Il a voulu posséder la
terre de Presles, il la gardera, je le connais. Eût-il des enfants,
Célestine recueillera toujours la moitié de ce qu’il laissera, la loi
l’empêche de donner toute sa fortune... Mais ces questions ne sont rien
pour moi, je ne pense qu’à notre honneur... Allez, cousine, dit-il en
serrant la main de Lisbeth, écoutez bien le contrat.
Vingt minutes après, Lisbeth et Crevel entraient à l’hôtel de la rue
Barbet, où madame Marneffe attendait dans une douce impatience le
résultat de la démarche qu’elle avait ordonnée. Valérie avait été
prise, à la longue, pour Wenceslas de ce prodigieux amour qui, une fois
dans la vie, étreint le cœur des femmes. Cet artiste manqué devint,
entre les mains de madame Marneffe, un amant si parfait, qu’il était
pour elle ce qu’elle avait été pour le baron Hulot. Valérie tenait
des pantoufles d’une main, et l’autre était à Steinbock, sur l’épaule
de qui elle reposait sa tête. Il en est de la conversation à propos
interrompus dans laquelle ils s’étaient lancés depuis le départ de
Crevel, comme de ces longues œuvres littéraires de notre temps, au
fronton desquelles on lit: _La reproduction en est interdite_. Ce
chef-d’œuvre de poésie intime amena naturellement sur les lèvres de
l’artiste un regret qu’il exprima, non sans amertume.
--Ah! quel malheur que je me sois marié, dit Wenceslas, car si j’avais
attendu, comme le disait Lisbeth, aujourd’hui je pourrais t’épouser.
--Il faut être Polonais pour souhaiter faire sa femme d’une maîtresse
dévouée! s’écria Valérie. Échanger l’amour contre le devoir! le plaisir
contre l’ennui!
--Je te connais si capricieuse! répondit Steinbock. Ne t’ai-je pas
entendue causant avec Lisbeth du baron Montès, ce Brésilien?...
--Veux-tu m’en débarrasser? dit Valérie.
--Ce serait, répondit l’ex-sculpteur, le seul moyen de t’empêcher de le
voir.
--Apprends, mon chéri, répondit Valérie, que je le ménageais pour en
faire un mari, car je te dis tout à toi!... Les promesses que j’ai
faites à ce Brésilien... (Oh! bien avant de te connaître, dit-elle en
répondant à un geste de Wenceslas.) Eh bien! ces promesses dont il
s’arme pour me tourmenter, m’obligent à me marier presque secrètement;
car s’il apprend que j’épouse Crevel, il est homme à... à me tuer!...
--Oh! quant à cette crainte!... dit Steinbock en faisant un geste de
dédain qui signifiait que ce danger-là devait être insignifiant pour
une femme aimée par un Polonais.
Remarquez qu’en fait de bravoure, il n’y a plus la moindre forfanterie
chez les Polonais, tant ils sont réellement et sérieusement braves.
--Et cet imbécile de Crevel qui veut donner une fête, et qui se livre à
ses goûts de faste économique à propos de mon mariage, me met dans un
embarras d’où je ne sais comment sortir.
Valérie pouvait-elle avouer à celui qu’elle adorait que le baron Henri
Montès avait, depuis le renvoi du baron Hulot, hérité du privilége de
venir chez elle à toute heure de nuit, et que, malgré son adresse,
elle en était encore à trouver une cause de brouille où le Brésilien
croirait avoir tous les torts? Elle connaissait trop bien le caractère
quasi-sauvage du baron, qui se rapprochait beaucoup de celui de
Lisbeth, pour ne pas trembler en pensant à ce More de Rio de Janeiro.
Au roulement de la voiture, Steinbock quitta Valérie, qu’il tenait par
la taille, et il prit un journal dans la lecture duquel on le trouva
tout absorbé. Valérie brodait, avec une attention minutieuse, des
pantoufles à son futur.
--Comme on _la_ calomnie! dit Lisbeth à l’oreille de Crevel sur le
seuil de la porte en lui montrant ce tableau... Voyez sa coiffure!
est-elle dérangée? A entendre Victorin, vous auriez pu surprendre deux
tourtereaux au nid.
--Ma chère Lisbeth, répondit Crevel en position, vois-tu, pour faire
d’une Aspasie une Lucrèce, il suffit de lui inspirer une passion!...
--Ne vous ai-je pas toujours dit, reprit Lisbeth, que les femmes aiment
les gros libertins comme vous?
--Elle serait d’ailleurs bien ingrate, reprit Crevel, car combien
d’argent ai-je mis ici? Grindot et moi seuls nous le savons!
Et il montrait l’escalier. Dans l’arrangement de cet hôtel que Crevel
regardait comme le sien, Grindot avait essayé de lutter avec Cleretti,
l’architecte à la mode, à qui le duc d’Hérouville avait confié la
maison de Josépha. Mais Crevel, incapable de comprendre les arts,
avait voulu, comme tous les bourgeois, dépenser une somme fixe, connue
à l’avance. Maintenu par un devis, il fut impossible à Grindot de
réaliser son rêve d’architecte. La différence qui distinguait l’hôtel
de Josépha de celui de la rue Barbet, était celle qui se trouve entre
la personnalité des choses et leur vulgarité. Ce qu’on admirait chez
Josépha ne se voyait nulle part; ce qui reluisait chez Crevel pouvait
s’acheter partout. Ces deux luxes sont séparés l’un de l’autre par le
fleuve du million. Un miroir unique vaut six mille francs, le miroir
inventé par un fabricant qui l’exploite coûte cinq cents francs. Un
lustre authentique de Boule monte en vente publique à trois mille
francs; le même lustre surmoulé pourra être fabriqué pour mille ou
douze cents francs; l’un est en Archéologie ce qu’un tableau de Raphaël
est en peinture, l’autre en est la copie. Qu’estimez-vous une copie de
Raphaël? L’hôtel de Crevel était donc un magnifique spécimen du luxe
des sots, comme l’hôtel de Josépha le plus beau modèle d’une habitation
d’artiste.
--Nous avons la guerre, dit Crevel en allant vers sa future.
Madame Marneffe sonna.
--Allez chercher monsieur Berthier, dit-elle au valet de chambre, et ne
revenez pas sans lui. Si tu avais réussi, dit-elle en enlaçant Crevel,
mon petit père, nous aurions retardé mon bonheur, et nous aurions
donné une fête à étourdir; mais, quand toute une famille s’oppose à un
mariage, mon ami, la décence veut qu’il se fasse sans éclat, surtout
lorsque la mariée est veuve.
--Moi, je veux au contraire afficher un luxe à la Louis XIV, dit Crevel
qui depuis quelque temps trouvait le dix-huitième siècle petit. J’ai
commandé des voitures neuves; il y a la voiture de monsieur et celle de
madame, deux jolis coupés, une calèche, une berline d’apparat avec un
siége superbe qui tressaille comme madame Hulot.
--Ah! _je veux?_... Tu ne serais donc plus mon agneau? Non, non. Ma
biche, tu feras à ma volonté. Nous allons signer notre contrat entre
nous, ce soir. Puis, mercredi, nous nous marierons officiellement,
comme on se marie réellement, _en catimini_, selon le mot de ma pauvre
mère. Nous irons à pied vêtus simplement à l’église, où nous aurons une
messe basse. Nos témoins sont Stidmann, Steinbock, Vignon et Massol,
tous gens d’esprit qui se trouveront à la mairie comme par hasard, et
qui nous feront le sacrifice d’entendre une messe. Ton collègue nous
mariera, par exception, à neuf heures du matin. La messe est à dix
heures, nous serons ici à déjeuner à onze heures et demie. J’ai promis
à nos convives que l’on ne se lèverait de table que le soir... Nous
aurons Bixiou, ton ancien camarade de Birotterie du Tillet, Lousteau,
Vernisset, Léon de Lora, Vernou, la fleur des gens d’esprit, qui ne
nous sauront pas mariés, nous les mystifierons, nous nous griserons un
petit brin, et Lisbeth en sera; je veux qu’elle apprenne le mariage,
Bixiou doit lui faire des propositions et la... la déniaiser.
Pendant deux heures, madame Marneffe débita des folies qui firent
faire à Crevel cette réflexion judicieuse:--Comment une femme si gaie
pourrait-elle être dépravée? Folichonne, oui! mais perverse... allons
donc!
--Qu’est-ce que tes enfants ont dit de moi? demanda Valérie à Crevel
dans un moment où elle le tint près d’elle sur sa causeuse, bien des
horreurs!
--Ils prétendent, répondit Crevel, que tu aimes Wenceslas d’une façon
criminelle, toi! la vertu même!
--Je crois bien que je l’aime, mon petit Wenceslas! s’écria Valérie en
appelant l’artiste, le prenant par la tête et l’embrassant au front.
Pauvre garçon sans appui, sans fortune! dédaigné par une girafe couleur
carotte! Que veux-tu, Crevel? Wenceslas, c’est mon poëte, et je l’aime
au grand jour comme si c’était mon enfant! Ces femmes vertueuses, ça
voit du mal partout et en tout. Ah! çà! elles ne pourraient donc pas
rester sans mal faire auprès d’un homme? Moi, je suis comme les enfants
gâtés à qui l’on n’a jamais rien refusé: les bonbons ne me causent plus
aucune émotion. Pauvres femmes, je les plains!... Et qu’est-ce qui me
détériorait comme cela?
--Victorin, dit Crevel.
--Eh bien! pourquoi ne lui as-tu pas fermé le bec, à ce perroquet
judiciaire, avec les deux cent mille francs de _la maman_?
--Ah! la baronne avait fui, dit Lisbeth.
--Qu’ils y prennent garde! Lisbeth, dit madame Marneffe en fronçant les
sourcils, ou ils me recevront chez eux, et très-bien, et viendront chez
leur belle-mère, tous! ou je les logerai (dis-leur de ma part) plus bas
que ne se trouve le baron... Je veux devenir méchante, à la fin! Ma
parole d’honneur, je crois que le Mal est la faux avec laquelle on met
le Bien en coupe.
A trois heures, maître Berthier, successeur de Cardot, lut le contrat
de mariage, après une courte conférence entre Crevel et lui, car
certains articles dépendaient de la résolution que prendraient monsieur
et madame Hulot jeune. Crevel reconnaissait à sa future épouse une
fortune composée: 1º de quarante mille francs de rente dont les titres
étaient désignés; 2º de l’hôtel et de tout le mobilier qu’il contenait,
et 3º de trois millions en argent. En outre, il faisait à sa future
épouse toutes les donations permises par la loi; il la dispensait de
tout inventaire; et dans le cas où, lors de leur décès, les conjoints
se trouveraient sans enfants, ils se donnaient respectivement l’un à
l’autre l’universalité de leurs biens, meubles et immeubles. Ce contrat
réduisait la fortune de Crevel à deux millions de capital. S’il avait
des enfants de sa nouvelle femme, il restreignait la part de Célestine
à cinq cent mille francs, à cause de l’usufruit de sa fortune accordé à
Valérie. C’était la neuvième partie environ de sa fortune actuelle.
Lisbeth revint dîner rue Louis-le-Grand, le désespoir peint sur la
figure. Elle expliqua, commenta le contrat de mariage, et trouva
Célestine insensible autant que Victorin à cette désastreuse nouvelle.
--Vous avez irrité votre père, mes enfants! Madame Marneffe a juré
que vous recevriez chez vous la femme de monsieur Crevel, et que vous
viendriez chez elle, dit-elle.
--Jamais! dit Hulot.
--Jamais! dit Célestine.
--Jamais! s’écria Hortense.
Lisbeth fut saisie du désir de vaincre l’attitude superbe de tous les
Hulot.
--Elle paraît avoir des armes contre vous!... répondit-elle. Je ne
sais pas encore de quoi il s’agit, mais je le saurai... Elle a parlé
vaguement d’une histoire de deux cent mille francs qui regarde Adeline.
La baronne Hulot se renversa doucement sur le divan où elle se
trouvait, et d’affreuses convulsions se déclarèrent.
--Allez-y, mes enfants!... cria la baronne. Recevez cette femme!
Monsieur Crevel est un homme infâme! il mérite le dernier supplice...
Obéissez à cette femme... Ah! c’est un monstre! _elle sait tout!_
Après ces mots mêlés à des larmes, à des sanglots, madame Hulot trouva
la force de monter chez elle, appuyée sur le bras de sa fille et sur
celui de Célestine.
--Qu’est-ce que tout ceci veut dire? s’écria Lisbeth restée seule avec
Victorin.
L’avocat, planté sur ses jambes, dans une stupéfaction très-concevable,
n’entendit pas Lisbeth.
--Qu’as-tu, mon Victorin?
--Je suis épouvanté! dit l’avocat, dont la figure devint menaçante.
Malheur à qui touche à ma mère, je n’ai plus alors de scrupules! Si je
le pouvais, j’écraserais cette femme comme on écrase une vipère... Ah!
elle attaque la vie et l’honneur de ma mère!...
--Elle a dit, ne répète pas ceci, mon cher Victorin, elle a dit qu’elle
vous logerait tous encore plus bas que votre père... Elle a reproché
vertement à Crevel de ne pas vous avoir fermé la bouche avec ce secret
qui paraît tant épouvanter Adeline.
On envoya chercher un médecin, car l’état de la baronne empirait. Le
médecin ordonna une potion pleine d’opium, et Adeline tomba, la potion
prise, dans un profond sommeil; mais toute cette famille était en proie
à la plus vive terreur. Le lendemain, l’avocat partit de bonne heure
pour le Palais, et il passa par la préfecture de police, où il supplia
Vautrin le chef de la sûreté de lui envoyer madame de Saint-Estève.
--On nous a défendu, monsieur, de nous occuper de vous, mais madame de
Saint-Estève est marchande, elle est à vos ordres, répondit le célèbre
Chef.
De retour chez lui, le pauvre avocat apprit que l’on craignait pour
la raison de sa mère. Le docteur Bianchon, le docteur Larabit, le
professeur Angard, réunis en consultation, venaient de décider l’emploi
des moyens héroïques pour détourner le sang qui se portait à la tête.
Au moment où Victorin écoutait le docteur Bianchon, qui lui détaillait
les raisons qu’il avait d’espérer l’apaisement de cette crise, quoique
ses confrères en désespérassent, le valet de chambre vint annoncer à
l’avocat sa cliente, madame de Saint-Estève. Victorin laissa Bianchon
au milieu d’une période et descendit l’escalier avec une rapidité de
fou.
--Y aurait-il dans la maison un principe de folie contagieux? dit
Bianchon en se retournant vers Larabit.
Les médecins s’en allèrent en laissant un interne chargé par eux de
veiller madame Hulot.
--Toute une vie de vertu!... était la seule phrase que la malade
prononçât depuis la catastrophe. Lisbeth ne quittait pas le chevet
d’Adeline, elle l’avait veillée; elle était admirée par les deux jeunes
femmes.
--Eh bien! ma chère madame Saint-Estève! dit l’avocat en introduisant
l’horrible vieille dans son cabinet et en fermant soigneusement les
portes, où en sommes-nous?
--Eh bien! mon cher ami, dit-elle en regardant Victorin d’un œil
froidement ironique, vous avez fait vos petites réflexions?...
--Avez-vous agi?...
--Donnez-vous cinquante mille francs?...
--Oui, répondit Hulot fils, car il faut marcher. Savez-vous que, par
une seule phrase, cette femme a mis la vie et la raison de ma mère en
danger? Ainsi, marchez!
--On a marché! répliqua la vieille.
--Eh bien?... dit Victorin convulsivement.
--Eh bien! vous n’arrêtez pas les frais?
--Au contraire.
--C’est qu’il y a déjà vingt-trois mille francs de frais.
Hulot fils regarda la Saint-Estève d’un air imbécile.
--Ah! çà, seriez-vous un jobard, vous l’une des lumières du Palais?
dit la vieille. Nous avons pour cette somme une conscience de femme de
chambre et un tableau de Raphaël, ce n’est pas cher...
Hulot restait stupide, il ouvrait de grands yeux.
--Eh bien! reprit la Saint-Estève, nous avons acheté mademoiselle Reine
Tousard, celle pour qui madame Marneffe n’a pas de secrets...
--Je comprends...
--Mais si vous lésinez, dites-le?...
--Je payerai de confiance, répondit-il, allez. Ma mère m’a dit que ces
gens-là méritaient les plus grands supplices...
--On ne roue plus, dit la vieille.
--Vous me répondez du succès?
--Laissez-moi faire, répondit la Saint-Estève. Votre vengeance mijote.
Elle regarda la pendule, la pendule marquait six heures.
--Votre vengeance s’habille, les fourneaux du Rocher-de-Cancale sont
allumés, les chevaux des voitures piaffent, mes fers chauffent. Ah!
je sais votre madame Marneffe par cœur. Tout est paré, quoi! Il y
a des boulettes dans la ratière, je vous dirai demain si la souris
s’empoisonnera. Je le crois! Adieu, mon fils.
--Adieu, madame.
--Savez-vous l’anglais?
--Oui.
--Avez-vous vu jouer _Macbeth_, en anglais?
--Oui.
--Eh bien! mon fils, tu seras roi! c’est-à-dire tu hériteras! dit
cette affreuse sorcière devinée par Shakspeare et qui paraissait
connaître Shakspeare. Elle laissa Hulot hébété sur le seuil de son
cabinet.--N’oubliez pas que le référé est pour demain! dit-elle
gracieusement en plaideuse consommée. Elle voyait venir deux personnes,
et voulait passer à leurs yeux pour une comtesse Pimbèche.
--Quel aplomb! se dit Hulot en saluant sa prétendue cliente.
Le baron Montès de Montéjanos était un lion, mais un lion inexpliqué.
Le Paris de la fashion, celui du turf et des lorettes admiraient les
gilets ineffables de ce seigneur étranger, ses bottes d’un vernis
irréprochable, ses sticks incomparables, ses chevaux enviés, sa voiture
menée par des nègres parfaitement esclaves et très-bien battus. Sa
fortune était connue, il avait un crédit de sept cent mille francs
chez le célèbre banquier du Tillet; mais on le voyait toujours seul.
S’il allait aux premières représentations, il était dans une stalle
d’orchestre. Il ne hantait aucun salon. Il n’avait jamais donné le bras
à une lorette! On ne pouvait unir son nom à celui d’aucune jolie femme
du monde. Pour passe-temps, il jouait au whist au Jockey-Club. On en
était réduit à calomnier ses mœurs, ou, ce qui paraissait infiniment
plus drôle, sa personne: on l’appelait Combabus! Bixiou, Léon de Lora,
Lousteau, Florine, mademoiselle Héloïse Brisetout et Nathan, soupant
un soir chez l’illustre Carabine avec beaucoup de lions et de lionnes,
avaient inventé cette explication, excessivement burlesque. Massol, en
sa qualité de Conseiller-d’État, Claude Vignon, en sa qualité d’ancien
professeur de grec, avaient raconté aux ignorantes lorettes la fameuse
anecdote, rapportée dans l’Histoire ancienne de Rollin, concernant
Combabus, cet Abélard volontaire chargé de garder la femme d’un roi
d’Assyrie, de Perse, Bactriane, Mésopotamie et autres départements de
la géographie particulière au vieux professeur du Bocage qui continua
d’Anville, le créateur de l’ancien Orient. Ce surnom, qui fit rire
pendant un quart d’heure les convives de Carabine, fut le sujet d’une
foule de plaisanteries trop lestes dans un ouvrage auquel l’Académie
pourrait ne pas donner le prix Montyon, mais parmi lesquelles on
remarqua le nom qui resta sur la crinière touffue du beau baron, que
Josépha nommait un _magnifique Brésilien_, comme on dit un magnifique
_Catoxantha_! Carabine, la plus illustre des lorettes, celle dont la
beauté fine et les saillies avaient arraché le sceptre du Treizième
arrondissement aux mains de mademoiselle Turquet, plus connue sous
le nom de _Malaga_, mademoiselle Séraphine Sinet (tel était son vrai
nom) était au banquier du Tillet ce que Josépha Mirah était au duc
d’Hérouville.
Or, le matin même du jour où la Saint-Estève prophétisait le succès
à Victorin, Carabine avait dit à du Tillet, sur les sept heures du
matin:--Si tu étais gentil, tu me donnerais à dîner au _Rocher de
Cancale_, et tu m’amènerais Combabus; nous voulons savoir enfin s’il a
une maîtresse... j’ai parié pour... je veux gagner...--Il est toujours
à l’hôtel des Princes, j’y passerai, répondit du Tillet; nous nous
amuserons. Aie tous nos _gars_: le _gars_ Bixiou, le _gars_ Lora! Enfin
toute notre séquelle!
A sept heures et demie, dans le plus beau salon de l’établissement
où l’Europe entière a dîné, brillait sur la table un magnifique
service d’argenterie fait exprès pour les dîners où la Vanité soldait
l’addition en billets de banque. Des torrents de lumière produisaient
des cascades au bord des ciselures. Des garçons, qu’un provincial
aurait pris pour des diplomates, n’était l’âge, se tenaient sérieux
comme des gens qui se savent ultra-payés.
Cinq personnes arrivées en attendaient neuf autres. C’était d’abord
Bixiou, le sel de toute cuisine intellectuelle, encore debout en 1843,
avec une armure de plaisanteries toujours neuves, phénomène aussi
rare à Paris que la vertu. Puis, Léon de Lora, le plus grand peintre
de paysage et de marine existant, qui gardait sur tous ses rivaux
l’avantage de ne jamais se trouver au-dessous de ses débuts. Les
Lorettes ne pouvaient pas se passer de ces deux rois du bon mot. Pas
de souper, pas de dîner, pas de partie sans eux. Séraphine Sinet, dite
Carabine, en sa qualité de maîtresse en titre de l’amphitryon, était
venue l’une des premières, et faisait resplendir sous les nappes de
lumière ses épaules sans rivales à Paris, un cou tourné comme par un
tourneur, sans un pli! son visage mutin et sa robe de satin broché,
bleu sur bleu, ornée de dentelles d’Angleterre en quantité suffisante
à nourrir un village pendant un mois. La jolie Jenny Cadine, qui ne
jouait pas à son théâtre, et dont le portrait est trop connu pour
en dire quoi que ce soit, arriva dans une toilette d’une richesse
fabuleuse. Une partie est toujours pour ces dames un Longchamps
de toilettes, où chacune d’elles veut faire obtenir le prix à son
millionnaire, en disant ainsi à ses rivales:--Voilà le prix que je vaux!
Une troisième femme, sans doute au début de la carrière, regardait,
presque honteuse, le luxe des deux commères posées et riches.
Simplement habillée en cachemire blanc orné de passementeries bleues,
elle avait été coiffée en fleurs, par un coiffeur du Genre _Merlan_
dont la main malhabile avait donné, sans le savoir, les grâces de la
niaiserie à des cheveux blonds adorables. Encore gênée dans sa robe,
_elle avait la timidité_, selon la phrase consacrée, _inséparable d’un
premier début_. Elle arrivait de Valognes pour placer à Paris une
fraîcheur désespérante, une candeur à irriter le désir chez un mourant,
et une beauté digne de toutes celles que la Normandie a déjà fournies
aux différents théâtres de la capitale. Les lignes de cette figure
intacte offraient l’idéal de la pureté des anges. Sa blancheur lactée
renvoyait si bien la lumière, que vous eussiez dit d’un miroir. Ses
couleurs fines avaient été mises sur les joues comme avec un pinceau.
Elle se nommait Cydalise. C’était, comme on va le voir, un pion
nécessaire dans la partie que jouait _mame_ Nourrisson contre madame
Marneffe.
--Tu n’as pas le bras de ton nom, ma petite, avait dit Jenny Cadine à
qui Carabine avait présenté ce chef-d’œuvre âgé de seize ans et amené
par elle.
Cydalise, en effet, offrait à l’admiration publique de beaux bras d’un
tissu serré, grenu, mais rougi par un sang magnifique.
--Combien vaut-elle? demanda Jenny Cadine tout bas à Carabine.
--Un héritage.
--Qu’en veux-tu faire?
--Tiens, madame Combabus!...
--Et l’on te donne, pour faire ce métier-là?...
--Devine!
--Une belle argenterie?
--J’en ai trois!
--Des diamants?
--J’en vends...
--Un singe vert!
--Non, un tableau de Raphaël!
--Quel rat te passe dans la cervelle?
--Josépha me scie l’omoplate avec ses tableaux, répondit Carabine, et
j’en veux avoir de plus beaux que les siens...
Du Tillet amena le héros du dîner, le Brésilien; le duc d’Hérouville
les suivait avec Josépha. La cantatrice avait mis une simple robe de
velours. Mais autour de son cou brillait un collier de cent vingt mille
francs, des perles à peine distinctibles sur sa peau de camélia blanc.
Elle s’était fourré dans ses nattes noires un seul camélia rouge (une
mouche!) d’un effet étourdissant et elle s’était amusée à étager onze
bracelets de perles sur chacun de ses bras. Elle vint serrer la main
à Jenny Cadine, qui lui dit:--Prête-moi donc tes mitaines?... Josépha
détacha ses bracelets et les offrit, sur une assiette, à son amie.
--Quel genre! dit Carabine, faut être duchesse! Plus que cela de
perles! Vous avez dévalisé la mer pour orner la fille, monsieur le duc?
ajouta-t-elle en se tournant vers le petit duc d’Hérouville.
L’actrice prit un seul bracelet, rattacha les vingt autres aux beaux
bras de la cantatrice et y mit un baiser.
Lousteau, le pique-assiette littéraire, La Palférine et Malaga, Massol
et Vauvinet, Théodore Gaillard, l’un des propriétaires d’un des plus
importants journaux politiques, complétaient les invités. Le duc
d’Hérouville, poli comme un grand seigneur avec tout le monde, eut
pour le comte de La Palférine ce salut particulier qui, sans accuser
l’estime ou l’intimité, dit à tout le monde:--«Nous sommes de la même
famille, de la même race, nous nous valons!» Ce salut, le _shiboleth_
de l’aristocratie, a été créé pour le désespoir des gens d’esprit de la
haute bourgeoisie.
Carabine prit Combabus à sa gauche et le duc d’Hérouville à sa droite.
Cydalise flanqua le Brésilien, et Bixiou fut mis à côté de la Normande.
Malaga prit place à côté du duc.
A sept heures, on attaqua les huîtres. A huit heures, entre les deux
services, on dégusta le punch glacé. Tout le monde connaît le menu
de ces festins. A neuf heures, on babillait comme on babille après
quarante-deux bouteilles de différents vins, bues entre quatorze
personnes. Le dessert, cet affreux dessert du mois d’avril, était
servi. Cette atmosphère capiteuse n’avait grisé que la Normande, qui
chantonnait un Noël. Cette pauvre fille exceptée, personne n’avait
perdu la raison, les buveurs, les femmes étaient l’élite de Paris
soupant. Les esprits riaient, les yeux, quoique brillantés, restaient
pleins d’intelligence, mais les lèvres tournaient à la satire, à
l’anecdote, à l’indiscrétion. La conversation, qui jusqu’alors avait
roulé dans le cercle vicieux des courses et des chevaux, des exécutions
à la Bourse, des différents mérites des lions comparés les uns aux
autres, et des histoires scandaleuses connues, menaçait de devenir
intime, de se fractionner par groupes de deux cœurs.
Ce fut en ce moment que, sur des œillades distribuées par Carabine à
Léon de Lora, Bixiou, La Palférine et du Tillet, on parla d’amour.
--Les médecins comme il faut ne parlent jamais médecine, les vrais
nobles ne parlent jamais ancêtres, les gens de talent ne parlent pas
de leurs œuvres, dit Josépha, pourquoi parler de notre état... J’ai
fait faire relâche à l’Opéra pour venir, ce n’est pas certes pour
_travailler_ ici. Ainsi ne _posons_ point, mes chères.
--On te parle du véritable amour, ma petite! dit Malaga, de cet amour
qui fait qu’on s’enfonce! qu’on enfonce père et mère, qu’on vend femmes
et enfants, et qu’on va _dà_ Clichy...
--Causez, alors! reprit la cantatrice. Connais pas!
_Connais pas!_... Ce mot, passé de l’argot des gamins de Paris dans le
vocabulaire de la lorette, est, à l’aide des yeux et de la physionomie
de ces femmes, tout un poëme sur leurs lèvres.
--Je ne vous aime donc point, Josépha? dit tout bas le duc.
--Vous pouvez m’aimer véritablement, dit à l’oreille du duc la
cantatrice en souriant; mais moi je ne vous aime pas de l’amour dont
on parle, de cet amour qui fait que l’univers est tout noir sans
l’homme aimé. Vous m’êtes agréable, utile, mais vous ne m’êtes pas
indispensable; et, si demain vous m’abandonniez, j’aurais trois ducs
pour un...
--Est-ce que l’amour existe à Paris? dit Léon de Lora. Personne n’y a
le temps de faire sa fortune, comment se livrerait-on à l’amour vrai
qui s’empare d’un homme comme l’eau s’empare du sucre? Il faut être
excessivement riche pour aimer, car l’amour annule un homme, à peu
près comme notre cher baron brésilien que voilà. Il y a long-temps que
je l’ai déjà dit, _les extrêmes se touchent!_ Un véritable amoureux
ressemble à un eunuque, car il n’y a plus de femmes pour lui sur la
terre! Il est mystérieux, il est comme le vrai chrétien, solitaire dans
sa thébaïde! Voyez-moi ce brave Brésilien!... Toute la table examina
Henri Montès de Montéjanos qui fut honteux de se trouver le centre de
tous les regards.--Il pâture là depuis une heure, sans plus savoir que
ne le saurait un bœuf, qu’il a pour voisine la femme la plus... je ne
dirai pas ici la plus belle, mais la plus fraîche de Paris.
--Tout est frais ici, même le poisson, c’est la renommée de la maison,
dit Carabine.
Le baron Montès de Montéjanos regarda le paysagiste d’un air aimable et
dit:--Très-bien! je bois à vous! Et il salua Léon de Lora d’un signe de
tête, inclina son verre plein de vin de Porto, et but magistralement.
--Vous aimez donc? dit Carabine à son voisin en interprétant ainsi le
toast.
Le baron brésilien fit encore remplir son verre, salua Carabine, et
répéta le toast.
--A la santé de madame, dit alors la lorette d’un ton si plaisant que
le paysagiste, du Tillet et Bixiou partirent d’un éclat de rire.
Le Brésilien resta grave comme un homme de bronze. Ce sang-froid
irrita Carabine. Elle savait parfaitement que Montès aimait madame
Marneffe; mais elle ne s’attendait pas à cette foi brutale, à ce
silence obstiné de l’homme convaincu. On juge aussi souvent une femme
d’après l’attitude de son amant, qu’on juge un amant sur le maintien de
sa maîtresse. Fier d’aimer Valérie et d’être aimé d’elle, le sourire
du baron offrait à ces connaisseurs émérites une teinte d’ironie, et
il était d’ailleurs superbe à voir: les vins n’avaient pas altéré
sa coloration, et ses yeux brillant de l’éclat particulier à l’or
bruni, gardaient les secrets de l’âme. Aussi Carabine se dit-elle en
elle-même:--Quelle femme! comme elle vous a cacheté ce cœur-là!
--C’est un roc! dit à demi-voix Bixiou, qui ne voyait là qu’une charge
et qui ne soupçonnait pas l’importance attachée par Carabine à la
démolition de cette forteresse.
Pendant que ces discours, en apparence si frivoles, se disaient à la
droite de Carabine, la discussion sur l’amour continuait à sa gauche
entre le duc d’Hérouville, Lousteau, Josépha, Jenny Cadine et Massol.
On en était à chercher si ces rares phénomènes étaient produits par la
passion, par l’entêtement ou par l’amour. Josépha, très-ennuyée de ces
théories, voulut changer de conversation.
--Vous parlez de ce que vous ignorez complétement! Y a-t-il un de
vous qui ait assez aimé une femme, et une femme indigne de lui, pour
manger sa fortune, celle de ses enfants, pour vendre son avenir, pour
ternir son passé, pour encourir les galères en volant l’État, pour
tuer un oncle et un frère, pour se laisser si bien bander les yeux
qu’il n’ait pas pensé qu’on les lui bouchait afin de l’empêcher de voir
le gouffre où, pour dernière plaisanterie, on l’a lancé! Du Tillet a
sous la mamelle gauche une caisse, Léon de Lora y a son esprit, Bixiou
rirait de lui-même s’il aimait une autre personne que lui, Massol a un
portefeuille ministériel à la place d’un cœur, Lousteau n’a là qu’un
viscère, lui qui a pu se laisser quitter par madame de La Baudraye,
monsieur le duc est trop riche pour pouvoir prouver son amour par sa
ruine, Vauvinet ne compte pas, je retranche l’escompteur du genre
humain. Ainsi, vous n’avez jamais aimé, ni moi non plus, ni Jenny, ni
Carabine... Quant à moi, je n’ai vu qu’une seule fois le phénomène que
je viens de décrire. C’est, dit-elle à Jenny Cadine, notre pauvre baron
Hulot, que je vais faire afficher comme un chien perdu, car je veux le
retrouver.
--Ah çà! se dit en elle-même Carabine en regardant Josépha d’une
certaine manière, madame Nourrisson a donc deux tableaux de Raphaël,
que Josépha joue mon jeu?
--Pauvre homme! dit Vauvinet, il était bien grand, bien magnifique.
Quel style! quelle tournure! Il avait l’air de François Ier. Quel
volcan! et quelle habileté, quel génie il déployait pour trouver de
l’argent! Là où il est, il en cherche, et il doit en extraire de ces
murs faits avec des os qu’on voit dans les faubourgs de Paris, près des
barrières, où sans doute il s’est caché...
--Et cela, dit Bixiou, pour cette petite madame Marneffe! En voilà-t-il
une rouée!
--Elle épouse mon ami Crevel! ajouta du Tillet.
--Et elle est folle de mon ami Steinbock! dit Léon de Lora.
Ces trois phrases furent trois coups de pistolet que Montès reçut
en pleine poitrine. Il devint blême et souffrit tant qu’il se leva
péniblement.
--Vous êtes des canailles! dit-il. Vous ne devriez pas mêler le nom
d’une honnête femme aux noms de toutes vos femmes perdues! ni surtout
en faire une cible pour vos lazzis.
Montès fut interrompu par des bravos et des applaudissements unanimes.
Bixiou, Léon de Lora, Vauvinet, du Tillet, Massol donnèrent le signal.
Ce fut un chœur.
--Vive l’empereur! dit Bixiou.
--Qu’on le couronne! s’écria Vauvinet.
--_Un grognement_ pour Médor, _hurrah_ pour le Brésil! cria Lousteau.
--Ah! baron cuivré, tu aimes notre Valérie? dit Léon de Lora, tu n’es
pas dégoûté!
--Ce n’est pas parlementaire, ce qu’il a dit; mais c’est magnifique!...
fit observer Massol.
--Mais, mon amour de client, tu m’es recommandé, je suis ton banquier,
ton innocence va me faire du tort.
--Ah! dites-moi, vous qui êtes un homme sérieux, demanda le Brésilien à
du Tillet.
--Merci, pour nous tous, fit Bixiou qui salua.
--Dites-moi quelque chose de positif!... ajouta Montès sans prendre
garde au mot de Bixiou.
--Ah çà! reprit du Tillet, j’ai l’honneur de te dire que je suis invité
à la noce de Crevel.
--Ah! Combabus prend la défense de madame Marneffe! dit Josépha qui se
leva solennellement. Elle alla d’un air tragique jusqu’à Montès, elle
lui donna sur la tête une petite tape amicale, elle le regarda pendant
un instant en laissant voir sur sa figure une admiration comique, et
hocha la tête.--Hulot est le premier exemple de l’amour _quand même_,
voilà le second, dit-elle; mais il ne devrait pas compter, car il vient
des Tropiques!
Au moment où Josépha frappa doucement le front du Brésilien, Montès
retomba sur sa chaise, et s’adressa, par un regard, à du Tillet:--Si
je suis le jouet d’une de vos plaisanteries parisiennes, lui dit-il,
si vous avez voulu m’arracher mon secret... Et il enveloppa la table
entière d’une ceinture de feu embrassant tous les convives d’un coup
d’œil où flamba le soleil du Brésil.--Par grâce, avouez-le-moi,
reprit-il d’un air suppliant et presque enfantin; mais ne calomniez pas
une femme que j’aime...
--Ah çà! lui répondit Carabine à l’oreille, mais si vous étiez
indignement trahi, trompé, joué par Valérie, et que je vous en donnasse
les preuves, dans une heure, chez moi, que feriez-vous?
--Je ne puis pas vous le dire ici, devant tous ces Iagos... dit le
baron brésilien.
Carabine entendit _magots_!
--Eh bien! taisez-vous! lui répondit-elle en souriant, ne prêtez pas à
rire aux hommes les plus spirituels de Paris, et venez chez moi, nous
causerons...
Montès était anéanti...
--Des preuves!... dit-il en balbutiant, songez!...
--Tu en auras trop, répondit Carabine, et puisque le soupçon te porte
autant à la tête, j’ai peur pour ta raison...
--Est-il entêté cet être-là, c’est pis que feu le roi de Hollande.
Voyons? Lousteau, Bixiou, Massol, ohé! les autres? n’êtes-vous pas
invités tous à déjeuner par madame Marneffe, après-demain? demanda Léon
de Lora.
--_Ya_, répondit du Tillet. J’ai l’honneur de vous répéter, baron, que
si vous aviez, par hasard, l’intention d’épouser madame Marneffe, vous
êtes rejeté comme un projet de loi par une boule du nom de Crevel. Mon
ami, mon ancien camarade Crevel a quatre-vingt mille livres de rente,
et vous n’en avez pas probablement fait voir autant, car alors vous
eussiez été, je le crois, préféré...
Montès écouta d’un air à demi rêveur, à demi souriant, qui parut
terrible à tout ce monde. Le premier garçon vint dire en ce moment
à l’oreille de Carabine qu’une de ses parentes était dans le salon
et désirait lui parler. La lorette se leva, sortit, et trouva madame
Nourrisson sous voiles de dentelle noire.
--Eh bien! dois-je aller chez toi, ma fille? A-t-il mordu?
--Oui, ma petite mère, le pistolet est si bien chargé que j’ai peur
qu’il n’éclate, répondit Carabine.
Une heure après, Montès, Cydalise et Carabine, revenus du _Rocher de
Cancale_, entraient rue Saint-Georges, dans le petit salon de Carabine.
La lorette vit madame Nourrisson assise dans une bergère, au coin du
feu.
--Tiens! voilà ma respectable tante! dit-elle.
--Oui, ma fille, c’est moi qui viens chercher moi-même ma petite rente.
Tu m’oublierais, quoique tu aies bon cœur, et j’ai demain des billets
à payer. Une marchande à la toilette, c’est toujours gêné. Qu’est-ce
que tu traînes donc après toi?... Ce monsieur a l’air d’avoir bien du
désagrément...
L’affreuse madame Nourrisson, dont en ce moment la métamorphose était
complète, et qui semblait être une bonne vieille femme, se leva pour
embrasser Carabine, une des cent et quelques lorettes qu’elle avait
lancées dans l’horrible carrière du vice.
--C’est un Othello qui ne se trompe pas, et que j’ai l’honneur de te
présenter: monsieur le baron Montès de Montéjanos...
--Oh! je connais monsieur pour en avoir beaucoup entendu parler; on
vous appelle Combabus parce que vous n’aimez qu’une femme; c’est, à
Paris, comme si l’on n’en avait pas du tout. Eh bien! s’agirait-il par
hasard de votre objet? de madame Marneffe, la femme à Crevel... Tenez,
mon cher monsieur, bénissez votre sort au _lieur_ de l’accuser... C’est
une rien du tout, cette petite femme-là. Je connais ses allures!...
--Ah bah! dit Carabine à qui madame Nourrisson avait glissé dans la
main une lettre en l’embrassant, tu ne connais pas les Brésiliens.
C’est des crânes qui tiennent à s’empaler par le cœur!... Tant plus
ils sont jaloux, tant plus ils veulent l’être. Môsieur parle de tout
massacrer, et il ne massacrera rien, parce qu’il aime. Enfin, je ramène
ici monsieur le baron pour lui donner les preuves de son malheur que
j’ai obtenues de ce petit Steinbock.
Montès était ivre, il écoutait comme s’il ne s’agissait pas de
lui-même. Carabine alla se débarrasser de son crispin en velours, et
lut le _fac-simile_ du billet suivant:
«Mon chat, _il_ va ce soir dîner chez Popinot, et viendra me chercher
à l’Opéra sur les onze heures. Je partirai sur les cinq heures et
demie, et compte te trouver à notre paradis, où tu feras venir à
dîner de la Maison d’Or. Habille-toi de manière à pouvoir me ramener
à l’Opéra. Nous aurons quatre heures à nous. Tu me rendras ce petit
mot, non pas que ta Valérie se défie de toi, je te donnerais ma vie,
ma fortune et mon honneur; mais je crains les farces du hasard.»
--Tiens, baron, voilà le poulet envoyé ce matin au comte de Steinbock,
lis l’adresse! L’original vient d’être brûlé.
Montès tourna, retourna le papier, reconnut l’écriture, et fut frappé
d’une idée juste, ce qui prouve combien sa tête était dérangée.
--Ah çà! dans quel intérêt me déchirez-vous le cœur, car vous avez
acheté bien cher le droit d’avoir ce billet pendant quelque temps entre
les mains pour le faire lithographier? dit-il en regardant Carabine.
--Grand imbécile! dit Carabine à un signe de madame Nourrisson, ne
vois-tu pas cette pauvre Cydalise... un enfant de seize ans qui t’aime
depuis trois mois à en perdre le boire et le manger, et qui se désole
de n’avoir pas encore obtenu le plus distrait de tes regards? (Cydalise
se mit un mouchoir sur les yeux, et eut l’air de pleurer.)--Elle est
furieuse, malgré son air de sainte-nitouche, de voir que l’homme
dont elle est folle est la dupe d’une scélérate, dit Carabine en
poursuivant, et elle tuerait Valérie...
--Oh! ça, dit le Brésilien, ça me regarde!
--Tuer?... toi! mon petit, dit la Nourrisson, ça ne se fait plus ici.
--Oh! reprit Montès, je ne suis pas de ce pays-ci, moi! Je vis dans
une capitainerie où je me moque de vos lois, et si vous me donnez des
preuves...
--Ah çà! ce billet, ce n’est donc rien?...
--Non, dit le Brésilien. Je ne crois pas à l’écriture, je veux voir...
--Oh! voir! dit Carabine qui comprit à merveille un nouveau geste de
sa fausse tante; mais on te fera tout voir, mon cher tigre, à une
condition...
--Laquelle?
--Regardez Cydalise.
Sur un signe de madame Nourrisson, Cydalise regarda tendrement le
Brésilien.
--L’aimeras-tu? lui feras-tu son sort?... demanda Carabine. Une femme
de cette beauté-là, ça vaut un hôtel et un équipage! Ce serait une
monstruosité que de la laisser à pied. Et elle a... des dettes. Que
dois-tu? fit Carabine en pinçant le bras de Cydalise.
--Elle vaut ce qu’elle vaut, dit la Nourrisson. Suffit qu’il y a
marchand!
--Écoutez! s’écria Montès en apercevant enfin cet admirable
chef-d’œuvre féminin, vous me ferez voir Valérie?...
--Et le comte de Steinbock, parbleu! dit madame Nourrisson.
Depuis dix minutes, la vieille observait le Brésilien, elle vit en lui
l’instrument monté au diapason du meurtre dont elle avait besoin, elle
le vit surtout assez aveuglé pour ne plus prendre garde à ceux qui le
menaient, et elle intervint.
--Cydalise, mon chéri du Brésil, est ma nièce, et l’affaire me regarde
un peu. Toute cette débâcle, c’est l’affaire de dix minutes; car c’est
une de mes amies qui loue au comte de Steinbock la chambre garnie où
ta Valérie prend en ce moment son café, un drôle de café, mais elle
appelle cela son café. Donc, entendons-nous, Brésil! J’aime le Brésil,
c’est un pays chaud. Quel sera le sort de ma nièce?
--Vieille autruche! dit Montès frappé des plumes que la Nourrisson
avait sur son chapeau, tu m’as interrompu. Si tu me fais voir... voir
Valérie et cet artiste ensemble...
--Comme tu voudrais être avec elle, dit Carabine, c’est entendu.
--Et bien! je prends cette Normande, et l’emmène...
--Où?... demanda Carabine.
--Au Brésil! répondit le baron, j’en ferai ma femme. Mon oncle m’a
laissé dix lieues carrées de pays invendables, voilà pourquoi je
possède encore cette habitation; j’y ai cent nègres, rien que des
nègres, des négresses et des négrillons achetés par mon oncle...
--Le neveu d’un négrier!... dit Carabine en faisant la moue, c’est à
considérer. Cydalise, mon enfant, es-tu négrophile?
--Ah çà! _ne blaguons_ plus, Carabine, dit la Nourrisson. Que diable!
nous sommes en affaires, monsieur et moi.
--Si je me redonne une Française, je la veux toute à moi, reprit le
Brésilien. Je vous en préviens, mademoiselle, je suis un roi, mais pas
un roi constitutionnel, je suis un czar, j’ai acheté tous mes sujets,
et personne ne sort de mon royaume, qui se trouve à cent lieues de
toute habitation, il est bordé de Sauvages du côté de l’intérieur, et
séparé de la côte par un désert grand comme votre France...
--J’aime mieux une mansarde ici! dit Carabine...
--C’est ce que je pensais, répliqua le Brésilien, puisque j’ai vendu
toutes mes terres, et tout ce que je possédais à Rio de Janeiro pour
venir retrouver madame Marneffe.
--On ne fait pas ces voyages-là pour rien, dit madame Nourrisson. Vous
avez le droit d’être aimé pour vous-même, étant surtout très-beau...
Oh! il est beau, dit-elle à Carabine.
--Très-beau! plus beau que le postillon de Longjumeau, répondit la
lorette.
Cydalise prit la main du Brésilien, qui se débarrassa d’elle le plus
honnêtement possible.
--J’étais revenu pour enlever madame Marneffe! reprit le Brésilien en
reprenant son argumentation, et vous ne savez pas pourquoi j’ai mis
trois ans à revenir?
--Non, Sauvage, dit Carabine.
--Eh bien! elle m’avait tant dit qu’elle voulait vivre avec moi, seule,
dans un désert!...
--Ce n’est plus un Sauvage, dit Carabine en partant d’un éclat de rire,
il est de la tribu des Jobards civilisés.
--Elle me l’avait tant dit, reprit le baron insensible aux railleries
de la lorette, que j’ai fait arranger une habitation délicieuse au
centre de cette immense propriété. Je reviens en France chercher
Valérie, et la nuit où je l’ai revue...
--Revue est décent, dit Carabine, je retiens le mot!
--Elle m’a dit d’attendre la mort de ce misérable Marneffe, et j’ai
consenti, tout en lui pardonnant d’avoir accepté les hommages de Hulot.
Je ne sais pas si le diable a pris des jupes, mais cette femme, depuis
ce moment, a satisfait à tous mes caprices, à toutes mes exigences;
enfin, elle ne m’a pas donné lieu de la suspecter pendant une
minute!...
--Ça! c’est très-fort! dit Carabine à madame Nourrisson.
Madame Nourrisson hocha la tête en signe d’assentiment.
--Ma foi en cette femme, dit Montès en laissant couler ses larmes,
égale mon amour. J’ai failli souffleter tout ce monde à table, tout à
l’heure...
--Je l’ai bien vu! dit Carabine.
--Si je suis trompé, si elle se marie, et si elle est en ce moment
dans les bras de Steinbock, cette femme a mérité mille morts, et je la
tuerai comme on écrase une mouche...
--Et les gendarmes, mon petit... dit madame Nourrisson avec un sourire
de vieille qui donnait chair de poule.
--Et le commissaire de police et les juges, et la cour d’assises et
tout le tremblement!... dit Carabine.
--Vous êtes un fat! mon cher, reprit madame Nourrisson qui voulait
connaître les projets de vengeance du Brésilien.
--Je la tuerai! répéta froidement le Brésilien. Ah çà! vous m’avez
appelé Sauvage!... Est-ce que vous croyez que je vais imiter la sottise
de vos compatriotes qui vont acheter du poison chez les pharmaciens?...
J’ai pensé, pendant le temps que vous avez mis à venir chez vous, à ma
vengeance, dans le cas où vous auriez raison contre Valérie. L’un de
mes nègres porte avec lui le plus sûr des poisons animaux, une terrible
maladie qui vaut mieux qu’un poison végétal et qui ne se guérit qu’au
Brésil, je la fais prendre à Cydalise, qui me la donnera; puis, quand
la mort sera dans les veines de Crevel et de sa femme, je serai par
delà les Açores avec votre cousine que je ferai guérir et que je
prendrai pour femme. Nous autres Sauvages, nous avons nos procédés!...
Cydalise, dit-il en regardant la Normande, est la bête qu’il me faut.
Que doit-elle?...
--Cent mille francs! dit Cydalise.
--Elle parle peu, mais bien, dit à voix basse Carabine à madame
Nourrisson.
--Je deviens fou! s’écria d’une voix creuse le Brésilien en retombant
sur une causeuse. J’en mourrai! Mais je veux voir, car c’est
impossible! Un billet lithographié!... qui me dit que ce n’est pas
l’œuvre d’un faussaire?... Le baron Hulot aimer Valérie!... dit-il en
se rappelant le discours de Josépha; mais la preuve qu’il ne l’aimait
pas, c’est qu’elle existe!... Moi je ne la laisserai vivante à
personne, si elle n’est pas toute à moi!...
Montès était effrayant à voir, et plus effrayant à entendre! Il
rugissait, il se tordait, tout ce qu’il touchait était brisé, le bois
de palissandre semblait être du verre.
--Comme il casse! dit Carabine en regardant Nourrisson.--Mon petit,
reprit-elle en donnant une tape au Brésilien, Roland furieux fait
très-bien dans un poëme; mais, dans un appartement, c’est prosaïque et
cher.
--Mon fils! dit la Nourrisson en se levant et allant se poser en face
du Brésilien abattu, je suis de ta religion. Quand on aime d’une
certaine façon, qu’on s’est _agrafé à mort_, la vie répond de l’amour.
Celui qui s’en va arrache tout, quoi! c’est une démolition générale.
Tu as mon estime, mon admiration, mon consentement, surtout pour ton
procédé qui va me rendre négrophile. Mais tu aimes! tu reculeras!...
--Moi!... si c’est une infâme, je...
--Voyons, tu causes trop à la fin des fins! reprit la Nourrisson
redevenant elle-même. Un homme qui veut se venger et qui se dit Sauvage
à procédés se conduit autrement. Pour qu’on te fasse voir ton objet
dans son paradis, il faut prendre Cydalise et avoir l’air d’entrer
là, par suite d’une erreur de bonne, avec ta particulière, mais pas
d’esclandre! Si tu veux te venger, il faut caponer, avoir l’air d’être
au désespoir et te faire rouler par ta maîtresse! Ça y est-il? dit
madame Nourrisson en voyant le Brésilien surpris d’une machination si
subtile.
--Allons! l’Autruche, répondit-il, allons... je comprends.
--Adieu, mon bichon, dit madame Nourrisson à Carabine.
Elle fit signe à Cydalise de descendre avec Montès, et resta seule avec
Carabine.
--Maintenant, ma mignonne, je n’ai peur que d’une chose, c’est qu’il
l’étrangle! Je serais dans de mauvais draps, il ne nous faut que des
affaires _en douceur_. Oh! je crois que tu as gagné ton tableau de
Raphaël, mais on dit que c’est un Mignard. Sois tranquille. C’est
beaucoup plus beau; l’on m’a dit que les Raphaël étaient tout noirs,
tandis que celui-là, c’est gentil comme un Girodet.
--Je ne tiens qu’à l’emporter sur Josépha! s’écria Carabine, et ça
m’est égal que ça soit avec un Mignard ou avec un Raphaël. Non, cette
voleuse avait des perles, ce soir... on se damnerait pour!
Cydalise, Montès et madame Nourrisson montèrent dans un fiacre qui
stationnait à la porte de Carabine. Madame Nourrisson indiqua tout
bas au cocher une maison du pâté des Italiens, où l’on serait arrivé
dans quelques instants, car, de la rue Saint-Georges, la distance est
de sept à huit minutes; mais madame Nourrisson ordonna de prendre par
la rue Lepelletier, et d’aller très-lentement, de manière à passer en
revue les équipages stationnés.
--Brésilien! dit la Nourrisson, vois à reconnaître les gens et la
voiture de ton ange.
Le baron montra du doigt l’équipage de Valérie au moment où le fiacre
passa devant.
--Elle a dit à ses gens de venir à dix heures, et elle s’est fait
conduire en fiacre à la maison où elle est avec le comte Steinbock;
elle y a dîné, et elle viendra dans une demi-heure à l’Opéra. C’est
bien travaillé! dit madame Nourrisson. Cela t’explique comment elle
peut t’avoir attrapé si long-temps.
Le Brésilien ne répondit pas. Métamorphosé en tigre, il avait repris le
sang-froid imperturbable tant admiré pendant le dîner. Enfin, il était
calme comme un failli, le lendemain du bilan déposé.
A la porte de la fatale maison, stationnait une citadine à deux
chevaux, de celles qui s’appellent _Compagnie générale_, du nom de
l’entreprise.
--Reste dans ta boîte, dit madame Nourrisson à Montès. On n’entre pas
ici comme dans un estaminet, on viendra vous chercher.
Le paradis de madame Marneffe et de Wenceslas ne ressemblait guère à
la petite maison Crevel, que Crevel avait vendue au comte Maxime de
Trailles; car, dans son opinion, elle devenait inutile. Ce paradis, le
paradis de bien du monde, consistait en une chambre située au quatrième
étage, et donnant sur l’escalier, dans une maison sise au pâté des
Italiens. A chaque étage, il se trouvait dans cette maison, sur chaque
palier, une chambre, autrefois disposée pour servir de cuisine à
chaque appartement. Mais la maison étant devenue une espèce d’auberge
louée aux amours clandestins à des prix exorbitants, la principale
locataire, la vraie madame Nourrisson, marchande à la toilette rue
Neuve-Saint-Marc, avait jugé sainement de la valeur immense de ces
cuisines, en en faisant des espèces de salles à manger. Chacune de ces
pièces, flanquée de deux gros murs mitoyens, éclairée sur la rue, se
trouvait totalement isolée, au moyen de portes battantes très-épaisses
qui faisaient une double fermeture sur le palier. On pouvait donc
causer de secrets importants en dînant sans courir le risque d’être
entendu. Pour plus de sûreté, les fenêtres étaient pourvues de
persiennes au dehors et de volets en dedans. Ces chambres, à cause
de cette particularité, coûtaient trois cents francs par mois. Cette
maison, grosse de paradis et de mystères, était louée vingt-quatre
mille francs à madame Nourrisson Ire, qui en gagnait vingt mille,
bon an, mal an, sa gérante (madame Nourrisson IIe) payée, car elle
n’administrait point par elle-même.
Le paradis loué au comte Steinbock avait été tapissé de perse. La
froideur et la dureté d’un ignoble carreau rougi d’encaustique ne se
sentait plus aux pieds sous un moelleux tapis. Le mobilier consistait
en deux jolies chaises et un lit dans une alcôve, alors à demi caché
par une table chargée des restes d’un dîner fin, et où deux bouteilles
à longs bouchons et une bouteille de vin de Champagne éteinte dans sa
glace jalonnaient les champs de Bacchus cultivés par Vénus. On voyait,
envoyés sans doute par Valérie, un bon fauteuil-ganache à côté d’une
chauffeuse, et une jolie commode en bois de rose avec sa glace bien
encadrée en style Pompadour. Une lampe au plafond donnait un demi-jour
accru par les bougies de la table et par celles qui décoraient la
cheminée.
Ce croquis peindra, _urbi et orbi_, l’amour clandestin dans les
mesquines proportions qu’y imprime le Paris de 1840. A quelle distance
est-on, hélas! de l’amour adultère symbolisé par les filets de Vulcain,
il y a trois mille ans.
Au moment où Cydalise et le baron montaient, Valérie, debout devant
la cheminée, où brûlait une falourde, se faisait lacer par Wenceslas.
C’est le moment où la femme qui n’est ni trop grasse ni trop
maigre, comme était la fine, l’élégante Valérie, office des beautés
surnaturelles. La chair rosée, à teintes moites, sollicite un regard
des yeux les plus endormis. Les lignes du corps, alors si peu voilé,
sont si nettement accusées par les plis éclatants du jupon et par le
basin du corset, que la femme est irrésistible, comme tout ce qu’on est
obligé de quitter. Le visage heureux et souriant dans le miroir, le
pied qui s’impatiente, la main qui va réparant le désordre des boucles
de la coiffure mal reconstruite, les yeux où déborde la reconnaissance;
puis le feu du contentement qui, semblable à un coucher de soleil,
embrase les plus menus détails de la physionomie, tout de cette heure
en fait une mine à souvenirs!... Certes, quiconque jetant un regard
sur les premières erreurs de sa vie y reprendra quelques-uns de ces
délicieux détails, comprendra peut-être, sans les excuser, les folies
des Hulot et des Crevel. Les femmes connaissent si bien leur puissance
en ce moment qu’elles y trouvent toujours ce qu’on peut appeler le
regain du rendez-vous.
--Allons donc! après deux ans, tu ne sais pas encore lacer une femme!
tu es aussi par trop Polonais! Voilà dix heures, mon Wences...las! dit
Valérie en riant.
En ce moment, une méchante bonne fit adroitement sauter avec la lame
d’un couteau le crochet de la porte battante qui faisait toute la
sécurité d’Adam et d’Ève. Elle ouvrit brusquement la porte, car les
locataires de ces Éden ont tous peu de temps à eux, et découvrit un de
ces charmants tableaux de genre, si souvent exposés au Salon, d’après
Gavarni.
--Ici, madame! dit la fille.
Et Cydalise entra suivie du baron Montès.
--Mais il y a du monde!... Excusez, madame, dit la Normande effrayée.
--Comment! mais c’est Valérie! s’écria Montès qui ferma la porte
violemment.
Madame Marneffe, en proie à une émotion trop vive pour être dissimulée,
se laissa tomber sur une chauffeuse au coin de la cheminée. Deux larmes
roulèrent dans ses yeux et se séchèrent aussitôt. Elle regarda Montès,
aperçut la Normande et partit d’un éclat de rire forcé. La dignité de
la femme offensée effaça l’incorrection de sa toilette inachevée, elle
vint au Brésilien, et le regarda si fièrement que ses yeux étincelèrent
comme des armes.
--Voilà donc, dit-elle en venant se poser devant le Brésilien et lui
montrant Cydalise, de quoi est doublée votre fidélité? Vous! qui
m’avez fait des promesses à convaincre une athée en amour! vous pour
qui je faisais tant de choses et même des crimes!... Vous avez raison,
monsieur, je ne suis rien auprès d’une fille de cet âge et de cette
beauté!... Je sais ce que vous allez me dire, reprit-elle en montrant
Wenceslas dont le désordre était une preuve trop évidente pour être
niée. Ceci me regarde. Si je pouvais vous aimer, après cette trahison
infâme, car vous m’avez espionnée, vous avez acheté chaque marche
de cet escalier, et la maîtresse de la maison, et la servante, et
Reine peut-être... Oh! que tout cela est beau! Si j’avais un reste
d’affection pour un homme si lâche, je lui donnerais des raisons de
nature à redoubler l’amour!... Mais je vous laisse, monsieur, avec
tous vos doutes qui deviendront des remords... Wenceslas, ma robe.
Elle prit sa robe, la passa, s’examina dans le miroir, et acheva
tranquillement de s’habiller sans regarder le Brésilien, absolument
comme si elle était seule.
--Wenceslas! êtes-vous prêt? allez devant.
Elle avait du coin de l’œil et dans la glace espionné la physionomie
de Montès, elle crut retrouver dans sa pâleur les indices de cette
faiblesse qui livre ces hommes si forts à la fascination de la femme,
elle le prit par la main en s’approchant assez près de lui pour qu’il
pût respirer ces terribles parfums aimés dont se grisent les amoureux;
et, le sentant palpiter, elle le regarda d’un air de reproche:--Je vous
permets d’aller raconter votre expédition à monsieur Crevel, il ne vous
croira jamais, aussi ai-je le droit de l’épouser; il sera mon mari
après demain!... et je le rendrai bien heureux!... Adieu! tâchez de
m’oublier...
--Ah! Valérie! s’écria Henri Montès en la serrant dans ses bras, c’est
impossible! Viens au Brésil!
Valérie regarda le baron et retrouva son esclave.
--Ah! si tu m’aimais toujours, Henri! dans deux ans, je serais ta
femme; mais ta figure en ce moment me paraît bien sournoise.
--Je te jure qu’on m’a grisé, que de faux amis m’ont jeté cette femme
sur les bras, et que tout ceci est l’œuvre du hasard! dit Montès.
--Je pourrais donc encore te pardonner? dit-elle en souriant.
--Et te marierais-tu toujours? demanda le baron en proie à une navrante
anxiété.
--Quatre-vingt mille francs de rente! dit-elle avec un enthousiasme à
demi comique. Et Crevel m’aime tant, qu’il en mourra!
--Ah, je te comprends, dit le Brésilien.
--Eh bien!... dans quelques jours, nous nous entendrons, dit-elle.
Et elle descendit triomphante.
--Je n’ai plus de scrupules, pensa le baron, qui resta planté sur ses
jambes pendant un moment. Comment! cette femme pense à se servir de son
amour pour se débarrasser de cet imbécile, comme elle comptait sur la
destruction de Marneffe!... Je serai l’instrument de la colère divine!
Deux jours après, ceux des convives de du Tillet, qui déchiraient
madame Marneffe à belles dents, se trouvaient attablés chez elle,
une heure après qu’elle venait de faire peau neuve en changeant son
nom pour le glorieux nom d’un maire de Paris. Cette trahison de la
langue est une des légèretés les plus ordinaires de la vie parisienne.
Valérie avait eu le plaisir de voir à l’église le baron brésilien, que
Crevel, devenu mari complet, invita par forfanterie. La présence de
Montès au déjeuner n’étonna personne. Tous ces gens d’esprit étaient
depuis long-temps familiarisés avec les lâchetés de la passion, avec
les transactions du plaisir. La profonde mélancolie de Steinbock, qui
commençait à mépriser celle dont il avait fait un ange, parut être
d’excellent goût. Le Polonais semblait dire ainsi que tout était fini
entre Valérie et lui. Lisbeth vint embrasser sa chère madame Crevel, en
s’excusant de ne pas assister au déjeuner, sur le douloureux état de
santé d’Adeline.
--Sois tranquille, dit-elle à Valérie en la quittant, ils te recevront
chez eux et tu les recevras chez toi. Pour avoir seulement entendu ces
quatre mots: _Deux cent mille francs_, la baronne est à la mort. Oh! tu
les tiens tous par cette histoire; mais tu me la diras?...
Un mois après son mariage, Valérie en était à sa dixième querelle
avec Steinbock, qui voulait d’elle des explications sur Henri Montès,
qui lui rappelait ses phrases pendant la scène du paradis, et qui non
content de flétrir Valérie par des termes de mépris, la surveillait
tellement qu’elle ne trouvait plus un instant de liberté, tant elle
était pressée entre la jalousie de Wenceslas et l’empressement de
Crevel. N’ayant plus auprès d’elle Lisbeth, qui la conseillait
admirablement bien, elle s’emporta jusqu’à reprocher durement à
Wenceslas l’argent qu’elle lui prêtait. La fierté de Steinbock se
réveilla si bien qu’il ne revint plus à l’hôtel Crevel. Valérie
avait atteint à son but, elle voulait éloigner Wenceslas pendant
quelque temps pour recouvrer sa liberté. Valérie attendit un voyage
à la campagne que Crevel devait faire chez le comte Popinot afin
d’y négocier la présentation de madame Crevel, et put ainsi donner
un rendez-vous au baron, qu’elle désirait avoir toute une journée à
elle pour lui donner des raisons qui devaient redoubler l’amour du
Brésilien. Le matin de ce jour-là, Reine, jugeant de son crime par
la grosseur de la somme reçue, essaya d’avertir sa maîtresse, à qui
naturellement elle s’intéressait plus qu’à des inconnus; mais, comme on
l’avait menacée de la rendre folle et de l’enfermer à la Salpêtrière,
en cas d’indiscrétion, elle fut timide.
--Madame est si heureuse maintenant, dit-elle, pourquoi
s’embarrasserait-elle encore de ce Brésilien?... Je m’en défie, moi!
--C’est vrai, Reine, répondit-elle; aussi vais-je le congédier.
--Ah! madame, j’en suis bien aise, il m’effraye, ce moricaud! Je le
crois capable de tout...
--Es-tu sotte! c’est pour lui qu’il faut craindre quand il est avec moi.
En ce moment Lisbeth entra.
--Ma chère gentille chevrette! il y a long-temps que nous ne nous
sommes vues! dit Valérie, je suis bien malheureuse. Crevel m’assomme,
et je n’ai plus de Wenceslas; nous sommes brouillés.
--Je le sais, reprit Lisbeth, et c’est à cause de lui que je viens:
Victorin l’a rencontré sur les cinq heures du soir, au moment où il
entrait dans un restaurant à vingt-cinq sous, rue de Valois; il l’a
pris à jeun par les sentiments et l’a ramené rue Louis-le-Grand...
Hortense, en revoyant Wenceslas maigre, souffrant, mal vêtu, lui a
tendu la main. Voilà comment tu me trahis!
--Monsieur Henri, madame! vint dire le valet de chambre à l’oreille de
Valérie.
--Laisse-moi, Lisbeth, je t’expliquerai tout cela demain!...
Mais, comme on va le voir, Valérie ne devait bientôt plus pouvoir rien
expliquer à personne.
Vers la fin du mois de mai, la pension du baron Hulot fut entièrement
dégagée par les payements que Victorin avait successivement faits au
baron de Nucingen. Chacun sait que les semestres des pensions ne sont
acquittés que sur la présentation d’un certificat de vie; et comme on
ignorait la demeure du baron Hulot, les semestres frappés d’opposition
au profit de Vauvinet restaient accumulés au Trésor. Vauvinet ayant
signé sa mainlevée, désormais il était indispensable de trouver le
titulaire pour toucher l’arriéré. La baronne avait, grâce aux soins
du docteur Bianchon, recouvré la santé. La bonne Josépha contribua
par une lettre, dont l’orthographe trahissait la collaboration du duc
d’Hérouville, à l’entier rétablissement d’Adeline. Voici ce que la
cantatrice écrivit à la baronne, après quarante jours de recherches
actives:
«Madame la baronne,
»Monsieur Hulot vivait, il y a deux mois, rue des Bernardins, avec
Élodie Chardin, la repriseuse de dentelle, qui l’avait enlevé à
mademoiselle Bijou; mais il est parti, laissant là tout ce qu’il
possédait, sans dire un mot, sans qu’on puisse savoir où il est allé.
Je ne me suis pas découragée, et j’ai mis à sa poursuite un homme qui
déjà croit l’avoir rencontré sur le boulevard Bourdon.
»La pauvre juive tiendra la promesse faite à la chrétienne. Que
l’ange prie pour le démon! c’est ce qui doit arriver quelquefois dans
le ciel.
»Je suis, avec un profond respect et pour toujours, votre humble
servante,
»JOSÉPHA MIRAH.»
Maître Hulot d’Ervy n’entendant plus parler de la terrible madame
Nourrisson, voyant son beau-père marié, ayant reconquis son beau-frère,
revenu sous le toit de la famille, n’éprouvant aucune contrariété de
sa nouvelle belle-mère, et trouvant sa mère mieux de jour en jour, se
laissait aller à ses travaux politiques et judiciaires, emporté par le
courant rapide de la vie parisienne, où les heures comptent pour des
journées. Chargé d’un rapport à la Chambre des Députés, il fut obligé,
vers la fin de la session, de passer toute une nuit à travailler.
Rentré dans son cabinet vers neuf heures, il attendait que son valet
de chambre apportât ses flambeaux garnis d’abat-jour, et il pensait à
son père. Il se reprochait de laisser la cantatrice occupée de cette
recherche, et il se proposait de voir à ce sujet le lendemain monsieur
Chapuzot, lorsqu’il aperçut à sa fenêtre, dans la lueur du crépuscule,
une sublime tête de vieillard, à crâne jaune, bordé de cheveux blancs.
--Dites, mon cher monsieur, qu’on laisse arriver jusqu’à vous un pauvre
ermite venu du désert et chargé de quêter pour la reconstruction d’un
saint asile.
Cette vision, qui prenait une voix et qui rappela soudain à l’avocat
une prophétie de l’horrible Nourrisson, le fit tressaillir.
--Introduisez ce vieillard, dit-il à son valet de chambre.
--Il empestera le cabinet de monsieur, répondit le domestique, il porte
une robe brune qu’il n’a pas renouvelée depuis son départ de Syrie, et
il n’a pas de chemise...
--Introduisez ce vieillard, répéta l’avocat.
Le vieillard entra, Victorin examina d’un œil défiant ce soi-disant
ermite en pèlerinage, et vit un superbe modèle de ces moines
napolitains dont les robes sont sœurs des guenilles du lazzarone, dont
les sandales sont les haillons du cuir, comme le moine est lui-même un
haillon humain. C’était d’une vérité si complète que, tout en gardant
sa défiance, l’avocat se gourmanda d’avoir cru aux sortiléges de madame
Nourrisson.
--Que me demandez-vous?
--Ce que vous croyez devoir me donner.
Victorin prit cent sous à une pile d’écus et tendit la pièce à
l’étranger.
--A compte de cinquante mille francs, c’est peu, dit le mendiant du
désert.
Cette phrase dissipa toutes les incertitudes de Victorin.
--Et le ciel a-t-il tenu ses promesses? dit l’avocat en fronçant le
sourcil.
--Le doute est une offense, mon fils! répliqua le solitaire. Si vous
voulez ne payer qu’après les pompes funèbres accomplies, vous êtes dans
votre droit, je reviendrai dans huit jours.
--Les pompes funèbres! s’écria l’avocat en se levant.
--On a marché, dit le vieillard en se retirant, et les morts vont vite
à Paris!
Quand Hulot, qui baissa la tête, voulut répondre, l’agile vieillard
avait disparu.
--Je n’y comprends pas un mot, se dit Hulot fils à lui-même... Mais
dans huit jours, je lui redemanderai mon père, si nous ne l’avons pas
trouvé. Où madame Nourrisson (oui, elle se nomme ainsi) prend-elle de
pareils acteurs?
Le lendemain, le docteur Bianchon permit à la baronne de descendre au
jardin, après avoir examiné Lisbeth qui, depuis un mois, était obligée
par une légère maladie des bronches de garder la chambre. Le savant
docteur, qui n’osa dire toute sa pensée sur Lisbeth avant d’avoir
observé des symptômes décisifs, accompagna la baronne au jardin pour
étudier, après deux mois de réclusion, l’effet du plein air sur le
tressaillement nerveux dont il s’occupait. La guérison de cette névrose
affriolait le génie de Bianchon. En voyant ce grand et célèbre médecin
assis et leur accordant quelques instants, la baronne et ses enfants
eurent une conversation de politesse avec lui.
--Vous avez une vie bien occupée, et bien tristement! dit la baronne.
Je sais ce que c’est que d’employer ses journées à voir des misères ou
des douleurs physiques.
--Madame, répondit le médecin, je n’ignore pas les spectacles que la
charité vous oblige à contempler; mais vous vous y ferez à la longue,
comme nous nous y faisons tous. C’est la loi sociale. Le confesseur,
le magistrat, l’avoué seraient impossibles si _l’esprit de l’état_ ne
domptait pas _le cœur de l’homme_. Vivrait-on sans l’accomplissement de
ce phénomène? Le militaire, en temps de guerre, n’est-il pas également
réservé à des spectacles encore plus cruels que ne le sont les nôtres?
et tous les militaires qui ont vu le feu sont bons. Nous, nous avons le
plaisir d’une cure qui réussit, comme vous avez, vous, la jouissance
de sauver une famille des horreurs de la faim, de la dépravation, de
la misère, en la rendant au travail, à la vie sociale; mais comment se
consolent le magistrat, le commissaire de police et l’avoué qui passent
leur vie à fouiller les plus scélérates combinaisons de l’intérêt, ce
monstre social qui connaît le regret de ne pas avoir réussi, mais que
le repentir ne visitera jamais? La moitié de la société passe sa vie
à observer l’autre. J’ai pour ami depuis bien long-temps un avoué,
maintenant retiré, qui me disait que, depuis quinze ans, les notaires,
les avoués se défient autant de leurs clients que des adversaires de
leurs clients. Monsieur votre fils est avocat, n’a-t-il jamais été
compromis par celui dont il entreprenait la défense?
--Oh! souvent! dit en souriant Victorin.
--D’où vient ce mal profond? demanda la baronne.
--Du manque de religion, répondit le médecin, et de l’envahissement de
la finance, qui n’est autre chose que l’égoïsme solidifié. L’argent
autrefois n’était pas tout, on admettait des supériorités qui le
primaient. Il y avait la noblesse, le talent, les services rendus à
l’État; mais aujourd’hui la loi fait de l’argent un étalon général,
elle l’a pris pour base de la capacité politique! Certains magistrats
ne sont pas éligibles, Jean-Jacques Rousseau ne serait pas éligible!
Les héritages perpétuellement divisés obligent chacun à penser à soi
dès l’âge de vingt ans. Eh bien! entre la nécessité de faire fortune
et la dépravation des combinaisons, il n’y a pas d’obstacle, car le
sentiment religieux manque en France, malgré les louables efforts de
ceux qui tentent une restauration catholique. Voilà ce que se disent
tous ceux qui contemplent, comme moi, la société dans ses entrailles.
--Vous avez peu de plaisirs, dit Hortense.
--Le vrai médecin, répondit Bianchon, se passionne pour la science.
Il se soutient par ce sentiment autant que par la certitude de son
utilité sociale. Tenez, en ce moment, vous me voyez dans une espèce de
joie scientifique, et bien des gens superficiels me prendraient pour
un homme sans cœur. Je vais annoncer demain à l’Académie de Médecine
une trouvaille. J’observe en ce moment une maladie perdue. Une maladie
mortelle, d’ailleurs, et contre laquelle nous sommes sans armes, dans
les climats tempérés, car elle est guérissable aux Indes. Une maladie
qui régnait au Moyen-Age. C’est une belle lutte que celle du médecin
contre un pareil sujet. Depuis dix jours, je pense à toute heure à mes
malades, car ils sont deux, la femme et le mari! Ne vous sont-ils pas
alliés, car, madame, vous êtes la fille de monsieur Crevel, dit-il en
s’adressant à Célestine.
--Quoi! votre malade serait mon père?... dit Célestine. Demeure-t-il
rue Barbet-de-Jouy?
--C’est bien cela, répondit Bianchon.
--Et la maladie est mortelle? répéta Victorin épouvanté.
--Je vais chez mon père! s’écria Célestine en se levant.
--Je vous le défends bien positivement, madame, répondit tranquillement
Bianchon. Cette maladie est contagieuse.
--Vous y allez bien, monsieur, répliqua la jeune femme. Croyez-vous que
les devoirs de la fille ne soient pas supérieurs à ceux du médecin?
--Madame, un médecin sait comment se préserver de la contagion, et
l’irréflexion de votre dévouement me prouve que vous ne pourriez pas
avoir ma prudence.
Célestine se leva, retourna chez elle, où elle s’habilla pour sortir.
--Monsieur, dit Victorin à Bianchon, espérez-vous sauver monsieur et
madame Crevel?
--Je l’espère sans le croire, répondit Bianchon. Le fait est
inexplicable pour moi... Cette maladie est une maladie propre aux
nègres et aux peuplades américaines, dont le système cutané diffère de
celui des races blanches. Or, je ne peux établir aucune communication
entre les noirs, les cuivrés, les métis et monsieur ou madame Crevel.
Si c’est d’ailleurs une maladie fort belle pour nous, elle est affreuse
pour tout le monde. La pauvre créature, qui, dit-on, était jolie, est
bien punie par où elle a péché, car elle est aujourd’hui d’une ignoble
laideur, si toutefois elle est quelque chose!... ses dents et ses
cheveux tombent, elle a l’aspect des lépreux, elle se fait horreur à
elle-même; ses mains, épouvantables à voir, sont enflées et couvertes
de pustules verdâtres; les ongles déchaussés restent dans les plaies
qu’elle gratte; enfin toutes les extrémités se détruisent dans la sanie
qui les ronge.
--Mais la cause de ces désordres? demanda l’avocat.
--Oh! dit Bianchon, la cause est dans une altération rapide du sang,
il se décompose avec une effrayante rapidité. J’espère attaquer le
sang, je l’ai fait analyser; je rentre prendre chez moi le résultat
du travail de mon ami le professeur Duval, le fameux chimiste, pour
entreprendre un de ces coups désespérés que nous jouons quelquefois
contre la mort.
--Le doigt de Dieu est là! dit la baronne d’une voix profondément émue.
Quoique cette femme m’ait causé des maux qui m’ont fait appeler, dans
des moments de folie, la justice divine sur sa tête, je souhaite, mon
Dieu! que vous réussissiez, monsieur le docteur.
Hulot fils avait le vertige, il regardait sa mère, sa sœur et le
docteur alternativement, en tremblant qu’on ne devinât ses pensées.
Il se considérait comme un assassin. Hortense, elle, trouvait Dieu
très-juste. Célestine reparut pour prier son mari de l’accompagner.
--Si vous y allez, madame, et vous, monsieur, restez à un pied de
distance du lit des malades, voilà toute la précaution. Ni vous ni
votre femme ne vous avisez d’embrasser le moribond! Aussi devez-vous
accompagner votre femme, monsieur Hulot, pour l’empêcher de
transgresser cette ordonnance.
Adeline et Hortense, restées seules, allèrent tenir compagnie à
Lisbeth. La haine d’Hortense contre Valérie était si violente, qu’elle
ne put en contenir l’explosion.
--Cousine! ma mère et moi nous sommes vengées!... s’écria-t-elle. Cette
venimeuse créature se sera mordue, elle est en décomposition!
--Hortense, dit la baronne, tu n’es pas chrétienne en ce moment. Tu
devrais prier Dieu de daigner inspirer le repentir à cette malheureuse.
--Que dites-vous? s’écria la Bette en se levant de sa chaise,
parlez-vous de Valérie?
--Oui, répondit Adeline, elle est condamnée, elle va mourir d’une
horrible maladie, dont la description seule donne le frisson.
Les dents de la cousine Bette claquèrent, elle fut prise d’une sueur
froide, elle eut une secousse terrible qui révéla la profondeur de son
amitié passionnée pour Valérie.
--J’y vais, dit-elle.
--Mais le docteur t’a défendu de sortir!
--N’importe! j’y vais. Ce pauvre Crevel, dans quel état il doit être,
car il aime sa femme...
--Il meurt aussi, répliqua la comtesse Steinbock. Ah! tous nos ennemis
sont entre les mains du diable...
--De Dieu!... ma fille...
Lisbeth s’habilla, prit son fameux cachemire jaune, sa capote de
velours noir, mit ses brodequins; et, rebelle aux remontrances
d’Adeline et d’Hortense, elle partit comme poussée par une force
despotique. Arrivée rue Barbet quelques instants après monsieur et
madame Hulot, Lisbeth trouva sept médecins que Bianchon avait mandés
pour observer ce cas unique, et auxquels il venait de se joindre. Ces
docteurs, debout dans le salon, discutaient sur la maladie: tantôt l’un
tantôt l’autre allait soit dans la chambre de Valérie, soit dans celle
de Crevel, pour observer, et revenait avec un argument basé sur cette
rapide observation.
Deux graves opinions partageaient ces princes de la science. L’un,
seul de son opinion, tenait pour un empoisonnement et parlait de
vengeance particulière en niant qu’on eût retrouvé la maladie décrite
au Moyen Age. Trois autres voulaient voir une décomposition de la
lymphe et des humeurs. Le second parti, celui de Bianchon, soutenait
que cette maladie était causée par une viciation du sang que corrompait
un principe morbifique inconnu. Bianchon apportait le résultat de
l’analyse du sang faite par le professeur Duval. Les moyens curatifs,
quoique désespérés et tout à fait empiriques, dépendaient de la
solution de ce problème médical.
Lisbeth resta pétrifiée à trois pas du lit où mourait Valérie, en
voyant un vicaire de Saint-Thomas-d’Aquin au chevet de son amie, et
une sœur de charité la soignant. La Religion trouvait une âme à sauver
dans un amas de pourriture qui, des cinq sens de la créature, n’avait
gardé que la vue. La sœur de charité, qui seule avait accepté la tâche
de garder Valérie, se tenait à distance. Ainsi l’Église catholique, ce
corps divin, toujours animé par l’inspiration du sacrifice en toute
chose, assistait, sous sa double forme d’esprit et de chair, cette
infâme et infecte moribonde en lui prodiguant sa mansuétude infinie et
ses inépuisables trésors de miséricorde.
Les domestiques épouvantés refusaient d’entrer dans la chambre de
monsieur ou de madame; ils ne songeaient qu’à eux et trouvaient leurs
maîtres justement frappés. L’infection était si grande que, malgré les
fenêtres ouvertes et les plus puissants parfums, personne ne pouvait
rester long-temps dans la chambre de Valérie. La Religion seule y
veillait. Comment une femme, d’un esprit aussi supérieur que Valérie,
ne se serait-elle pas demandé quel intérêt faisait rester là ces deux
représentants de l’Église? Aussi la mourante avait-elle écouté la voix
du prêtre. Le repentir avait entamé cette âme perverse en proportion
des ravages que la dévorante maladie faisait à la beauté. La délicate
Valérie avait offert à la maladie beaucoup moins de résistance que
Crevel, et elle devait mourir la première, ayant été d’ailleurs la
première attaquée.
--Si je n’avais pas été malade, je serais venue te soigner, dit enfin
Lisbeth après avoir échangé un regard avec les yeux abattus de son
amie. Voici quinze ou vingt jours que je garde la chambre, mais en
apprenant ta situation par le docteur, je suis accourue.
--Pauvre Lisbeth, tu m’aimes encore, toi! je le vois, dit Valérie.
Écoute! je n’ai plus qu’un jour ou deux à penser, car je ne puis pas
dire _vivre_. Tu le vois? je n’ai plus de corps, je suis un tas de
boue... On ne me permet pas de me regarder dans un miroir... Je n’ai
que ce que je mérite. Ah! je voudrais, pour être reçue à merci, réparer
tout le mal que j’ai fait.
--Oh! dit Lisbeth, si tu parles ainsi, tu es bien morte!
--N’empêchez pas cette femme de se repentir, laissez-la dans ses
pensées chrétiennes, dit le prêtre.
--Plus rien! se dit Lisbeth épouvantée. Je ne reconnais ni ses yeux,
ni sa bouche! Il ne reste pas un seul trait d’elle! Et l’esprit a
déménagé! Oh! c’est effrayant!...
--Tu ne sais pas, reprit Valérie, ce que c’est que la mort, ce que
c’est que de penser forcément au lendemain de son dernier jour, à ce
que l’on doit trouver dans le cercueil: des vers pour le corps, mais
quoi pour l’âme?... Ah! Lisbeth, je sens qu’il y a une autre vie!... et
je suis toute à une terreur qui m’empêche de sentir les douleurs de ma
chair décomposée!... Moi qui disais en riant à Crevel, en me moquant
d’une sainte, que la vengeance de Dieu prenait toutes les formes du
malheur... Eh bien! j’étais prophète!... Ne joue pas avec les choses
sacrées, Lisbeth! Si tu m’aimes, imite-moi, repens-toi!
--Moi! dit la Lorraine, j’ai vu la vengeance partout dans la nature,
les insectes périssent pour satisfaire le besoin de se venger quand
on les attaque! Et ces messieurs, dit-elle en montrant le prêtre,
ne nous disent-ils pas que Dieu se venge, et que sa vengeance dure
l’éternité!...
Le prêtre jeta sur Lisbeth un regard plein de douceur et lui dit:--Vous
êtes athée, madame.
--Mais vois donc où j’en suis!... lui dit Valérie.
--Et d’où te vient cette gangrène? demanda la vieille fille qui resta
dans son incrédulité villageoise.
--Oh! j’ai reçu de Henri un billet qui ne me laisse aucun doute
sur mon sort... Il m’a tuée. Mourir au moment où je voulais vivre
honnêtement, et mourir un objet d’horreur... Lisbeth, abandonne toute
idée de vengeance! Sois bonne pour cette famille, à qui j’ai déjà, par
un testament, donné tout ce dont la loi me permet de disposer! Va, ma
fille, quoique tu sois le seul être aujourd’hui qui ne s’éloigne pas de
moi avec horreur, je t’en supplie, va-t’en, laisse-moi... je n’ai plus
que le temps de me livrer à Dieu!...
--Elle bat la campagne, se dit Lisbeth sur le seuil de la chambre.
Le sentiment le plus violent que l’on connaisse, l’amitié d’une femme
pour une femme, n’eut pas l’héroïque constance de l’Église. Lisbeth,
suffoquée par les miasmes délétères, quitta la chambre. Elle vit les
médecins continuant à discuter. Mais l’opinion de Bianchon l’emportait
et l’on ne débattait plus que la manière d’entreprendre l’expérience...
--Ce sera toujours une magnifique autopsie, disait un des opposants, et
nous aurons deux sujets pour pouvoir établir des comparaisons.
Lisbeth accompagna Bianchon, qui vint au lit de la malade, sans avoir
l’air de s’apercevoir de la fétidité qui s’en exhalait.
--Madame, dit-il, nous allons essayer sur vous une médication puissante
et qui peut vous sauver...
--Si vous me sauvez, dit-elle, serai-je belle comme auparavant?...
--Peut-être! dit le savant médecin.
--Votre peut-être est connu! dit Valérie. Je serais comme ces femmes
tombées dans le feu! Laissez-moi toute à l’Église! je ne puis
maintenant plaire qu’à Dieu! je vais tâcher de me réconcilier avec lui,
ce sera ma dernière coquetterie! Oui, il faut que je _fasse le bon
Dieu_!
--Voilà le dernier mot de ma pauvre Valérie, je la retrouve! dit
Lisbeth en pleurant.
La Lorraine crut devoir passer dans la chambre de Crevel, où elle
trouva Victorin et sa femme assis à trois pieds de distance du lit du
pestiféré.
--Lisbeth, dit-il, on me cache l’état dans lequel est ma femme, tu
viens de la voir, comment va-t-elle?
--Elle est mieux, elle se dit sauvée! répondit Lisbeth en se permettant
ce calembour afin de tranquilliser Crevel.
--Ah! bon, reprit le maire, car j’avais peur d’être la cause de
sa maladie... On n’a pas été commis-voyageur pour la parfumerie
impunément. Je me fais des reproches. Si je la perdais, que
deviendrais-je! Ma parole d’honneur, mes enfants, j’adore cette
femme-là.
Crevel essaya de se mettre en position, en se remettant sur son séant.
--Oh! papa, dit Célestine, si vous pouviez être bien portant, je
recevrais ma belle-mère, j’en fais le vœu!
--Pauvre petite Célestine! reprit Crevel, viens m’embrasser!...
Victorin retint sa femme qui s’élançait.
--Vous ignorez, monsieur, dit avec douceur l’avocat, que votre maladie
est contagieuse...
--C’est vrai, répondit Crevel, les médecins s’applaudissent d’avoir
retrouvé sur moi je ne sais quelle peste du Moyen Age qu’on croyait
perdue, et qu’ils faisaient tambouriner dans leurs Facultés... C’est
fort drôle!
--Papa, dit Célestine, soyez courageux et vous triompherez de cette
maladie.
--Soyez calmes, mes enfants, la mort regarde à deux fois avant de
frapper un maire de Paris! dit-il avec un sang-froid comique. Et puis,
si mon arrondissement est assez malheureux pour se voir enlever l’homme
qu’il a deux fois honoré de ses suffrages... (Hein! voyez comme je
m’exprime avec facilité!) Eh bien! je saurai faire mes paquets. Je
suis un ancien commis-voyageur, j’ai l’habitude des départs. Ah! mes
enfants, je suis un esprit fort.
--Papa, promets-moi de laisser venir l’Église à ton chevet.
--Jamais, répondit Crevel. Que voulez-vous, j’ai sucé le lait de la
révolution, je n’ai pas l’esprit du baron d’Holbach, mais j’ai sa
force d’âme. Je suis plus que jamais Régence, Mousquetaire gris, abbé
Dubois, et maréchal de Richelieu! sacrebleu! Ma pauvre femme, qui perd
la tête, vient de m’envoyer un homme à soutane, à moi, l’admirateur
de Béranger, l’ami de Lisette, l’enfant de Voltaire et de Rousseau...
Le médecin m’a dit, pour me tâter, pour savoir si la maladie
m’abattait:--Vous avez vu monsieur l’abbé?... Eh bien! j’ai imité le
grand Montesquieu. Oui, j’ai regardé le médecin, tenez, comme cela,
fit-il en se mettant de trois quarts comme dans son portrait et tendant
la main avec autorité, et j’ai dit:
. . . . Cet esclave est venu,
Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu.
Son Ordre est un joli calembour, qui prouve qu’à l’agonie monsieur le
président de Montesquieu conservait toute la grâce de son génie, car
on lui avait envoyé un Jésuite!... J’aime ce passage... on ne peut pas
dire de sa vie, mais de sa mort. Ah! le passage! encore un calembour!
Le Passage Montesquieu.
Hulot fils contemplait tristement son beau-père, en se demandant si
la bêtise et la vanité ne possédaient pas une force égale à celle de
la vraie grandeur d’âme. Les causes qui font mouvoir les ressorts de
l’âme semblent être tout à fait étrangères aux résultats. La force
que déploie un grand criminel serait-elle donc la même que celle dont
s’enorgueillit un Champcenetz allant au supplice?
A la fin de la semaine, madame Crevel était enterrée, après des
souffrances inouïes, et Crevel suivit sa femme à deux jours de
distance. Ainsi, les effets du contrat de mariage furent annulés, et
Crevel hérita de Valérie.
Le lendemain même de l’enterrement, l’avocat revit le vieux moine, et
il le reçut sans mot dire. Le moine tendit silencieusement la main, et
silencieusement aussi, maître Victorin Hulot lui remit quatre-vingts
billets de banque de mille francs, pris sur la somme que l’on trouva
dans le secrétaire de Crevel. Madame Hulot jeune hérita de la terre de
Presles et de trente mille francs de rente. Madame Crevel avait légué
trois cent mille francs au baron Hulot. Le scrofuleux Stanislas devait
avoir, à sa majorité, l’hôtel Crevel et vingt-quatre mille francs de
rente.
Parmi les nombreuses et sublimes associations instituées par la
charité catholique dans Paris, il en est une, fondée par madame de La
Chanterie, dont le but est de marier civilement et religieusement les
gens du peuple qui se sont unis de bonne volonté. Les législateurs,
qui tiennent beaucoup aux produits de l’Enregistrement, la Bourgeoisie
régnante, qui tient aux honoraires du Notariat, feignent d’ignorer que
les trois quarts des gens du peuple ne peuvent pas payer quinze francs
pour leur contrat de mariage. La chambre des notaires est au-dessous,
en ceci, de la chambre des avoués de Paris. Les avoués de Paris,
compagnie assez calomniée, entreprennent gratuitement la poursuite des
procès des indigents, tandis que les notaires n’ont pas encore décidé
de faire gratis les contrats de mariage des pauvres gens. Quant au
Fisc, il faudrait remuer toute la machine gouvernementale pour obtenir
qu’il se relâchât de sa rigueur à cet égard. L’Enregistrement est sourd
et muet. L’Église, de son côté, perçoit des droits sur les mariages.
L’Église est, en France, excessivement fiscale; elle se livre, dans
la maison de Dieu, à d’ignobles trafics de petits bancs et de chaises
dont s’indignent les Étrangers, quoiqu’elle ne puisse avoir oublié
la colère du Sauveur chassant les vendeurs du Temple. Si l’Église se
relâche difficilement de ses droits, il faut croire que ses droits,
dits de fabrique, constituent aujourd’hui l’une de ses ressources,
et la faute des Églises serait alors celle de l’État. La réunion de
ces circonstances, par un temps où l’on s’inquiète beaucoup trop
des nègres, des petits condamnés de la police correctionnelle, pour
s’occuper des honnêtes gens qui souffrent, fait que beaucoup de ménages
honnêtes restent dans le concubinage, faute de trente francs, dernier
prix auquel le Notariat, l’Enregistrement, la Mairie et l’Église
puissent unir deux Parisiens. L’institution de madame de La Chanterie,
fondée pour remettre les pauvres ménages dans la voie religieuse et
légale, est à la poursuite de ces couples, qu’elle trouve d’autant
mieux qu’elle les secourt comme indigents, avant de vérifier leur état
incivil.
Lorsque madame la baronne Hulot fut tout à fait rétablie, elle reprit
ses occupations. Ce fut alors que la respectable madame de La Chanterie
vint prier Adeline de joindre la légalisation des mariages naturels aux
bonnes œuvres dont elle était l’intermédiaire.
Une des premières tentatives de la baronne en ce genre eut lieu dans
le quartier sinistre nommé autrefois la _Petite-Pologne_, et que
circonscrivent la rue du Rocher, la rue de la Pépinière et la rue de
Miroménil. Il existe là comme une succursale du faubourg Saint-Marceau.
Pour peindre ce quartier, il suffira de dire que les propriétaires
de certaines maisons habitées par des industriels sans industries,
par de dangereux ferrailleurs, par des indigents livrés à des métiers
périlleux, n’osent pas y réclamer leurs loyers, et ne trouvent pas
d’huissiers qui veuillent expulser les locataires insolvables. En
ce moment, la Spéculation, qui tend à changer la face de ce coin de
Paris et à bâtir l’espace en friche qui sépare la rue d’Amsterdam de
la rue du Faubourg-du-Roule, en modifiera sans doute la population,
car la truelle est, à Paris, plus civilisatrice qu’on ne le pense! En
bâtissant de belles et d’élégantes maisons à concierges, les bordant
de trottoirs et y pratiquant des boutiques, la Spéculation écarte,
par le prix du loyer, les gens sans aveu, les ménages sans mobilier
et les mauvais locataires. Ainsi les quartiers se débarrassent de ces
populations sinistres et de ces bouges où la police ne met le pied que
quand la justice l’ordonne.
En juin 1844, l’aspect de la place Delaborde et de ses environs était
encore peu rassurant. Le fantassin élégant qui, de la rue de la
Pépinière, remontait par hasard dans ces rues épouvantables, s’étonnait
de voir l’aristocratie coudoyée là par une infime Bohême. Dans ces
quartiers, où végètent l’indigence ignorante et la misère aux abois,
florissent les derniers écrivains publics qui se voient dans Paris.
Là où vous voyez écrits ces deux mots: _Ecrivain public_, en grosse
coulée, sur un papier blanc affiché à la vitre de quelque entresol
ou d’un fangeux rez-de-chaussée, vous pouvez hardiment penser que le
quartier recèle beaucoup de gens ignares, et partant des malheurs, des
vices et des criminels. L’ignorance est la mère de tous les crimes. Un
crime est, avant tout, un manque de raisonnement.
Or, pendant la maladie de la baronne, ce quartier, pour lequel elle
était une seconde Providence, avait acquis un écrivain public établi
dans le passage du Soleil, dont le nom est une de ces antithèses
familières aux Parisiens, car ce passage est doublement obscur. Cet
écrivain, soupçonné d’être Allemand, se nommait Vyder, et vivait
maritalement avec une jeune fille, de laquelle il était si jaloux,
qu’il ne la laissait aller que chez d’honnêtes fumistes de la rue
Saint-Lazare, Italiens, comme tous les fumistes, et à Paris depuis
de longues années. Ces fumistes avaient été sauvés d’une faillite
inévitable, et qui les aurait réduits à la misère, par la baronne
Hulot, agissant pour le compte de madame de La Chanterie. En quelques
mois, l’aisance avait remplacé la misère, et la religion était entrée
en des cœurs qui naguère maudissaient la Providence, avec l’énergie
particulière aux Italiens fumistes. Une des premières visites de la
baronne fut donc pour cette famille. Elle fut heureuse du spectacle
qui s’offrit à ses regards, au fond de la maison où demeuraient
ces braves gens, rue Saint-Lazare, auprès de la rue du Rocher.
Au-dessus des magasins et de l’atelier, maintenant bien fournis, et
où grouillaient des apprentis et des ouvriers, tous Italiens de la
vallée de Domodossola, la famille occupait un petit appartement où le
travail avait apporté l’abondance. La baronne fut reçue comme si c’eût
été la Sainte-Vierge apparue. Après un quart d’heure d’examen, forcée
d’attendre le mari pour savoir comment allaient les affaires, Adeline
s’acquitta de son saint espionnage en s’enquérant des malheureux que
pouvait connaître la famille du fumiste.
--Ah! ma bonne dame, vous qui sauveriez les damnés de l’enfer, dit
l’Italienne, il y a bien près d’ici une jeune fille à retirer de la
perdition.
--La connaissez-vous bien? demanda la baronne.
--C’est la petite-fille d’un ancien patron de mon mari, venu en France
dès la révolution, en 1798, nommé Judici. Le père Judici a été, sous
l’empereur Napoléon, l’un des premiers fumistes de Paris; il est mort
en 1819, laissant une belle fortune à son fils. Mais le fils Judici
a tout mangé avec de mauvaises femmes, et il a fini par en épouser
une plus rusée que les autres, celle dont il a eu cette pauvre petite
fille, qui sort d’avoir quinze ans.
--Que lui est-il arrivé? dit la baronne vivement impressionnée par la
ressemblance du caractère de ce Judici avec celui de son mari.
--Eh bien! madame, cette petite, nommée Atala, a quitté père et mère
pour venir vivre ici à côté, avec un vieil Allemand de quatre-vingts
ans, au moins, nommé Vyder, qui fait toutes les affaires des gens
qui ne savent ni lire ni écrire. Si au moins ce vieux libertin, qui,
dit-on, aurait acheté la petite à sa mère pour quinze cents francs,
épousait cette jeunesse, comme il a sans doute peu de temps à vivre, et
qu’on le dit susceptible d’avoir quelques milliers de francs de rente,
eh bien! la pauvre enfant, qui est un petit ange, échapperait au mal,
et surtout à la misère, qui la pervertira.
--Je vous remercie de m’avoir indiqué cette bonne action à faire, dit
Adeline; mais il faut agir avec prudence. Quel est ce vieillard?
--Oh! madame, c’est un brave nomme, il rend la petite heureuse, et il
ne manque pas de bon sens; car, voyez-vous, il a quitté le quartier
des Judici, je crois, pour sauver cette enfant des griffes de sa mère.
La mère était jalouse de sa fille, et peut-être rêvait-elle de tirer
parti de cette beauté, de faire de cette enfant _une demoiselle_!...
Atala s’est souvenue de nous, elle a conseillé à _son monsieur_ de
s’établir auprès de notre maison; et, comme le bonhomme a vu qui nous
étions, il la laisse venir ici; mais mariez-le, madame, et vous ferez
une action bien digne de vous... Une fois mariée, la petite sera libre,
elle échappera par ce moyen à sa mère, qui la guette et qui voudrait,
pour tirer parti d’elle, la voir au théâtre ou réussir dans l’affreuse
carrière où elle l’a lancée.
--Pourquoi ce vieillard ne l’a-t-il pas épousée?...
--Ce n’était pas nécessaire, dit l’Italienne, et quoique le bonhomme
Vyder ne soit pas un homme absolument méchant, je crois qu’il est assez
rusé pour vouloir être maître de la petite, tandis que marié, dame! il
craint, ce pauvre vieux, ce qui pend au nez de tous les vieux...
--Pouvez-vous envoyer chercher la jeune fille? dit la baronne, je la
verrais ici, je saurais s’il y a de la ressource...
La femme du fumiste fit un signe à sa fille aînée, qui partit aussitôt.
Dix minutes après, cette jeune personne revint, tenant par la main une
fille de quinze ans et demi, d’une beauté tout italienne.
Mademoiselle Judici tenait du sang paternel cette peau jaunâtre au
jour, qui le soir, aux lumières, devient d’une blancheur éclatante,
des yeux d’une grandeur, d’une forme, d’un éclat oriental, des cils
fournis et recourbés qui ressemblaient à de petites plumes noires, une
chevelure d’ébène, et cette majesté native de la Lombardie qui fait
croire à l’étranger, quand il se promène le dimanche à Milan, que les
filles des portiers sont autant de reines. Atala, prévenue par la fille
du fumiste de la visite de cette grande dame dont elle avait entendu
parler, avait mis à la hâte une jolie robe de soie, des brodequins
et un mantelet élégant. Un bonnet à rubans couleur cerise décuplait
l’effet de la tête. Cette petite se tenait dans une pose de curiosité
naïve, en examinant du coin de l’œil la baronne, dont le tremblement
nerveux l’étonnait beaucoup. La baronne poussa un profond soupir en
voyant ce chef-d’œuvre féminin dans la boue de la prostitution, et jura
de la ramener à la Vertu.
--Comment te nommes-tu, mon enfant?
--Atala, madame.
--Sais-tu lire, écrire?...
--Non, madame; mais cela ne fait rien, puisque monsieur le sait...
--Tes parents t’ont-ils menée à l’église? As-tu fait ta première
communion? Sais-tu ton catéchisme?
--Madame, papa voulait me faire faire des choses qui ressemblent à ce
que vous dites, mais maman s’y est opposée...
--Ta mère!... s’écria la baronne. Elle est donc bien méchante, ta
mère?...
--Elle me battait toujours! Je ne sais pourquoi, mais j’étais le sujet
de disputes continuelles entre mon père et ma mère...
--On ne t’a donc jamais parlé de Dieu?... s’écria la baronne.
L’enfant ouvrit de grands yeux.
--Ah! maman et papa disaient souvent: S.... n.. de Dieu! Tonnerre de
Dieu! Sacre-Dieu!... dit-elle avec une délicieuse naïveté.
--N’as-tu jamais vu d’église? ne t’est-il pas venu dans l’idée d’y
entrer?
--Des églises?... Ah! Notre-Dame, le Panthéon, j’ai vu cela de loin,
quand papa m’emmenait dans Paris; mais cela n’arrivait pas souvent. Il
n’y a pas de ces églises-là dans le faubourg.
--Dans quel faubourg étiez-vous?
--Dans le faubourg...
--Quel faubourg?
--Mais rue de Charonne, madame...
Les gens du faubourg Saint-Antoine n’appellent jamais autrement
ce quartier célèbre que le _faubourg_. C’est pour eux le faubourg
par excellence, le souverain faubourg, et les fabricants eux-mêmes
entendent par ce mot spécialement le faubourg Saint-Antoine.
--On ne t’a jamais dit ce qui était bien, ce qui était mal?
--Maman me battait quand je ne faisais pas les choses à son idée...
--Mais ne savais-tu pas que tu commettais une mauvaise action en
quittant ton père et ta mère pour aller vivre avec un vieillard?
Atala Judici regarda d’un air superbe la baronne, et ne lui répondit
pas.
--C’est une fille tout à fait sauvage!... se dit Adeline.
--Oh! madame, il y en a beaucoup comme elle au faubourg! dit la femme
du fumiste.
--Mais elle ignore tout, même le mal, mon Dieu! Pourquoi ne me
réponds-tu pas?... demanda la baronne en essayant de prendre Atala par
la main.
Atala courroucée recula d’un pas.
--Vous êtes une vieille folle! dit-elle. Mon père et ma mère étaient à
jeun depuis une semaine! Ma mère voulait faire de moi quelque chose de
bien mauvais, puisque mon père l’a battue en l’appelant voleuse! Pour
lors, monsieur Vyder a payé toutes les dettes de mon père et de ma mère
et leur a donné de l’argent... oh! plein un sac!... Et il m’a emmenée,
que mon pauvre papa pleurait... Mais il fallait nous quitter!... Eh
bien! est-ce mal? demanda-t-elle.
--Et aimez-vous bien ce monsieur Vyder?...
--Si je l’aime?... dit-elle. Je crois bien, madame! il me raconte de
belles histoires tous les soirs!... Et il m’a donné de belles robes, du
linge, un châle. Mais, c’est que suis nippée comme une princesse, et
je ne porte plus de sabots! Enfin, depuis deux mois, je ne sais plus
ce que c’est que d’avoir faim. Je ne mange plus de pommes de terre! Il
m’apporte des bonbons, des pralines! Oh! que c’est bon, le chocolat
praliné!... Je fais tout ce qu’il veut pour un sac de chocolat! Et
puis, mon gros père Vyder est bien bon, il me soigne si bien, si
gentiment, que ça me fait voir comment aurait dû être ma mère... Il va
prendre une vieille bonne pour me soigner, car il ne veut pas que je
me salisse les mains à faire la cuisine. Depuis un mois, il commence à
gagner pas mal d’argent, il m’apporte trois francs tous les soirs...
que je mets dans une tirelire! Seulement, il ne veut pas que je sorte,
excepté pour venir ici... C’est ça un amour d’homme; aussi, fait-il
de moi ce qu’il veut... Il m’appelle sa petite chatte! et ma mère ne
m’appelait que petite B...., ou bien f.... p.....! voleuse, vermine!
Est-ce que je sais!
--Eh bien! pourquoi, mon enfant, ne ferais-tu pas ton mari du père
Vyder?...
--Mais, c’est fait, madame! dit la jeune fille en regardant la baronne
d’un air plein de fierté, sans rougir, le front pur, les yeux calmes.
Il m’a dit que j’étais sa petite femme, mais c’est bien embêtant d’être
la femme d’un homme!... Allez! sans les pralines!...
--Mon Dieu! se dit à voix basse la baronne, quel est le monstre qui
a pu abuser d’une si complète et si sainte innocence? Remettre cette
enfant dans le bon sentier, n’est-ce pas racheter bien des fautes! Moi
je savais ce que je faisais! se dit-elle en pensant à sa scène avec
Crevel. Elle! elle ignore tout!
--Connaissez-vous monsieur Samanon?... demanda la petite Atala d’un air
câlin.
--Non, ma petite; mais pourquoi me demandes-tu cela?
--Bien vrai? dit l’innocente créature.
--Ne crains rien de madame, Atala!... dit la femme du fumiste, c’est un
ange!
--C’est que mon gros chat a peur d’être trouvé par ce Samanon, il se
cache... et que je voudrais bien qu’il pût être libre...
--Et pourquoi?...
--Dame! il me mènerait à Bobino! peut-être à l’Ambigu!
--Quelle ravissante créature! dit la baronne en embrassant cette petite
fille.
--Êtes-vous riche?... demanda Atala qui jouait avec les manchettes de
la baronne.
--Oui et non, répondit la baronne. Je suis riche pour les bonnes
petites filles comme toi, quand elles veulent se laisser instruire des
devoirs du chrétien par un prêtre, et aller dans le bon chemin.
--Dans quel chemin? dit Atala. Je vais bien sur mes jambes.
--Le chemin de la vertu!
Atala regarda la baronne d’un air matois et rieur.
--Vois madame, elle est heureuse depuis qu’elle est rentrée dans le
sein de l’Église!... dit la baronne en montrant la femme du fumiste. Tu
t’es mariée comme les bêtes s’accouplent.
--Moi! reprit Atala, mais si vous voulez me donner ce que me donne le
père Vyder, je serai bien contente de ne pas me marier. C’est une scie!
savez-vous ce que c’est?...
--Une fois qu’on s’est unie à un homme, comme toi, reprit la baronne,
la vertu veut qu’on lui soit fidèle.
--Jusqu’à ce qu’il meure?... dit Atala d’un air fin, je n’en aurai pas
pour long-temps. Si vous saviez comme le père Vyder tousse et souffle!
Peuh! peuh! fit-elle en imitant le vieillard.
--La vertu, la morale veulent, reprit la baronne, que l’Église qui
représente Dieu, et la mairie qui représente la loi, consacrent votre
mariage. Vois, madame, elle s’est mariée légitimement...
--Est-ce que ça sera plus amusant? demanda l’enfant.
--Tu seras plus heureuse, dit la baronne, car personne ne pourra te
reprocher ce mariage. Tu plairas à Dieu! Demande à madame si elle s’est
mariée sans avoir reçu le sacrement du mariage?
Atala regarda la femme du fumiste.
--Qu’a-t-elle plus que moi? demanda-t-elle. Je suis plus jolie qu’elle.
--Oui, mais je suis une honnête femme, et toi, l’on peut te donner un
vilain nom...
--Comment veux-tu que Dieu te protége, si tu foules aux pieds les lois
divines et humaines? dit la baronne. Sais-tu que Dieu tient en réserve
un paradis pour ceux qui suivent les commandements de son Église?
--Quéqu’il y a dans le paradis? Y a-t-il des spectacles? dit Atala.
--Oh! le paradis, c’est, dit la baronne, toutes les jouissances que tu
peux imaginer. Il est plein d’anges, dont les ailes sont blanches. On
y voit Dieu dans sa gloire, on partage sa puissance, on est heureux à
tout moment et dans l’éternité!...
Atala Judici écoutait la baronne comme elle eût écouté de la musique;
et, la voyant hors d’état de comprendre, Adeline pensa qu’il fallait
prendre une autre voie en s’adressant au vieillard.
--Retourne chez toi, ma petite, et j’irai parler à ce monsieur Vyder.
Est-il Français?...
--Il est Alsacien, madame; mais il sera riche, allez! Si vous vouliez
payer ce qu’il doit à ce vilain Samanon, il vous rendrait votre argent!
car il aura dans quelques mois, dit-il, six mille francs de rente, et
nous irons alors vivre à la campagne, bien loin, dans les Vosges...
Ce mot _les Vosges_ fit tomber la baronne dans une rêverie profonde.
Elle revit son village! La baronne fut tirée de cette douloureuse
méditation par les salutations du fumiste qui venait lui donner les
preuves de sa prospérité.
--Dans un an, madame, je pourrai vous rendre les sommes que vous nous
avez prêtées, car c’est l’argent du bon Dieu! c’est celui des pauvres
et des malheureux! Si je fais fortune, vous puiserez un jour dans notre
bourse, je rendrai par vos mains aux autres le secours que vous nous
avez apporté.
--En ce moment, dit la baronne, je ne vous demande pas d’argent, je
vous demande votre coopération à une bonne œuvre. Je viens de voir
la petite Judici qui vit avec un vieillard, et je veux les marier
religieusement, légalement.
--Ah! le père Vyder! c’est un bien brave et digne homme, il est de bon
conseil. Ce pauvre vieux s’est déjà fait des amis dans le quartier,
depuis deux mois qu’il y est venu. Il me met mes mémoires au net. C’est
un brave colonel, je crois, qui a bien servi l’Empereur... Ah! comme il
aime Napoléon! Il est décoré, mais il ne porte jamais de décorations.
Il attend qu’il se soit refait, car il a des dettes, le pauvre cher
homme!... je crois même qu’il se cache, il est sous le coup des
huissiers...
--Dites que je payerai ses dettes, s’il veut épouser la petite...
--Ah bien! ce sera bientôt fait. Tenez, madame, allons-y... c’est à
deux pas, dans le passage du Soleil!
La baronne et le fumiste sortirent pour aller au passage du Soleil.
--Par ici, madame, dit le fumiste en montrant la rue de la Pépinière.
Le passage du Soleil est en effet au commencement de la rue de la
Pépinière et débouche rue du Rocher. Au milieu de ce passage de
création récente, et dont les boutiques sont d’un prix très-modique,
la baronne aperçut, au-dessus d’un vitrage garni de taffetas vert, à
une hauteur qui ne permettait pas aux passants de jeter des regards
indiscrets: ÉCRIVAIN PUBLIC, et sur la porte:
CABINET D’AFFAIRES.
_Ici l’on rédige les pétitions, on met les mémoires au net, etc.
Discrétion, célérité._
L’intérieur ressemblait à ces bureaux de transit où les omnibus de
Paris font attendre les places de correspondance aux voyageurs. Un
escalier intérieur menait sans doute à l’appartement en entresol
éclairé par la galerie et qui dépendait de la boutique. La baronne
aperçut un bureau de bois blanc noirci, des cartons, et un ignoble
fauteuil acheté d’occasion. Une casquette et un abat-jour en taffetas
vert à fil d’archal tout crasseux annonçaient soit des précautions
prises pour se déguiser, soit une faiblesse d’yeux assez concevable
chez un vieillard.
--Il est là-haut, dit le fumiste, je vais monter le prévenir et le
faire descendre.
La baronne baissa son voile et s’assit. Un pas pesant ébranla le petit
escalier de bois, et Adeline ne put retenir un cri perçant en voyant
son mari, le baron Hulot, en veste grise tricotée, en pantalon de vieux
molleton gris et en pantoufles.
--Que voulez-vous, madame? dit Hulot galamment.
Adeline se leva, saisit Hulot, et lui dit d’une voix brisée par
l’émotion:--Enfin, je te retrouve!...
--Adeline!... s’écria le baron stupéfait qui ferma la porte de la
boutique. Joseph! cria-t-il au fumiste, allez-vous-en par l’allée.
--Mon ami, dit-elle oubliant tout dans l’excès de sa joie, tu peux
revenir au sein de ta famille, nous sommes riches! ton fils a cent
soixante mille francs de rente! ta pension est libre, tu as un arriéré
de quinze mille francs à toucher sur ton simple certificat de vie!
Valérie est morte en te léguant trois cent mille francs. On a bien
oublié ton nom, va! tu peux rentrer dans le monde, et tu trouveras
d’abord chez ton fils une fortune. Viens, notre bonheur sera complet.
Voici bientôt trois ans que je te cherche, et j’espérais si bien te
rencontrer, que tu as un appartement tout prêt à te recevoir. Oh! sors
d’ici, sors de l’affreuse situation où je te vois!
--Je le veux bien, dit le baron étourdi; _mais pourrai-je emmener la
petite_?
--Hector, renonce à elle! fais cela pour ton Adeline qui ne t’a jamais
demandé le moindre sacrifice! je te promets de doter cette enfant, de
la bien marier, de la faire instruire. Qu’il soit dit qu’une de celles
qui t’ont rendu heureux soit heureuse, et ne tombe plus ni dans le
vice, ni dans la fange!
--C’est donc toi, reprit le baron avec un sourire, qui voulais me
marier?... Reste un instant là, dit-il, je vais aller m’habiller
là-haut, où j’ai dans une malle des vêtements convenables...
Quand Adeline fut seule, et qu’elle regarda de nouveaux cette affreuse
boutique, elle fondit en larmes.--Il vivait là, se dit-elle, et nous
sommes dans l’opulence!... Pauvre homme! a-t-il été puni, lui qui était
l’élégance même! Le fumiste vint saluer sa bienfaitrice, qui lui dit de
faire avancer une voiture. Quand le fumiste revint, la baronne le pria
de prendre chez lui la petite Atala Judici, de l’emmener sur-le-champ.
--Vous lui direz, ajouta-t-elle, que si elle veut se mettre sous la
direction de monsieur le curé de la Madeleine, le jour où elle fera sa
première communion je lui donnerai trente mille francs de dot et un bon
mari, quelque brave jeune homme!
--Mon fils aîné, madame! il a vingt-deux ans, et il adore cette enfant!
Le baron descendit en ce moment, il avait les yeux humides.
--Tu me fais quitter, dit-il à l’oreille de sa femme, la seule créature
qui ait approché de l’amour que tu as pour moi! Cette petite fond en
larmes, et je ne puis pas l’abandonner ainsi...
--Sois tranquille, Hector! elle va se trouver au milieu d’une honnête
famille, et je réponds de ses mœurs.
--Ah! je puis te suivre alors, dit le baron en conduisant sa femme à la
citadine.
Hector, redevenu baron d’Ervy, avait mis un pantalon et une redingote
en drap bleu, un gilet blanc, une cravate noire et des gants. Lorsque
la baronne fut assise au fond de la voiture, Atala s’y fourra par un
mouvement de couleuvre.
--Ah! madame, dit-elle, laissez-moi vous accompagner et aller avec
vous... Tenez, je serai bien gentille, bien obéissante, je ferai tout
ce que vous voudrez; mais ne me séparez pas du père Vyder, de mon
bienfaiteur qui me donne de si bonnes choses. Je vais être battue!...
--Allons, Atala, dit le baron, cette dame est ma femme, et il faut nous
quitter...
--Elle! si vieille que ça! répondit l’innocente, et qui tremble comme
une feuille! Oh! c’te tête!
Et elle imita railleusement le tressaillement de la baronne. Le
fumiste, qui courait après la petite Judici, vint à la portière de la
voiture.
--Emportez-la! dit la baronne.
Le fumiste prit Atala dans ses bras et l’emmena chez lui de force.
--Merci de ce sacrifice, mon ami! dit Adeline en prenant la main du
baron et la serrant avec une joie délirante. Es-tu changé! Comme tu
dois avoir souffert! Quelle surprise pour ta fille, pour ton fils!
Adeline parlait comme parlent les amants qui se revoient après une
longue absence, de mille choses à la fois. En dix minutes, le baron
et sa femme arrivèrent rue Louis-le-Grand, où Adeline trouva la lettre
suivante:
«Madame la baronne,
»Monsieur le baron d’Ervy est resté un mois rue de Charonne, sous
le nom de Thorec, anagramme d’Hector. Il est maintenant passage du
Soleil, sous le nom de Vyder. Il se dit Alsacien, fait des écritures,
et vit avec une jeune fille nommée Atala Judici. Prenez bien des
précautions, madame, car on cherche activement le baron, je ne sais
dans quel intérêt.
»La comédienne a tenu sa parole, et se dit, comme toujours,
»Madame la baronne,
»Votre humble servante,
»J. M.»
Le retour du baron excita des transports de joie qui le convertirent
à la vie de famille. Il oublia la petite Atala Judici, car les excès
de la passion l’avaient fait arriver à la mobilité de sensations qui
distingue l’enfance. Le bonheur de la famille fut troublé par le
changement survenu chez le baron. Après avoir quitté ses enfants encore
valide, il revenait presque centenaire, cassé, voûté, la physionomie
dégradée. Un dîner splendide, improvisé par Célestine, rappela les
dîners de la cantatrice au vieillard qui fut étourdi des splendeurs de
sa famille.
--Vous fêtez le retour du père prodigue! dit-il à l’oreille d’Adeline.
--Chut!... tout est oublié, répondit-elle.
--Et Lisbeth? demanda le baron qui ne vit pas la vieille fille.
--Hélas! répondit Hortense, elle est au lit, elle ne se lève plus, et
nous aurons le chagrin de la perdre bientôt. Elle compte te voir après
dîner.
Le lendemain matin, au lever du soleil, Hulot fils fut averti par son
concierge que des soldats de la garde municipale cernaient toute sa
propriété. Des gens de justice cherchaient le baron Hulot. Le garde
du commerce, qui suivait la portière, présenta des jugements en règle
à l’avocat, en lui demandant s’il voulait payer pour son père. Il
s’agissait de dix mille francs de lettres de change souscrites au
profit d’un usurier nommé Samanon, et qui probablement avait donné deux
ou trois mille francs au baron d’Ervy. Hulot fils pria le garde du
commerce de renvoyer son monde, et il paya.--Sera-ce là tout? se dit-il
avec inquiétude.
Lisbeth, déjà bien malheureuse du bonheur qui luisait sur la famille,
ne put soutenir cet événement heureux. Elle empira si bien, qu’elle
fut condamnée par Bianchon à mourir une semaine après, vaincue au
bout de cette longue lutte marquée pour elle par tant de victoires.
Elle garda le secret de sa haine au milieu de l’affreuse agonie d’une
phthisie pulmonaire. Elle eut d’ailleurs la satisfaction suprême de
voir Adeline, Hortense, Hulot, Victorin, Steinbock, Célestine et leurs
enfants tous en larmes autour de son lit, et la regrettant comme
l’ange de la famille. Le baron Hulot, mis à un régime substantiel
qu’il ignorait depuis bientôt trois ans, reprit de la force, et il
se ressembla presque à lui-même. Cette restauration rendit Adeline
heureuse à un tel point que l’intensité de son tressaillement nerveux
diminua.--Elle finira par être heureuse! se dit Lisbeth la veille de
sa mort en voyant l’espèce de vénération que le baron témoignait à sa
femme dont les souffrances lui avaient été racontées par Hortense et
par Victorin. Ce sentiment hâta la fin de la cousine Bette, dont le
convoi fut mené par toute une famille en larmes.
Le baron et la baronne Hulot, se voyant arrivés à l’âge du repos
absolu, donnèrent au comte et à la comtesse Steinbock les magnifiques
appartements du premier étage, et se logèrent au second. Le baron,
par les soins de son fils, obtint une place dans un chemin de fer, au
commencement de l’année 1845, avec six mille francs d’appointements,
qui, joints aux six mille francs de pension de sa retraite et à la
fortune léguée par madame Crevel, lui composèrent vingt-quatre mille
francs de rente. Hortense, ayant été séparée de biens avec son mari
pendant les trois années de brouille, Victorin n’hésita plus à placer
au nom de sa sœur les deux cent mille francs du fidéicommis, et il fit
à Hortense une pension de douze mille francs. Wenceslas, mari d’une
femme riche, ne lui faisait aucune infidélité; mais il flânait, sans
pouvoir se résoudre à entreprendre une œuvre, si petite qu’elle fût.
Redevenu artiste _in partibus_, il avait beaucoup de succès dans les
salons, il était consulté par beaucoup d’amateurs; enfin il passa
critique, comme tous les impuissants qui mentent à leurs débuts. Chacun
de ces ménages jouissait donc d’une fortune particulière, quoique
vivant en famille. Éclairée par tant de malheurs, la baronne laissait à
son fils le soin de gérer les affaires, et réduisait ainsi le baron à
ses appointements, espérant que l’exiguïté de ce revenu l’empêcherait
de retomber dans ses anciennes erreurs. Mais, par un bonheur étrange,
et sur lequel ni la mère ni le fils ne comptaient, le baron semblait
avoir renoncé au beau sexe. Sa tranquillité, mise sur le compte de la
nature, avait fini par tellement rassurer la famille, qu’on jouissait
entièrement de l’amabilité revenue et des charmantes qualités du
baron d’Ervy. Plein d’attention pour sa femme et pour ses enfants,
il les accompagnait au spectacle, dans le monde où il reparut, et il
faisait avec une grâce exquise les honneurs du salon de son fils.
Enfin, ce père prodigue reconquis donnait la plus grande satisfaction
à sa famille. C’était un agréable vieillard, complétement détruit,
mais spirituel, n’ayant gardé de son vice que ce qui pouvait en faire
une vertu sociale. On arriva naturellement à une sécurité complète.
Les enfants et la baronne portaient aux nues le père de famille, en
oubliant la mort des deux oncles! La vie ne va pas sans de grands
oublis!
Madame Victorin, qui menait avec un grand talent de ménagère, dû
d’ailleurs aux leçons de Lisbeth, cette maison énorme, avait été
forcée de prendre un cuisinier. Le cuisinier rendit nécessaire
une fille de cuisine. Les filles de cuisine sont aujourd’hui des
créatures ambitieuses, occupées à surprendre les secrets du chef,
et qui deviennent des cuisinières dès qu’elles savent faire tourner
les sauces. Donc on change très-souvent de filles de cuisine. Au
commencement du mois de décembre 1845, Célestine prit pour fille de
cuisine, une grosse Normande d’Isigny, à taille courte, à bons bras
rouges, munie d’un visage commun, bête comme une pièce de circonstance,
et qui se décida difficilement à quitter le bonnet de coton classique
dont se coiffent les filles de la Basse-Normandie. Cette fille,
douée d’un embonpoint de nourrice, semblait près de faire éclater
la cotonnade dont elle entourait son corsage. On eût dit que sa
figure rougeaude avait été taillée dans du caillou, tant les jaunes
contours en étaient fermes. On ne fit naturellement aucune attention
dans la maison, à l’entrée de cette fille appelée Agathe, la vraie
fille délurée que la province envoie journellement à Paris. Agathe
tenta médiocrement le cuisinier, tant elle était grossière dans son
langage, car elle avait servi les rouliers, elle sortait d’une auberge
de faubourg, et au lieu de faire la conquête du chef et d’obtenir de
lui qu’il lui montrât le grand art de la cuisine, elle fut l’objet
de son mépris. Le cuisinier courtisait Louise, la femme de chambre de
la comtesse Steinbock. Aussi la Normande, se voyant maltraitée, se
plaignit-elle de son sort; elle était toujours envoyée dehors, sous un
prétexte quelconque, quand le chef finissait un plat ou parachevait une
sauce.--Décidément, je n’ai pas de chance, disait-elle, j’irai dans une
autre maison. Néanmoins, elle resta, quoiqu’elle eût demandé déjà deux
fois à sortir.
Une nuit, Adeline, réveillée par un bruit étrange, ne trouva plus
Hector dans le lit qu’il occupait auprès du sien, car ils couchaient
dans des lits jumeaux, ainsi qu’il convient à des vieillards. Elle
attendit une heure sans voir revenir le baron. Prise de peur, croyant à
une catastrophe tragique, à l’apoplexie, elle monta d’abord à l’étage
supérieur occupé par les mansardes où couchaient les domestiques,
et fut attirée vers la chambre d’Agathe, autant par la vive lumière
qui sortait par la porte, entrebâillée, que par le murmure de deux
voix. Elle s’arrêta tout épouvantée en reconnaissant la voix du
baron, qui, séduit par les charmes d’Agathe, en était arrivé par la
résistance calculée de cette atroce maritorne, à lui dire ces odieuses
paroles:--Ma femme n’a pas long-temps à vivre, et si tu veux tu pourras
être baronne. Adeline jeta un cri, laissa tomber son bougeoir et
s’enfuit.
Trois jours après, la baronne, administrée la veille, était à l’agonie
et se voyait entourée de sa famille en larmes. Un moment avant
d’expirer, elle prit la main de son mari, la pressa et lui dit à
l’oreille:--Mon ami, je n’avais plus que ma vie à te donner: dans un
moment tu seras libre, et tu pourras faire une baronne Hulot.
Et l’on vit, ce qui doit être rare, des larmes sortir des yeux d’une
morte. La férocité du Vice avait vaincu la patience de l’ange, à qui,
sur le bord de l’Éternité, il échappa le seul mot de reproche qu’elle
eût fait entendre de toute sa vie.
Le baron Hulot quitta Paris trois jours après l’enterrement de sa
femme. Onze mois après, Victorin apprit indirectement le mariage de son
père avec mademoiselle Agathe Piquetard, qui s’était célébré à Isigny,
le premier février mil huit cent quarante-six.
--Les ancêtres peuvent s’opposer au mariage de leurs enfants, mais les
enfants ne peuvent pas empêcher les folies des ancêtres en enfance, dit
maître Hulot à maître Popinot, le second fils de l’ancien ministre du
commerce, qui lui parlait de ce mariage.
DEUXIÈME ÉPISODE.
LE COUSIN PONS.
Vers trois heures de l’après-midi, dans le mois d’octobre de l’année
1844, un homme âgé d’une soixantaine d’années, mais à qui tout le
monde eût donné plus que cet âge, allait le long du boulevard des
Italiens, le nez à la piste, les lèvres papelardes, comme un négociant
qui vient de conclure une excellente affaire, ou comme un garçon
content de lui-même au sortir d’un boudoir. C’est à Paris la plus
grande expression connue de la satisfaction personnelle chez l’homme.
En apercevant de loin ce vieillard, les personnes qui sont là tous
les jours assises sur des chaises, livrées au plaisir d’analyser les
passants, laissaient toutes poindre dans leurs physionomies ce sourire
particulier aux gens de Paris, et qui dit tant de choses ironiques,
moqueuses ou compatissantes, mais qui, pour animer le visage du
Parisien, blasé sur tous les spectacles possibles, exigent de hautes
curiosités vivantes. Un mot fera comprendre et la valeur archéologique
de ce bonhomme et la raison du sourire qui se répétait comme un écho
dans tous les yeux. On demandait à Hyacinthe, un acteur célèbre par
ses saillies, où il faisait faire les chapeaux à la vue desquels la
salle pouffe de rire: «--Je ne les fais point faire, je les garde!»
répondit-il. Eh bien! il se rencontre dans le million d’acteurs qui
composent la grande troupe de Paris, des Hyacinthes sans le savoir qui
gardent sur eux tous les ridicules d’un temps, et qui vous apparaissent
comme la personnification de toute une époque pour vous arracher une
bouffée de gaieté quand vous vous promenez en dévorant quelque chagrin
amer causé par la trahison d’un ex-ami.
En conservant dans quelques détails de sa mise une fidélité _quand
même_ aux modes de l’an 1806, ce passant rappelait l’Empire sans
être par trop caricature. Pour les observateurs, cette finesse rend
ces sortes d’évocations extrêmement précieuses. Mais cet ensemble de
petites choses voulait l’attention analytique dont sont doués les
connaisseurs en flânerie; et, pour exciter le rire à distance, le
passant devait offrir une de ces énormités à crever les yeux, comme on
dit, et que les acteurs recherchent pour assurer le succès de leurs
_entrées_. Ce vieillard, sec et maigre, portait un spencer couleur
noisette sur un habit verdâtre à boutons de métal blanc!... Un homme
en spencer, en 1844, c’est, voyez-vous, comme si Napoléon eût daigné
ressusciter pour deux heures.
Le spencer fut inventé, comme son nom l’indique, par un lord sans doute
vain de sa jolie taille. Avant la paix d’Amiens, cet Anglais avait
résolu le problème de couvrir le buste sans assommer le corps par le
poids de cet affreux carrick qui finit aujourd’hui sur le dos des vieux
cochers de fiacre; mais comme les fines tailles sont en minorité, la
mode du spencer pour homme n’eut en France qu’un succès passager,
quoique ce fût une invention anglaise. A la vue du spencer, les gens de
quarante à cinquante ans revêtaient par la pensée ce monsieur de bottes
à revers, d’une culotte de casimir vert-pistache à nœud de rubans, et
se revoyaient dans le costume de leur jeunesse! Les vieilles femmes se
remémoraient leurs conquêtes! Quant aux jeunes gens, ils se demandaient
pourquoi ce vieil Alcibiade avait coupé la queue à son paletot. Tout
concordait si bien à ce spencer que vous n’eussiez pas hésité à nommer
ce passant un homme-Empire, comme on dit un meuble-Empire; mais il ne
symbolisait l’Empire que pour ceux à qui cette magnifique et grandiose
époque est connue, au moins _de visu_; car il exigeait une certaine
fidélité de souvenirs quant aux modes. L’Empire est déjà si loin de
nous, que tout le monde ne peut pas se le figurer dans sa réalité
gallo-grecque.
Le chapeau mis en arrière découvrait presque tout le front avec
cette espèce de crânerie par laquelle les administrateurs et les
pékins essayèrent alors de répondre à celle des militaires. C’était
d’ailleurs un horrible chapeau de soie à quatorze francs, aux bords
intérieurs duquel de hautes et larges oreilles imprimaient des marques
blanchâtres, vainement combattues par la brosse. Le tissu de soie mal
appliqué, comme toujours, sur le carton de la forme, se plissait en
quelques endroits, et semblait être attaqué de la lèpre, en dépit de la
main qui le pansait tous les matins.
Sous ce chapeau, qui paraissait près de tomber, s’étendait une de
ces figures falotes et drôlatiques comme les Chinois seuls en savent
inventer pour leurs magots. Ce vaste visage percé comme une écumoire,
où les trous produisaient des ombres, et refouillé comme un masque
romain, démentait toutes les lois de l’anatomie. Le regard n’y sentait
point de charpente. Là où le dessin voulait des os, la chair offrait
des méplats gélatineux, et là où les figures présentent ordinairement
des creux, celle-là se contournait en bosses flasques. Cette face
grotesque, écrasée en forme de potiron, attristée par des yeux gris
surmontés de deux lignes rouges au lieu de sourcils, était commandée
par un nez à la Don Quichotte, comme une plaine est dominée par un bloc
erratique. Ce nez exprime, ainsi que Cervantes avait dû le remarquer,
une disposition native à ce dévouement aux grandes choses qui dégénère
en duperie. Cette laideur, poussée tout au comique, n’excitait
cependant point le rire. La mélancolie excessive qui débordait par les
yeux pâles de ce pauvre homme atteignait le moqueur et lui glaçait la
plaisanterie sur les lèvres. On pensait aussitôt que la nature avait
interdit à ce bonhomme d’exprimer la tendresse, sous peine de faire
rire une femme ou de l’affliger. Le Français se tait devant ce malheur,
qui lui paraît le plus cruel de tous les malheurs: ne pouvoir plaire!
Cet homme si disgracié par la nature était mis comme le sont les
pauvres de la bonne compagnie, à qui les riches essaient assez souvent
de ressembler. Il portait des souliers cachés par des guêtres, faites
sur le modèle de celles de la garde impériale, et qui lui permettaient
sans doute de garder les mêmes chaussettes pendant un certain temps.
Son pantalon en drap noir présentait des reflets rougeâtres, et sur
les plis des lignes blanches ou luisantes qui, non moins que la
façon, assignaient à trois ans la date de l’acquisition. L’ampleur
de ce vêtement déguisait assez mal une maigreur provenue plutôt de
la constitution que d’un régime pythagoricien; car le bonhomme, doué
d’une bouche sensuelle à lèvres lippues, montrait en souriant des
dents blanches dignes d’un requin. Le gilet à châle, également en drap
noir, mais doublé d’un gilet blanc sous lequel brillait en troisième
ligne le bord d’un tricot rouge, vous remettait en mémoire les cinq
gilets de Garat. Une énorme cravate en mousseline blanche dont le nœud
prétentieux avait été cherché par un Beau pour charmer les _femmes
charmantes_ de 1809, dépassait si bien le menton que la figure semblait
s’y plonger comme dans un abîme. Un cordon de soie tressée, jouant les
cheveux, traversait la chemise et protégeait la montre contre un vol
improbable. L’habit verdâtre, d’une propreté remarquable, comptait
quelque trois ans de plus que le pantalon; mais le collet en velours
noir et les boutons en métal blanc récemment renouvelés trahissaient
les soins domestiques poussés jusqu’à la minutie.
Cette manière de retenir le chapeau par l’occiput, le triple gilet,
l’immense cravate où plongeait le menton, les guêtres, les boutons de
métal sur l’habit verdâtre, tous ces vestiges des modes impériales
s’harmoniaient aux parfums arriérés de la coquetterie des Incroyables,
à je ne sais quoi de menu dans les plis, de correct et de sec dans
l’ensemble, qui sentait l’école de David, qui rappelait les meubles
grêles de Jacob. On reconnaissait d’ailleurs à la première vue un
homme bien élevé en proie à quelque vice secret, ou l’un de ces petits
rentiers dont toutes les dépenses sont si nettement déterminées par
la médiocrité du revenu, qu’une vitre cassée, un habit déchiré, ou la
peste philanthropique d’une quête, suppriment leurs menus plaisirs
pendant un mois. Si vous eussiez été là, vous vous seriez demandé
pourquoi le sourire animait cette figure grotesque dont l’expression
habituelle devait être triste et froide, comme celle de tous ceux
qui luttent obscurément pour obtenir les triviales nécessités de
l’existence. Mais en remarquant la précaution maternelle avec laquelle
ce vieillard singulier tenait de sa main droite un objet évidemment
précieux, sous les deux basques gauches de son double habit, pour le
garantir des chocs imprévus; en lui voyant surtout l’air affairé que
prennent les oisifs chargés d’une commission, vous l’auriez soupçonné
d’avoir retrouvé quelque chose d’équivalent au bichon d’une marquise
et de l’apporter triomphalement, avec la galanterie empressée d’un
homme-Empire, à la charmante femme de soixante ans qui n’a pas encore
su renoncer à la visite journalière de son _attentif_. Paris est la
seule ville du monde où vous rencontriez de pareils spectacles, qui
font de ses boulevards un drame continu joué gratis par les Français,
au profit de l’Art.
D’après le galbe de cet homme osseux, et malgré son hardi spencer,
vous l’eussiez difficilement classé parmi les artistes parisiens,
nature de convention dont le privilége, assez semblable à celui du
gamin de Paris, est de réveiller dans les imaginations bourgeoises
les jovialités les plus mirobolantes, puisqu’on a remis en honneur ce
vieux mot drôlatique. Ce passant était pourtant un grand prix, l’auteur
de la première cantate couronnée à l’Institut, lors du rétablissement
de l’Académie de Rome, enfin monsieur Sylvain Pons!... l’auteur de
célèbres romances roucoulées par nos mères, de deux ou trois opéras
joués en 1815 et 1816, puis de quelques partitions inédites. Ce digne
homme finissait chef d’orchestre à un théâtre des boulevards. Il
était, grâce à sa figure, professeur dans quelques pensionnats de
demoiselles, et n’avait pas d’autres revenus que ses appointements et
ses cachets. Courir le cachet à cet âge!... Combien de mystères dans
cette situation peu romanesque!
Ce dernier porte-spencer portait donc sur lui plus que les symboles
de l’Empire, il portait encore un grand enseignement écrit sur ses
trois gilets. Il montrait gratis une des nombreuses victimes du fatal
et funeste système nommé Concours qui règne encore en France après
cent ans de pratique sans résultat. Cette presse des intelligences
fut inventée par Poisson de Marigny, le frère de madame de Pompadour,
nommé, vers 1746, directeur des Beaux-Arts. Or, tâchez de compter sur
vos doigts les gens de génie fournis depuis un siècle par les lauréats?
D’abord, jamais aucun effort administratif ou scolaire ne remplacera
les miracles du hasard auquel on doit les grands hommes. C’est, entre
tous les mystères de la génération, le plus inaccessible à notre
ambitieuse analyse moderne. Puis, que penseriez-vous des Égyptiens qui,
dit-on, inventèrent des fours pour faire éclore des poulets, s’ils
n’eussent point immédiatement donné la becquée à ces mêmes poulets?
Ainsi se comporte cependant la France qui tâche de produire des
artistes par la serre-chaude du Concours; et, une fois le statuaire,
le peintre, le graveur, le musicien obtenus par ce procédé mécanique,
elle ne s’en inquiète pas plus que le dandy ne se soucie le soir des
fleurs qu’il a mises à sa boutonnière. Il se trouve que l’homme de
talent est Greuze ou Watteau, Félicien David ou Pagnest, Géricault ou
Decamps, Auber ou David d’Angers, Eugène Delacroix ou Meissonier, gens
peu soucieux des grands prix et poussés en pleine terre sous les rayons
de ce soleil invisible, nommé la Vocation.
Envoyé par l’État à Rome, pour devenir un grand musicien, Sylvain Pons
en avait rapporté le goût des antiquités et des belles choses d’art.
Il se connaissait admirablement en tous ces travaux, chefs-d’œuvre de
la main et de la Pensée, compris depuis peu dans ce mot populaire,
le Bric-à-Brac. Cet enfant d’Euterpe revint donc à Paris, vers 1810,
collectionneur féroce, chargé de tableaux, de statuettes, de cadres, de
sculptures en ivoire, en bois, d’émaux, porcelaines, etc., qui, pendant
son séjour académique à Rome, avaient absorbé la plus grande partie
de l’héritage paternel, autant par les frais de transport que par les
prix d’acquisition. Il avait employé de la même manière la succession
de sa mère durant le voyage qu’il fit en Italie, après ces trois ans
officiels passés à Rome. Il voulut visiter à loisir Venise, Milan,
Florence, Bologne, Naples, séjournant dans chaque ville en rêveur, en
philosophe, avec l’insouciance de l’artiste qui, pour vivre, compte sur
son talent, comme les filles de joie comptent sur leur beauté. Pons fut
heureux pendant ce splendide voyage autant que pouvait l’être un homme
plein d’âme et de délicatesse, à qui sa laideur interdisait _des succès
auprès des femmes_, selon la phrase consacrée en 1809, et qui trouvait
les choses de la vie toujours au-dessous du type idéal qu’il s’en était
créé; mais il avait pris son parti sur cette discordance entre le son
de son âme et les réalités. Ce sentiment du beau, conservé pur et vif
dans son cœur, fut sans doute le principe des mélodies ingénieuses,
fines, pleines de grâce qui lui valurent une réputation de 1810 à 1814.
Toute réputation qui se fonde en France sur la vogue, sur la mode, sur
les folies éphémères de Paris, produit des Pons. Il n’est pas de pays
où l’on soit si sévère pour les grandes choses, et si dédaigneusement
indulgent pour les petites. Bientôt noyé dans les flots d’harmonie
allemande, et dans la production rossinienne, si Pons fut encore, en
1824, un musicien agréable et connu par quelques dernières romances,
jugez de ce qu’il pouvait être en 1831! Aussi, en 1844, l’année où
commença le seul drame de cette vie obscure, Sylvain Pons avait-il
atteint à la valeur d’une croche antédiluvienne; les marchands de
musique ignoraient complétement son existence, quoiqu’il fît à des prix
médiocres la musique de quelques pièces à son théâtre et aux théâtres
voisins.
Ce bonhomme rendait d’ailleurs justice aux fameux maîtres de notre
époque; une belle exécution de quelques morceaux d’élite le faisait
pleurer; mais sa religion n’arrivait pas à ce point où elle frise
la manie, comme chez les Kreisler d’Hoffmann; il n’en laissait rien
paraître, il jouissait en lui-même à la façon des _Hatchischins_ ou
des Tériaskis. Le génie de l’admiration, de la compréhension, la
seule faculté par laquelle un homme ordinaire devient le frère d’un
grand poëte, est si rare à Paris, où toutes les idées ressemblent à
des voyageurs passant dans une hôtellerie, que l’on doit accorder
à Pons une respectueuse estime. Le fait de l’insuccès du bonhomme
peut sembler exorbitant, mais il avouait naïvement sa faiblesse
relativement à l’harmonie: il avait négligé l’étude du Contrepoint; et
l’orchestration moderne, grandie outre mesure, lui parut inabordable
au moment où, par de nouvelles études, il aurait pu se maintenir parmi
les compositeurs modernes, devenir, non pas Rossini, mais Hérold.
Enfin, il trouva dans les plaisirs du collectionneur de si vives
compensations à la faillite de la gloire, que s’il lui eût fallu
choisir entre la possession de ses curiosités et le nom de Rossini, le
croirait-on? Pons aurait opté pour son cher cabinet. Le vieux musicien
pratiquait l’axiome de Chenavard, le savant collectionneur de gravures
précieuses, qui prétend qu’on ne peut avoir de plaisir à regarder un
Ruysdaël, un Hobbéma, un Holbein, un Raphaël, un Murillo, un Greuze,
un Sébastien del Piombo, un Giorgione, un Albert Durer, qu’autant
que le tableau n’a coûté que cinquante francs. Pons n’admettait pas
d’acquisition au-dessus de cent francs; et, pour qu’il payât un objet
cinquante francs, cet objet devait en valoir trois mille. La plus
belle chose du monde, qui coûtait trois cents francs, n’existait plus
pour lui. Rares avaient été les occasions, mais il possédait les trois
éléments du succès: les jambes du cerf, le temps des flâneurs et la
patience de l’israélite.
Ce système, pratiqué pendant quarante ans, à Rome comme à Paris, avait
porté ses fruits. Après avoir dépensé, depuis son retour de Rome,
environ deux mille francs par an, Pons cachait à tous les regards une
collection de chefs-d’œuvre en tout genre dont le catalogue atteignait
au fabuleux numéro 1907. De 1811 à 1816, pendant ses courses à travers
Paris, il avait trouvé pour dix francs ce qui se paye aujourd’hui mille
à douze cents francs. C’était des tableaux triés dans les quarante-cinq
mille tableaux qui s’exposent par an dans les ventes parisiennes; des
porcelaines de Sèvres, pâte tendre, achetées chez les Auvergnats, ces
satellites de la Bande-Noire, qui ramenaient sur des charrettes les
merveilles de la France-Pompadour. Enfin, il avait ramassé les débris
du dix-septième et du dix-huitième siècle, en rendant justice aux
gens d’esprit et de génie de l’école française, ces grands inconnus,
les Lepautre, les Lavallée-Poussin, etc., qui ont créé le genre Louis
XV, le genre Louis XVI, et dont les œuvres défraient aujourd’hui les
prétendues inventions de nos artistes, incessamment courbés sur les
trésors du Cabinet des Estampes pour faire du nouveau en faisant
d’adroits pastiches. Pons devait beaucoup de morceaux à ces échanges,
bonheur ineffable des collectionneurs! Le plaisir d’acheter des
curiosités n’est que le second, le premier c’est de les brocanter. Le
premier, Pons avait collectionné les tabatières et les miniatures. Sans
célébrité dans la Bricabraquologie, car il ne hantait pas les ventes,
il ne se montrait pas chez les illustres marchands, Pons ignorait la
valeur vénale de son trésor.
Feu Dusommerard avait bien essayé de se lier avec le musicien; mais le
prince du Bric-à-Brac mourut sans avoir pu pénétrer dans le musée Pons,
le seul qui pût être comparé à la célèbre collection Sauvageot. Entre
Pons et monsieur Sauvageot, il se rencontrait quelques ressemblances.
Monsieur Sauvageot, musicien comme Pons, sans grande fortune aussi, a
procédé de la même manière, par les mêmes moyens, avec le même amour
de l’art, avec la même haine contre ces illustres riches qui se font
des cabinets pour faire une habile concurrence aux marchands. De même
que son rival, son émule, son antagoniste pour toutes ces œuvres de
la Main, pour ces prodiges du travail, Pons se sentait au cœur une
avarice insatiable, l’amour de l’amant pour une belle maîtresse, et la
_revente_, dans les salles de la rue des Jeûneurs, aux coups de marteau
des commissaires priseurs, lui semblait un crime de lèse Bric-à-Brac.
Il possédait son musée pour en jouir à toute heure, car les âmes créées
pour admirer les grandes œuvres, ont la faculté sublime des vrais
amants; ils éprouvent autant de plaisir aujourd’hui qu’hier, ils ne
se lassent jamais, et les chefs-d’œuvre sont, heureusement, toujours
jeunes. Aussi l’objet tenu si paternellement devait-il être une de ces
trouvailles que l’on emporte, avec quel amour! amateurs, vous le savez!
Aux premiers contours de cette esquisse biographique, tout le monde va
s’écrier: «--Voilà, malgré sa laideur, l’homme le plus heureux de la
terre!» En effet, aucun ennui, aucun spleen ne résiste au moxa qu’on
se pose à l’âme en se donnant une manie. Vous tous qui ne pouvez plus
boire à ce que, dans tous les temps, on a nommé _la coupe du plaisir_,
prenez à tâche de collectionner quoi que ce soit (on a collectionné
des affiches!), et vous retrouverez le lingot du bonheur en petite
monnaie. Une manie, c’est le plaisir passé à l’état d’idée! Néanmoins,
n’enviez pas le bonhomme Pons, ce sentiment reposerait, comme tous les
mouvements de ce genre, sur une erreur.
Cet homme, plein de délicatesse, dont l’âme vivait par une admiration
infatigable pour la magnificence du Travail humain, cette belle lutte
avec les travaux de la nature, était l’esclave de celui des sept
péchés capitaux que Dieu doit punir le moins sévèrement: Pons était
gourmand. Son peu de fortune et sa passion pour le Bric-à-Brac lui
commandaient un régime diététique tellement en horreur avec sa _gueule
fine_, que le célibataire avait tout d’abord tranché la question en
allant dîner tous les jours en ville. Or, sous l’Empire, on eut bien
plus que de nos jours un culte pour les gens célèbres, peut-être à
cause de leur petit nombre et de leur peu de prétentions politiques.
On devenait poëte, écrivain, musicien à si peu de frais! Pons, regardé
comme le rival probable des Nicolo, des Paër et des Berton, reçut alors
tant d’invitations, qu’il fut obligé de les écrire sur un agenda, comme
les avocats écrivent leurs causes. Se comportant d’ailleurs en artiste,
il offrait des exemplaires de ses romances à tous ses amphitryons, il
_touchait le forté_ chez eux, il leur apportait des loges à Feydeau,
théâtre pour lequel il travaillait; il y organisait des concerts; il
jouait même quelquefois du violon chez ses parents en improvisant
un petit bal. Les plus beaux hommes de la France échangeaient en ce
temps-là des coups de sabre avec les plus beaux hommes de la coalition;
la laideur de Pons s’appela donc _originalité_, d’après la grande loi
promulguée par Molière dans le fameux couplet d’Eliante. Quand il avait
rendu quelque service à quelque _belle dame_, il s’entendit appeler
quelquefois un homme charmant, mais son bonheur n’alla jamais plus loin
que cette parole.
Pendant cette période, qui dura six ans environ, de 1810 à 1816, Pons
contracta la funeste habitude de bien dîner, de voir les personnes qui
l’invitaient se mettant en frais, se procurant des primeurs, débouchant
leurs meilleurs vins, soignant le dessert, le café, les liqueurs, et le
traitant de leur mieux, comme on traitait sous l’Empire, où beaucoup de
maisons imitaient les splendeurs des rois, des reines, des princes dont
regorgeait Paris. On jouait beaucoup alors à la royauté, comme on joue
aujourd’hui à la Chambre en créant une foule de Sociétés à présidents,
vice-présidents et secrétaires; Société linière, vinicole, séricicole,
agricole, de l’industrie, etc. On est arrivé jusqu’à chercher des
plaies sociales pour constituer les guérisseurs en société! Un estomac
dont l’éducation se fait ainsi, réagit nécessairement sur le moral et
le corrompt en raison de la haute sapience culinaire qu’il acquiert.
La Volupté, tapie dans tous les plis du cœur, y parle en souveraine,
elle bat en brèche la volonté, l’honneur, elle veut à tout prix sa
satisfaction. On n’a jamais peint les exigences de la Gueule, elles
échappent à la critique littéraire par la nécessité de vivre; mais
on ne se figure pas le nombre des gens que la Table a ruinés. La
Table est, à Paris, sous ce rapport, l’émule de la courtisane; c’est,
d’ailleurs, la Recette dont celle-ci est la Dépense. Lorsque, d’invité
perpétuel, Pons arriva, par sa décadence comme artiste, à l’état de
pique-assiette, il lui fut impossible de passer de ces tables si
bien servies au brouet lacédémonien d’un restaurant à quarante sous.
Hélas! il lui prit des frissons en pensant que son indépendance tenait
à de si grands sacrifices, et il se sentit capable des plus grandes
lâchetés pour continuer à bien vivre, à savourer toutes les primeurs
à leur date, enfin à _gobichonner_ (mot populaire, mais expressif)
de bons petits plats soignés. Oiseau picoreur, s’enfuyant le gosier
plein, et gazouillant un air pour tout remercîment, Pons éprouvait
d’ailleurs un certain plaisir à bien vivre aux dépens de la société
qui lui demandait, quoi? de la monnaie de singe. Habitué, comme tous
les célibataires qui ont le chez soi en horreur et qui vivent chez
les autres, à ces formules, à ces grimaces sociales par lesquelles on
remplace les sentiments dans le monde, il se servait des compliments
comme de menue monnaie; et, à l’égard des personnes, il se contentait
des étiquettes sans plonger une main curieuse dans les sacs.
Cette phase assez supportable dura dix autres années; mais quelles
années! Ce fut un automne pluvieux. Pendant tout ce temps, Pons se
maintint gratuitement à table, en se rendant nécessaire dans toutes les
maisons où il allait. Il entra dans une voie fatale en s’acquittant
d’une multitude de commissions, en remplaçant les portiers et les
domestiques dans mainte et mainte occasion. Préposé de bien des achats,
il devint l’espion honnête et innocent détaché d’une famille dans une
autre; mais on ne lui sut aucun gré de tant de courses et de tant de
lâchetés.--Pons est un garçon, disait-on, il ne sait que faire de son
temps, il est trop heureux de trotter pour nous... Que deviendrait-il?
Bientôt se déclara la froideur que le vieillard répand autour de lui.
Cette bise se communique, elle produit son effet dans la température
morale, surtout lorsque le vieillard est laid et pauvre. N’est-ce pas
être trois fois vieillard? Ce fut l’hiver de la vie, l’hiver au nez
rouge, aux joues hâves, avec toutes sortes d’onglées!
De 1836 à 1843, Pons se vit invité rarement. Loin de rechercher le
parasite, chaque famille l’acceptait comme on accepte un impôt; on
ne lui tenait plus compte de rien, pas même de ses services réels.
Les familles où le bonhomme accomplissait ses évolutions, toutes
sans respect pour les arts, en adoration devant les résultats, ne
prisaient que ce qu’elles avaient conquis depuis 1830: des fortunes
ou des positions sociales éminentes. Or, Pons n’ayant pas assez de
hauteur dans l’esprit ni dans les manières pour imprimer la crainte
que l’esprit ou le génie cause au bourgeois, avait naturellement fini
par devenir moins que rien, sans être néanmoins tout à fait méprisé.
Quoiqu’il éprouvât dans ce monde de vives souffrances, comme tous les
gens timides, il les taisait. Puis, il s’était habitué par degrés à
comprimer ses sentiments, à se faire de son cœur un sanctuaire où il se
retirait. Ce phénomène, beaucoup de gens superficiels le traduisent par
le mot égoïsme. La ressemblance est assez grande entre le solitaire et
l’égoïste pour que les médisants paraissent avoir raison contre l’homme
de cœur, surtout à Paris, où personne dans le monde n’observe, où tout
est rapide comme le flot, où tout passe comme un ministère!
Le cousin Pons succomba donc sous un acte d’accusation d’égoïsme porté
en arrière contre lui, car le monde finit toujours par condamner ceux
qu’il accuse. Sait-on combien une défaveur imméritée accable les
gens timides? Qui peindra jamais les malheurs de la Timidité! Cette
situation, qui s’aggravait de jour en jour davantage, explique la
tristesse empreinte sur le visage de ce pauvre musicien, qui vivait
de capitulations infâmes. Mais les lâchetés que toute passion exige
sont autant de liens; plus la passion en demande, plus elle vous
attache; elle fait de tous les sacrifices comme un idéal trésor négatif
où l’homme voit d’immenses richesses. Après avoir reçu le regard
insolemment protecteur d’un bourgeois roide de bêtise, Pons dégustait
comme une vengeance le verre de vin de Porto, la caille au gratin qu’il
avait commencé de savourer, se disant à lui-même:--Ce n’est pas trop
payé!
Aux yeux du moraliste, il se rencontrait cependant en cette vie des
circonstances atténuantes. En effet, l’homme n’existe que par une
satisfaction quelconque. Un homme sans passion, le juste parfait, est
un monstre, un demi-ange qui n’a pas encore ses ailes. Les anges n’ont
que des têtes dans la mythologie catholique. Sur terre, le juste, c’est
l’ennuyeux Grandisson, pour qui la Vénus des carrefours elle-même se
trouverait sans sexe. Or, excepté les rares et vulgaires aventures
de son voyage en Italie, où le climat fut sans doute la raison de ses
succès, Pons n’avait jamais vu de femmes lui sourire. Beaucoup d’hommes
ont cette fatale destinée. Pons était monstre-né; son père et sa mère
l’avaient obtenu dans leur vieillesse, et il portait les stigmates de
cette naissance hors de saison sur son teint cadavéreux qui semblait
avoir été contracté dans le bocal d’esprit-de-vin où la science
conserve certains fœtus extraordinaires. Cet artiste, doué d’une âme
tendre, rêveuse, délicate, forcé d’accepter le caractère que lui
imposait sa figure, désespéra d’être jamais aimé. Le célibat fut donc
chez lui moins un goût qu’une nécessité. La gourmandise, le péché des
moines vertueux, lui tendit les bras; il s’y précipita comme il s’était
précipité dans l’adoration des œuvres d’art et dans son culte pour la
musique. La bonne chère et le Bric-à-Brac furent pour lui la monnaie
d’une femme; car la musique était son état, et trouvez un homme qui
aime l’état dont il vit? A la longue, il en est d’une profession comme
du mariage, on n’en sent plus que les inconvénients.
Brillat-Savarin a justifié par parti pris les goûts des gastronomes;
mais peut-être n’a-t-il pas assez insisté sur le plaisir réel que
l’homme trouve à table. La digestion, en employant les forces humaines,
constitue un combat intérieur qui, chez les gastrolâtres, équivaut aux
plus hautes jouissances de l’amour. On sent un si vaste déploiement
de la capacité vitale, que le cerveau s’annule au profit du second
cerveau, placé dans le diaphragme, et l’ivresse arrive par l’inertie
même de toutes les facultés. Les boas gorgés d’un taureau sont si bien
ivres qu’ils se laissent tuer. Passé quarante ans, quel homme ose
travailler après son dîner?... Aussi tous les grands hommes ont-ils été
sobres. Les malades en convalescence d’une maladie grave, à qui l’on
mesure si chichement une nourriture choisie, ont pu souvent observer
l’espèce de griserie gastrique causée par une seule aile de poulet.
Le sage Pons, dont toutes les jouissances étaient concentrées dans
le jeu de son estomac, se trouvait toujours dans la situation de ces
convalescents: il demandait à la bonne chère toutes les sensations
qu’elle peut donner, et il les avait jusqu’alors obtenues tous les
jours. Personne n’ose dire adieu à une habitude. Beaucoup de suicides
se sont arrêtés sur le seuil de la Mort par le souvenir du café où ils
vont jouer tous les soirs leur partie de dominos.
En 1835, le hasard vengea Pons de l’indifférence du beau sexe, il lui
donna ce qu’on appelle, en style familier, un bâton de vieillesse. Ce
vieillard de naissance trouva dans l’amitié un soutien pour sa vie, il
contracta le seul mariage que la société lui permît de faire, il épousa
un homme, un vieillard, un musicien comme lui. Sans la divine fable
de La Fontaine, cette esquisse aurait eu pour titre LES DEUX AMIS.
Mais n’eût-ce pas été comme un attentat littéraire, une profanation
devant laquelle tout véritable écrivain reculera? Le chef-d’œuvre de
notre fabuliste, à la fois la confidence de son âme et l’histoire de
ses rêves, doit avoir le privilége éternel de ce titre. Cette page, au
fronton de laquelle le poète a gravé ces trois mots: LES DEUX AMIS,
est une de ces propriétés sacrées, un temple où chaque génération
entrera respectueusement et que l’univers visitera, tant que durera la
typographie.
L’ami de Pons était un professeur de piano, dont la vie et les mœurs
sympathisaient si bien avec les siennes, qu’il disait l’avoir connu
trop tard pour son bonheur; car leur connaissance, ébauchée à une
distribution de prix, dans un pensionnat, ne datait que de 1834. Jamais
peut-être deux âmes ne se trouvèrent si pareilles dans l’océan humain
qui prit sa source au paradis terrestre contre la volonté de Dieu.
Ces deux musiciens devinrent en peu de temps l’un pour l’autre une
nécessité. Réciproquement confidents l’un de l’autre, ils furent en
huit jours comme deux frères. Enfin Schmucke ne croyait pas plus qu’il
pût exister un Pons, que Pons ne se doutait qu’il existât un Schmucke.
Déjà, ceci suffirait à peindre ces deux braves gens, mais toutes les
intelligences ne goûtent pas les brièvetés de la synthèse. Une légère
démonstration est nécessaire pour les incrédules.
Ce pianiste, comme tous les pianistes, était un Allemand, Allemand
comme le grand Liszt et le grand Mendelssohn, Allemand comme Steibelt,
Allemand comme Mozart et Dusseck, Allemand comme Meyer, Allemand comme
Dœlher, Allemand comme Thalberg, comme Dreschok, comme Hiller, comme
Léopold Mayer, comme Crammer, comme Zimmerman et Kalkbrenner, comme
Herz, Woëtz, Karr, Wolff, Pixis, Clara Wieck, et particulièrement tous
les Allemands. Quoique grand compositeur, Schmucke ne pouvait être que
démonstrateur, tant son caractère se refusait à l’audace nécessaire à
l’homme de génie pour se manifester en musique. La naïveté de beaucoup
d’Allemands n’est pas continue, elle a cessé; celle qui leur est
restée à un certain âge, est prise, comme on prend l’eau d’un canal,
à la source de leur jeunesse, et ils s’en servent pour fertiliser
leur succès en toute chose, science, art ou argent, en écartant d’eux
la défiance. En France, quelques gens fins remplacent cette naïveté
d’Allemagne par la bêtise de l’épicier parisien. Mais Schmucke avait
gardé toute sa naïveté d’enfant, comme Pons gardait sur lui les
reliques de l’Empire, sans s’en douter. Ce véritable et noble Allemand
était à la fois le spectacle et les spectateurs, il se faisait de la
musique à lui-même. Il habitait Paris, comme un rossignol habite sa
forêt, et il y chantait seul de son espèce, depuis vingt ans, jusqu’au
moment où il rencontra dans Pons un autre lui-même. (Voir UNE FILLE
D’ÈVE[*].)
[*] Disponible dans le volume II de cette collection,
https://www.gutenberg.org/ebooks/43851 (Note de transcription.)
Pons et Schmucke avaient en abondance, l’un comme l’autre, dans
le cœur et dans le caractère, ces enfantillages de sentimentalité
qui distinguent les Allemands: comme la passion des fleurs, comme
l’adoration des effets naturels, qui les porte à planter de grosses
bouteilles dans leurs jardins pour voir en petit le paysage qu’ils
ont en grand sous les yeux; comme cette prédisposition aux recherches
qui fait faire à un savant germanique cent lieues dans ses guêtres
pour trouver une vérité qui le regarde en riant, assise à la marge du
puits sous le jasmin de la cour; comme enfin ce besoin de prêter une
signifiance psychique aux riens de la création, qui produit les œuvres
inexplicables de Jean-Paul Richter, les griseries imprimées d’Hoffmann
et les garde-fous in-folio que l’Allemagne met autour des questions
les plus simples, creusées en manière d’abîmes, au fond desquels il
ne se trouve qu’un Allemand. Catholiques tous deux, allant à la messe
ensemble, ils accomplissaient leurs devoirs religieux, comme des
enfants n’ayant jamais rien à dire à leurs confesseurs. Ils croyaient
fermement que la musique, la langue du ciel, était aux idées et aux
sentiments, ce que les idées et les sentiments sont à la parole, et ils
conversaient à l’infini sur ce système, en se répondant l’un à l’autre
par des orgies de musique pour se démontrer à eux-mêmes leurs propres
convictions, à la manière des amants. Schmucke était aussi distrait
que Pons était attentif. Si Pons était collectionneur, Schmucke était
rêveur; celui-ci étudiait les belles choses morales, comme l’autre
sauvait les belles choses matérielles. Pons voyait et achetait une
tasse de porcelaine pendant le temps que Schmucke mettait à se moucher,
en pensant à quelque motif de Rossini, de Bellini, de Beethoven, de
Mozart, et cherchant dans le monde des sentiments où pouvait se
trouver l’origine ou la réplique de cette phrase musicale. Schmucke,
dont les économies étaient administrées par la distraction, Pons,
prodigue par passion, arrivaient l’un et l’autre au même résultat: zéro
dans la bourse à la Saint-Sylvestre de chaque année.
Sans cette amitié, Pons eût succombé peut-être à ses chagrins; mais
dès qu’il eut un cœur où décharger le sien, la vie devint supportable
pour lui. La première fois qu’il exhala ses peines dans le cœur de
Schmucke, le bon Allemand lui conseilla de vivre comme lui, de pain
et de fromage, chez lui, plutôt que d’aller manger des dîners qu’on
lui faisait payer si cher. Hélas! Pons n’osa pas avouer à Schmucke
que, chez lui, le cœur et l’estomac étaient ennemis, que l’estomac
s’accommodait de ce qui faisait souffrir le cœur, et qu’il lui fallait
à tout prix un bon dîner à déguster, comme à un homme galant une
maîtresse à... lutiner. Avec le temps, Schmucke finit par comprendre
Pons, car il était trop Allemand pour avoir la rapidité d’observation
dont jouissent les Français, et il n’en aima que mieux le pauvre
Pons. Rien ne fortifie l’amitié comme lorsque, de deux amis, l’un se
croit supérieur à l’autre. Un ange n’aurait eu rien à dire en voyant
Schmucke, quand il se frotta les mains au moment où il découvrit
dans son ami l’intensité qu’avait prise la gourmandise. En effet,
le lendemain le bon Allemand orna le déjeuner de friandises qu’il
alla chercher lui-même, et il eut soin d’en avoir tous les jours de
nouvelles pour son ami; car depuis leur réunion ils déjeunaient tous
les jours ensemble au logis.
Il ne faudrait pas connaître Paris pour imaginer que les deux amis
eussent échappé à la raillerie parisienne, qui n’a jamais rien
respecté. Schmucke et Pons, en mariant leurs richesses et leurs
misères, avaient eu l’idée économique de loger ensemble, et ils
supportaient également le loyer d’un appartement fort inégalement
partagé, situé dans une tranquille maison de la tranquille rue de
Normandie, au Marais. Comme ils sortaient souvent ensemble, qu’ils
faisaient souvent les mêmes boulevards côte à côte, les flâneurs du
quartier les avaient surnommés _les deux casse-noisettes_. Ce sobriquet
dispense de donner ici le portrait de Schmucke, qui était à Pons ce que
la nourrice de Niobé, la fameuse statue du Vatican, est à la Vénus de
la Tribune.
[Illustration: SCHMUCKE. PONS.
Les flâneurs du quartier les avaient surnommés les deux
_casse-noisettes_.
(LE COUSIN PONS.)]
Madame Cibot, la portière de cette maison, était le pivot sur lequel
roulait le ménage des deux casse-noisettes; mais elle joue un si
grand rôle dans le drame qui dénoua cette double existence, qu’il
convient de réserver son portrait au moment de son entrée dans cette
Scène.
Ce qui reste à dire sur le moral de ces deux êtres en est précisément
le plus difficile à faire comprendre aux quatre-vingt-dix-neuf
centièmes des lecteurs dans la quarante-septième année du dix-neuvième
siècle, probablement à cause du prodigieux développement financier
produit par l’établissement des chemins de fer. C’est peu de chose
et c’est beaucoup. En effet, il s’agit de donner une idée de la
délicatesse excessive de ces deux cœurs. Empruntons une image aux
rails-ways, ne fût-ce que par façon de remboursement des emprunts
qu’ils nous font. Aujourd’hui les convois en brûlant leurs rails y
broient d’imperceptibles grains de sable. Introduisez ce grain de sable
invisible pour les voyageurs dans leurs reins, ils ressentiront les
douleurs de la plus affreuse maladie, la gravelle; on en meurt. Eh
bien! ce qui, pour notre société lancée dans sa voie métallique avec
une vitesse de locomotive, est le grain de sable invisible dont elle ne
prend nul souci, ce grain incessamment jeté dans les fibres de ces deux
êtres, et à tout propos, leur causait comme une gravelle au cœur. D’une
excessive tendresse aux douleurs d’autrui, chacun d’eux pleurait de
son impuissance; et, pour leurs propres sensations, ils étaient d’une
finesse de sensitive qui arrivait à la maladie. La vieillesse, les
spectacles continuels du drame parisien, rien n’avait endurci ces deux
âmes fraîches, enfantines et pures. Plus ces deux êtres allaient, plus
vives étaient leurs souffrances intimes. Hélas! il en est ainsi chez
les natures chastes, chez les penseurs tranquilles et chez les vrais
poètes qui ne sont tombés dans aucun excès.
Depuis la réunion de ces deux vieillards, leurs occupations, à peu
près semblables, avaient pris cette allure fraternelle qui distingue
à Paris les chevaux de fiacre. Levés vers les sept heures du matin
en été comme en hiver, après leur déjeuner ils allaient donner leurs
leçons dans les pensionnats où ils se suppléaient au besoin. Vers midi,
Pons se rendait à son théâtre quand une répétition l’y appelait, et il
donnait à la flânerie tous ses instants de liberté. Puis les deux amis
se retrouvaient le soir au théâtre où Pons avait placé Schmucke. Voici
comment.
Au moment où Pons rencontra Schmucke, il venait d’obtenir, sans l’avoir
demandé, le bâton de maréchal des compositeurs inconnus, un bâton de
chef d’orchestre! Grâce au comte Popinot, alors ministre, cette place
fut stipulée pour le pauvre musicien, au moment où ce héros bourgeois
de la révolution de Juillet fit donner un privilége de théâtre à l’un
de ces amis dont rougit un parvenu, quand, roulant en voiture, il
aperçoit dans Paris un ancien camarade de jeunesse, triste-à-patte,
sans sous-pieds, vêtu d’une redingote à teintes invraisemblables,
et le nez à des affaires trop élevées pour des capitaux fuyards.
Ancien commis-voyageur, cet ami, nommé Gaudissard, avait été jadis
fort utile au succès de la grande maison Popinot. Popinot, devenu
comte, devenu pair de France après avoir été deux fois ministre, ne
renia point L’ILLUSTRE GAUDISSARD![*] Bien plus, il voulut mettre le
voyageur en position de renouveler sa garde-robe et de remplir sa
bourse; car la politique, les vanités de la cour citoyenne n’avaient
point gâté le cœur de cet ancien droguiste. Gaudissard, toujours fou
des femmes, demanda le privilége d’un théâtre alors en faillite, et
le ministre, en le lui donnant, eut soin de lui envoyer quelques
vieux amateurs du beau sexe, assez riches pour créer une puissante
commandite amoureuse de ce que cachent les maillots. Pons, parasite de
l’hôtel Popinot, fut un appoint du privilége. La compagnie Gaudissard,
qui fit d’ailleurs fortune, eut en 1834 l’intention de réaliser au
Boulevard cette grande idée: un opéra pour le peuple. La musique des
ballets et des pièces féeries exigeait un chef d’orchestre passable
et quelque peu compositeur. L’administration à laquelle succédait la
compagnie Gaudissard était depuis trop long-temps en faillite pour
posséder un copiste. Pons introduisit donc Schmucke au théâtre en
qualité d’entrepreneur des copies, métier obscur qui veut de sérieuses
connaissances musicales. Schmucke, par le conseil de Pons, s’entendit
avec le chef de ce service à l’Opéra-Comique, et n’en eut point les
soins mécaniques. L’association de Schmucke et de Pons produisit un
résultat merveilleux. Schmucke, très-fort comme tous les Allemands sur
l’harmonie, soigna l’instrumentation dans les partitions dont le chant
fut fait par Pons. Quand les connaisseurs admirèrent quelques fraîches
compositions qui servirent d’accompagnement à deux ou trois grandes
pièces à succès, ils les expliquèrent par le mot _progrès_, sans en
chercher les auteurs. Pons et Schmucke s’éclipsèrent dans la gloire,
comme certaines personnes se noient dans leur baignoire. A Paris,
surtout depuis 1830, personne n’arrive sans pousser, _quibuscumque
viis_, et très-fort, une masse effrayante de concurrents; il faut
alors beaucoup trop de force dans les reins, et les deux amis avaient
cette gravelle au cœur, qui gêne tous les mouvements ambitieux.
[*] Disponible dans le volume VI de cette collection,
https://www.gutenberg.org/ebooks/51381 (Note de transcription.)
Ordinairement Pons se rendait à l’orchestre de son théâtre vers huit
heures, heure à laquelle se donnent les pièces en faveur, et dont les
ouvertures et les accompagnements exigeaient la tyrannie du bâton.
Cette tolérance existe dans la plupart des petits théâtres; mais Pons
était à cet égard d’autant plus à l’aise, qu’il mettait dans ses
rapports avec l’administration un grand désintéressement. Schmucke
suppléait d’ailleurs Pons au besoin. Avec le temps, la position de
Schmucke à l’orchestre s’était consolidée. L’illustre Gaudissard avait
reconnu, sans en rien dire, et la valeur et l’utilité du collaborateur
de Pons. On avait été obligé d’introduire à l’orchestre un piano comme
aux grands théâtres. Le piano, touché gratis par Schmucke, fut établi
auprès du pupitre du chef d’orchestre, où se plaçait le surnuméraire
volontaire. Quand on connut ce bon Allemand, sans ambition ni
prétention, il fut accepté par tous les musiciens. L’administration,
pour un modique traitement, chargea Schmucke des instruments qui ne
sont pas représentés dans l’orchestre des théâtres du Boulevard, et
qui sont souvent nécessaires, comme le piano, la viole d’amour, le cor
anglais, le violoncelle, la harpe, les castagnettes de la cachucha,
les sonnettes et les inventions de Sax, etc. Les Allemands, s’ils ne
savent pas jouer des grands instruments de la Liberté, savent jouer
naturellement de tous les instruments de musique.
Les deux vieux artistes, excessivement aimés au théâtre, y vivaient en
philosophes. Ils s’étaient mis sur les yeux une taie pour ne jamais
voir les maux inhérents à une troupe quand il s’y trouve un corps de
ballet mêlé à des acteurs et des actrices, l’une des plus affreuses
combinaisons que les nécessités de la recette aient créées pour le
tourment des directeurs, des auteurs et des musiciens. Un grand
respect des autres et de lui-même avait valu l’estime générale au bon
et modeste Pons. D’ailleurs, dans toute sphère, une vie limpide, une
honnêteté sans tache commandent une sorte d’admiration aux cœurs les
plus mauvais. A Paris une belle vertu a le succès d’un gros diamant,
d’une curiosité rare. Pas un acteur, pas un auteur, pas une danseuse,
quelque effrontée qu’elle pût être, ne se serait permis la moindre
mystification ou quelque mauvaise plaisanterie contre Pons ou contre
son ami. Pons se montrait quelquefois au foyer; mais Schmucke ne
connaissait que le chemin souterrain qui menait de l’extérieur du
théâtre à l’orchestre. Dans les entr’actes, quand il assistait à une
représentation, le bon vieux Allemand se hasardait à regarder la
salle et questionnait parfois la première flûte, un jeune homme né
à Strasbourg d’une famille allemande de Kehl, sur les personnages
excentriques dont sont presque toujours garnies les Avant-scènes. Peu
à peu l’imagination enfantine de Schmucke, dont l’éducation sociale
fut entreprise par cette flûte, admit l’existence fabuleuse de la
Lorette, la possibilité des mariages au Treizième Arrondissement,
les prodigalités d’un premier sujet, et le commerce interlope des
ouvreuses. Les innocences du vice parurent à ce digne homme le dernier
mot des dépravations babyloniennes, et il y souriait comme à des
arabesques chinoises. Les gens habiles doivent comprendre que Pons et
Schmucke étaient exploités, pour se servir d’un mot à la mode; mais ce
qu’ils perdirent en argent, ils le gagnèrent en considération, en bons
procédés.
Après le succès d’un ballet qui commença la rapide fortune de la
compagnie Gaudissard, les directeurs envoyèrent à Pons un groupe en
argent attribué à Benvenuto Cellini, dont le prix effrayant avait été
l’objet d’une conversation au foyer. Il s’agissait de douze cents
francs! Le pauvre honnête homme voulut rendre ce cadeau! Gaudissard
eut mille peines à le lui faire accepter.--«Ah! si nous pouvions,
dit-il à son associé, trouver des acteurs de cet échantillon-là!»
Cette double vie, si calme en apparence, était troublée uniquement
par le vice auquel sacrifiait Pons, ce besoin féroce de dîner en
ville. Aussi toutes les fois que Schmucke se trouvait au logis
quand Pons s’habillait, le bon Allemand déplorait-il cette funeste
habitude.--«_Engore si ça t’encraissait!_» s’écriait-il souvent. Et
Schmucke rêvait au moyen de guérir son ami de ce vice dégradant, car
les amis véritables jouissent, dans l’ordre moral, de la perfection
dont est doué l’odorat des chiens; ils flairent les chagrins de leurs
amis, ils en devinent les causes, ils s’en préoccupent.
Pons, qui portait toujours, au petit doigt de la main droite, une bague
à diamant tolérée sous l’Empire, et devenue ridicule aujourd’hui,
Pons, beaucoup trop troubadour et trop Français, n’offrait pas dans sa
physionomie la sérénité divine qui tempérait l’effroyable laideur de
Schmucke. L’Allemand avait reconnu dans l’expression mélancolique de la
figure de son ami, les difficultés croissantes qui rendaient ce métier
de parasite de plus en plus pénible. En effet, en octobre 1844, le
nombre des maisons où dînait Pons était naturellement très-restreint.
Le pauvre chef d’orchestre, réduit à parcourir le cercle de la famille,
avait, comme on va le voir, beaucoup trop étendu la signification du
mot famille.
L’ancien lauréat était le cousin germain de la première femme de
monsieur Camusot, le riche marchand de soieries de la rue des
Bourdonnais, une demoiselle Pons, unique héritière d’un des fameux
Pons frères, les brodeurs de la cour, maison où le père et la mère
du musicien étaient commanditaires après l’avoir fondée avant la
Révolution de 1789, et qui fut achetée par monsieur Rivet, en 1815, du
père de la première madame Camusot. Ce Camusot, retiré des affaires
depuis dix ans, se trouvait en 1844 membre du conseil général des
manufactures, député, etc. Pris en amitié par la tribu des Camusot,
le bonhomme Pons se considéra comme étant cousin des enfants que le
marchand de soieries eut de son second lit, quoiqu’ils ne fussent rien,
pas même alliés.
La deuxième madame Camusot étant une demoiselle Cardot, Pons
s’introduisit à titre de parent des Camusot dans la nombreuse famille
des Cardot, deuxième tribu bourgeoise, qui par ses alliances formait
toute une société non moins puissante que celle des Camusot. Cardot
le notaire, frère de la seconde madame Camusot, avait épousé une
demoiselle Chiffreville. La célèbre famille des Chiffreville, la reine
des produits chimiques, était liée avec la grosse droguerie dont le
coq fut pendant long-temps monsieur Anselme Popinot que la révolution
de juillet avait lancé, comme on sait, au cœur de la politique la plus
dynastique. Et Pons de venir à la queue des Camusot et des Cardot chez
les Chiffreville; et, de là chez les Popinot, toujours en qualité de
cousin des cousins.
Ce simple aperçu des dernières relations du vieux musicien fait
comprendre comment il pouvait être encore reçu familièrement en 1844:
1º Chez monsieur le comte Popinot, pair de France, ancien ministre de
l’agriculture et du commerce; 2º Chez monsieur Cardot, ancien notaire,
maire et député d’un arrondissement de Paris; 3º Chez le vieux monsieur
Camusot, député, membre du conseil municipal de Paris et du conseil
général des manufactures, en route vers la pairie; 4º Chez monsieur
Camusot de Marville, fils du premier lit, et partant le vrai, le seul
cousin réel de Pons, quoique petit-cousin.
Ce Camusot, qui, pour se distinguer de son père et de son frère du
second lit, avait ajouté à son nom celui de la terre de Marville,
était, en 1844, président de chambre à la cour royale de Paris.
L’ancien notaire Cardot, ayant marié sa fille à son successeur, nommé
Berthier, Pons, faisant partie de la charge, sut garder ce dîner,
par-devant notaire, disait-il.
Voilà le firmament bourgeois que Pons appelait sa famille, et où il
avait si péniblement conservé droit de fourchette.
De ces dix maisons, celle où l’artiste devait être le mieux accueilli,
la maison du président Camusot, était l’objet de ses plus grands soins.
Mais, hélas! la présidente, fille du feu sieur Thirion, huissier du
cabinet des rois Louis XVIII et Charles X, n’avait jamais bien traité
le petit-cousin de son mari. A tâcher d’adoucir cette terrible parente,
Pons avait perdu son temps, car après avoir donné gratuitement des
leçons à mademoiselle Camusot, il lui avait été impossible de faire une
musicienne de cette fille un peu rousse. Or, Pons, la main sur l’objet
précieux, se dirigeait en ce moment chez son cousin le président, où il
croyait en entrant, être aux Tuileries, tant les solennelles draperies
vertes, les tentures couleur carmélite et les tapis en moquette,
les meubles graves de cet appartement où respirait la plus sévère
magistrature, agissaient sur son moral. Chose étrange! il se sentait à
l’aise à l’hôtel Popinot, rue Basse-du-Rempart, sans doute à cause des
objets d’art qui s’y trouvaient; car l’ancien ministre avait, depuis
son avénement en politique, contracté la manie de collectionner les
belles choses, sans doute pour faire opposition à la politique qui
collectionne secrètement les actions les plus laides.
Le président de Marville demeurait rue de Hanovre, dans une maison
achetée depuis dix ans par la présidente, après la mort de son père
et de sa mère, les sieur et dame Thirion, qui lui laissèrent environ
cent cinquante mille francs d’économies. Cette maison, d’un aspect
assez sombre sur la rue où la façade est à l’exposition du nord, jouit
de l’exposition du midi sur la cour, ensuite de laquelle se trouve un
assez beau jardin. Le magistrat occupe tout le premier étage qui, sous
Louis XV, avait logé l’un des plus puissants financiers de ce temps. Le
second étant loué à une riche et vieille dame, cette demeure présente
un aspect tranquille et honorable qui sied à la magistrature. Les
restes de la magnifique terre de Marville, à l’acquisition desquels
le magistrat avait employé ses économies de vingt ans ainsi que
l’héritage de sa mère, se composent du château, splendide monument
comme il s’en rencontre encore en Normandie, et d’une bonne ferme de
douze mille francs. Un parc de cent hectares entoure le château. Ce
luxe, aujourd’hui princier, coûte un millier d’écus au président, en
sorte que la terre ne rapporte guère que neuf mille francs _en sac_,
comme on dit. Ces neuf mille francs et son traitement donnaient alors
au président une fortune d’environ vingt mille francs de rente, en
apparence suffisante, surtout en attendant la moitié qui devait lui
revenir dans la succession de son père, où il représentait à lui
seul le premier lit; mais la vie de Paris et les convenances de leur
position avaient obligé monsieur et madame de Marville à dépenser la
presque totalité de leurs revenus. Jusqu’en 1834, ils s’étaient trouvés
gênés.
Cet inventaire explique pourquoi mademoiselle de Marville, jeune fille
âgée de vingt-trois ans, n’était pas encore mariée, malgré cent mille
francs de dot, et malgré l’appât de ses espérances, habilement et
souvent, mais vainement, présenté. Depuis cinq ans, le cousin Pons
écoutait les doléances de la présidente qui voyait tous les substituts
mariés, les nouveaux juges au tribunal déjà pères, après avoir
inutilement fait briller les espérances de mademoiselle de Marville
aux yeux peu charmés du jeune vicomte Popinot, fils aîné du coq de
la droguerie, au profit de qui, selon les envieux du quartier des
Lombards, la révolution de juillet avait été faite, au moins autant
qu’à celui de la branche cadette.
Arrivé rue Choiseul et sur le point de tourner la rue de Hanovre, Pons
éprouva cette inexplicable émotion qui tourmente les consciences pures,
qui leur inflige les supplices ressentis par les plus grands scélérats
à l’aspect d’un gendarme, et causée uniquement par la question de
savoir comment le recevrait la présidente. Ce grain de sable, qui lui
déchirait les fibres du cœur, ne s’était jamais arrondi; les angles
en devenaient de plus en plus aigus, et les gens de cette maison en
ravivaient incessamment les arêtes. En effet, le peu de cas que les
Camusot faisaient de leur cousin Pons, sa démonétisation au sein de la
famille, agissait sur les domestiques qui, sans manquer d’égards envers
lui, le considéraient comme une variété du Pauvre.
L’ennemi capital de Pons était une certaine Madeleine Vivet, vieille
fille sèche et mince, la femme de chambre de madame C. de Marville
et de sa fille. Cette Madeleine, malgré la couperose de son teint,
et peut-être à cause de cette couperose et de sa longueur vipérine,
s’était mis en tête de devenir madame Pons. Madeleine étala vainement
vingt mille francs d’économies aux yeux du vieux célibataire, Pons
avait refusé ce bonheur par trop couperosé. Aussi cette Didon
d’antichambre, qui voulait devenir la cousine de ses maîtres,
jouait-elle les plus méchants tours au pauvre musicien. Madeleine
s’écriait très-bien: «--Ah! voilà le pique-assiette!» en entendant le
bonhomme dans l’escalier et en tâchant d’être entendue par lui. Si elle
servait à table, en l’absence du valet de chambre, elle versait peu de
vin et beaucoup d’eau dans le verre de sa victime, en lui donnant la
tâche difficile de conduire à sa bouche, sans en rien verser, un verre
près de déborder. Elle oubliait de servir le bonhomme, et se le faisait
dire par la présidente (de quel ton?... le cousin en rougissait), ou
elle lui renversait de la sauce sur ses habits. C’était enfin la guerre
de l’inférieur qui se sait impuni, contre un supérieur malheureux. A
la fois femme de charge et femme de chambre, Madeleine avait suivi
monsieur et madame Camusot depuis leur mariage. Elle avait vu ses
maîtres dans la pénurie de leurs commencements, en province, quand
monsieur était juge au tribunal d’Alençon; elle les avait aidés à vivre
lorsque, président au tribunal de Mantes, monsieur Camusot vint à Paris
en 1828, où il fut nommé juge d’instruction. Elle appartenait donc trop
à la famille pour ne pas avoir des raisons de s’en venger. Ce désir
de jouer à l’orgueilleuse et ambitieuse présidente le tour d’être la
cousine de monsieur, devait cacher une de ces haines sourdes, engendrée
par un de ces graviers qui font les avalanches.
--Madame, voilà votre monsieur Pons, et en spencer encore! vint dire
Madeleine à la présidente, il devrait bien me dire par quel procédé il
le conserve depuis vingt-cinq ans!
En entendant un pas d’homme dans le petit salon, qui se trouvait entre
son grand salon et sa chambre à coucher, madame Camusot regarda sa
fille et haussa les épaules.
--Vous me prévenez toujours avec tant d’intelligence, Madeleine, que je
n’ai plus le temps de prendre un parti, dit la présidente.
--Madame, Jean est sorti, j’étais seule, monsieur Pons a sonné, je
lui ai ouvert la porte, et, comme il est presque de la maison, je ne
pouvais pas l’empêcher de me suivre; il est là qui se débarrasse de son
spencer.
--Ma pauvre Minette, dit la présidente à sa fille, nous sommes prises,
nous devons maintenant dîner ici.
--Voyons, reprit-elle, en voyant à sa chère Minette une figure piteuse,
faut-il nous débarrasser de lui pour toujours?
--Oh! pauvre homme! répondit mademoiselle Camusot, le priver d’un de
ses dîners!
Le petit salon retentit de la fausse tousserie d’un homme qui voulait
dire ainsi: Je vous entends.
--Eh bien! qu’il entre! dit madame Camusot à Madeleine en faisant un
geste d’épaules.
--Vous êtes venu de si bonne heure, mon cousin, dit Cécile Camusot en
prenant un petit air câlin, que vous nous avez surprises au moment où
ma mère allait s’habiller.
Le cousin Pons, à qui le mouvement d’épaules de la présidente n’avait
pas échappé, fut si cruellement atteint, qu’il ne trouva pas un
compliment à dire, et il se contenta de ce mot profond:--Vous êtes
toujours charmante, ma petite cousine! Puis se tournant vers la mère
et la saluant:--Chère cousine, reprit-il, vous ne sauriez m’en vouloir
de venir un peu plus tôt que de coutume, je vous apporte ce que vous
m’avez fait le plaisir de me demander...
Et le pauvre Pons, qui sciait en deux le président, la présidente et
Cécile chaque fois qu’il les appelait _cousin_ ou _cousine_, tira de la
poche de côté de son habit une ravissante petite boîte oblongue en bois
de Sainte-Lucie, divinement sculptée.
--Ah! je l’avais oublié! dit sèchement la présidente.
Cette exclamation n’était-elle pas atroce? n’ôtait-elle pas tout mérite
au soin du parent, dont le seul tort était d’être un parent pauvre?
--Mais, reprit-elle, vous êtes bien bon, mon cousin. Vous dois-je
beaucoup d’argent pour cette petite bêtise?
Cette demande causa comme un tressaillement intérieur au cousin, il
avait la prétention de solder tous ses dîners par l’offrande de ce
bijou.
--J’ai cru que vous me permettiez de vous l’offrir, dit-il d’une voix
émue.
--Comment! comment! reprit la présidente; mais, entre nous, pas
de cérémonies, nous nous connaissons assez pour laver notre linge
ensemble. Je sais que vous n’êtes pas assez riche pour faire la guerre
à vos dépens. N’est-ce pas déjà beaucoup que vous ayez pris la peine
de perdre votre temps à courir chez les marchands?...
--Vous ne voudriez pas de cet éventail, ma chère cousine, si vous
deviez en donner la valeur, répliqua le pauvre homme offensé, car c’est
un chef-d’œuvre de Watteau qui l’a peint des deux côtés; mais soyez
tranquille, ma cousine, je n’ai pas payé la centième partie du prix
d’art.
Dire à un riche: «Vous êtes pauvre!» c’est dire à l’archevêque de
Grenade que ses homélies ne valent rien. Madame la présidente était
beaucoup trop orgueilleuse de la position de son mari, de la possession
de la terre de Marville, et de ses invitations aux bals de la cour,
pour ne pas être atteinte au vif par une semblable observation, surtout
partant d’un misérable musicien vis-à-vis de qui elle se posait en
bienfaitrice.
--Ils sont donc bien bêtes les gens à qui vous achetez ces
choses-là?... dit vivement la présidente.
--On ne connaît pas à Paris de marchands bêtes, répliqua Pons presque
sèchement.
--C’est alors vous qui avez beaucoup d’esprit, dit Cécile pour calmer
le débat.
--Ma petite cousine, j’ai l’esprit de connaître Lancret, Pater,
Watteau, Greuze; mais j’avais surtout le désir de plaire à votre chère
maman.
Ignorante et vaniteuse, madame de Marville ne voulait pas avoir
l’air de recevoir la moindre chose de son pique-assiette, et son
ignorance la servait admirablement, elle ne connaissait pas le nom de
Watteau. Si quelque chose peut exprimer jusqu’où va l’amour-propre des
collectionneurs, qui, certes, est un des plus vifs, car il rivalise
avec l’amour-propre d’auteur, c’est l’audace que Pons venait d’avoir
en tenant tête à sa cousine, pour la première fois depuis vingt ans.
Stupéfait de sa hardiesse, Pons reprit une contenance pacifique en
détaillant à Cécile les beautés de la fine sculpture des branches de
ce merveilleux éventail. Mais, pour être dans tout le secret de la
trépidation cordiale à laquelle le bonhomme était en proie, il est
nécessaire de donner une légère esquisse de la présidente.
A quarante-six ans, madame de Marville, autrefois petite, blonde,
grasse et fraîche, toujours petite, était devenue sèche. Son front
busqué, sa bouche rentrée, que la jeunesse décorait jadis de teintes
fines, changeaient alors son air, naturellement dédaigneux, en un
air rechigné. L’habitude d’une domination absolue au logis avait
rendu sa physionomie dure et désagréable. Avec le temps, le blond de
la chevelure avait tourné au châtain aigre. Les yeux, encore vifs et
caustiques, exprimaient une morgue judiciaire chargée d’une envie
contenue. En effet, la présidente se trouvait presque pauvre au milieu
de la société de bourgeois parvenus où dînait Pons. Elle ne pardonnait
pas au riche marchand droguiste, ancien président du tribunal de
commerce, d’être devenu successivement député, ministre, comte et
pair. Elle ne pardonnait pas à son beau-père de s’être fait nommer,
au détriment de son fils aîné, député de son arrondissement, lors de
la promotion de Popinot à la pairie. Après dix-huit ans de services à
Paris, elle attendait encore pour Camusot la place de conseiller à la
Cour de cassation, d’où l’excluait d’ailleurs une incapacité connue
au Palais. Le ministre de la justice de 1844 regrettait la nomination
de Camusot à la présidence, obtenue en 1834; mais on l’avait placé à
la chambre des mises en accusation où, grâce à sa routine d’ancien
juge d’instruction, il rendait des services en rendant des arrêts. Ces
mécomptes, après avoir usé la présidente de Marville, qui ne s’abusait
pas d’ailleurs sur la valeur de son mari, la rendaient terrible. Son
caractère, déjà cassant, s’était aigri. Plus vieillie que vieille,
elle se faisait âpre et sèche comme une brosse pour obtenir, par
la crainte, tout ce que le monde se sentait disposé à lui refuser.
Mordante à l’excès, elle avait peu d’amies. Elle imposait beaucoup, car
elle s’était entourée de quelques vieilles dévotes de son acabit qui
la soutenaient à charge de revanche. Aussi les rapports du pauvre Pons
avec ce diable en jupons étaient-ils ceux d’un écolier avec un maître
qui ne parle que par férules. La présidente ne s’expliquait donc pas la
subite audace de son cousin, elle ignorait la valeur du cadeau.
--Où donc avez-vous trouvé cela? demanda Cécile en examinant le bijou.
--Rue de Lappe, chez un brocanteur qui venait de le rapporter d’un
château qu’on a dépecé près de Dreux. Aulnay, un château que madame
de Pompadour habitait quelquefois, avant de bâtir Ménars; on en a
sauvé les plus splendides boiseries que l’on connaisse; elles sont
si belles que Liénard, notre célèbre sculpteur en bois, en a gardé,
comme _nec plus ultra_ de l’art, deux cadres ovales pour modèles... Il
y avait là des trésors. Mon brocanteur a trouvé cet éventail dans un
_bonheur-du-jour_ en marqueterie que j’aurais acheté, si je faisais
collection de ces œuvres-là; mais c’est inabordable! un meuble de
Reisener vaut de trois à quatre mille francs! On commence à reconnaître
à Paris que les fameux marqueteurs allemands et français des seizième,
dix-septième et dix-huitième siècles ont composé de véritables tableaux
en bois. Le mérite du collectionneur est de devancer la mode. Tenez!
d’ici à cinq ans, on payera à Paris les porcelaines de Frankenthal,
que je collectionne depuis vingt ans, deux fois plus cher que la pâte
tendre de Sèvres.
--Qu’est-ce que le Frankenthal? dit Cécile.
--C’est le nom de la fabrique de porcelaines de l’Électeur Palatin;
elle est plus ancienne que notre manufacture de Sèvres, comme
les fameux jardins de Heidelberg, ruinés par Turenne, ont eu le
malheur d’exister avant ceux de Versailles. Sèvres a beaucoup copié
Frankenthal... Les Allemands, il faut leur rendre cette justice, ont
fait, avant nous, d’admirables choses en Saxe et dans le Palatinat.
La mère et la fille se regardaient comme si Pons leur eût parlé
chinois, car on ne peut se figurer combien les Parisiens sont ignorants
et exclusifs; ils ne savent que ce qu’on leur apprend, quand ils
veulent l’apprendre.
--Et à quoi reconnaissez-vous le Frankenthal?
--Et la signature! dit Pons avec feu. Tous ces ravissants chefs-d’œuvre
sont signés. Le Frankenthal porte un C et un T (Charles-Théodore)
entrelacés et surmontés d’une couronne de prince. Le vieux Saxe a ses
deux épées et le numéro d’ordre en or. Vincennes signait avec un cor.
Vienne a un V fermé et barré. Berlin a deux barres. Mayence a la roue.
Sèvres les deux L L, et la porcelaine à la reine un A qui veut dire
Antoinette, surmonté de la couronne royale. Au dix-huitième siècle,
tous les souverains de l’Europe ont rivalisé dans la fabrication de la
porcelaine. On s’arrachait les ouvriers. Watteau dessinait des services
pour la manufacture de Dresde, et ses œuvres ont acquis des prix fous.
(Il faut s’y bien connaître, car, aujourd’hui, Dresde les répète et les
recopie.) Alors on a fabriqué des choses admirables et qu’on ne refera
plus...
--Ah bah!
--Oui, cousine! on ne refera plus certaines marqueteries, certaines
porcelaines, comme on ne refera plus des Raphaël, des Titien, ni des
Rembrandt, ni des Van Eyck, ni des Cranach!... Tenez! les Chinois sont
bien habiles, bien adroits, eh bien! ils recopient aujourd’hui les
belles œuvres de leur porcelaine dite _Grand-Mandarin_... Eh bien! deux
vases de _Grand-Mandarin_ ancien, du plus grand format, valent six,
huit, dix mille francs, et on a la copie moderne pour deux cents francs!
--Vous plaisantez!
--Cousine, ces prix vous étonnent, mais ce n’est rien. Non-seulement
un service complet pour un dîner de douze personnes en pâte tendre de
Sèvres, qui n’est pas de la porcelaine, vaut cent mille francs, mais
c’est le prix de facture. Un pareil service se payait cinquante mille
livres, à Sèvres, en 1750. J’ai vu des factures originales.
--Revenons à cet éventail, dit Cécile à qui le bijou paraissait trop
vieux.
--Vous comprenez que je me suis mis en chasse, dès que votre chère
maman m’a fait l’honneur de me demander un éventail, reprit Pons.
J’ai vu tous les marchands de Paris sans y rien trouver de beau;
car, pour la chère présidente, je voulais un chef d’œuvre, et je
pensais à lui donner l’éventail de Marie-Antoinette, le plus beau de
tous les éventails célèbres. Mais hier, je fus ébloui par ce divin
chef-d’œuvre, que Louis XV a bien certainement commandé. Pourquoi
suis-je allé chercher un éventail, rue de Lappe! chez un Auvergnat! qui
vend des cuivres, des ferrailles, des meubles dorés? Moi, je crois à
l’intelligence des objets d’art, ils connaissent les amateurs, ils les
appellent, ils leur font: Chit! chit!...
La présidente haussa les épaules en regardant sa fille, sans que Pons
pût voir cette mimique rapide.
--Je les connais tous, ces _rapiats-là_! «Qu’avez-vous de nouveau, papa
Monistrol? Avez-vous des dessus de porte?» ai-je demandé à ce marchand,
qui me permet de jeter les yeux sur ses acquisitions avant les grands
marchands. A cette question, Monistrol me raconte comment Liénard,
qui sculptait dans la chapelle de Dreux de fort belles choses pour la
liste civile, avait sauvé à la vente d’Aulnay les boiseries sculptées
des mains des marchands de Paris, occupés de porcelaines et de meubles
incrustés.--«Je n’ai pas eu grand’chose, me dit-il, mais je pourrai
gagner mon voyage avec cela.» Et il me montra le bonheur-du-jour, une
merveille! C’est des dessins de Boucher exécutés en marqueterie avec
un art... C’est à se mettre à genoux devant! «Tenez, monsieur, me
dit-il, je viens de trouver dans un petit tiroir fermé, dont la clef
manquait et que j’ai forcé, cet éventail! Vous devriez bien me dire à
qui je peux le vendre...» Et il me tire cette petite boîte en bois
de Sainte-Lucie sculpté. «Voyez! c’est de ce Pompadour qui ressemble
au gothique fleuri.» «Oh! lui ai-je répondu, la boîte est jolie, elle
pourrait m’aller, la boîte! car l’éventail, mon vieux Monistrol, je
n’ai point de madame Pons à qui donner ce vieux bijou; d’ailleurs,
on en fait des neufs, bien jolis. On peint aujourd’hui ces vélins-là
d’une manière miraculeuse et assez bon marché. Savez-vous qu’il y a
deux mille peintres à Paris!» Et je dépliais négligemment l’éventail,
contenant mon admiration, regardant froidement ces deux petits tableaux
d’un laissez-aller, d’une exécution à ravir. Je tenais l’éventail de
madame de Pompadour! Watteau s’est exterminé à composer cela! «Combien
voulez-vous du meuble?»--«Oh! mille francs, on me les donne déjà!» Je
lui dis un prix de l’éventail qui correspondait aux frais présumés
de son voyage. Nous nous regardons alors dans le blanc des yeux, et
je vois que je tiens mon homme. Aussitôt je remets l’éventail dans
sa boîte, afin que l’Auvergnat ne se mette pas à l’examiner, et je
m’extasie sur le travail de cette boîte qui, certes, est un vrai bijou.
«Si je l’achète, dis-je à Monistrol, c’est à cause de cela, voyez-vous,
il n’y a que la boîte qui me tente. Quant à ce bonheur-du-jour, vous
en aurez plus de mille francs, voyez donc comme ces cuivres sont
ciselés! c’est des modèles... On peut exploiter cela... ça n’a pas été
reproduit, on faisait tout _unique_ pour madame de Pompadour...» Et mon
homme, _allumé_ pour son bonheur-du-jour, oublie l’éventail, il me le
laisse à rien pour prix de la révélation que je lui fais de la beauté
de ce meuble de Riesener. Et voilà! Mais il faut bien de la pratique
pour conclure de pareils marchés! C’est des combats d’œil à œil, et
quel œil que celui d’un juif ou d’un Auvergnat!
L’admirable pantomime, la verve du vieil artiste qui faisaient de lui,
racontant le triomphe de sa finesse sur l’ignorance du brocanteur, un
modèle digne du pinceau hollandais, tout fut perdu pour la présidente
et pour sa fille qui se dirent, en échangeant des regards froids et
dédaigneux:--Quel original!...
--Ça vous amuse donc? demanda la présidente.
Pons, glacé par cette question, éprouva l’envie de battre la présidente.
--Mais, ma chère cousine, reprit-il, c’est la chasse aux chefs-d’œuvre!
Et on se trouve face à face avec des adversaires qui défendent le
gibier! c’est ruse contre ruse! Un chef-d’œuvre doublé d’un Normand,
d’un juif ou d’un Auvergnat; mais c’est comme dans les contes de fées,
une princesse gardée par des enchanteurs!
--Et comment savez-vous que c’est de Wat.... comment dites-vous?
--Watteau! ma cousine, un des plus grands peintres français du
dix-huitième siècle! Tenez, ne voyez-vous pas la signature? dit-il
en montrant une des bergeries qui représentait une ronde dansée par
de fausses paysannes et par des bergers grands seigneurs. C’est d’un
entrain! Quelle verve! quel coloris! Et c’est fait! tout d’un trait!
comme un paraphe de maître d’écriture; on ne sent plus le travail! Et
de l’autre côté, tenez! un bal dans un salon! C’est l’hiver et l’été!
Quels ornements! et comme c’est conservé! Vous voyez, la virole est en
or, et elle est terminée de chaque côté par un tout petit rubis que
j’ai décrassé!
--S’il en est ainsi, je ne pourrais pas, mon cousin, accepter de vous
un objet d’un si grand prix. Il vaut mieux vous en faire des rentes,
dit la présidente qui ne demandait cependant pas mieux que de garder ce
magnifique éventail.
--Il est temps que ce qui a servi au Vice soit aux mains de la Vertu!
dit le bonhomme en retrouvant de l’assurance. Il aura fallu cent ans
pour opérer ce miracle. Soyez sûre qu’à la cour aucune princesse n’aura
rien de comparable à ce chef-d’œuvre; car il est, malheureusement,
dans la nature humaine de faire plus pour une Pompadour que pour une
vertueuse reine!...
--Eh bien! je l’accepte, dit en riant la présidente. Cécile, mon petit
ange, va donc voir avec Madeleine à ce que le dîner soit digne de notre
cousin...
La présidente voulait balancer le compte. Cette recommandation faite à
haute voix, contrairement aux règles du bon goût, ressemblait si bien
à l’appoint d’un payement, que Pons rougit comme une jeune fille prise
en faute. Ce gravier un peu trop gros lui roula pendant quelque temps
dans le cœur. Cécile, jeune personne très-rousse, dont le maintien,
entaché de pédantisme, affectait la gravité judiciaire du président et
se sentait de la sécheresse de sa mère, disparut en laissant le pauvre
Pons aux prises avec la terrible présidente.
--Elle est bien gentille, ma petite Lili, dit la présidente en
employant toujours l’abréviation enfantine donnée jadis au nom de
Cécile.
--Charmante! répondit le vieux musicien en tournant ses pouces.
--Je ne comprends rien au temps où nous vivons, répondit la présidente.
A quoi cela sert-il donc d’avoir pour père un président à la Cour
royale de Paris, et commandeur de la Légion-d’Honneur, pour grand’père
un député millionnaire, un futur pair de France, le plus riche des
marchands de soieries en gros?
Le dévouement du président à la dynastie nouvelle lui avait valu
récemment le cordon de commandeur, faveur attribuée par quelques jaloux
à l’amitié qui l’unissait à Popinot. Ce ministre, malgré sa modestie,
s’était, comme on le voit, laissé faire comte.
--A cause de mon fils, dit-il à ses nombreux amis.
--On ne veut que de l’argent aujourd’hui, répondit le cousin Pons, on
n’a d’égards que pour les riches, et...
--Que serait-ce donc, s’écria la présidente, si le ciel m’avait laissé
mon pauvre petit Charles?...
--Oh! avec deux enfants, vous seriez pauvre! reprit le cousin. C’est
l’effet du partage égal des biens; mais, soyez tranquille, ma belle
cousine, Cécile finira par bien se marier. Je ne vois nulle part de
jeune fille si accomplie.
Voilà jusqu’où Pons avait ravalé son esprit chez ses amphitryons: il y
répétait leurs idées, et il les leur commentait platement, à la manière
des chœurs antiques. Il n’osait pas se livrer à l’originalité qui
distingue les artistes et qui dans sa jeunesse abondait en traits fins
chez lui, mais que l’habitude de s’effacer avait alors presque abolie,
et qu’on rembarrait, comme tout à l’heure, quand elle reparaissait.
--Mais, je me suis mariée avec vingt mille francs de dot, seulement...
--En 1819, ma cousine? dit Pons en interrompant. Et c’était vous, une
femme de tête, une jeune fille protégée par le roi Louis XVIII!
--Mais enfin ma fille est un ange de perfection, d’esprit; elle est
pleine de cœur, elle a cent mille francs en mariage, sans compter les
plus belles espérances, et elle nous reste sur les bras...
Madame de Marville parla de sa fille et d’elle-même pendant vingt
minutes, en se livrant aux doléances particulières aux mères qui sont
en puissance de filles à marier. Depuis vingt ans que le vieux musicien
dînait chez son unique cousin Camusot, le pauvre homme attendait
encore un mot sur ses affaires, sur sa vie, sur sa santé. Pons était
d’ailleurs partout une espèce d’égout aux confidences domestiques,
il offrait les plus grandes garanties dans sa discrétion connue et
nécessaire, car un seul mot hasardé lui aurait fait fermer la porte de
dix maisons; son rôle d’écouteur était donc doublé d’une approbation
constante; il souriait à tout, il n’accusait, il ne défendait personne;
pour lui, tout le monde avait raison. Aussi ne comptait-il plus comme
un homme, c’était un estomac! Dans cette longue tirade, la présidente
avoua, non sans quelques précautions, à son cousin, qu’elle était
disposée à prendre pour sa fille presque aveuglément les partis qui se
présenteraient. Elle alla jusqu’à regarder comme une bonne affaire,
un homme de quarante-huit ans, pourvu qu’il eût vingt mille francs de
rente.
--Cécile est dans sa vingt-troisième année, et si le malheur
voulait qu’elle atteignît à vingt-cinq ou vingt-six ans, il serait
excessivement difficile de la marier. Le monde se demande alors
pourquoi une jeune personne est restée si long-temps sur pied. On cause
déjà beaucoup trop dans notre société de cette situation. Nous avons
épuisé les raisons vulgaires: «Elle est bien jeune.--Elle aime trop ses
parents pour les quitter.--Elle est heureuse à la maison.--Elle est
difficile, elle veut un beau nom!» Nous devenons ridicules, je le sens
bien. D’ailleurs, Cécile est lasse d’attendre, elle souffre, pauvre
petite...
--Et de quoi? demanda sottement Pons.
--Mais, reprit la mère d’un ton de duègne, elle est humiliée de voir
toutes ses amies mariées avant elle.
--Ma cousine, qu’y a-t-il donc de changé depuis la dernière fois que
j’ai eu le plaisir de dîner ici, pour que vous songiez à des gens de
quarante-huit ans? dit humblement le pauvre musicien.
--Il y a, répliqua la présidente, que nous devions avoir une entrevue
chez un conseiller à la cour, dont le fils a trente ans, dont la
fortune est considérable, et pour qui monsieur de Marville aurait
obtenu, moyennant finance, une place de référendaire à la Cour des
comptes. Le jeune homme y est déjà surnuméraire. Et l’on vient de nous
dire que ce jeune homme avait fait la folie de partir pour l’Italie,
à la suite d’une duchesse du Bal Mabille. C’est un refus déguisé. On
ne veut pas nous donner un jeune homme dont la mère est morte, et qui
jouit déjà de trente mille francs de rente, en attendant la fortune
du père. Aussi, devez-vous nous pardonner notre mauvaise humeur, cher
cousin: vous êtes arrivé en pleine crise.
Au moment où Pons cherchait une de ces complimenteuses réponses qui lui
venaient toujours trop tard chez les amphitryons dont il avait peur,
Madeleine entra, remit un petit billet à la présidente, et attendit une
réponse. Voici ce que contenait le billet:
«Si nous supposions, ma chère maman, que ce petit mot nous est envoyé
du Palais par mon père qui te dirait d’aller dîner avec moi chez son
ami pour renouer l’affaire de mon mariage, le cousin s’en irait, et
nous pourrions donner suite à nos projets chez les Popinot.»
--Qui donc monsieur m’a-t-il dépêché? demanda vivement la présidente.
--Un garçon de salle du Palais, répondit effrontément la sèche
Madeleine.
Par cette réponse, la vieille soubrette indiquait à sa maîtresse
qu’elle avait ourdi ce complot, de concert avec Cécile impatientée.
--Dites que ma fille et moi, nous y serons à cinq heures et demie.
Madeleine une fois sortie, la présidente regarda le cousin Pons avec
cette fausse aménité qui fait sur une âme délicate l’effet que du
vinaigre et du lait mélangés produisent sur la langue d’un friand.
--Mon cher cousin, le dîner est ordonné, vous le mangerez sans nous,
car mon mari m’écrit de l’audience pour me prévenir que le projet de
mariage se reprend avec le conseiller, et nous allons y dîner... Vous
concevez que nous sommes sans aucune gêne ensemble. Agissez ici comme
si vous étiez chez vous. Vous voyez la franchise dont j’use avec vous
pour qui je n’ai pas de secret... Vous ne voudriez pas faire manquer le
mariage de ce petit ange?
--Moi, ma cousine, qui voudrais au contraire lui trouver un mari; mais
dans le cercle où je vis...
--Oui, ce n’est pas probable, repartit insolemment la présidente.
Ainsi, vous restez? Cécile vous tiendra compagnie pendant que je
m’habillerai.
--Oh! ma cousine, je puis dîner ailleurs, dit le bonhomme.
Quoique cruellement affecté de la manière dont s’y prenait la
présidente pour lui reprocher son indigence, il était encore plus
effrayé par la perspective de se trouver seul avec les domestiques.
--Mais pourquoi?... le dîner est prêt, les domestiques le mangeraient.
En entendant cette horrible phrase, Pons se redressa comme si la
décharge de quelque pile galvanique l’eût atteint, salua froidement sa
cousine et alla reprendre son spencer. La porte de la chambre à coucher
de Cécile qui donnait dans le petit salon était entre-bâillée, en sorte
qu’en regardant devant lui dans une glace, Pons aperçut la jeune fille
prise d’un fou rire, parlant à sa mère par des coups de tête et des
mines qui révélèrent quelque lâche mystification au vieil artiste. Pons
descendit lentement l’escalier en retenant ses larmes: il se voyait
chassé de cette maison, sans savoir pourquoi.--Je suis trop vieux
maintenant, se disait-il, le monde a horreur de la vieillesse et de la
pauvreté, deux laides choses. Je ne veux plus aller nulle part sans
invitation. Mot héroïque!...
La porte de la cuisine située au rez-de-chaussée, en face de la loge
du concierge, restait souvent ouverte, comme dans les maisons occupées
par les propriétaires, et dont la porte cochère est toujours fermée;
le bonhomme put donc entendre les rires de la cuisinière et du valet
de chambre, à qui Madeleine racontait le tour joué à Pons, car elle
ne supposa point que le bonhomme évacuerait la place si promptement.
Le valet de chambre approuvait hautement cette plaisanterie envers un
habitué de la maison qui, disait-il, ne donnait jamais qu’un petit écu
aux étrennes!
--Oui, mais s’il prend la mouche et qu’il ne revienne pas, fit observer
la cuisinière, ce sera toujours trois francs de perdus pour nous autres
au jour de l’an...
--Hé! comment le saurait-il? dit le valet de chambre en réponse à la
cuisinière.
--Bah! reprit Madeleine, un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’est-ce
que cela nous fait? Il ennuie tellement les maîtres dans les maisons où
il dîne, qu’on le chassera de partout.
En ce moment le vieux musicien cria: «Le cordon s’il vous plaît!» à la
portière. Ce cri douloureux fut accueilli par un profond silence à la
cuisine.
--Il écoutait, dit le valet de chambre.
--Hé bien! tant _pire_, ou plutôt tant mieux, répliqua Madeleine, c’est
un rat fini.
Le pauvre homme, qui n’avait rien perdu des propos tenus à la cuisine,
entendit encore ce dernier mot. Il revint chez lui par les boulevards
dans l’état où serait une vieille femme après une lutte acharnée
avec des assassins. Il marchait, en se parlant à lui-même, avec une
vitesse convulsive, car l’honneur saignant le poussait comme une paille
emportée par un vent furieux. Enfin, il se trouva sur le boulevard du
Temple à cinq heures, sans savoir comment il y était venu; mais, chose
extraordinaire, il ne se sentit pas le moindre appétit.
Maintenant, pour comprendre la révolution que le retour de Pons à cette
heure allait produire chez lui, les explications promises sur madame
Gibot sont ici nécessaires.
La rue de Normandie est une de ces rues au milieu desquelles on peut
se croire en province: l’herbe y fleurit, un passant y fait événement,
et tout le monde s’y connaît. Les maisons datent de l’époque où, sous
Henri IV, on entreprit un quartier dont chaque rue portât le nom d’une
province, et au centre duquel devait se trouver une belle place dédiée
à la France. L’idée du quartier de l’Europe fut la répétition de ce
plan. Le monde se répète en toute chose partout, même en spéculation.
La maison où demeuraient les deux musiciens est un ancien hôtel entre
cour et jardin; mais le devant, sur la rue, avait été bâti lors de
la vogue excessive dont a joui le Marais durant le dernier siècle.
Les deux amis occupaient tout le deuxième étage dans l’ancien hôtel.
Cette double maison appartenait à monsieur Pillerault, un octogénaire,
qui en laissait la gestion à monsieur et madame Cibot, ses portiers
depuis vingt-six ans. Or, comme on ne donne pas des émoluments assez
forts à un portier du Marais, pour qu’il puisse vivre de sa loge, le
sieur Cibot joignait à son sou pour livre et à sa bûche prélevée sur
chaque voie de bois, les ressources de son industrie personnelle; il
était tailleur, comme beaucoup de concierges. Avec le temps, Cibot
avait cessé de travailler pour les maîtres tailleurs; car, par suite
de la confiance que lui accordait la petite bourgeoisie du quartier,
il jouissait du privilége inattaqué de faire les raccommodages, les
reprises perdues, les mises à neuf de tous les habits dans un périmètre
de trois rues. La loge était vaste et saine, il y attenait une chambre.
Aussi le ménage Cibot passait-il pour un des plus heureux parmi
messieurs les concierges de l’arrondissement.
Cibot, petit homme rabougri, devenu presque olivâtre à force de
rester toujours assis, à la turque, sur une table élevée à la hauteur
de la croisée grillagée qui voyait sur la rue, gagnait à son métier
environ quarante sous par jour. Il travaillait encore, quoiqu’il eût
cinquante-huit ans; mais cinquante-huit ans, c’est le plus bel âge
des portiers; ils se sont faits à leur loge, la loge est devenue pour
eux ce qu’est l’écaille pour les huîtres, et _ils sont connus dans le
quartier_!
Madame Cibot, ancienne belle écaillère, avait quitté son poste au
Cadran-Bleu par amour pour Cibot, à l’âge de vingt-huit ans, après
toutes les aventures qu’une belle écaillère rencontre sans les
chercher. La beauté des femmes du peuple dure peu, surtout quand elles
restent en espalier à la porte d’un restaurant. Les chauds rayons de
la cuisine se projettent sur les traits qui durcissent, les restes de
bouteilles bus en compagnie des garçons s’infiltrent dans le teint,
et nulle fleur ne mûrit plus vite que celle d’une belle écaillère.
Heureusement pour madame Cibot, le mariage légitime et la vie de
concierge arrivèrent à temps pour la conserver; elle demeura comme un
modèle de Rubens, en gardant une beauté virile que ses rivales de la
rue de Normandie calomniaient, en la qualifiant de _grosse dondon_.
Ses tons de chair pouvaient se comparer aux appétissants glacis des
mottes de beurre d’Isigny; et nonobstant son embonpoint, elle déployait
une incomparable agilité dans ses fonctions. Madame Cibot atteignait
à l’âge où ces sortes de femmes sont obligées de se faire la barbe.
N’est-ce pas dire qu’elle avait quarante-huit ans? Une portière à
moustaches est une des plus grandes garanties d’ordre et de sécurité
pour un propriétaire. Si Delacroix avait pu voir madame Cibot posée
fièrement sur son balai, certes il en eût fait une Bellone!
La position des époux Cibot, en style d’acte d’accusation, devait,
chose singulière! affecter un jour celle des deux amis; aussi
l’historien, pour être fidèle, est-il obligé d’entrer dans quelques
détails au sujet de la loge. La maison rapportait environ huit mille
francs, car elle avait trois appartements complets, doubles en
profondeur, sur la rue, et trois dans l’ancien hôtel entre cour et
jardin. En outre, un ferrailleur nommé Rémonencq occupait une boutique
sur la rue. Ce Rémonencq, passé depuis quelques mois à l’état de
marchand de curiosités, connaissait si bien la valeur bric-à-braquoise
de Pons, qu’il le saluait du fond de sa boutique, quand le musicien
entrait ou sortait. Ainsi, le sou pour livre donnait environ quatre
cents francs au ménage Cibot, qui trouvait en outre gratuitement son
logement et son bois. Or, comme les salaires de Cibot produisaient
environ sept à huit cents francs en moyenne par an, les époux se
faisaient, avec leurs étrennes, un revenu de seize cents francs, à la
lettre mangés par les Cibot qui vivaient mieux que ne vivent les gens
du peuple.--«On ne vit qu’une fois!» disait la Cibot. Née pendant la
révolution, elle ignorait, comme on le voit, le catéchisme.
De ses rapports avec le Cadran-Bleu, cette portière, à l’œil orange et
hautain, avait gardé quelques connaissances en cuisine qui rendaient
son mari l’objet de l’envie de tous ses confrères. Aussi, parvenus à
l’âge mûr, sur le seuil de la vieillesse, les Cibot ne trouvaient-ils
pas devant eux cent francs d’économie. Bien vêtus, bien nourris,
ils jouissaient d’ailleurs dans le quartier d’une considération due
à vingt-six ans de probité stricte. S’ils ne possédaient rien, ils
n’avaient _nune centime_ à autrui, selon leur expression, car madame
Cibot prodiguait les N dans son langage. Elle disait à son mari: «--Tu
n’es n’un amour!» Pourquoi? Autant vaudrait demander la raison de son
indifférence en matière de religion. Fiers tous les deux de cette vie
au grand jour, de l’estime de six ou sept rues et de l’autocratie que
leur laissait leur _propiétaire_ sur la maison, ils gémissaient en
secret de ne pas avoir aussi des rentes. Cibot se plaignait de douleurs
dans les mains et dans les jambes, et madame Cibot déplorait que son
pauvre Cibot fût encore contraint de travailler à son âge. Un jour
viendra qu’après trente ans d’une vie pareille, un concierge accusera
le gouvernement d’injustice, il voudra qu’on lui donne la décoration
de la Légion-d’Honneur! Toutes les fois que les commérages du quartier
leur apprenaient que telle servante, après huit ou dix ans de service,
était couchée sur un testament pour trois ou quatre cents francs en
viager, c’était des doléances de loge en loge, qui peuvent donner
une idée de la jalousie dont sont dévorées les professions infimes à
Paris.--Ah çà! il ne nous arrivera jamais, à nous autres, d’être mis
sur des testaments! Nous n’avons pas de chance! Nous sommes plus utiles
que les domestiques, cependant. Nous sommes des gens de confiance,
nous faisons les recettes, nous veillons au grain; mais nous sommes
traités ni plus ni moins que des chiens, et voilà!--Il n’y a qu’heur
et malheur, disait Cibot en rapportant un habit.--Si j’avais laissé
Cibot à sa loge, et que je me fusse mise cuisinière, nous aurerions
trente mille francs de placés, s’écriait madame Cibot en causant avec
sa voisine les mains sur ses grosses hanches. J’ai mal entendu la
vie, histoire d’être logée et chauffée dedans une bonne loge et de ne
manquer de rien.
Lorsqu’en 1836, les deux amis vinrent occuper à eux deux le deuxième
étage de l’ancien hôtel, ils occasionnèrent une sorte de révolution
dans le ménage Cibot. Voici comment. Schmucke avait, aussi bien que son
ami Pons, l’habitude de prendre les portiers ou portières des maisons
où il logeait pour faire faire son ménage. Les deux musiciens furent
donc du même avis en s’installant rue de Normandie pour s’entendre
avec madame Cibot, qui devint leur femme de ménage, à raison de
vingt-cinq francs par mois, douze francs cinquante centimes pour chacun
d’eux. Au bout d’un an, la portière émérite régna chez les deux vieux
garçons, comme elle régnait sur la maison de monsieur Pillerault, le
grand-oncle de madame la comtesse Popinot; leurs affaires furent ses
affaires, et elle disait: «_Mes deux messieurs._» Enfin, en trouvant
les deux Casse-noisettes doux comme des moutons, faciles à vivre,
point défiants, de vrais enfants, elle se mit, par suite de son cœur
de femme du peuple, à les protéger, à les adorer, à les servir avec
un dévouement si véritable, qu’elle leur lâchait quelques semonces,
et les défendait contre toutes les tromperies qui grossissent à Paris
les dépenses de ménage. Pour vingt-cinq francs par mois, les deux
garçons, sans préméditation et sans s’en douter, acquirent une mère.
En s’apercevant de toute la valeur de madame Cibot, les deux musiciens
lui avaient naïvement adressé des éloges, des remercîments, de petites
étrennes qui resserrèrent les liens de cette alliance domestique.
Madame Cibot aimait mille fois mieux être appréciée à sa valeur que
payée; sentiment qui, bien connu, bonifie toujours les gages. Cibot
faisait à moitié prix les courses, les raccommodages, tout ce qui
pouvait le concerner dans le service des deux messieurs de sa femme.
Enfin, dès la seconde année, il y eut, dans l’étreinte du deuxième
étage et de la loge, un nouvel élément de mutuelle amitié. Schmucke
conclut avec madame Cibot un marché qui satisfit à sa paresse et à son
désir de vivre sans s’occuper de rien. Moyennant trente sous par jour
ou quarante-cinq francs par mois, madame Cibot se chargea de donner à
déjeuner et à dîner à Schmucke. Pons, trouvant le déjeuner de son ami
très-satisfaisant, passa de même un marché de dix-huit francs pour son
déjeuner. Ce système de fournitures, qui jeta quatre-vingt-dix francs
environ par mois dans les recettes de la loge, fit des deux locataires
des êtres inviolables, des anges, des chérubins, des dieux. Il est fort
douteux que le roi des Français, qui s’y connaît, soit servi comme le
furent alors les deux Casse-noisettes. Pour eux, le lait sortait pur
de la boîte, ils lisaient gratuitement les journaux du premier et du
troisième étage, dont les locataires se levaient tard et à qui l’on
eût dit, au besoin, que les journaux n’étaient pas arrivés. Madame
Cibot tenait d’ailleurs l’appartement, les habits, le palier, tout dans
un état de propreté flamande. Schmucke jouissait, lui, d’un bonheur
qu’il n’avait jamais espéré; madame Cibot lui rendait la vie facile;
il donnait environ six francs par mois pour le blanchissage dont
elle se chargeait, ainsi que des raccommodages. Il dépensait quinze
francs de tabac par mois. Ces trois natures de dépenses formaient un
total mensuel de soixante-six francs, lesquels, multipliés par douze,
donnent sept cent quatre-vingt-douze francs. Joignez-y deux cent vingt
francs de loyer et d’impositions, vous avez mille douze francs. Cibot
habillait Schmucke, et la moyenne de cette dernière fourniture allait
à cent cinquante francs. Ce profond philosophe vivait donc avec douze
cents francs par an. Combien de gens, en Europe, dont l’unique pensée
est de venir demeurer à Paris, seront agréablement surpris de savoir
qu’on peut y être heureux avec douze cents francs de rente, rue de
Normandie, au Marais, sous la protection d’une madame Cibot!
Madame Cibot fut stupéfaite en voyant rentrer le bonhomme Pons à cinq
heures du soir. Non-seulement ce fait n’avait jamais eu lieu, mais
encore _son monsieur_ ne la vit pas, ne la salua point.
--Ah bien! Cibot, dit-elle à son mari, monsieur Pons est millionnaire
ou fou!
--Ça m’en a l’air, répliqua Cibot en laissant tomber une manche d’habit
où il faisait ce que, dans l’argot des tailleurs, on appelle _un
poignard_.
Au moment où Pons rentrait machinalement chez lui, madame Cibot
achevait le dîner de Schmucke. Ce dîner consistait en un certain
ragoût, dont l’odeur se répandait dans toute la cour. C’était des
restes de bœuf bouilli achetés chez un rôtisseur tant soit peu
regrattier, et fricassés au beurre avec des oignons coupés en tranches
minces, jusqu’à ce que le beurre fût absorbé par la viande et par les
oignons, de manière à ce que ce mets de portier présentât l’aspect
d’une friture. Ce plat, amoureusement concoctionné pour Cibot et
Schmucke, entre qui la Cibot le partageait, accompagné d’une bouteille
de bière et d’un morceau de fromage, suffisait au vieux maître de
musique allemand. Et croyez bien que le roi Salomon, dans sa gloire, ne
dînait pas mieux que Schmucke. Tantôt ce plat de bouilli fricassé aux
oignons, tantôt des reliefs de poulet sauté, tantôt une persillade et
du poisson à une sauce inventée par la Cibot, et à laquelle une mère
aurait mangé son enfant sans s’en apercevoir, tantôt de la venaison,
selon la qualité ou la quantité de ce que les restaurants du boulevard
revendaient au rôtisseur de la rue Boucherat, tel était l’ordinaire de
Schmucke, qui se contentait, sans mot dire, de tout ce que lui servait
la _ponne montame Zipod_. Et, de jour en jour, la bonne madame Cibot
avait diminué cet ordinaire jusqu’à pouvoir le faire pour la somme de
vingt sous.
--Je vas savoir ce qui lui n’est arrivé, n’à ce pauvre cher homme, dit
madame Cibot à son époux, car v’là le dîner de monsieur Schmucke tout
paré.
Madame Cibot couvrit le plat de terre creux d’une assiette en
porcelaine commune; puis elle arriva, malgré son âge, à l’appartement
des deux amis, au moment où Schmucke ouvrait à Pons.
--_Qu’as-du, mon pon ami?_ dit l’Allemand effrayé par le bouleversement
de la physionomie de Pons.
--Je te dirai tout; mais je viens dîner avec toi...
--_Tinner! tinner!_ s’écria Schmucke enchanté. _Mais c’esdre
imbossiple!_ ajouta-t-il en pensant aux habitudes gastrolâtriques de
son ami.
Le vieil Allemand aperçut alors madame Cibot qui écoutait, selon son
droit de femme de ménage légitime. Saisi par une de ces inspirations
qui ne brillent que dans le cœur d’un ami véritable, il alla droit à la
portière, et l’emmena sur le palier.
--_Montame Zipod, ce pon Bons aime les ponnes chosses, hâlez au Gatran
Pleu, temandez ein bedid tinner vin: tes angeois, di magaroni! Anvin
ein rebas de Licuillis!_
--Qu’est-ce que c’est? demanda madame Cibot.
--_Eh pien!_ reprit Schmucke, _c’esde ti feau à la pourchoise, eine pon
boisson, ein poudeille te fin te Porteau, et dout ce qu’il y aura te
meilleur en vriantise: gomme des groguettes te risse ed ti lard vîmé!
Bayez! ne tittes rien, che fus rentrai tutte l’archand temain madin._
Schmucke rentra d’un air joyeux en se frottant les mains; mais sa
figure reprit graduellement une expression de stupéfaction, en
entendant le récit des malheurs qui venaient de fondre en un moment
sur le cœur de son ami. Schmucke essaya de consoler Pons, en lui
dépeignant le monde à son point de vue. Paris était une tempête
perpétuelle, les hommes et les femmes y étaient emportés par un
mouvement de valse furieuse, et il ne fallait rien demander au monde,
qui ne regarde qu’à l’extérieur, «_ed bas ad l’indérière_,» dit-il.
Il raconta pour la centième fois que, d’année en année, les trois
seules écolières qu’il eût aimées, par lesquelles il était chéri,
pour lesquelles il donnerait sa vie, de qui même il tenait une petite
pension de neuf cents francs, à laquelle chacune contribuait pour
une part égale d’environ trois cents francs, avaient si bien oublié,
d’année en année, de le venir voir, et se trouvaient emportées par le
courant de la vie parisienne avec tant de violence, qu’il n’avait pas
pu être reçu par elles depuis trois ans, quand il se présentait. (Il
est vrai que Schmucke se présentait chez ces grandes dames à dix heures
du matin.) Enfin, les quartiers de ses rentes étaient payés chez des
notaires.
--_Ed cebentant, c’esde tes cueirs t’or_, reprit-il. _Anvin, c’esd mes
bedides saindes Céciles, tes phames jarmantes, montame de Bordentuère,
montame de Fentenesse, montame Ti Dilet. Quante che les fois, c’esd aus
Jambs-Elusées, sans qu’elles me foient... ed elles m’aiment pien, et
che pourrais aller tinner chesse elles, elles seraient bien gondendes.
Che beusse aller à leur gambagne; mais je breffère te peaucoup edre
afec mon hami Bons, barce que che le fois quant che feux, ed tus les
churs._
Pons prit la main de Schmucke, la mit entre ses mains, il la serra
par un mouvement où l’âme se communiquait tout entière, et tous deux
ils restèrent ainsi pendant quelques minutes, comme des amants qui se
revoient après une longue absence.
--_Tinne izi, dus les churs!_... reprit Schmucke qui bénissait
intérieurement la dureté de la présidente. _Diens! nus pricabraquerons
ensemple, et le tiaple ne meddra chamais sa queu tan notre ménache._
Pour l’intelligence de ce mot vraiment héroïque: _nous pricabraquerons
ensemble!_ il faut avouer que Schmucke était d’une ignorance crasse
en Bric-à-braquologie. Il fallait toute la puissance de son amitié
pour qu’il ne cassât rien dans le salon et dans le cabinet abandonnés
à Pons pour lui servir de musée. Schmucke, appartenant tout entier à
la musique, compositeur pour lui-même, regardait toutes les petites
bêtises de son ami, comme un poisson, qui aurait reçu un billet
d’invitation, regarderait une exposition de fleurs au Luxembourg.
Il respectait ces œuvres merveilleuses à cause du respect que Pons
manifestait en époussetant son trésor. Il répondait: «_Ui! c’esde pien
choli!_» aux admirations de son ami, comme une mère répond des phrases
insignifiantes aux gestes d’un enfant qui ne parle pas encore. Depuis
que les deux amis vivaient ensemble, Schmucke avait vu Pons changeant
sept fois d’horloge en en troquant toujours une inférieure contre une
plus belle. Pons possédait alors la plus magnifique horloge de Boule,
une horloge en ébène incrustée de cuivres et garnie de sculptures, de
la première manière de Boule. Boule a eu deux manières, comme Raphaël
en a eu trois. Dans la première, il mariait le cuivre à l’ébène; et,
dans la seconde, contre ses convictions il sacrifiait à l’écaille; il
a fait des prodiges pour vaincre ses concurrents, inventeurs de la
marqueterie en écaille. Malgré les savantes démonstrations de Pons,
Schmucke n’apercevait pas la moindre différence entre la magnifique
horloge de la première manière de Boule et les dix autres. Mais, à
cause du bonheur de Pons, Schmucke avait plus de soin de tous ces
_prinporions_ que son ami n’en prenait lui-même. Il ne faut donc pas
s’étonner que le mot sublime de Schmucke ait eu le pouvoir de calmer
le désespoir de Pons, car le:--_Nus pricapraquerons!_ de l’Allemand
voulait dire:--Je mettrai de l’argent dans le bric-à-brac, si tu veux
dîner ici.
--Ces messieurs sont servis, vint dire avec un aplomb étonnant madame
Cibot.
On comprendra facilement la surprise de Pons en voyant et savourant le
dîner dû à l’amitié de Schmucke. Ces sortes de sensations, si rares
dans la vie, ne viennent pas du dévouement continu par lequel deux
hommes se disent perpétuellement l’un à l’autre: «Tu as en moi un autre
toi-même» (car on s’y fait); non, elles sont causées par la comparaison
de ces témoignages du bonheur de la vie intime avec les barbaries de
la vie du monde. C’est le monde qui lie à nouveau, sans cesse, deux
amis ou deux amants, lorsque deux grandes âmes se sont mariées par
l’amour ou par l’amitié. Aussi Pons essuya-t-il deux grosses larmes!
et Schmucke, de son côté, fut obligé d’essuyer ses yeux mouillés. Ils
ne se dirent rien, mais ils s’aimèrent davantage, et ils se firent
de petits signes de tête dont les expressions balsamiques pansèrent
les douleurs du gravier introduit par la présidente dans le cœur de
Pons. Schmucke se frottait les mains à s’emporter l’épiderme, car il
avait conçu l’une de ces inventions qui n’étonnent un Allemand que
lorsqu’elle est rapidement éclose dans son cerveau congelé par le
respect dû aux princes souverains.
--_Mon pon Bons?_ dit Schmucke.
--Je te devine, tu veux que nous dînions tous les jours ensemble...
--_Che fitrais edre assez ruche bir de vaire fifre tu les churs gomme
ça_... répondit mélancoliquement le bon Allemand.
Madame Cibot, à qui Pons donnait de temps en temps des billets pour
les spectacles du boulevard, ce qui le mettait dans son cœur à la même
hauteur que son pensionnaire Schmucke, fit alors la proposition que
voici:--Pardine, dit-elle, pour trois francs, sans le vin, je puis vous
faire tous les jours, pour vous deux, n’un dîner n’à licher les plats,
et les rendre nets comme s’ils étaient lavés.
--_Le vrai est_, répondit Schmucke, _que che tine mieix afec ce que me
guisine montame Zipod que les chens qui mangent le vrigod di Roi_...
Dans son espérance, le respectueux Allemand alla jusqu’à imiter
l’irrévérence des petits journaux, en calomniant le prix fixe de la
table royale.
--Vraiment? dit Pons. Eh bien! j’essaierai demain!
En entendant cette promesse, Schmucke sauta d’un bout de la table à
l’autre, en entraînant la nappe, les plats, les carafes, et saisit Pons
par une étreinte comparable à celle d’un gaz s’emparant d’un autre gaz
pour lequel il a de l’affinité.
--_Kel ponhire!_ s’écria-t-il.
--Monsieur dînera tous les jours ici! dit orgueilleusement madame Cibot
attendrie.
Sans connaître l’événement auquel elle devait l’accomplissement de son
rêve, l’excellente madame Cibot descendit à sa loge et y entra comme
Josépha entre en scène dans _Guillaume Tell_. Elle jeta les plats et
les assiettes, et s’écria:--Cibot, cours chercher deux demi-tasses,
au Café Turc! et dis au garçon de fourneau que c’est pour moi! Puis
elle s’assit en se mettant les mains sur ses puissants genoux, et
regardant par la fenêtre le mur qui faisait face à la maison, elle
s’écria:--J’irai, ce soir, consulter madame Fontaine!... Madame
Fontaine tirait les cartes à toutes les cuisinières, femmes de chambre,
laquais, portiers, etc., du Marais.--Depuis que ces deux messieurs sont
venus chez nous, nous avons deux mille francs de placés à la caisse
d’épargne. En huit ans! quelle chance! Faut-il ne rien gagner au dîner
de monsieur Pons, et l’attacher à son ménage? La poule à mame Fontaine
me dira cela.
En ne voyant pas d’héritiers, ni à Pons ni à Schmucke, depuis trois
ans environ madame Cibot se flattait d’obtenir une ligne dans le
testament de _ses messieurs_, et elle avait redoublé de zèle dans
cette pensée cupide, poussée très-tard au milieu de ses moustaches,
jusqu’alors pleines de probité. En allant dîner en ville tous les
jours, Pons avait échappé jusqu’alors à l’asservissement complet dans
lequel la portière voulait tenir _ses messieurs_. La vie nomade de
ce vieux troubadour-collectionneur effarouchait les vagues idées de
séduction qui voltigeaient dans la cervelle de madame Cibot et qui
devinrent un plan formidable, à compter de ce mémorable dîner. Un quart
d’heure après, madame Cibot reparut dans la salle à manger, armée de
deux excellentes tasses de café que flanquaient deux petits verres de
kirch-wasser.
--_Fife montame Zipod!_ s’écria Schmucke, _elle m’a tefiné_.
Après quelques lamentations du pique-assiette que combattit Schmucke
par les câlineries que le pigeon sédentaire dut trouver pour son
pigeon voyageur, les deux amis sortirent ensemble. Schmucke ne voulut
pas quitter son ami dans la situation où l’avait mis la conduite des
maîtres et des gens de la maison Camusot. Il connaissait Pons et
savait que des réflexions horriblement tristes pouvaient le saisir
à l’orchestre sur son siége magistral et détruire le bon effet de
sa rentrée au nid. Schmucke, en ramenant le soir, vers minuit, Pons
au logis, le tenait sous le bras; et comme un amant fait pour une
maîtresse adorée, il indiquait à Pons les endroits où finissait,
où recommençait le trottoir; il l’avertissait quand un ruisseau se
présentait; il aurait voulu que les pavés fussent en coton, que le ciel
fût bleu, que les anges fissent entendre à Pons la musique qu’ils lui
jouaient. Il avait conquis la dernière province qui n’était pas à lui
dans ce cœur!
Pendant trois mois environ, Pons dîna tous les jours avec Schmucke.
D’abord il fut forcé de retrancher quatre-vingts francs par mois sur
la somme de ses acquisitions, car il lui fallut trente-cinq francs
de vin environ avec les quarante-cinq francs que le dîner coûtait.
Puis, malgré les soins et les lazzis allemands de Schmucke, le vieil
artiste regretta les plats soignés, les petits verres de liqueurs,
le bon café, le babil, les politesses fausses, les convives et les
médisances des maisons où il dînait. On ne rompt pas au déclin de la
vie avec une habitude qui dure depuis trente-six ans. Une pièce de vin
de cent trente francs verse un liquide peu généreux dans le verre d’un
gourmet; aussi, chaque fois que Pons portait son verre à ses lèvres,
se rappelait-il avec mille regrets poignants les vins exquis de ses
amphitryons. Donc, au bout de trois mois, les atroces douleurs qui
avaient failli briser le cœur délicat de Pons étaient amorties, il ne
pensait plus qu’aux agréments de la société; de même qu’un vieux homme
à femmes regrette une maîtresse quittée coupable de trop d’infidélités!
Quoiqu’il essayât de cacher la mélancolie profonde qui le dévorait,
le vieux musicien paraissait évidemment attaqué par une de ces
inexplicables maladies, dont le siége est dans le moral. Pour expliquer
cette nostalgie produite par une habitude brisée, il suffira d’indiquer
un des mille riens qui, semblables aux mailles d’une cotte d’armes,
enveloppent l’âme dans un réseau de fer. Un des plus vifs plaisirs de
l’ancienne vie de Pons, un des bonheurs du pique-assiette d’ailleurs,
était la _surprise_, l’impression gastronomique du plat extraordinaire,
de la friandise ajoutée triomphalement dans les maisons bourgeoises
par la maîtresse qui veut donner un air de festoiement à son dîner! Ce
délice de l’estomac manquait à Pons, madame Cibot lui racontait le menu
par orgueil. Le piquant périodique de la vie de Pons avait totalement
disparu. Son dîner se passait sans l’inattendu de ce qui, jadis, dans
les ménages de nos aïeux, se nommait le _plat couvert_! Voilà ce que
Schmucke ne pouvait pas comprendre. Pons était trop délicat pour
se plaindre, et s’il y a quelque chose de plus triste que le génie
méconnu, c’est l’estomac incompris. Le cœur dont l’amour est rebuté, ce
drame dont on abuse, repose sur un faux besoin; car si la créature nous
délaisse, on peut aimer le créateur, il a des trésors à nous dispenser.
Mais l’estomac!... Rien ne peut être comparé à ses souffrances; car,
avant tout, la vie! Pons regrettait certaines crèmes, de vrais poëmes!
certaines sauces blanches, des chefs-d’œuvre! certaines volailles
truffées, des amours! et par-dessus tout les fameuses carpes du Rhin
qui ne se trouvent qu’à Paris et avec quels condiments! Par certains
jours Pons s’écriait:--«O Sophie!» en pensant à la cuisinière du
comte Popinot. Un passant, en entendant ce soupir, aurait cru que le
bonhomme pensait à une maîtresse, et il s’agissait de quelque chose de
plus rare, d’une carpe grasse! accompagnée d’une sauce, claire dans la
saucière, épaisse sur la langue, une sauce à mériter le prix Montyon!
Le souvenir de ces dîners mangés fit donc considérablement maigrir le
chef d’orchestre attaqué d’une nostalgie gastrique.
Dans le commencement du quatrième mois, vers la fin de janvier 1845,
le jeune flûtiste, qui se nommait Wilhem comme presque tous les
Allemands, et Schwab pour se distinguer de tous les Wilhem, ce qui ne
le distinguait pas de tous les Schwab, jugea nécessaire d’éclairer
Schmucke sur l’état du chef d’orchestre dont on se préoccupait au
théâtre. C’était le jour d’une première représentation où donnaient les
instruments dont jouait le vieux maître allemand.
--Le bonhomme Pons décline, il y a quelque chose dans son sac qui sonne
mal, l’œil est triste, le mouvement de son bras s’affaiblit, dit Wilhem
Schwab en montrant le bonhomme qui montait à son pupitre d’un air
funèbre.
--_C’esdre gomme ça à soissande ans, tuchurs_, répondit Schmucke.
Schmucke, semblable à cette mère des chroniques de la Canongate qui,
pour jouir de son fils vingt-quatre heures de plus, le fait fusiller,
était capable de sacrifier Pons au plaisir de le voir dîner tous les
jours avec lui.
--Tout le monde au théâtre s’inquiète, et, comme le dit mademoiselle
Héloïse Brisetout, notre première danseuse, il ne fait presque plus de
bruit en se mouchant.
Le vieux musicien paraissait donner du cor, quand il se mouchait, tant
son nez long et creux sonnait dans le foulard. Ce tapage était la cause
d’un des plus constants reproches de la présidente au cousin Pons.
--_Che tonnerais pien tes chausses pir l’amisser_, dit Schmucke,
_l’annui le cagne_.
--Ma foi, dit Wilhem Schwab, monsieur Pons me semble un être si
supérieur à nous autres pauvres diables, que je n’osais pas l’inviter à
ma noce. Je me marie...
--_Ed gommend?_ demanda Schmucke.
--Oh! très-honnêtement, répondit Wilhem qui trouva dans la question
bizarre de Schmucke une raillerie dont ce parfait chrétien était
incapable.
--Allons, messieurs, à vos places! dit Pons qui regarda dans
l’orchestre sa petite armée après avoir entendu le coup de sonnette du
directeur.
On exécuta l’ouverture de la FIANCÉE DU DIABLE, une pièce féerie
qui eut deux cents représentations. Au premier entr’acte, Wilhem et
Schmucke se virent seuls dans l’orchestre désert. L’atmosphère de la
salle comportait trente-deux degrés Réaumur.
--_Gondez-moi tonc fotre husdoire_, dit Schmucke à Wilhem.
--Tenez, voyez-vous à l’avant-scène, ce jeune homme?... le
reconnaissez-vous?
--_Ti tud_...
--Ah! parce qu’il a des gants jaunes, et qu’il brille de tous
les rayons de l’opulence; mais c’est mon ami, Fritz Brunner de
Francfort-sur-Mein...
--_Celui qui fenaid foir les bièces à l’orguesdre, brès te fus?_
--Le même. N’est-ce pas, que c’est à ne pas croire à une pareille
métamorphose?
Ce héros de l’histoire promise était un de ces Allemands dont la figure
contient à la fois la raillerie sombre du Méphistophélès de Gœthe et
la bonhomie des romans d’Auguste Lafontaine de pacifique mémoire; la
ruse et la naïveté, l’âpreté des comptoirs et le laissez-aller raisonné
d’un membre du Jockey-Club; mais surtout le dégoût qui met le pistolet
à la main de Werther, beaucoup plus ennuyé des princes allemands que
de Charlotte. C’était véritablement une figure typique de l’Allemagne:
beaucoup de juiverie et beaucoup de simplicité, de la bêtise et du
courage, un savoir qui produit l’ennui, une expérience que le moindre
enfantillage rend inutile, l’abus de la bière et du tabac; mais, pour
relever toutes ces antithèses, une étincelle diabolique dans de beaux
yeux bleus fatigués. Mis avec l’élégance d’un banquier, Fritz Brunner
offrait aux regards de toute la salle une tête chauve d’une couleur
titiannesque, de chaque côté de laquelle se bouclaient les quelques
cheveux d’un blond ardent que la débauche et la misère lui avaient
laissés pour qu’il eût le droit de payer un coiffeur au jour de sa
restauration financière. Sa figure, jadis belle et fraîche, comme
celle du Jésus-Christ des peintres, avait pris des tons aigres que des
moustaches rouges, une barbe fauve rendaient presque sinistres. Le bleu
pur de ses yeux s’était troublé dans sa lutte avec le chagrin. Enfin
les mille prostitutions de Paris avaient estompé les paupières et le
tour de ses yeux, où jadis une mère regardait avec ivresse une divine
réplique des siens. Ce philosophe prématuré, ce jeune vieillard était
l’œuvre d’une marâtre.
Ici commence l’histoire curieuse d’un fils prodigue de
Francfort-sur-Mein, le fait le plus extraordinaire et le plus bizarre
qui soit jamais arrivé dans cette ville sage, quoique centrale.
Monsieur Gédéon Brunner, père de ce Fritz, un de ces célèbres
aubergistes de Francfort-sur-Mein qui pratiquent, de complicité avec
les banquiers, des incisions autorisées par les lois sur la bourse
des touristes, honnête calviniste d’ailleurs, avait épousé une juive
convertie, à la dot de laquelle il dut les éléments de sa fortune.
Cette juive mourut, laissant son fils Fritz, à l’âge de douze ans,
sous la tutelle du père et sous la surveillance d’un oncle maternel,
marchand de fourrures à Leipsick, le chef de la maison Virlaz et
compagnie. Brunner le père fut obligé, par cet oncle qui n’était pas
aussi doux que ses fourrures, de placer la fortune du jeune Fritz en
beaucoup de marcs banco dans la maison Al-Sartchild, et sans y toucher.
Pour se venger de cette exigence israélite, le père Brunner se remaria,
en alléguant l’impossibilité de tenir son immense auberge sans l’œil
et le bras d’une femme. Il épousa la fille d’un autre aubergiste,
dans laquelle il vit une perle; mais il n’avait pas expérimenté ce
qu’était une fille unique, adulée par un père et une mère. La deuxième
madame Brunner fut ce que sont les jeunes Allemandes, quand elles sont
méchantes et légères. Elle dissipa sa fortune, et vengea la première
madame Brunner en rendant son mari l’homme le plus malheureux dans
son intérieur qui fût connu sur le territoire de la ville libre de
Francfort-sur-Mein où, dit-on, les millionnaires vont faire rendre une
loi municipale qui contraigne les femmes à les chérir exclusivement.
Cette Allemande aimait les différents vinaigres que les Allemands
appellent communément vins du Rhin. Elle aimait les articles-Paris.
Elle aimait à monter à cheval. Elle aimait la parure. Enfin la seule
chose coûteuse qu’elle n’aimât pas, c’était les femmes. Elle prit en
aversion le petit Fritz, et l’aurait rendu fou, si ce jeune produit du
calvinisme et du mosaïsme n’avait pas eu Francfort pour berceau, et la
maison Virlaz de Leipsick pour tutelle; mais l’oncle Virlaz, tout à ses
fourrures, ne veillait qu’aux marcs banco, il laissa l’enfant en proie
à la marâtre.
Cette hyène était d’autant plus furieuse contre ce chérubin, fils de la
belle madame Brunner, que, malgré des efforts dignes d’une locomotive,
elle ne pouvait pas avoir d’enfant. Mue par une pensée diabolique,
cette criminelle Allemande lança le jeune Fritz, à l’âge de vingt
et un ans, dans des dissipations anti-germaniques. Elle espéra que
le cheval anglais, le vinaigre du Rhin et les Marguerites de Gœthe
dévoreraient l’enfant de la juive et sa fortune; car l’oncle Virlaz
avait laissé un bel héritage à son petit Fritz au moment où celui-ci
devint majeur. Mais si les roulettes des Eaux et les amis du Vin, au
nombre desquels était Wilhem Schwab, achevèrent le capital Virlaz, le
jeune enfant prodigue demeura pour servir, selon les vœux du Seigneur,
d’exemple aux puînés de la ville de Francfort-sur-Mein, où toutes les
familles l’emploient comme un épouvantail pour garder leurs enfants
sages et effrayés dans leurs comptoirs de fer doublés de marcs banco.
Au lieu de mourir à la fleur de l’âge, Fritz Brunner eut le plaisir
de voir enterrer sa marâtre dans un de ces charmants cimetières où
les Allemands, sous prétexte d’honorer leurs morts, se livrent à leur
passion effrénée pour l’horticulture. La seconde madame Brunner mourut
donc avant ses auteurs, le vieux Brunner en fut pour l’argent qu’elle
avait extrait de ses coffres, et pour des peines telles, que cet
aubergiste, d’une constitution herculéenne, se vit, à soixante-sept
ans, diminué comme si le fameux poison des Borgia l’avait attaqué. Ne
pas hériter de sa femme après l’avoir supportée pendant dix années,
fit de cet aubergiste une autre ruine de Heidelberg, mais radoubée
incessamment par les _Rechnungs_ des voyageurs, comme on radoube celles
de Heidelberg pour entretenir l’ardeur des touristes qui affluent
pour voir cette belle ruine, si bien entretenue. On en causait à
Francfort comme d’une faillite, on s’y montrait Brunner au doigt en
se disant:--Voilà où peut nous mener une mauvaise femme de qui l’on
n’hérite pas, et un fils élevé à la française.
En Italie et en Allemagne, les Français sont la raison de tous les
malheurs, la cible de toutes les balles; _mais le dieu poursuivant sa
carrière_... (Le reste comme dans l’ode de Lefranc de Pompignan.)
La colère du propriétaire du grand hôtel de Hollande ne tomba pas
seulement sur les voyageurs dont les mémoires (_Rechnung_) se
ressentirent de son chagrin. Quand son fils fut totalement ruiné,
Gédéon, le regardant comme la cause indirecte de tous ses malheurs, lui
refusa le pain et l’eau, le sel, le feu, le logement et la pipe! ce
qui, chez un père aubergiste et allemand, est le dernier degré de la
malédiction paternelle. Les autorités du pays ne se rendant pas compte
des premiers torts du père, et voyant en lui l’un des hommes les plus
malheureux de Francfort-sur-Mein, lui vinrent en aide; ils expulsèrent
Fritz du territoire de cette ville libre, en lui faisant une querelle
d’Allemand. La justice n’est pas plus humaine ni plus sage à Francfort
qu’ailleurs, quoique cette ville soit le siége de la Diète germanique.
Rarement un magistrat remonte le fleuve des crimes et des infortunes
pour savoir qui tenait l’urne d’où le premier filet d’eau s’épancha. Si
Brunner oublia son fils, les amis du fils imitèrent l’aubergiste.
Ah! si cette histoire avait pu se jouer devant le trou du souffleur
pour cette assemblée, au sein de laquelle les journalistes, les
lions et quelques Parisiennes se demandaient d’où sortait la figure
profondément tragique de cet Allemand surgi dans le Paris élégant en
pleine première représentation, seul, dans une avant-scène, c’eût été
bien plus beau que la pièce féerie de la FIANCÉE DU DIABLE, quoique ce
fût la deux cent millième représentation de la sublime parabole jouée
en Mésopotamie, trois mille ans avant Jésus-Christ.
Fritz alla de pied à Strasbourg, et il y rencontra ce que
l’enfant prodigue de la Bible n’a pas trouvé dans la patrie de la
Sainte-Écriture. En ceci se révèle la supériorité de l’Alsace, où
battent tant de cœurs généreux pour montrer à l’Allemagne la beauté
de la combinaison de l’esprit français et de la solidité germanique.
Wilhem, depuis quelques jours héritier de ses père et mère, possédait
cent mille francs. Il ouvrit ses bras à Fritz, il lui ouvrit son
cœur, il lui ouvrit sa maison, il lui ouvrit sa bourse. Décrire le
moment où Fritz, poudreux, malheureux et quasi-lépreux, rencontra, de
l’autre côté du Rhin, une vraie pièce de vingt francs dans la main d’un
véritable ami, ce serait vouloir entreprendre une ode, et Pindare seul
pourrait la lancer en grec sur l’humanité pour y réchauffer l’amitié
mourante. Mettez les noms de Fritz et Wilhem avec ceux de Damon et
Pythias, de Castor et Pollux, d’Oreste et Pylade, de Dubreuil et Pmejà,
de Schmucke et Pons, et de tous les noms de fantaisie que nous donnons
aux deux amis du Monomotapa, car La Fontaine, en homme de génie qu’il
était, en a fait des apparences sans corps, sans réalité; joignez ces
deux noms nouveaux à ces illustrations avec d’autant plus de raison
que Wilhem mangea, de compagnie avec Fritz, son héritage, comme Fritz
avait bu le sien avec Wilhem, mais en fumant, bien entendu, toutes les
espèces de tabacs connus.
Les deux amis avalèrent cet héritage, chose étrange! dans les
brasseries de Strasbourg, de la manière la plus stupide, la plus
vulgaire, avec des figurantes du théâtre de Strasbourg et des
Alsaciennes qui, de leurs petits balais, n’avaient que le manche. Et
ils se disaient tous les matins l’un à l’autre:--Il faut cependant
nous arrêter, prendre un parti, faire quelque chose avec ce qui nous
reste!--Bah! encore aujourd’hui, disait Fritz, mais demain... Oh!
demain... Dans la vie des dissipateurs, Aujourd’hui est un bien grand
fat, mais Demain est un grand lâche qui s’effraie du courage de son
prédécesseur; Aujourd’hui, c’est le Capitan de l’ancienne comédie, et
Demain, c’est le Pierrot de nos pantomimes. Arrivés à leur dernier
billet de mille francs, les deux amis prirent une place aux messageries
dites royales, qui les conduisirent à Paris, où ils se logèrent dans
les combles de l’hôtel du Rhin, rue du Mail, chez Graff, un ancien
premier garçon de Gédéon Brunner. Fritz entra commis à six cents francs
chez les frères Keller, banquiers, où Graff le recommanda. Graff,
maître de l’hôtel du Rhin, est le frère du fameux tailleur Graff. Le
tailleur prit Wilhem en qualité de teneur de livres. Graff trouva ces
deux places exiguës aux deux enfants prodigues, en souvenir de son
apprentissage à l’hôtel de Hollande. Ces deux faits: un ami ruiné
reconnu par un ami riche, et un aubergiste allemand s’intéressant à
deux compatriotes sans le sou, feront croire à quelques personnes que
cette histoire est un roman, mais toutes les choses vraies ressemblent
d’autant plus à des fables, que la fable prend de notre temps des
peines inouïes pour ressembler à la vérité.
Fritz, commis à six cents francs, Wilhem, teneur de livres aux mêmes
appointements, s’aperçurent de la difficulté de vivre dans une ville
aussi courtisane que Paris. Aussi, dès la deuxième année de leur
séjour, en 1837, Wilhem, qui possédait un joli talent de flûtiste,
entra-t-il dans l’orchestre dirigé par Pons, pour pouvoir mettre
quelquefois du beurre sur son pain. Quant à Fritz, il ne put trouver
un supplément de paye qu’en déployant la capacité financière d’un
enfant issu des Virlaz. Malgré son assiduité, peut-être à cause de ses
talents, le Francfourtois n’atteignit à deux mille francs qu’en 1843.
La Misère, cette divine marâtre, fit pour ces deux jeunes gens ce que
leurs mères n’avaient pu faire, elle leur apprit l’économie, le monde
et la vie; elle leur donna cette grande, cette forte éducation qu’elle
dispense à coups d’étrivières aux grands hommes, tous malheureux dans
leur enfance. Fritz et Wilhem, étant des hommes assez ordinaires,
n’écoutèrent point toutes les leçons de la Misère, ils se défendirent
de ses atteintes, ils lui trouvèrent le sein dur, les bras décharnés,
et ils n’en dégagèrent point cette bonne fée Urgèle qui cède aux
caresses des gens de génie. Néanmoins ils apprirent toute la valeur de
la fortune, et se promirent de lui couper les ailes, si jamais elle
revenait à leur porte.
--Eh bien! papa Schmucke, tout va vous être expliqué en un mot, reprit
Wilhem qui raconta longuement cette histoire en allemand au pianiste.
Le père Brunner est mort. Il était, sans que son fils ni monsieur
Graff, chez qui nous logeons, en sussent rien, l’un des fondateurs
des chemins de fer badois, avec lesquels il a réalisé des bénéfices
immenses, et il laisse quatre millions. Je joue ce soir de la flûte
pour la dernière fois. Si ce n’était pas une première représentation,
je m’en serais allé depuis quelques jours, mais je n’ai pas voulu faire
manquer ma partie.
--_C’esdre pien, cheûne homme_, dit Schmucke. _Mais qui ébisez-fus?_
--La fille de monsieur Graff, notre hôte, le propriétaire de l’hôtel
du Rhin. J’aime mademoiselle Émilie depuis sept ans, elle a lu tant de
romans immoraux qu’elle a refusé tous les partis pour moi, sans savoir
ce qui en adviendrait. Cette jeune personne sera très-riche, elle est
l’unique héritière des Graff, les tailleurs de la rue de Richelieu.
Fritz me donne cinq fois ce que nous avons mangé ensemble à Strasbourg,
cinq cent mille francs!... Il met un million de francs dans une maison
de banque, où monsieur Graff le tailleur place cinq cent mille francs
aussi; le père de ma promise me permet d’y employer la dot, qui est de
deux cent cinquante mille francs, et il nous commandite d’autant. La
maison Brunner, Schwab et compagnie aura donc deux millions cinq cent
mille francs de capital. Fritz vient d’acheter pour quinze cent mille
francs d’actions de la banque de France, pour y garantir notre compte.
Ce n’est pas toute la fortune de Fritz, il lui reste encore les maisons
de son père à Francfort, qui sont estimées un million et il a déjà loué
le grand hôtel de Hollande à un cousin des Graff.
--_Fus recartez fodre hami drisdement_, répondit Schmucke qui avait
écouté Wilhem avec attention; _seriez-fus chaloux de lui?_
--Je suis jaloux, mais c’est du bonheur de Fritz, dit Wilhem. Est-ce
là le masque d’un homme satisfait? J’ai peur de Paris pour lui; je lui
voudrais voir prendre le parti que je prends. L’ancien démon peut se
réveiller en lui. De nos deux têtes, ce n’est pas la sienne où il est
entré le plus de plomb. Cette toilette, cette lorgnette, tout cela
m’inquiète. Il n’a regardé que les lorettes dans la salle. Ah! si vous
saviez comme il est difficile de marier Fritz; il a en horreur ce qu’on
appelle en France _faire la cour_, et il faudrait le lancer dans la
famille, comme en Angleterre on lance un homme dans l’éternité.
Pendant le tumulte qui signale la fin de toutes les premières
représentations, la flûte fit son invitation à son chef d’orchestre.
Pons accepta joyeusement. Schmucke aperçut alors, pour la première fois
depuis trois mois, un sourire sur la face de son ami; il le ramena rue
de Normandie dans un profond silence; car il reconnut à cet éclair
de joie la profondeur du mal qui rongeait Pons. Qu’un homme vraiment
noble, si désintéressé, si grand par le sentiment eût de telles
faiblesses!... voilà ce qui stupéfiait le stoïcien Schmucke, qui devint
horriblement triste, car il sentit la nécessité de renoncer à voir
tous les jours son «_pon Bons_» à table devant lui! dans l’intérêt du
bonheur de Pons; et il ne savait si ce sacrifice serait possible; cette
idée le rendait fou.
Le fier silence que gardait Pons, réfugié sur le mont Aventin de la rue
de Normandie, avait nécessairement frappé la présidente, qui, délivrée
de son parasite, s’en tourmentait peu; elle pensa avec sa charmante
fille que le cousin avait compris la plaisanterie de sa petite Lili;
mais il n’en fut pas ainsi du président. Le président Camusot de
Marville, petit homme gros, devenu solennel depuis son avancement en
la cour, admirait Cicéron, préférait l’Opéra-Comique aux Italiens,
comparait les acteurs les uns aux autres, suivait la foule pas à pas,
répétait comme de lui tous les articles du journal ministériel, et
en opinant, il paraphrasait les idées du conseiller après lequel il
parlait. Ce magistrat, suffisamment connu sur ses principaux traits
de son caractère, obligé par sa position à tout prendre au sérieux,
tenait surtout aux liens de famille. Comme la plupart des maris
entièrement dominés par leurs femmes, le président affectait dans les
petites choses une indépendance que respectait sa femme. Si pendant
un mois le président se contenta des raisons banales que lui donna
la présidente, relativement à la disparition de Pons, il finit par
trouver singulier que le vieux musicien, un ami de quarante ans, ne
vînt plus, précisément après avoir fait un présent aussi considérable
que l’éventail de madame de Pompadour. Cet éventail, reconnu par le
comte Popinot pour un chef-d’œuvre, valut à la présidente, et aux
Tuileries, où l’on se passa ce bijou de main en main, des compliments
qui flattèrent excessivement son amour-propre; on lui détailla les
beautés des dix branches en ivoire dont chacune offrait des sculptures
d’une finesse inouïe. Une dame russe (les Russes se croient toujours en
Russie) offrit, chez le comte Popinot, six mille francs à la présidente
de cet éventail extraordinaire, en souriant de le voir en de telles
mains, car c’était, il faut l’avouer, un éventail de duchesse.
--On ne peut pas refuser à ce pauvre cousin, dit Cécile à son père
le lendemain de cette offre, de se bien connaître à ces petites
bêtises-là...
--Des petites bêtises! s’écria le président. Mais l’État va payer
trois cent mille francs la collection de feu monsieur le conseiller
Dusommerard, et dépenser, avec la ville de Paris par moitié, près d’un
million en achetant et réparant l’hôtel Cluny pour loger ces petites
bêtises-là. Ces petites bêtises-là, ma chère enfant, sont souvent les
seuls témoignages qui nous restent de civilisations disparues. Un pot
étrusque, un collier, qui valent quelquefois, l’un quarante, l’autre
cinquante mille francs, sont des petites bêtises qui nous révèlent la
perfection des arts au temps du siége de Troie, en nous démontrant que
les Étrusques étaient des Troyens réfugiés en Italie.
Tel était le genre de plaisanterie du gros petit président, il
procédait avec sa femme et sa fille par de lourdes ironies.
--La réunion des connaissances qu’exigent ces petites bêtises, Cécile,
reprit-il, est une science qui s’appelle l’archéologie. L’archéologie
comprend l’architecture, la sculpture, la peinture, l’orfévrerie,
la céramique, l’ébénisterie, art tout moderne, les dentelles, les
tapisseries, enfin toutes les créations du travail humain.
--Le cousin Pons est donc un savant? dit Cécile.
--Ah çà! pourquoi ne le voit-on plus? demanda le président de l’air
d’un homme qui ressent une commotion produite par mille observations
oubliées dont la réunion subite _fait balle_, pour employer une
expression aux chasseurs.
--Il aura pris la mouche pour des riens, répondit la présidente. Je
n’ai peut-être pas été sensible autant que je le devais au cadeau de
cet éventail. Je suis, vous le savez, assez ignorante...
--Vous! une des plus fortes élèves de Servin, s’écria le président,
vous ne connaissez pas Watteau?
--Je connais David, Gérard, Gros, et Girodet, et Guérin, et monsieur de
Forbin, et monsieur Turpin de Crissé...
--Vous auriez dû...
--Qu’aurais-je dû, monsieur? demanda la présidente en regardant son
mari d’un air de reine de Saba.
--Savoir ce qu’est Watteau, ma chère, il est très à la mode, répondit
le président avec une humilité qui dénotait toutes les obligations
qu’il avait à sa femme.
Cette conversation avait eu lieu quelques jours avant la première
représentation de LA FIANCÉE DU DIABLE, où tout l’orchestre fut frappé
de l’état maladif de Pons. Mais alors les gens habitués à voir Pons
à leur table, à le prendre pour messager, s’étaient tous interrogés,
et il s’était répandu dans le cercle où le bonhomme gravitait une
inquiétude d’autant plus grande, que plusieurs personnes l’aperçurent
à son poste au théâtre. Malgré le soin avec lequel Pons évitait dans
ses promenades ses anciennes connaissances quand il en rencontrait,
il se trouva nez à nez avec l’ancien ministre, le comte Popinot, chez
Monistrol, un des illustres et audacieux marchands du nouveau boulevard
Beaumarchais, dont parlait naguère Pons à la présidente, et dont le
narquois enthousiasme fait renchérir de jour en jour les curiosités,
qui, disent-ils, deviennent si rares qu’on n’en trouve plus.
--Mon cher Pons, pourquoi ne vous voit-on plus? Vous nous manquez
beaucoup, et madame Popinot ne sait que penser de cet abandon.
--Monsieur le comte, répondit le bonhomme, on m’a fait comprendre
dans une maison, chez un parent, qu’à mon âge on est de trop dans le
monde. On ne m’a jamais reçu avec beaucoup d’égards, mais du moins on
ne m’avait pas encore insulté. Je n’ai jamais demandé rien à personne,
dit-il avec la fierté de l’artiste. En retour de quelques politesses,
je me rendais souvent utile à ceux qui m’accueillaient; mais il paraît
que je me suis trompé, je serais taillable et corvéable à merci pour
l’honneur que je recevais en allant dîner chez mes amis, chez mes
parents... Eh bien! j’ai donné ma démission de pique-assiette. Chez moi
je trouve tous les jours ce qu’aucune table ne m’a offert, un véritable
ami!
Ces paroles, empreintes de l’amertume que le vieil artiste avait
encore la faculté d’y mettre par le geste et par l’accent, frappèrent
tellement le pair de France, qu’il prit le digne musicien à part.
--Ah çà, mon vieil ami, que vous est-il arrivé? Ne pouvez-vous me
confier ce qui vous a blessé? Vous me permettrez de vous faire observer
que, chez moi, vous devez avoir trouvé des égards...
--Vous êtes la seule exception que je fasse, dit le bonhomme.
D’ailleurs, vous êtes un grand seigneur, un homme d’État, et vos
préoccupations excuseraient tout, au besoin.
Pons, soumis à l’adresse diplomatique conquise par Popinot dans le
maniement des hommes et des affaires, finit par raconter ses infortunes
chez le président de Marville. Popinot épousa si vivement les griefs
de la victime, qu’il en parla chez lui tout aussitôt à madame Popinot,
excellente et digne femme, qui fit des représentations à la présidente
aussitôt qu’elle la rencontra. L’ancien ministre ayant, de son côté,
dit quelques mots à ce sujet au président, il y eut une explication
en famille chez les Camusot de Marville. Quoique Camusot ne fût pas
tout à fait le maître chez lui, sa remontrance était trop fondée _en
droit et en fait_, pour que sa femme et sa fille n’en reconnussent
pas la vérité; toutes les deux, elles s’humilièrent et rejetèrent la
faute sur les domestiques. Les gens, mandés et gourmandés, n’obtinrent
leur pardon que par des aveux complets, qui démontrèrent au président
combien le cousin Pons avait raison en restant chez soi. Comme les
maîtres de maison dominés par leurs femmes, le président déploya toute
sa majesté maritale et judiciaire, en déclarant à ses gens qu’ils
seraient chassés, et qu’ils perdraient ainsi tous les avantages que
leurs longs services pouvaient leur valoir chez lui, si, désormais,
son cousin Pons et tous ceux qui lui faisaient l’honneur de venir chez
lui n’étaient pas traités comme lui-même. Cette parole fit sourire
Madeleine.
--Vous n’avez même, dit le président, qu’une chance de salut, c’est de
désarmer mon cousin par des excuses. Allez lui dire que votre maintien
ici dépend entièrement de lui, car je vous renvoie tous, s’il ne vous
pardonne.
Le lendemain, le président partit d’assez bonne heure pour pouvoir
faire une visite à son cousin avant l’audience. Ce fut un événement que
l’apparition de monsieur le président de Marville annoncé par madame
Cibot. Pons, qui recevait cet honneur pour la première fois de sa vie,
pressentit une réparation.
--Mon cher cousin, dit le président après les compliments d’usage, j’ai
fini par savoir la cause de votre retraite. Votre conduite augmente,
si c’est possible, l’estime que j’ai pour vous. Je ne vous dirai qu’un
mot à cet égard. Mes domestiques sont tous renvoyés. Ma femme et ma
fille sont au désespoir; elles veulent vous voir, pour s’expliquer avec
vous. En ceci, mon cousin, il y a un innocent, et c’est un vieux juge;
ne me punissez donc pas pour l’escapade d’une petite fille étourdie qui
voulait dîner chez les Popinot, surtout quand je viens vous demander
la paix, en reconnaissant que tous les torts sont de notre côté...
Une amitié de trente-six ans, en la supposant altérée, a bien encore
quelques droits. Voyons?... signez la paix en venant dîner avec nous ce
soir...
Pons s’embrouilla dans une diffuse réponse, et finit en faisant
observer à son cousin qu’il assistait le soir aux fiançailles d’un
musicien de son orchestre, qui jetait la flûte aux orties pour devenir
banquier.
--Eh bien! demain.
--Mon cousin, madame la comtesse Popinot m’a fait l’honneur de
m’inviter par une lettre d’une amabilité...
--Après-demain donc... reprit le président.
--Après-demain, l’associé de ma première flûte, un Allemand, un
monsieur Brunner rend aux fiancés la politesse qu’il reçoit d’eux
aujourd’hui...
--Vous êtes bien assez aimable pour qu’on se dispute ainsi le plaisir
de vous recevoir, dit le président. Eh bien! dimanche prochain! à
huitaine... comme on dit au Palais.
--Mais nous dînons chez un monsieur Graff, le beau-père de la flûte...
--Eh bien! à samedi! D’ici là, vous aurez eu le temps de rassurer une
petite fille qui a déjà versé des larmes sur sa faute. Dieu ne demande
que le repentir, serez-vous plus exigeant que le Père Éternel avec
cette pauvre petite Cécile?...
Pons, pris par ses côtés faibles, se rejeta dans des formules plus que
polies, et reconduisit le président jusque sur le palier. Une heure
après, les gens du président arrivèrent chez le bonhomme Pons; ils
se montrèrent ce que sont les domestiques, lâches et patelins: ils
pleurèrent! Madeleine prit à part monsieur Pons, et se jeta résolument
à ses pieds.
--C’est moi, monsieur, qui ai tout fait, et monsieur sait bien que
je l’aime, dit-elle en fondant en larmes. C’est à la vengeance, qui
me bouillait dans le sang, que monsieur doit s’en prendre de toute
cette malheureuse affaire. Nous perdrons _nos viagers_!... Monsieur,
j’étais folle, et je ne voudrais pas que mes camarades souffrissent
de ma folie... Je vois bien, maintenant, que le sort ne m’a pas faite
pour être à monsieur. Je me suis raisonnée, j’ai eu trop d’ambition,
mais je vous aime toujours, monsieur. Pendant dix ans je n’ai pensé
qu’au bonheur de faire le vôtre et de soigner tout ici. Quelle
belle destinée!... Oh! si monsieur savait combien je l’aime! Mais
monsieur a dû s’en apercevoir à toutes mes méchancetés. Si je mourais
demain, qu’est-ce qu’on trouverait?... un testament en votre faveur,
monsieur... oui, monsieur, dans ma malle, sous mes bijoux!
En faisant mouvoir cette corde, Madeleine livra le vieux garçon aux
jouissances d’amour-propre que causera toujours une passion inspirée,
quand même elle déplaît. Après avoir pardonné noblement à Madeleine, il
reçut tout le monde à merci en disant qu’il parlerait à sa cousine la
présidente pour obtenir que tous les gens restassent chez elle. Pons
se vit avec un plaisir ineffable rétabli dans toutes ses jouissances
habituelles, sans avoir commis de lâcheté. Le monde était venu vers
lui, la dignité de son caractère allait y gagner; mais en expliquant
son triomphe à son ami Schmucke, il eut la douleur de le voir triste,
et plein de doutes inexprimés. Néanmoins, à l’aspect du changement
subit qui eut lieu dans la physionomie de Pons, le bon Allemand finit
par se réjouir en immolant le bonheur qu’il avait goûté de posséder
pendant près de quatre mois son ami tout entier. Les maladies morales
ont sur les maladies physiques un avantage immense, elles guérissent
instantanément, par l’accomplissement du désir qui les cause, comme
elles naissent par la privation: Pons, dans cette matinée, ne fut
plus le même homme. Le vieillard triste, moribond, fit place au
Pons satisfait, qui naguère apportait à la présidente l’éventail
de la marquise de Pompadour. Mais Schmucke tomba dans des rêveries
profondes sur ce phénomène sans le comprendre, car le stoïcisme vrai
ne s’expliquera jamais la courtisanerie française. Pons était un vrai
Français de l’Empire, en qui la galanterie du dernier siècle s’unissait
au dévouement pour la femme, tant célébré dans les romances de _Partant
pour la Syrie_, etc. Schmucke enterra son chagrin dans son cœur sous
les fleurs de sa philosophie allemande; mais en huit jours il devint
jaune et madame Cibot usa d’artifices pour introduire le _médecin du
quartier_ auprès de Schmucke. Ce médecin craignit un _ictère_, et il
laissa madame Cibot foudroyée par ce mot savant dont l’explication est
_jaunisse_!
Pour la première fois peut-être, les deux amis allaient dîner
ensemble en ville; mais, pour Schmucke, c’était faire une excursion
en Allemagne. En effet, Johann Graff, le maître de l’hôtel du Rhin,
et sa fille Émilie, Wolfgang Graff, le tailleur et sa femme, Fritz
Brunner et Wilhem Schwab étaient Allemands. Pons et le notaire se
trouvaient les seuls Français admis au banquet. Les tailleurs qui
possédaient un magnifique hôtel situé rue de Richelieu, entre la rue
Neuve-des-Petits-Champs et la rue Villedot, avaient élevé leur nièce,
dont le père craignit avec raison le contact des gens de toute espèce
qui viennent dans un hôtel. Ces dignes tailleurs, qui aimaient cette
enfant comme si c’eût été leur fille, donnaient le rez-de-chaussée au
jeune ménage. Là devait s’établir la maison de Banque Brunner, Schwab
et compagnie. Comme ces arrangements dataient d’un mois environ, temps
voulu pour recueillir l’héritage dévolu à Brunner, auteur de toute
cette félicité, l’appartement des futurs époux avait été richement mis
à neuf et meublé par le fameux tailleur. Les bureaux de la maison de
Banque étaient ménagés dans l’aile qui réunissait une magnifique maison
de produit bâtie sur la rue à l’ancien hôtel sis entre cour et jardin.
En allant de la rue de Normandie à la rue Richelieu, Pons obtint du
distrait Schmucke les détails de cette nouvelle histoire de l’enfant
prodigue, pour qui la Mort avait tué l’aubergiste gras. Pons,
fraîchement réconcilié avec ses plus proches parents, fut aussitôt
atteint du désir de marier Fritz Brunner avec Cécile de Marville. Le
hasard voulut que le notaire des frères Graff fût précisément le
gendre et le successeur de Cardot, ancien second premier clerc de
l’Étude, chez qui dînait souvent Pons.
--Ah! c’est vous, monsieur Berthier, dit le vieux musicien en tendant
la main à son ex-amphitryon.
--Et pourquoi ne nous faites-vous plus le plaisir de venir dîner chez
nous? demanda le notaire. Ma femme était inquiète de vous. Nous vous
avons vu à la première représentation de la FIANCÉE DU DIABLE, et notre
inquiétude est devenue de la curiosité.
--Les vieillards sont susceptibles, répondit le bonhomme, ils ont le
tort d’être d’un siècle en retard; mais qu’y faire?... c’est bien assez
d’en représenter un, ils ne peuvent pas être de celui qui les voit
mourir.
--Ah! dit le notaire d’un air fin, on ne court pas deux siècles à la
fois.
--Ah çà! demanda le bonhomme en attirant le jeune notaire dans un coin,
pourquoi ne mariez-vous pas ma cousine Cécile de Marville?...
--Ah! pourquoi... reprit le notaire. Dans ce siècle, où le luxe a
pénétré jusque dans les loges de concierge, les jeunes gens hésitent à
joindre leur sort à celui de la fille d’un président à la Cour royale
de Paris, quand on ne lui constitue que cent mille francs de dot. On
ne connaît pas encore de femme qui ne coûte à son mari que trois mille
francs par an, dans la classe où sera placé le mari de mademoiselle de
Marville. Les intérêts d’une semblable dot peuvent donc à peine solder
les dépenses de toilette d’une future épouse. Un garçon, doué de quinze
à vingt mille francs de rente, demeure dans un joli entre-sol, le monde
ne lui demande aucun tapage, il peut n’avoir qu’un seul domestique,
il applique tous ses revenus à ses plaisirs, il n’a d’autre décorum à
garder que celui dont se charge son tailleur. Caressé par toutes les
mères prévoyantes, il est un des rois de la fashion parisienne. Au
contraire, une femme exige une maison montée, elle prend la voiture
pour elle; si elle va au spectacle, elle veut une loge, là où le garçon
ne payait que sa stalle; enfin elle devient toute la représentation
de la fortune que le garçon représentait naguère à lui seul. Supposez
aux époux trente mille francs de rente? dans le monde actuel, le
garçon riche devient un pauvre diable qui regarde au prix d’une course
à Chantilly. Introduisez des enfants?... la gêne se déclare. Comme
monsieur et madame de Marville commencent à peine la cinquantaine,
les _espérances_ ont quinze ou vingt ans d’échéance; aucun garçon ne
se soucie de les garder si long-temps en portefeuille; et le calcul
gangrène si bien le cœur des étourdis qui dansent la polka chez Mabille
avec des lorettes, que tous les jeunes gens à marier étudient les deux
faces de ce problème sans avoir besoin de nous pour le leur expliquer.
Entre nous, mademoiselle de Marville laisse à ses _prétendus_ le cœur
assez tranquille pour que la tête soit à sa place, et ils se livrent
tous à ces réflexions anti-matrimoniales. Si quelque jeune homme,
jouissant de sa raison et de vingt mille francs de rente, se dessine
_in petto_ un programme d’alliance pour satisfaire à d’ambitieuses
pensées, mademoiselle de Marville y répond fort peu...
--Et pourquoi? demanda le musicien stupéfait.
--Ah!... répondit le notaire, aujourd’hui, presque tous ces garçons,
fussent-ils laids comme nous deux, mon cher Pons, ont l’impertinence de
vouloir une dot de six cent mille francs, des filles de grande maison,
très-belles, très-spirituelles, très-bien élevées, sans tare, parfaites.
--Ma cousine se mariera donc difficilement?
--Elle restera fille, tant que le père et la mère ne se décideront pas
à lui donner Marville en dot; et, s’ils l’avaient voulu, elle serait
déjà la vicomtesse Popinot... Mais voici monsieur Brunner, nous allons
lire l’acte de société de la maison Brunner et le contrat de mariage.
Une fois les présentations et les compliments faits, Pons, engagé
par les parents à signer au contrat, entendit la lecture des actes,
et, vers cinq heures et demie, on passa dans la salle à manger. Le
dîner fut un de ces repas somptueux comme en donnent les négociants
quand ils font trêve aux affaires, et qui d’ailleurs attestait les
relations de Graff, le maître de l’hôtel du Rhin, avec les premiers
fournisseurs de Paris. Jamais Pons ni Schmucke n’avaient connu pareille
chère. Il y eut des _plats à ravir la pensée_!... des nouilles d’une
délicatesse inédite, des éperlans d’une friture incomparable, un ferra
de Genève à la vraie sauce génevoise, et une crème pour plum-pudding
à étonner le fameux docteur qui l’a, dit-on, inventée à Londres. On
sortit de table à dix heures du soir. Ce qui s’était bu de vin du Rhin
et de vins français étonnerait des dandies, car on ne sait pas tout
ce que les Allemands peuvent absorber de liquides en restant calmes
et tranquilles. Il faut dîner en Allemagne et voir les bouteilles
se succédant les unes aux autres comme le flot succède au flot sur
une belle plage de la Méditerranée, et disparaissant comme si les
Allemands avaient la puissance absorbante de l’éponge et du sable;
mais harmonieusement, sans le tapage français; le discours reste sage
comme l’improvisation d’un usurier, les visages rougissent comme ceux
des fiancées peintes dans les fresques de Cornélius ou de Schnorr,
c’est-à-dire imperceptiblement, et les souvenirs s’épanchent comme la
fumée des pipes, avec lenteur.
Vers dix heures et demie, Pons et Schmucke se trouvèrent sur un banc
dans le jardin, chacun à côté de l’ancienne flûte, sans trop savoir
qui les avait amenés à s’expliquer leurs caractères, leurs opinions et
leurs malheurs. Au milieu de ce pot-pourri de confidences, Wilhem parla
de son désir de marier Fritz, mais avec une force, avec une éloquence
vineuse.
--Que dites-vous de ce programme pour votre ami Brunner? s’écria Pons
à l’oreille de Wilhem: une jeune personne charmante, raisonnable,
vingt-quatre ans, appartenant à une famille de la plus haute
distinction, le père occupe une des places les plus élevées de la
magistrature, il y a cent mille francs de dot, et des espérances pour
un million.
--Attendez! répondit Schwab, je vais en parler à l’instant à Fritz.
Et les deux musiciens virent Brunner et son ami tournant dans le
jardin, passant et repassant sous leurs yeux, l’un écoutant l’autre
alternativement. Pons, dont la tête était un peu lourde et qui, sans
être absolument ivre, avait autant de légèreté dans les idées que de
pesanteur dans leur enveloppe, observa Fritz Brunner à travers ce nuage
diaphane que cause le vin, et voulut voir sur cette physionomie des
aspirations vers le bonheur de la famille. Schwab présenta bientôt
à monsieur Pons, son ami, son associé, lequel remercia beaucoup
le vieillard de la peine qu’il daignait prendre. Une conversation
s’engagea, dans laquelle Schmucke et Pons, ces deux célibataires,
exaltèrent le mariage, et se permirent, sans y entendre malice, ce
calembour: «que c’était la fin de l’homme.» Quand on servit des glaces,
du thé, du punch et des gâteaux dans le futur appartement des futurs
époux, l’hilarité fut au comble parmi ces estimables négociants,
presque tous gris, en apprenant que le commanditaire de la maison de
banque allait imiter son associé.
Schmucke et Pons, à deux heures du matin, rentrèrent chez eux par les
boulevards, en philosophant à perte de raison sur l’arrangement musical
des choses en ce bas monde.
Le lendemain, Pons alla chez sa cousine la présidente, en proie à la
joie profonde de rendre le bien pour le mal. Pauvre chère belle âme!...
Certainement il atteignit au sublime, et tout le monde en conviendra,
car nous sommes dans un siècle où l’on donne le prix Montyon à ceux
qui font leur devoir, en suivant les préceptes de l’Évangile.--Ah! ils
auront d’immenses obligations à leur pique-assiette, se disait-il en
tournant la rue de Choiseul.
Un homme moins absorbé que Pons dans son contentement, un homme du
monde, un homme défiant eût observé la présidente et sa fille en
revenant dans cette maison; mais ce pauvre musicien était un enfant,
un artiste plein de naïveté, ne croyant qu’au bien moral comme il
croyait au beau dans les arts; il fut enchanté des caresses que lui
firent Cécile et la présidente. Ce bonhomme qui, depuis douze ans,
voyait jouer le vaudeville, le drame et la comédie sous ses yeux, ne
reconnut pas les grimaces de la comédie sociale sur lesquelles sans
doute il était blasé. Ceux qui hantent le monde parisien et qui ont
compris la sécheresse d’âme et de corps de la présidente, ardente
seulement aux honneurs et enragée d’être vertueuse, sa fausse dévotion
et la hauteur de caractère d’une femme habituée à commander chez elle,
peuvent imaginer quelle haine cachée elle portait au cousin de son
mari, depuis le tort qu’elle s’était donné. Toutes les démonstrations
de la présidente et de sa fille furent donc doublées d’un formidable
désir de vengeance, évidemment ajournée. Pour la première fois de sa
vie, Amélie avait eu tort vis-à-vis du mari qu’elle régentait. Enfin,
elle devait se montrer affectueuse pour l’auteur de sa défaite!... Il
n’y a d’analogue à cette situation que certaines hypocrisies qui durent
des années dans le sacré collége des cardinaux ou dans les chapitres
des chefs d’ordres religieux. A trois heures, au moment où le président
revint du Palais, Pons avait à peine fini de raconter les incidents
merveilleux de sa connaissance avec monsieur Frédéric Brunner, et
le repas de la veille qui n’avait fini que le matin, et tout ce qui
concernait ledit Frédéric Brunner. Cécile était allée droit au fait,
en s’enquérant de la manière dont s’habillait Frédéric Brunner, de
la taille, de la tournure, de la couleur des cheveux et des yeux, et
lorsqu’elle eut conjecturé que Frédéric avait l’air distingué, elle
admira la générosité de son caractère.
--Donner cinq cent mille francs à son compagnon d’infortune! oh! maman,
j’aurai voiture et loge aux Italiens.
Et Cécile devint presque jolie en pensant à la réalisation de toutes
les prétentions de sa mère pour elle, et à l’accomplissement des
espérances dont elle désespérait.
Quant à la présidente, elle dit ce seul mot:--Chère petite _fillette_,
tu peux être mariée dans quinze jours.
Toutes les mères appellent leurs filles qui ont vingt-trois ans, des
_fillettes_!
--Néanmoins, dit le président, encore faut-il le temps de prendre des
renseignements, jamais je ne donnerai ma fille au premier venu...
--Quant aux renseignements, c’est chez Berthier que se sont faits
les actes, répondit le vieil artiste. Quant au jeune homme, ma chère
cousine, vous savez ce que vous m’avez dit! Eh bien, il a quarante ans
passés, la moitié de la tête est sans cheveux, il veut trouver dans la
famille un port contre les orages, je ne l’en ai pas détourné; tous les
goûts sont dans la nature...
--Raison de plus pour voir monsieur Frédéric Brunner, répliqua le
président. Je ne veux pas donner ma fille à quelque valétudinaire.
--Eh bien! ma cousine, vous allez juger de mon prétendu, dans cinq
jours, si vous voulez; car, dans vos idées, une entrevue suffirait...
Cécile et la présidente firent un geste d’enchantement.
--Frédéric, qui est un amateur très-distingué, m’a prié de lui laisser
voir en détail ma petite collection, reprit le cousin Pons. Vous n’avez
jamais vu mes tableaux, mes curiosités, venez, dit-il à ses deux
parentes, vous serez là comme des dames amenées par mon ami Schmucke,
et vous ferez connaissance avec le futur, sans être compromises.
Frédéric peut parfaitement ignorer qui vous êtes.
--A merveille! s’écria le président.
On peut deviner les égards qui furent prodigués au parasite jadis
dédaigné. Le pauvre homme fut, ce jour-là, le cousin de la présidente.
L’heureuse mère, noyant sa haine dans les flots de sa joie, trouva des
regards, des sourires, des paroles qui mirent le bonhomme en extase à
cause du bien qu’il faisait, et à cause de l’avenir qu’il entrevoyait.
Ne devait-il pas trouver dans les maisons Brunner, Schwab, Graff, des
dîners semblables à celui de la signature du contrat? Il apercevait
une vie de cocagne et une suite merveilleuse de _plats couverts_! de
surprises gastronomiques, de vins exquis!
--Si notre cousin Pons nous fait faire une pareille affaire, dit le
président à sa femme quand Pons fut parti, nous devons lui constituer
une rente équivalente à ses appointements de chef d’orchestre.
--Certainement, dit la présidente.
Cécile fut chargée, dans le cas où elle agréerait le jeune homme, de
faire accepter cette ignoble munificence au vieux musicien.
Le lendemain, le président, désireux d’avoir des preuves authentiques
de la fortune de monsieur Frédéric Brunner, alla chez le notaire.
Berthier, prévenu par la présidente, avait fait venir son nouveau
client, le banquier Schwab, l’ex-flûte. Ébloui d’une pareille
alliance pour son ami (on sait combien les Allemands respectent les
distinctions sociales! en Allemagne, une femme est madame la générale,
madame la conseillère, madame l’avocate), Schwab fut coulant comme un
collectionneur qui croit fourber un marchand.
--Avant tout, dit le père de Cécile à Schwab, comme je donnerai par
contrat ma terre de Marville à ma fille, je désirerais la marier sous
le régime dotal. Monsieur Brunner placerait alors un million en terres
pour augmenter Marville, en constituant un immeuble dotal qui mettrait
l’avenir de ma fille et celui de ses enfants à l’abri des chances de la
Banque.
Berthier se caressa le menton en pensant:--Il va bien, monsieur le
président.
Schwab, après s’être fait expliquer l’effet du régime dotal, se porta
fort pour son ami. Cette clause accomplissait le vœu qu’il avait
entendu former à Fritz de trouver une combinaison qui l’empêchât jamais
de retomber dans la misère.
--Il se trouve en ce moment pour douze cent mille francs de fermes et
d’herbages à vendre, dit le président.
--Un million en actions de la Banque suffira bien, dit Schwab, pour
garantir le compte de notre maison à la Banque, Fritz ne veut pas
mettre plus de deux millions dans les affaires, il fera ce que vous
demandez, monsieur le président.
Le président rendit ses deux femmes presque folles en leur apprenant
ces nouvelles. Jamais capture si riche ne s’était montrée si
complaisante au filet conjugal.
--Tu seras madame Brunner de Marville, dit le père à sa fille, car
j’obtiendrai pour ton mari la permission de joindre ce nom au sien,
et plus tard il aura des lettres de naturalité. Si je deviens pair de
France, il me succédera!
La présidente employa cinq jours à apprêter sa fille. Le jour de
l’entrevue, elle habilla Cécile elle-même, elle l’équipa de ses mains
avec le soin que l’amiral de la flotte bleue mit à armer le yacht de
plaisance de la reine d’Angleterre quand elle partit pour son voyage
d’Allemagne.
De leur côté, Pons et Schwab nettoyèrent, époussetèrent le musée de
Pons, l’appartement, les meubles, avec l’agilité de matelots brossant
un vaisseau d’amiral. Pas un grain de poussière dans les bois sculptés.
Tous les cuivres reluisaient. Les glaces des pastels laissaient voir
nettement les œuvres de Latour, de Greuze et de Liautard, l’illustre
auteur de la Chocolatière, le miracle de cette peinture, hélas! si
passagère. L’inimitable émail des bronzes florentins chatoyait. Les
vitraux coloriés resplendissaient de leurs fines couleurs. Tout
brillait dans sa forme et jetait sa phrase à l’âme dans ce concert de
chefs-d’œuvre organisé par deux musiciens aussi poëtes l’un que l’autre.
Assez habiles pour éviter les difficultés d’une entrée en scène, les
femmes vinrent les premières, elles voulaient être sur leur terrain.
Pons présenta son ami Schmucke à ses parentes, auxquelles il parut
être un idiot. Occupées comme elles l’étaient d’un fiancé quatre fois
millionnaire, les deux ignorantes prêtèrent une attention médiocre
aux démonstrations artistiques du bonhomme Pons. Elles regardaient
d’un œil indifférent les émaux de Petitot espacés dans les champs en
velours rouge de trois cadres merveilleux. Les fleurs de Van Huysum,
de David de Heim, les insectes d’Abraham Mignon, les Van Eyck, les
Albert Durer, les vrais Cranach, le Giorgione, le Sébastien del Piombo,
Backuysen, Hobbéma, Géricault, les raretés de la peinture, rien ne
piquait leur curiosité, car elles attendaient le soleil qui devait
éclairer ces richesses; néanmoins, elles furent surprises de la beauté
de quelques bijoux étrusques et de la valeur réelle des tabatières.
Elles s’extasiaient par complaisance en tenant à la main des bronzes
florentins, quand madame Cibot annonça monsieur Brunner! Elles ne
se retournèrent point et profitèrent d’une superbe glace de Venise
encadrée dans de monstrueux morceaux d’ébène sculptés, pour examiner le
phénix des prétendus.
Frédéric, prévenu par Wilhem, avait massé le peu de cheveux qui lui
restait. Il portait un joli pantalon d’une nuance douce quoique sombre,
un gilet de soie d’une élégance suprême et d’une coupe neuve, une
chemise à points à jour d’une toile faite à la main par une Frisonne,
une cravate bleue à filets blancs. La chaîne de sa montre sortait
de chez Florent et Chanor, ainsi que la pomme de sa canne. Quant à
l’habit, le père Graff l’avait taillé lui-même dans le plus beau drap.
Des gants de Suède annonçaient l’homme qui avait déjà mangé la fortune
de sa mère. On aurait deviné le petit coupé bas, à deux chevaux, du
banquier en voyant miroiter ses bottes vernies, si l’oreille des deux
commères n’en avait entendu déjà le roulement dans la rue de Normandie.
Quand le débauché de vingt ans est la chrysalide d’un banquier, il
éclôt à quarante ans un observateur, d’autant plus fin, que Brunner
avait compris tout le parti qu’un Allemand peut tirer de sa naïveté. Il
eut, pour cette matinée, l’air rêveur d’un homme qui se trouve entre
la vie de famille à prendre et les dissipations de la vie de garçon
à continuer. Chez un Allemand francisé, cette physionomie parut à
Cécile le superlatif du romanesque. Elle vit un Werther dans l’enfant
des Virlaz. Quelle est la jeune fille qui ne se permet pas un petit
roman dans l’histoire de son mariage? Cécile se regarda comme la plus
heureuse des femmes, quand Brunner, à l’aspect des magnifiques œuvres
collectionnées pendant quarante ans de patience, s’enthousiasma, les
estima, pour la première fois, à leur valeur, à la grande satisfaction
de Pons.--C’est un poëte! se dit mademoiselle de Marville, il voit là
des millions. Un poëte est un homme qui ne compte pas, qui laisse sa
femme maîtresse des capitaux, un homme facile à mener et qu’on occupe
de niaiseries.
Chaque carreau des deux croisées de la chambre du bonhomme était un
vitrail suisse colorié, dont le moindre valait mille francs, et il
comptait seize de ces chefs-d’œuvre à la recherche desquels voyagent
aujourd’hui les amateurs. En 1815, ces vitraux se vendaient entre six
et dix francs. Le prix des soixante tableaux qui composaient cette
divine collection, chefs-d’œuvre purs, sans un repeint, authentiques,
ne pouvait être connu qu’à la chaleur des enchères. Autour de chaque
tableau s’épanouissait un cadre d’une immense valeur, et l’on en
voyait de toutes les façons: le cadre vénitien avec ses gros ornements
semblables à ceux de la vaisselle actuelle des Anglais, le cadre romain
si remarquable par ce que les artistes appellent le _fla-fla_! le cadre
espagnol à rinceaux hardis, les cadres flamands et allemands avec leurs
naïfs personnages, le cadre d’écaille incrusté d’étain, de cuivre,
de nacre, d’ivoire; le cadre en ébène, le cadre en buis, le cadre en
cuivre, le cadre Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, enfin
une collection unique des plus beaux modèles. Pons, plus heureux que
les conservateurs des Trésors de Dresde et de Vienne, possédait un
cadre du fameux Brustolone, le Michel-Ange du bois.
Naturellement mademoiselle de Marville demanda des explications à
chaque curiosité nouvelle. Elle se fit initier à la connaissance de
ces merveilles par Brunner. Elle fut si naïve dans ses exclamations,
elle parut si heureuse d’apprendre de Frédéric la valeur, la beauté
d’une peinture, d’une sculpture, d’un bronze, que l’Allemand dégela: sa
figure devint jeune. Enfin, de part et d’autre, on alla plus loin qu’on
ne le voulait dans cette première rencontre, toujours due au hasard.
Cette séance dura trois heures. Brunner offrit la main à Cécile pour
descendre l’escalier. En descendant les marches avec une sage lenteur,
Cécile, qui causait toujours beaux-arts, fut étonnée de l’admiration de
son prétendu pour les brimborions de son cousin Pons.
--Vous croyez donc que tout ce que nous venons de voir vaut beaucoup
d’argent?
--Eh! mademoiselle, si monsieur votre cousin voulait me vendre sa
collection, j’en donnerais ce soir huit cent mille francs, et je ne
ferais pas une mauvaise affaire. Les soixante tableaux monteraient
seuls à une somme plus forte en vente publique.
--Je le crois, puisque vous me le dites, répondit-elle, et il faut bien
que cela soit, car c’est ce dont vous vous êtes le plus occupé.
--Oh! mademoiselle!... s’écria Brunner. Pour toute réponse à ce
reproche, je vais demander à madame votre mère la permission de me
présenter chez elle pour avoir le bonheur de vous revoir.
--Est-elle spirituelle, ma _fillette_! pensa la présidente qui marchait
sur les talons de sa fille.--Ce sera avec le plus grand plaisir,
monsieur, ajouta-t-elle à haute voix. J’espère que vous viendrez avec
notre cousin Pons à l’heure du dîner; monsieur le président sera charmé
de faire votre connaissance...--Merci, cousin. Elle pressa le bras de
Pons d’une façon tellement significative, que la phrase sacramentelle:
«C’est entre nous à la vie à la mort!» n’eût pas été si forte. Elle
embrassa Pons par l’œillade qui accompagna ce: «Merci, cousin.»
Après avoir mis la jeune personne en voiture, et quand le coupé de
remise eut disparu dans la rue Charlot, Brunner parla bric-à-brac à
Pons qui parlait mariage.
--Ainsi, vous ne voyez pas d’obstacle?... dit Pons.
--Ah! répliqua Brunner; la petite est insignifiante, la mère est un peu
pincée... nous verrons.
--Une belle fortune à venir, fit observer Pons. Plus d’un million...
--A lundi! répéta le millionnaire. Si vous vouliez vendre votre
collection de tableaux, j’en donnerais bien cinq à six cent mille
francs...
--Ah! s’écria le bonhomme qui ne se savait pas si riche; mais je ne
pourrais pas me séparer de ce qui fait mon bonheur... Je ne vendrais ma
collection que livrable après ma mort.
--Eh bien! nous verrons...
--Voilà deux affaires en train, dit le collectionneur qui ne pensait
qu’au mariage.
Brunner salua Pons et disparut, emporté par son brillant équipage. Pons
regarda fuir le petit coupé sans faire attention à Rémonencq qui fumait
sa pipe sur le pas de la porte.
Le soir même, chez son beau-père que la présidente de Marville alla
consulter, elle trouva la famille Popinot. Dans son désir de satisfaire
une petite vengeance bien naturelle au cœur des mères, quand elles
n’ont pas réussi à capturer un fils de famille, madame de Marville
fit entendre que Cécile faisait un mariage superbe.--Qui Cécile
épouse-t-elle donc? fut une demande qui courut sur toutes les lèvres.
Et alors, sans croire trahir ses secrets, la présidente dit tant de
petits mots, fit tant de confidences à l’oreille, confirmées par madame
Berthier d’ailleurs, que voici ce qui se disait le lendemain dans
l’empyrée bourgeois où Pons accomplissait ses évolutions gastronomiques.
Cécile de Marville se marie avec un jeune Allemand qui se fait banquier
par humanité, car il est riche de quatre millions; c’est un héros
de roman, un vrai Werther, charmant, un bon cœur, ayant fait ses
folies, qui s’est épris de Cécile à en perdre la tête, c’est un amour
à première vue, et d’autant plus sûr, que Cécile avait pour rivales
toutes les madones peintes de Pons, etc., etc.
Le surlendemain, quelques personnes vinrent complimenter la présidente
uniquement pour savoir si la dent d’or existait, et la présidente fit
ces variations admirables que les mères pourront consulter, comme
autrefois on consultait le _parfait secrétaire_.
--Un mariage n’est fait, disait-elle à madame Chiffreville, que quand
on revient de la Mairie et de l’Église, et nous n’en sommes encore
qu’à des entrevues; aussi compté-je assez sur votre amitié pour ne pas
parler de nos espérances...
--Vous êtes bien heureuse, madame la présidente, les mariages se
concluent aujourd’hui bien difficilement.
--Que voulez-vous? C’est un hasard; mais les mariages se font souvent
ainsi.
--Eh bien! vous mariez donc Cécile? disait madame Cardot.
--Oui, répondait la présidente en comprenant la malice du _donc_. Nous
étions exigeants, c’est ce qui retardait l’établissement de Cécile.
Mais nous trouvons tout: fortune, amabilité, bon caractère, et un joli
homme. Ma chère petite fille méritait bien cela d’ailleurs. Monsieur
Brunner est un charmant garçon, plein de distinction; il aime le luxe,
il connaît la vie, il est fou de Cécile, il l’aime sincèrement; et,
malgré ses trois ou quatre millions, Cécile l’accepte... Nous n’avions
pas de prétentions si élevées, mais...--Les avantages ne gâtent rien...
--Ce n’est pas tant la fortune que l’affection inspirée par ma fille
qui nous décide, disait la présidente à madame Lebas. Monsieur Brunner
est si pressé, qu’il veut que le mariage se fasse dans les délais
légaux.
--C’est un étranger...
--Oui, madame; mais j’avoue que je suis bien heureuse. Non, ce n’est
pas un gendre, c’est un fils que j’aurai. Monsieur Brunner est d’une
délicatesse vraiment séduisante. On n’imagine pas l’empressement qu’il
a mis à se marier sous le régime dotal... C’est une grande sécurité
pour les familles. Il achète pour douze cent mille francs d’herbages
qui seront réunis un jour à Marville.
Le lendemain, c’était d’autres variations sur le même thème. Ainsi,
monsieur Brunner était un grand seigneur, faisant tout en grand
seigneur; il ne comptait pas; et, si monsieur de Marville pouvait
obtenir des lettres de grande naturalité (le ministère lui devait
bien un petit bout de loi), le gendre deviendrait pair de France. On
ne connaissait pas la fortune de monsieur Brunner, il avait _les plus
beaux chevaux et les plus beaux équipages de Paris, etc._
Le plaisir que les Camusot prenaient à publier leurs espérances, disait
assez combien ce triomphe était inespéré.
Aussitôt après l’entrevue chez le cousin Pons, monsieur de Marville,
poussé par sa femme, décida le ministre de la justice, son premier
président et le procureur-général à dîner chez lui le jour de la
présentation du phénix des gendres. Les trois grands personnages
acceptèrent, quoique invités à bref délai; chacun d’eux comprit le rôle
que leur faisait jouer le père de famille, et ils lui vinrent en aide
avec plaisir. En France on porte assez volontiers secours aux mères de
famille qui pêchent un gendre riche. Le comte et la comtesse Popinot
se prêtèrent également à compléter le luxe de cette journée, quoique
cette invitation leur parût être de mauvais goût. Il y eut en tout
onze personnes. Le grand-père de Cécile, le vieux Camusot et sa femme
ne pouvaient manquer à cette réunion, destinée par la position des
convives à engager définitivement monsieur Brunner, annoncé, comme on
l’a vu, comme un des plus riches capitalistes de l’Allemagne, un homme
de goût (il aimait la _fillette_), le futur rival des Nucingen, des
Keller, des du Tillet, etc.
--C’est notre jour, dit avec une simplicité fort étudiée la présidente
à celui qu’elle regardait comme son gendre en lui nommant les convives,
nous n’avons que des intimes. D’abord, le père de mon mari, qui, vous
le savez, doit être promu pair de France; puis monsieur le comte et la
comtesse Popinot, dont le fils ne s’est pas trouvé assez riche pour
Cécile, et nous n’en sommes pas moins bons amis, notre ministre de la
justice, notre premier président, notre procureur-général, enfin nos
amis... Nous serons obligés de dîner un peu tard, à cause de la Chambre
où la séance ne finit jamais qu’à six heures.
Brunner regarda Pons d’une manière significative, et Pons se frotta les
mains, en homme qui dit:--Voilà nos amis, mes amis!...
La présidente, en femme habile, eut quelque chose de particulier à dire
à son cousin, afin de laisser Cécile un instant en tête-àtête avec
son Werther. Cécile bavarda considérablement, et s’arrangea pour que
Frédéric aperçût un dictionnaire allemand, une grammaire allemande, un
Gœthe qu’elle avait cachés.
--Ah! vous apprenez l’allemand? dit Brunner en rougissant.
Il n’y a que les Françaises pour inventer ces sortes de trappes.
--Oh! dit-elle, êtes-vous méchant!... ce n’est pas bien, monsieur, de
fouiller ainsi dans mes cachettes. Je veux lire Gœthe dans l’original,
répondit-elle. Et il y a deux ans que j’apprends l’allemand.
--La grammaire est donc bien difficile à comprendre, car il n’y a pas
dix feuillets de coupés... répondit naïvement Brunner.
Cécile, confuse, se retourna pour ne pas laisser voir sa rougeur. Un
Allemand ne résiste pas à ces sortes de témoignages, il prit Cécile
par la main, la ramena tout interdite sous son regard, et la regarda
comme les fiancés se regardent dans les romans d’Auguste Lafontaine, de
pudique mémoire.
--Vous êtes adorable! dit-il.
Celle-ci fit un geste mutin qui signifiait:--Et vous donc! qui ne vous
aimerait?--Maman, ça va bien! dit-elle à l’oreille de sa mère qui
revint avec Pons.
L’aspect d’une famille pendant une soirée pareille ne se décrit pas.
Chacun était content de voir une mère qui mettait la main sur un bon
parti pour sa fille. On félicitait par des mots à double entente ou
à double détente, et Brunner qui feignait de ne rien comprendre,
et Cécile qui comprenait tout, et le président qui quêtait des
compliments. Tout le sang de Pons lui tinta dans les oreilles, il crut
voir tous les becs de gaz de la rampe de son théâtre quand Cécile lui
dit à voix basse avec les plus ingénieux ménagements l’intention de
son père, relativement à une rente viagère de douze cents francs que
le vieil artiste refusa positivement, en objectant la révélation que
Brunner lui avait faite de sa fortune mobilière.
Le ministre, le premier président, le procureur général, les Popinot,
tous les gens affairés s’en allèrent. Il ne resta bientôt plus que le
vieux monsieur Camusot, et Cardot, l’ancien notaire, assisté de son
gendre Berthier. Le bonhomme Pons, se voyant en famille, remercia fort
maladroitement le président et la présidente de la proposition que
Cécile venait de lui faire. Les gens de cœur sont ainsi, tout à leur
premier mouvement. Brunner, qui vit dans cette rente offerte ainsi,
comme une prime, fit sur lui-même un retour israélite, et prit une
attitude qui dénotait la rêverie plus que froide du calculateur.
--Ma collection ou son prix appartiendra toujours à votre famille, que
j’en traite avec notre ami Brunner ou que je la garde, disait Pons en
apprenant à la famille étonnée qu’il possédait de si grandes valeurs.
Brunner observa le mouvement qui eut lieu chez tous ces ignorants, en
faveur d’un homme qui passait d’un état taxé d’indigence à une fortune,
comme il avait observé déjà les gâteries de la mère et du père pour
leur Cécile, idole de la maison, et il se plut alors à exciter les
surprises et les exclamations de ces dignes bourgeois.
--J’ai dit à mademoiselle que les tableaux de monsieur Pons valaient
cette somme pour moi; mais au prix que les objets d’art uniques ont
acquis, personne ne peut prévoir la valeur à laquelle cette collection
atteindrait en vente publique. Les soixante tableaux monteraient à un
million, j’en ai vu plusieurs de cinquante mille francs.
--Il fait bon être votre héritier, dit l’ancien notaire à Pons.
--Mais mon héritier, c’est ma cousine Cécile, répliqua le bonhomme en
persistant dans sa parenté.
Un mouvement d’admiration se manifesta pour le vieux musicien.
--Ce sera une très-riche héritière, dit en riant Cardot qui partit.
On laissa Camusot le père, le président, la présidente, Cécile,
Brunner, Berthier et Pons ensemble; car on présuma que la demande
officielle de la main de Cécile allait se faire. En effet, lorsque ces
personnes furent seules, Brunner commença par une demande, qui parut
d’un bon augure aux parents.
--J’ai cru comprendre, dit Brunner en s’adressant à la présidente, que
mademoiselle était fille unique...
--Certainement, répondit-elle avec orgueil.
--Vous n’aurez de difficultés avec personne, répondit le bonhomme Pons
pour décider Brunner à formuler sa demande.
Brunner devint soucieux, et un fatal silence amena la froideur la plus
étrange. Il semblait que la présidente eût avoué que sa _fillette_
était épileptique. Le président, jugeant que sa fille ne devait pas
être là, lui fit un signe que Cécile comprit, elle sortit. Brunner
resta muet. On se regarda. La situation devint gênante. Le vieux
Camusot, homme d’expérience, emmena l’Allemand dans la chambre de la
présidente, sous prétexte de lui montrer l’éventail trouvé par Pons,
en devinant qu’il surgissait quelques difficultés, et il demanda par
un geste à son fils, à sa belle-fille et à Pons de le laisser avec le
futur.
--Voilà ce chef-d’œuvre! dit le vieux marchand de soieries en montrant
l’éventail.
--Cela vaut cinq mille francs, répondit Brunner après l’avoir contemplé.
--N’étiez-vous pas venu, monsieur, reprit le futur pair de France, pour
demander la main de ma petite-fille?
--Oui, monsieur, dit Brunner, et je vous prie de croire qu’aucune
alliance ne peut être plus flatteuse pour moi que celle-là. Je ne
trouverai jamais une jeune personne plus belle, plus aimable, qui me
convienne mieux que mademoiselle Cécile; mais...
--Ah! pas de mais, dit le vieux Camusot, ou voyons sur-le-champ la
traduction de vos mais, mon cher monsieur...
--Monsieur! reprit gravement Brunner, je suis bien heureux que nous
ne soyons engagés ni les uns ni les autres, car la qualité de fille
unique, si précieuse pour tout le monde, excepté pour moi, qualité que
j’ignorais, croyez-moi, est un empêchement absolu...
--Comment, monsieur, dit le vieillard stupéfait, d’un avantage immense,
vous en faites un tort? Votre conduite est vraiment extraordinaire, et
je voudrais bien en connaître les raisons.
--Monsieur, reprit l’Allemand avec flegme, je suis venu ce soir ici
avec l’intention de demander, à monsieur le président, la main de sa
fille. Je voulais faire un sort brillant à mademoiselle Cécile en lui
offrant tout ce qu’elle eût consenti à accepter de ma fortune; mais
une fille unique est un enfant que l’indulgence de ses parents habitue
à faire ses volontés, et qui n’a jamais connu la contrariété. Il en
est ici comme dans plusieurs familles, où j’ai pu jadis observer le
culte qu’on avait pour ces espèces de divinités: non-seulement votre
petite-fille est l’idole de la maison, mais encore madame la présidente
y porte les... vous savez quoi! Monsieur, j’ai vu le ménage de mon
père devenir par cette cause, un enfer. Ma marâtre, cause de tous mes
malheurs, fille unique, adorée, la plus charmante des fiancées, est
devenue un diable incarné. Je ne doute pas que mademoiselle Cécile
ne soit une exception à mon système; mais je ne suis plus un jeune
homme, j’ai quarante ans, et la différence de nos âges entraîne des
difficultés qui ne me permettent pas de rendre heureuse une jeune
personne habituée à voir faire à madame la présidente toutes ses
volontés, et que madame la présidente écoute comme un oracle. De
quel droit exigerais-je le changement des idées et des habitudes de
mademoiselle Cécile? Au lieu d’un père et d’une mère complaisants à
ses moindres caprices, elle rencontrera l’égoïsme d’un quadragénaire;
si elle résiste, c’est le quadragénaire qui sera vaincu. J’agis donc
en honnête homme, je me retire. D’ailleurs, je désire être entièrement
sacrifié, s’il est toutefois nécessaire d’expliquer pourquoi je n’ai
fait qu’une visite ici...
--Si tels sont vos motifs, monsieur, dit le futur pair de France,
quelque singuliers qu’ils soient, ils sont plausibles...
--Monsieur, ne mettez pas en doute ma sincérité, reprit vivement
Brunner en l’interrompant. Si vous connaissez une pauvre fille dans une
famille chargée d’enfants, bien élevée néanmoins, sans fortune, comme
il s’en trouve beaucoup en France, et que son caractère m’offre des
garanties, je l’épouse.
Pendant le silence qui suivit cette déclaration, Frédéric Brunner
quitta le grand-père de Cécile, revint saluer poliment le président
et la présidente, et se retira. Vivant commentaire du salut de son
Werther, Cécile se montra pâle comme une moribonde, elle avait tout
écouté, cachée dans la garde-robe de sa mère.
--Refusée!... dit-elle à l’oreille de sa mère.
--Et pourquoi? demanda la présidente à son beau-père embarrassé.
--Sous le joli prétexte que les filles uniques sont des enfants gâtés,
répondit le vieillard. Et il n’a pas tout à fait tort, ajouta-t-il en
saisissant cette occasion de blâmer sa belle-fille, qui l’ennuyait fort
depuis vingt ans.
--Ma fille en mourra! vous l’aurez tuée!... dit la présidente à Pons
en retenant sa fille qui trouva joli de justifier ces paroles en se
laissant aller dans les bras de sa mère.
Le président et sa femme traînèrent Cécile dans un fauteuil, où elle
acheva de s’évanouir. Le grand-père sonna les domestiques.
--J’aperçois la trame ourdie par monsieur, dit la mère furieuse en
désignant le pauvre Pons.
Pons se dressa comme s’il avait entendu retentir à ses oreilles la
trompette du jugement dernier.
--Monsieur, reprit la présidente dont les yeux furent comme deux
fontaines de bile verte, monsieur a voulu répondre à une innocente
plaisanterie par une injure. A qui fera-t-on croire que cet Allemand
soit dans son bon sens? Ou il est complice d’une atroce vengeance, ou
il est fou. J’espère, monsieur Pons, qu’à l’avenir vous nous épargnerez
le déplaisir de vous voir dans une maison où vous avez essayé de porter
la honte et le déshonneur.
Pons, devenu statue, tenait les yeux sur une rosace du tapis et
tournait ses pouces.
--Eh bien! vous êtes encore là, monstre d’ingratitude!... s’écria la
présidente en se retournant. Nous n’y serons jamais, monsieur ni moi,
si jamais monsieur se présentait! dit-elle aux domestiques en leur
montrant Pons. Allez chercher le docteur, Jean. Et vous, Madeleine, de
l’eau de corne de cerf!
Pour la présidente, les raisons alléguées par Brunner n’étaient que
le prétexte sous lequel il s’en cachait d’inconnues; mais la rupture
du mariage n’en devenait que plus certaine. Avec cette rapidité de
pensée qui distingue les femmes dans les grandes circonstances, madame
de Marville avait trouvé la seule manière de réparer cet échec en
attribuant à Pons une vengeance préméditée. Cette conception infernale
par rapport à Pons, satisfaisait à l’honneur de la famille. Fidèle à
sa haine contre Pons, elle avait fait d’un simple soupçon de femme,
une vérité. En général, les femmes ont une foi particulière, une
morale à elles, elles croient à la réalité de tout ce qui sert leurs
intérêts et leurs passions. La présidente alla bien plus loin, elle
persuada pendant toute la soirée au président sa propre croyance, et le
magistrat fut convaincu le lendemain de la culpabilité de son cousin.
Tout le monde trouvera la conduite de la présidente horrible; mais en
pareille circonstance, chaque mère imitera madame Camusot, elle aimera
mieux sacrifier l’honneur d’un étranger que celui de sa fille. Les
moyens changeront, le but sera le même.
Le musicien descendit avec rapidité l’escalier; mais il marcha
d’un pas lent par les boulevards, jusqu’au théâtre où il entra
machinalement; il se mit à son pupitre machinalement et dirigea
machinalement l’orchestre. Durant les entr’actes, il répondit si
vaguement à Schmucke, que Schmucke dissimula ses inquiétudes, il pensa
que Pons était devenu fou. Chez une nature aussi enfantine que celle
de Pons, la scène qui venait de se passer prenait les proportions
d’une catastrophe... Réveiller une effroyable haine, là où il avait
voulu donner le bonheur, c’était un renversement total d’existence. Il
avait enfin reconnu dans les yeux, dans le geste, dans la voix de la
présidente, une inimitié mortelle.
Le lendemain, madame Camusot de Marville prit un grand parti,
d’ailleurs exigé par la circonstance et auquel le président
souscrivit. On résolut de donner en dot à Cécile la terre de Marville,
l’hôtel de la rue de Hanovre et cent mille francs. Dans la matinée, la
présidente alla voir la comtesse Popinot, en comprenant qu’il fallait
répondre à un pareil échec par un mariage tout fait. Elle raconta la
vengeance épouvantable et l’affreuse mystification préparées par Pons.
Tout parut croyable quand on apprit que le prétexte de cette rupture
était la condition de fille unique. Enfin, la présidente fit reluire
avec art l’avantage de se nommer Popinot de Marville et l’énormité de
la dot. Au prix où sont les biens en Normandie, à deux pour cent, cet
immeuble représentait environ neuf cent mille francs, et l’hôtel de la
rue de Hanovre était estimé deux cent cinquante mille francs. Aucune
famille raisonnable ne pouvait refuser une pareille alliance; aussi le
comte Popinot et sa femme l’acceptèrent-ils; puis, en gens intéressés à
l’honneur de la famille dans laquelle ils entraient, ils promirent leur
concours pour expliquer la catastrophe arrivée la veille.
Or, chez le même vieux Camusot, grand-père de Cécile, devant les mêmes
personnes qui s’y trouvaient quelques jours auparavant et auxquelles la
présidente avait chanté ses litanies-Brunner, cette même présidente,
à qui chacun craignait de parler, alla bravement au-devant des
explications.
--Vraiment aujourd’hui, disait-elle, on ne saurait prendre trop de
précautions quand il s’agit de mariage, et surtout quand on a affaire à
des étrangers.
--Et pourquoi, madame?
--Que vous est-il arrivé? demanda madame Chiffreville.
--Vous ne connaissez pas notre aventure avec ce Brunner, qui avait
l’audace d’aspirer à la main de Cécile?... C’est le fils d’un
cabaretier allemand, le neveu d’un marchand de peaux de lapins.
--Est-ce possible? Vous, si sagace!... dit une dame.
--Ces aventuriers sont si fins! Mais nous avons tout su par Berthier.
Cet Allemand a pour ami un pauvre diable qui joue de la flûte! Il
est lié avec un homme qui tient un garni, rue du Mail, avec des
tailleurs... Nous avons appris qu’il a mené la vie la plus crapuleuse,
et aucune fortune ne peut suffire à un drôle qui a déjà mangé celle de
sa mère...
--Mais mademoiselle votre fille eût été bien malheureuse!... dit madame
Berthier.
--Et comment vous a-t-il été présenté? demanda la vieille madame Lebas.
--C’est une vengeance de monsieur Pons; il nous a présenté ce beau
monsieur-là pour nous livrer au ridicule... Ce Brunner, ça veut dire
Fontaine (on nous le donnait pour un grand seigneur), est d’une assez
triste santé, chauve, les dents gâtées; aussi m’a-t-il suffi de le voir
une fois pour me défier de lui.
--Mais cette grande fortune dont vous me parliez? demanda timidement
une jeune femme.
--La fortune n’est pas aussi considérable qu’on le dit. Les tailleurs,
le maître d’hôtel et lui, tous ont gratté leurs caisses pour faire une
maison de Banque... Aujourd’hui, qu’est-ce que la Banque, quand on
la commence? c’est la licence de se ruiner. Une femme qui se couche
millionnaire peut se réveiller réduite à ses _propres_. Du premier
mot, à première vue, nous avons eu notre opinion faite sur ce monsieur
qui ne sait rien de nos usages. On voit à ses gants, à son gilet,
que c’est un ouvrier, le fils d’un gargotier allemand, sans noblesse
dans les sentiments, un buveur de bière, et qui fume!... ah! madame!
vingt-cinq pipes par jour. Quel eût été le sort de ma pauvre Lili?...
J’en frémis encore. Dieu nous a sauvées! Cécile n’aimait d’ailleurs pas
ce monsieur... Pouvions-nous attendre une pareille mystification d’un
parent, d’un habitué de notre maison, qui dîne chez nous deux fois par
semaine depuis vingt ans! que nous avons couvert de bienfaits, et qui
jouait si bien la comédie qu’il a nommé Cécile son héritière devant
le garde des sceaux, le procureur général, le premier président... Ce
Brunner et monsieur Pons s’entendaient pour s’attribuer l’un à l’autre
des millions!... Non, je vous l’assure, vous toutes, mesdames, vous
eussiez été prises à cette mystification d’artiste!
En quelques semaines, les familles réunies des Popinot, des Camusot
et leurs adhérents avaient remporté dans le monde un triomphe facile,
car personne n’y prit la défense du misérable Pons, du parasite, du
sournois, de l’avare, du faux bonhomme enseveli sous le mépris, regardé
comme une vipère réchauffée au sein des familles, comme un homme d’une
méchanceté rare, un saltimbanque dangereux qu’on devait oublier.
Un mois environ après le refus du faux Werther, le pauvre Pons, sorti
pour la première fois de son lit où il était resté en proie à une
fièvre nerveuse, se promenait le long des boulevards, au soleil,
appuyé sur le bras de Schmucke. Au boulevard du Temple, personne ne
riait plus des deux Casse-noisettes, à l’aspect de la destruction
de l’un et de la touchante sollicitude de l’autre pour son ami
convalescent. Arrivés sur le boulevard Poissonnière, Pons avait repris
des couleurs, en respirant cette atmosphère des boulevards, où l’air a
tant de puissance; car, là où la foule abonde, le fluide est si vital,
qu’à Rome on a remarqué le manque de _mala aria_ dans l’infect Getto où
pullulent les Juifs. Peut-être aussi l’aspect de ce qu’il se plaisait
jadis à voir tous les jours, le grand spectacle de Paris, agissait-il
sur le malade. En face du théâtre des Variétés, Pons laissa Schmucke,
car ils allaient côte à côte; mais le convalescent quittait de temps en
temps son ami pour examiner les nouveautés fraîchement exposées dans
les boutiques. Il se trouva nez à nez avec le comte Popinot, qu’il
aborda de la façon la plus respectueuse, l’ancien ministre étant un des
hommes que Pons estimait et vénérait le plus.
--Ah! monsieur, répondit sévèrement le pair de France, je ne comprends
pas que vous ayez assez peu de tact pour saluer une personne alliée
à la famille où vous avez tenté d’imprimer la honte et le ridicule
par une vengeance comme les artistes savent en inventer... Apprenez,
monsieur, qu’à dater d’aujourd’hui nous devons être complétement
étrangers l’un à l’autre. Madame la comtesse Popinot partage
l’indignation que votre conduite chez les Marville a inspirée à toute
la société.
L’ancien ministre passa, laissant Pons foudroyé. Jamais les passions,
ni la justice, ni la politique, jamais les grandes puissances sociales
ne consultent l’état de l’être sur qui elles frappent. L’homme d’État,
pressé par l’intérêt de famille d’écraser Pons, ne s’aperçut point de
la faiblesse physique de ce redoutable ennemi.
--_Qu’as-du, mon baufre ami?_ s’écria Schmucke en devenant aussi pâle
que Pons.
--Je viens de recevoir un nouveau coup de poignard dans le cœur,
répondit le bonhomme en s’appuyant sur le bras de Schmucke. Je crois
qu’il n’y a que le bon Dieu qui ait le droit de faire le bien, voilà
pourquoi tous ceux qui se mêlent de sa besogne en sont si cruellement
punis.
Ce sarcasme d’artiste fut un suprême effort de cette excellente
créature qui voulut dissiper l’effroi peint sur la figure de son ami.
--_Che le grois_, répondit simplement Schmucke.
Ce fut inexplicable pour Pons, à qui ni les Camusot ni les Popinot
n’avaient envoyé de billet de faire part du mariage de Cécile. Sur le
boulevard des Italiens, Pons vit venir à lui monsieur Cardot. Pons,
averti par l’allocution du pair de France, se garda bien d’arrêter ce
personnage, chez qui, l’année dernière, il dînait une fois tous les
quinze jours, il se contenta de le saluer; mais le maire, le député de
Paris, regarda Pons d’un air indigné sans lui rendre son salut.
--Va donc lui demander ce qu’ils ont tous contre moi, dit le bonhomme à
Schmucke qui connaissait dans tous ses détails la catastrophe survenue
à Pons.
--_Monsir_, dit finement Schmucke à Cardot, _mône hâmi Bons relèfe
d’eine malatie, et fu ne l’afez sans tude bas regonni_.
--Parfaitement.
--_Mais qu’afez fus tonc à lu rebroger?_
--Vous avez pour ami un monstre d’ingratitude, un homme qui, s’il vit
encore, c’est que, comme dit le proverbe: La mauvaise herbe croît
en dépit de tout. Le monde a bien raison de se défier des artistes,
ils sont malins et méchants comme des singes. Votre ami a essayé de
déshonorer sa propre famille, de perdre de réputation une jeune fille
pour se venger d’une innocente plaisanterie, je ne veux plus avoir la
moindre relation avec lui; je tâcherai d’oublier que je l’ai connu,
qu’il existe. Ces sentiments, monsieur, sont ceux de toutes les
personnes de ma famille, de la sienne, et des gens qui faisaient au
sieur Pons l’honneur de le recevoir...
--_Mais, monsir, fus ètes ein home rézonaple; ed, si fus le bermeddez,
che fais fus egsbliguer l’avaire_...
--Restez, si vous en avez le cœur, son ami, libre à vous, monsieur,
répliqua Cardot; mais n’allez pas plus avant, car je crois devoir
vous prévenir que j’envelopperai dans la même réprobation ceux qui
tenteraient de l’excuser, de le défendre.
--_Te le chisdivier?_
--Oui, car sa conduite est injustifiable, comme elle est inqualifiable.
Sur ce bon mot, le député de la Seine continua son chemin sans vouloir
entendre une syllabe de plus.
--J’ai déjà les deux pouvoirs de l’État contre moi, dit en souriant
le pauvre Pons quand Schmucke eut fini de lui redire ces sauvages
imprécations.
--_Doud esd gondre nus_, répliqua douloureusement Schmucke. _Hâlons
nus-en, bir ne ba rengondrer t’audres pèdes._
C’était la première fois de sa vie, vraiment ovine, que Schmucke
proférait de telles paroles. Jamais sa mansuétude quasi-divine n’avait
été troublée, il eût souri naïvement à tous les malheurs qui seraient
venus à lui; mais voir maltraiter son sublime Pons, cet Aristide
inconnu, ce génie résigné, cette âme sans fiel, ce trésor de bonté,
cet or pur!... il éprouvait l’indignation d’Alceste, et il appelait
les amphitryons de Pons, des _bêtes_! Chez cette paisible nature, ce
mouvement équivalait à toutes les fureurs de Roland. Dans une sage
prévision, Schmucke fit retourner Pons vers le boulevard du Temple;
et Pons se laissa conduire, car le malade était dans la situation de
ces lutteurs qui ne comptent plus les coups. Le hasard voulut que rien
ne manquât en ce monde contre le pauvre musicien. L’avalanche qui
roulait sur lui devait tout contenir: la chambre des pairs, la chambre
des députés, la famille, les étrangers, les forts, les faibles, les
innocents!
Sur le boulevard Poissonnière, en revenant chez lui, Pons vit venir
la fille de ce même monsieur Cardot, une jeune femme qui avait assez
éprouvé de malheurs pour être indulgente. Coupable d’une faute tenue
secrète, elle s’était faite l’esclave de son mari. De toutes les
maîtresses de maison où il dînait, madame Berthier était la seule que
Pons nommât de son petit nom; il lui disait:--«Félicie!» et il croyait
parfois être compris par elle. Cette douce créature parut contrariée de
rencontrer le cousin Pons; car, malgré l’absence de toute parenté avec
la famille de la seconde femme de son cousin le vieux Camusot, il était
traité de cousin; mais, ne pouvant l’éviter, Félicie Berthier s’arrêta
devant le moribond.
--Je ne vous croyais pas méchant, mon cousin; mais si, de tout ce que
j’entends dire de vous, le quart seulement est vrai, vous êtes un
homme bien faux... Oh! ne vous justifiez pas! ajouta-t-elle vivement
en voyant faire à Pons un geste, c’est inutile par deux raisons: la
première, c’est que je n’ai le droit d’accuser, ni de juger, ni de
condamner personne, sachant par moi-même que ceux qui paraissent avoir
le plus de torts peuvent offrir des excuses; la seconde, c’est que vos
raisons ne serviraient à rien. Monsieur Berthier, qui a fait le contrat
de mademoiselle Marville et du vicomte Popinot, est tellement irrité
contre vous que, s’il apprenait que je vous ai dit un seul mot, que je
vous ai parlé pour la dernière fois, il me gronderait. Tout le monde
est contre vous.
--Je le vois bien, madame! répondit d’une voix émue le pauvre musicien
qui salua respectueusement la femme du notaire.
Et il reprit péniblement le chemin de la rue de Normandie en s’appuyant
sur le bras de Schmucke avec une pesanteur qui trahit au vieil Allemand
une défaillance physique courageusement combattue. Cette troisième
rencontre fut comme le verdict prononcé par l’agneau qui repose aux
pieds de Dieu, le courroux de cet ange des pauvres, le symbole des
Peuples, est le dernier mot du ciel. Les deux amis arrivèrent chez eux
sans avoir échangé une parole. En certaines circonstances de la vie, on
ne peut que sentir son ami près de soi. La consolation parlée aigrit
la plaie, elle en révèle la profondeur. Le vieux pianiste avait, comme
vous le voyez, le génie de l’amitié, la délicatesse de ceux qui, ayant
beaucoup souffert, savent les coutumes de la souffrance.
Cette promenade devait être la dernière du bonhomme Pons. Le malade
tomba d’une maladie dans une autre. D’un tempérament sanguin-bilieux,
la bile passa dans le sang, il fut pris par une violente hépatite. Ces
deux maladies successives étant les seules de sa vie, il ne connaissait
point de médecin; et, dans une pensée toujours excellente d’abord,
maternelle même, la sensible et dévouée Cibot amena le médecin du
quartier. A Paris, dans chaque quartier, il existe un médecin dont
le nom et la demeure ne sont connus que de la classe inférieure, des
petits bourgeois, des portiers, et qu’on nomme conséquemment le médecin
du quartier. Ce médecin, qui fait les accouchements et qui saigne, est
en médecine ce qu’est dans les _Petites-Affiches_ le _domestique pour
tout faire_. Obligé d’être bon pour les pauvres, assez expert à cause
de sa longue pratique, il est généralement aimé. Le docteur Poulain,
amené chez ce malade par madame Cibot, et reconnu par Schmucke, écouta,
sans y faire attention, les doléances du vieux musicien, qui, pendant
toute la nuit, s’était gratté la peau devenue tout à fait insensible.
L’état des yeux, cerclés de jaune, s’accordait avec ce symptôme.
--Vous avez eu, depuis deux jours, quelque violent chagrin, dit le
docteur à son malade.
--Hélas! oui, répondit Pons.
--Vous avez la maladie que monsieur a failli avoir, dit-il en montrant
Schmucke, la jaunisse; mais ce ne sera rien, ajouta le docteur Poulain
en écrivant une ordonnance.
Malgré ce dernier mot si consolant, le docteur avait jeté sur le malade
un de ces regards hippocratiques, où la sentence de mort, quoique
cachée sous une commisération de costume, est toujours devinée par des
yeux intéressés à savoir la vérité. Aussi Madame Cibot, qui plongea
dans les yeux du docteur un coup d’œil d’espion, ne se méprit-elle
pas à l’accent de la phrase médicale ni à la physionomie hypocrite du
docteur Poulain, et elle le suivit à sa sortie.
--Croyez-vous que ce ne sera rien? dit madame Cibot au docteur sur le
palier.
--Ma chère madame Cibot, votre monsieur est un homme mort, non par
suite de l’invasion de la bile dans le sang, mais à cause de sa
faiblesse morale. Avec beaucoup de soins, cependant, votre malade peut
encore s’en tirer; il faudrait le sortir d’ici, l’emmener voyager...
--Et avec quoi?... dit la portière. Il n’a pour tout potage que sa
place, et son ami vit de quelques petites rentes que lui font de
grandes dames auxquelles il aurait, à l’entendre, rendu des services,
des dames très-charitables. C’est deux enfants que je soigne depuis
neuf ans.
--Je passe ma vie à voir des gens qui meurent, non pas de leurs
maladies, mais de cette grande et incurable blessure, le manque
d’argent. Dans combien de mansardes ne suis-je pas obligé, loin de
faire payer ma visite, de laisser cent sous sur la cheminée!...
--Pauvre cher monsieur Poulain... dit madame Cibot. Ah! si vous n’aviez
les cent mille livres de rente que possèdent certains _grigous_ du
quartier, qui sont de vrais _décharnés_ des enfers (déchaînés), vous
seriez le représentant du bon Dieu sur la terre.
Le médecin parvenu, par l’estime de messieurs les concierges de son
Arrondissement, à se faire une petite clientèle qui suffisait à peine
à ses besoins, leva les yeux au ciel et remercia madame Cibot par une
moue digne de Tartuffe.
--Vous dites donc, mon cher monsieur Poulain, qu’avec beaucoup de
soins, notre cher malade en reviendrait?
--Oui, s’il n’est pas trop attaqué dans son moral par le chagrin qu’il
a éprouvé.
--Pauvre homme! qui donc a pu le chagriner? C’est n’un brave homme
qui n’a son pareil sur terre que dans son ami, monsieur Schmucke!...
Je vais savoir de quoi n’il retourne! Et c’est moi qui me charge de
savonner ceux qui m’ont _sangé_ mon monsieur...
--Écoutez, ma chère madame Cibot, dit le médecin qui se trouvait alors
sur le pas de la porte cochère, un des principaux caractères de la
maladie de votre monsieur, c’est une impatience constante à propos de
rien, et, comme il n’est pas vraisemblable qu’il puisse prendre une
garde, c’est vous qui le soignerez. Ainsi...
--_Ch’est-i de mochieur Ponche que vouche parlez?_ demanda le marchand
de ferraille qui fumait une pipe.
Et il se leva de dessus la borne de la porte pour se mêler à la
conversation de la portière et du concierge.
--Oui, papa Rémonencq! répondit madame Cibot à l’Auvergnat.
--_Eh bienne! il est plus richeu que moucheu Monichtrolle, et que les
cheigneurs de la curiochité... Cheu me connaîche achez dedans l’artique
pour vous direu que le cher homme a deche trégeors!_
--Tiens, j’ai cru que vous vous moquiez de moi l’autre jour, quand je
vous ai montré toutes ces antiquailles-là pendant que mes messieurs
étaient sortis, dit madame Cibot à Rémonencq.
A Paris, où les pavés ont des oreilles, où les portes ont une langue,
où les barreaux des fenêtres ont des yeux, rien n’est plus dangereux
que de causer devant les portes cochères. Les derniers mots qu’on se
dit là, et qui sont à la conversation ce qu’un postscriptum est à une
lettre, contiennent des indiscrétions aussi dangereuses pour ceux qui
les laissent écouter que pour ceux qui les recueillent. Un seul exemple
pourra suffire à corroborer celui que présente cette histoire.
Un jour, l’un des premiers coiffeurs du temps de l’Empire, époque à
laquelle les hommes soignaient beaucoup leurs cheveux, sortait d’une
maison où il venait de coiffer une jolie femme, et où il avait la
pratique de tous les riches locataires. Parmi ceux-ci florissait un
vieux garçon armé d’une gouvernante qui détestait les héritiers de
son Monsieur. Le ci-devant jeune homme, gravement malade, venait de
subir une consultation des plus fameux médecins qui ne s’appelaient
pas encore _les princes_ de la science. Sortis par hasard en même
temps que le coiffeur, les médecins, en se disant adieu sur le pas
de la porte cochère, parlaient, la science et la vérité sur la main,
comme ils se parlent entre eux quand la farce de la consultation
est jouée.--C’est un homme mort, dit le docteur Haudry.--Il n’a
pas un mois à vivre..... répondit Desplein, à moins d’un miracle.
Le coiffeur entendit ces paroles. Comme tous les coiffeurs, il
entretenait des intelligences avec les domestiques. Poussé par une
cupidité monstrueuse, il remonte aussitôt chez le ci-devant jeune
homme, et il promet à la servante-maîtresse une assez belle prime si
elle peut décider son maître à placer une grande partie de sa fortune
en viager. Dans la fortune du vieux garçon moribond, âgé d’ailleurs
de cinquante-six années, qui devaient compter doubles à cause de ses
campagnes amoureuses, il se trouvait une magnifique maison sise rue
Richelieu, valant alors deux cent cinquante mille francs. Cette maison,
objet de la convoitise du coiffeur, lui fut vendue moyennant une rente
viagère de trente mille francs. Ceci se passait en 1806. Ce coiffeur
retiré, septuagénaire aujourd’hui, paye encore la rente en 1846. Comme
le ci-devant jeune homme a quatre-vingt-seize ans, est en enfance, et
qu’il a épousé sa madame Évrard, il peut aller encore fort loin. Le
coiffeur ayant donné quelque trente mille francs à la bonne, l’immeuble
lui coûte plus d’un million; mais la maison vaut aujourd’hui près de
huit à neuf cent mille francs.
A l’imitation de ce coiffeur, l’Auvergnat avait écouté les derniers
mots dits par Brunner à Pons sur le pas de sa porte, le jour de
l’entrevue du fiancé-phénix avec Cécile; il avait donc désiré pénétrer
dans le musée de Pons. Rémonencq, qui vivait en bonne intelligence
avec les Cibot, fut bientôt introduit dans l’appartement des deux amis
en leur absence. Rémonencq, ébloui de tant de richesses, vit _un coup
à monter_, ce qui veut dire dans l’argot des marchands une fortune à
voler, et il y songeait depuis cinq à six jours.
--_Che badine chi peu_, répondit-il à madame Cibot et au docteur
Poulain, _que nous caugerons de la choge, et que chi ce braveu mocheu
veutte une renteu viachère de chinquante mille francs, che vous paille
un pagnier de vin du paysse chi vous me_...
--Y pensez-vous? dit le médecin à Rémonencq, cinquante mille francs de
rente viagère!... Mais si le bonhomme est si riche, soigné par moi,
gardé par madame Cibot, il peut guérir alors.... car les maladies de
foie sont les inconvénients des tempéraments très-forts...
[Illustration: LA CIBOT. RÉMONENCQ.
Rémonencq, ébloui de tant de richesse, vit _un coup à monter_.
(LE COUSIN PONS.)]
--_Ai-che dite chinquante? Maiche un mocheu, là, dechus le passe de
voustre porte, lui a proupouché chet chent mille francs, et cheulement
des tabelausse, fouchtra!_
En entendant cette déclaration de Rémonencq, madame Cibot regarda le
docteur Poulain d’un air étrange, le diable allumait un feu sinistre
dans ses yeux couleur orange.
--Allons! n’écoutons pas de pareilles fariboles, reprit le médecin
assez heureux de savoir que son client pouvait payer toutes le visites
qu’il allait faire.
--_Moncheu le doucteurre, chi ma chère madame Chibot, puiche que le
moncheux est au litte, veutte me laicher amenar mon ecchepert, che
chuis chûre de trouver l’archant, en deuche heures, quand il s’achirait
de chet chent milé franques..._
--Bien, mon ami! répondit le docteur. Allons, madame Cibot, ayez soin
de ne jamais contrarier le malade; il faut vous armer de patience,
car tout l’irritera, le fatiguera, même vos attentions pour lui;
attendez-vous à ce qu’il ne trouve rien de bien...
--Il sera joliment difficile, dit la portière.
--Voyons, écoutez-moi bien, reprit le médecin avec autorité. La vie
de monsieur Pons est entre les mains de ceux qui le soigneront; aussi
viendrai-je le voir peut-être deux fois, tous les jours. Je commencerai
ma tournée par lui...
Le médecin avait soudain passé de l’insouciance profonde où il était
sur le sort de ses malades pauvres, à la sollicitude la plus tendre, en
reconnaissant la possibilité de cette fortune, d’après le sérieux du
spéculateur.
--Il sera soigné comme un roi, répondit madame Cibot avec un factice
enthousiasme.
La portière attendit que le médecin eût tourné la rue Charlot avant
de reprendre la conversation avec Rémonencq. Le ferrailleur achevait
sa pipe, le dos appuyé au chambranle de la porte de sa boutique. Il
n’avait pas pris cette position sans dessein, il voulait voir venir à
lui la portière.
Cette boutique, jadis occupée par un café, était restée telle que
l’Auvergnat l’avait trouvée en la prenant à bail. On lisait encore:
CAFÉ DE NORMANDIE, sur le tableau long qui couronne les vitrages
de toutes les boutiques modernes. L’Auvergnat avait fait peindre,
gratis sans doute, au pinceau et avec une couleur noire par quelque
apprenti peintre en bâtiment, dans l’espace qui restait sous CAFÉ DE
NORMANDIE, ces mots: _Rémonencq, ferrailleur, achète les marchandises
d’occasion_. Naturellement, les glaces, les tables, les tabourets,
les étagères, tout le mobilier du café de Normandie avait été vendu.
Rémonencq avait loué, moyennant six cents francs, la boutique toute
nue, l’arrière-boutique, la cuisine et une seule chambre en entresol,
où couchait autrefois le premier garçon, car l’appartement dépendant du
café de Normandie fut compris dans une autre location. Du luxe primitif
déployé par le limonadier, il ne restait qu’un papier vert-clair uni
dans la boutique, et les fortes barres de fer de la devanture avec
leurs boulons.
Venu là, en 1831, après la révolution de juillet, Rémonencq commença
par étaler des sonnettes cassées, des plats fêlés, des ferrailles,
de vieilles balances, des poids anciens repoussés par la loi sur les
nouvelles mesures que l’État seul n’exécute pas, car il laisse dans la
monnaie publique les pièces d’un et de deux sous qui datent du règne
de Louis XVI. Puis cet Auvergnat, de la force de cinq Auvergnats,
acheta des batteries de cuisine, des vieux cadres, des vieux cuivres,
des porcelaines écornées. Insensiblement, à force de s’emplir et de
se vider, la boutique ressembla aux farces de Nicolet, la nature des
marchandises s’améliora. Le ferrailleur suivit cette prodigieuse
et sûre martingale, dont les effets se manifestent aux yeux des
flâneurs assez philosophes pour étudier la progression croissante des
valeurs qui garnissent ces intelligentes boutiques. Au fer-blanc,
aux quinquets, aux tessons succèdent des cadres et des cuivres. Puis
viennent les porcelaines. Bientôt la boutique, un moment changée en
_Crouteum_, passe au muséum. Enfin, un jour, le vitrage poudreux s’est
éclairci, l’intérieur est restauré, l’Auvergnat quitte le velours et
les vestes, il porte des redingotes! on l’aperçoit comme un dragon
gardant son trésor; il est entouré de chefs-d’œuvre, il est devenu
fin connaisseur, il a décuplé ses capitaux et ne se laisse plus
prendre à aucune ruse, il sait les tours du métier. Le monstre est
là, comme une vieille au milieu de vingt jeunes filles qu’elle offre
au public. La beauté, les miracles de l’art sont indifférents à cet
homme à la fois fin et grossier qui calcule ses bénéfices et rudoie
les ignorants. Devenu comédien, il joue l’attachement à ses toiles,
à ses marqueteries, ou il feint la gêne, ou il suppose des prix
d’acquisition, il offre de montrer des bordereaux de vente. C’est un
Protée, il est dans la même heure Jocrisse, Janot, queue rouge, ou
Mondor, ou Harpagon, ou Nicodème.
Dès la troisième année, on vit chez Rémonencq d’assez belles pendules,
des armures, de vieux tableaux; et il faisait, pendant ses absences,
garder sa boutique par une grosse femme fort laide, sa sœur venue du
pays à pied, sur sa demande. La Rémonencq, espèce d’idiote au regard
vague et vêtue comme une idole japonaise, ne cédait pas un centime sur
les prix que son frère indiquait; elle vaquait d’ailleurs aux soins du
ménage, et résolvait le problème en apparence insoluble de vivre des
brouillards de la Seine. Rémonencq et sa sœur se nourrissaient de pain
et de harengs, d’épluchures, de restes de légumes ramassés dans les tas
d’ordures que les restaurateurs laissent au coin de leurs bornes. A eux
deux, ils ne dépensaient pas, le pain compris, douze sous par jour, et
la Rémonencq cousait ou filait de manière à les gagner.
Ce commencement du négoce de Rémonencq, venu pour être commissionnaire
à Paris, et qui, de 1825 à 1831, fit les commissions des marchands de
curiosités du boulevard Beaumarchais et des chaudronniers de la rue de
Lappe, est l’histoire normale de beaucoup de marchands de curiosités.
Les Juifs, les Normands, les Auvergnats et les Savoyards, ces quatre
races d’hommes ont les mêmes instincts, ils font fortune par les mêmes
moyens. Ne rien dépenser, gagner de légers bénéfices, et cumuler
intérêts et bénéfices, telle est leur Charte. Et cette Charte est une
vérité.
En ce moment, Rémonencq, réconcilié avec son ancien bourgeois
Monistrol, en affaires avec de gros marchands, allait _chiner_ (le
mot technique) dans la banlieue de Paris qui, vous le savez, comporte
un rayon de quarante lieues. Après quatorze ans de pratique, il
était à la tête d’une fortune de soixante mille francs, et d’une
boutique bien garnie. Sans casuel, rue de Normandie où la modicité du
loyer le retenait, il vendait ses marchandises aux marchands, en se
contentant d’un bénéfice modéré. Toutes ses affaires se traitaient en
patois d’Auvergne, dit _Charabia_. Cet homme caressait un rêve! Il
souhaitait d’aller s’établir sur les boulevards. Il voulait devenir
un riche marchand de curiosités, et traiter un jour directement avec
les amateurs. Il contenait d’ailleurs un négociant redoutable. Il
gardait sur sa figure un enduit poussiéreux produit par la limaille
de fer et collé par la sueur, car il faisait tout lui-même; ce qui
rendait sa physionomie d’autant plus impénétrable, que l’habitude de
la peine physique l’avait doué de l’impassibilité stoïque des vieux
soldats de 1799. Au physique, Rémonencq apparaissait comme un homme
court et maigre, dont les petits yeux, disposés comme ceux des cochons,
offraient, dans leur champ d’un bleu froid, l’avidité concentrée, la
ruse narquoise des Juifs, moins leur apparente humilité doublée du
profond mépris qu’ils ont pour les chrétiens.
Les rapports entre les Cibot et les Rémonencq étaient ceux du
bienfaiteur et de l’obligé. Madame Cibot, convaincue de l’excessive
pauvreté des Auvergnats, leur vendait à des prix fabuleux les restes
de Schmucke et de Cibot. Les Rémonencq payaient une livre de croutes
sèches et de mie de pain deux centimes et demi, un centime et demi
une écuellée de pommes de terre, et ainsi du reste. Le rusé Rémonencq
n’était jamais censé faire d’affaires pour son compte. Il représentait
toujours Monistrol, et se disait dévoré par les riches marchands; aussi
les Cibot plaignaient-ils sincèrement les Rémonencq. Depuis onze ans
l’Auvergnat n’avait pas encore usé la veste en velours, le pantalon de
velours et le gilet de velours qu’il portait; mais ces trois parties
du vêtement, particulier aux Auvergnats, étaient criblées de pièces,
mises gratis par Cibot. Comme on le voit, tous les juifs ne sont pas en
Israël.
--Ne vous moquez-vous pas de moi, Rémonencq? dit la portière. Est-ce
que monsieur Pons peut avoir une pareille fortune et mener la vie qu’il
mène? Il n’a pas cent francs chez lui!...
--_Leje amateurs chont touches comme cha_, répondit sentencieusement
Rémonencq.
--Ainsi, vous croyez, nà vrai, que mon monsieur n’a pour sept cent
mille francs...
--_Rien qu’eu dedans leche tableausse... il en a eune que ch’il en
voulait chinquante mille franques, queu che les trouveraisse quand che
devrais me strangula. Vous chavez bien leje petite cadres en cuivre
esmaillé, pleine de velurse rouche, où chont des pourtraictes.... Eh
bien! ch’esce desche émauche de Petittotte que moncheu le minichtre du
gouvarnemente, uene anchien deroguisse, paille mille escus pièche..._
--Il y en a trente! dans les deux cadres, dit la portière dont les yeux
se dilatèrent.
--_Eh bien! chuchez de chon trégeor?_
Madame Cibot, prise de vertige, fit volte-face. Elle conçut aussitôt
l’idée de se faire coucher sur le testament du bonhomme Pons, à
l’imitation de toutes les servantes-maîtresses dont _les viagers_
avaient excité tant de cupidités dans le quartier du Marais. Habitant
en idée une commune aux environs de Paris, elle s’y pavanait dans une
maison de campagne où elle soignait sa basse-cour, son jardin, et où
elle finissait ses jours, servie comme une reine, ainsi que son pauvre
Cibot, qui méritait tant de bonheur, comme tous les anges oubliés,
incompris.
Dans le mouvement brusque et naïf de la portière, Rémonencq aperçut la
certitude d’une réussite. Dans le métier de _chineur_ (tel est le nom
des chercheurs d’occasions, du verbe _chiner_, aller à la recherche des
occasions et conclure de bons marchés avec des détenteurs ignorants);
dans ce métier, la difficulté consiste à pouvoir s’introduire dans les
maisons. On ne se figure pas les ruses à la Scapin, les tours à la
Sganarelle, et les séductions à la Dorine qu’inventent les chineurs
pour entrer chez le bourgeois. C’est des comédies dignes du théâtre,
et toujours fondées comme ici, sur la rapacité des domestiques. Les
domestiques, surtout à la campagne ou dans les provinces, pour trente
francs d’argent ou de marchandises, font conclure des marchés où le
chineur réalise des bénéfices de mille à deux mille francs. Il y a tel
service de vieux Sèvres, pâte tendre, dont la conquête, si elle était
racontée, montrerait toutes les ruses diplomatiques du congrès de
Munster, toute l’intelligence déployée à Nimègue, à Utrecht, à Riswick,
à Vienne, dépassées par les chineurs, dont le comique est bien plus
franc que celui des négociateurs. Les chineurs ont des moyens d’action
qui plongent tout aussi profondément dans les abîmes de l’intérêt
personnel que ceux si péniblement cherchés par les ambassadeurs pour
déterminer la rupture des alliances les mieux cimentées.
--_Ch’ai choliment allumé la Chibot_, dit le frère à la sœur en lui
voyant reprendre sa place sur une chaise dépaillée. Et _doncques, che
vais conchulleter le cheul qui s’y connaiche, nostre Chuif, un bon
Chuif qui ne nouche a presté qu’à quinche pour chent!_
Rémonencq avait lu dans le cœur de la Cibot. Chez les femmes de cette
trempe, vouloir, c’est agir; elles ne reculent devant aucun moyen pour
arriver au succès; elles passent de la probité la plus entière à la
scélératesse la plus profonde, en un instant. La probité, comme tous
nos sentiments, d’ailleurs, devrait se diviser en deux probités: une
probité négative, une probité positive. La probité négative serait
celle des Cibot, qui sont probes tant qu’une occasion de s’enrichir
ne s’offre pas à eux. La probité positive serait celle qui reste
toujours dans la tentation jusqu’à mi-jambes sans y succomber, comme
celle des garçons de recettes. Une foule d’intentions mauvaises se rua
dans l’intelligence et dans le cœur de cette portière par l’écluse
de l’intérêt ouverte à la diabolique parole du ferrailleur. La Cibot
monta, vola, pour être exact, de la loge à l’appartement de ses deux
messieurs, et se montra le visage masqué de tendresse, sur le seuil de
la chambre où gémissaient Pons et Schmucke. En voyant entrer la femme
de ménage, Schmucke lui fit signe de ne pas dire un mot des véritables
opinions du docteur en présence du malade; car, l’ami, le sublime
Allemand avait lu dans les yeux du docteur; et elle y répondit par un
autre signe de tête, en exprimant une profonde douleur.
--Eh bien! mon cher monsieur, comment vous sentez-vous? dit la Cibot.
La portière se posa au pied du lit, les poings sur ses hanches et les
yeux fixés sur le malade amoureusement; mais quelles paillettes d’or
en jaillissaient! C’eût été terrible comme un regard de tigre, pour un
observateur.
--Mais bien mal! répondit le pauvre Pons, je ne me sens plus le moindre
appétit. Ah! le monde! le monde! s’écriait-il en pressant la main de
Schmucke qui tenait, assis au chevet du lit, la main de Pons, et avec
qui sans doute le malade parlait des causes de sa maladie.--J’aurais
bien mieux fait, mon bon Schmucke, de suivre tes conseils! de dîner ici
tous les jours depuis notre réunion! de renoncer à cette société qui
roule sur moi, comme un tombereau sur un œuf, et pourquoi?...
--Allons, allons, mon bon monsieur, pas de doléances, dit la Cibot, le
docteur m’a dit la vérité...
Schmucke tira la portière par la robe.
--Hé! vous pouvez vous n’en tirer, mais n’avec beaucoup de soins...
Soyez tranquille, vous n’avez près de vous n’un bon ami, et, sans me
vanter, n’une femme qui vous soignera comme n’une mère soigne son
premier enfant. J’ai tiré Cibot d’une maladie que monsieur Poulain
l’avait condamné, qu’il lui n’avait jeté, comme on dit, le drap sur le
nez? qu’il n’était n’abandonné comme mort... Eh bien! vous qui n’en
êtes pas là, Dieu merci, quoique vous soyez assez malade, comptez sur
moi... je vous n’en tirerais n’à moi seule! Soyez tranquille, ne vous
n’agitez pas comme ça. Elle ramena la couverture sur les mains du
malade.--N’allez! mon fiston, dit-elle, monsieur Schmucke et moi, nous
passerons les nuits, là, n’à votre chevet... Vous serez mieux gardé
qu’un prince, et... d’ailleurs, vous n’êtes assez riche pour ne vous
rien refuser de ce qu’il faut à votre maladie... Je viens de m’arranger
avec Cibot; car, pauvre cher homme, qué qui ferait sans moi... Eh bien!
je lui n’ai fait entendre raison, et nous vous aimons tant tous les
deux, qu’il a consenti à ce que je sois n’ici la nuit... Et pour un
homme comme lui... c’est un fier sacrifice, allez! car il m’aime comme
au premier jour. Je ne sais pas ce qu’il n’a! c’est la loge! tous deux
à côté de l’autre, toujours!... Ne vous découvrez donc pas ainsi...
dit-elle en s’élançant à la tête du lit et ramenant les couvertures sur
la poitrine de Pons... Si vous n’êtes pas gentil, si vous ne faites
pas bien tout ce qu’ordonnera monsieur Poulain, qui est, voyez-vous,
l’image du bon Dieu sur la terre, je ne me mêle plus de vous... faut
m’obéir...
--_Ui, montame Zipod! il fus opéira_, répondit Schmucke, _gar ile feud
fifre bir son pon hami Schmucke, che le carandis_.
--Ne vous impatientez pas, surtout, car votre maladie, dit la Cibot,
vous n’y pousse assez, sans que vous n’augmentiez votre défaut de
patience. Dieu nous envoie nos maux, mon cher bon monsieur, il nous
punit de nos fautes, vous n’avez bien quelques chères petites fautes
n’à vous reprocher!... Le malade inclina la tête négativement.--Oh!
n’allez! vous n’aurez aimé dans votre jeunesse, vous n’aurez fait
vos fredaines, vous n’avez peut-être quelque part n’un fruit de vos
n’amours, qui n’est sans pain, ni feu, ni lieu... Monstres d’hommes! Ça
n’aime n’un jour, et puis:--Frist! Ça ne pense plus n’à rien, pas même
n’aux mois de nourrice! Pauvres femmes!...
--Mais il n’y a que Schmucke et ma pauvre mère qui m’aient jamais aimé,
dit tristement le pauvre Pons.
--Allons! vous n’êtes pas n’un saint! vous n’avez été jeune et vous
deviez n’être bien joli garçon. A vingt ans... moi, bon comme vous
l’êtes, je vous n’aurais n’aimé...
--J’ai toujours été laid comme un crapaud! dit Pons au désespoir.
--Vous dites cela par modestie, car vous n’avez cela pour vous, que
vous n’êtes modeste.
--Mais non, ma chère madame Cibot, je vous le répète, j’ai toujours été
laid, et je n’ai jamais été aimé...
--Par exemple! vous?... dit la portière. Vous voulez n’à cette heure
me faire accroire que vous n’êtes à votre âge, comme n’une rosière...
à d’autres! n’un musicien! un homme de théâtre! mais ce serait n’une
femme qui me dirait cela, que je ne la croirais pas.
--_Montame Zibod! fus allez l’irrider!_ cria Schmucke en voyant Pons
qui se tortillait comme un ver dans son lit.
--Taisez-vous n’aussi, vous n’êtes deux vieux libertins... Vous n’avez
beau n’être laids, il n’y a si vilain couvercle qui ne trouve son pot!
comme dit le proverbe! Cibot s’est bien fait n’aimer d’une des plus
belles écaillères de Paris... vous n’êtes infiniment mieux que lui...
Vous n’êtes bon! vous... n’allons, vous n’avez fait vos farces! Et Dieu
vous punit d’avoir abandonné vos enfants, comme Abraham!... Le malade
abattu trouva la force de faire encore un geste de dénégation.--Mais
soyez tranquille, ça ne vous empêchera de vivre n’autant que Mathusalem.
--Mais laissez-moi donc tranquille! cria Pons, je n’ai jamais su ce que
c’était que d’être aimé!... je n’ai pas eu d’enfants, je suis seul sur
la terre...
--Nà, bien vrai?... demanda la portière, car vous n’êtes si bon, que
les femmes, qui, voyez-vous, n’aiment la bonté, c’est ce qui les
attache... et il me semblait impossible que dans votre bon temps...
--Emmène-la! dit Pons à l’oreille de Schmucke, elle m’agace!
--Monsieur Schmucke alors, n’en a des enfants... Vous n’êtes tous comme
ça, vous autres vieux garçons...
--Moi! s’écria Schmucke en se dressant sur ses jambes, mais...
--Allons, vous n’aussi, vous n’êtes sans héritiers, n’est-ce pas! Vous
n’êtes venus tous deux comme des champignons sur cette terre.
--_Foyons, fenez!_ répondit Schmucke.
Le bon Allemand prit héroïquement madame Cibot par la taille, et
l’emmena dans le salon, sans tenir compte de ses cris.
--Vous voudriez n’à notre âge, n’abuser d’une pauvre femme!... criait
la Cibot en se débattant dans les bras de Schmucke.
--_Ne griez pas!_
--Vous, le meilleur des deux! répondit la Cibot. Ah! j’ai n’eu tort
de parler d’amour n’à des vieillards qui n’ont jamais connu de femmes!
j’ai n’allumé vos feux, monstre, s’écria-t-elle en voyant les yeux de
Schmucke brillant de colère. N’à la garde! n’à la garde! on m’enlève!
--_Fus edes eine pedde!_ répondit l’Allemand. _Foyons, qu’a tid le
togdeur?_...
--Vous me brutalisez ainsi, dit en pleurant la Cibot rendue à la
liberté, moi qui me jetterais dans le feu pour vous deux! Ah bien!
n’on dit que les hommes se connaissent à l’user... Comme c’est vrai!
C’est pas mon pauvre Cibot qui me malmènerait ainsi... Moi qui fais de
vous mes enfants; car je n’ai pas d’enfants, et je disais hier, oui,
pas plus tard qu’hier, à Cibot:--«Mon ami, Dieu savait bien ce qu’il
faisait en nous refusant des enfants, car j’ai deux enfants là-haut!»
Voilà, par la sainte croix de Dieu, sur l’âme de ma mère, ce que je lui
disais...
--_Eh! mais qu’a tid le togdeur?_ demanda rageusement Schmucke qui pour
la première fois de sa vie frappa du pied.
--Eh bien! il n’a dit, répondit madame Cibot en attirant Schmucke dans
la salle à manger, il n’a dit que notre cher bien-aimé chéri de n’amour
de malade serait en danger de mourir, s’il n’était pas bien soigné;
mais je suis là, malgré vos brutalités; car vous n’êtes brutal, vous
que je croyais si doux. N’en avez-vous de ce tempérament!... N’ah! vous
n’abuseriez donc n’encore n’à votre âge d’une femme, gros polisson?...
--_Bolizon! moâ?... Fus ne gombrenez toncques bas que che n’ame que
Bons._
--N’à la bonne heure, vous me laisserez tranquille, n’est-ce pas?
dit-elle en souriant à Schmucke. Vous ferez bien, car Cibot casserait
les os à quiconque n’attenterait à son noneur!
--_Zoignez-le pien, ma petite mondam Zibod_, reprit Schmucke en
essayant de prendre la main à madame Cibot.
--N’ah! voyez-vous, n’encore?
--_Egoudez-moi tonc? dud ce que c’haurai zera à fus, si nus le
zauffons..._
--Eh bien! je vais chez l’apothicaire, chercher ce qu’il faut...
car, voyez-vous, monsieur, ça coûtera cette maladie; net comment
ferez-vous?...
--_Che dravaillerai! Che feux que Bons zoid soigné gomme ein brince..._
--Il le sera, mon bon monsieur Schmucke; et, voyez-vous, ne vous
inquiétez de rien. Cibot et moi, nous n’avons deux mille francs
d’économie, _elles_ sont à vous, et n’il y a longtemps que je mets du
mien ici, n’allez!...
--_Ponne phâme!_ s’écria Schmucke en s’essuyant les yeux, _quel cueir_!
--Séchez des larmes qui m’honorent, car voilà ma récompense, à moi! dit
mélodramatiquement la Cibot. Je suis la plus désintéressée de toutes
les créatures, mais n’entrez pas n’avec des larmes n’aux yeux, car
monsieur Pons croirait qu’il est plus malade qu’il n’est.
Schmucke, ému de cette délicatesse, prit enfin la main de la Cibot et
la lui serra.
--N’épargnez-moi! dit l’ancienne écaillère en jetant à Schmucke un
regard tendre.
--_Bons_, dit le bon Allemand en rentrant, _c’esd eine anche que montam
Zibod, c’esd eine anche pafard, mais c’esde eine anche_.
--Tu crois?... je suis devenu défiant depuis un mois, répondit le
malade en hochant la tête. Après tous mes malheurs, on ne croit plus à
rien qu’à Dieu et à toi!...
--_Cuéris, et nus fifrons dus trois gomme tes roisse!_ s’écria Schmucke.
--Cibot! s’écria la portière essoufflée, en entrant dans sa loge.
Ah! mon ami, notre fortune n’est faite! Mes deux messieurs n’ont pas
d’héritiers, ni d’enfants naturels, ni rien... quoi!... Oh! j’irai chez
madame Fontaine me faire tirer les cartes, pour savoir ce que nous
n’aurons de rente!...
--Ma femme, répondit le petit tailleur, ne comptons pas sur les
souliers d’un mort pour être bien chaussés.
--Ah çà! vas-tu m’asticoter, toi, dit-elle, en donnant une tape
amicale à Cibot. Je sais ce que je sais! Monsieur Poulain n’a condamné
monsieur Pons! Et nous serons riches! Je serai sur le testament... Je
m’en sarge! Tire ton aiguille et veille n’à ta loge, tu ne feras plus
long-temps ce métier-là! Nous nous retirerons n’à la campagne, n’à
Batignolles. N’une belle maison, n’un beau jardin, que tu t’amuseras à
cultiver, et j’aurai n’une servante!...
--_Eh bien! voichine, comment cha va la haute_, demanda Rémonencq,
_chavez-vousse che que vautte chette collectchion?_...
--Non, non, pas encore! N’on ne va pas comme ça! mon brave homme. Moi,
j’ai commencé par me faire dire des choses plus importantes...
--_Pluche impourtantes!_ s’écria Rémonencq; _maiche, che qui este plus
impourtant que cette choge_...
--Allons, gamin! laisse-moi conduire la barque, dit la portière avec
autorité.
--_Maiche, tante pour chent, chur chette chent mille franques, vouche
auriez de quoi reschter bourcheois pour le reschte de vostre vie_...
--Soyez tranquille, papa Rémonencq, quand il faudra savoir ce que
valent toutes les choses que le bonhomme a amassées, nous verrons...
Et la portière, après être allée chez l’apothicaire pour y prendre les
médicaments ordonnés par le docteur Poulain, remit au lendemain sa
consultation chez madame Fontaine, en pensant qu’elle trouverait les
facultés de l’oracle plus nettes, plus fraîches, en s’y trouvant de
bon matin avant tout le monde; car il y a souvent foule chez madame
Fontaine.
Après avoir été pendant quarante ans l’antagoniste de la célèbre
mademoiselle Lenormand, à qui d’ailleurs elle a survécu, madame
Fontaine était alors l’oracle du Marais. On ne se figure pas ce que
sont les tireuses de cartes pour les classes inférieures parisiennes,
ni l’influence immense qu’elles exercent sur les déterminations des
personnes sans instruction; car les cuisinières, les portières, les
femmes entretenues, les ouvriers, tous ceux qui, dans Paris, vivent
d’espérances, consultent les êtres privilégiés qui possèdent l’étrange
et inexpliqué pouvoir de lire dans l’avenir. La croyance aux sciences
occultes est bien plus répandue que ne l’imaginent les savants, les
avocats, les notaires, les médecins, les magistrats et les philosophes.
Le peuple a des instincts indélébiles. Parmi ces instincts, celui
qu’on nomme si sottement _superstition_, est aussi bien dans le sang
du peuple que dans l’esprit des gens supérieurs. Plus d’un homme
d’État consulte, à Paris, les tireuses de cartes. Pour les incrédules,
l’astrologie judiciaire (alliance de mots excessivement bizarre)
n’est que l’exploitation d’un sentiment inné, l’un des plus forts de
notre nature, la Curiosité. Les incrédules nient donc complétement
les rapports que la divination établit entre la destinée humaine
et la configuration qu’on en obtient par les sept ou huit moyens
principaux qui composent l’astrologie judiciaire. Mais il en est des
sciences occultes comme de tant d’effets naturels repoussés par les
esprits forts ou par les philosophes matérialistes, c’est-à-dire
ceux qui s’en tiennent uniquement aux faits visibles, solides, aux
résultats de la cornue ou des balances de la physique et de la chimie
modernes; ces sciences subsistent, elles continuent leur marche, sans
progrès d’ailleurs, car depuis environ deux siècles la culture en est
abandonnée par les esprits d’élite.
En ne regardant que le côté possible de la divination, croire que les
événements antérieurs de la vie d’un homme, que les secrets connus de
lui seul peuvent être immédiatement représentés par des cartes qu’il
mêle, qu’il coupe et que le diseur d’horoscope divise en paquets
d’après des lois mystérieuses, c’est l’absurde; mais c’est l’absurde
qui condamnait la vapeur, qui condamne encore la navigation aérienne,
qui condamnait les inventions de la poudre et de l’imprimerie, celle
des lunettes, de la gravure, et la dernière grande découverte, la
daguerréotypie. Si quelqu’un fût venu dire à Napoléon qu’un édifice
et qu’un homme sont incessamment et à toute heure représentés par une
image dans l’atmosphère, que tous les objets existants y ont un spectre
saisissable, perceptible, il aurait logé cet homme à Charenton, comme
Richelieu logea Salomon de Caux à Bicêtre, lorsque le martyr normand
lui apporta l’immense conquête de la navigation à vapeur. Et c’est
là cependant ce que Daguerre a prouvé par sa découverte. Eh bien! si
Dieu a imprimé, pour certains yeux clairvoyants, la destinée de chaque
homme dans sa physionomie, en prenant ce mot comme l’expression totale
du corps, pourquoi la main ne résumerait-elle pas la physionomie,
puisque la main est l’action humaine tout entière et son seul moyen
de manifestation? De là la chiromancie. La société n’imite-t-elle
pas Dieu? Prédire à un homme les événements de sa vie à l’aspect
de sa main, n’est pas un fait plus extraordinaire chez celui qui a
reçu les facultés du Voyant, que le fait de dire à un soldat qu’il
se battra, à un avocat qu’il parlera, à un cordonnier qu’il fera des
souliers ou des bottes, à un cultivateur qu’il fumera la terre et la
labourera. Choisissons un exemple frappant? Le génie est tellement
lisible en l’homme, qu’en se promenant à Paris, les gens les plus
ignorants devinent un grand artiste quand il passe. C’est comme un
soleil moral dont les rayons colorent tout à son passage. Un imbécile
ne se reconnaît-il pas immédiatement par des impressions contraires
à celles que produit l’homme de génie? Un homme ordinaire passe
presque inaperçu. La plupart des observateurs de la nature sociale et
parisienne peuvent dire la profession d’un passant en le voyant venir.
Aujourd’hui, les mystères du sabbat, si bien peints par les peintres
du seizième siècle, ne sont plus des mystères. Les Égyptiennes ou les
Égyptiens, pères des Bohémiens, cette nation étrange, venue des Indes,
faisait tout uniment prendre du hatschich à ses clients. Les phénomènes
produits par cette conserve expliquent parfaitement le chevauchage
sur les balais, la fuite par les cheminées, les _visions réelles_,
pour ainsi dire, des vieilles changées en jeunes femmes, les danses
furibondes et les délicieuses musiques qui composaient les fantaisies
des prétendus adorateurs du diable.
Aujourd’hui tant de faits avérés, authentiques, sont issus des sciences
occultes, qu’un jour ces sciences seront professées comme on professe
la chimie et l’astronomie. Il est même singulier qu’au moment où
l’on crée à Paris des chaires de slave, de mantchou, de littératures
aussi peu _professables_ que les littératures du Nord, qui, au lieu
de fournir des leçons, devraient en recevoir, et dont les titulaires
répètent d’éternels articles sur Shakspeare ou sur le seizième siècle,
on n’ait pas restitué, sous le nom d’Anthropologie, l’enseignement de
la philosophie occulte, l’une des gloires de l’ancienne Université. En
ceci, l’Allemagne, ce pays à la fois si grand et si enfant, a devancé
la France, car on y professe cette science, bien plus utile que les
différentes PHILOSOPHIES, qui sont toutes la même chose.
Que certains êtres aient le pouvoir d’apercevoir les faits à venir dans
le germe des causes, comme le grand inventeur aperçoit une industrie,
une science dans un effet naturel inaperçu du vulgaire, ce n’est plus
une de ces violentes exceptions qui font rumeur, c’est l’effet d’une
faculté reconnue, et qui serait en quelque sorte le somnambulisme
de l’esprit. Si donc cette proposition, sur laquelle reposent les
différentes manières de déchiffrer l’avenir, semble absurde, le fait
est là. Remarquez que prédire les gros événements de l’avenir n’est
pas, pour le Voyant, un tour de force plus extraordinaire que celui
de deviner le passé. Le passé, l’avenir sont également impossibles à
savoir, dans le système des incrédules. Si les événements accomplis ont
laissé des traces, il est vraisemblable d’imaginer que les événements
à venir ont leurs racines. Dès qu’un _diseur de bonne aventure_ vous
explique minutieusement les faits connus de vous seul, dans votre
vie antérieure, il peut vous dire les événements que produiront les
causes existantes. Le monde moral est taillé pour ainsi dire sur
le patron du monde naturel; les mêmes effets s’y doivent retrouver
avec les différences propres à leurs divers milieux. Ainsi, de
même que les corps se projettent réellement dans l’atmosphère en y
laissant subsister ce spectre saisi par le daguerréotype qui l’arrête
au passage; de même, les idées, créations réelles et agissantes,
s’impriment dans ce qu’il faut nommer l’atmosphère du monde spirituel,
y produisent des effets, y vivent _spectralement_ (car il est
nécessaire de forger des mots pour exprimer des phénomènes innommés),
et dès lors certaines créatures douées de facultés rares peuvent
parfaitement apercevoir ces formes ou ces traces d’idées.
Quant aux moyens employés pour arriver aux _visions_, c’est là le
merveilleux le plus explicable, dès que la main du consultant dispose
les objets à l’aide desquels on lui fait représenter les hasards de
sa vie. En effet, tout s’enchaîne dans le monde réel. Tout mouvement
y correspond à une cause, toute cause se rattache à l’ensemble; et,
conséquemment, l’ensemble se représente dans le moindre mouvement.
Rabelais, le plus grand esprit de l’humanité moderne, cet homme qui
résuma Pythagore, Hippocrate, Aristophane et Dante, a dit, il y a
maintenant trois siècles: L’homme est un microcosme. Trois siècles
après, Swedenborg, le grand prophète suédois, disait que la terre
était un homme. Le prophète et le précurseur de l’incrédulité se
rencontraient ainsi dans la plus grande des formules. Tout est fatal
dans la vie humaine, comme dans la vie de notre planète. Les moindres
accidents, les plus futiles, y sont subordonnés. Donc les grandes
choses, les grands desseins, les grandes pensées s’y reflètent
nécessairement dans les plus petites actions, et avec tant de fidélité,
que si quelque conspirateur mêle et coupe un jeu de cartes, il y
écrira le secret de sa conspiration pour le Voyant appelé bohème,
diseur de bonne aventure, charlatan, etc. Dès qu’on admet la fatalité,
c’est-à-dire l’enchaînement des causes, l’astrologie judiciaire
existe et devient ce qu’elle était jadis, une science immense, car
elle comprend la faculté de déduction qui fit Cuvier si grand, mais
spontanée, au lieu d’être, comme chez ce beau génie, exercée dans les
nuits studieuses du cabinet.
L’astrologie judiciaire, la divination, a régné pendant sept siècles,
non pas comme aujourd’hui sur les gens du peuple, mais sur les plus
grandes intelligences, sur les souverains, sur les reines et sur
les gens riches. Une des plus grandes sciences de l’antiquité, le
magnétisme animal, est sorti des sciences occultes, comme la chimie est
sortie des fourneaux des alchimistes. La crânologie, la physiognomonie,
la névrologie en sont également issues; et les illustres créateurs de
ces sciences, en apparence nouvelles, n’ont eu qu’un tort, celui de
tous les inventeurs, et qui consiste à systématiser absolument des
faits isolés, dont la cause génératrice échappe encore à l’analyse. Un
jour l’Église catholique et la Philosophie moderne se sont trouvées
d’accord avec la Justice pour proscrire, persécuter, ridiculiser
les mystères de la Cabale ainsi que ses adeptes, et il s’est fait
une regrettable lacune de cent ans dans le règne et l’étude des
sciences occultes. Quoi qu’il en soit, le peuple et beaucoup de gens
d’esprit, les femmes surtout, continuent à payer leurs contributions
à la mystérieuse puissance de ceux qui peuvent soulever le voile
de l’avenir; ils vont leur acheter de l’espérance, du courage,
de la force, c’est-à-dire ce que la religion seule peut donner.
Aussi cette science est-elle toujours pratiquée, non sans quelques
risques. Aujourd’hui, les sorciers, garantis de tout supplice par la
tolérance due aux encyclopédistes du dix-huitième siècle, ne sont plus
justiciables que de la police correctionnelle, et dans le cas seulement
où ils se livrent à des manœuvres frauduleuses, quand ils effraient
leurs pratiques dans le dessein d’extorquer de l’argent, ce qui
constitue une escroquerie. Malheureusement l’escroquerie et souvent le
crime accompagnent l’exercice de cette faculté sublime. Voici pourquoi.
Les dons admirables qui font le Voyant se rencontrent ordinairement
chez les gens à qui l’on décerne l’épithète de brutes. Ces brutes
sont les vases d’élection où Dieu met les élixirs qui surprennent
l’humanité. Ces brutes donnent les prophètes, les saint Pierre, les
l’Hermite. Toutes les fois que la pensée demeure dans sa totalité,
reste bloc, ne se débite pas en conversation, en intrigues, en œuvres
de littérature, en imaginations de savant, en efforts administratifs,
en conceptions d’inventeur, en travaux guerriers, elle est apte à
jeter des feux d’une intensité prodigieuse, contenus comme le diamant
brut garde l’éclat de ses facettes. Vienne une circonstance! cette
intelligence s’allume, elle a des ailes pour franchir les distances,
des yeux divins pour tout voir; hier, c’était un charbon, le lendemain,
sous le jet du fluide inconnu qui la traverse, c’est un diamant qui
rayonne. Les gens supérieurs, usés sur toutes les faces de leur
intelligence, ne peuvent jamais, à moins de ces miracles que Dieu se
permet quelquefois, offrir cette puissance suprême. Aussi, les devins
et les devineresses sont-ils presque toujours des mendiants ou des
mendiantes à esprits vierges, des êtres en apparence grossiers, des
cailloux roulés dans les torrents de la misère, dans les ornières
de la vie, où ils n’ont dépensé que des souffrances physiques. Le
prophète, le Voyant, c’est enfin Martin le laboureur, qui a fait
trembler Louis XVIII en disant un secret que le Roi pouvait seul
savoir, c’est une mademoiselle Lenormand, une cuisinière comme madame
Fontaine, une négresse presque idiote, un pâtre vivant avec des bêtes à
cornes, un faquir assis au bord d’une pagode, et qui, tuant la chair,
fait arriver l’esprit à toute la puissance inconnue des facultés
somnambulesques. C’est en Asie que de tout temps se sont rencontrés les
héros des sciences occultes. Souvent alors ces gens qui, dans l’état
ordinaire, restent ce qu’ils sont, car ils remplissent en quelque
sorte les fonctions physiques et chimiques des corps conducteurs de
l’électricité, tour à tour métaux inertes ou canaux pleins de fluides
mystérieux; ces gens, redevenus eux-mêmes, s’adonnent à des pratiques,
à des calculs qui les mènent en police correctionnelle, voire même,
comme le fameux Balthazar, en cour d’assises et au bagne. Enfin ce qui
prouve l’immense pouvoir que la Cartomancie exerce sur les gens du
peuple, c’est que la vie ou la mort du pauvre musicien dépendait de
l’horoscope que madame Fontaine allait tirer à madame Cibot.
Quoique certaines répétitions soient inévitables dans une histoire
aussi considérable et aussi chargée de détails que l’est une histoire
complète de la société française au dix-neuvième siècle, il est
inutile de peindre le taudis de madame Fontaine, déjà décrit dans
_les Comédiens sans le savoir_. Seulement il est nécessaire de faire
observer que madame Cibot entra chez madame Fontaine, qui demeure rue
Vieille-du-Temple, comme les habitués du café Anglais entrent dans
ce restaurant pour y déjeuner. Madame Cibot, pratique fort ancienne,
amenait là souvent des jeunes personnes et des commères dévorées de
curiosité.
La vieille domestique, qui servait de prévôt à la tireuse de cartes,
ouvrit la porte du sanctuaire, sans prévenir sa maîtresse.
--C’est madame Cibot! Entrez, ajouta-t-elle, il n’y a personne.
--Eh bien! ma petite, qu’avez-vous donc pour venir si matin? dit la
sorcière.
Madame Fontaine, alors âgée de soixante-dix-huit ans, méritait cette
qualification par son extérieur digne d’une Parque.
--J’ai _les sangs tournés_, donnez-moi le grand jeu! s’écria la Cibot,
il s’agit de ma fortune.
Et elle expliqua la situation dans laquelle elle se trouvait en
demandant une prédiction pour son sordide espoir.
--Vous ne savez pas ce que c’est que le grand jeu? dit solennellement
madame Fontaine.
--Non, je ne suis pas n’assez riche pour n’en n’avoir jamais vu la
farce! cent francs!... Excusez du peu! N’où que je les n’aurais pris?
Mais n’aujourd’hui, n’il me le faut!
--Je ne le joue pas souvent, ma petite, répondit madame Fontaine, je ne
le donne aux riches que dans les grandes occasions, et on me le paye
vingt-cinq louis; car, voyez-vous, ça me fatigue, ça m’use! l’_Esprit_
me tripote, là, dans l’estomac. C’est, comme on disait autrefois, aller
au sabbat!
--Mais, quand je vous dis, ma bonne mame Fontaine, qu’il s’agit de mon
n’avenir...
--Enfin pour vous à qui je dois tant de consultations, je vais me
livrer à l’Esprit! répondit madame Fontaine en laissant voir sur sa
figure décrépite une expression de terreur qui n’était pas jouée.
Elle quitta sa vieille bergère crasseuse, au coin de sa cheminée, alla
vers sa table couverte d’un drap vert dont toutes les cordes usées
pouvaient se compter, et où dormait à gauche un crapaud d’une dimension
extraordinaire, à côté d’une cage ouverte et habitée par une poule
noire aux plumes ébouriffées.
--Astaroth! ici, mon fils! dit-elle en donnant un léger coup d’une
longue aiguille à tricoter sur le dos du crapaud, qui la regarda d’un
air intelligent.--Et vous, mademoiselle Cléopâtre!... attention!
reprit-elle en donnant un petit coup sur le bec de la vieille poule.
Madame Fontaine se recueillit, elle demeura pendant quelques instants
immobile; elle eut l’air d’une morte, ses yeux tournèrent et devinrent
blancs. Puis elle se roidit, et dit:--Me voilà! d’une voix caverneuse.
Après avoir automatiquement éparpillé du millet pour Cléopâtre, elle
prit son grand jeu, le mêla convulsivement, et le fit couper par madame
Cibot, mais en soupirant profondément. Quand cette image de la Mort en
turban crasseux, en casaquin sinistre, regarda les grains de millet
que la poule noire piquait, et appela son crapaud Astaroth pour qu’il
se promenât sur les cartes étalées, madame Cibot eut froid dans le
dos, elle tressaillit. Il n’y a que les grandes croyances qui donnent
de grandes émotions. Avoir ou n’avoir pas de rentes, telle était la
question, a dit Shakspeare.
Après sept ou huit minutes pendant lesquelles la sorcière ouvrit et lut
un grimoire d’une voix sépulcrale, examina les grains qui restaient, le
chemin que faisait le crapaud en se retirant, elle déchiffra le sens
des cartes en y dirigeant ses yeux blancs.
--Vous réussirez! quoique rien dans cette affaire ne doive aller comme
vous le croyez! dit-elle. Vous aurez bien des démarches à faire. Mais
vous recueillerez le fruit de vos peines. Vous vous conduirez bien
mal, mais ce sera pour vous comme pour tous ceux qui sont auprès des
malades, et qui convoitent une part de succession. Vous serez aidée
dans cette œuvre de malfaisance par des personnages considérables...
Plus tard, vous vous repentirez dans les angoisses de la mort, car vous
mourrez assassinée par deux forçats évadés, un petit à cheveux rouges
et un vieux tout chauve, à cause de la fortune qu’on vous supposera
dans le village où vous vous retirerez avec votre second mari... Allez,
ma fille, vous êtes libre d’agir ou de rester tranquille.
L’exaltation intérieure qui venait d’allumer des torches dans les yeux
caves de ce squelette si froid en apparence, cessa. Lorsque l’horoscope
fut prononcé, madame Fontaine éprouva comme un éblouissement et fut
en tout point semblable aux somnambules quand on les réveille; elle
regarda tout d’un air étonné; puis elle reconnut madame Cibot et parut
surprise de la voir en proie à l’horreur peinte sur ce visage.
--Eh bien! ma fille! dit-elle d’une voix tout à fait différente de
celle qu’elle avait eue en prophétisant, êtes-vous contente?...
Madame Cibot regarda la sorcière d’un air hébété sans pouvoir lui
répondre.
--Ah! vous avez voulu le grand jeu! je vous ai traitée comme une
vieille connaissance. Donnez-moi cent francs, seulement...
--Cibot, mourir? s’écria la portière.
--Je vous ai donc dit des choses bien terribles?... demanda
très-ingénument madame Fontaine.
--Mais oui!... dit la Cibot en tirant de sa poche cent francs et les
posant au bord de la table, mourir assassinée!...
--Ah! voilà, vous voulez le grand jeu!... Mais consolez-vous, tous les
gens assassinés dans les cartes ne meurent pas.
--Mais c’est-y possible, mame Fontaine?
--Ah! ma petite belle, moi je n’en sais rien! Vous avez voulu frapper à
la porte de l’avenir, j’ai tiré le cordon, voilà tout, et _il_ est venu!
--Qui? il? dit madame Cibot.
--Eh bien! l’Esprit, quoi! répliqua la sorcière impatientée.
--Adieu, mame Fontaine! s’écria la portière. Je ne connaissais pas le
grand jeu, vous m’avez bien effrayée, n’allez!...
--Madame ne se met pas deux fois par mois dans cet état-là! dit la
servante en reconduisant la portière jusque sur le palier. Elle
crèverait à la peine, tant ça la lasse. Elle va manger des côtelettes
et dormir pendant trois heures...
Dans la rue, en marchant, la Cibot fit ce que font les consultants avec
les consultations de toute espèce. Elle crut à ce que la prophétie
offrait de favorable à ses intérêts et douta des malheurs annoncés. Le
lendemain, affermie dans ses résolutions, elle pensait à tout mettre en
œuvre pour devenir riche en se faisant donner une partie du Musée-Pons.
Aussi n’eut-elle plus, pendant quelque temps, d’autre pensée que celle
de combiner les moyens de réussir. Le phénomène expliqué ci-dessus,
celui de la concentration des forces morales chez tous les gens
grossiers qui, n’usant pas leurs facultés intelligentielles ainsi que
les gens du monde par une dépense journalière, les trouvent fortes et
puissantes au moment où joue dans leur esprit cette arme redoutable
appelée l’idée fixe, se manifesta chez la Cibot à un degré supérieur.
De même que l’idée fixe produit les miracles des évasions et les
miracles du sentiment, cette portière, appuyée par la cupidité, devint
aussi forte qu’un Nucingen aux abois, aussi spirituelle sous sa bêtise
que le séduisant La Palférine.
Quelques jours après, sur les sept heures du matin, en voyant Rémonencq
occupé d’ouvrir sa boutique, elle alla chattement à lui.
--Comment faire pour savoir la vérité sur la valeur des choses
entassées chez mes messieurs? lui demanda-t-elle.
--Ah! c’est bien facile, répondit le marchand de curiosités dans son
affreux charabias qu’il est inutile de continuer à figurer pour la
clarté du récit. Si vous voulez jouer franc jeu avec moi, je vous
indiquerai un appréciateur, un bien honnête homme, qui saura la valeur
des tableaux à deux sous près...
--Qui?
--Monsieur Magus, un Juif qui ne fait plus d’affaires que pour son
plaisir.
Élie Magus, dont le nom est trop connu dans la COMÉDIE HUMAINE pour
qu’il soit nécessaire de parler de lui, s’était retiré du commerce des
tableaux et des curiosités, en imitant, comme marchand, la conduite que
Pons avait tenue comme amateur. Les célèbres appréciateurs, feu Henry,
messieurs Pigeot et Moret, Théret, Georges et Roëhn, enfin, les experts
du Musée, étaient tous des enfants, comparés à Élie Magus, qui devinait
un chef-d’œuvre sous une crasse centenaire, qui connaissait toutes les
Écoles et l’écriture de tous les peintres.
Ce Juif, venu de Bordeaux à Paris, avait quitté le commerce en 1835,
sans quitter les dehors misérables qu’il gardait, selon les habitudes
de la plupart des Juifs, tant cette race est fidèle à ses traditions.
Au Moyen-Age, la persécution obligeait les Juifs à porter des haillons
pour déjouer les soupçons, à toujours se plaindre, pleurnicher, crier
à la misère. Ces nécessités d’autrefois sont devenues, comme toujours,
un instinct de peuple, un vice endémique. Élie Magus, à force d’acheter
des diamants et de les revendre, de brocanter les tableaux et les
dentelles, les hautes curiosités et les émaux, les fines sculptures et
les vieilles orfévreries, jouissait d’une immense fortune inconnue,
acquise dans ce commerce, devenu si considérable. En effet, le nombre
des marchands a décuplé depuis vingt ans à Paris, la ville où toutes
les curiosités du monde se donnent rendez-vous. Quant aux tableaux, ils
ne se vendent que dans trois villes, à Rome, à Londres et à Paris.
Élie Magus vivait, Chaussée des Minimes, petite et vaste rue qui mène à
la place Royale où il possédait un vieil hôtel acheté, pour un morceau
de pain, comme on dit, en 1831. Cette magnifique construction contenait
un des plus fastueux appartements décorés du temps de Louis XV, car
c’était l’ancien hôtel de Maulaincourt. Bâti par ce célèbre président
de la cour des Aides, cet hôtel, à cause de sa situation, n’avait pas
été dévasté durant la révolution. Si le vieux Juif s’était décidé,
contre les lois Israélites, à devenir propriétaire, croyez qu’il eut
bien ses raisons. Le vieillard finissait, comme nous finissons tous,
par une manie poussée jusqu’à la folie. Quoiqu’il fût avare autant
que son ami feu Gobseck, il se laissa prendre par l’admiration des
chefs-d’œuvre qu’il brocantait; mais son goût, de plus en plus épuré,
difficile, était devenu l’une de ces passions qui ne sont permises
qu’aux Rois, quand ils sont riches et qu’ils aiment les arts. Semblable
au second roi de Prusse, qui ne s’enthousiasmait pour un grenadier que
lorsque le sujet atteignait à six pieds de hauteur, et qui dépensait
des sommes folles pour le pouvoir joindre à son musée vivant de
grenadiers, le brocanteur retiré ne se passionnait que pour des toiles
irréprochables, restées telles que le maître les avait peintes, et du
premier ordre dans l’œuvre. Aussi Élie Magus ne manquait-il pas une
seule des grandes ventes, visitait-il tous les marchés, et voyageait-il
par toute l’Europe. Cette âme vouée au lucre, froide comme un glaçon,
s’échauffait à la vue d’un chef-d’œuvre, absolument comme un libertin,
lassé de femmes, s’émeut devant une fille parfaite, et s’adonne à
la recherche des beautés sans défauts. Ce Don Juan des toiles, cet
adorateur de l’idéal, trouvait dans cette admiration des jouissances
supérieures à celles que donne à l’avare la contemplation de l’or. Il
vivait dans un sérail de beaux tableaux!
Ces chefs-d’œuvre, logés comme doivent l’être les enfants des princes,
occupaient tout le premier étage de l’hôtel qu’Élie Magus avait fait
restaurer, et avec quelle splendeur! Aux fenêtres, pendaient en rideaux
les plus beaux brocarts d’or de Venise. Sur les parquets, s’étendaient
les plus magnifiques tapis de la Savonnerie. Les tableaux, au nombre
de cent environ, étaient encadrés dans les cadres les plus splendides,
redorés tous avec esprit par le seul doreur de Paris qu’Élie trouvât
consciencieux, par Servais, à qui le vieux Juif apprit à dorer avec
l’or anglais, or infiniment supérieur à celui des batteurs d’or
français. Servais est, dans l’art du doreur, ce qu’était Thouvenin
dans la reliure, un artiste amoureux de ses œuvres. Les fenêtres de
cet appartement étaient protégées par des volets garnis en tôle. Élie
Magus habitait deux chambres en mansarde au deuxième étage, meublées
pauvrement, garnies de ses haillons, et sentant la juiverie, car il
achevait de vivre comme il avait vécu.
Le rez-de-chaussée, tout entier pris par les tableaux que le Juif
brocantait toujours, par les caisses venues de l’étranger, contenait un
immense atelier où travaillait presque uniquement pour lui Moret, le
plus habile de nos restaurateurs de tableaux, un de ceux que le Musée
devrait employer. Là se trouvait aussi l’appartement de sa fille, le
fruit de sa vieillesse, une Juive, belle comme sont toutes les Juives
quand le type asiatique reparaît pur et noble en elles. Noémi, gardée
par deux servantes fanatiques et juives, avait pour avant-garde un Juif
polonais nommé Abramko, compromis, par un hasard fabuleux, dans les
événements de Pologne, et qu’Élie Magus avait sauvé par spéculation.
Abramko, concierge de cet hôtel muet, morne et désert, occupait
une loge armée de trois chiens d’une férocité remarquable, l’un de
Terre-Neuve, l’autre des Pyrénées, le troisième anglais et bouledogue.
Voici sur quelles observations profondes était assise la sûreté du Juif
qui voyageait sans crainte, qui dormait sur ses deux oreilles, et ne
redoutait aucune entreprise ni sur sa fille, son premier trésor, ni sur
ses tableaux, ni sur son or. Abramko recevait chaque année deux cents
francs de plus que l’année précédente, et ne devait plus rien recevoir
à la mort de Magus, qui le dressait à faire l’usure dans le quartier.
Abramko n’ouvrait jamais à personne sans avoir regardé par un guichet
grillagé, formidable. Ce concierge, d’une force herculéenne, adorait
Magus comme Sancho Pança adore don Quichotte. Les chiens, renfermés
pendant le jour, ne pouvaient avoir sous la dent aucune nourriture;
mais, à la nuit, Abramko les lâchait, et ils étaient condamnés par le
rusé calcul du vieux Juif à stationner, l’un dans le jardin, au pied
d’un poteau en haut duquel était accroché un morceau de viande, l’autre
dans la cour au pied d’un poteau semblable, et le troisième dans la
grande salle du rez-de-chaussée. Vous comprenez que ces chiens qui,
par instinct, gardaient déjà la maison, étaient gardés eux-mêmes par
leur faim; ils n’eussent pas quitté, pour la plus belle chienne, leur
place au pied de leur mât de cocagne; ils ne s’en écartaient pas pour
aller flairer quoi que ce soit. Qu’un inconnu se présentât, les chiens
s’imaginaient tous trois que le quidam en voulait à leur nourriture,
laquelle ne leur était descendue que le matin au réveil d’Abramko.
Cette infernale combinaison avait un avantage immense. Les chiens
n’aboyaient jamais, le génie de Magus les avait promus Sauvages, ils
étaient devenus sournois comme des Mohicans. Or, voici ce qui advint.
Un jour, des malfaiteurs, enhardis par ce silence, crurent assez
légèrement pouvoir _rincer_ la caisse de ce Juif. L’un d’eux, désigné
pour monter le premier à l’assaut, passa par-dessus le mur du jardin
et voulut descendre; le bouledogue l’avait laissé faire, il l’avait
parfaitement entendu; mais, dès que le pied de ce monsieur fut à portée
de sa gueule, il le lui coupa net, et le mangea. Le voleur eut le
courage de repasser le mur, il marcha sur l’os de sa jambe jusqu’à ce
qu’il tombât évanoui dans les bras de ses camarades qui l’emportèrent.
Ce fait-Paris, car la _Gazette des Tribunaux_ ne manqua pas de
rapporter ce délicieux épisode des nuits parisiennes, fut pris pour un
puff.
Magus, alors âgé de soixante-quinze ans, pouvait aller jusqu’à la
centaine. Riche, il vivait comme vivaient les Rémonencq. Trois mille
francs, y compris ses profusions pour sa fille, défrayaient toutes
ses dépenses. Aucune existence n’était plus régulière que celle
du vieillard. Levé dès le jour, il mangeait du pain frotté d’ail,
déjeuner qui le menait jusqu’à l’heure du dîner. Le dîner, d’une
frugalité monacale, se faisait en famille. Entre son lever et l’heure
de midi, le maniaque usait le temps à se promener dans l’appartement
où brillaient les chefs-d’œuvre. Il y époussetait tout, meubles et
tableaux, il admirait sans lassitude; puis il descendait chez sa fille,
il s’y grisait du bonheur des pères, et il partait pour ses courses à
travers Paris, où il surveillait les ventes, allait aux expositions,
etc. Quand un chef-d’œuvre se trouvait dans les conditions où il le
voulait, la vie de cet homme s’animait; il avait un coup à monter, une
affaire à mener, une bataille de Marengo à gagner. Il entassait ruse
sur ruse pour avoir sa nouvelle sultane à bon marché. Magus possédait
sa carte d’Europe, une carte où les chefs-d’œuvre étaient marqués, et
il chargeait ses co-religionnaires dans chaque endroit d’espionner
l’affaire pour son compte, moyennant une prime. Mais aussi quelles
récompenses pour tant de soins!...
Les deux tableaux de Raphaël perdus et cherchés avec tant de
persistance par les Raphaëliaques, Magus les possède! Il possède
l’original de la maîtresse du Giorgione, cette femme pour laquelle
ce peintre est mort, et les prétendus originaux sont des copies de
cette toile illustre qui vaut cinq cent mille francs, à l’estimation
de Magus. Ce Juif garde le chef-d’œuvre de Titien: le Christ mis au
tombeau, tableau peint pour Charles-Quint, qui fut envoyé par le grand
homme au grand Empereur, accompagné d’une lettre écrite tout entière
de la main du Titien, et cette lettre est collée au bas de la toile.
Il a, du même peintre, l’original, la maquette d’après laquelle tous
les portraits de Philippe II ont été faits. Les quatre-vingt-dix-sept
autres tableaux sont tous de cette force et de cette distinction. Aussi
Magus se rit-il de notre musée, ravagé par le soleil qui ronge les plus
belles toiles en passant par des vitres dont l’action équivaut à celle
des lentilles. Les galeries de tableaux ne sont possibles qu’éclairées
par leurs plafonds. Magus fermait et ouvrait les volets de son musée
lui-même, déployait autant de soins et de précautions pour ses
tableaux que pour sa fille, son autre idole. Ah! le vieux tableaumane
connaissait bien les lois de la peinture! Selon lui, les chefs-d’œuvre
avaient une vie qui leur était propre, ils étaient journaliers, leur
beauté dépendait de la lumière qui venait les colorer, il en parlait
comme les Hollandais parlaient jadis de leurs tulipes, et venait voir
tel tableau, à l’heure où le chef-d’œuvre resplendissait dans toute sa
gloire, quand le temps était clair et pur.
C’était un tableau vivant au milieu de ces tableaux immobiles que ce
petit vieillard, vêtu d’une méchante petite redingote, d’un gilet de
soie décennal, d’un pantalon crasseux, la tête chauve, le visage creux,
la barbe frétillante et dardant ses poils blancs, le menton menaçant
et pointu, la bouche démeublée, l’œil brillant comme celui de ses
chiens, les mains osseuses et décharnées, le nez en obélisque, la peau
rugueuse et froide, souriant à ces belles créations du génie! Un Juif,
au milieu de trois millions, sera toujours un des plus beaux spectacles
que puisse donner l’humanité. Robert Médal, notre grand acteur, ne peut
pas, quelque sublime qu’il soit, atteindre à cette poésie. Paris est la
ville du monde qui recèle le plus d’originaux en ce genre, ayant une
religion au cœur. Les _excentriques_ de Londres finissent toujours par
se dégoûter de leurs adorations comme ils se dégoûtent de vivre; tandis
qu’à Paris les monomanes vivent avec leur fantaisie dans un heureux
concubinage d’esprit. Vous y voyez souvent venir à vous des Pons, des
Élie Magus vêtus fort pauvrement, le nez comme celui du secrétaire
perpétuel de l’Académie française, à l’ouest! ayant l’air de ne tenir
à rien, de ne rien sentir, ne faisant aucune attention aux femmes, aux
magasins, allant pour ainsi dire au hasard, le vide dans leur poche,
paraissant être dénués de cervelle, et vous vous demandez à quelle
tribu parisienne ils peuvent appartenir. Eh bien! ces hommes sont des
millionnaires, des collectionneurs, les gens les plus passionnés de la
terre, des gens capables de s’avancer dans les terrains boueux de la
police correctionnelle pour s’emparer d’une tasse, d’un tableau, d’une
pièce rare, comme fit Élie Magus, un jour, en Allemagne.
Tel était l’expert chez qui Rémonencq conduisit mystérieusement la
Cibot. Rémonencq consultait Élie Magus toutes les fois qu’il le
rencontrait sur les boulevards. Le Juif avait, à diverses reprises,
fait prêter par Abramko de l’argent à cet ancien commissionnaire dont
la probité lui était connue. La Chaussée des Minimes étant à deux pas
de la rue de Normandie, les deux complices du _coup à monter_ y furent
en dix minutes.
--Vous allez voir, lui dit Rémonencq, le plus riche des anciens
marchands de la Curiosité, le plus grand connaisseur qu’il y ait à
Paris...
Madame Cibot fut stupéfaite en se trouvant en présence d’un petit
vieillard vêtu d’une houppelande indigne de passer par les mains de
Cibot pour être raccommodée, qui surveillait son restaurateur, un
peintre occupé à réparer des tableaux dans une pièce froide de ce vaste
rez-de-chaussée; puis, en recevant un regard de ces yeux pleins d’une
malice froide comme ceux des chats, elle trembla.
--Que voulez-vous, Rémonencq? dit-il.
--Il s’agit d’estimer des tableaux; et il n’y a que vous dans Paris
qui puissiez dire à un pauvre chaudronnier comme moi ce qu’il en peut
donner, quand il n’a pas, comme vous, des mille et des cents!
--Où est-ce? dit Élie Magus.
--Voici la portière de la maison qui fait le ménage du monsieur, et
avec qui je me suis arrangé...
--Quel est le nom du propriétaire?
--Monsieur Pons! dit la Cibot.
--Je ne le connais pas, répondit d’un air ingénu Magus en pressant tout
doucement de son pied le pied de son restaurateur.
Moret, ce peintre, savait la valeur du Musée-Pons, et il avait levé
brusquement la tête. Cette finesse ne pouvait être hasardée qu’avec
Rémonencq et la Cibot. Le Juif avait évalué moralement cette portière
par un regard où les yeux firent l’office des balances d’un peseur
d’or. L’un et l’autre devaient ignorer que le bonhomme Pons et Magus
avaient mesuré souvent leurs griffes. En effet, ces deux amateurs
féroces s’enviaient l’un l’autre. Aussi le vieux Juif venait-il d’avoir
comme un éblouissement intérieur. Jamais il n’espérait pouvoir entrer
dans un sérail si bien gardé. Le Musée-Pons était le seul à Paris qui
pût rivaliser avec le Musée-Magus. Le Juif avait eu, vingt ans plus
tard que Pons, la même idée; mais, en sa qualité de marchand-amateur,
le Musée-Pons lui resta fermé de même qu’à Dusommerard. Pons et Magus
avaient au cœur la même jalousie. Ni l’un ni l’autre ils n’aimaient
cette célébrité que recherchent ordinairement ceux qui possèdent des
cabinets. Pouvoir examiner la magnifique collection du pauvre musicien,
c’était, pour Élie Magus, le même bonheur que celui d’un amateur de
femmes parvenant à se glisser dans le boudoir d’une belle maîtresse
que lui cache un ami. Le grand respect que témoignait Rémonencq à ce
bizarre personnage et le prestige qu’exerce tout pouvoir réel, même
mystérieux, rendirent la portière obéissante et souple. La Cibot perdit
le ton autocratique avec lequel elle se conduisait dans sa loge avec
les locataires et ses deux messieurs, elle accepta les conditions de
Magus et promit de l’introduire dans le Musée-Pons, le jour même.
C’était amener l’ennemi dans le cœur de la place, plonger un poignard
au cœur de Pons qui, depuis dix ans, interdisait à la Cibot de laisser
pénétrer qui que ce fût chez lui, qui prenait toujours sur lui ses
clefs, et à qui la Cibot avait obéi, tant qu’elle avait partagé les
opinions de Schmucke en fait de bric-à-brac. En effet, le bon Schmucke,
en traitant ces magnificences de _primporions_ et déplorant la manie de
Pons, avait inculqué son mépris pour ces antiquailles à la portière et
garanti le Musée-Pons de toute invasion pendant fort long-temps.
Depuis que Pons était alité, Schmucke le remplaçait au théâtre et
dans les pensionnats. Le pauvre Allemand, qui ne voyait son ami que
le matin et à dîner, tâchait de suffire à tout en conservant leur
commune clientèle; mais toutes ses forces étaient absorbées par
cette tâche, tant la douleur l’accablait. En voyant ce pauvre homme
si triste, les écolières et les gens du théâtre, tous instruits par
lui de la maladie de Pons, lui en demandaient des nouvelles, et le
chagrin du pianiste était si grand, qu’il obtenait des indifférents
la même grimace de sensibilité qu’on accorde à Paris aux plus grandes
catastrophes. Le principe même de la vie du bon Allemand était attaqué
tout aussi bien que chez Pons. Schmucke souffrait à la fois de sa
douleur et de la maladie de son ami. Aussi parlait-il de Pons pendant
la moitié de la leçon qu’il donnait; il interrompait si naïvement une
démonstration pour se demander à lui-même comment allait son ami, que
la jeune écolière l’écoutait expliquant la maladie de Pons. Entre
deux leçons, il accourait rue de Normandie pour voir Pons pendant
un quart d’heure. Effrayé du vide de la caisse sociale, alarmé par
madame Cibot qui, depuis quinze jours, grossissait de son mieux les
dépenses de la maladie, le professeur de piano sentait ses angoisses
dominées par un courage dont il ne se serait jamais cru capable. Il
voulait pour la première fois de sa vie gagner de l’argent, pour que
l’argent ne manquât pas au logis. Quand une écolière, vraiment touchée
de la situation des deux amis, demandait à Schmucke comment il pouvait
laisser Pons tout seul, il répondait, avec le sublime sourire des
dupes:--_Matemoiselle, nus afons montam Zibod! eine trèssor! eine
berle! Bous ed zoicné gomme ein brince!_ Or, dès que Schmucke trottait
par les rues, la Cibot était la maîtresse de l’appartement et du
malade. Comment Pons, qui n’avait rien mangé depuis quinze jours, qui
gisait sans force, que la Cibot était obligée de lever elle-même et
d’asseoir dans une bergère pour faire le lit, aurait-il pu surveiller
ce soi-disant ange gardien? Naturellement la Cibot était allée chez
Élie Magus pendant le déjeuner de Schmucke.
Elle revint pour le moment où l’Allemand disait adieu au malade;
car, depuis la révélation de la fortune possible de Pons, la Cibot
ne quittait plus son célibataire, elle le couvait! Elle s’enfonçait
dans une bonne bergère, au pied du lit, et faisait à Pons, pour le
distraire, ces commérages auxquels excellent ces sortes de femmes.
Devenue pateline, douce, attentive, inquiète, elle s’établissait dans
l’esprit du bonhomme Pons avec une adresse machiavélique, comme on va
le voir. Effrayée par la prédiction du grand jeu de madame Fontaine, la
Cibot s’était promis à elle-même de réussir par des moyens doux, par
une scélératesse purement morale, à se faire coucher sur le testament
de son monsieur. Ignorant pendant dix ans la valeur du Musée-Pons, la
Cibot se voyait dix ans d’attachement, de probité, de désintéressement
devant elle, et elle se proposait d’escompter cette magnifique valeur.
Depuis le jour où, par un mot plein d’or, Rémonencq avait fait éclore
dans le cœur de cette femme un serpent contenu dans sa coquille pendant
vingt-cinq ans, le désir d’être riche, cette créature avait nourri le
serpent de tous les mauvais levains qui tapissent le fond des cœurs, et
l’on va voir comment elle exécutait les conseils que lui sifflait le
serpent.
--Eh bien! a-t-il bien bu, notre chérubin? va-t-il mieux? dit-elle à
Schmucke.
--_Bas pien! mon tchère montame Zibod! bas pien!_ répondit l’Allemand
en essuyant une larme.
--Bah! vous vous alarmez par trop aussi, mon cher monsieur, il faut
en prendre et en laisser... Cibot serait à la mort, je ne serais pas
si désolée que vous l’êtes. Allez! notre chérubin est d’une bonne
constitution. Et puis, voyez-vous, il paraît qu’il a été sage! vous
ne savez pas combien les gens sages vivent vieux! Il est bien malade,
c’est vrai, mais n’avec les soins que j’ai de lui, je l’en tirerai.
Soyez tranquille, allez à vos affaires, je vais lui tenir compagnie, et
lui faire boire ses pintes d’eau d’orge.
--_Sans fus, che murerais d’einquiédute_... dit Schmucke en pressant
dans ses mains par un geste de confiance la main de sa bonne ménagère.
La Cibot entra dans la chambre de Pons en s’essuyant les yeux.
--Qu’avez-vous, madame Cibot? dit Pons.
--C’est monsieur Schmucke qui me met l’âme à l’envers, il vous pleure
comme si vous étiez mort! dit-elle. Quoique vous ne soyez pas bien,
vous n’êtes pas encore assez mal pour qu’on vous pleure; mais cela me
fait tant d’effet! Mon Dieu, suis-je bête d’aimer comme cela les gens
et de m’être attachée à vous plus qu’à Cibot! Car, après tout, vous
ne m’êtes de rien, nous ne sommes parents que par la première femme;
eh bien! j’ai les sangs tournés dès qu’il s’agit de vous, ma parole
d’honneur. Je me ferais couper la main, la gauche s’entend, nà, devant
vous, pour vous voir allant et venant, mangeant et flibustant des
marchands, comme n’à votre ordinaire... Si j’avais eu n’un enfant, je
pense que je l’aurais aimé, comme je vous aime, quoi! Buvez donc, mon
mignon, allons, un plein verre! Voulez-vous boire, monsieur! D’abord,
monsieur Poulain a dit:--S’il ne veut pas aller au Père-Lachaise,
monsieur Pons doit boire dans sa journée autant de voies d’eau qu’un
Auvergnat en vend. Ainsi, buvez! allons!...
--Mais, je bois, ma bonne Cibot... tant et tant que j’ai l’estomac
noyé...
--Là, c’est bien! dit la portière en prenant le verre vide. Vous vous
en sauverez comme ça! Monsieur Poulain avait un malade comme vous, qui
n’avait aucun soin, que ses enfants abandonnaient et il est mort de
cette maladie-là, faute d’avoir bu!... Ainsi faut boire, voyez-vous,
mon bichon!... qu’on l’a enterré il y a deux mois... Savez-vous que
si vous mouriez, mon cher monsieur, vous entraîneriez avec vous le
bonhomme Schmucke... il est comme un enfant, ma parole d’honneur.
Ah! vous aime-t-il, ce cher agneau d’homme! non, jamais une femme
n’aime un homme comme ça!... Il en perd le boire et le manger, il est
maigri depuis quinze jours, autant que vous qui n’avez que la peau et
les os... Ça me rend jalouse, car je vous suis bien attachée; mais
je n’en suis pas là... je n’ai pas perdu l’appétit, au contraire!
Forcée de monter et de descendre sans cesse les étages, j’ai des
lassitudes dans les jambes, que le soir je tombe comme une masse de
plomb. Ne voilà-t-il pas que je néglige mon pauvre Cibot pour vous,
que mademoiselle Rémonencq lui fait son vivre, qu’il me bougonne
parce que tout est mauvais! Pour lors, je lui dis comme ça qu’il faut
savoir souffrir pour les autres, et que vous êtes trop malade pour
qu’on vous quitte... D’abord vous n’êtes pas assez bien pour ne pas
avoir une garde! Pus souvent que je souffrirais une garde ici, moi qui
fais vos affaires et votre ménage depuis dix ans... Et alles sont sur
leux bouche! qu’elles mangent comme dix, qu’elles veulent du vin, du
sucre, leurs chaufferettes, leurs aises... Et puis qu’elles volent les
malades, quand les malades ne les mettent pas sur leurs testaments...
Mettez une garde ici pour aujourd’hui, mais demain nous trouvererions
un tableau, quelque objet de moins...
--Oh! madame Cibot! s’écria Pons hors de lui, ne me quittez pas!...
Qu’on ne touche à rien!...
--Je suis là! dit la Cibot, tant que j’en aurai la force, je serai
là... soyez tranquille! Monsieur Poulain, qui peut-être a des vues
sur votre trésor, ne voulait-il pas vous donner n’une garde!... Comme
je vous l’ai remouché!--«Il n’y a que moi, que je lui ai dit, de qui
veuille monsieur, il a mes habitudes comme j’ai les siennes.» Et il
s’est tu. Mais une garde, c’est tout voleuses! J’haï-t-il ces femmes
là... Vous allez voir comme elles sont intrigantes. Pour lors, un
vieux monsieur...--Notez que c’est monsieur Poulain qui m’a raconté
cela...--Donc une madame Sabatier, une femme de trente-six ans,
ancienne marchande de mules au Palais,--vous connaissez bien la galerie
marchande qu’on a démolie au Palais...
Pons fit un signe affirmatif.
--Bien, c’te femme, pour lors, n’a pas réussi, rapport à son homme qui
buvait tout et qu’est mort d’une imbustion spontanée, mais elle a été
belle femme, faut tout dire, mais ça ne lui a pas profité, quoiqu’elle
ait eu, dit-on, des avocats pour bons amis... Donc, dans la débine,
elle s’a fait garde de femmes en couches, et n’alle demeure rue
Barre-du-Bec. Elle n’a donc gardé comme ça n’un vieux monsieur, qui,
sous votre respect, avait une maladie des foies lurinaires, qu’on le
sondait comme un puits n’artésien, et qui voulait de si grands soins
qu’elle couchait sur un lit de sangle dans la chambre de ce monsieur.
C’est-y croyabe ces choses-là. Mais vous me direz: les hommes, ça ne
respecte rien! tant ils sont égoïstes! Enfin voilà qu’en causant avec
lui, vous comprenez, elle était là toujours, elle l’égayait, elle lui
racontait des histoires, elle le faisait jaser, comme nous sommes-là,
pas vrai, tous les deux à jacasser... Elle apprend que ses neveux, le
malade avait des neveux, étaient des monstres, qu’ils lui donnaient
des chagrins, et, fin finale, que sa maladie venait de ses neveux.
Eh bien! mon cher monsieur, elle a sauvé ce monsieur, et elle est
devenue sa femme, et ils ont un enfant qu’est superbe, et que mame
Bordevin, la bouchère de la rue Charlot qu’est parente a c’te dame, a
été marraine... En voilà ed’ la chance! Moi, je suis mariée!... Mais
je n’ai pas d’enfant, et je puis le dire, c’est la faute à Cibot,
qui m’aime trop; car si je voulais... Suffit. Quéque nous serions
devenus avec de la famille, moi et mon Cibot, qui n’avons pas n’un sou
vaillant, n’après trente ans de probité, mon cher monsieur! Mais ce qui
me console, c’est que je n’ai pas n’un liard du bien d’autrui. Jamais
je n’ai fait de tort à personne... Tenez, n’une supposition, qu’on peut
dire, puisque dans six semaines vous serez sur vos quilles, à flâner
sur le boulevard; eh bien! vous me mettriez sur votre testament; eh
bien! je n’aurais de cesse que je n’aie trouvé vos héritiers pour leur
rendre... tant j’ai tant peur du bien qui n’est pas acquis à la sueur
de mon front. Vous me direz: «Mais, mame Cibot, ne vous tourmentez donc
pas comme ça, vous l’avez bien gagné, vous avez soigné ces messieurs
comme vos enfants, vous leur avez épargné mille francs par an... Car,
à ma place, savez-vous, monsieur, qu’il y a bien des cuisinières qui
auraient déjà dix mille francs ed’ placés.--«C’est donc justice si ce
digne monsieur vous laisse un petit viager!...» qu’on me dirait par
supposition. Eh bien! non! moi je suis désintéressée... Je ne sais pas
comment il y a des femmes qui font le bien par intérêt... Ce n’est plus
faire le bien, n’est-ce pas, monsieur?... Je ne vais pas à l’église,
moi! Je n’en ai pas le temps; mais ma conscience me dit ce qui est
bien... Ne vous agitez pas comme ça, mon chat!... ne vous grattez
pas! Mon Dieu, comme vous jaunissez! vous êtes si jaune, que vous en
devenez brun... Comme c’est drôle qu’on soit, en vingt jours, comme un
citron!... La probité, c’est le trésor des pauvres gens, il faut bien
posséder quelque chose! D’abord, vous arrivereriez à toute extrémité,
par supposition, je serais la première à vous dire que vous devez
donner tout ce qui vous appartient à monsieur Schmucke. C’est là votre
devoir, car il est à lui seul, toute votre famille! il vous n’aime,
celui-là, comme un chien aime son maître.
--Ah! oui! dit Pons, je n’ai été aimé dans toute ma vie que par lui...
--Ah! monsieur, dit madame Cibot, vous n’êtes pas gentil, et moi, donc!
je ne vous aime donc pas...
--Je ne dis pas cela, ma chère madame Cibot.
--Bon! allez-vous pas me prendre pour une servante, une cuisinière
ordinaire, comme si je n’avais pas n’un cœur! Ah! mon Dieu! fendez-vous
donc pendant onze ans pour deux vieux garçons! ne soyez donc occupée
que de leur bien-être, que je remuais tout chez dix fruitières, à m’y
faire dire des sottises, pour vous trouver du bon fromage de Brie,
que j’allais jusqu’à la Halle pour vous avoir du beurre frais, et
prenez donc garde à tout, qu’en dix ans je ne vous ai rien cassé,
rien écorné... Soyez donc comme une mère pour ses enfants! Et vous
n’entendre dire un _ma chère madame Cibot_ qui prouve qu’il n’y a pas
un sentiment pour vous dans le cœur du vieux monsieur que vous soignez
comme un fils de roi, car le petit roi de Rome n’a pas été soigné comme
vous!... Voulez-vous parier qu’on ne l’a pas soigné comme vous!... à
preuve qu’il est mort à la fleur de son âge... Tenez, monsieur, vous
n’êtes pas juste... Vous êtes un ingrat! C’est parce que je ne suis
qu’une pauvre portière. Ah! mon Dieu, vous croyez donc aussi, vous, que
nous sommes des chiens...
--Mais, ma chère madame Cibot...
--Enfin, vous qu’êtes un savant, expliquez-moi pourquoi nous sommes
traités comme ça, nous autres concierges, qu’on ne nous croit pas des
sentiments, qu’on se moque de nous, dans n’un temps où l’on parle
d’égalité!... Moi, je ne vaux donc pas une autre femme! moi qui ai
été une des plus jolies femmes de Paris, qu’on m’a nommée _la belle
écaillère_, et que je recevais des déclarations d’amour sept ou huit
fois par jour... Et que si je voulais encore! Tenez, monsieur, vous
connaissez bien ce gringalet de ferrailleur qu’est à la porte, eh
bien! si j’étais veuve, une supposition, il m’épouserait les yeux
fermés, tant il les a ouverts à mon endroit, qu’il me dit toute la
journée:--«Oh! les beaux bras que vous avez!... mame Cibot! je rêvais,
cette nuit, que c’était du pain et que j’étais du beurre, et que je
m’étendais là-dessus!...» Tenez, monsieur, en voilà des bras!... Elle
retroussa sa manche et montra le plus magnifique bras du monde, aussi
blanc et aussi frais que sa main était rouge et flétrie; un bras
potelé, rond, à fossettes, et qui, tiré de son fourreau de mérinos
commun, comme une lame est tirée de sa gaine, devait éblouir Pons,
qui n’osa pas le regarder trop longtemps.--Et, reprit-elle, qui ont
ouvert autant de cœurs que mon couteau ouvrait d’huîtres! Eh bien!
c’est à Cibot, et j’ai eu le tort de négliger ce pauvre cher homme, qui
se jetterait dedans un précipice au premier mot que je dirais, pour
vous, monsieur, qui m’appelez _ma chère madame Cibot_, quand je ferais
l’impossible pour vous...
--Écoutez-moi donc, dit le malade, je ne peux pas vous appeler ma mère
ni ma femme...
--Non, jamais de ma vie ni de mes jours, je ne m’attache plus à
personne!...
--Mais laissez-moi donc dire! reprit Pons. Voyons, j’ai parlé de
Schmucke, d’abord.
--Monsieur Schmucke! en voilà un de cœur! dit-elle. Allez, il m’aime,
lui, parce qu’il est pauvre! C’est la richesse qui rend insensible,
et vous êtes riche! Eh bien! n’ayez une garde, vous verrez quelle
vie elle vous fera! qu’elle vous tourmentera comme un hanneton... Le
médecin dira qu’il faut vous faire boire, elle ne vous donnera rien
qu’à manger! elle vous enterrera pour vous voler! Vous ne méritez pas
d’avoir une madame Cibot!... Allez! quand monsieur Poulain viendra,
vous lui demanderez une garde!
--Mais, sacrebleu! écoutez-moi donc! s’écria le malade en colère. Je ne
parlais pas des femmes en parlant de mon ami Schmucke!... Je sais bien
que je n’ai pas d’autres cœurs où je suis aimé sincèrement que le vôtre
et celui de Schmucke!...
--Voulez-vous bien ne pas vous irriter comme ça! s’écria la Cibot en se
précipitant sur Pons et le recouchant de force.
--Mais, comment ne vous aimerais-je pas?... dit le pauvre Pons.
--Vous m’aimez, là, bien vrai?... Allons, allons, pardon, monsieur!
dit-elle en pleurant et essuyant ses pleurs. Eh bien! oui, vous
m’aimez, comme on aime une domestique, voilà... une domestique à qui
l’on jette une viagère de six cents francs, comme un morceau de pain
dans la niche d’un chien!...
--Oh! madame Cibot! s’écria Pons, pour qui me prenez-vous? Vous ne me
connaissez pas!
--Ah! vous m’aimerez encore mieux! reprit-elle en recevant un regard de
Pons; vous aimerez votre bonne grosse Cibot comme une mère? Eh bien!
c’est cela; je suis votre mère, vous êtes tous deux mes enfants!...
Ah! si je connaissais ceux qui vous ont causé du chagrin, je me ferais
mener en cour d’assises et même à la correctionnelle, car je leux
arracherais les yeux?... Ces gens-là méritent d’être fait mourir à
la barrière Saint-Jacques! et c’est encore trop doux pour de pareils
scélérats!... Vous si bon, si tendre, car vous n’avez un cœur d’or,
vous étiez créé et mis au monde pour rendre une femme heureuse...
Oui, vous l’aureriez rendue heureuse... ça se voit, vous étiez taillé
pour cela... Moi, d’abord, en voyant comment vous êtes avec monsieur
Schmucke, je me disais:--Non, monsieur Pons a manqué sa vie! il était
fait pour être un bon mari... Allez, vous aimez les femmes!
--Ah! oui, dit Pons, et je n’en ai jamais eu!...
--Vraiment! s’écria la Cibot d’un air provocateur en se rapprochant de
Pons et lui prenant la main. Vous ne savez pas ce que c’est que n’avoir
une maîtresse qui fait les cent coups pour son ami? C’est-il possible!
Moi, à votre place, je ne voudrais pas m’en aller d’ici dans l’autre
monde sans avoir connu le plus grand bonheur qu’il y ait sur terre!...
Pauvre bichon! si j’étais ce que j’ai été, parole d’honneur, je
quitterais Cibot pour vous! Mais avec un nez taillé comme ça, car vous
avez un fier nez! comment avez-vous fait, mon pauvre chérubin?... Vous
me direz: Toutes les femmes ne se connaissent pas en hommes... et c’est
un malheur qu’elles se marient à tort et à travers, que ça fait pitié.
Moi, je vous croyais des maîtresses à la douzaine, des danseuses, des
actrices, des duchesses, rapport à vos absences!... Qu’en vous voyant
sortir, je disais toujours à Cibot: «Tiens, voilà monsieur Pons qui va
_courir le guilledou_!» Parole d’honneur! je disais cela, tant je vous
croyais aimé des femmes! Le ciel vous a créé pour l’amour... Tenez, mon
cher petit monsieur, j’ai vu cela le jour où vous avez dîné ici pour
la première fois. Oh! étiez-vous touché du plaisir que vous donniez
à monsieur Schmucke! Et lui qui en pleurait encore le lendemain, en
me disant: _Montam Zibod, il ha tinné izi!_ que j’en ai pleuré comme
une bête aussi. Et comme il était triste, quand vous avez recommencé
vos _villevoustes_! et à aller dîner en ville! Pauvre homme! jamais
désolation pareille ne s’est vue! Ah! vous avez bien raison de faire de
lui votre héritier! Allez, c’est toute une famille pour vous, ce digne,
ce cher homme-là!... Ne l’oubliez pas! autrement Dieu ne vous recevrait
pas dans son paradis, où il doit ne laisser entrer que ceux qui ont été
reconnaissants envers leurs amis en leur laissant des rentes.
Pons faisait de vains efforts pour répondre, la Cibot parlait comme
le vent marche. Si l’on a trouvé le moyen d’arrêter les machines à
vapeur, celui de _stoper_ la langue d’une portière épuisera le génie
des inventeurs.
--Je sais ce que vous allez dire! reprit-elle. Ça ne tue pas, mon cher
monsieur, de faire son testament quand on est malade; et n’à votre
place, moi, crainte d’accident, je ne voudrais pas abandonner ce pauvre
mouton-là, car c’est la bonne bête du bon Dieu; il ne sait rien de
rien; je ne voudrais pas le mettre à la merci des rapiats d’hommes
d’affaires, et de parents que c’est tous canailles! Voyons, y a-t-il
quelqu’un qui, depuis vingt jours, soit venu vous voir?... Et vous leur
donneriez votre bien! Savez-vous qu’on dit que tout ce qui est ici en
vaut la peine?
--Mais, oui, dit Pons.
--Rémonencq, qui vous connaît pour un amateur, et qui brocante, dit
qu’il vous ferait bien trente mille francs de rente viagère, pour avoir
vos tableaux après vous... En voilà une affaire! A votre place, je la
ferais! Mais j’ai cru qu’il se moquait de moi, quand il m’a dit cela...
Vous devriez avertir monsieur Schmucke de la valeur de toutes ces
choses-là, car c’est un homme qu’on tromperait comme un enfant; il n’a
pas la moindre idée de ce que valent les belles choses que vous avez!
Il s’en doute si peu, qu’il les donnerait pour un morceau de pain, si,
par amour pour vous, il ne les gardait pas pendant toute sa vie, s’il
vit après vous, toutefois, car il mourra de votre mort! Mais je suis
là, moi! je le défendrai envers et contre tous!... moi et Cibot.
--Chère madame Cibot, répondit Pons attendri par cet effroyable
bavardage où le sentiment paraissait être naïf comme il l’est chez les
gens du peuple; que serais-je devenu sans vous et Schmucke?
--Ah! nous sommes bien vos seuls amis sur cette terre! ça c’est bien
vrai! Mais deux bons cœurs valent toutes les familles... Ne me parlez
pas de la famille! C’est comme la langue, disait cet ancien acteur,
c’est tout ce qu’il y a de meilleur et de pire... Où sont-ils donc, vos
parents? En avez-vous, des parents?... je ne les ai jamais vus...
--C’est eux qui m’ont mis sur le grabat!... s’écria Pons avec une
profonde amertume.
--Ah! vous avez des parents!... dit la Cibot en se dressant comme si
son fauteuil eût été de fer rougi subitement au feu. Ah bien! ils sont
gentils, vos parents! Comment, voilà vingt jours, oui, ce matin, il
y a vingt jours que vous êtes à la mort, et ils ne sont pas encore
venus savoir de vos nouvelles! C’est un peu fort de café, cela!...
Mais, à votre place, je laisserais plutôt ma fortune à l’hospice des
Enfans-Trouvés que de leur donner un liard!
--Eh bien, ma chère madame Cibot, je voulais léguer tout ce que je
possède à ma petite-cousine, la fille de mon cousin-germain, le
président Camusot, vous savez, le magistrat qui est venu un matin, il y
a bientôt deux mois.
--Ah! un petit gros, qui vous a envoyé ses domestiques vous demander
pardon... de la sottise de sa femme... que la femme de chambre m’a
fait des questions sur vous, une vieille mijaurée à qui j’avais envie
d’épousseter son crispin en velours avec el manche de mon balai! A-t-on
jamais vu n’une femme de chambre porter n’un crispin en velours!
Non, ma parole d’honneur, le monde est renversé! pourquoi fait-on
des révolutions? Dînez deux fois, si vous en avez le moyen, gueux de
riches! Mais je dis que les lois sont inutiles, qu’il n’y a plus rien
de sacré, si Louis-Philippe ne maintient pas les rangs; car enfin, si
nous sommes tous égaux, pas vrai, monsieur, n’une femme de chambre ne
doit pas avoir n’un crispin en velours, quand moi, mame Cibot, avec
trente ans de probité, je n’en ai pas... Voilà-t-il pas quelque chose
de beau! On doit voir qui vous êtes. Une femme de chambre est une femme
de chambre, comme moi je suis n’une concierge! Pourquoi donc a-t-on
des épaulettes à grains d’épinards dans le militaire? A chacun son
grade! Tenez, voulez-vous que je vous dise le fin mot de tout ça? Eh
bien! la France est perdue!... Et sous l’Empereur, pas vrai, monsieur?
tout ça marchait autrement. Aussi j’ai dit à Cibot:--Tiens, vois-tu,
mon homme, une maison où il y a des femmes de chambre à crispins en
velours, c’est des gens sans entrailles.....
--Sans entrailles! c’est cela! répondit Pons.
Et Pons raconta ses déboires et ses chagrins à madame Cibot, qui
se répandit en invectives contre les parents, et témoigna la plus
excessive tendresse à chaque phrase de ce triste récit. Enfin, elle
pleura!
Pour concevoir cette intimité subite entre le vieux musicien et
madame Cibot, il suffit de se figurer la situation d’un célibataire,
grièvement malade pour la première fois de sa vie, étendu sur un lit
de douleur, seul au monde, ayant à passer sa journée face à face avec
lui-même, et trouvant cette journée d’autant plus longue qu’il est aux
prises avec les souffrances indéfinissables de l’hépatite qui noircit
la plus belle vie, et que, privé de ses nombreuses occupations, il
tombe dans le marasme parisien, il regrette tout ce qui se voit gratis
à Paris. Cette solitude profonde et ténébreuse, cette douleur dont les
atteintes embrassent le moral encore plus que le physique, l’inanité de
la vie, tout pousse un célibataire, surtout quand il est déjà faible
de caractère et que son cœur est sensible, crédule, à s’attacher à
l’être qui le soigne, comme un noyé s’attache à une planche. Aussi
Pons écoutait-il les commérages de la Cibot avec ravissement. Schmucke
et madame Cibot, le docteur Poulain, étaient l’humanité tout entière,
comme sa chambre était l’univers. Si déjà tous les malades concentrent
leur attention dans la sphère qu’embrassent leurs regards, et si leur
égoïsme s’exerce autour d’eux en se subordonnant aux êtres et aux
choses d’une chambre, qu’on juge ce dont est capable un vieux garçon,
sans affections, et qui n’a jamais connu l’amour. En vingt jours,
Pons en était arrivé par moments à regretter de ne pas avoir épousé
Madeleine Vivet! Aussi, depuis vingt jours, madame Cibot faisait-elle
d’immenses progrès dans l’esprit du malade, qui se voyait perdu sans
elle; car pour Schmucke, Schmucke était un second Pons pour le pauvre
malade. L’art prodigieux de la Cibot consistait, à son insu d’ailleurs,
à exprimer les propres idées de Pons.
--Ah! voilà le docteur, dit-elle en entendant des coups de sonnette.
Et elle laissa Pons tout seul, sachant bien que le Juif et Rémonencq
arrivaient.
--Ne faites pas de bruit, messieurs... dit-elle, qu’il ne s’aperçoive
de rien! car il est comme un crin dès qu’il s’agit de son trésor.
--Une simple promenade suffira, répondit le Juif armé de sa loupe et
d’une lorgnette.
Le salon où se trouvait la majeure partie du Musée-Pons était un de
ces anciens salons comme les concevaient les architectes employés par
la noblesse française, de vingt-cinq pieds de largeur sur trente de
longueur et de treize pieds de hauteur. Les tableaux que possédait
Pons, au nombre de soixante-sept, tenaient tous sur les quatre parois
de ce salon boisé, blanc et or, mais le blanc jauni, l’or rougi par
le temps offraient des tons harmonieux qui ne nuisaient point à
l’effet des toiles. Quatorze statues s’élevaient sur des colonnes,
soit aux angles, soit entre les tableaux, sur des gaînes de Boule. Des
buffets en ébène, tous sculptés et d’une richesse royale, garnissaient
à hauteur d’appui le bas des murs. Ces buffets contenaient les
curiosités. Au milieu du salon, une ligne de crédences en bois sculpté
présentait au regard les plus grandes raretés du travail humain:
les ivoires, les bronzes, les bois, les émaux, l’orfévrerie, les
porcelaines, etc.
Dès que le Juif fut dans ce sanctuaire, il alla droit à quatre
chefs-d’œuvre qu’il reconnut pour les plus beaux de cette collection,
et de maîtres qui manquaient à la sienne. C’était pour lui ce que
sont pour les naturalistes ces _desiderata_ qui font entreprendre des
voyages du couchant à l’aurore, aux tropiques, dans les déserts, les
pampas, les savanes, les forêts vierges. Le premier tableau était de
Sébastien del Piombo, le second de Fra Bartholomeo della Porta, le
troisième un paysage d’Hobbéma, et le dernier un portrait de femme
par Albert Durer, quatre diamants! Sébastien del Piombo se trouve,
dans l’art de la peinture, comme un point brillant où trois écoles
se sont donné rendez-vous pour y apporter chacune ses éminentes
qualités. Peintre de Venise, il est venu à Rome y prendre le style
de Raphaël, sous la direction de Michel-Ange, qui voulut l’opposer à
Raphaël en luttant, dans la personne d’un de ses lieutenants, contre
ce souverain pontife de l’Art. Ainsi, ce paresseux génie a fondu la
couleur vénitienne, la composition florentine, le style raphaëlesque
dans les rares tableaux qu’il a daigné peindre, et dont les cartons
étaient dessinés, dit-on, par Michel-Ange. Aussi peut-on voir à quelle
perfection est arrivé cet homme, armé de cette triple force, quand on
étudie au Musée de Paris le portrait de Baccio Bandinelli qui peut être
mis en comparaison avec l’Homme au gant de Titien, avec le portrait
de vieillard où Raphaël a joint sa perfection à celle de Corrége, et
avec le Charles VIII de Leonardo da Vinci, sans que cette toile y
perde. Ces quatre perles offrent la même eau, le même orient, la même
rondeur, le même éclat, la même valeur. L’art humain ne peut aller au
delà. C’est supérieur à la nature qui n’a fait vivre l’original que
pendant un moment. De ce grand génie, de cette palette immortelle,
mais d’une incurable paresse, Pons possédait un Chevalier de Malte en
prière, peint sur ardoise, d’une fraîcheur, d’un fini, d’une profondeur
supérieurs encore aux qualités du portrait de Baccio Bandinelli. Le Fra
Bartholomeo, qui représentait une Sainte Famille, eût été pris pour
un tableau de Raphaël par beaucoup de connaisseurs. L’Hobbéma devait
aller à soixante mille francs en vente publique. Quant à l’Albert
Durer, ce portrait de femme était pareil au fameux Holzschuer de
Nuremberg, duquel les rois de Bavière, de Hollande et de Prusse ont
offert deux cent mille francs, et vainement, à plusieurs reprises.
Est-ce la femme ou la fille du chevalier Holzschuer, l’ami d’Albert
Durer?... l’hypothèse paraît une certitude, car la femme du Musée-Pons
est dans une attitude qui suppose un pendant, et les armes peintes sont
disposées de la même manière dans l’un et l’autre portrait. Enfin, le
_ætatis suæ_ XLI est en parfaite harmonie avec l’âge indiqué dans le
portrait si religieusement gardé par la maison Holzschuer de Nuremberg,
et dont la gravure a été récemment achevée.
Élie Magus eut des larmes dans les yeux en regardant tour à tour ces
quatre chefs-d’œuvre.
--Je vous donne deux mille francs de gratification par chacun de ces
tableaux, si vous me les faites avoir pour quarante mille francs!...
dit-il à l’oreille de la Cibot stupéfaite de cette fortune tombée du
ciel.
L’admiration, ou, pour être plus exact, le délire du Juif, avait
produit un tel désarroi dans son intelligence et dans ses habitudes de
cupidité, que le Juif s’y abîma, comme on voit.
--Et moi?... dit Rémonencq qui ne se connaissait pas en tableaux.
--Tout est ici de la même force, répliqua finement le Juif à l’oreille
de l’Auvergnat, prends dix tableaux au hasard et aux mêmes conditions,
ta fortune sera faite!
Ces trois voleurs se regardaient encore, chacun en proie à sa volupté,
la plus vive de toutes, la satisfaction du succès en fait de fortune,
lorsque la voix du malade retentit et vibra comme des coups de cloche...
--Qui va là!... criait Pons.
--Monsieur! recouchez-vous donc! dit la Cibot en s’élançant sur Pons
et le forçant à se remettre au lit. Ah çà! voulez-vous vous tuer!...
Eh bien! ce n’est pas monsieur Poulain, c’est ce brave Rémonencq, qui
est si inquiet de vous, qu’il vient savoir de vos nouvelles!... Vous
êtes si aimé, que toute la maison est en l’air pour vous. De quoi donc
avez-vous peur?
--Mais, il me semble que vous êtes là plusieurs, dit le malade.
--Plusieurs! c’est bon!... Ah! çà, rêvez-vous?... Vous finirez par
devenir fou, ma parole d’honneur!... Tenez! voyez.
La Cibot alla vivement ouvrir la porte, fit signe à Magus de se retirer
et à Rémonencq d’avancer.
--Eh bien! mon cher monsieur, dit l’Auvergnat pour qui la Cibot avait
parlé, je viens savoir de vos nouvelles, car toute la maison est dans
les transes par rapport à vous... Personne n’aime que la mort se mette
dans les maisons!... Et, enfin, le papa Monistrol, que vous connaissez
bien, m’a chargé de vous dire que si vous aviez besoin d’argent, il se
mettait à votre service...
--Il vous envoie pour donner un coup d’œil à mes _biblots_!... dit le
vieux collectionneur avec une aigreur pleine de défiance.
Dans les maladies de foie, les sujets contractent presque toujours une
antipathie spéciale, momentanée; ils concentrent leur mauvaise humeur
sur un objet ou sur une personne quelconque. Or, Pons se figurait qu’on
en voulait à son trésor, il avait l’idée fixe de le surveiller, et il
envoyait, de moments en moments, Schmucke voir si personne ne s’était
glissé dans le sanctuaire.
--Elle est assez belle, votre collection, répondit astucieusement
Rémonencq, pour exciter l’attention des chineurs; je ne me connais
pas en haute curiosité, mais monsieur passe pour être un si grand
connaisseur, que quoique je ne sois pas bien avancé dans la chose,
j’achèterai bien de monsieur, les yeux fermés... Si monsieur avait
quelquefois besoin d’argent, car rien ne coûte comme ces sacrées
maladies... que ma sœur, en dix jours, a dépensé trente sous de
remèdes, quand elle a eu les sangs bouleversés, et qu’elle aurait bien
guéri sans cela... Les médecins sont des fripons qui profitent de notre
état pour...
--Adieu, merci, monsieur, répondit Pons au ferrailleur en lui jetant
des regards inquiets.
--Je vais le reconduire, dit tout bas la Cibot à son malade, crainte
qu’il ne touche à quelque chose.
--Oui, oui, répondit le malade en remerciant la Cibot par un regard.
La Cibot ferma la porte de la chambre à coucher, ce qui réveilla
la défiance de Pons. Elle trouva Magus immobile devant les quatre
tableaux. Cette immobilité, cette admiration ne peuvent être comprises
que par ceux dont l’âme est ouverte au beau idéal, au sentiment
ineffable que cause la perfection dans l’art, et qui restent plantés
sur leurs pieds durant des heures entières au Musée devant la Joconde
de Leonardo da Vinci, devant l’Antiope du Corrége, le chef-d’œuvre de
ce peintre, devant la maîtresse du Titien, la Sainte-Famille d’_Andrea
del Sarto_, devant les enfants entourés de fleurs du Dominiquin,
le petit camaïeu de Raphaël et son portrait de vieillard, les plus
immenses chefs-d’œuvre de l’art.
--Sauvez-vous sans bruit! dit-elle.
Le Juif s’en alla lentement et à reculons, regardant les tableaux comme
un amant regarde une maîtresse à laquelle il dit adieu. Quand le Juif
fut sur le palier, la Cibot, à qui cette contemplation avait donné des
idées, frappa sur le bras sec de Magus.
--Vous me donnerez quatre mille francs par tableau! sinon rien de
fait...
--Je suis si pauvre!... dit Magus. Si je désire ces toiles, c’est par
amour, uniquement par amour de l’art, ma belle dame!
--Tu es si sec, mon fiston! dit la portière, que je conçois cet
amour-là. Mais si tu ne me promets pas aujourd’hui seize mille francs
devant Rémonencq, demain, ce sera vingt mille.
--Je promets les seize, répondit le Juif effrayé de l’avidité de cette
portière.
--Par quoi ça peut-il jurer, un Juif?... dit la Cibot à Rémonencq.
--Vous pouvez vous fier à lui, répondit le ferrailleur, il est aussi
honnête homme que moi.
--Eh bien! et vous? demanda la portière, si je vous en fais vendre, que
me donnerez-vous?...
--Moitié dans les bénéfices, dit promptement Rémonencq.
--J’aime mieux une somme tout de suite, je ne suis pas dans le
commerce, répondit la Cibot.
--Vous entendez joliment les affaires! dit Élie Magus en souriant, vous
feriez une fameuse marchande.
--Je lui offre de s’associer avec moi corps et biens, dit l’Auvergnat
en prenant le bras potelé de la Cibot et tapant dessus avec une force
de marteau. Je ne lui demande pas d’autre mise de fonds que sa beauté!
Vous avez tort de tenir à votre Turc de Cibot et à son aiguille!
Est-ce un petit portier qui peut enrichir une belle femme comme vous?
Ah! quelle figure vous feriez dans une boutique sur le boulevard, au
milieu des curiosités, jabotant avec les amateurs et les entortillant!
Laissez-moi là votre loge quand vous aurez fait votre pelote ici, et
vous verrez ce que nous deviendrons à nous deux!
--Faire ma pelote! dit la Cibot. Je suis incapable de prendre ici la
valeur d’une épingle! entendez-vous, Rémonencq? s’écria la portière. Je
suis connue dans le quartier pour une honnête femme, nà!
Les yeux de la Cibot flamboyaient.
--Là, rassurez-vous! dit Élie Magus. Cet Auvergnat a l’air de vous trop
aimer pour vouloir vous offenser.
--Comme elle vous mènerait les pratiques! s’écria l’Auvergnat.
--Soyez justes, mes fistons, reprit madame Cibot radoucie, et jugez
vous-mêmes de ma situation ici!... Voilà dix ans que je m’extermine
le tempérament pour ces deux vieux garçons-là, sans que jamais ils ne
m’aient donné autre chose que des paroles... Rémonencq vous dira que je
nourris ces deux vieux à forfait, où que je perds des vingt à trente
sous par jour, que toutes mes économies y ont passé, par l’âme de ma
mère!... la seule auteur de mes jours que j’ai connue; mais aussi vrai
que j’existe, et que voilà le jour qui nous éclaire, et que mon café
me serve de poison si je mens d’une centime!... Eh bien! en voilà un
qui va mourir, pas vrai? et c’est le plus riche de ces deux hommes
de qui j’ai fait mes propres enfants!... Croireriez-vous, mon cher
monsieur, que depuis vingt jours que je lui répète qu’il est à la mort
(car monsieur Poulain l’a condamné!...), ce grigou-là ne parle pas
plus de me mettre sur son testament que si je ne le connaissais pas! Ma
parole d’honneur, nous n’avons notre dû qu’en le prenant, foi d’honnête
femme; car allez donc vous fier à des héritiers?... pus souvent! Tenez,
voyez-vous, paroles ne puent pas, tout le monde est de la canaille!
--C’est vrai! dit sournoisement Élie Magus, et c’est encore nous
autres, ajouta-t-il en regardant Rémonencq, qui sommes les plus
honnêtes gens...
--Laissez-moi donc, reprit la Cibot, je ne parle pas pour vous... Les
_personnes pressantes_, comme dit cet ancien acteur, _sont toujours
acceptées_!... Je vous jure que ces deux messieurs me doivent déjà près
de trois mille francs, que le peu que je possède est déjà passé dans
les médicaments et dans leurs affaires, et s’ils n’allaient ne me rien
reconnaître de mes avances!... Je suis si bête avec ma probité que je
n’ose pas leux en parler. Pour lors, vous qu’êtes dans les affaires,
mon cher monsieur, me conseillez-vous de m’adresser à un avocat?...
--Un avocat! s’écria Rémonencq, vous en savez plus que tous les
_avocastes_!...
Le bruit de la chute d’un corps lourd, tombé sur le carreau de la salle
à manger, retentit dans le vaste espace de l’escalier.
--Ah! mon Dieu! cria la Cibot, qué qu’il arrive? Il me semble que c’est
monsieur qui vient de prendre un billet de parterre!...
Elle poussa ses deux complices qui dégringolèrent avec agilité, puis
elle se retourna, se précipita dans la salle à manger et y vit Pons
étalé tout de son long, en chemise, évanoui! Elle prit le vieux garçon
dans ses bras, l’enleva comme une plume, et le porta jusque sur son
lit. Quand elle eut couché le moribond, elle lui fit respirer des
barbes de plume brûlée, elle lui mouilla les tempes d’eau de Cologne,
elle le ranima. Puis, lorsqu’elle vit les yeux de Pons ouverts, que la
vie fut revenue, elle se posa les poings sur les hanches.
--Sans pantoufles, en chemise! il y a de quoi vous tuer! Et pourquoi
vous défiez-vous de moi?... Si c’est ainsi, adieu, monsieur. Après dix
ans que je vous sers, que je mets du mien dans votre ménage, que mes
économies y sont toutes passées, pour éviter des ennuis à ce pauvre
monsieur Schmucke, qui pleure comme un enfant par les escaliers...
Voilà ma récompense! vous venez m’espionner... Dieu vous a puni! c’est
bien fait! Et moi qui me donne un effort pour vous porter dans mes
bras, que je risque d’être blessée pour le reste de mes jours. Ah! mon
Dieu! et la porte que j’ai laissée ouverte...
--Avec qui causiez-vous?
--En voilà des idées! s’écria la Cibot. Ah çà! suis-je votre esclave?
ai-je des comptes à vous rendre? Savez-vous que si vous m’ennuyez
ainsi, je plante tout là! Vous prendrez n’une garde!
Pons, épouvanté de cette menace, donna sans le savoir à la Cibot la
mesure de ce qu’elle pouvait tenter avec cette épée de Damoclès.
--C’est ma maladie! dit-il piteusement.
--A la bonne heure! répliqua la Cibot rudement.
Elle laissa Pons confus, en proie à des remords, admirant le dévouement
criard de sa garde-malade, se faisant des reproches, et ne sentant pas
le mal horrible par lequel il venait d’aggraver sa maladie en tombant
ainsi sur les dalles de la salle à manger. La Cibot aperçut Schmucke
qui montait l’escalier.
--Venez, monsieur... Il y a de tristes nouvelles! allez! monsieur
Pons devient fou!... Figurez-vous qu’il s’est levé tout nu, qu’il m’a
suivie, non, il s’est étendu là, tout de son long... Demandez-lui
pourquoi, il n’en sait rien... Il va mal. Je n’ai rien fait pour le
provoquer à des violences pareilles, à moins de lui avoir réveillé les
idées en lui parlant de ses premières amours... Qui est-ce qui connaît
les hommes! C’est tous vieux libertins... J’ai eu tort de lui montrer
mes bras, que ses yeux en brillaient comme des escarboucles...
Schmucke écoutait madame Cibot, comme s’il l’entendait parlant hébreu.
--Je me suis donné un effort que j’en serai blessée pour jusqu’à la
fin de mes jours!... ajouta la Cibot en paraissant éprouver de vives
douleurs et pensant à mettre à profit l’idée qu’elle avait eue, par
hasard, en sentant une petite fatigue dans les muscles. Je suis si
bête! Quand je l’ai vu là, par terre, je l’ai pris dans mes bras, et je
l’ai porté jusqu’à son lit, comme un enfant, quoi! Mais, maintenant je
sens un effort! Ah! je me trouve mal!... je descends chez moi, gardez
notre malade. Je vas envoyer Cibot chercher monsieur Poulain pour moi!
J’aimerais mieux mourir que de me voir infirme...
La Cibot accrocha la rampe et roula par les escaliers en faisant
mille contorsions et des gémissements si plaintifs, que tous les
locataires, effrayés, sortirent sur les paliers de leurs appartements.
Schmucke soutenait la malade en versant des larmes, et il expliquait
le dévouement de la portière. Toute la maison, tout le quartier surent
bientôt le trait sublime de madame Cibot, qui s’était donné un effort
mortel, disait-on, en enlevant un des Casse-noisettes dans ses bras.
Schmucke, revenu près de Pons, lui révéla l’état affreux de leur
factotum, et tous deux ils se regardèrent en disant: Qu’allons-nous
devenir sans elle?... Schmucke, en voyant le changement produit chez
Pons par son escapade, n’osa pas le gronder.
--_Vichis pric-à-prac! c’haimerais mieux les priler que de bertre mon
ami!_... s’écria-t-il en apprenant de Pons la cause de l’accident. _Se
tevier de montam Zibod, qui nous brede ses igonomies! C’esdre bas pien;
mais c’est la malatie_...
--Ah! quelle maladie! je suis changé, je le sens, dit Pons. Je ne
voudrais pas te faire souffrir, mon bon Schmucke.
--_Cronte-moi!_ dit Schmucke, _et laisse montam Zibod dranquille_.
Le docteur Poulain fit disparaître en quelques jours l’infirmité dont
se disait menacée madame Cibot, et sa réputation reçut dans le quartier
du Marais un lustre extraordinaire de cette guérison, qui tenait du
miracle. Il attribua chez Pons ce succès à l’excellente constitution
de la malade, qui reprit son service auprès de ses deux messieurs le
septième jour à leur grande satisfaction. Cet événement augmenta de
cent pour cent l’influence, la tyrannie de la portière sur le ménage
des deux Casse-noisettes, qui, pendant cette semaine, s’étaient
endettés, mais dont les dettes furent payées par elle. La Cibot profita
de la circonstance pour obtenir (et avec quelle facilité!) de Schmucke
une reconnaissance des deux mille francs qu’elle disait avoir prêtés
aux deux amis.
--Ah! quel médecin que monsieur Poulain! dit la Cibot à Pons. Il vous
sauvera, mon cher monsieur, car il m’a tirée du cercueil! Mon pauvre
Cibot me regardait comme morte!... Eh bien! monsieur Poulain a dû vous
le dire, pendant que j’étais sur mon lit, je ne pensais qu’à vous. «Mon
Dieu, que je disais, prenez-moi, et laissez vivre mon cher monsieur
Pons...»
--Pauvre chère madame Cibot, vous avez manqué d’avoir une infirmité
pour moi!...
--Ah! sans monsieur Poulain, je serais dans la chemise de sapin qui
nous attend tous. Eh bien! n’au bout du fossé la culbute, comme disait
cet ancien acteur! Faut de la philosophie. Comment avez-vous fait sans
moi?...
--Schmucke m’a gardé, répondit le malade; mais notre pauvre caisse et
notre clientèle en ont souffert... Je ne sais pas comment il a fait.
--_Ti galme! Bons!_ s’écria Schmucke, _nus afons i tans le bère Zibod,
ein panquier_...
--Ne parlez pas de cela! mon cher mouton, vous êtes tous deux nos
enfants, reprit la Cibot. Nos économies sont bien placées chez vous,
allez! vous êtes plus solides que la Banque. Tant que nous aurons un
morceau de pain, vous en aurez la moitié... ça ne vaut pas la peine
d’en parler...
--_Baufre montam Zibod!_ dit Schmucke en s’en allant.
Pons gardait le silence.
--Croireriez-vous, mon chérubin, dit la Cibot au malade en le voyant
inquiet, que, dans mon agonie, car j’ai vu la camarde de bien près!...
ce qui me tourmentait le plus, c’était de vous laisser seuls, livrés à
vous-mêmes, et de laisser mon pauvre Cibot sans un liard... C’est si
peu de chose que mes économies, que je ne vous en parle que rapport à
ma mort et à Cibot, qu’est un ange! Non, cet être-là m’a soignée comme
une reine, en me pleurant comme un veau!... Mais je comptais sur vous,
foi d’honnête femme. Je me disais: Va, Cibot, mes monsieurs ne te
laisseront jamais sans pain...
Pons ne répondit rien à cette attaque _ad testamentum_, et la portière
garda le silence en attendant un mot.
--Je vous recommanderai à Schmucke, dit enfin le malade.
--Ah! s’écria la portière, tout ce que vous ferez sera bien fait, je
m’en rapporte à vous, à votre cœur... Ne parlons jamais de cela, car
vous m’humiliez, mon cher chérubin; pensez à vous guérir! vous vivrez
plus que nous...
Une profonde inquiétude s’empara du cœur de madame Cibot, elle résolut
de faire expliquer son monsieur sur le legs qu’il entendait lui
laisser; et, de prime abord, elle sortit pour aller trouver le docteur
Poulain chez lui, le soir, après le dîner de Schmucke, qui mangeait
auprès du lit de Pons depuis que son ami était malade.
Le docteur Poulain demeurait rue d’Orléans. Il occupait un petit
rez-de-chaussée composé d’une antichambre, d’un salon et de deux
chambres à coucher. Un office contigu à l’antichambre, et qui
communiquait à l’une des deux chambres, celle du docteur, avait été
converti en cabinet. Une cuisine, une chambre de domestique et une
petite cave dépendaient de cette location située dans une aile de la
maison, immense bâtisse construite sous l’Empire, à la place d’un vieil
hôtel dont le jardin subsistait encore. Ce jardin était partagé entre
les trois appartements du rez-de-chaussée.
L’appartement du docteur n’avait pas été changé depuis quarante ans.
Les peintures, les papiers, la décoration, tout y sentait l’Empire.
Une crasse quadragénaire, la fumée, y avaient flétri les glaces,
les bordures, les dessins du papier, les plafonds et les peintures.
Cette petite location, au fond du Marais, coûtait encore mille francs
par an. Madame Poulain, mère du docteur, âgée de soixante-sept ans,
achevait sa vie dans la seconde chambre à coucher. Elle travaillait
pour les culottiers. Elle cousait les guêtres, les culottes de peau,
les bretelles, les ceintures, enfin tout ce qui concerne cet article
assez en décadence aujourd’hui. Occupée à surveiller le ménage et
l’unique domestique de son fils, elle ne sortait jamais, et prenait
l’air dans le jardinet, où l’on descendait par une porte-fenêtre du
salon. Veuve depuis vingt ans, elle avait, à la mort de son mari, vendu
son fonds de culottier à son premier ouvrier, qui lui réservait assez
d’ouvrage pour qu’elle pût gagner environ trente sous par jour. Elle
avait tout sacrifié à l’éducation de son fils unique, en voulant le
placer à tout prix dans une situation supérieure à celle de son père.
Fière de son Esculape, croyant à ses succès, elle continuait à tout lui
sacrifier, heureuse de le soigner, d’économiser pour lui, ne rêvant
qu’à son bien-être, et l’aimant avec intelligence, ce que ne savent
pas faire toutes les mères. Ainsi, madame Poulain, qui se souvenait
d’avoir été simple ouvrière, ne voulait pas nuire à son fils ou prêter
à rire, au mépris, car la bonne femme parlait en S comme madame Cibot
parlait en N; elle se cachait dans sa chambre, d’elle-même, quand par
hasard quelques clients distingués venaient consulter le docteur, ou
lorsque des camarades de collége ou d’hôpital se présentaient. Aussi,
jamais le docteur n’avait-il eu à rougir de sa mère, qu’il vénérait,
et dont le défaut d’éducation était bien compensé par cette sublime
tendresse. La vente du fonds de culottier avait produit environ vingt
mille francs, la veuve les avait placés sur le Grand-Livre en 1820, et
les onze cents francs de rente qu’elle en avait eus composaient toute
sa fortune. Aussi, pendant long-temps, les voisins aperçurent-ils, dans
le jardin, le linge du docteur et celui de sa mère, étendus sur des
cordes. La domestique et madame Poulain blanchissaient tout au logis
avec économie. Ce détail domestique nuisait beaucoup au docteur, on
ne voulait pas lui reconnaître de talent en le voyant si pauvre. Les
onze cents francs de rente passaient au loyer. Le travail de madame
Poulain, bonne grosse petite vieille, avait, pendant les premiers
temps, suffi à toutes les dépenses de ce pauvre ménage. Après douze
ans de persistance dans son chemin pierreux, le docteur ayant fini par
gagner un millier d’écus par an, madame Poulain pouvait alors disposer
d’environ cinq mille francs. C’était, pour qui connaît Paris, avoir le
strict nécessaire.
Le salon où les consultants attendaient, était mesquinement meublé
de ce canapé vulgaire, en acajou, garni de velours d’Utrecht jaune à
fleurs, de quatre fauteuils, de six chaises, d’une console et d’une
table à thé, provenant de la succession du feu culottier et le tout
de son choix. La pendule, toujours sous son globe de verre, entre
deux candélabres égyptiens, figurait une lyre. On se demandait par
quels procédés les rideaux pendus aux fenêtres avaient pu subsister
si long-temps, car ils étaient en calicot jaune imprimé de rosaces
rouges de la fabrique de Jouy. Obercampf avait reçu des compliments de
l’Empereur pour ces atroces produits de l’industrie cotonnière en 1809.
Le cabinet du docteur était meublé dans ce goût-là, le mobilier de la
chambre paternelle en avait fait les frais. C’était sec, pauvre et
froid. Quel malade pouvait croire à la science d’un médecin qui, sans
renommée, se trouvait encore sans meubles, par un temps où l’Annonce
est toute-puissante, où l’on dore les candélabres de la place de la
Concorde pour consoler le pauvre en lui persuadant qu’il est un riche
citoyen?
L’antichambre servait de salle à manger. La bonne y travaillait quand
elle ne s’adonnait pas aux travaux de la cuisine, ou qu’elle ne
tenait pas compagnie à la mère du docteur. On devinait, dès l’entrée,
la misère décente qui régnait dans ce triste appartement, désert
pendant la moitié de la journée, en apercevant les petits rideaux de
mousseline rousse à la croisée de cette pièce donnant sur la cour. Les
placards devaient recéler des restes de pâtés moisis, des assiettes
écornées, des bouchons éternels, des serviettes d’une semaine, enfin
les ignominies justifiables des petits ménages parisiens, et qui de
là ne peuvent aller que dans la hotte des chiffonniers. Aussi par ce
temps ou la pièce de cent sous est tapie dans toutes les consciences,
où elle roule dans toutes les phrases, le docteur, âgé de trente ans,
doué d’une mère sans relations, restait-il garçon. En dix ans, il
n’avait pas rencontré le plus petit prétexte à roman dans les familles
où sa profession lui donnait accès, car il guérissait les gens dans
une sphère où les existences ressemblaient à la sienne; il ne voyait
que des ménages pareils au sien, ceux de petits employés ou de petits
fabricants. Ses clients les plus riches étaient les bouchers, les
boulangers, les gros détaillants du quartier, gens qui, la plupart
du temps, attribuaient leur guérison à la nature, pour pouvoir payer
les visites du docteur à quarante sous, en le voyant venir à pied. En
médecine, le cabriolet est plus nécessaire que le savoir.
Une vie commune et sans hasards finit par agir sur l’esprit le plus
aventureux. Un homme se façonne à son sort, il accepte la vulgarité
de sa vie. Aussi, le docteur Poulain, après dix ans de pratique,
continuait-il à faire son métier de Sisyphe, sans les désespoirs qui
rendirent ses premiers jours amers. Néanmoins, il caressait un rêve,
car tous les gens de Paris ont leur rêve. Rémonencq jouissait d’un
rêve, la Cibot avait le sien. Le docteur Poulain espérait être appelé
près d’un malade riche et influent; puis obtenir, par le crédit de ce
malade qu’il guérissait infailliblement, une place de médecin en chef
à un hôpital, de médecin des prisons, ou des théâtres du boulevard, ou
d’un ministère. Il avait d’ailleurs gagné sa place de médecin de la
mairie de cette manière. Amené par la Cibot, il avait soigné, guéri,
monsieur Pillerault, le propriétaire de la maison où les Cibot étaient
concierges. Monsieur Pillerault, grand-oncle maternel de madame la
comtesse Popinot, la femme du ministre, s’étant intéressé à ce jeune
homme dont la misère cachée avait été sondée par lui dans une visite de
remercîment, exigea de son petit-neveu, le ministre, qui le vénérait,
la place que le docteur exerçait depuis cinq ans, et dont les maigres
émoluments étaient venus bien à propos pour l’empêcher de prendre un
parti violent, celui de l’émigration. Quitter la France est, pour un
Français, une situation funèbre. Le docteur Poulain alla bien remercier
le comte Popinot, mais, le médecin de l’homme d’État étant l’illustre
Bianchon, le solliciteur comprit qu’il ne pouvait guère arriver dans
cette maison-là. Le pauvre docteur, après s’être flatté d’obtenir la
protection d’un des ministres influents, d’une des douze ou quinze
cartes qu’une main puissante mêle depuis seize ans sur le tapis vert de
la table du conseil, se trouva replongé dans le Marais où il pataugeait
chez les pauvres, chez les petits bourgeois, et où il eut la charge de
vérifier les décès, à raison de douze cents francs par an.
Le docteur Poulain, interne assez distingué, devenu praticien prudent,
ne manquait pas d’expérience. D’ailleurs, ses morts ne faisaient pas
scandale, et il pouvait étudier toutes les maladies _in animâ vili_.
Jugez de quel fiel il se nourrissait? Aussi, l’expression de sa figure,
déjà longue et mélancolique, était-elle parfois effrayante. Mettez
dans un parchemin jaune les yeux ardents de Tartufe et l’aigreur
d’Alceste; puis, figurez-vous la démarche, l’attitude, les regards
de cet homme, qui, se trouvant tout aussi bon médecin que l’illustre
Bianchon, se sentait maintenu dans une sphère obscure par une main
de fer? Le docteur Poulain ne pouvait s’empêcher de comparer ses
recettes de dix francs dans les jours heureux, à celles de Bianchon qui
vont à cinq ou six cents francs! N’est-ce pas à concevoir toutes les
haines de la démocratie? Cet ambitieux, refoulé, n’avait d’ailleurs
rien à se reprocher. Il avait déjà tenté la fortune en inventant des
pilules purgatives, semblables à celles de Morisson. Il avait confié
cette exploitation à l’un de ses camarades d’hôpital, un interne
devenu pharmacien; mais le pharmacien, amoureux d’une figurante de
l’Ambigu-Comique, s’était mis en faillite, et le brevet d’invention des
pilules purgatives se trouvant pris à son nom, cette immense découverte
avait enrichi le successeur. L’ancien interne était parti pour le
Mexique, la patrie de l’or, en emportant mille francs d’économies au
pauvre Poulain, qui, pour fiche de consolation, fut traité d’usurier
par la figurante à laquelle il vint redemander son argent. Depuis
la bonne fortune de la guérison du vieux Pillerault, pas un seul
client riche ne s’était présenté. Poulain courait tout le Marais, à
pied, comme un chat maigre, et sur vingt visites, en obtenait deux à
quarante sous. Le client qui payait bien était, pour lui, cet oiseau
fantastique, appelé le _Merle blanc_ dans tous les mondes sublunaires.
Le jeune avocat sans causes, le jeune médecin sans clients sont les
deux plus grandes expressions du Désespoir décent, particulier à la
ville de Paris, ce Désespoir muet et froid, vêtu d’un habit et d’un
pantalon noirs à coutures blanchies qui rappellent le zinc de la
mansarde, d’un gilet de satin luisant, d’un chapeau ménagé saintement,
de vieux gants et de chemises en calicot. C’est un poëme de tristesse,
sombre comme les Secrets de la Conciergerie. Les autres misères, celles
du poëte, de l’artiste, du comédien, du musicien, sont égayées par
les jovialités naturelles aux arts, par l’insouciance de la Bohême
où l’on entre d’abord et qui mène aux Thébaïdes du génie! Mais ces
deux habits noirs qui vont à pied, portés par deux professions pour
lesquelles tout est plaie, à qui l’humanité ne montre que ses côtés
honteux; ces deux hommes ont, dans les aplatissements du début,
des expressions sinistres, provoquantes, où la haine et l’ambition
concentrées jaillissent par des regards semblables aux premiers efforts
d’un incendie couvé. Quand deux amis de collége se rencontrent, à vingt
ans de distance, le riche évite alors son camarade pauvre, il ne le
reconnaît pas, il s’épouvante des abîmes que la destinée a mis entre
eux. L’un a parcouru la vie sur les chevaux fringants de la Fortune ou
sur les nuages dorés du Succès; l’autre a cheminé souterrainement dans
les égouts parisiens, et il en porte les stigmates. Combien d’anciens
amis évitaient le docteur à l’aspect de sa redingote et de son gilet!
Maintenant il est facile de comprendre comment le docteur Poulain avait
si bien joué son rôle dans la comédie du danger de la Cibot. Toutes les
convoitises, toutes les ambitions se devinent. En ne trouvant aucune
lésion dans aucun organe de la portière, en admirant la régularité de
son pouls, la parfaite aisance de ses mouvements, et, en l’entendant
jeter les hauts cris, il comprit qu’elle avait un intérêt à se dire
à la mort. La rapide guérison d’une grave maladie feinte devant
faire parler de lui dans l’Arrondissement, il exagéra la prétendue
descente de la Cibot, il parla de la résoudre en la prenant à temps.
Enfin il soumit la portière à de prétendus remèdes, à une fantastique
opération, qui furent couronnés d’un plein succès. Il chercha, dans
l’arsenal des cures extraordinaires de Desplein, un cas bizarre; il
en fit l’application à madame Cibot, attribua modestement la réussite
au grand chirurgien, et se donna pour son imitateur. Telles sont les
audaces des débutants à Paris. Tout leur fait échelle pour monter sur
le théâtre; mais comme tout s’use, même les bâtons d’échelles, les
débutants en chaque profession ne savent plus de quel bois se faire
des marchepieds. Par certains moments, le Parisien est réfractaire
au succès. Lassé d’élever des piédestaux, il boude comme les enfants
gâtés et ne veut plus d’idoles; ou, pour être vrai, les gens de talent
manquent parfois à ses engouements. La gangue d’où s’extrait le génie
a ses lacunes; le Parisien se regimbe alors, il ne veut pas toujours
dorer ou adorer les médiocrités.
En entrant avec sa brusquerie habituelle, madame Cibot surprit le
docteur à table avec sa vieille mère, mangeant une salade de mâches, la
moins chère de toutes les salades, et n’ayant pour dessert qu’un angle
aigu de fromage de Brie, entre une assiette peu garnie par les fruits
dits les quatre-mendiants, où se voyaient beaucoup de râpes de raisin,
et une assiette de mauvaises pommes de bateau.
--Ma mère, vous pouvez rester, dit le médecin en retenant madame
Poulain par le bras, c’est madame Cibot de qui je vous ai parlé.
--Mes respects, madame, mes devoirs, monsieur, dit la Cibot en
acceptant la chaise que lui présenta le docteur. Ah! c’est madame votre
mère, elle est bien heureuse d’avoir un fils qui a tant de talent; car
c’est mon sauveur, madame, il m’a tiré de l’abîme...
La veuve Poulain trouva madame Cibot charmante, en l’entendant faire
ainsi l’éloge de son fils.
--C’est donc pour vous dire, mon cher monsieur Poulain, entre nous, que
le pauvre monsieur Pons va bien mal, et que j’ai à vous parler, rapport
à lui...
--Passons au salon, dit le docteur Poulain en montrant la domestique à
madame Cibot par un geste significatif.
Une fois au salon, la Cibot expliqua longuement sa position avec
les deux Casse-noisettes, elle répéta l’histoire de son prêt en
l’enjolivant, et raconta les immenses services qu’elle rendait depuis
dix ans à messieurs Pons et Schmucke. A l’entendre, ces deux vieillards
n’existeraient plus, sans ses soins maternels. Elle se posa comme un
ange et dit tant et tant de mensonges arrosés de larmes, qu’elle finit
par attendrir la vieille madame Poulain.
--Vous comprenez, mon cher monsieur, dit-elle en terminant, qu’il
faudrait bien savoir à quoi s’en tenir sur ce que monsieur Pons compte
faire pour moi, dans le cas où il viendrait à mourir; c’est ce que
je ne souhaite guère, car ces deux innocents à soigner, voyez-vous,
madame, c’est ma vie; mais si l’un d’eux me manque, je soignerai
l’autre. Moi, la Nature m’a bâtie pour être la rivale de la Maternité.
Sans quelqu’un à qui je m’intéresse, de qui je me fais un enfant, je
ne saurais que devenir... Donc, si monsieur Poulain le voulait, il
me rendrait un service que je saurais bien reconnaître, ce serait
de parler de moi à monsieur Pons. Mon Dieu! mille francs de viager,
est-ce trop? je vous le demande... C’est autant de gagné pour monsieur
Schmucke... Pour lors, notre cher malade m’a donc dit qu’il me
recommanderait à ce pauvre Allemand, qui serait donc, dans son idée,
son héritier... Mais qu’est-ce qu’un homme qui ne sait pas coudre deux
idées en français, et qui d’ailleurs est capable de s’en aller en
Allemagne, tant il sera désespéré de la mort de son ami?...
--Ma chère madame Cibot, répondit le docteur devenu grave, ces sortes
d’affaires ne concernent point les médecins, et l’exercice de ma
profession me serait interdit si l’on savait que je me suis mêlé des
dispositions testamentaires d’un de mes clients. La loi ne permet pas à
un médecin d’accepter un legs de son malade...
--Quelle bête de loi! car qu’est-ce qui m’empêche de partager mon legs
avec vous? répondit sur-le-champ la Cibot.
--J’irai plus loin, dit le docteur, ma conscience de médecin m’interdit
de parler à monsieur Pons de sa mort. D’abord, il n’est pas assez en
danger pour cela; puis, cette conversation de ma part lui causerait un
saisissement qui pourrait lui faire un mal réel, et rendre alors sa
maladie mortelle...
--Mais je ne prends pas de mitaines, s’écria madame Cibot, pour lui
dire de mettre ses affaires en ordre, et il ne s’en porte pas plus
mal... Il est fait à cela!... ne craignez rien.
--Ne me dites rien de plus, ma chère madame Cibot!... Ces choses ne
sont pas du domaine de la médecine, elles regardent les notaires...
--Mais, mon cher monsieur Poulain, si monsieur Pons vous demandait de
lui-même où il en est, et s’il ferait bien de prendre ses précautions,
là, refuseriez-vous de lui dire que c’est une excellente chose pour
recouvrer la santé que d’avoir tout bâclé... Puis vous glisseriez un
petit mot de moi...
--Ah! s’il me parle de faire son testament, je ne l’en détournerai
point, dit le docteur Poulain.
--Eh bien! voilà qui est dit, s’écria madame Cibot. Je venais vous
remercier de vos soins, ajouta-t-elle en glissant dans la main du
docteur une papillote qui contenait trois pièces d’or. C’est tout ce
que je puis faire pour le moment. Ah! si j’étais riche, vous le seriez,
mon cher monsieur Poulain, vous qui êtes l’image du bon Dieu sur la
terre... Vous avez là, madame, pour fils, un ange!
La Cibot se leva, madame Poulain la salua d’un air aimable, et le
docteur la reconduisit jusque sur le palier. Là, cette affreuse lady
Macbeth de la rue fut éclairée d’une lueur infernale; elle comprit que
le médecin devait être son complice, puisqu’il acceptait des honoraires
pour une fausse maladie.
--Comment, mon bon monsieur Poulain, lui dit-elle, après m’avoir tirée
d’affaire pour mon accident, vous refuseriez de me sauver de la misère
en disant quelques paroles?...
Le médecin sentit qu’il avait laissé le diable le prendre par un de ses
cheveux, et que ce cheveu s’enroulait sur la corne impitoyable de la
griffe rouge. Effrayé de perdre son honnêteté pour si peu de chose, il
répondit à cette idée diabolique par une idée non moins diabolique.
--Écoutez, ma chère madame Cibot, dit-il en la faisant rentrer
et l’emmenant dans son cabinet, je vais vous payer la dette de
reconnaissance que j’ai contractée envers vous, à qui je dois ma place
de la mairie...
--Nous partagerons, dit-elle vivement.
--Quoi? demanda le docteur.
--La succession, répondit la portière.
--Vous ne me connaissez pas, répliqua le docteur en se posant en
Valérius Publicola. Ne parlons plus de cela. J’ai pour ami de collége
un garçon fort intelligent, et nous sommes d’autant plus liés, que
nous avons eu les mêmes chances dans la vie. Pendant que j’étudiais
la médecine, il faisait son droit; pendant que j’étais interne, il
grossoyait chez un avoué, maître Couture. Fils d’un cordonnier, comme
je suis celui d’un culottier, il n’a pas trouvé de sympathies bien
vives autour de lui, mais il n’a pas trouvé non plus de capitaux; car,
après tout, les capitaux ne s’obtiennent que par sympathie. Il n’a
pu traiter d’une étude qu’en province, à Mantes... Or, les gens de
province comprennent si peu les intelligences parisiennes, que l’on a
fait mille chicanes à mon ami.
--Des canailles! s’écria la Cibot.
--Oui, reprit le docteur, car on s’est coalisé contre lui si bien,
qu’il a été forcé de revendre son étude pour des faits où l’on a su lui
donner l’apparence d’un tort; le procureur du Roi s’en est mêlé; ce
magistrat était du pays, il a pris fait et cause pour les gens du pays.
Ce pauvre garçon, encore plus sec et plus râpé que je ne le suis, logé
comme moi, nommé Fraisier, s’est réfugié dans notre Arrondissement;
il en est réduit à plaider, car il est avocat, devant la Justice de
paix et le tribunal de police ordinaire. Il demeure ici près, rue
de la Perle. Allez au numéro 9, vous monterez trois étages, et, sur
le palier, vous verrez imprimé en lettres d’or: CABINET DE MONSIEUR
FRAISIER, sur un petit carré de maroquin rouge. Fraisier se charge
spécialement des affaires contentieuses de messieurs les concierges,
des ouvriers et de tous les pauvres de notre Arrondissement à des prix
modérés. C’est un honnête homme, car je n’ai pas besoin de vous dire
qu’avec ses moyens, s’il était fripon, il roulerait carrosse. Je verrai
mon ami Fraisier ce soir. Allez chez lui demain de bonne heure, il
connaît monsieur Louchard, le garde du commerce; monsieur Tabareau,
l’huissier de la Justice de paix; monsieur Vitel, le juge de paix; et
monsieur Trognon, notaire: il est lancé déjà parmi les gens d’affaires
les plus considérés du quartier. S’il se charge de vos intérêts, si
vous pouvez le donner comme conseil à monsieur Pons, vous aurez en lui,
voyez-vous, un autre vous-même. Seulement, n’allez pas, comme avec
moi, lui proposer des compromis qui blessent l’honneur; mais il a de
l’esprit, vous vous entendrez. Puis, quant à reconnaître ses services,
je serai votre intermédiaire...
Madame Cibot regarda le docteur malignement.
--N’est-ce pas l’homme de loi, dit-elle, qui a tiré la mercière de la
rue Vieille-du-Temple, madame Florimond, de la mauvaise passe où elle
était, rapport à cet héritage de son bon ami?...
--C’est lui-même, dit le docteur.
--N’est-ce pas une horreur, s’écria la Cibot, qu’après lui avoir obtenu
deux mille francs de rente, elle lui a refusé sa main, qu’il lui
demandait, et qu’elle a cru, dit-on, être quitte en lui donnant douze
chemises de toile de Hollande, vingt-quatre mouchoirs, enfin tout un
trousseau!
--Ma chère madame Cibot, dit le docteur, le trousseau valait mille
francs, et Fraisier, qui débutait alors dans le quartier, en avait bien
besoin. Elle a d’ailleurs payé le mémoire de frais sans observation...
Cette affaire-là en a valu d’autres à Fraisier, qui maintenant est
très-occupé; mais, dans mon genre, nos clientèles se valent...
--Il n’y a que les justes qui pâtissent ici-bas! répondit la portière.
Eh bien, adieu et merci, mon bon monsieur Poulain.
Ici commence le drame, ou, si vous voulez, la comédie terrible de la
mort d’un célibataire livré par la force des choses à la rapacité des
natures cupides qui se groupent à son lit, et qui, dans ce cas, eurent
pour auxiliaires la passion la plus vive, celle d’un tableaumane,
l’avidité du sieur Fraisier, qui, vu dans sa caverne, va vous faire
frémir, et la soif d’un Auvergnat capable de tout, même d’un crime,
pour se faire un capital. Cette comédie, à laquelle cette partie du
récit sert en quelque sorte d’avant-scène, a d’ailleurs pour acteurs
tous les personnages qui jusqu’à présent ont occupé la scène.
L’avilissement des mots est une de ces bizarreries des mœurs qui,
pour être expliquée, voudrait des volumes. Écrivez à un avoué en le
qualifiant d’_homme de loi_, vous l’aurez offensé tout autant que vous
offenseriez un négociant en gros de denrées coloniales à qui vous
adresseriez ainsi votre lettre:--Monsieur un tel, épicier. Un assez
grand nombre de gens du monde qui devraient savoir, puisque c’est
là toute leur science, ces délicatesses du savoir-vivre, ignorent
encore que la qualification d’_homme de lettres_ est la plus cruelle
injure qu’on puisse faire à un auteur. Le mot monsieur est le plus
grand exemple de la vie et de la mort des mots. Monsieur veut dire
monseigneur. Ce titre, si considérable autrefois, réservé maintenant
aux rois par la transformation de sieur en sire, se donne à tout
le monde; et néanmoins _messire_, qui n’est pas autre chose que le
double du mot monsieur et son équivalent, soulève des articles dans
les feuilles républicaines, quand, par hasard, il se trouve mis dans
un billet d’enterrement. Magistrats, conseillers, jurisconsultes,
juges, avocats, officiers ministériels, avoués, huissiers, conseils,
hommes d’affaires, agents d’affaires et défenseurs, sont les Variétés
sous lesquelles se classent les gens qui rendent la justice ou qui
la travaillent. Les deux derniers bâtons de cette échelle sont le
_praticien_ et _l’homme de loi_. Le praticien, vulgairement appelé
recors, est l’homme de justice par hasard, il est là pour assister
l’exécution des jugements, c’est, pour les affaires civiles, un
bourreau d’occasion. Quant à l’_homme de loi_, c’est l’injure
particulière à la profession. Il est à la justice, ce que l’_homme de
lettres_ est à la littérature. Dans toutes les professions, en France,
la rivalité qui les dévore, a trouvé des termes de dénigrement. Chaque
état a son insulte. Le mépris qui frappe les mots _homme de lettres_
et _homme de loi_ s’arrête au pluriel. On dit très-bien sans blesser
personne _les gens de lettres_, _les gens de loi_. Mais, à Paris,
chaque profession a ses Oméga, des individus qui mettent le métier de
plain-pied avec la pratique des rues, avec le peuple. Aussi l’_homme
de loi_, le petit agent d’affaires existe-t-il encore dans certains
quartiers, comme on trouve encore à la Halle, le prêteur à la petite
semaine qui est à la haute banque ce que monsieur Fraisier était à la
compagnie des avoués. Chose étrange! Les gens du peuple ont peur des
officiers ministériels comme ils ont peur des restaurants fashionables.
Ils s’adressent à des gens d’affaires comme ils vont boire au cabaret.
Le plain-pied est la loi générale des différentes sphères sociales. Il
n’y a que les natures d’élite qui aiment à gravir les hauteurs, qui ne
souffrent pas en se voyant en présence de leurs supérieurs, qui se font
leur place, comme Beaumarchais laissant tomber la montre d’un grand
seigneur essayant de l’humilier; mais aussi les parvenus, surtout ceux
qui savent faire disparaître leurs langes, sont-ils des exceptions
grandioses.
Le lendemain à six heures du matin, madame Cibot examinait, rue de
la Perle, la maison où demeurait son futur conseiller, le sieur
Fraisier, homme de loi. C’était une de ces vieilles maisons habitées
par la petite bourgeoisie d’autrefois. On y entrait par une allée. Le
rez-de-chaussée, en partie occupé par la loge du portier et par la
boutique d’un ébéniste, dont les ateliers et les magasins encombraient
une petite cour intérieure, se trouvait partagé par l’allée et par la
cage de l’escalier, que le salpêtre et l’humidité dévoraient. Cette
maison semblait attaquée de la lèpre.
Madame Cibot alla droit à la loge, elle y trouva l’un des confrères de
Cibot, un cordonnier, sa femme et deux enfants en bas âge logés dans
un espace de dix pieds carrés, éclairé sur la petite cour. La plus
cordiale entente régna bientôt entre les deux femmes, une fois que
la Cibot eut déclaré sa profession, se fut nommée et eut parlé de sa
maison de la rue de Normandie. Après un quart d’heure employé par les
commérages et pendant lequel la portière de monsieur Fraisier faisait
le déjeuner du cordonnier et des deux enfants, madame Cibot amena la
conversation sur les locataires et parla de l’homme de loi.
--Je viens le consulter, dit-elle, pour des affaires; un de ses amis,
monsieur le docteur Poulain, a dû me recommander à lui. Vous connaissez
monsieur Poulain?
--Je le crois bien! dit la portière de la rue de la Perle. Il a sauvé
ma petite qu’avait le croup!
--Il m’a sauvée aussi, moi, madame. Quel homme est-ce, ce monsieur
Fraisier?...
--C’est un homme, ma chère dame, dit la portière, de qui l’on arrache
bien difficilement l’argent de ses ports de lettres à la fin du mois.
Cette réponse suffit à l’intelligente Cibot.
--On peut être pauvre et honnête, répondit-elle.
--Je l’espère bien, reprit la portière de Fraisier; nous ne roulons pas
sur l’or ni sur l’argent, pas même sur les sous, mais nous n’avons pas
un liard à qui que ce soit.
La Cibot se reconnut dans ce langage.
--Enfin, ma petite, reprit-elle, on peut se fier à lui, n’est-ce pas?
--Ah! dame! quand monsieur Fraisier veut du bien à quelqu’un, j’ai
entendu dire à madame Florimond qu’il n’a pas son pareil...
--Et pourquoi ne l’a-t-elle pas épousé, demanda vivement la Cibot,
puisqu’elle lui devait sa fortune? C’est quelque chose pour une petite
mercière, et qui était entretenue par un vieux, que de devenir la femme
d’un avocat...
--Pourquoi? dit la portière en entraînant madame Cibot dans l’allée;
vous montez chez lui, n’est-ce pas, madame?... eh bien! quand vous
serez dans son cabinet, vous saurez pourquoi.
L’escalier, éclairé sur une petite cour par des fenêtres à coulisse,
annonçait qu’excepté le propriétaire et le sieur Fraisier, les autres
locataires exerçaient des professions mécaniques. Les marches boueuses
portaient l’enseigne de chaque métier en offrant aux regards des
découpures de cuivre, des boutons cassés, des brimborions de gaze,
de sparterie. Les apprentis des étages supérieurs y dessinaient des
caricatures obscènes. Le dernier mot de la portière, en excitant la
curiosité de madame Cibot, la décida naturellement à consulter l’ami
du docteur Poulain; mais en se réservant de l’employer à ses affaires
d’après ses impressions.
--Je me demande quelquefois comment madame Sauvage peut tenir à son
service, dit en forme de commentaire la portière qui suivait madame
Cibot. Je vous accompagne, madame, ajouta-t-elle, car je monte le lait
et le journal à mon propriétaire.
Arrivée au second étage au-dessus de l’entresol, la Cibot se trouva
devant une porte du plus vilain caractère. La peinture d’un rouge
faux était enduite sur vingt centimètres de largeur, de cette couche
noirâtre qu’y déposent les mains après un certain temps, et que les
architectes ont essayé de combattre dans les appartements élégants,
par l’application de glaces au-dessus et au-dessous des serrures. Le
guichet de cette porte, bouché par des scories semblables à celles
que les restaurateurs inventent pour vieillir des bouteilles adultes,
ne servait qu’à mériter à la porte le surnom de porte de prison,
et concordait d’ailleurs à ses ferrures en trèfles, à ses gonds
formidables, à ses grosses têtes de clous. Quelque avare ou quelque
folliculaire en querelle avec le monde entier devait avoir inventé ces
appareils. Le plomb où se déversaient les eaux ménagères, ajoutait
sa quote-part de puanteur dans l’escalier, dont le plafond offrait
partout des arabesques dessinées avec de la fumée de chandelle, et
quelles arabesques! Le cordon de tirage, au bout duquel pendait une
olive crasseuse, fit résonner une petite sonnette dont l’organe faible
dévoilait une cassure dans le métal. Chaque objet était un trait en
harmonie avec l’ensemble de ce hideux tableau. La Cibot entendit le
bruit d’un pas pesant, et la respiration asthmatique d’une femme
puissante. Et madame Sauvage se manifesta! C’était une de ces vieilles
devinées par Adrien Brauwer dans ses Sorcières partant pour le Sabbat,
une femme de cinq pieds six pouces, à visage soldatesque et beaucoup
plus barbu que celui de la Cibot, d’un embonpoint maladif, vêtue d’une
affreuse robe de rouennerie à bon marché, coiffée d’un madras, faisant
encore papillotes avec les imprimés que recevait gratuitement son
maître, et portant à ses oreilles des espèces de roues de carrosse en
or. Ce cerbère femelle tenait à la main un poêlon en fer-blanc, bossué,
dont le lait répandu jetait dans l’escalier une odeur de plus, qui s’y
sentait peu, malgré son âcreté nauséabonde.
--Qué qu’il y a pour votre service, _médème_? demanda madame Sauvage.
Et, d’un air menaçant, elle jeta sur la Cibot, qu’elle trouva, sans
doute, trop bien vêtue, un regard d’autant plus meurtrier, que ses yeux
étaient naturellement sanguinolents.
--Je viens voir monsieur Fraisier de la part de son ami le docteur
Poulain.
--Entrez, _médème_, répondit la Sauvage d’un air devenu soudain
très-aimable et qui prouvait qu’elle était avertie de cette visite
matinale.
Et, après avoir fait une révérence de théâtre, la domestique à moitié
mâle du sieur Fraisier ouvrit brusquement la porte du cabinet qui
donnait sur la rue, et où se trouvait l’ancien avoué de Mantes.
Ce cabinet ressemblait absolument à ces petites études d’huissier
du troisième ordre, où les cartonniers sont en bois noirci, où
les dossiers sont si vieux qu’ils ont de la barbe, en style de
cléricature, où les ficelles rouges pendent d’une façon lamentable,
où les cartons sentent les ébats des souris, où le plancher est gris
de poussière et le plafond jaune de fumée. La glace de la cheminée
était trouble; les chenets en fonte supportaient une bûche économique;
la pendule en marqueterie moderne, valant soixante francs, avait été
achetée à quelque vente par autorité de justice et les flambeaux qui
l’accompagnaient étaient en zinc, mais ils affectaient des formes
rococo mal réussies, et la peinture, partie en plusieurs endroits,
laissait voir le métal. Monsieur Fraisier, petit homme sec et maladif,
à figure rouge, dont les bourgeons annonçaient un sang très-vicié,
mais qui d’ailleurs se grattait incessamment le bras droit, et dont
la perruque, mise très en arrière, laissait voir un crâne couleur de
brique et d’une expression sinistre, se leva de dessus un fauteuil de
canne, où il siégeait sur un rond en maroquin vert. Il prit un air
agréable et une voix flûtée pour dire en avançant une chaise:--Madame
Cibot, je pense?...
--Oui, monsieur, répondit la portière qui perdit son assurance
habituelle.
Madame Cibot fut effrayée par cette voix, qui ressemblait assez à
celle de la sonnette, et par un regard encore plus vert que les
yeux verdâtres de son futur conseil. Le cabinet sentait si bien son
Fraisier, qu’on devait croire que l’air y était pestilentiel. Madame
Cibot comprit alors pourquoi madame Florimond n’était pas devenue
madame Fraisier.
--Poulain m’a parlé de vous, ma chère dame, dit l’homme de loi, de
cette voix d’emprunt qu’on appelle vulgairement _petite voix_, mais qui
restait aigre et clairette comme un vin de pays.
Là, cet agent d’affaires essaya de se draper, en ramenant sur ses
genoux pointus, couverts en molleton excessivement râpé, les deux
pans d’une vieille robe de chambre en calicot imprimé, dont la ouate
prenait la liberté de sortir par plusieurs déchirures, mais le poids
de cette ouate entraînait les pans, et découvrait un justaucorps en
flanelle devenu noirâtre. Après avoir resserré, d’un petit air fat,
la cordelière de cette robe de chambre réfractaire pour dessiner sa
taille de roseau, Fraisier réunit d’un coup de pincette deux tisons qui
s’évitaient depuis fort long-temps, comme deux frères ennemis. Puis,
saisi d’une pensée subite, il se leva:--Madame Sauvage! cria-t-il.
--Après?
--Je n’y suis pour personne.
--Hé! _parbleur!_ on le sait, répondit la virago d’une maîtresse voix.
--C’est ma vieille nourrice, dit l’homme de loi d’un air confus à la
Cibot.
--Elle a encore beaucoup de laid, répliqua l’ancienne héroïne des
Halles.
Fraisier rit du calembour et mit le verrou, pour que sa ménagère ne
vînt pas interrompre les confidences de la Cibot.
--Eh bien! madame, expliquez-moi votre affaire, dit-il en s’asseyant et
tâchant toujours de draper sa robe de chambre. Une personne qui m’est
recommandée par le seul ami que j’aie au monde peut compter sur moi...
mais... absolument.
Madame Cibot parla pendant une demi-heure sans que l’agent d’affaires
se permît la moindre interruption; il avait l’air curieux d’un jeune
soldat écoutant un _vieux de la vieille_. Ce silence et la soumission
de Fraisier, l’attention qu’il paraissait prêter à ce bavardage à
cascades, dont on a vu des échantillons dans les scènes entre la
Cibot et le pauvre Pons, firent abandonner à la défiante portière
quelques-unes des préventions que tant de détails ignobles venaient
de lui inspirer. Quand la Cibot se fut arrêtée, et qu’elle attendit
un conseil, le petit homme de loi, dont les yeux verts à points noirs
avaient étudié sa future cliente, fut pris d’une toux dite de cercueil,
et eut recours à un bol en faïence à demi plein de jus d’herbes, qu’il
vida.
--Sans Poulain, je serais déjà mort, ma chère madame Cibot, répondit
Fraisier à des regards maternels que lui jeta la portière; mais il me
rendra, dit-il, la santé...
Il paraissait avoir perdu la mémoire des confidences de sa cliente, qui
pensait à quitter un pareil moribond.
--Madame, en matière de succession, avant de s’avancer, il faut savoir
deux choses, reprit l’ancien avoué de Mantes en devenant grave.
Premièrement, si la succession vaut la peine qu’on se donne, et,
deuxièmement, quels sont les héritiers; car, si la succession est le
butin, les héritiers sont l’ennemi.
La Cibot parla de Rémonencq et d’Élie Magus, et dit que les deux fins
compères évaluaient la collection de tableaux à six cent mille francs...
--La prendraient-ils à ce prix-là?... demanda l’ancien avoué de Mantes,
car, voyez-vous, madame, les gens d’affaires ne croient pas aux
tableaux. Un tableau, c’est quarante sous de toile ou cent mille francs
de peinture! Or, les peintures de cent mille francs sont bien connues,
et quelles erreurs dans toutes ces valeurs-là, même les plus célèbres!
Un financier bien connu, dont la galerie était vantée, visitée et
gravée (gravée!) passait pour avoir dépensé des millions... Il meurt,
car on meurt, eh bien! ses _vrais_ tableaux n’ont pas produit plus de
deux cent mille francs. Il faudrait m’amener ces messieurs... Passons
aux héritiers.
Et Fraisier se remit dans son attitude d’écouteur. En entendant le nom
du président Camusot, il fit un hochement de tête, accompagné d’une
grimace qui rendit la Cibot excessivement attentive; elle essaya de
lire sur ce front, sur cette atroce physionomie, et trouva ce qu’en
affaires on nomme _une tête de bois_.
--Oui, mon cher monsieur, répéta la Cibot, mon monsieur Pons est le
propre cousin du président Camusot de Marville, il me rabâche sa
parenté deux fois par jour. La première femme de monsieur Camusot, le
marchand de soieries...
--Qui vient d’être nommé pair de France...
--Était une demoiselle Pons, cousine germaine de monsieur Pons.
--Ils sont cousins issus de germains...
--Ils ne sont plus rien du tout, ils sont brouillés.
Monsieur Camusot de Marville avait été, pendant cinq ans, président du
tribunal de Mantes, avant de venir à Paris. Non-seulement il y avait
laissé des souvenirs, mais encore il y avait conservé des relations;
car son successeur, celui de ses juges avec lequel il s’était le plus
lié pendant son séjour, présidait encore le tribunal et conséquemment
connaissait Fraisier à fond.
--Savez-vous, madame, dit-il lorsque la Cibot eut arrêté les rouges
écluses de sa bouche torrentielle, savez-vous que vous auriez pour
ennemi capital un homme qui peut envoyer les gens à l’échafaud?
La portière exécuta sur sa chaise un bond qui la fit ressembler à la
poupée de ce joujou nommé _une surprise_.
--Calmez-vous, ma chère dame, reprit Fraisier. Que vous ignoriez ce
qu’est le président de la chambre des mises en accusation de la cour
royale de Paris, rien de plus naturel, mais vous deviez savoir que
monsieur Pons avait un héritier légal naturel. Monsieur le président de
Marville est le seul et unique héritier de votre malade, mais il est
collatéral au troisième degré; donc, monsieur Pons peut, aux termes
de la loi, faire ce qu’il veut de sa fortune. Vous ignorez encore
que la fille de monsieur le président a épousé depuis six semaines
au moins, le fils aîné de monsieur le comte Popinot, pair de France,
ancien ministre de l’agriculture et du commerce, un des hommes les plus
influents de la politique actuelle. Cette alliance rend le président
encore plus redoutable qu’il ne l’est comme souverain de la cour
d’assises.
La Cibot tressaillit encore à ce mot.
--Oui, c’est lui qui vous envoie là, reprit Fraisier. Ah! ma chère
dame, vous ne savez pas ce qu’est une robe rouge! C’est déjà bien assez
d’avoir une simple robe noire contre soi! Si vous me voyez ici ruiné,
chauve, moribond... eh bien! c’est pour avoir heurté, sans le savoir,
un simple petit procureur du roi de province. On m’a forcé de vendre
mon étude à perte, et bien heureux de décamper en perdant ma fortune.
Si j’avais voulu résister, je n’aurais pas pu garder ma profession
d’avocat. Ce que vous ignorez encore c’est que s’il ne s’agissait
que du président Camusot, ce ne sera rien; mais il a, voyez-vous,
une femme!... Et si vous vous trouviez face à face avec cette femme,
vous trembleriez comme si vous étiez sur la première marche de
l’échafaud, les cheveux vous dresseraient sur la tête. La présidente
est vindicative à passer dix ans pour vous entortiller dans un piége
où vous péririez! Elle fait agir son mari comme un enfant fait aller
sa toupie. Elle a dans sa vie causé le suicide, à la Conciergerie,
d’un charmant garçon; elle a rendu blanc comme neige un comte qui se
trouvait sous une accusation de faux. Elle a failli faire interdire
l’un des plus grands seigneurs de la cour de Charles X. Enfin, elle a
renversé le procureur-général, monsieur de Grandville...
--Qui demeurait Vieille-rue-du-Temple, au coin de la rue
Saint-François, dit la Cibot.
--C’est lui-même. On dit qu’elle veut faire son mari ministre de la
justice, et je ne sais pas si elle n’arrivera point à ses fins...
Si elle se mettait dans l’idée de nous envoyer tous deux en cour
d’assises et au bagne, moi qui suis innocent comme l’enfant qui naît,
je prendrais un passe-port et j’irais aux États-Unis... tant je connais
bien la justice. Or, ma chère madame Cibot, pour pouvoir marier sa
fille unique au jeune vicomte Popinot, qui sera, dit-on, héritier de
votre propriétaire, monsieur Pillerault, la présidente s’est dépouillée
de toute sa fortune, si bien qu’en ce moment, le président et sa
femme sont réduits à vivre avec le traitement de la présidence. Et
vous croyez, ma chère dame, que, dans ces circonstances-là, madame la
présidente négligera la succession de votre monsieur Pons?... Mais
j’aimerais mieux affronter des canons chargés à mitraille que de me
savoir une pareille femme contre moi...
--Mais, dit la Cibot, ils sont brouillés...
--Qu’est-ce que cela fait? dit Fraisier. Raison de plus! Tuer un parent
de qui l’on se plaint, c’est quelque chose, mais hériter de lui, c’est
là un plaisir!
--Mais le bonhomme a ses héritiers en horreur; il me répète que ces
gens-là, je me rappelle les noms, monsieur Cardot, monsieur Berthier,
etc., l’ont écrasé comme un œuf qui se trouverait sous un tombereau.
--Voulez-vous être broyée ainsi?...
--Mon Dieu, mon Dieu! s’écria la portière. Ah! madame Fontaine avait
raison en disant que je rencontrerais des obstacles; mais elle a dit
que je réussirais...
--Écoutez, ma chère madame Cibot... Que vous tiriez de cette affaire
une trentaine de mille francs, c’est possible; mais la succession, il
n’y faut pas songer... Nous avons causé de vous et de votre affaire, le
docteur Poulain et moi, hier au soir...
Là, madame Cibot fit encore un bond sur sa chaise.
--Eh bien! qu’avez-vous?
--Mais, si vous connaissiez mon affaire, pourquoi m’avez-vous laissé
jaser comme une pie?
--Madame Cibot, je connaissais votre affaire, mais je ne savais rien de
madame Cibot! Autant de clients, autant de caractères...
Là, madame Cibot jeta sur son futur conseil un singulier regard où
toute sa défiance éclata et que Fraisier surprit.
--Je reprends, dit Fraisier. Donc, notre ami Poulain a été mis par
vous en rapport avec le vieux monsieur Pillerault, le grand-oncle de
madame la comtesse Popinot, et c’est un de vos titres à mon dévouement.
Poulain va voir votre propriétaire (notez ceci!) tous les quinze jours,
et il a su tous ces détails par lui. Cet ancien négociant assistait au
mariage de son arrière-petit-neveu (car c’est un oncle à succession,
il a bien quelque quinze mille francs de rente; et, depuis vingt-cinq
ans, il vit comme un moine, il dépense à peine mille écus par an...),
et il a raconté toute l’affaire du mariage à Poulain. Il paraît que ce
grabuge a été causé précisément par votre bonhomme de musicien qui a
voulu déshonorer, par vengeance, la famille du président. Qui n’entend
qu’une cloche n’a qu’un son... Votre malade se dit innocent, mais le
monde le regarde comme un monstre...
--Ça ne m’étonnerait pas qu’il en fût un! s’écria la Cibot.
Figurez-vous que voilà dix ans passés que j’y mets du mien, il le
sait, il a mes économies, et il ne veut pas me coucher sur son
testament... Non, monsieur, il ne le veut pas, il est têtu, que c’est
un vrai mulet... Voilà dix jours que je lui en parle, le mâtin ne
bouge pas plus que si c’était un terne. Il ne desserre pas les dents,
il me regarde d’un air... Le plus qu’il m’a dit, c’est qu’il me
recommanderait à monsieur Schmucke.
--Il compte donc faire un testament en faveur de ce Schmucke?...
--Il lui donnera tout...
--Écoutez, ma chère madame Cibot, il faudrait pour que j’eusse des
opinions arrêtées, pour concevoir un plan, que je connusse monsieur
Schmucke, que je visse les objets dont se compose la succession, que
j’eusse une conférence avec ce juif de qui vous me parlez; et, alors,
laissez-moi vous diriger...
--Nous verrons, mon bon monsieur Fraisier.
--Comment! nous verrons, dit Fraisier en jetant un regard de vipère
à la Cibot et parlant avec sa voix naturelle. Ah çà! suis-je ou ne
suis-je pas votre conseil? entendons-nous bien.
La Cibot se sentit devinée, elle eut froid dans le dos.
--Vous avez toute ma confiance, répondit-elle en se voyant à la merci
d’un tigre.
--Nous autres avoués, nous sommes habitués aux trahisons de nos
clients. Examinez bien votre position: elle est superbe. Si vous suivez
mes conseils de point en point, vous aurez, je vous le garantis,
trente ou quarante mille francs de cette succession-là... Mais cette
belle médaille a un revers. Supposez que la présidente apprenne que
la succession de monsieur Pons vaut un million, et que vous voulez
l’écorner, car il y a toujours des gens qui se chargent de dire ces
choses-là!... fit-il en parenthèse.
Cette parenthèse, ouverte et fermée par deux pauses, fit frémir
la Cibot, qui pensa sur-le-champ que Fraisier se chargerait de la
dénonciation.
--Ma chère cliente, en dix minutes on obtiendra du bonhomme Pillerault
votre renvoi de la loge, et l’on vous donnera deux heures pour
déménager...
--Quéque ça me ferait!... dit la Cibot en se dressant sur ses pieds en
Bellone, je resterais chez ces messieurs comme leur femme de confiance.
--Et, voyant cela, l’on vous tendrait un piége, et vous vous
réveilleriez un beau matin dans un cachot, vous et votre mari, sous une
accusation capitale...
--Moi!... s’écria la Cibot, moi qui n’ai pas n’une centime à autrui!...
Moi!... moi!...
Elle parla pendant cinq minutes, et Fraisier examina cette grande
artiste exécutant son concerto de louanges sur elle-même. Il était
froid, railleur, son œil perçait la Cibot comme d’un stylet, il riait
en dedans, sa perruque sèche se remuait. C’était Robespierre au temps
où ce Sylla français faisait des quatrains.
--Et comment! et pourquoi! et sous quel prétexte! demanda-t-elle en
terminant.
--Voulez-vous savoir comment vous pourriez être guillotinée?...
La Cibot tomba pâle comme une morte, car cette phrase lui tomba sur le
cou comme le couteau de la loi. Elle regarda Fraisier d’un air égaré.
--Écoutez-moi bien, ma chère enfant, reprit Fraisier en réprimant un
mouvement de satisfaction que lui causa l’effroi de sa cliente.
--J’aimerais mieux tout laisser là... dit en murmurant la Cibot.
Et elle voulut se lever.
--Restez, car vous devez connaître votre danger, je vous dois mes
lumières, dit impérieusement Fraisier. Vous êtes renvoyée par monsieur
Pillerault, ça ne fait pas de doute, n’est-ce pas? Vous devenez la
domestique de ces deux messieurs, très-bien! C’est une déclaration de
guerre entre la présidente et vous. Vous voulez tout faire, vous, pour
vous emparer de cette succession, en tirer pied ou aile...
La Cibot fit un geste.
--Je ne vous blâme pas, ce n’est pas mon rôle, dit Fraisier en
répondant au geste de sa cliente. C’est une bataille que cette
entreprise, et vous irez plus loin que vous ne pensez! On se grise de
son idée, on tape dur...
Autre geste de dénégation de la part de madame Cibot, qui se rengorgea.
--Allons, allons, ma petite mère, reprit Fraisier avec une horrible
familiarité, vous iriez bien loin...
--Ah çà! me prenez-vous pour une voleuse?
--Allons, maman, vous avez un reçu de monsieur Schmucke qui vous a peu
coûté... Ah! vous êtes ici à confesse, ma belle dame... Ne trompez pas
votre confesseur, surtout quand ce confesseur a le pouvoir de lire dans
votre cœur...
La Cibot fut effrayée de la perspicacité de cet homme et comprit la
raison de la profonde attention avec laquelle il l’avait écoutée.
--Eh bien! reprit Fraisier, vous pouvez bien admettre que la
présidente ne se laissera pas dépasser par vous dans cette course à la
succession... On vous observera, l’on vous espionnera... Vous obtenez
d’être mise sur le testament de monsieur Pons... C’est parfait. Un beau
jour, la justice arrive, on saisit une tisane, on y trouve de l’arsenic
au fond, vous et votre mari vous êtes arrêtés, jugés, condamnés, comme
ayant voulu tuer le sieur Pons, afin de toucher votre legs... J’ai
défendu à Versailles une pauvre femme, aussi vraiment innocente que
vous le seriez en pareil cas; les choses étaient comme je vous le dis,
et tout ce que j’ai pu faire alors, ç’a été de lui sauver la vie. La
malheureuse a eu vingt ans de travaux forcés et les fait à Saint-Lazare.
L’effroi de madame Cibot fut au comble. Devenue pâle, elle regardait
ce petit homme sec aux yeux verdâtres comme la pauvre Moresque, réputée
fidèle à sa religion, devait regarder l’inquisiteur au moment où elle
s’entendait condamner au feu.
--Vous dites donc, mon bon monsieur Fraisier, qu’en vous laissant
faire, vous confiant le soin de mes intérêts, j’aurais quelque chose,
sans rien craindre?
--Je vous garantis trente mille francs, dit Fraisier en homme sûr de
son fait.
--Enfin, vous savez combien j’aime le cher docteur Poulain, reprit-elle
de sa voix la plus pateline, c’est lui qui m’a dit de venir vous
trouver, et le digne homme ne m’envoyait pas ici pour m’entendre dire
que je serais guillotinée comme une empoisonneuse...
Elle fondit en larmes, tant cette idée de guillotine l’avait fait
frissonner, ses nerfs étaient en mouvement, la terreur lui serrait
le cœur, elle perdit la tête. Fraisier jouissait de son triomphe. En
apercevant l’hésitation de sa cliente, il se voyait privé de l’affaire,
et il avait voulu dompter la Cibot, l’effrayer, la stupéfier, l’avoir à
lui, pieds et poings liés. La portière, entrée dans ce cabinet, comme
une mouche se jette dans une toile d’araignée, devait y rester, liée,
entortillée, et servir de pâture à l’ambition de ce petit homme de loi.
Fraisier voulait en effet trouver, dans cette affaire, la nourriture de
ses vieux jours, l’aisance, le bonheur, la considération. La veille,
pendant la soirée, tout avait été pesé mûrement, examiné soigneusement,
à la loupe, entre Poulain et lui. Le docteur avait dépeint Schmucke à
son ami Fraisier, et leurs esprits alertes avaient sondé toutes les
hypothèses, examiné les ressources et les dangers. Fraisier, dans un
élan d’enthousiasme, s’était écrié:--Notre fortune à tous deux est
là-dedans! Et il avait promis à Poulain une place de médecin en chef
d’hôpital, à Paris, et il s’était promis à lui-même de devenir juge de
paix de l’arrondissement.
Être juge de paix! c’était pour cet homme plein de capacités, docteur
en droit et sans chaussettes, une chimère si rude à la monture,
qu’il y pensait, comme les avocats-députés pensent à la simarre et
les prêtres italiens à la tiare. C’était une folie! Le juge de paix,
monsieur Vitel, devant qui plaidait Fraisier, était un vieillard de
soixante-neuf ans, assez maladif, qui parlait de prendre sa retraite,
et Fraisier parlait d’être son successeur à Poulain, comme Poulain lui
parlait d’une riche héritière qu’il épousait après lui avoir sauvé la
vie. On ne sait pas quelles convoitises inspirent toutes les places
à la résidence de Paris. Habiter Paris est un désir universel. Qu’un
débit de tabac, de timbre, vienne à vaquer, cent femmes se lèvent
comme un seul homme et font mouvoir tous leurs amis pour l’obtenir. La
vacance probable d’une des vingt-quatre perceptions de Paris cause une
émeute d’ambitions à la chambre des députés! Ces places se donnent en
conseil, la nomination est une affaire d’État. Or, les appointements de
juge de paix, à Paris, sont d’environ six mille francs. Le greffe de
ce tribunal est une charge qui vaut cent mille francs. C’est une des
places les plus enviées de l’ordre judiciaire. Fraisier, juge de paix,
ami d’un médecin en chef d’hôpital, se mariait richement, et mariait le
docteur Poulain; ils se prêtaient la main mutuellement. La nuit avait
passé son rouleau de plomb sur toutes les pensées de l’ancien avoué
de Mantes, et un plan formidable avait germé, plan touffu, fertile en
moissons et en intrigues. La Cibot était la cheville ouvrière de ce
drame. Aussi la révolte de cet instrument devait-elle être comprimée;
elle n’avait pas été prévue, mais l’ancien avoué venait d’abattre à ses
pieds l’audacieuse portière en déployant toutes les forces de sa nature
vénéneuse.
--Ma chère madame Cibot, voyons, rassurez-vous, dit-il en lui prenant
la main.
Cette main, froide comme la peau d’un serpent, produisit une impression
terrible sur la portière, il en résulta comme une réaction physique
qui fit cesser son émotion; elle trouva le crapaud Astaroth de madame
Fontaine moins dangereux à toucher que ce bocal de poisons couvert
d’une perruque rougeâtre et qui parlait comme les portes crient.
--Ne croyez pas que je vous effraie à tort, reprit Fraisier après avoir
noté ce nouveau mouvement de répulsion de la Cibot. Les affaires qui
font la terrible réputation de madame la présidente sont tellement
connues au Palais, que vous pouvez consulter là-dessus qui vous
voudrez. Le grand seigneur qu’on a failli interdire est le marquis
d’Espard. Le marquis d’Esgrignon est celui qu’on a sauvé des galères.
Le jeune homme, riche, beau, plein d’avenir, qui devait épouser une
demoiselle appartenant à l’une des premières familles de France, et
qui s’est pendu dans un cabanon de la Conciergerie, est le célèbre
Lucien de Rubempré, dont l’affaire a soulevé tout Paris dans le temps.
Il s’agissait là d’une succession, de celle d’une femme entretenue,
la fameuse Esther, qui a laissé plusieurs millions, et on accusait ce
jeune homme de l’avoir empoisonnée, car il était l’héritier institué
par le testament. Ce jeune poëte n’était pas à Paris quand cette fille
est morte, il ne se savait pas héritier!... On ne peut pas être plus
innocent que cela. Eh bien! après avoir été interrogé par monsieur
Camusot, ce jeune homme s’est pendu dans son cachot... La Justice,
c’est comme la Médecine, elle a ses victimes. Dans le premier cas,
on meurt pour la société; dans le second, pour la Science, dit-il
en laissant échapper un affreux sourire. Eh bien! vous voyez que je
connais le danger... Je suis déjà ruiné par la Justice, moi, pauvre
petit avoué obscur. Mon expérience me coûte cher, elle est toute à
votre service...
--Ma foi, non, merci... dit la Cibot, je renonce à tout! j’aurai
fait un ingrat... Je ne veux que mon dû! J’ai trente ans de probité,
monsieur. Mon monsieur Pons dit qu’il me recommandera sur son testament
à son ami Schmucke; eh bien! je finirai mes jours en paix chez ce brave
Allemand...
Fraisier dépassait le but, il avait découragé la Cibot, et il fut
obligé d’effacer les tristes impressions qu’elle avait reçues.
--Ne désespérons de rien, dit-il, allez-vous-en chez vous, tout
tranquillement. Allez, nous conduirons l’affaire à bon port.
--Mais que faut-il que je fasse alors, mon bon monsieur Fraisier, pour
avoir des rentes, et?...
--N’avoir aucun remords, dit-il vivement en coupant la parole à la
Cibot. Eh! mais, c’est précisément pour ce résultat que les gens
d’affaires sont inventés. On ne peut rien avoir dans ces cas-là sans
se tenir dans les termes de la loi... Vous ne connaissez pas les lois,
moi je les connais... Avec moi, vous serez du côté de la légalité, vous
posséderez en paix vis-à-vis des hommes, car la conscience, c’est votre
affaire.
--Eh bien! dites, reprit la Cibot, que ces paroles rendirent curieuse
et heureuse.
--Je ne sais pas, je n’ai pas étudié l’affaire dans ses moyens, je ne
me suis occupé que des obstacles. D’abord, il faut, voyez-vous, pousser
au testament, et vous ne ferez pas fausse route; mais avant tout,
sachons en faveur de qui Pons disposera de sa fortune, car si vous
étiez son héritière...
--Non, non, il ne m’aime pas! Ah! si j’avais connu la valeur de ses
_biblots_, et si j’avais su ce qu’il m’a dit de ses amours, je serais
sans inquiétude aujourd’hui...
--Enfin, reprit Fraisier, allez toujours! les moribonds ont de
singulières fantaisies, ma chère madame Cibot, ils trompent bien des
espérances. Qu’il teste, et nous verrons après. Mais, avant tout, il
s’agit d’évaluer les objets dont se compose la succession. Ainsi,
mettez-moi en rapport avec le Juif, avec ce Rémonencq, ils nous seront
très-utiles... Ayez toute confiance en moi, je suis tout à vous. Je
suis l’ami de mon client, à pendre et à dépendre, quand il est le mien.
Ami ou ennemi, tel est mon caractère.
--Eh bien! je serai tout à vous, dit la Cibot, et, quant aux
honoraires, monsieur Poulain...
--Ne parlons pas de cela, dit Fraisier. Songez à maintenir Poulain au
chevet du malade; le docteur est un des cœurs les plus honnêtes, les
plus purs que je connaisse, et il nous faut là, voyez-vous, un homme
sûr... Poulain vaut mieux que moi, je suis devenu méchant.
--Vous en avez l’air, dit la Cibot, mais moi je me fierais à vous...
--Et vous auriez raison! dit-il... Venez me voir à chaque incident, et
allez... Vous êtes une femme d’esprit, tout ira bien.
--Adieu, mon cher monsieur Fraisier, bonne santé... votre servante.
Fraisier reconduisit la cliente jusqu’à la porte, et là, comme elle la
veille avec le docteur, il lui dit son dernier mot.
--Si vous pouviez faire réclamer mes conseils par monsieur Pons, ce
serait un grand pas de fait...
--Je tâcherai, répondit la Cibot.
--Ma grosse mère, reprit Fraisier en faisant rentrer la Cibot jusque
dans son cabinet, je connais beaucoup monsieur Trognon, notaire, c’est
le notaire du quartier. Si monsieur Pons n’a pas de notaire, parlez-lui
de celui-là... faites-lui prendre...
--Compris, répondit la Cibot.
En se retirant, la portière entendit le frôlement d’une robe et le
bruit d’un pas pesant qui voulait se rendre léger. Une fois seule et
dans la rue, la portière, après avoir marché pendant un certain temps,
recouvra sa liberté d’esprit. Quoiqu’elle restât sous l’influence
de cette conférence, et qu’elle eût toujours une grande frayeur
de l’échafaud, de la justice, des juges, elle prit une résolution
très-naturelle et qui l’allait mettre en lutte sourde avec son
terrible conseiller.
--Eh! qu’ai-je besoin, se dit-elle, de me donner des associés? faisons
ma pelote, et après je prendrai tout ce qu’ils m’offriront pour servir
leurs intérêts...
Cette pensée devait hâter, comme on va le voir, la fin du malheureux
musicien.
--Eh bien! mon cher monsieur Schmucke, dit la Cibot en entrant dans
l’appartement, comment va notre cher adoré de malade?
--_Bas pien_, répondit l’Allemand. _Bons hâ paddi_ (battu) _la gambagne
bendant tidde la nouitte_.
--Qué qu’il disait donc?
--_Tes bêtisses! qu’il foulait que c’husse dude sa vordine_ (fortune),
_à la gondission de ne rien vendre... Et il pleurait! Paufre homme! Ça
m’a vait pien ti mâle!_
--Ça passera! mon cher bichon! reprit la portière. Je vous ai fait
attendre votre déjeuner, vu qu’il s’en va de neuf heures, mais ne me
grondez pas... Voyez-vous, j’ai eu bien des affaires... rapport à vous.
V’là que nous n’avons plus rien, et je me suis procuré de l’argent!...
--_Et gomment?_ dit le pianiste.
--Et ma tante?
--_Guèle dande?_
--Le plan!
--_Le bland!_
--Oh! cher homme! est-il simple! Non, vous êtes un saint, n’un amour,
un archevêque d’innocence, un homme à empailler, comme disait cet
ancien acteur. Comment! vous êtes à Paris depuis vingt-neuf ans, vous
avez vu, quoi... la Révolution de Juillet, et vous ne connaissez pas
le _monde-piété_... les commissionnaires où l’on vous prête sur vos
hardes!... j’y ai mis tous nos couverts d’argent, huit à filets. Bah!
Cibot mangera dans du métal d’Alger. C’est très-bien porté, comme on
dit. Et c’est pas la peine de parler de ça à notre Chérubin, ça le
tribouillerait, ça le ferait jaunir, et il est bien assez irrité comme
il est. Sauvons-le avant tout, et nous verrons après. Eh bien! dans le
temps comme dans le temps. A la guerre comme à la guerre, pas vrai!...
--_Ponne phâme! cueir ziblime!_ dit le pauvre musicien en prenant
la main de la Cibot et la mettant sur son cœur, avec une expression
d’attendrissement.
Cet ange leva les yeux au ciel, les montra pleins de larmes.
--Finissez donc, papa Schmucke, vous êtes drôle. V’là-t-il pas quelque
chose de fort! Je suis n’une vieille fille du peuple, j’ai le cœur
sur la main. J’ai de ça, voyez-vous, dit-elle en se frappant le sein,
autant que vous deux, qui êtes des âmes d’or...
--_Baba Schmucke!_ reprit le musicien. _Non t’aller au fond di chagrin,
t’y bleurer tes larmes de sang, et te monder tans le ciel, ça me prise!
che ne sirfifrai pas à Bons_...
--Parbleu, je le crois bien, vous vous tuez... Écoutez, mon bichon.
--_Pichon!_
--Eh bien! mon fiston.
--_Viston?_
--Mon chou, nà! si vous aimez mieux.
--_Ça n’esde bas plis clair_...
--Eh bien! laissez-moi vous soigner et vous diriger, ou si vous
continuez ainsi, voyez-vous, j’aurai deux malades sur les bras... Selon
ma petite entendement, il faut nous partager la besogne ici. Vous ne
pouvez plus aller donner des leçons dans Paris, que ça vous fatigue et
que vous n’êtes plus propre à rien ici, où il va falloir passer les
nuits, puisque monsieur Pons devient de plus en plus malade. Je vais
courir aujourd’hui chez toutes vos pratiques et leur dire que vous
êtes malade, pas vrai... Pour lors, vous passerez les nuits auprès de
notre mouton, et vous dormirez le matin depuis cinq heures jusqu’à
supposé deux heures après midi. Moi, je ferai le service qu’est le plus
fatigant, celui de la journée, puisqu’il faut vous donner à déjeuner,
à dîner, soigner le malade, le lever, le changer, le médiquer... Car,
au métier que je fais, je ne tiendrais pas dix jours. Et voilà déjà
trente jours que nous sommes sur les dents. Et que deviendriez-vous, si
je tombais malade?... Et vous aussi, c’est à faire frémir, voyez comme
vous êtes, pour avoir veillé monsieur cette nuit...
Elle amena Schmucke devant la glace, et Schmucke se trouva fort changé.
--Donc, si vous êtes de mon avis, je vas vous servir darre darre votre
déjeuner. Puis vous garderez encore notre amour jusqu’à deux heures.
Mais vous allez me donner la liste de vos pratiques, et j’aurai
bientôt fait, vous serez libre pour quinze jours. Vous vous coucherez à
mon arrivée, et vous vous reposerez jusqu’à ce soir.
Cette proposition était si sage, que Schmucke y adhéra sur-le-champ.
--_Motus_ avec monsieur Pons; car, vous savez, il se croirait perdu si
nous lui disions comme ça qu’il va suspendre ses fonctions au théâtre
et ses leçons. Le pauvre monsieur s’imaginerait qu’il ne retrouvera
plus ses écolières... des bêtises... Monsieur Poulain dit que nous ne
sauverons notre Benjamin qu’en le laissant dans le plus grand calme.
--_A pien! pien! vaides le técheuner, che fais vaire la lisde et vis
tonner les attresses!... fis avez réson, che zugomprais!_...
Une heure après, la Cibot s’endimancha, partit en milord au grand
étonnement de Rémonencq, et se promit de représenter dignement la femme
de confiance des deux Casse-noisettes dans tous les pensionnats, chez
toutes les personnes où se trouvaient les écolières des deux musiciens.
Il est inutile de rapporter les différents commérages, exécutés
comme les variations d’un thème, auxquels la Cibot se livra chez les
maîtresses de pension et au sein des familles, il suffira de la scène
qui se passa dans le cabinet directorial de L’ILLUSTRE GAUDISSARD, où
la portière pénétra, non sans des difficultés inouïes. Les directeurs
de spectacle, à Paris, sont mieux gardés que les rois et les ministres.
La raison des fortes barrières qu’ils élèvent entre eux et le reste
des mortels, est facile à comprendre: les rois n’ont à se défendre que
contre les ambitions; les directeurs de spectacle ont à redouter les
amours-propres d’artiste et d’auteur.
La Cibot franchit toutes les distances par l’intimité subite qui
s’établit entre elle et le concierge. Les portiers se reconnaissent
entre eux, comme tous les gens de même profession. Chaque état a ses
_Shiboleth_, comme il a son injure et ses stigmates.
--Ah! madame, vous êtes la portière du théâtre, avait dit la Cibot.
Moi, je ne suis qu’une pauvre concierge d’une maison de la rue de
Normandie où loge monsieur Pons, votre chef d’orchestre. Oh! comme je
serais heureuse d’être à votre place, de voir passer les acteurs, les
danseuses, les auteurs! C’est, comme disait cet ancien acteur, le bâton
de maréchal de notre métier.
--Et comment va-t-il, ce brave monsieur Pons? demanda la portière.
--Mais il ne va pas du tout; v’là deux mois qu’il ne sort pas de son
lit, et il quittera la maison les pieds en avant, c’est sûr.
--Ce sera une perte...
--Oui. Je viens de sa part expliquer sa position à votre directeur;
tâchez donc, ma petite, que je lui parle...
--Une dame de la part de monsieur Pons!
Ce fut ainsi que le garçon de théâtre, attaché au service du cabinet,
annonça madame Cibot, que la concierge du théâtre lui recommanda.
Gaudissard venait d’arriver pour une répétition. Le hasard voulut que
personne n’eût à lui parler, que les auteurs de la pièce et les acteurs
fussent en retard; il fut charmé d’avoir des nouvelles de son chef
d’orchestre, il fit un geste napoléonien, et la Cibot entra.
Cet ancien commis-voyageur, à la tête d’un théâtre en faveur,
trompait sa commandite, il la considérait comme une femme légitime.
Aussi avait-il pris un développement financier qui réagissait
sur sa personne. Devenu fort et gros, coloré par la bonne chère
et la prospérité, Gaudissard s’était métamorphosé franchement en
Mondor.--Nous tournons au Beaujon! disait-il en essayant de rire le
premier de lui-même.--Tu n’en es encore qu’à Turcaret, lui répondit
Bixiou qui le remplaçait souvent auprès de la première danseuse
du théâtre, la célèbre Héloïse Brisetout. En effet, l’ex-ILLUSTRE
GAUDISSARD exploitait son théâtre uniquement et brutalement dans son
propre intérêt. Après s’être fait admettre comme collaborateur dans
plusieurs ballets, dans des pièces, des vaudevilles, il en avait
acheté l’autre part, en profitant des nécessités qui poignent les
auteurs. Ces pièces, ces vaudevilles, toujours ajoutés aux drames
à succès, rapportaient à Gaudissard quelques pièces d’or par jour.
Il trafiquait, par procuration, sur les billets, et il s’en était
attribué, comme _feux_ de directeur, un certain nombre qui lui
permettait de dîmer les recettes. Ces trois natures de contributions
directoriales, outre les loges vendues et les présents des actrices
mauvaises qui tenaient à remplir des bouts de rôle, à se montrer en
pages, en reines, grossissaient si bien son tiers dans les bénéfices,
que les commanditaires, à qui les deux autres tiers étaient dévolus,
touchaient à peine le dixième des produits. Néanmoins, ce dixième
produisait encore un intérêt de quinze pour cent des fonds. Aussi,
Gaudissard, appuyé sur ces quinze pour cent de dividende, parlait-il
de son intelligence, de sa probité, de son zèle et du bonheur de
ses commanditaires. Quand le comte Popinot demanda, par un semblant
d’intérêt, à monsieur Matifat, au général Gouraud, gendre de Matifat,
à Crevel, s’ils étaient contents de Gaudissard, Gouraud, devenu pair
de France, répondit:--On nous dit qu’il nous vole, mais il est si
spirituel, si bon enfant, que nous sommes contents...--C’est alors
comme dans le conte de La Fontaine, dit l’ancien ministre en souriant.
Gaudissard faisait valoir ses capitaux dans des affaires en dehors
du théâtre. Il avait bien jugé les Graff, les Schwab et les Brunner,
il s’associa dans les entreprises de chemins de fer que cette maison
lançait. Cachant sa finesse sous la rondeur et l’insouciance du
libertin, du voluptueux, il avait l’air de ne s’occuper que de ses
plaisirs et de sa toilette; mais il pensait à tout, et mettait à profit
l’immense expérience des affaires qu’il avait acquise en voyageant.
Ce parvenu, qui ne se prenait pas au sérieux, habitait un appartement
luxueux, arrangé par les soins de son décorateur, et où il donnait
des soupers et des fêtes aux gens célèbres. Fastueux, aimant à bien
faire les choses, il se donnait pour un homme coulant, et il semblait
d’autant moins dangereux, qu’il avait gardé la _platine_ de son ancien
métier, pour employer son expression, en la doublant de l’argot des
coulisses. Or, comme au théâtre, les artistes disent crûment les
choses, il empruntait assez d’esprit aux coulisses qui ont leur esprit,
pour, en le mêlant à la plaisanterie vive du commis-voyageur, avoir
l’air d’un homme supérieur. En ce moment, il pensait à vendre son
privilége et à _passer_, selon son mot, _à d’autres exercices_. Il
voulait être à la tête d’un chemin de fer, devenir un homme sérieux,
un administrateur, et épouser la fille d’un des plus riches maires
de Paris, mademoiselle Minard. Il espérait être nommé député sur _sa
ligne_ et arriver, par la protection de Popinot, au Conseil d’État.
--A qui ai-je l’honneur de parler? dit Gaudissard en arrêtant sur la
Cibot un regard directorial.
--Je suis, monsieur, la femme de confiance de monsieur Pons.
--Eh bien! comment va-t-il, ce cher garçon?...
--Mal, très-mal, monsieur.
--Diable! diable! j’en suis fâché, je l’irai voir; car c’est un de ces
hommes rares...
--Ah! oui, monsieur, un vrai chérubin..... Je me demande encore comment
cet homme-là se trouvait dans un théâtre...
--Mais, madame, le théâtre est un lieu de correction pour les mœurs...
dit Gaudissard. Pauvre Pons!... ma parole d’honneur, on devrait avoir
de la graine pour entretenir cette espèce-là... c’est un homme modèle,
et du talent... Quand croyez-vous qu’il pourra reprendre son service?
Car le théâtre, malheureusement, ressemble aux diligences qui, vides ou
pleines, partent à l’heure: la toile se lève ici tous les jours à six
heures... et nous aurons beau nous apitoyer, ça ne ferait pas de bonne
musique... Voyons, où en est-il?...
--Hélas! mon bon monsieur, dit la Cibot en tirant son mouchoir et en se
le mettant sur les yeux, c’est bien terrible à dire; mais je crois que
nous aurons le malheur de le perdre, quoique nous le soignions comme la
prunelle de nos yeux... monsieur Schmucke et moi... même que je viens
vous dire que vous ne devez plus compter sur ce digne monsieur Schmucke
qui va passer toutes les nuits... On ne peut pas s’empêcher de faire
comme s’il y avait de l’espoir, et d’essayer d’arracher ce digne et
cher homme à la mort... Le médecin n’a plus d’espoir...
--Et de quoi meurt-il?
--De chagrin, de jaunisse, du foie, et tout cela compliqué de bien des
choses de famille.
--Et d’un médecin, dit Gaudissard. Il aurait dû prendre le docteur
Lebrun, notre médecin, ça n’aurait rien coûté...
--Monsieur en a un qu’est un Dieu... mais que peut faire un médecin,
malgré son talent, contre tant de causes?...
--J’avais bien besoin de ces deux braves Casse-noisettes pour la
musique de ma nouvelle féerie...
--Est-ce quelque chose que je puisse faire pour eux?... dit la Cibot
d’un air digne de Jocrisse.
Gaudissard éclata de rire.
--Monsieur, je suis leur femme de confiance, et il y a bien des choses
que ces messieurs...
Aux éclats de rire de Gaudissard, une femme s’écria:--Si tu ris, on
peut entrer, mon vieux.
Et le premier sujet de la danse fit irruption dans le cabinet en se
jetant sur le seul canapé qui s’y trouvât. C’était Héloïse Brisetout,
enveloppée d’une magnifique écharpe dite _algérienne_.
--Qu’est-ce qui te fait rire?... Est-ce madame? Pour quel emploi
vient-elle?... dit la danseuse en jetant un de ces regards d’artiste à
artiste qui devrait faire le sujet d’un tableau.
Héloïse, fille excessivement littéraire, en renom dans la Bohême, liée
avec de grands artistes, élégante, fine, gracieuse, avait plus d’esprit
que n’en ont ordinairement les premiers sujets de la danse; en faisant
sa question, elle respira dans une cassolette des parfums pénétrants.
--Madame, toutes les femmes se valent quand elles sont belles, et si je
ne renifle pas la peste en flacon, et si je ne me mets pas de brique
pilée sur les joues...
--Avec ce que la nature vous en a mis déjà, ça ferait un fier
pléonasme, mon enfant! dit Héloïse en jetant une œillade à son
directeur.
--Je suis une honnête femme...
--Tant pis pour vous, dit Héloïse. N’est fichtre pas entretenue qui
veut! et je le suis, madame, et crânement bien!
--Comment, tant pis! Vous avez beau avoir des _Algériens_ sur le
corps et faire votre tête, dit la Cibot, vous n’aurez jamais tant de
déclarations que j’en ai reçu, _médème_! Et vous ne vaudrez jamais la
belle écaillère du Cadran-Bleu...
La danseuse se leva subitement, se mit au port d’arme, et porta le
revers de sa main droite à son front, comme un soldat qui salue son
général.
--Quoi! dit Gaudissard, vous seriez cette belle écaillère dont me
parlait mon père?
--Madame ne connaît alors ni la cachucha, ni la polka? Madame a
cinquante ans passés! dit Héloïse.
La danseuse se posa dramatiquement et déclama ce vers:
Soyons amis, Cinna!...
--Allons, Héloïse, madame n’est pas de force, laisse-la tranquille.
--Madame serait la nouvelle Héloïse?... dit la portière avec une fausse
ingénuité pleine de raillerie.
--Pas mal, la vieille! s’écria Gaudissard.
--C’est archidit, reprit la danseuse, le calembour a des moustaches
grises, trouvez-en un autre, la vieille... ou prenez une cigarette.
--Pardonnez-moi, madame, dit la Cibot, je suis trop triste pour
continuer à vous répondre, j’ai mes deux messieurs bien malades... et
j’ai engagé pour les nourrir et leur éviter des chagrins jusqu’aux
habits de mon mari, ce matin, qu’en voilà la reconnaissance.....
--Oh! ici la chose tourne au drame! s’écria la belle Héloïse. De quoi
s’agit-il?
--Madame, reprit la Cibot, tombe ici comme...
--Comme un premier sujet, dit Héloïse. Je vous souffle, allez! _médème_.
--Allons, je suis pressé, dit Gaudissard. Assez de farces comme
ça! Héloïse, madame est la femme de confiance de notre pauvre chef
d’orchestre qui se meurt; elle vient me dire de ne plus compter sur
lui; je suis dans l’embarras.
--Ah! le pauvre homme, mais il faut donner une représentation à son
bénéfice.
--Ça le ruinerait! dit Gaudissard, il pourrait le lendemain devoir cinq
cents francs aux hospices qui ne reconnaissent pas d’autres malheureux
à Paris que les leurs. Non, tenez, ma bonne femme, puisque vous courez
pour le prix Montyon... Gaudissard sonna, le garçon de théâtre se
présenta soudain.--Dites au caissier de m’envoyer un billet de mille
francs. Asseyez-vous, madame.
--Ah! pauvre femme, voilà qu’elle pleure!... s’écria la danseuse. C’est
bête... Allons, ma mère, nous irons le voir, consolez-vous.--Dis-donc,
toi, Chinois, dit-elle au directeur en l’attirant dans un coin, tu veux
me faire jouer le premier rôle du ballet d’Ariane. Tu te maries, et tu
sais comme je puis te rendre malheureux!...
--Héloïse, j’ai le cœur doublé de cuivre, comme une frégate.
--Je montrerai des enfants de toi! j’en emprunterai.
--J’ai déclaré notre attachement...
--Sois bon enfant, donne la place de Pons à Garangeot, ce pauvre garçon
a du talent, il n’a pas le sou, je te promets la paix.
--Mais attends que Pons soit mort... le bonhomme peut d’ailleurs en
revenir.
--Oh! pour ça, non, monsieur... dit la Cibot. Depuis la dernière
nuit, qu’il n’était plus dans son bon sens, il a le délire. C’est
malheureusement bientôt fini.
--D’ailleurs, fais faire l’intérim par Garangeot! dit Héloïse, il a
toute la Presse pour lui...
En ce moment le caissier entra, tenant à la main deux billets de cinq
cents francs.
--Donnez-les à madame, dit Gaudissard. Adieu, ma brave femme, soignez
bien ce cher homme, et dites-lui que j’irai le voir, demain ou après...
dès que je le pourrai.
--Un homme à la mer, dit Héloïse.
--Ah! monsieur, des cœurs comme le vôtre ne se trouvent qu’au théâtre.
Que Dieu vous bénisse!
--A quel compte porter cela? demanda le caissier.
--Je vais vous signer le bon, vous le porterez au compte des
gratifications.
Avant de sortir, la Cibot fit une belle révérence à la danseuse et put
entendre une question que fit Gaudissard à son ancienne maîtresse.
--Garangeot est-il capable de me trousser la musique de notre ballet
des MOHICANS en douze jours? S’il me tire d’affaire, il aura la
succession de Pons!
La portière, mieux récompensée pour avoir causé tant de mal que si elle
avait fait une bonne action, supprima toutes les recettes des deux
amis, et les priva de leurs moyens d’existence, dans le cas où Pons
recouvrerait la santé. Cette perfide manœuvre devait amener en quelques
jours le résultat désiré par la Cibot, l’aliénation des tableaux
convoités par Élie Magus. Pour réaliser cette première spoliation, la
Cibot devait endormir le terrible collaborateur qu’elle s’était donné,
l’avocat Fraisier, et obtenir une entière discrétion d’Élie Magus et de
Rémonencq.
Quant à l’Auvergnat, il était arrivé par degrés à l’une de ces passions
comme les conçoivent les gens sans instruction, qui viennent du fond
d’une province à Paris, avec les idées fixes qu’inspire l’isolement
dans les campagnes, avec les ignorances des natures primitives et les
brutalités de leurs désirs qui se convertissent en idées fixes. La
beauté virile de madame Cibot, sa vivacité, son esprit de la Halle
avaient été l’objet des remarques du brocanteur qui voulait faire
d’elle sa concubine en l’enlevant à Cibot, espèce de bigamie beaucoup
plus commune qu’on ne le pense, à Paris, dans les classes inférieures.
Mais l’avarice fut un nœud coulant qui étreignit de jour en jour
davantage le cœur et finit par étouffer la raison. Aussi Rémonencq,
en évaluant à quarante mille francs les remises d’Élie Magus et les
siennes, passa-t-il du délit au crime en souhaitant avoir la Cibot
pour femme légitime. Cet amour, purement spéculatif, l’amena, dans
les longues rêveries du fumeur, appuyé sur le pas de sa porte, à
souhaiter la mort du petit tailleur. Il voyait ainsi ses capitaux
presque triplés, il pensait quelle excellente commerçante serait la
Cibot et quelle belle figure elle ferait dans un magnifique magasin
sur le boulevard. Cette double convoitise grisait Rémonencq. Il louait
une boutique au boulevard de la Madeleine, il l’emplissait des plus
belles curiosités de la collection de défunt Pons. Après s’être couché
dans des draps d’or et avoir vu des millions dans les spirales bleues
de sa pipe, il se réveillait face à face avec le petit tailleur, qui
balayait la cour, la porte et la rue au moment où l’Auvergnat ouvrait
la devanture de sa boutique et disposait son étalage; car depuis la
maladie de Pons, Cibot remplaçait sa femme dans les fonctions qu’elle
s’était attribuées. L’Auvergnat considérait donc ce petit tailleur
olivâtre, cuivré, rabougri, comme le seul obstacle qui s’opposait à son
bonheur, et il se demandait comment s’en débarrasser. Cette passion
croissante rendait la Cibot très-fière, car elle atteignait à l’âge où
les femmes commencent à comprendre qu’elles peuvent vieillir.
Un matin donc, la Cibot, à son lever, examina Rémonencq d’un air rêveur
au moment où il arrangeait les bagatelles de son étalage, et voulut
savoir jusqu’où pourrait aller son amour.
--Eh bien! vint lui dire l’Auvergnat, les choses vont-elles comme vous
le voulez?
--C’est vous qui m’inquiétez, lui répondit la Cibot. Vous me
compromettez, ajouta-t-elle, les voisins finiront par apercevoir vos
yeux en manches de veste.
Elle quitta la porte et s’enfonça dans les profondeurs de la boutique
de l’Auvergnat.
--En voilà une idée! dit Rémonencq.
--Venez que je vous parle, dit la Cibot. Les héritiers de monsieur Pons
vont se remuer, et ils sont capables de nous faire bien de la peine.
Dieu sait ce qui nous arriverait s’ils envoyaient des gens d’affaires
qui fourreraient leur nez partout, comme des chiens de chasse. Je ne
peux décider monsieur Schmucke à vendre quelques tableaux, que si
vous m’aimez assez pour en garder le secret... oh! mais un secret!
que la tête sur le billot vous ne diriez rien... ni d’où viennent les
tableaux, ni qui les a vendus. Vous comprenez, monsieur Pons, une fois
mort et enterré, qu’on trouve cinquante-trois tableaux au lieu de
soixante-sept, personne n’en saura le compte! D’ailleurs, si monsieur
Pons en a vendu de son vivant, on n’a rien à dire.
--Oui, reprit Rémonencq, pour moi ça m’est égal, mais monsieur Élie
Magus voudra des quittances bien en règle.
--Vous aurez aussi votre quittance, pardine! Croyez-vous que ce sera
moi qui vous écrirai cela!... Ce sera monsieur Schmucke! mais vous
direz à votre Juif, reprit la portière, qu’il soit aussi discret que
vous.
--Nous serons muets comme des poissons. C’est dans notre état. Moi
je sais lire, mais je ne sais pas écrire, voilà pourquoi j’ai besoin
d’une femme instruite et capable comme vous!... Moi qui n’ai jamais
pensé qu’à gagner du pain pour mes vieux jours, je voudrais des petits
Rémonencq... Laissez-moi là votre Cibot.
--Mais voilà votre Juif, dit la portière, nous pouvons arranger les
affaires.
--Eh bien! ma chère dame, dit Élie Magus qui venait tous les trois
jours de très-grand matin savoir quand il pourrait acheter ses
tableaux. Où en sommes-nous?
--N’avez-vous personne qui vous ait parlé de monsieur Pons et de ses
_biblots_? lui demanda la Cibot.
--J’ai reçu, répondit Élie Magus, une lettre d’un avocat; mais comme
c’est un drôle qui me paraît être un petit coureur d’affaires, et que
je me défie de ces gens-là, je n’ai rien répondu. Au bout de trois
jours, il est venu me voir, et il a laissé une carte, j’ai dit à mon
concierge que je serais toujours absent quand il viendrait...
--Vous êtes un amour de Juif, dit la Cibot à qui la prudence d’Élie
Magus était peu connue. Eh bien! mes fistons, d’ici à quelques jours,
j’amènerai monsieur Schmucke à vous vendre sept à huit tableaux, dix
au plus; mais à deux conditions: la première, un secret absolu. Ce
sera monsieur Schmucke qui vous aura fait venir, pas vrai, monsieur?
ce sera monsieur Rémonencq qui vous aura proposé à monsieur Schmucke
pour acquéreur. Enfin, quoi qu’il en soit, je n’y serai pour rien. Vous
donnez quarante-six mille francs des quatre tableaux?
--Soit, répondit le Juif en soupirant.
--Très-bien, reprit la portière. La deuxième condition est que vous
m’en remettrez quarante-trois mille, et que vous ne les achèterez que
trois mille à monsieur Schmucke; Rémonencq en achètera quatre pour
deux mille francs, et me remettra le surplus... Mais aussi, voyez-vous,
mon cher monsieur Magus, après cela, je vous fais faire, à vous et à
Rémonencq, une fameuse affaire, à condition de partager les bénéfices
entre nous trois. Je vous mènerai chez cet avocat, ou cet avocat
viendra sans doute ici. Vous estimerez tout ce qu’il y a chez monsieur
Pons au prix que vous pouvez en donner, afin que ce monsieur Fraisier
ait une certitude de la valeur de la succession. Seulement il ne faut
pas qu’il vienne avant notre vente, entendez-vous?...
--C’est compris, dit le Juif; mais il faut du temps pour voir les
choses et en dire le prix.
--Vous aurez une demi-journée. Allez, ça me regarde... Causez de cela,
mes enfants, entre vous; pour lors, après-demain, l’affaire se fera. Je
vais chez ce Fraisier lui parler, car il sait tout ce qui se passe ici
par le docteur Poulain, et c’est une fameuse scie que de le faire tenir
tranquille, ce coco-là.
A moitié chemin, de la rue de Normandie à la rue de la Perle, la Cibot
trouva Fraisier qui venait chez elle, tant il était impatient d’avoir,
selon son expression, les éléments de l’affaire.
--Tiens! j’allais chez vous, dit-elle.
Fraisier se plaignit de n’avoir pas été reçu par Élie Magus; mais la
portière éteignit l’éclair de défiance qui pointait dans les yeux de
l’homme de loi, en lui disant que Magus revenait de voyage, et qu’au
plus tard le surlendemain elle lui procurerait une entrevue avec lui
dans l’appartement de Pons, pour fixer la valeur de la collection.
--Agissez franchement avec moi, lui répondit Fraisier. Il est plus que
probable que je serai chargé des intérêts des héritiers de monsieur
Pons. Dans cette position, je serai bien plus à même de vous servir.
Ce fut dit si sèchement, que la Cibot trembla. Cet homme d’affaires
famélique devait manœuvrer de son côté, comme elle manœuvrait du
sien; elle résolut donc de hâter la vente des tableaux. La Cibot ne
se trompait pas dans ses conjectures. L’avocat et le médecin avaient
fait la dépense d’un habillement tout neuf pour Fraisier, afin qu’il
pût se présenter, mis décemment, chez madame la présidente Camusot de
Marville. Le temps voulu pour la confection des habits était la seule
cause du retard apporté à cette entrevue de laquelle dépendait le sort
des deux amis. Après sa visite à madame Cibot, Fraisier se proposait
d’aller essayer son habit, son gilet et son pantalon. Il trouva ses
habillements prêts et finis. Il revint chez lui, mit une perruque
neuve, et partit en cabriolet de remise sur les dix heures du matin
pour la rue de Hanovre, où il espérait pouvoir obtenir une audience
de la présidente. Fraisier, en cravate blanche, en gants jaunes, en
perruque neuve, parfumé d’eau de Portugal, ressemblait à ces poisons
mis dans du cristal et bouchés d’une peau blanche dont l’étiquette,
et tout jusqu’au fil, est coquet, mais qui n’en paraissent que plus
dangereux. Son air tranchant, sa figure bourgeonnée, sa maladie
cutanée, ses yeux verts, sa saveur de méchanceté, frappaient comme des
nuages sur un ciel bleu. Dans son cabinet, tel qu’il s’était montré aux
yeux de la Cibot, c’était le vulgaire couteau avec lequel un assassin a
commis un crime; mais à la porte de la présidente, c’était le poignard
élégant qu’une jeune femme met dans son petit-dunkerque.
Un grand changement avait eu lieu rue de Hanovre. Le vicomte et la
vicomtesse Popinot, l’ancien ministre et sa femme n’avaient pas
voulu que le président et la présidente allassent se mettre à loyer,
et quittassent la maison qu’ils donnaient en dot à leur fille. Le
président et sa femme s’installèrent donc au second étage, devenu libre
par la retraite de la vieille dame qui voulait aller finir ses jours à
la campagne. Madame Camusot, qui garda Madeleine Vivet, sa cuisinière
et son domestique, en était revenue à la gêne de son point de départ,
gêne adoucie par un appartement de quatre mille francs sans loyer,
et par un traitement de dix mille francs. Cette _aurea mediocritas_
satisfaisait déjà peu madame de Marville, qui voulait une fortune
en harmonie avec son ambition; mais la cession de tous les biens à
leur fille entraînait la suppression du cens d’éligibilité pour le
président. Or, Amélie voulait faire un député de son mari, car elle
ne renonçait pas à ses plans facilement, et elle ne désespérait point
d’obtenir l’élection du président dans l’arrondissement où Marville
est situé. Depuis deux mois elle tourmentait donc monsieur le baron
Camusot, car le nouveau pair de France avait obtenu la dignité de
baron, pour arracher de lui cent mille francs en avance d’hoirie, afin,
disait-elle, d’acheter un petit domaine enclavé dans celui de Marville,
et rapportant environ deux mille francs nets d’impôts. Elle et son mari
seraient là, chez eux, et auprès de leurs enfants; la terre de Marville
en serait arrondie et augmentée d’autant. La présidente faisait valoir
aux yeux de son beau-père le dépouillement auquel elle avait été
contrainte pour marier sa fille avec le vicomte Popinot, et demandait
au vieillard s’il pouvait fermer à son fils aîné le chemin aux honneurs
suprêmes de la magistrature, qui ne seraient plus accordés qu’à une
forte position parlementaire, et son mari saurait la prendre et se
faire craindre des ministres.--Ces gens-là n’accordent rien qu’à ceux
qui leur tordent la cravate au cou jusqu’à ce qu’ils tirent la langue,
dit-elle. Ils sont ingrats!... Que ne doivent-ils pas à Camusot!
Camusot, en poussant aux ordonnances de juillet, a causé l’élévation de
la maison d’Orléans!...
Le vieillard se disait entraîné dans les chemins de fer au delà de ses
moyens, et il remettait cette libéralité, de laquelle il reconnaissait
d’ailleurs la nécessité, lors d’une hausse prévue sur les actions.
Cette quasi-promesse, arrachée quelques jours auparavant, avait
plongé la présidente dans la désolation. Il était douteux que
l’ex-propriétaire de Marville pût être en mesure lors de la réélection
de la chambre, car il lui fallait la possession annale.
Fraisier parvint sans peine jusqu’à Madeleine Vivet. Ces deux natures
de vipère se reconnurent pour être sorties du même œuf.
--Mademoiselle, dit doucereusement Fraisier, je désirerais obtenir un
moment d’audience de madame la présidente pour une affaire qui lui est
personnelle et qui concerne sa fortune; il s’agit, dites-le-lui bien,
d’une succession... Je n’ai pas l’honneur d’être connu de madame la
présidente, ainsi mon nom ne signifierait rien pour elle... Je n’ai pas
l’habitude de quitter mon cabinet, mais je sais quels égards sont dus
à la femme d’un président, et j’ai pris la peine de venir moi-même,
d’autant plus que l’affaire ne souffre pas le plus léger retard.
La question posée dans ces termes-là, répétée et amplifiée par la femme
de chambre, amena naturellement une réponse favorable. Ce moment était
décisif pour les deux ambitions contenues en Fraisier. Aussi, malgré
son intrépidité de petit avoué de province, cassant, âpre et incisif,
il éprouva ce qu’éprouvent les capitaines au début d’une bataille d’où
dépend le succès de la campagne. En passant dans le petit salon où
l’attendait Amélie, il eut ce qu’aucun sudorifique, quelque puissant
qu’il fût, n’avait pu produire encore sur cette peau réfractaire et
bouchée par d’affreuses maladies, il se sentit une légère sueur dans
le dos et au front.--Si ma fortune ne se fait pas, se dit-il, je suis
sauvé, car Poulain m’a promis la santé le jour où la transpiration se
rétablirait.--Madame..., dit-il, en voyant la présidente qui vint en
négligé. Et Fraisier s’arrêta pour saluer, avec cette condescendance
qui, chez les officiers ministériels, est la reconnaissance de la
qualité supérieure de ceux à qui ils s’adressent.
--Asseyez-vous, monsieur, fit la présidente en reconnaissant aussitôt
un homme du monde judiciaire.
--Madame la présidente, si j’ai pris la liberté de m’adresser à vous
pour une affaire d’intérêt qui concerne monsieur le président, c’est
que j’ai la certitude que monsieur de Marville, dans la haute position
qu’il occupe, laisserait peut-être les choses dans leur état naturel,
et qu’il perdrait sept à huit cent mille francs que les dames, qui
s’entendent, selon moi, beaucoup mieux aux affaires privées que les
meilleurs magistrats, ne dédaignent point...
--Vous avez parlé d’une succession... dit la présidente en interrompant.
Amélie, éblouie par la somme et voulant cacher son étonnement, son
bonheur, imitait les lecteurs impatients qui courent au dénoûment du
roman.
--Oui, madame, d’une succession perdue pour vous, oh! bien entièrement
perdue, mais que je puis, que je saurai vous faire avoir...
--Parlez, monsieur! dit froidement madame de Marville qui toisa
Fraisier et l’examina d’un œil sagace.
--Madame, je connais vos éminentes capacités, je suis de Mantes.
Monsieur Lebœuf, le président du tribunal, l’ami de monsieur de
Marville, pourra lui donner des renseignements sur moi...
La présidente fit un haut-le-corps si cruellement significatif, que
Fraisier fut forcé d’ouvrir et de fermer rapidement une parenthèse dans
son discours.
--Une femme aussi distinguée que vous va comprendre sur-le-champ
pourquoi je lui parle d’abord de moi. C’est le chemin le plus court
pour arriver à la succession.
La présidente répondit sans parler, à cette fine observation, par un
geste.
--Madame, reprit Fraisier autorisé par le geste à raconter son
histoire, j’étais avoué à Mantes, ma charge devait être toute ma
fortune, car j’ai traité de l’étude de monsieur Levroux que vous avez
sans doute connu...
La présidente inclina la tête.
--Avec des fonds qui m’étaient prêtés, et une dizaine de mille francs
à moi, je sortais de chez Desroches, l’un des plus capables avoués de
Paris, et j’y étais premier clerc depuis six ans. J’ai eu le malheur de
déplaire au procureur du roi de Mantes, monsieur...
--Olivier Vinet.
--Le fils du procureur général, oui, madame. Il courtisait une petite
dame...
--Lui!
--Madame Vatinelle...
--Ah! madame Vatinelle... elle était bien jolie et bien... de mon
temps...
--Elle avait des bontés pour moi: _Indè iræ_, reprit Fraisier. J’étais
actif, je voulais rembourser mes amis et me marier; il me fallait
des affaires, je les cherchais; j’en brassai bientôt à moi seul plus
que les autres officiers ministériels. Bah! j’ai eu contre moi les
avoués de Mantes, les notaires et jusqu’aux huissiers. On m’a cherché
chicane. Vous savez, madame, que lorsqu’on veut perdre un homme dans
notre affreux métier, c’est bientôt fait. On m’a pris occupant dans une
affaire pour les deux parties. C’est un peu léger; mais, dans certains
cas, la chose se fait à Paris, les avoués s’y passent la casse et le
séné. Cela ne se fait pas à Mantes. Monsieur Bouyonnet, à qui j’avais
rendu déjà ce petit service, poussé par ses confrères, et stimulé par
le procureur du roi, m’a trahi... Vous voyez que je ne vous cache rien.
Ce fut un _tolle_ général. J’étais un fripon, l’on m’a fait plus noir
que Marat. On m’a forcé de vendre; j’ai tout perdu. Je suis à Paris où
j’ai tâché de me créer un cabinet d’affaires; mais ma santé ruinée ne
me laissait pas deux bonnes heures sur les vingt-quatre de la journée.
Aujourd’hui, je n’ai qu’une ambition, elle est mesquine. Vous serez
un jour la femme d’un garde des sceaux, peut-être, ou d’un premier
président; mais moi, pauvre et chétif, je n’ai pas d’autre désir que
d’avoir une place où finir tranquillement mes jours, un cul-de-sac,
un poste où l’on végète. Je veux être juge de paix à Paris. C’est une
bagatelle pour vous et pour monsieur le président que d’obtenir ma
nomination, car vous devez causer assez d’ombrage au garde des sceaux
actuel pour qu’il désire vous obliger... Ce n’est pas tout, madame,
ajouta Fraisier en voyant la présidente prête à parler et lui faisant
un geste. J’ai pour ami le médecin du vieillard de qui monsieur le
président devrait hériter. Vous voyez que nous arrivons... Ce médecin,
dont la coopération est indispensable, est dans la même situation que
celle où vous me voyez: du talent et pas de chance!... C’est par lui
que j’ai su combien vos intérêts sont lésés, car, au moment où je
vous parle, il est probable que tout est fini, que le testament qui
déshérite monsieur le président est fait... Ce médecin désire être
nommé médecin en chef d’un hôpital, ou des colléges royaux; enfin,
vous comprenez, il lui faut une position à Paris, équivalente à la
mienne... Pardon si j’ai traité de ces deux choses si délicates; mais
il ne faut pas la moindre ambiguïté dans notre affaire. Le médecin est
d’ailleurs un homme fort considéré, savant, et qui a sauvé monsieur
Pillerault, le grand-oncle de votre gendre, monsieur le vicomte
Popinot. Maintenant si vous avez la bonté de me promettre ces deux
places, celle de juge de paix et la sinécure médicale pour mon ami,
je me fais fort de vous apporter l’héritage presque intact... Je dis
presque intact, car il sera grevé des obligations qu’il faudra prendre
avec le légataire et avec quelques personnes dont le concours nous
sera vraiment indispensable. Vous n’accomplirez vos promesses qu’après
l’accomplissement des miennes.
La présidente qui depuis un moment s’était croisé les bras, comme une
personne forcée de subir un sermon, les décroisa, regarda Fraisier et
lui dit:--Monsieur, vous avez le mérite de la clarté pour tout ce qui
vous regarde, mais pour moi vous êtes d’une obscurité...
--Deux mots suffisent à tout éclaircir, madame, dit Fraisier. Monsieur
le président est le seul et unique héritier au troisième degré de
monsieur Pons. Monsieur Pons est très-malade, il va tester, s’il ne
l’a déjà fait, en faveur d’un Allemand, son ami, nommé Schmucke, et
l’importance de sa succession sera de plus de sept cent mille francs.
Dans trois jours, j’espère avoir des renseignements de la dernière
exactitude sur le chiffre...
--Si cela est, se dit à elle-même la présidente foudroyée par la
possibilité de ce chiffre, j’ai fait une grande faute en me brouillant
avec lui, en l’accablant.
--Non, madame, car sans cette rupture il serait gai comme un pinson,
et vivrait plus long-temps que vous, que monsieur le président et que
moi... La Providence a ses voies, ne les sondons pas! ajouta-t-il
pour déguiser tout l’odieux de cette pensée. Que voulez-vous, nous
autres gens d’affaires, nous voyons le positif des choses. Vous
comprenez maintenant, madame, que dans la haute position qu’occupe
monsieur le président de Marville, il ne ferait rien, il ne pourrait
rien faire dans la situation actuelle. Il est brouillé mortellement
avec son cousin, vous ne voyez plus Pons, vous l’avez banni de la
société, vous aviez sans doute d’excellentes raisons pour agir ainsi;
mais le bonhomme est malade, il lègue ses biens à son seul ami. L’un
des présidents de la Cour royale de Paris n’a rien à dire contre
un testament en bonne forme fait en pareilles circonstances. Mais
entre nous, madame, il est bien désagréable, quand on a droit à une
succession de sept à huit cent mille francs... que sais-je, un million
peut-être, et qu’on est le seul héritier désigné par la loi, de ne
pas rattraper son bien... Seulement, pour arriver à ce but, on tombe
dans de sales intrigues; elles sont si difficiles, si vétilleuses, il
faut s’aboucher avec des gens placés si bas, avec des domestiques, des
sous-ordres, et les serrer de si près, qu’aucun avoué, qu’aucun notaire
de Paris ne peut suivre une pareille affaire. Ça demande un avocat sans
cause comme moi, dont la capacité soit sérieuse, réelle, le dévouement
acquis, et dont la position malheureusement précaire soit de plain-pied
avec celle de ces gens-là... Je m’occupe, dans mon arrondissement, des
affaires des petits bourgeois, des ouvriers, des gens du peuple... Oui,
madame, voilà dans quelle condition m’a mis l’inimitié d’un procureur
du roi devenu substitut à Paris aujourd’hui, qui ne m’a pas pardonné ma
supériorité... Je vous connais, madame, je sais quelle est la solidité
de votre protection, et j’ai aperçu, dans un tel service à vous rendre,
la fin de mes misères et le triomphe du docteur Poulain, mon ami...
La présidente restait pensive. Ce fut un moment d’angoisse affreuse
pour Fraisier. Vinet, l’un des orateurs du centre, procureur-général
depuis seize ans, dix fois désigné pour endosser la simarre de
la chancellerie, le père du procureur du roi de Mantes, nommé
substitut à Paris depuis un an, était un antagoniste pour la haineuse
présidente. Le hautain procureur général ne cachait pas son mépris
pour le président Camusot. Fraisier ignorait et devait ignorer cette
circonstance.
--N’avez-vous sur la conscience que le fait d’avoir occupé pour les
deux parties? demanda-t-elle en regardant fixement Fraisier.
--Madame la présidente peut voir monsieur Lebœuf; monsieur Lebœuf
m’était favorable.
--Êtes-vous sûr que monsieur Lebœuf donnera sur vous de bons
renseignements à monsieur de Marville, à monsieur le comte Popinot?
--J’en réponds, surtout monsieur Olivier Vinet n’étant plus à Mantes;
car, entre nous, ce petit magistrat seco faisait peur au bon monsieur
Lebœuf. D’ailleurs, madame la présidente, si vous me le permettez,
j’irai voir à Mantes monsieur Lebœuf. Ce ne sera pas un retard, je ne
saurai d’une manière certaine le chiffre de la succession que dans deux
ou trois jours. Je veux et je dois cacher à madame la présidente tous
les ressorts de cette affaire; mais le prix que j’attends de mon entier
dévouement n’est-il pas pour elle un gage de réussite?
--Eh bien! disposez en votre faveur monsieur Lebœuf, et si la
succession a l’importance, ce dont je doute, que vous accusez, je vous
promets les deux places, en cas de succès, bien entendu...
--J’en réponds, madame. Seulement vous aurez la bonté de faire venir
ici votre notaire, votre avoué, lorsque j’aurai besoin d’eux, de me
donner une procuration pour agir au nom de monsieur le président,
et de dire à ces messieurs de suivre mes instructions, de ne rien
entreprendre de leur chef.
--Vous avez la responsabilité, dit solennellement la présidente, vous
devez avoir l’omnipotence. Mais monsieur Pons est-il bien malade?
demanda-t-elle en souriant.
--Ma foi, madame, il s’en tirerait, surtout soigné par un homme aussi
consciencieux que le docteur Poulain, car, mon ami, madame, n’est qu’un
innocent espion dirigé par moi dans vos intérêts, il est capable de
sauver ce vieux musicien, mais il y a là, près du malade, une portière
qui, pour avoir trente mille francs, le pousserait dans la fosse...
Elle ne le tuerait pas, elle ne lui donnera pas d’arsenic, elle ne sera
pas si charitable, elle fera pis, elle l’assassinera moralement, elle
lui donnera mille impatiences par jour. Le pauvre vieillard, dans une
sphère de silence, de tranquillité, bien soigné, caressé par des amis,
à la campagne, se rétablirait; mais, tracassé par une madame Évrard
qui dans sa jeunesse était une des trente belles écaillères que Paris
a célébrées, avide, bavarde, brutale, tourmenté par elle pour faire
un testament où elle soit richement partagée, le malade sera conduit
fatalement jusqu’à l’induration du foie, il s’y forme peut-être en
ce moment des calculs, et il faudra recourir pour les extraire à une
opération qu’il ne supportera pas... Le docteur, une belle âme!... est
dans une affreuse situation. Il devrait faire renvoyer cette femme...
--Mais cette mégère est un monstre! s’écria la présidente en faisant sa
petite voix flûtée.
Cette similitude entre la terrible présidente et lui, fit sourire
intérieurement Fraisier, qui savait à quoi s’en tenir sur ces douces
modulations factices d’une voix naturellement aigre. Il se rappela ce
président, le héros d’un des contes de Louis XI, que ce monarque a
signé par le dernier mot. Ce magistrat, doué d’une femme taillée sur le
patron de celle de Socrate, et n’ayant pas la philosophie de ce grand
homme, fit mêler du sel à l’avoine de ses chevaux en ordonnant de les
priver d’eau. Quand sa femme alla le long de la Seine à sa campagne,
les chevaux se précipitèrent avec elle dans l’eau pour boire, et le
magistrat remercia la Providence qui l’avait _si naturellement_ délivré
de sa femme. En ce moment, madame de Marville remerciait Dieu d’avoir
placé près de Pons une femme qui l’en débarrasserait _honnêtement_.
--Je ne voudrais pas d’un million, dit-elle, au prix d’une
indélicatesse... Votre ami doit éclairer monsieur Pons, et faire
renvoyer cette portière.
--D’abord, madame, messieurs Schmucke et Pons croient que cette femme
est un ange, et renverraient mon ami. Puis cette atroce écaillère
est la bienfaitrice du docteur, elle l’a introduit chez monsieur
Pillerault. Il recommande à cette femme la plus grande douceur avec le
malade, mais ses recommandations indiquent à cette créature les moyens
d’empirer la maladie.
--Que pense votre ami de l’état de _mon_ cousin? demanda la présidente.
Fraisier fit trembler madame de Marville, par la justesse de sa
réponse, et par la lucidité avec laquelle il pénétra dans ce cœur aussi
avide que celui de la Cibot.
--Dans six semaines, la succession sera ouverte.
La présidente baissa les yeux.
--Pauvre homme! fit-elle en essayant, mais en vain, de prendre une
physionomie attristée.
--Madame la présidente a-t-elle quelque chose à dire à monsieur Lebœuf?
Je vais à Mantes par le chemin de fer.
--Oui, restez là, je lui écrirai de venir dîner demain avec nous, j’ai
besoin de le voir pour nous concerter, afin de réparer l’injustice dont
vous avez été la victime.
Quand la présidente l’eut quitté, Fraisier, qui se vit juge de paix,
ne se ressembla plus à lui-même; il paraissait gros, il respirait à
pleins poumons l’air du bonheur et le bon vent du succès. Puisant au
réservoir inconnu de la volonté de nouvelles et fortes doses de cette
divine essence, il se sentit capable, à la façon de Rémonencq, d’un
crime, pourvu qu’il n’en existât pas de preuves, pour réussir. Il
s’était avancé crânement en face de la présidente, convertissant les
conjectures en réalité, affirmant à tort et à travers, dans le but
unique de se faire commettre par elle au sauvetage de cette succession
et d’obtenir sa protection. Représentant de deux immenses misères
et de désirs non moins immenses, il repoussait d’un pied dédaigneux
son affreux ménage de la rue de la Perle. Il entrevoyait mille écus
d’honoraires chez la Cibot, et cinq mille francs chez le président.
C’était conquérir un appartement convenable. Enfin, il s’acquittait
avec le docteur Poulain. Quelques-unes de ces natures haineuses, âpres
et disposées à la méchanceté par la souffrance ou par la maladie,
éprouvent les sentiments contraires, à un égal degré de violence:
Richelieu était aussi bon ami qu’ennemi cruel. En reconnaissance des
secours que lui avait donnés Poulain, Fraisier se serait fait hacher
pour lui. La présidente, en revenant une lettre à la main, regarda sans
être vue par lui, cet homme, qui croyait à une vie heureuse et bien
rentrée, et elle le trouva moins laid qu’au premier coup d’œil qu’elle
avait jeté sur lui; d’ailleurs, il allait la servir, et on regarde un
instrument qui nous appartient autrement qu’on ne regarde celui du
voisin.
--Monsieur Fraisier, dit-elle, vous m’avez prouvé que vous étiez un
homme d’esprit, je vous crois capable de franchise.
Fraisier fit un geste éloquent.
--Eh bien! reprit la présidente, je vous somme de répondre avec candeur
à cette question:--Monsieur de Marville ou moi devons-nous être
compromis par suite de vos démarches?...
--Je ne serais pas venu vous trouver, madame, si je pouvais un jour
me reprocher d’avoir jeté de la boue sur vous, n’y en eût-il que
gros comme la tête d’une épingle, car alors la tache paraît grande
comme la lune. Vous oubliez, madame, que, pour devenir juge de paix
à Paris, je dois vous avoir satisfait. J’ai reçu, dans ma vie, une
première leçon, elle a été trop dure pour que je m’expose à recevoir
encore de pareilles étrivières. Enfin, un dernier mot, madame. Toutes
mes démarches, quand il s’agira de vous, vous seront préalablement
soumises...
--Très-bien; voici la lettre pour monsieur Lebœuf. J’attends maintenant
les renseignements sur la valeur de la succession.
--Tout est là, dit finement Fraisier en saluant la présidente avec
toute la grâce que sa physionomie lui permettait d’avoir.
--Quelle providence! se dit madame Camusot de Marville. Ah! je serai
donc riche! Camusot sera député, car en lâchant ce Fraisier dans
l’arrondissement de Bolbec, il nous obtiendra la majorité. Quel
instrument!
--Quelle providence! se disait Fraisier en descendant l’escalier, et
quelle commère que madame Camusot! Il me faudrait une femme dans ces
conditions-là! Maintenant à l’œuvre.
Et il partit pour Mantes où il fallait obtenir les bonnes grâces d’un
homme qu’il connaissait fort peu; mais il comptait sur madame Vatinelle
à qui, malheureusement, il devait toutes ses infortunes, et les
chagrins d’amour sont souvent comme la lettre de change protestée d’un
bon débiteur, elle porte intérêt.
Trois jours après, pendant que Schmucke dormait, car madame Cibot et
le vieux musicien s’étaient déjà partagé le fardeau de garder et de
veiller le malade, elle avait eu ce qu’elle appelait une _prise de bec_
avec le pauvre Pons. Il n’est pas inutile de faire remarquer une triste
particularité de l’hépatite. Les malades dont le foie est plus ou moins
attaqué sont disposés à l’impatience, à la colère, et ces colères les
soulagent momentanément; de même que dans l’accès de fièvre, on sent se
déployer en soi des forces excessives. L’accès passé, l’affaissement,
le _collapsus_, disent les médecins, arrive, et les pertes qu’a faites
l’organisme s’apprécient alors dans toute leur gravité. Ainsi, dans les
maladies de foie, et surtout dans celles dont la cause vient de grands
chagrins éprouvés, le patient arrive après ses emportements à des
affaiblissements d’autant plus dangereux qu’il est soumis à une diète
sévère. C’est une sorte de fièvre qui agite le mécanisme humoristique
de l’homme, car cette fièvre n’est ni dans le sang, ni dans le cerveau.
Cette agacerie de tout l’être produit une mélancolie où le malade
se prend lui-même en haine. Dans une situation pareille, tout cause
une irritation dangereuse. La Cibot, malgré les recommandations du
docteur, ne croyait pas, elle, femme du peuple sans expérience ni
instruction, à ces tiraillements du système nerveux par le système
humoristique. Les explications de monsieur Poulain étaient pour elle
des _idées de médecin_. Elle voulait absolument, comme tous les gens du
peuple, nourrir Pons, et pour l’empêcher de lui donner en cachette du
jambon, une bonne omelette ou du chocolat à la vanille, il ne fallait
rien moins que cette parole absolue du docteur Poulain:
--Donnez une seule bouchée de n’importe quoi à monsieur Pons, et vous
le tueriez comme d’un coup de pistolet.
L’entêtement des classes populaires est si grand à cet égard, que
la répugnance des malades pour aller à l’hôpital vient de ce que le
peuple croit qu’on y tue les gens en ne leur donnant pas à manger. La
mortalité qu’ont causée les vivres apportés en secret par les femmes
à leurs maris a été si grande, qu’elle a déterminé les médecins à
prescrire une visite de corps d’une excessive sévérité les jours où
les parents viennent voir les malades. La Cibot, pour arriver à une
brouille momentanée nécessaire à la réalisation de ses bénéfices
immédiats, raconta sa visite au directeur du théâtre, sans oublier sa
_prise de bec_ avec mademoiselle Héloïse, la danseuse.
--Mais qu’alliez-vous faire là? lui demanda pour la troisième fois le
malade, qui ne pouvait arrêter la Cibot une fois qu’elle était lancée
en paroles.
--Pour lors, quand je lui ai eu dit son fait, mademoiselle Héloïse qu’a
vu ce que j’étais, a mis les pouces, et nous avons été les meilleures
amies du monde.--Vous me demandez maintenant ce que j’allais faire là?
dit-elle en répétant la question de Pons.
Certains bavards, et ceux-là sont des bavards de génie, ramassent ainsi
les interpellations, les objections et les observations en manière de
provision, pour alimenter leurs discours; comme si la source en pouvait
jamais tarir.
--Mais j’y suis allée pour tirer votre monsieur Gaudissard d’embarras,
il a besoin d’une musique pour un ballet, et vous n’êtes guère en état,
mon chéri, de gribouiller du papier et de remplir votre devoir... J’ai
donc entendu, comme ça, qu’on appellerait un monsieur Garangeot pour
arranger les _Mohicans_ en musique...
--Garangeot! s’écria Pons en fureur. Garangeot, un homme sans aucun
talent, je n’ai pas voulu de lui pour premier violon! C’est un homme de
beaucoup d’esprit, qui fait très-bien des feuilletons sur la musique;
mais pour composer un air, je l’en défie!... Et où diable avez-vous
pris l’idée d’aller au théâtre?
--Mais est-il _ostiné_, ce démon-là!... Voyons, mon chat, ne nous
emportons pas comme une soupe au lait... Pouvez-vous écrire de la
musique dans l’état où vous êtes? Mais vous ne vous êtes donc pas
regardé au miroir? Voulez-vous un miroir? Vous n’avez plus que la
peau sur les os... vous êtes faible comme un moineau... et vous vous
croyez capable de faire vos notes... mais vous ne feriez pas seulement
les miennes... Ça me fait penser que je dois monter chez celle du
troisième, qui nous doit dix-sept francs... et c’est bon à ramasser,
dix-sept francs; car, l’apothicaire payé, il ne nous reste pas vingt
francs... Fallait donc dire à cet homme, qui a l’air d’être un bon
homme, à monsieur Gaudissard... J’aime ce nom-là... c’est un vrai
Roger-Bontemps qui m’irait bien... il n’aura jamais mal au foie,
celui-là!... Donc, fallait lui dire où vous en étiez... dame! vous
n’êtes pas bien, et il vous a momentanément remplacé...
--Remplacé! s’écria Pons d’une voix formidable en se dressant sur son
séant.
En général les malades, surtout ceux qui sont dans l’envergure de
la faux de la Mort, s’accrochent à leurs places avec la fureur que
déploient les débutants pour les obtenir. Aussi son remplacement
parut-il être au pauvre moribond une première mort.
--Mais le docteur me dit, reprit-il, que je vais parfaitement bien!
que je reprendrai bientôt ma vie ordinaire. Vous m’avez tué, ruiné,
assassiné!...
--Ta, ta, ta, ta! s’écria la Cibot, vous voilà parti, allez, je suis
votre bourreau, vous dites ces douceurs-là, toujours, parbleu, à
monsieur Schmucke, quand j’ai le dos tourné. J’entends bien ce que vous
dites, allez!... vous êtes un monstre d’ingratitude.
--Mais vous ne savez pas que si je tarde seulement quinze jours à
ma convalescence, on me dira, quand je reviendrai, que je suis une
perruque, un vieux, que mon temps est fini, que je suis Empire, rococo!
s’écria ce malade qui voulait vivre. Garangeot se sera fait des amis,
dans le théâtre, depuis le contrôle jusqu’au cintre! Il aura baissé le
diapason pour une actrice qui n’a pas de voix, il aura léché les bottes
de monsieur Gaudissard; il aura, par ses amis, publié les louanges de
tout le monde dans les feuilletons; et, alors, dans une boutique comme
celle-là, madame Cibot, on sait trouver des poux à la tête d’un chauve!
Quel démon vous a poussée là?...
--Mais parbleu, monsieur Schmucke a discuté la chose avec moi pendant
huit jours. Que voulez-vous? Vous ne voyez rien que vous! vous êtes un
égoïste à tuer les gens pour vous guérir!... Mais ce pauvre monsieur
Schmucke est depuis un mois sur les dents, il marche sur ses boulets,
il ne peut plus aller nulle part, ni donner des leçons, ni faire de
service au théâtre, car vous ne voyez donc rien? il vous garde la
nuit, et je vous garde le jour. Aujor d’aujourd’hui, si je passais
les nuits comme j’ai tâché de le faire d’abord, en croyant que vous
n’auriez rien, il me faudrait dormir pendant la journée! Et qué qui
veillerait au ménage et au grain!... Et que voulez-vous, la maladie est
la maladie!... et voilà!...
--Il est impossible que ce soit Schmucke qui ait eu cette pensée-là...
--Ne voulez-vous pas à cette heure que ce soit moi qui l’aie prise sous
mon bonnet! Et croyez-vous que nous sommes de fer? Mais si monsieur
Schmucke avait continué son métier, d’aller donner sept ou huit
leçons et de passer la soirée de six heures et demie à onze heures et
demie au théâtre à diriger l’orchestre, il serait mort dans dix jours
d’ici... Voulez-vous la mort de ce digne homme, qui donnerait son sang
pour vous? Par les auteurs de mes jours, on n’a jamais vu de malade
comme vous... Qu’avez-vous fait de votre raison, l’avez-vous mise au
Mont-de-Piété? Tout s’extermine ici pour vous, l’on fait tout pour le
mieux, et vous n’êtes pas content... Vous voulez donc nous rendre fous
à lier... moi d’abord je suis fourbue, en attendant le reste!
La Cibot pouvait parler à son aise, la colère empêchait Pons de
dire un mot, il se roulait dans son lit, articulait péniblement des
interjections, il se mourait. Comme toujours, arrivée à cette période,
la querelle tournait subitement au tendre. La garde se précipita sur le
malade, le prit par la tête, le força de se coucher, ramena sur lui la
couverture.
--Peut-on se mettre dans des états pareils! Après ça, mon chat, c’est
votre maladie! C’est ce que dit le bon monsieur Poulain. Voyons,
calmez-vous. Soyez gentil, mon bon petit fiston. Vous êtes l’idole de
tout ce qui vous approche, que le docteur lui-même vient vous voir
jusqu’à deux fois par jour! Qué qu’il dirait s’il vous trouvait agité
comme cela? Vous me mettez hors des gonds! ce n’est pas bien à vous...
Quand on a mam’ Cibot pour garde, on lui doit des égards... Vous criez,
vous parlez!... ça vous est défendu! vous le savez. Parler, ça vous
irrite... Et pourquoi vous emporter? C’est vous qui avez tous les
torts... vous m’asticotez toujours! Voyons, raisonnons! Si monsieur
Schmucke et moi, qui vous aime comme mes petits boyaux, nous avons cru
bien faire! Eh bien! mon chérubin, c’est bien, allez.
--Schmucke n’a pas pu vous dire d’aller au théâtre sans me consulter...
--Faut-il l’éveiller, ce pauvre cher homme qui dort comme un
bienheureux, et l’appeler en témoignage!
--Non! non! s’écria Pons. Si mon bon et tendre Schmucke a pris cette
résolution, je suis peut-être plus mal que je ne le crois, dit Pons en
jetant un regard plein d’une horrible mélancolie sur les objets d’art
qui décoraient sa chambre. Il faudra dire adieu à mes chers tableaux,
à toutes ces choses dont je m’étais fait des amis. Et mon divin
Schmucke!--oh! serait-ce vrai?
La Cibot, cette atroce comédienne, se mit son mouchoir sur les yeux.
Cette muette réponse fit tomber le malade dans une sombre rêverie.
Abattu par ces deux coups portés dans des endroits si sensibles, la vie
sociale et la santé, la perte de son état et la perspective de la mort,
il s’affaissa tant, qu’il n’eut plus la force de se mettre en colère.
Et il resta morne comme un poitrinaire après son agonie.
--Voyez-vous, dans l’intérêt de monsieur Schmucke, dit la Cibot en
voyant sa victime tout à fait matée, vous feriez bien d’envoyer
chercher le notaire du quartier, monsieur Trognon, un bien brave homme.
--Vous me parlez toujours de ce Trognon... dit le malade.
--Ah! ça m’est bien égal, lui ou un autre, pour ce que vous me donnerez!
Et elle hocha la tête en signe de mépris des richesses. Le silence se
rétablit.
En ce moment, Schmucke, qui dormait depuis plus de six heures, réveillé
par la faim, se leva, vint dans la chambre de Pons, et le contempla
pendant quelques instants sans mot dire, car madame Cibot s’était mis
un doigt sur les lèvres en faisant:--Chut!
Puis elle se leva, s’approcha de l’Allemand pour lui parler à
l’oreille, et lui dit:--Dieu merci! le voilà qui va s’endormir, il est
méchant comme un âne rouge!... Que voulez-vous! il se défend contre la
maladie...
--Non, je suis, au contraire, très-patient, répondit la victime d’un
ton dolent qui accusait un effroyable abattement; mais, mon cher
Schmucke, elle est allée au théâtre me faire renvoyer...
Il fit une pause, il n’eut pas la force d’achever. La Cibot profita de
cet intervalle pour peindre par un signe à Schmucke l’état d’une tête
où la raison déménage, et dit:
--Ne le contrariez pas, il mourrait...
--Et, reprit Pons en regardant l’honnête Schmucke, elle prétend que
c’est toi qui l’as envoyée...
--_Ui_, répondit Schmucke héroïquement, _il le vallait. Dais-doi!...
laisse-nus de saufer!... C’esde tes bêdises que te d’ébuiser à
drafailler quand du as ein drèssor... Rédablis-doi, nus fentons quelque
pric-à-prac ed nus vinirons nos churs dranquillement dans ein goin,
afec cede ponne montam Zibod_...
--Elle t’a perverti! répondit douloureusement Pons.
Le malade, ne voyant plus madame Cibot, qui s’était mise en arrière du
lit pour pouvoir dérober à Pons les signes qu’elle faisait à Schmucke,
la crut partie.
--Elle m’assassine, ajouta-t-il.
--Comment, je vous assassine?... dit-elle en se montrant l’œil
enflammé, ses poings sur les hanches. Voilà donc la récompense d’un
dévouement de chien caniche... Dieu de Dieu! Elle fondit en larmes,
se laissa tomber sur un fauteuil, et ce mouvement tragique causa la
plus funeste révolution à Pons.--Eh bien! dit-elle en se relevant et
montrant aux deux amis ces regards de femme haineuse qui lancent à la
fois des coups de pistolet et du venin, je suis lasse de ne rien faire
de bien ici en m’exterminant le tempérament. Vous prendrez une garde!
Les deux amis se regardèrent effrayés.--Oh! quand vous vous regarderez
comme des acteurs! C’est dit! Je vas prier le docteur Poulain de
vous chercher une garde! Et nous allons faire nos comptes. Vous me
rendrez l’argent que j’ai mis ici... et que je ne vous aurais jamais
redemandé... Moi qui suis allée chez monsieur Pillerault lui emprunter
encore cinq cents francs...
--_C’est sa malatie!_ dit Schmucke en se précipitant sur madame Cibot
et l’embrassant par la taille, _ayez te la badience!_
--Vous, vous êtes un ange, que je baiserais la marque de vos pas,
dit-elle. Mais monsieur Pons ne m’a jamais aimée, il m’a toujours
z’haïe!... D’ailleurs, il peut croire que je veux être mise sur son
testament...
--_Chit! fus alez le duer!_ s’écria Schmucke.
--Adieu, monsieur! vint-elle dire à Pons en le foudroyant par un
regard. Pour le mal que je vous veux, portez-vous bien. Quand vous
serez aimable pour moi, quand vous croirez que ce que je fais est bien
fait, je reviendrai! Jusque-là je reste chez moi... Vous étiez mon
enfant, depuis quand a-t-on vu les enfants se révolter contre leurs
mères?... Non, non, monsieur Schmucke, je ne veux rien entendre... Je
vous apporterai votre dîner, je vous servirai; mais prenez une garde,
demandez-en une à monsieur Poulain.
Et elle sortit en fermant les portes avec tant de violence, que les
objets frêles et précieux tremblèrent. Le malade entendit un cliquetis
de porcelaine qui fut, dans sa torture, ce qu’était le coup de grâce
dans le supplice de la roue.
Une heure après, la Cibot, au lieu d’entrer chez Pons, vint appeler
Schmucke à travers la porte de la chambre à coucher, en lui disant que
son dîner l’attendait dans la salle à manger. Le pauvre Allemand y vint
le visage blême et couvert de larmes.
--_Mon baufre Bons extrafaque_, dit-il, _gar il bredend que fus édes
ine scélérade. C’èdre sa malatie_, dit-il pour attendrir la Cibot sans
accuser Pons.
--Oh! j’en ai assez, de sa maladie! Écoutez, ce n’est ni mon père, ni
mon mari, ni mon frère, ni mon enfant. Il m’a prise en grippe, eh bien!
en voilà assez! Vous, voyez-vous, je vous suivrais au bout du monde;
mais quand on donne sa vie, son cœur, toutes ses économies, qu’on
néglige son mari, que v’là Cibot malade, et qu’on s’entend traiter de
scélérate... c’est un peu trop fort de café comme ça...
--_Gavé?_
--Oui, café! Laissons les paroles oiseuses. Venons au positif! Pour
lors, vous me devez trois mois à cent quatre-vingt-dix francs, ça
fait cinq cent soixante-dix; plus le loyer que j’ai payé deux fois,
que voilà les quittances, six cents francs avec le sou pour livre et
vos impositions; donc, douze cents moins quelque chose, et enfin les
deux mille francs, sans intérêt bien entendu; au total, trois mille
cent quatre-vingt-douze francs... Et pensez qu’il va vous falloir au
moins deux mille francs devant vous pour la garde, le médecin, les
médicaments et la nourriture de la garde. Voilà pourquoi j’empruntais
mille francs à monsieur Pillerault, dit-elle en montrant le billet de
mille francs donné par Gaudissard.
Schmucke écoutait ce compte dans une stupéfaction très-concevable, car
il était financier, comme les chats sont musiciens.
--_Montame Zibod, Bons n’a bas sa déde! Bartonnez-lui, gondinuez à le
carter, resdez nodre Profidence... che fus le temante à chenux._
Et l’Allemand se prosterna devant la Cibot en baisant les mains de ce
bourreau.
--Écoutez, mon bon chat, dit-elle en relevant Schmucke et l’embrassant
sur le front, voilà Cibot malade, il est au lit, je viens d’envoyer
chercher le docteur Poulain. Dans ces circonstances-là je dois mettre
mes affaires en ordre. D’ailleurs, Cibot qui m’a vue revenir en larmes,
est tombé dans une fureur telle, qu’il ne veut plus que je remette
les pieds ici. C’est lui qui exige son argent, et c’est le sien,
voyez-vous. Nous autres femmes nous ne pouvons rien à cela. Mais en
lui rendant son argent, à cet homme, trois mille deux cents francs, ça
le calmera peut-être. C’est toute sa fortune à ce pauvre homme, ses
économies de vingt-six ans de ménage, le fruit de ses sueurs. Il lui
faut son argent demain, il n’y a pas à tortiller... Vous ne connaissez
pas Cibot: quand il est en colère, il tuerait un homme. Eh bien! je
pourrais peut-être obtenir de lui de continuer à vous soigner tous
deux. Soyez tranquille, je me laisserai dire tout ce qui lui passera
par la tête. Je souffrirai ce martyre-là pour l’amour de vous, qui êtes
un ange.
--_Non, che suis ein paufre home, qui ème son ami, qui tonnerait sa fie
pour le saufer_...
--Mais de l’argent?... Mon bon monsieur Schmucke, une supposition, vous
ne me donneriez rien, qu’il faut trouver trois mille francs pour vos
besoins! Ma foi, savez-vous ce que je ferais à votre place. Je n’en
ferais ni un ni deux, je vendrais sept ou huit méchants tableaux, et je
les remplacerais par quelques-uns de ceux qui sont dans votre chambre,
retournés contre le mur, faute de place! car un tableau ou un autre,
qu’est-ce que ça fait?
--_Et bourquoi?_
--Il est si malicieux! c’est sa maladie, car en santé c’est un mouton!
Il est capable de se lever, de fureter; et, si par hasard il venait
dans le salon, quoiqu’il soit si faible qu’il ne pourra plus passer le
seuil de sa porte, il trouverait toujours son nombre!...
--_C’est chiste!_
--Mais nous lui dirons la vente quand il sera tout à fait bien. Si vous
voulez lui avouer cette vente, vous rejetterez tout sur moi, sur la
nécessité de me payer. Allez, j’ai bon dos...
--_Che ne buis bas disboser de choses qui ne m’abbardiennent bas_...
répondit simplement le bon Allemand.
--Eh bien! je vais vous assigner en justice, vous et monsieur Pons.
--_Ce zerait le duer_...
--Choisissez!... Mon Dieu! vendez les tableaux, et dites-le lui
après... vous lui montrerez l’assignation...
--_Eh pien! azicnez nus... ça sera mon egscusse... che lui mondrerai le
chuchmend_...
Le jour même, à sept heures, madame Cibot, qui était allée consulter un
huissier, appela Schmucke. L’Allemand se vit en présence de monsieur
Tabareau, qui le somma de payer; et, sur la réponse que fit Schmucke en
tremblant de la tête aux pieds, il fut assigné lui et Pons devant le
tribunal pour se voir condamner au payement. L’aspect de cet homme, le
papier timbré griffonné produisirent un tel effet sur Schmucke, qu’il
ne résista plus.
--_Fentez les dableaux_, dit-il les larmes aux yeux.
Le lendemain, à six heures du matin, Élie Magus et Rémonencq
décrochèrent chacun leurs tableaux. Deux quittances de deux mille cinq
cents francs furent ainsi faites parfaitement en règle.
«Je soussigné, me portant fort pour monsieur Pons, reconnais avoir
reçu de monsieur Élie Magus la somme de deux mille cinq cents francs
pour quatre tableaux que je lui ai vendus, ladite somme devant être
employée aux besoins de monsieur Pons. L’un de ces tableaux, attribué
à Durer, est un portrait de femme; le second, de l’école italienne,
est également un portrait; le troisième est un paysage hollandais de
Breughle; le quatrième, un tableau florentin représentant une Sainte
Famille, et dont le maître est inconnu.»
La quittance donnée par Rémonencq était dans les mêmes termes et
comprenait un Greuze, un Claude Lorrain, un Rubens et un Van Dyck,
déguisés sous les noms de tableaux de l’École française et de l’École
flamande.
--_Ced archant me verait groire que ces primporions falent quelque
chose_... dit Schmucke en recevant les cinq mille francs.
--Ça vaut quelque chose, dit Rémonencq. Je donnerais bien cent mille
francs de tout cela.
L’Auvergnat, prié de rendre ce petit service, remplaça les huit
tableaux par des tableaux de même dimension, dans les mêmes cadres,
en choisissant parmi des tableaux inférieurs que Pons avait mis dans
la chambre de Schmucke. Élie Magus, une fois en possession des quatre
chefs-d’œuvre, emmena la Cibot chez lui, sous prétexte de faire leurs
comptes. Mais il chanta misère, il trouva des défauts aux toiles, il
fallait rentoiler, et il offrit à la Cibot trente mille francs pour
sa commission; il les lui fit accepter en lui montrant les papiers
étincelants où la Banque a gravé le mot MILLE FRANCS! Magus condamna
Rémonencq à donner pareille somme à la Cibot, en la lui prêtant sur les
quatre tableaux qu’il se fit déposer. Les quatre tableaux de Rémonencq
parurent si magnifiques à Magus, qu’il ne put se décider à les rendre,
et le lendemain il apporta six mille francs de bénéfice au brocanteur,
qui lui céda les quatre toiles par facture. Madame Cibot, riche de
soixante-huit mille francs, réclama de nouveau le plus profond secret
de ses deux complices; elle pria le Juif de lui dire comment placer
cette somme de manière que personne ne pût la savoir en sa possession.
--Achetez des actions du chemin de fer d’Orléans, elles sont à trente
francs au-dessous du pair, vous doublerez vos fonds en trois ans, et
vous aurez des chiffons de papier qui tiendront dans un portefeuille.
--Restez ici, monsieur Magus, je vais chez l’homme d’affaires de la
famille de monsieur Pons, il veut savoir à quel prix vous prendriez
tout le bataclan de là-haut... je vais vous l’aller chercher...
--Si elle était veuve! dit Rémonencq à Magus, ça serait bien mon
affaire, car la voilà riche...
--Surtout si elle place son argent sur le chemin d’Orléans; dans deux
ans ce sera doublé. J’y ai placé mes pauvres petites économies, dit le
Juif, c’est la dot de ma fille... Allons faire un petit tour sur le
boulevard en attendant l’avocat...
--Si Dieu voulait appeler à lui ce Cibot, qui est bien malade déjà,
reprit Rémonencq, j’aurais une fière femme pour tenir un magasin, et
je pourrais entreprendre le commerce en grand...
--Bonjour, mon bon monsieur Fraisier, dit la Cibot d’un ton patelin, en
entrant dans le cabinet de son conseil. Eh bien! que me dit donc votre
portier, que vous vous en allez d’ici!...
--Oui, ma chère madame Cibot, je prends, dans la maison du docteur
Poulain, l’appartement du premier étage, au-dessus du sien. Je cherche
à emprunter deux à trois mille francs pour meubler convenablement cet
appartement, qui, ma foi, est très-joli, le propriétaire l’a remis à
neuf. Je suis chargé, comme je vous l’ai dit, des intérêts du président
de Marville et des vôtres... Je quitte le métier d’agent d’affaires,
je vais me faire inscrire au tableau des avocats, et il faut être
très-bien logé. Les avocats de Paris ne laissent inscrire au tableau
que des gens qui possèdent un mobilier respectable, une bibliothèque,
etc. Je suis docteur en droit, j’ai fait mon stage, et j’ai déjà des
protecteurs puissants... Eh bien! où en sommes-nous?
--Si vous vouliez accepter mes économies qui sont à la caisse
d’épargne, lui dit la Cibot; je n’ai pas grand’chose, trois mille
francs, le fruit de vingt-cinq ans d’épargnes et de privations...
vous me feriez une lettre de change, comme dit Rémonencq, car je suis
ignorante, je ne sais que ce qu’on m’apprend...
--Non, les statuts de l’ordre interdisent à un avocat de souscrire des
lettres de change, je vous en ferai un reçu portant intérêt à cinq pour
cent, et vous me le rendrez si je vous trouve douze cents francs de
rente viagère dans la succession du bonhomme Pons.
La Cibot, prise au piége, garda le silence.
--Qui ne dit mot, consent, reprit Fraisier. Apportez-moi ça, demain.
--Ah! je vous payerai bien volontiers vos honoraires d’avance, dit la
Cibot, c’est être sûre que j’aurai mes rentes.
--Où en sommes-nous? reprit Fraisier en faisant un signe de tête
affirmatif. J’ai vu Poulain hier au soir, il paraît que vous menez
votre malade grand train... Encore un assaut comme celui d’hier, et il
se formera des calculs dans la vésicule du fiel... Soyez douce avec
lui, voyez-vous, ma chère madame Cibot, il ne faut pas se créer des
remords. On ne vit pas vieux.
--Laissez-moi donc tranquille, avec vos remords!... N’allez-vous pas
encore me parler de la guillotine? monsieur Pons, c’est un vieil
_ostiné_! vous ne le connaissez pas! c’est lui qui me fait _endêver_!
Il n’y a pas un plus méchant homme que lui, ses parents avaient raison,
il est sournois, vindicatif et _ostiné_... Monsieur Magus est à la
maison, comme je vous l’ai dit, et il vous attend.
--Bien!... j’y serai en même temps que vous. C’est de la valeur de
cette collection que dépend le chiffre de votre rente, s’il y a huit
cent mille francs, vous aurez quinze cents francs viagers... c’est une
fortune!
--Eh bien! je vas leur dire d’évaluer les choses en conscience.
Une heure après, pendant que Pons dormait profondément, après avoir
pris des mains de Schmucke une potion calmante, ordonnée par le
docteur, mais dont la dose avait été doublée à l’insu de l’Allemand
par la Cibot, Fraisier, Rémonencq et Magus, ces trois personnages
patibulaires, examinaient pièce à pièce les dix-sept cents objets dont
se composait la collection du vieux musicien. Schmucke s’étant couché,
ces corbeaux flairant leur cadavre furent maîtres du terrain.
--Ne faites pas de bruit, disait la Cibot toutes les fois que Magus
s’extasiait et discutait avec Rémonencq en l’instruisant de la valeur
d’une belle œuvre.
C’était un spectacle à navrer le cœur, que celui de ces quatre
cupidités différentes soupesant la succession pendant le sommeil de
celui dont la mort était le sujet de leurs convoitises. L’estimation
des valeurs contenues dans le salon dura trois heures.
--En moyenne, dit le vieux juif crasseux, chaque chose ici vaut mille
francs...
--Ce serait dix-sept cent mille francs! s’écria Fraisier stupéfait.
--Non pas pour moi, reprit Magus dont l’œil prit des teintes froides.
Je ne donnerais pas plus de huit cent mille francs; car on ne
sait pas combien de temps on gardera ça dans un magasin... Il y a
des chefs-d’œuvre qui ne se vendent pas avant dix ans, et le prix
d’acquisition est doublé par les intérêts composés; mais je payerais la
somme comptant.
--Il y a dans la chambre des vitraux, des émaux, des miniatures, des
tabatières en or et en argent, fit observer Rémonencq.
--Peut-on les examiner? demanda Fraisier.
--Je vas voir s’il dort bien, répliqua la Cibot.
Et, sur un signe de la portière, les trois oiseaux de proie entrèrent.
--Là, sont les chefs-d’œuvre! dit en montrant le salon Magus dont
la barbe blanche frétillait par tous ses poils, mais ici sont les
richesses! Et quelles richesses! les souverains n’ont rien de plus beau
dans leurs Trésors.
Les yeux de Rémonencq, allumés par les tabatières, reluisaient comme
des escarboucles. Fraisier, calme, froid comme un serpent qui se serait
dressé sur sa queue, allongeait sa tête plate et se tenait dans la
pose que les peintres prêtent à Méphistophélès. Ces trois différents
avares, altérés d’or comme les diables le sont des rosées du paradis,
dirigèrent, sans s’être concertés, un regard sur le possesseur de tant
de richesses, car il avait fait un de ces mouvements inspirés par le
cauchemar. Tout à coup, sous le jet de ces trois rayons diaboliques, le
malade ouvrit les yeux et jeta des cris perçants.
--Des voleurs! Les voilà! A la garde! on m’assassine. Évidemment
il continuait son rêve tout éveillé, car il s’était dressé sur son
séant, les yeux agrandis, blancs, fixes, sans pouvoir bouger. Élie
Magus et Rémonencq gagnèrent la porte; mais ils y furent cloués par
ce mot:--Magus, ici... Je suis trahi... Le malade était réveillé par
l’instinct de la conservation de son trésor, sentiment au moins égal à
celui de la conservation personnelle.--Madame Cibot, qui est monsieur?
cria-t-il en frissonnant à l’aspect de Fraisier qui restait immobile.
--Pardieu! est-ce que je pouvais le mettre à la porte, dit-elle en
clignant de l’œil et faisant signe à Fraisier... Monsieur s’est
présenté tout à l’heure au nom de votre famille...
Fraisier laissa échapper un mouvement d’admiration pour la Cibot.
--Oui, monsieur, je venais de la part de madame la présidente de
Marville, de son mari, de sa fille, vous témoigner leurs regrets;
ils ont appris fortuitement votre maladie, et ils voudraient vous
soigner eux-mêmes... ils vous offrent d’aller à la terre de Marville y
recouvrer la santé; madame la vicomtesse Popinot, la petite Cécile que
vous aimez tant, sera votre garde-malade... elle a pris votre défense
auprès de sa mère, elle l’a fait revenir de l’erreur où elle était.
--Et ils vous ont envoyé, mes héritiers! s’écria Pons indigné, en vous
donnant pour guide le plus habile connaisseur, le plus fin expert de
Paris?... Ah! la charge est bonne, reprit-il en riant d’un rire de fou.
Vous venez évaluer mes tableaux, mes curiosités, mes tabatières, mes
miniatures!... Évaluez! vous avez un homme qui, non-seulement a les
connaissances en toute chose, mais qui peut acheter, car il est dix
fois millionnaire... Mes chers parents n’attendront pas long-temps ma
succession, dit-il avec une ironie profonde, ils m’ont donné le coup de
pouce... Ah! madame Cibot, vous vous dites ma mère, et vous introduisez
les marchands, mon concurrent et les Camusot ici pendant que je
dors!... Sortez tous...
Et le malheureux, surexcité par la double action de la colère et de la
peur, se leva décharné.
--Prenez mon bras, monsieur, dit la Cibot en se précipitant sur Pons
pour l’empêcher de tomber. Calmez-vous donc, ces messieurs sont sortis.
--Je veux voir le salon!... dit le moribond.
La Cibot fit signe aux trois corbeaux de s’envoler; puis, elle saisit
Pons, l’enleva comme une plume, et le recoucha, malgré ses cris. En
voyant le malheureux collectionneur tout à fait épuisé, elle alla
fermer la porte de l’appartement. Les trois bourreaux de Pons étaient
encore sur le palier, et lorsque la Cibot les vit, elle leur dit de
l’attendre, en entendant cette parole de Fraisier à Magus:--Écrivez-moi
une lettre signée de vous deux, par laquelle vous vous engageriez à
payer neuf cent mille francs comptant la collection de monsieur Pons,
et nous verrons à vous faire faire un beau bénéfice.
Puis il souffla dans l’oreille de la Cibot un mot, un seul que personne
ne put entendre, et il descendit avec les deux marchands à la loge.
--Madame Cibot, dit le malheureux Pons, quand la portière revint,
sont-ils partis?...
--Qui... partis?... demanda-t-elle...
--Ces hommes?...
--Quels hommes?... Allons, vous avez vu des hommes! dit-elle. Vous
venez d’avoir un coup de fièvre chaude, que sans moi vous alliez passer
par la fenêtre, et vous me parlez encore d’hommes... Allez-vous rester
toujours comme ça?...
--Comment, là, tout à l’heure, il n’y avait pas un monsieur qui s’est
dit envoyé par ma famille...
--Allez-vous _m’ostiner_ encore, reprit-elle. Ma foi, savez-vous où
l’on devrait vous mettre? à _Chalenton_!... Vous voyez des hommes...
--Élie Magus, Rémonencq...
--Ah! pour Rémonencq, vous pouvez l’avoir vu, car il est venu me dire
que mon pauvre Cibot va si mal, que je vais vous planter là pour
reverdir. Mon Cibot avant tout, voyez-vous! Quand mon homme est malade,
moi, je ne connais plus personne. Tâchez de rester tranquille et de
dormir une couple d’heures, car j’ai dit d’envoyer chercher monsieur
Poulain, et je reviendrai avec lui... Buvez et soyez sage.
--Il n’y avait personne dans ma chambre, là, tout à l’heure quand je me
suis éveillé?...
--Personne! dit-elle. Vous aurez vu monsieur Rémonencq dans vos glaces.
--Vous avez raison, madame Cibot, dit le malade en devenant doux comme
un mouton.
--Eh bien! vous voilà raisonnable, adieu, mon Chérubin, restez
tranquille, je serai dans un instant à vous.
Quand Pons entendit fermer la porte de l’appartement, il rassembla ses
dernières forces pour se lever, car il se dit:
--On me trompe! on me dévalise! Schmucke est un enfant qui se
laisserait lier dans un sac!...
Et le malade, animé par le désir d’éclaircir la scène affreuse qui lui
semblait trop réelle pour être une vision, put gagner la porte de sa
chambre, il l’ouvrit péniblement, et se trouva dans son salon, où la
vue de ses chères toiles, de ses statues, de ses bronzes florentins,
de ses porcelaines, le ranima. Le collectionneur, en robe de chambre,
les jambes nues, la tête en feu, put faire le tour des deux rues qui
se trouvaient tracées par les crédences et les armoires dont la rangée
partageait le salon en deux parties. Au premier coup d’œil du maître,
il compta tout, et aperçut son musée au complet. Il allait rentrer,
lorsque son regard fut attiré par un portrait de Greuze mis à la place
du chevalier de Malte, de Sébastien del Piombo. Le soupçon sillonna
son intelligence comme un éclair zèbre un ciel orageux. Il regarda la
place occupée par ses huit tableaux capitaux, et les trouva remplacés
tous. Les yeux du pauvre homme furent tout à coup couverts d’un voile
noir, il fut pris par une faiblesse, et tomba sur le parquet. Cet
évanouissement fut si complet, que Pons resta là pendant deux heures,
il fut trouvé par Schmucke, quand l’Allemand, réveillé, sortit de sa
chambre pour venir voir son ami. Schmucke eut mille peines à relever
le moribond et à le recoucher; mais quand il adressa la parole à ce
quasi-cadavre, et qu’il reçut un regard glacé, des paroles vagues et
bégayées, le pauvre Allemand, au lieu de perdre la tête, devint un
héros d’amitié. Sous la pression du désespoir, cet homme-enfant eut
de ces inspirations comme en ont les femmes aimantes ou les mères. Il
fit chauffer des serviettes (il trouva des serviettes!), il sut en
entortiller les mains de Pons, il lui en mit au creux de l’estomac;
puis il prit ce front moite et froid entre ses mains, il y appela la
vie avec une puissance de volonté digne d’Apollonius de Thyane. Il
baisa son ami sur les yeux comme ces Marie que les grands sculpteurs
italiens ont sculptées dans leurs bas-reliefs appelés _Pietà_, baisant
le Christ. Ces efforts divins, cette effusion d’une vie dans une autre,
cette œuvre de mère et d’amante fut couronnée d’un plein succès. Au
bout d’une demi-heure, Pons réchauffé reprit forme humaine: la couleur
vitale revint aux yeux, la chaleur extérieure rappela le mouvement
dans les organes, Schmucke fit boire à Pons de l’eau de mélisse mêlée
à du vin, l’esprit de la vie s’infusa dans ce corps, l’intelligence
rayonna de nouveau sur ce front naguère insensible comme une pierre.
Pons comprit alors à quel saint dévouement, à quelle puissance d’amitié
cette résurrection était due.
--Sans toi, je mourais! dit-il en se sentant le visage doucement baigné
par les larmes du bon Allemand, qui riait et qui pleurait tout à la
fois.
En entendant cette parole, attendue dans le délire de l’espoir, qui
vaut celui du désespoir, le pauvre Schmucke, dont toutes les forces
étaient épuisées, s’affaissa comme un ballon crevé. Ce fut à son tour
de tomber, il se laissa aller sur un fauteuil, joignit les mains et
remercia Dieu par une fervente prière. Un miracle venait pour lui de
s’accomplir! Il ne croyait pas au pouvoir de sa prière en action,
mais à celui de Dieu qu’il avait invoqué. Cependant le miracle était
un effet naturel et que les médecins ont constaté souvent. Un malade
entouré d’affection, soigné par des gens intéressés à sa vie, à chances
égales est sauvé, là où succombe un sujet gardé par des mercenaires.
Les médecins ne veulent pas voir en ceci les effets d’un magnétisme
involontaire, ils attribuent ce résultat à des soins intelligents,
à l’exacte observation de leurs ordonnances; mais beaucoup de mères
connaissent la vertu de ces ardentes projections d’un constant désir.
--Mon bon Schmucke!...
--_Ne barle bas, che d’endendrai bar le cueir... rebose! rebose!_ dit
le musicien en souriant.
--Pauvre ami! noble créature! Enfant de Dieu vivant en Dieu! seul être
qui m’ait aimé!... dit Pons par interjections, en trouvant dans sa voix
des modulations inconnues.
L’âme, près de s’envoler, était toute dans ces paroles qui donnèrent à
Schmucke des jouissances presque égales à celles de l’amour.
--_Fis! fis! ed che tevientrai ein lion! che drafaillerai bir teux._
--Écoute, mon bon, et fidèle, et adorable ami! laisse-moi parler, le
temps me presse, car je suis mort, je ne reviendrai pas de ces crises
répétées.
Schmucke pleura comme un enfant.
--Écoute donc, tu pleureras après... dit Pons. Chrétien, il faut te
soumettre. On m’a volé, et c’est la Cibot... Avant de te quitter je
dois t’éclairer sur les choses de la vie, tu ne les sais pas... On a
pris huit tableaux qui valaient des sommes considérables.
--_Bartonne-moi, che les ai fentus_...
--Toi!
--_Moi..._ dit le pauvre Allemand, _nis édions assignés au dripinal_...
--Assignés?... par qui?...
--_Addans!_...
Schmucke alla chercher le papier timbré laissé par l’huissier et
l’apporta.
Pons lut attentivement ce grimoire. Après lecture il laissa tomber le
papier et garda le silence. Cet observateur du travail humain, qui
jusqu’alors avait négligé le moral, finit par compter tous les fils
de la trame ourdie par la Cibot. Sa verve d’artiste, son intelligence
d’élève de l’Académie de Rome, toute sa jeunesse lui revint pour
quelques instants.
--Mon bon Schmucke, obéis-moi militairement. Écoute! descends à la loge
et dis à cette affreuse femme que je voudrais revoir la personne qui
m’est envoyée par mon cousin le président, et que, si elle ne vient
pas, j’ai l’intention de léguer ma collection au Musée; qu’il s’agit de
faire mon testament.
Schmucke s’acquitta de la commission; mais, au premier mot, la Cibot
répondit par un sourire.
--Notre cher malade a eu, mon bon monsieur Schmucke, une attaque de
fièvre chaude, et il a cru voir du monde dans sa chambre. Je vous donne
ma parole d’honnête femme que personne n’est venu de la part de la
famille de notre cher malade...
Schmucke revint avec cette réponse, qu’il répéta textuellement à Pons.
--Elle est plus forte, plus madrée, plus astucieuse, plus machiavélique
que je ne le croyais, dit Pons en souriant, elle ment jusque dans sa
loge! Figure-toi qu’elle a, ce matin, amené ici un Juif, nommé Élie
Magus, Rémonencq et un troisième qui m’est inconnu, mais qui est plus
affreux à lui seul que les deux autres. Elle a compté sur mon sommeil
pour évaluer ma succession, le hasard a fait que je me suis éveillé,
je les ai vus tous trois soupesant mes tabatières. Enfin, l’inconnu
s’est dit envoyé par les Camusot, j’ai parlé avec lui... Cette infâme
Cibot m’a soutenu que je rêvais... Mon bon Schmucke, je ne rêvais
pas!... J’ai bien entendu cet homme, il m’a parlé... Les deux marchands
se sont effrayés et ont pris la porte... J’ai cru que la Cibot se
démentirait!... Cette tentative est inutile. Je vais tendre un autre
piége où la scélérate se prendra... Mon pauvre ami, tu prends la Cibot
pour un ange, c’est une femme qui m’a, depuis un mois, assassiné dans
un but cupide. Je n’ai pas voulu croire à tant de méchanceté chez une
femme qui nous avait servis fidèlement pendant quelques années. Ce
doute m’a perdu... Combien t’a-t-on donné des huit tableaux?...
--Cinq mille francs.
--Bon Dieu, ils en valaient vingt fois autant! s’écria Pons, c’est la
fleur de ma collection. Je n’ai pas le temps d’intenter un procès,
d’ailleurs ce serait te mettre en cause comme la dupe de ces coquins...
Un procès te tuerait! Tu ne sais pas ce que c’est que la justice! c’est
l’égout de toutes les infamies morales... A voir tant d’horreurs, des
âmes comme la tienne y succombent. Et puis tu seras assez riche. Ces
tableaux m’ont coûté quatre mille francs, je les ai depuis trente-six
ans... Mais nous avons été volés avec une habileté surprenante. Je suis
sur le bord de ma fosse, je ne me soucie plus que de toi... de toi, le
meilleur des êtres. Or, je ne veux pas que tu sois dépouillé, car tout
ce que je possède est à toi. Donc, il faut te défier de tout le monde,
et tu n’as jamais eu de défiance. Dieu te protége, je le sais; mais
il peut t’oublier pendant un moment, et tu serais flibusté comme un
vaisseau marchand. La Cibot est un monstre, elle me tue! et tu vois en
elle un ange, je veux te la faire connaître, va la prier de t’indiquer
un notaire, qui reçoive mon testament... et je te la montrerai les
mains dans le sac.
Schmucke écoutait Pons comme s’il lui avait raconté l’Apocalypse. Qu’il
existât une nature aussi perverse que devait être celle de la Cibot, si
Pons avait raison, c’était pour lui la négation de la Providence.
--_Mon baufre ami Bons se droufe si mâle_, dit l’Allemand en descendant
à la loge et s’adressant à madame Cibot, _qu’ile feud vaire son
desdamand, alez chercher ein nodaire_...
Ceci fut dit en présence de plusieurs personnes, car l’état de Cibot
était presque désespéré. Rémonencq, sa sœur, deux portières accourues
des maisons voisines, trois domestiques des locataires de la maison et
le locataire du premier étage sur le devant de la rue stationnaient
sous la porte cochère.
--Ah! vous pouvez bien aller chercher un notaire vous-même, s’écria la
Cibot les larmes aux yeux, et faire faire votre testament par qui vous
voudrez... Ce n’est pas quand mon pauvre Cibot est à la mort que je
quitterai son lit... Je donnerais tous les Pons du monde pour conserver
Cibot... un homme qui ne m’a jamais causé pour deux onces de chagrin
pendant trente ans de ménage!...
Et elle rentra, laissant Schmucke tout interdit.
--Monsieur, dit à Schmucke le locataire du premier étage, monsieur Pons
est-il donc bien mal?...
Ce locataire, nommé Jolivard, était un employé de l’enregistrement, au
bureau du Palais.
--_Il a vailli murir dud à l’heire!_ répondit Schmucke avec une
profonde douleur.
--Il y a près d’ici, rue Saint-Louis, monsieur Trognon, notaire, fit
observer monsieur Jolivard. C’est le notaire du quartier.
--Voulez-vous que je l’aille chercher? demanda Rémonencq à Schmucke.
--_Pien folondiers_... répondit Schmucke, _gar si montame Zibod ne beut
bas carter mon ami, che ne fitrais bas le guidder tans l’édat ù il
esd_...
--Madame Cibot nous disait qu’il devenait fou!... reprit Jolivard.
--_Bons vou?_ s’écria Schmucke frappé de terreur. _Chamais il n’a i
dand t’esbrit... et c’ed ce qui m’einguiède bir sa sandé_...
Toutes les personnes qui composaient l’attroupement écoutaient cette
conversation avec une curiosité bien naturelle, et qui la grava dans
leur mémoire. Schmucke, qui ne connaissait pas Fraisier, ne put faire
attention à cette tête satanique et à ces yeux brillants. Fraisier,
en jetant deux mots dans l’oreille de la Cibot, avait été l’auteur
de la scène hardie, peut-être au-dessus des moyens de la Cibot, mais
qu’elle avait jouée avec une supériorité magistrale. Faire passer le
moribond pour fou, c’était une des pierres angulaires de l’édifice
bâti par l’homme de loi. L’incident de la matinée avait bien servi
Fraisier; et, sans lui, peut-être la Cibot, dans son trouble, se
serait-elle démentie, au moment où l’innocent Schmucke était venu
lui tendre un piége en la priant de rappeler l’envoyé de la famille.
Rémonencq, qui vit venir le docteur Poulain, ne demandait pas mieux
que de disparaître. Et voici pourquoi: Rémonencq, depuis dix jours,
remplissait le rôle de la Providence, ce qui déplaît singulièrement
à la Justice dont la prétention est de la représenter à elle seule.
Rémonencq voulait se débarrasser à tout prix du seul obstacle qui
s’opposait à son bonheur. Pour lui, le bonheur, c’était d’épouser
l’appétissante portière, et de tripler ses capitaux. Or, Rémonencq,
en voyant le petit tailleur buvant de la tisane, avait eu l’idée de
convertir son indisposition en une maladie mortelle, et son état de
ferrailleur lui en avait donné le moyen.
Un matin, pendant qu’il fumait sa pipe, le dos appuyé au chambranle
de la porte de sa boutique, et qu’il rêvait à ce beau magasin sur le
boulevard de la Madeleine où trônerait madame Cibot, superbement vêtue,
ses yeux tombèrent sur une rondelle en cuivre fortement oxydée. L’idée
de nettoyer économiquement sa rondelle dans la tisane de Cibot lui
vint subitement. Il attacha ce cuivre, rond comme une pièce de cent
sous, par une petite ficelle; et, pendant que la Cibot était occupée
chez ses messieurs, il allait tous les jours savoir des nouvelles
de son ami le tailleur. Durant cette visite de quelques minutes, il
laissait tremper la rondelle en cuivre; et, en s’en allant, il la
reprenait par la ficelle. Cette légère addition de cuivre chargé de
son oxyde, communément appelé vert-de-gris, introduisit secrètement
un principe délétère dans la tisane bienfaisante, mais en proportions
homœopathiques, ce qui fit des ravages incalculables. Voici quels
furent les résultats de cette homœopathie criminelle. Le troisième
jour, les cheveux du pauvre Cibot tombèrent, les dents tremblèrent
dans leurs alvéoles, et l’économie de cette organisation fut troublée
par cette imperceptible dose de poison. Le docteur Poulain se creusa
la tête en apercevant l’effet de cette décoction, car il était assez
savant pour reconnaître l’action d’un agent destructeur. Il emporta la
tisane, à l’insu de tout le monde, et il en opéra l’analyse lui-même;
mais il n’y trouva rien. Le hasard voulut que, ce jour-là, Rémonencq,
effrayé de ses œuvres, n’eût pas mis sa fatale rondelle. Le docteur
Poulain s’en tira vis-à-vis de lui-même et de la science, en supposant
que, par suite d’une vie sédentaire, dans une loge humide, le sang de
ce tailleur accroupi sur une table, devant cette fenêtre grillagée,
avait pu se décomposer, faute d’exercice, et surtout à la perpétuelle
aspiration des émanations d’un ruisseau fétide. La rue de Normandie
est une de ces vieilles rues à chaussée fendue, où la ville de Paris
n’a pas encore mis de bornes-fontaines, et dont le ruisseau noir roule
péniblement les eaux ménagères de toutes les maisons, qui s’infiltrent
sous les pavés et y produisent cette boue particulière à la ville de
Paris.
La Cibot, elle, allait et venait, tandis que son mari, travailleur
intrépide, était toujours devant cette croisée, assis comme un fakir.
Les genoux du tailleur étaient ankylosés, le sang se fixait dans le
buste, les jambes amaigries, tortues, devenaient des membres presque
inutiles. Aussi le teint fortement cuivré de Cibot paraissait-il
naturellement maladif depuis fort longtemps. La bonne santé de la femme
et la maladie de l’homme semblèrent au docteur un fait naturel.
--Quelle est donc la maladie de mon pauvre Cibot? avait demandé la
portière au docteur Poulain.
--Ma chère madame Cibot, répondit le docteur, il meurt de la maladie
des portiers... son étiolement général annonce une incurable viciation
du sang.
Un crime sans objet, sans aucun gain, sans aucun intérêt, finit par
effacer dans l’esprit du docteur Poulain ses premiers soupçons. Qui
pouvait vouloir tuer Cibot? sa femme? le docteur lui vit goûter à la
tisane de Cibot en la sucrant. Une assez grande quantité de crimes
échappent à la vengeance de la société, c’est en général ceux qui
se commettent, comme celui-ci, sans les preuves effrayantes d’une
violence quelconque: le sang répandu, la strangulation, les coups,
enfin les procédés maladroits; mais surtout quand le meurtre est sans
intérêt apparent, et commis dans les classes inférieures. Le crime
est toujours dénoncé par son avant-garde, par des haines, par des
cupidités visibles dont sont instruits les gens aux yeux de qui l’on
vit. Mais, dans les circonstances où se trouvaient le petit tailleur,
Rémonencq et la Cibot, personne n’avait intérêt à chercher la cause de
la mort, excepté le médecin. Ce portier maladif, cuivré, sans fortune,
adoré de sa femme, était sans fortune et sans ennemis. Les motifs et
la passion du brocanteur se cachaient dans l’ombre tout aussi bien que
la fortune de la Cibot. Le médecin connaissait à fond la portière et
ses sentiments, il la croyait capable de tourmenter Pons; mais il la
savait sans intérêt ni force pour un crime; d’ailleurs, elle buvait une
cuillerée de tisane toutes les fois que le docteur venait et qu’elle
donnait à boire à son mari. Poulain, le seul de qui pouvait venir la
lumière, crut à quelque hasard de maladie, à l’une de ces étonnantes
exceptions qui rendent la médecine un si périlleux métier. Et en effet,
le petit tailleur se trouva malheureusement, par suite de son existence
rabougrie, dans des conditions de mauvaise santé telles que cette
imperceptible addition d’oxyde de cuivre devait lui donner la mort. Les
commères, les voisins se comportaient aussi de manière à innocenter
Rémonencq en justifiant cette mort subite.
--Ah! s’écriait l’un, il y a bien longtemps que je disais que monsieur
Cibot n’allait pas bien.
--Il travaillait trop, c’t homme-là! répondait un autre, il s’est brûlé
le sang.
--Il ne voulait pas m’écouter, s’écriait un voisin, je lui conseillais
de se promener le dimanche, de faire le lundi, car ce n’est pas trop de
deux jours par semaine pour se divertir.
Enfin, la rumeur du quartier, si délatrice, et que la justice écoute
par les oreilles du commissaire de police, ce roi de la basse classe,
expliquait parfaitement la mort du petit tailleur. Néanmoins, l’air
pensif, les yeux inquiets de monsieur Poulain, embarrassaient beaucoup
Rémonencq; aussi, voyant venir le docteur, se proposa-t-il avec
empressement à Schmucke pour aller chercher ce monsieur Trognon que
connaissait Fraisier.
--Je serai revenu pour le moment où le testament se fera, dit Fraisier
à l’oreille de la Cibot, et, malgré votre douleur, il faut veiller au
grain.
Le petit avoué, qui disparut avec la légèreté d’une ombre, rencontra
son ami le médecin.
--Eh! Poulain, s’écria-t-il, tout va bien. Nous sommes sauvés!... Je
te dirai ce soir comment! Cherche quelle est la place qui te convient!
tu l’auras! Et moi! je suis juge de paix. Tabareau ne me refusera plus
sa fille... Quant à toi, je me charge de te faire épouser mademoiselle
Vitel, la petite-fille de notre juge de paix.
Fraisier laissa Poulain sur la stupéfaction que ces folles paroles lui
causèrent, et sauta sur le boulevard comme une balle; il fit signe à
l’omnibus et fut, en dix minutes, déposé par ce coche moderne à la
hauteur de la rue Choiseul. Il était environ quatre heures, Fraisier
était sûr de trouver la présidente seule, car les magistrats ne
quittent guère le Palais avant cinq heures.
Madame de Marville reçut Fraisier avec une distinction qui prouvait
que, selon sa promesse, faite à madame Vatinelle, monsieur Lebœuf avait
parlé favorablement de l’ancien avoué de Mantes. Amélie fut presque
chatte avec Fraisier, comme la duchesse de Montpensier dut l’être avec
Jacques Clément; car ce petit avoué, c’était son couteau. Mais quand
Fraisier présenta la lettre collective, par laquelle Élie Magus et
Rémonencq s’engageaient à prendre en bloc la collection de Pons pour
une somme de neuf cent mille francs payée comptant, la présidente lança
sur l’homme d’affaires un regard d’où jaillissait la somme. Ce fut une
nappe de convoitise qui roula jusqu’à l’avoué.
--Monsieur le président, lui dit-elle, m’a chargé de vous inviter à
dîner demain, nous serons en famille, vous aurez pour convives monsieur
Godeschal, le successeur de maître Desroches mon avoué; puis Berthier,
notre notaire; mon gendre et ma fille... Après le dîner, nous aurons
vous et moi, le notaire et l’avoué, la petite conférence que vous avez
demandée, et où je vous remettrai nos pouvoirs. Ces deux messieurs
obéiront, comme vous l’exigez, à vos inspirations, et veilleront à ce
que _tout cela_ se passe bien. Vous aurez la procuration de monsieur de
Marville dès qu’elle vous sera nécessaire...
--Il me la faudra pour le jour du décès...
--On la tiendra prête...
--Madame la présidente, si je demande une procuration, si je veux que
votre avoué ne paraisse pas, c’est bien moins dans mon intérêt que dans
le vôtre... Quand je me donne, moi! je me donne tout entier. Aussi,
madame, demandé-je en retour la même fidélité, la même confiance
à mes protecteurs, je n’ose dire de vous, mes clients. Vous pouvez
croire qu’en agissant ainsi, je veux m’accrocher à l’affaire; non, non,
madame: s’il se commettait des choses répréhensibles... car, en matière
de succession, on est entraîné... surtout par un poids de neuf cent
mille francs... eh bien! vous ne pouvez pas désavouer un homme comme
maître Godeschal, la probité même; mais on peut rejeter tout sur le dos
d’un méchant petit homme d’affaires...
La présidente regarda Fraisier avec admiration.
--Vous devez aller bien haut ou bien bas, lui dit-elle. A votre place,
au lieu d’ambitionner cette retraite de juge de paix, je voudrais être
procureur du roi... à Mantes! et faire un grand chemin.
--Laissez-moi faire, madame! La justice de paix est un cheval de curé
pour monsieur Vitel, je m’en ferai un cheval de bataille.
La présidente fut amenée ainsi à sa dernière confidence avec Fraisier.
--Vous me paraissez dévoué si complétement à nos intérêts, dit-elle,
que je vais vous initier aux difficultés de notre position et à nos
espérances. Le président, lors du mariage projeté pour sa fille et un
intrigant qui, depuis, s’est fait banquier, désirait vivement augmenter
la terre de Marville de plusieurs herbages, alors à vendre. Nous nous
sommes dessaisis de cette magnifique habitation pour marier ma fille
comme vous savez; mais je souhaite bien vivement, ma fille étant fille
unique, acquérir le reste de ces herbages. Ces belles prairies ont été
déjà vendues en partie, elles appartiennent à un Anglais qui retourne
en Angleterre, après avoir demeuré là pendant vingt ans; il a bâti le
plus charmant cottage dans une délicieuse situation, entre le parc
de Marville et les prés qui dépendaient autrefois de la terre, et il
a racheté, pour se faire un parc, des remises, des petits bois, des
jardins à des pris fous. Cette habitation avec ses dépendances forme
fabrique dans le paysage, et elle est contiguë aux murs du parc de ma
fille. On pourrait avoir les herbages et l’habitation pour sept cent
mille francs, car le produit net des prés est de vingt mille francs...
Mais si monsieur Wadmann apprend que c’est nous qui achetons, il voudra
sans doute deux ou trois cent mille francs de plus, car il les perd,
si, comme cela se fait en matière rurale, on ne compte l’habitation
pour rien...
--Mais, madame, vous pouvez, selon moi, si bien regarder la succession
comme à vous, que je m’offre à jouer le rôle d’acquéreur à votre
profit, et je me charge de vous avoir la terre au meilleur marché
possible par un sous-seing-privé, comme cela se fait pour les marchands
de biens... Je me présenterai à l’Anglais en cette qualité. Je connais
ces affaires-là, c’était à Mantes ma spécialité. Vatinelle avait doublé
la valeur de son Étude, car je travaillais sous son nom...
--De là votre liaison avec la petite madame Vatinelle... Ce notaire
doit être bien riche aujourd’hui...
--Mais madame Vatinelle dépense beaucoup... Ainsi, soyez tranquille,
madame, je vous servirai l’Anglais cuit à point...
--Si vous arriviez à ce résultat, vous auriez des droits éternels à ma
reconnaissance... Adieu, mon cher monsieur Fraisier. A demain...
Fraisier sortit en saluant la présidente avec moins de servilité que la
dernière fois.
--Je dîne demain chez le président Marville!... se disait Fraisier.
Allons, je tiens ces gens-là. Seulement, pour être maître absolu de
l’affaire, il faudrait que je fusse le conseil de cet Allemand, dans la
personne de Tabareau, l’huissier de la justice de paix! Ce Tabareau,
qui me refuse sa fille, une fille unique, me la donnera si je suis
juge de paix. Mademoiselle Tabareau, cette grande fille rousse et
poitrinaire, est propriétaire du chef de sa mère d’une maison à la
place Royale; je serai donc éligible. A la mort de son père, elle aura
bien encore six mille livres de rente. Elle n’est pas belle; mais, mon
Dieu! pour passer de zéro à dix-huit mille francs de rente, il ne faut
pas regarder à la planche!...
Et, en revenant par les boulevards à la rue de Normandie, il se
laissait aller au cours de ce rêve d’or. Il se laissait aller
au bonheur d’être à jamais hors du besoin; il pensait à marier
mademoiselle Vitel, la fille du juge de paix, à son ami Poulain. Il
se voyait, de concert avec le docteur, un des rois du quartier, il
dominerait les élections municipales, militaires et politiques. Les
boulevards paraissent courts, lorsqu’en s’y promenant on promène ainsi
son ambition à cheval sur la fantaisie.
Lorsque Schmucke remonta près de son ami Pons, il lui dit que Cibot
était mourant, et que Rémonencq était allé chercher monsieur Trognon,
notaire. Pons fut frappé de ce nom, que la Cibot lui jetait si souvent
dans ses interminables discours, en lui recommandant ce notaire comme
la probité même. Et alors le malade, dont la défiance était devenue
absolue depuis le matin, eut une idée lumineuse qui compléta le plan
formé par lui pour se jouer de la Cibot et la dévoiler tout entière au
crédule Schmucke.
--Schmucke, dit-il en prenant la main au pauvre Allemand hébété par
tant de nouvelles et d’événements, il doit régner une grande confusion
dans la maison, si le portier est à la mort, nous sommes à peu près
libres pour quelques moments, c’est-à-dire sans espions, car on nous
espionne, sois-en sûr! Sors, prends un cabriolet, va au théâtre, dis
à mademoiselle Héloïse, notre première danseuse, que je veux la voir
avant de mourir, et qu’elle vienne à dix heures et demie, après son
service. De là, tu iras chez tes deux amis Schwab et Brunner, et tu les
prieras d’être ici demain à neuf heures du matin, de venir demander de
mes nouvelles, en ayant l’air de passer par ici et de monter me voir...
Voici quel était le plan forgé par le vieil artiste en se sentant
mourir. Il voulait enrichir Schmucke en l’instituant son héritier
universel; et, pour le soustraire à toutes les chicanes possibles,
il se proposait de dicter son testament à un notaire, en présence de
témoins, afin qu’on ne supposât pas qu’il n’avait plus sa raison,
et pour ôter aux Camusot tout prétexte d’attaquer ses dernières
dispositions. Ce nom de Trognon lui fit entrevoir quelque machination,
il crut à quelque vice de forme projeté par avance, à quelque
infidélité préméditée par la Cibot, et il résolut de se servir de ce
Trognon pour se faire dicter un testament olographe qu’il cachèterait
et serrerait dans le tiroir de sa commode. Il comptait montrer à
Schmucke, en le faisant cacher dans un des cabinets de son alcôve,
la Cibot s’emparant de ce testament, le décachetant, le lisant et le
recachetant. Puis, le lendemain à neuf heures, il voulait anéantir ce
testament olographe par un testament par-devant notaire, bien en règle
et indiscutable. Quand la Cibot l’avait traité de fou, de visionnaire,
il avait reconnu la haine et la vengeance, l’avidité de la présidente;
car, au lit depuis deux mois, le pauvre homme, pendant ses insomnies,
pendant ses longues heures de solitude, avait repassé les événements de
sa vie au crible.
Les sculpteurs antiques et modernes ont souvent posé, de chaque côté
de la tombe, des génies qui tiennent des torches allumées. Ces lueurs
éclairent aux mourants le tableau de leurs fautes, de leurs erreurs,
en leur éclairant les chemins de la Mort. La sculpture représente là
de grandes idées, elle formule un fait humain. L’agonie a sa sagesse.
Souvent on voit de simples jeunes filles, à l’âge le plus tendre,
avoir une raison centenaire, devenir prophètes, juger leur famille,
n’être les dupes d’aucune comédie. C’est là la poésie de la Mort.
Mais, chose étrange et digne de remarque! on meurt de deux façons
différentes. Cette poésie de la prophétie, ce don de bien voir, soit
en avant, soit en arrière, n’appartient qu’aux mourants dont la chair
seulement est atteinte, qui périssent par la destruction des organes
de la vie charnelle. Ainsi les êtres attaqués, comme Louis XIV, par la
gangrène; les poitrinaires, les malades qui périssent comme Pons par la
fièvre, comme madame de Mortsauf par l’estomac, ou comme les soldats
par des blessures qui les saisissent en pleine vie, ceux-là jouissent
de cette lucidité sublime, et font des morts surprenantes, admirables;
tandis que les gens qui meurent par des maladies pour ainsi dire
intelligentielles, dont le mal est dans le cerveau, dans l’appareil
nerveux qui sert d’intermédiaire au corps pour fournir le combustible
de la pensée; ceux-là meurent tout entiers. Chez eux, l’esprit et le
corps sombrent à la fois. Les uns, âmes sans corps, réalisent les
spectres bibliques; les autres sont des cadavres. Cet homme vierge,
ce Caton friand, ce juste presque sans péchés, pénétra tardivement
dans les poches de fiel qui composaient le cœur de la présidente. Il
devina le monde sur le point de le quitter. Aussi, depuis quelques
heures, avait-il pris gaiement son parti, comme un joyeux artiste,
pour qui tout est prétexte à _charge_, à raillerie. Les derniers liens
qui l’unissaient à la vie, les chaînes de l’admiration, les nœuds
puissants qui rattachaient le connaisseur aux chefs-d’œuvre de l’art,
venaient d’être brisés le matin. En se voyant volé par la Cibot, Pons
avait dit adieu chrétiennement aux pompes et aux vanités de l’art, à sa
collection, à ses amitiés pour les créateurs de tant de belles choses,
et il voulait uniquement penser à la mort, à la façon de nos ancêtres
qui la comptaient comme une des fêtes du chrétien. Dans sa tendresse
pour Schmucke, Pons essayait de le protéger du fond de son cercueil.
Cette pensée paternelle fut la raison du choix qu’il fit du premier
sujet de la danse, pour avoir du secours contre les perfidies qui
l’entouraient, et qui ne pardonneraient sans doute pas à son légataire
universel.
Héloïse Brisetout était une de ces natures qui restent vraies dans une
position fausse, capable de toutes les plaisanteries possibles contre
des adorateurs paysans, une fille de l’école des Jenny Cadine et des
Josépha; mais bonne camarade et ne redoutant aucun pouvoir humain, à
force de les voir tous faibles, et habituée qu’elle était à lutter
avec les sergents de ville au bal peu champêtre de Mabille et au
carnaval.--Si elle a fait donner ma place à son protégé Garangeot, elle
se croira d’autant plus obligée de me servir, se dit Pons. Schmucke put
sortir sans qu’on fît attention à lui, dans la confusion qui régnait
dans la loge, et il revint avec la plus excessive rapidité, pour ne pas
laisser trop longtemps Pons tout seul.
Monsieur Trognon arriva pour le testament, en même temps que Schmucke.
Quoique Cibot fût à la mort, sa femme accompagna le notaire,
l’introduisit dans la chambre à coucher, et se retira d’elle-même, en
laissant ensemble Schmucke, monsieur Trognon et Pons, mais elle s’arma
d’une petite glace à main d’un travail curieux, et prit position à la
porte, qu’elle laissa entre-bâillée. Elle pouvait ainsi non-seulement
entendre, mais voir tout ce qui se dirait et ce qui se passerait dans
ce moment suprême pour elle.
--Monsieur, dit Pons, j’ai malheureusement toutes mes facultés, car
je sens que je vais mourir; et, par la volonté de Dieu, sans doute,
aucune des souffrances de la mort ne m’est épargnée!... Voici monsieur
Schmucke...
Le notaire salua Schmucke.
--C’est le seul ami que j’aie sur la terre, dit Pons, et je veux
l’instituer mon légataire universel; dites-moi quelle forme doit avoir
mon testament, pour que mon ami, qui est Allemand, qui ne sait rien de
nos lois, puisse recueillir ma succession sans aucune contestation.
--On peut toujours tout contester, monsieur, dit le notaire, c’est
l’inconvénient de la justice humaine. Mais en matière de testament, il
en est d’inattaquables...
--Lequel? demanda Pons.
--Un testament fait par devant notaire, en présence de témoins qui
certifient que le testateur jouit de toutes ses facultés, et si le
testateur n’a ni femme, ni enfants, ni père, ni frère...
--Je n’ai rien de tout cela, toutes mes affections sont réunies sur la
tête de mon cher ami Schmucke, que voici...
Schmucke pleurait.
--Si donc vous n’avez que des collatéraux éloignés, la loi vous
laissant la libre disposition de vos meubles et immeubles, si vous
ne les léguez pas à des conditions que la morale réprouve, car vous
avez dû voir des testaments attaqués à cause de la bizarrerie des
testateurs, un testament par-devant notaire est inattaquable. En effet,
l’identité de la personne ne peut être niée, le notaire a constaté
l’état de sa raison, et la signature ne peut donner lieu à aucune
discussion... Néanmoins, un testament olographe, en bonne forme et
clair, est aussi peu discutable.
--Je me décide, pour des raisons à moi connues, à écrire sous votre
dictée un testament olographe, et à le confier à mon ami que voici...
Cela se peut-il?...
--Très-bien! dit le notaire... Voulez-vous écrire? je vais dicter...
--Schmucke, donne-moi ma petite écritoire de Boule. Monsieur,
dictez-moi tout bas; car, ajouta-t-il, on peut nous écouter.
--Dites-moi donc avant tout quelles sont vos intentions, demanda le
notaire.
Au bout de dix minutes, la Cibot, que Pons entrevoyait dans une glace,
vit cacheter le testament, après que le notaire l’eut examiné pendant
que Schmucke allumait une bougie; puis Pons le remit à Schmucke en lui
disant de le serrer dans une cachette pratiquée dans son secrétaire. Le
testateur demanda la clef du secrétaire, l’attacha dans le coin de son
mouchoir, et mit le mouchoir sous son oreiller. Le notaire, nommé par
politesse exécuteur testamentaire, et à qui Pons laissait un tableau
de prix, une de ces choses que la loi permet de donner à un notaire,
sortit et trouva madame Cibot dans le salon.
--Eh bien! monsieur? monsieur Pons a-t-il pensé à moi?
--Vous ne vous attendez pas, ma chère, à ce qu’un notaire trahisse les
secrets qui lui sont confiés, répondit monsieur Trognon. Tout ce que je
puis vous dire, c’est qu’il y aura bien des cupidités déjouées et bien
des espérances trompées. Monsieur Pons a fait un beau testament plein
de sens, un testament patriotique et que j’approuve fort.
On ne se figure pas à quel degré de curiosité la Cibot arriva, stimulée
par de telles paroles. Elle descendit et passa la nuit près de Cibot,
en se promettant de se faire remplacer par mademoiselle Rémonencq, et
d’aller lire le testament entre deux et trois heures du matin.
La visite de mademoiselle Héloïse Brisetout, à dix heures et demie du
soir, parut assez naturelle à la Cibot; mais elle eut si peur que la
danseuse ne parlât des mille francs donnés par Gaudissard, qu’elle
accompagna le premier sujet en lui prodiguant des politesses et des
flatteries comme à une souveraine.
--Ah! ma chère, vous êtes bien mieux sur votre terrain qu’au théâtre,
dit Héloïse en montant l’escalier. Je vous engage à rester dans votre
emploi!
Héloïse, amenée en voiture par Bixiou, son ami de cœur, était
magnifiquement habillée, car elle allait à une soirée de Mariette, l’un
des plus illustres premiers sujets de l’Opéra. Monsieur Chapoulot,
ancien passementier de la rue Saint-Denis, le locataire du premier
étage, qui revenait de l’Ambigu-Comique avec sa fille, fut ébloui,
lui comme sa femme, en rencontrant pareille toilette et une si jolie
créature dans leur escalier.
--Qui est-ce, madame Cibot? demanda madame Chapoulot.
--C’est une rien du tout!... une sauteuse qu’on peut voir quasi-nue
tous les soirs pour quarante sous... répondit la portière à l’oreille
de l’ancienne passementière.
--Victorine! dit madame Chapoulot à sa fille, ma petite, laisse passer
madame!
Ce cri de mère épouvantée fut compris d’Héloïse, qui se retourna.
--Votre fille est donc pire que l’amadou, madame, que vous craignez
qu’elle ne s’incendie en me touchant?...
Héloïse regarda monsieur Chapoulot d’un air agréable en souriant.
--Elle est, ma foi, très-jolie à la ville! dit monsieur Chapoulot en
restant sur le palier.
Madame Chapoulot pinça son mari à le faire crier, et le poussa dans
l’appartement.
--En voilà, dit Héloïse, un second qui s’est donné le genre d’être un
quatrième.
--Mademoiselle est cependant habituée à monter, dit la Cibot en ouvrant
la porte de l’appartement.
--Eh bien! mon vieux, dit Héloïse en entrant dans la chambre où elle
vit le pauvre musicien étendu, pâle et la face appauvrie, ça ne va
donc pas bien? Tout le monde au théâtre s’inquiète de vous; mais vous
savez! quoiqu’on ait bon cœur, chacun a ses affaires, et on ne trouve
pas une heure pour aller voir ses amis. Gaudissard parle de venir
ici tous les jours, et tous les matins il est pris par les ennuis de
l’administration. Néanmoins nous vous aimons tous...
--Madame Cibot, dit le malade, faites-moi le plaisir de nous laisser
avec mademoiselle, nous avons à causer théâtre et de ma place de chef
d’orchestre... Schmucke reconduira bien madame.
Schmucke, sur un signe de Pons, mit la Cibot à la porte, et tira les
verrous.
--Ah! le gredin d’Allemand! voilà qu’il se gâte aussi, lui!... se dit
la Cibot en entendant ce bruit significatif, c’est monsieur Pons qui
lui apprend ces horreurs-là... Mais vous me payerez cela, mes petits
amis... se dit la Cibot en descendant. Bah! si cette saltimbanque de
sauteuse lui parle des mille francs, je leur dirai que c’est une farce
de théâtre...
Et elle s’assit au chevet de Cibot, qui se plaignait d’avoir le feu
dans l’estomac, car Rémonencq venait de lui donner à boire en l’absence
de sa femme.
--Ma chère enfant, dit Pons à la danseuse pendant que Schmucke
renvoyait la Cibot, je ne me fie qu’à vous pour me choisir un notaire
honnête homme, qui vienne recevoir demain matin, à neuf heures et
demie précises, mon testament. Je veux laisser toute ma fortune à mon
ami Schmucke. Si ce pauvre Allemand était l’objet de persécutions,
je compte sur ce notaire pour le conseiller, pour le défendre. Voilà
pourquoi je désire un notaire considéré, très-riche, au-dessus des
considérations qui font fléchir les gens de loi; car mon pauvre
légataire doit trouver un appui en lui. Je me défie de Berthier,
successeur de Cardot, et vous qui connaissez tant de monde...
--Eh! j’ai ton affaire! dit la danseuse, le notaire de Florine, de la
comtesse du Bruel, Léopold Hannequin, un homme vertueux qui ne sait pas
ce qu’est une lorette! C’est comme un père de hasard, un brave homme
qui vous empêche de faire des bêtises avec l’argent qu’on gagne; je
l’appelle le père aux rats, car il a inculqué des principes d’économie
à toutes mes amies. D’abord, il a, mon cher, soixante mille francs de
rente, outre son étude. Puis il est notaire comme on était notaire
autrefois! Il est notaire quand il marche; quand il dort; il a dû ne
faire que de petits notaires et de petites notaresses... Enfin c’est
un homme lourd et pédant; mais c’est un homme à ne fléchir devant
aucune puissance quand il est dans ses fonctions... Il n’a jamais eu
de _voleuse_, c’est père de famille fossile! et c’est adoré de sa
femme, qui ne le trompe pas quoique femme de notaire... Que veux-tu?
il n’y a pas mieux dans Paris en fait de notaire. C’est patriarche; ça
n’est pas drôle et amusant comme était Cardot avec Malaga, mais ça ne
lèvera jamais le pied, comme le petit Chose qui vivait avec Antonia!
J’enverrai mon homme demain matin à huit heures... Tu peux dormir
tranquillement. D’abord, j’espère que tu guériras, et que tu nous feras
encore de jolie musique; mais, après tout, vois-tu, la vie est bien
triste, les entrepreneurs chipotent, les rois carottent, les ministres
tripotent, les gens riches économisotent... Les artistes n’ont plus de
ça! dit-elle en se frappant le cœur, c’est un temps à mourir... Adieu,
vieux!
--Je te demande avant tout, Héloïse, la plus grande discrétion.
--Ce n’est pas une affaire de théâtre, dit-elle, c’est sacré, ça, pour
une artiste.
--Quel est ton monsieur? ma petite.
--Le maire de ton arrondissement, monsieur Beaudoyer, un homme aussi
bête que feu Crevel; car tu sais, Crevel, un des anciens commanditaires
de Gaudissard, il est mort il y a quelques jours, et il ne m’a rien
laissé, pas même un pot de pommade! C’est ce qui me fait te dire que
notre siècle est dégoûtant.
--Et de quoi est-il mort?
--De sa femme!... S’il était resté avec moi, il vivrait encore! Adieu,
mon bon vieux! je te parle de crevaison, parce que je te vois dans
quinze jours d’ici te promenant sur le boulevard et flairant de jolies
petites curiosités, car tu n’es pas malade, tu as les yeux plus vifs
que je ne te les ai jamais vus...
Et la danseuse s’en alla, sûre que son protégé Garangeot tenait pour
toujours le bâton de chef d’orchestre. Garangeot était son cousin
germain. Toutes les portes étaient entre-bâillées, et tous les ménages
sur pied regardèrent passer le premier sujet. Ce fut un événement dans
la maison.
Fraisier, semblable à ces bouledogues qui ne lâchent pas le morceau
où ils ont mis la dent, stationnait dans la loge auprès de la Cibot,
quand la danseuse passa sous la porte cochère et demanda le cordon. Il
savait que le testament était fait, il venait sonder les dispositions
de la portière; car maître Trognon, notaire, avait refusé de dire un
mot sur le testament tout aussi bien à Fraisier qu’à madame Cibot.
Naturellement l’homme de loi regarda la danseuse et se promit de tirer
parti de cette visite _in extremis_.
--Ma chère madame Cibot, dit Fraisier, voici pour vous le moment
critique.
--Ah! oui!... dit-elle, mon pauvre Cibot!... quand je pense qu’il ne
jouira pas de ce que je pourrais avoir...
--Il s’agit de savoir si monsieur Pons vous a légué quelque chose;
enfin si vous êtes sur le testament ou si vous êtes oubliée, dit
Fraisier en continuant. Je représente les héritiers naturels, et vous
n’aurez rien que d’eux dans tous les cas... Le testament est olographe,
il est, par conséquent, très-vulnérable... Savez-vous où notre homme
l’a mis?...
--Dans une cachette du secrétaire, et il en a pris la clef,
répondit-elle, il l’a nouée au coin de son mouchoir, et il a serré le
mouchoir sous son oreiller... J’ai tout vu.
--Le testament est-il cacheté?
--Hélas! oui!
--C’est un crime que de soustraire un testament et de le supprimer,
mais ce n’est qu’un délit de le regarder; et, dans tous les cas,
qu’est-ce que c’est? des peccadilles qui n’ont pas de témoins! A-t-il
le sommeil dur, notre homme?...
--Oui; mais quand vous avez voulu tout examiner et tout évaluer, il
devait dormir comme un sabot, et il s’est réveillé... Cependant, je
vais voir! Ce matin, j’irai relever monsieur Schmucke sur les quatre
heures du matin, et, si vous voulez venir, vous aurez le testament à
vous pendant dix minutes...
--Eh bien! c’est entendu, je me lèverai sur les quatre heures, et je
frapperai tout doucement...
--Mademoiselle Rémonencq, qui me remplacera près de Cibot, sera
prévenue, et tirera le cordon; mais frappez à la fenêtre pour
n’éveiller personne.
--C’est entendu, dit Fraisier, vous aurez de la lumière, n’est-ce pas?
une bougie, cela me suffira...
A minuit, le pauvre Allemand, assis dans un fauteuil, navré de douleur,
contemplait Pons, dont la figure crispée, comme l’est celle d’un
moribond, s’affaissait, après tant de fatigues, à faire croire qu’il
allait expirer.
--Je pense que j’ai juste assez de force pour aller jusqu’à demain
soir, dit Pons avec philosophie. Mon agonie viendra, sans doute, mon
pauvre Schmucke, dans la nuit de demain. Dès que le notaire et tes
deux amis seront partis, tu iras chercher notre bon abbé Duplanty, le
vicaire de l’église de Saint-François. Ce digne homme ne me sait pas
malade, et je veux recevoir les saints sacrements demain à midi...
Il se fit une longue pause.
--Dieu n’a pas voulu que la vie fût pour moi comme je la rêvais, reprit
Pons. J’aurais tant aimé une femme, des enfants, une famille!... Être
chéri de quelques êtres dans un coin, était toute mon ambition! La vie
est amère pour tout le monde, car j’ai vu des gens avoir tout ce que
j’ai tant désiré vainement, et ne pas se trouver heureux... Sur la fin
de ma carrière, le bon Dieu m’a fait trouver une consolation inespérée
en me donnant un ami tel que toi!... Aussi n’ai-je pas à me reprocher
de t’avoir méconnu ou mal apprécié... mon bon Schmucke; je t’ai donné
mon cœur et toutes mes forces aimantes... Ne pleure pas, Schmucke, ou
je me tairai! Et c’est si doux pour moi de te parler de nous... Si je
t’avais écouté, je vivrais. J’aurais quitté le monde et mes habitudes,
et je n’y aurais pas reçu des blessures mortelles. Enfin, je ne veux
m’occuper que de toi...
--_Dû as dort!_...
--Ne me contrarie pas, écoute-moi, cher ami... Tu as la naïveté, la
candeur d’un enfant de six ans qui n’aurait jamais quitté sa mère,
c’est bien respectable; il me semble que Dieu doit prendre soin
lui-même des êtres qui te ressemblent. Cependant, les hommes sont si
méchants, que je dois te prémunir contre eux. Tu vas donc perdre ta
noble confiance, la sainte crédulité, cette grâce des âmes pures qui
n’appartient qu’aux gens de génie et aux cœurs comme le tien... Tu vas
voir bientôt madame Cibot, qui nous a bien observés par l’ouverture de
la porte entre-bâillée, venir prendre ce faux testament... Je présume
que la coquine fera cette expédition ce matin, quand elle te croira
endormi. Écoute-moi bien, et suis mes instructions à la lettre...
M’entends-tu? demanda le malade.
Schmucke, accablé de douleur, saisi par une affreuse palpitation, avait
laissé aller sa tête sur le dos du fauteuil, et paraissait évanoui.
--_Ui, che d’endans! mais gomme si du édais à deux cend bas te
moi... il me zemble que che m’envonce dans la dombe afec toi!_... dit
l’Allemand que la douleur écrasait.
Il se rapprocha de Pons et il lui prit une main qu’il mit entre ses
deux mains. Et il fit ainsi mentalement une fervente prière.
--Que marmottes-tu là, en allemand?...
--_Chai briè Tieu de nus abbeler à lui emsemple!_... répondit-il
simplement après avoir fini sa prière.
Pons se pencha péniblement, car il souffrait au foie des douleurs
intolérables. Il put se baisser jusqu’à Schmucke, et il le baisa sur
le front, en épanchant son âme comme une bénédiction sur cet être
comparable à l’agneau qui repose aux pieds de Dieu.
--Voyons, écoute-moi, mon bon Schmucke, il faut obéir aux mourants...
--_J’égoude!_
--On communique de ta chambre dans la mienne par la petite porte de ton
alcôve, qui donne dans l’un des cabinets de la mienne.
--_Ui! mais c’est engompré te dapleaux._
--Tu vas dégager cette porte à l’instant, sans faire trop de bruit!...
--_Ui_...
--Débarrasse le passage des deux côtés, chez toi comme chez moi;
puis tu laisseras la tienne entre-bâillée. Quand la Cibot viendra te
remplacer près de moi (elle est capable d’arriver ce matin une heure
plus tôt), tu t’en iras comme à l’ordinaire dormir, et tu paraîtras
bien fatigué. Tâche d’avoir l’air endormi... Dès qu’elle se sera mise
dans son fauteuil, passe par ta porte et reste en observation, là, en
entr’ouvrant le petit rideau de mousseline de cette porte vitrée, et
regarde bien ce qui se passera... Tu comprends?
--_Che t’ai gompris, tî grois que la scélérade prîlera le desdaman_...
--Je ne sais pas ce qu’elle fera, mais je suis sûr que tu ne la
prendras plus pour un ange, après. Maintenant, fais-moi de la musique,
réjouis-moi par quelqu’une de tes improvisations... Ça t’occupera, tu
perdras tes idées noires, et tu me rempliras cette triste nuit par tes
poëmes...
Schmucke se mit au piano. Sur ce terrain, et au bout de quelques
instants, l’inspiration musicale, excitée par le tremblement de la
douleur et l’irritation qu’elle lui causait, emporta le bon Allemand,
selon son habitude, au delà des mondes. Il trouva des thèmes sublimes
sur lesquels il broda des caprices exécutés tantôt avec la douleur et
la perfection raphaëlesques de Chopin, tantôt avec la fougue et le
grandiose dantesque de Liszt, les deux organisations musicales qui
se rapprochent le plus de celle de Paganini. L’exécution, arrivée à
ce degré de perfection, met en apparence l’exécutant à la hauteur du
poëte, il est au compositeur ce que l’acteur est à l’auteur, un divin
traducteur de choses divines. Mais, dans cette nuit où Schmucke fit
entendre par avance à Pons les concerts du Paradis, cette délicieuse
musique qui fait tomber des mains de sainte Cécile ses instruments,
il fut à la fois Beethoven et Paganini, le créateur et l’interprète!
Intarissable comme le rossignol, sublime comme le ciel sous lequel il
chante, varié, feuillu comme la forêt qu’il emplit de ses roulades, il
se surpassa, et plongea le vieux musicien qui l’écoutait dans l’extase
que Raphaël a peinte, et qu’on va voir à Bologne. Cette poésie fut
interrompue par une affreuse sonnerie. La bonne des locataires du
premier étage vint prier Schmucke, de la part de ses maîtres, de finir
ce sabbat. Madame, monsieur et mademoiselle Chapoulot étaient éveillés,
ne pouvaient plus se rendormir, et faisaient observer que la journée
était assez longue pour répéter les musiques de théâtre, et que, dans
une maison du Marais, on ne devait pas _pianoter_ pendant la nuit...
Il était environ trois heures du matin. A trois heures et demie, selon
les prévisions de Pons, qui semblait avoir entendu la conférence de
Fraisier et de la Cibot, la portière se montra. Le malade jeta sur
Schmucke un regard d’intelligence qui signifiait:--N’ai-je pas bien
deviné? Et il se mit dans la position d’un homme qui dort profondément.
L’innocence de Schmucke était une croyance si forte chez la Cibot, et
c’est là l’un des grands moyens et la raison du succès de toutes les
ruses de l’enfance, qu’elle ne put le soupçonner de mensonge quand
elle le vit venir à elle, et lui dire d’un air à la fois dolent et
joyeux:--_Ile hâ ei eine nouitte derriple! t’ine achidadion tiapolique!
Chai êdé opliché te vaire de la misicque bir le galmer, ed les
loguadaires ti bremier edache sont mondés bire me vaire daire!...
C’esde avvreux, car il s’achissait te la fie te mon hami. Che suis si
vadiqué t’affoir choué dudde la nouitte, que che zugombe ce madin._
--Mon pauvre Cibot aussi va bien mal, et encore une journée comme
celle d’hier, il n’y aura plus de ressources!... Que voulez-vous? à la
volonté de Dieu!
--_Fus èdes eine cueir si honède, eine ame si pelle, que si le bère
Zibod meurd nus fifrons ensemble!_... dit le rusé Schmucke.
Quand les gens simples et droits se mettent à dissimuler, ils sont
terribles, absolument comme les enfants, dont les piéges sont dressés
avec la perfection que déploient les Sauvages.
--Eh bien! allez dormir, mon fiston! dit la Cibot, vous avez les yeux
si fatigués, qu’ils sont gros comme le poing. Allez! ce qui pourrait me
consoler de la perte de Cibot, ce serait de penser que je finirais mes
jours avec un bon homme comme vous. Soyez tranquille, je vais donner
une danse à madame Chapoulot... Est-ce qu’une mercière retirée peut
avoir de pareilles exigences?...
Schmucke alla se mettre en observation dans le poste qu’il s’était
arrangé. La Cibot avait laissé la porte de l’appartement entre-bâillée,
et Fraisier, après être entré, la ferma tout doucement, lorsque
Schmucke se fut enfermé chez lui. L’avocat était muni d’une bougie
allumée et d’un fil de laiton excessivement léger, pour pouvoir
décacheter le testament. La Cibot put d’autant mieux ôter le mouchoir
où la clef du secrétaire était nouée, et qui se trouvait sous
l’oreiller de Pons, que le malade avait exprès laissé passer son
mouchoir dessous son traversin, et qu’il se prêtait à la manœuvre de
la Cibot, en se tenant le nez dans la ruelle et dans une pose qui
laissait pleine liberté de prendre le mouchoir. La Cibot alla droit
au secrétaire, l’ouvrit en s’efforçant de faire le moins de bruit
possible, trouva le ressort de la cachette, et courut le testament à
la main dans le salon. Cette circonstance intrigua Pons au plus haut
degré. Quant à Schmucke, il tremblait de la tête aux pieds, comme s’il
avait commis un crime.
--Retournez à votre poste, dit Fraisier en recevant le testament de la
Cibot, car, s’il s’éveillait, il faut qu’il vous trouve là.
Après avoir décacheté l’enveloppe avec une habileté qui prouvait
qu’il n’en était pas à son coup d’essai, Fraisier fut plongé dans un
étonnement profond en lisant cette pièce curieuse.
CECI EST MON TESTAMENT.
«Aujourd’hui, quinze avril mil huit cent quarante-cinq, étant sain
d’esprit, comme ce testament, rédigé de concert avec monsieur
Trognon, notaire, le démontrera; sentant que je dois mourir
prochainement de la maladie dont je suis atteint depuis les premiers
jours de février dernier, j’ai dû, voulant disposer de mes biens,
tracer mes dernières volontés, que voici:
»J’ai toujours été frappé des inconvénients qui nuisent aux
chefs-d’œuvre de la peinture, et qui souvent ont entraîné leur
destruction. J’ai plaint les belles toiles d’être condamnées à
toujours voyager de pays en pays, sans être jamais fixées dans un
lieu où les admirateurs de ces chefs-d’œuvre pussent aller les
voir. J’ai toujours pensé que les pages vraiment immortelles des
fameux maîtres devraient être des propriétés nationales, et mises
incessamment sous les yeux des peuples comme la lumière, chef-d’œuvre
de Dieu, sert à tous ses enfants.
»Or, comme j’ai passé ma vie à rassembler, à choisir quelques
tableaux, qui sont de glorieuses œuvres des plus grands maîtres, que
ces tableaux sont francs, sans retouche, ni repeints, je n’ai pas
pensé sans chagrin que ces toiles, qui ont fait le bonheur de ma vie,
pouvaient être vendues aux criées; aller, les unes chez les Anglais,
les autres en Russie, dispersées comme elles étaient avant leur
réunion chez moi; j’ai donc résolu de les soustraire à ces misères,
ainsi que les cadres magnifiques qui leur servent de bordure, et qui
tous sont dus à d’habiles ouvriers.
»Donc, par ces motifs, je donne et lègue au roi, pour faire partie
du Musée du Louvre, les tableaux dont se compose ma collection, à la
charge, si le legs est accepté, de faire à mon ami Wilhelm Schmucke
une rente viagère de deux mille quatre cents francs.
»Si le roi, comme usufruitier du Musée, n’accepte pas ce legs avec
cette charge, lesdits tableaux feront alors partie du legs que je
fais à mon ami Schmucke de toutes les valeurs que je possède, à la
charge de remettre la tête de Singe de Goya à mon cousin le président
Camusot; le tableau de fleurs d’Abraham Mignon, composé de tulipes, à
monsieur Trognon, notaire, que je nomme mon exécuteur testamentaire,
et de servir deux cents francs de rente à madame Cibot, qui fait mon
ménage depuis dix ans.
»Enfin, mon ami Schmucke donnera la Descente de Croix, de Rubens,
esquisse de son célèbre tableau d’Anvers, à ma paroisse, pour en
décorer une chapelle, en remercîment des bontés de monsieur le
vicaire Duplanty, à qui je dois de pouvoir mourir en chrétien et en
catholique.» etc.
--C’est la ruine! se dit Fraisier, la ruine de toutes mes espérances!
Ah! je commence à croire tout ce que la présidente m’a dit de la malice
de ce vieux artiste!...
--Eh bien? vint demander la Cibot.
--Votre monsieur est un monstre, il donne tout au Musée, à l’État. Or,
on ne peut plaider contre l’État!... Le testament est inattaquable.
Nous sommes volés, ruinés, dépouillés, assassinés!...
--Que m’a-t-il donné?...
--Deux cents francs de rente viagère...
--La belle poussée!... Mais c’est un gredin fini!...
--Allez voir, dit Fraisier, je vais remettre le testament de votre
gredin dans l’enveloppe.
Dès que madame Cibot eut le dos tourné, Fraisier substitua vivement une
feuille de papier blanc au testament, qu’il mit dans sa poche; puis
il recacheta l’enveloppe avec tant de talent qu’il montra le cachet
à madame Cibot quand elle revint, en lui demandant si elle pouvait y
apercevoir la moindre trace de l’opération. La Cibot prit l’enveloppe,
la palpa, la sentit pleine, et soupira profondément. Elle avait espéré
que Fraisier aurait brûlé lui-même cette fatale pièce.
--Eh bien! que faire, mon cher monsieur Fraisier? demanda-t-elle.
--Ah! ça vous regarde! Moi, je ne suis pas héritier, mais si j’avais
les moindres droits à cela, dit-il en montrant la collection, je sais
bien comment je ferais...
--C’est ce que je vous demande... dit assez niaisement la Cibot.
--Il y a du feu dans la cheminée... répliqua-t-il en se levant pour
s’en aller.
--Au fait, il n’y a que vous et moi qui saurons cela!... dit la Cibot.
--On ne peut jamais prouver qu’un testament a existé! reprit l’homme de
loi.
--Et vous?
--Moi?... si monsieur Pons meurt sans testament, je vous assure cent
mille francs.
--Ah! ben oui! dit-elle, on vous promet des monts d’or, et quand on
tient les choses, qu’il s’agit de payer, on vous carotte comme...
Elle s’arrêta bien à temps, car elle allait parler d’Élie Magus à
Fraisier...
--Je me sauve! dit Fraisier. Il ne faut pas, dans votre intérêt, que
l’on m’ait vu dans l’appartement; mais nous nous retrouverons en bas, à
votre loge.
Après avoir fermé la porte, la Cibot revint, le testament à la main,
dans l’intention bien arrêtée de le jeter au feu; mais quand elle
rentra dans la chambre et qu’elle s’avança vers la cheminée, elle se
sentit prise par les deux bras!... Elle se vit entre Pons et Schmucke,
qui s’étaient l’un et l’autre adossés à la cloison, de chaque côté de
la porte.
--Ah! cria la Cibot.
Elle tomba la face en avant dans des convulsions affreuses, réelles
ou feintes, on ne sut jamais la vérité. Ce spectacle produisit une
telle impression sur Pons, qu’il fut pris d’une faiblesse mortelle, et
Schmucke laissa la Cibot par terre pour recoucher Pons. Les deux amis
tremblaient comme des gens qui, dans l’exécution d’une volonté pénible,
ont outre-passé leurs forces. Quand Pons fut couché, que Schmucke eut
repris un peu de forces, il entendit des sanglots. La Cibot, à genoux,
fondait en larmes, et tendait les mains aux deux amis en les suppliant
par une pantomime très-expressive.
--C’est pure curiosité! dit-elle en se voyant l’objet de l’attention
des deux amis, mon bon monsieur Pons! c’est le défaut des femmes, vous
savez! Mais je n’ai su comment faire pour lire votre testament, et je
le rapportais!...
--_Hâlez fis-en!_ dit Schmucke qui se dressa sur ses pieds en se
grandissant de toute la grandeur de son indignation. _Fus êdes eine
monsdre! fus afez essayé te duer mon pon Bons. Il a raison! fis êdes
plis qu’ein monsdre, fis êdes tamnée!_
La Cibot, voyant l’horreur peinte sur la figure du candide Allemand,
se leva fière comme Tartufe, jeta sur Schmucke un regard qui le fit
trembler et sortit en emportant sous sa robe un sublime petit tableau
de Metzu qu’Élie Magus avait beaucoup admiré, et dont il avait
dit:--C’est un diamant! La Cibot trouva dans sa loge Fraisier qui
l’attendait, en espérant qu’elle aurait brûlé l’enveloppe et le papier
blanc par lequel il avait remplacé le testament; il fut bien étonné de
voir sa cliente effrayée et le visage renversé.
--Qu’est-il arrivé?
--Il est arrivé, mon cher monsieur Fraisier, que, sous prétexte de me
donner de bons conseils et de me diriger, vous m’avez fait perdre à
jamais mes rentes et la confiance de ces messieurs...
Et elle se lança dans une de ces trombes de paroles auxquelles elle
excellait.
--Ne dites pas de paroles oiseuses, s’écria sèchement Fraisier en
arrêtant sa cliente. Au fait! au fait! et vivement.
--Eh bien! et voilà comment ça s’est fait.
Elle raconta la scène telle qu’elle venait de se passer.
--Je ne vous ai rien fait perdre, répondit Fraisier. Ces deux messieurs
doutaient de votre probité, puisqu’ils vous ont tendu ce piége; ils
vous attendaient, ils vous épiaient!... Vous ne me dites pas tout...
ajouta l’homme d’affaires en jetant un regard de tigre sur la portière.
--Moi! vous cacher quelque chose!... après tout ce que nous avons fait
ensemble!... dit-elle en frissonnant.
--Mais, ma chère, je n’ai rien commis de répréhensible! dit Fraisier en
manifestant ainsi l’intention de nier sa visite nocturne chez Pons.
La Cibot sentit ses cheveux lui brûler le crâne, et un froid glacial
l’enveloppa.
--Comment?... dit-elle hébétée.
--Voilà l’affaire criminelle toute trouvée!... Vous pouvez être accusée
de soustraction de testament, répondit froidement Fraisier.
La Cibot fit un mouvement d’horreur.
--Rassurez-vous, je suis votre conseil, reprit-il. Je n’ai voulu que
vous prouver combien il est facile, d’une manière ou d’une autre, de
réaliser ce que je vous disais. Voyons! qu’avez-vous fait pour que cet
Allemand si naïf se soit caché dans la chambre à votre insu?...
--Rien, c’est la scène de l’autre jour, quand j’ai soutenu à monsieur
Pons qu’il avait eu la berlue. Depuis ce jour-là, ces deux messieurs
ont changé du tout au tout à mon égard. Ainsi vous êtes la cause de
tous mes malheurs, car si j’avais perdu de mon empire sur monsieur
Pons, j’étais sûre de l’Allemand qui parlait déjà de m’épouser, ou de
me prendre avec lui, c’est tout un!
Cette raison était si plausible, que Fraisier fut obligé de s’en
contenter.
--Rassurez-vous, reprit-il, je vous ai promis des rentes, je tiendrai
ma parole. Jusqu’à présent, tout, dans cette affaire, était
hypothétique; maintenant, elle vaut des billets de Banque... Vous
n’aurez pas moins de douze cents francs de rente viagère... Mais il
faudra, ma chère dame Cibot, obéir à mes ordres, et les exécuter avec
intelligence.
--Oui, mon cher monsieur Fraisier, dit avec une servile souplesse la
portière entièrement matée.
--Eh bien! adieu, repartit Fraisier en quittant la loge et emportant le
dangereux testament.
Il revint chez lui tout joyeux, car ce testament était une arme
terrible.
--J’aurai, pensait-il, une bonne garantie contre la bonne foi de madame
la présidente de Marville. Si elle s’avisait de ne pas tenir sa parole,
elle perdrait la succession.
Au petit jour, Rémonencq, après avoir ouvert sa boutique et l’avoir
laissée sous la garde de sa sœur, vint, selon une habitude prise depuis
quelques jours, voir comment allait son bon ami Cibot, et trouva la
portière qui contemplait le tableau de Metzu en se demandant comment
une petite planche peinte pouvait valoir tant d’argent.
--Ah! ah! c’est le seul, dit-il en regardant par-dessus l’épaule de la
Cibot, que monsieur Magus regrettait de ne pas avoir, il dit qu’avec
cette petite chose-là, il ne manquerait rien à son bonheur.
--Qu’en donnerait-il? demanda la Cibot.
--Mais si vous me promettez de m’épouser dans l’année de votre veuvage,
répondit Rémonencq, je me charge d’avoir vingt mille francs d’Élie
Magus, et si vous ne m’épousez pas, vous ne pourrez jamais vendre ce
tableau plus de mille francs.
--Et pourquoi?
--Mais vous seriez obligée de signer une quittance comme propriétaire,
et vous auriez alors un procès avec les héritiers. Si vous êtes ma
femme, c’est moi qui le vendrai à monsieur Magus, et on ne demande rien
à un marchand que l’inscription sur son livre d’achats, et j’écrirai
que monsieur Schmucke me l’a vendu. Allez, mettez cette planche chez
moi... si votre mari mourait, vous pourriez être bien tracassée, et
personne ne trouvera drôle que j’aie chez moi un tableau... Vous me
connaissez bien. D’ailleurs, si vous voulez, je vous en ferai une
reconnaissance.
Dans la situation criminelle où elle était surprise, l’avide portière
souscrivit à cette proposition, qui la liait pour toujours au
brocanteur.
--Vous avez raison, apportez-moi votre écriture, dit-elle en serrant le
tableau dans sa commode.
--Voisine, dit le brocanteur à voix basse en entraînant la Cibot sur le
pas de la porte, je vois bien que nous ne sauverons pas notre pauvre
ami Cibot; le docteur Poulain désespérait de lui hier soir, et disait
qu’il ne passerait pas la journée... C’est un grand malheur! Mais après
tout, vous n’étiez pas à votre place ici... Votre place, c’est dans un
beau magasin de curiosités sur le boulevard des Capucines. Savez-vous
que j’ai gagné bien près de cent mille francs depuis dix ans, et que
si vous en avez un jour autant, je me charge de vous faire une belle
fortune... si vous êtes ma femme... Vous seriez bourgeoise... bien
servie par ma sœur qui ferait le ménage, et...
Le séducteur fut interrompu par les plaintes déchirantes du petit
tailleur dont l’agonie commençait.
--Allez-vous-en, dit la Cibot, vous êtes un monstre de me parler de ces
choses-là, quand mon pauvre homme se meurt dans de pareils états...
--Ah! c’est que je vous aime, dit Rémonencq, à tout confondre pour vous
avoir...
--Si vous m’aimiez, vous ne me diriez rien en ce moment, répondit-elle.
Et Rémonencq rentra chez lui, sûr d’épouser la Cibot.
Sur les dix heures, il y eut à la porte de la maison une sorte
d’émeute, car on administra les sacrements à monsieur Cibot. Tous les
amis des Cibot, les concierges, les portières de la rue de Normandie et
des rues adjacentes occupaient la loge, le dessous de la porte cochère
et le devant sur la rue. On ne fit alors aucune attention à monsieur
Léopold Hannequin, qui vint avec un de ses confrères, ni à Schwab et à
Brunner, qui purent arriver chez Pons sans être vus de madame Cibot.
La portière de la maison voisine, à qui le notaire s’adressa pour
savoir à quel étage demeurait Pons, lui désigna l’appartement. Quant à
Brunner, qui vint avec Schwab, il était déjà venu voir le musée Pons,
il passa sans rien dire, et montra le chemin à son associé... Pons
annula formellement son testament de la veille, et institua Schmucke
son légataire universel. Une fois cette cérémonie accomplie, Pons,
après avoir remercié Schwab et Brunner, et avoir recommandé vivement
à monsieur Léopold Hannequin les intérêts de Schmucke, tomba dans une
faiblesse telle, par suite de l’énergie qu’il avait déployée, et dans
la scène nocturne avec la Cibot et dans ce dernier acte de la vie
sociale, que Schmucke pria Schwab d’aller prévenir l’abbé Duplanty, car
il ne voulut pas quitter le chevet de son ami, et Pons réclamait les
sacrements.
Assise au pied du lit de son mari, la Cibot, d’ailleurs mise à la porte
par les deux amis, ne s’occupa point du déjeuner de Schmucke; mais les
événements de cette matinée, le spectacle de l’agonie résignée de Pons
qui mourait héroïquement, avaient tellement serré le cœur de Schmucke,
qu’il ne sentit pas la faim.
Néanmoins, vers les deux heures, n’ayant pas vu le vieil Allemand,
la portière, autant par curiosité que par intérêt, pria la sœur de
Rémonencq d’aller voir si Schmucke n’avait pas besoin de quelque
chose. En ce moment même, l’abbé Duplanty, à qui le pauvre musicien
avait fait sa confession suprême, lui administrait l’extrême-onction.
Mademoiselle Rémonencq troubla donc cette cérémonie par des coups de
sonnette réitérés. Or, comme Pons avait fait jurer à Schmucke de ne
laisser entrer personne, tant il craignait qu’on ne le volât, Schmucke
laissa sonner mademoiselle Rémonencq, qui descendit fort effrayée, et
dit à la Cibot que Schmucke ne lui avait pas ouvert la porte. Cette
circonstance bien marquée fut notée par Fraisier. Schmucke, qui n’avait
jamais vu mourir personne, allait éprouver tous les embarras dans
lesquels on se trouve à Paris avec un mort sur les bras, surtout sans
aide, sans représentant ni secours. Fraisier qui savait que les parents
vraiment affligés perdent alors la tête, et qui, depuis le matin, après
son déjeuner, stationnait dans la loge en conférence perpétuelle avec
le docteur Poulain, conçut alors l’idée de diriger lui-même tous les
mouvements de Schmucke.
Voici comment les deux amis, le docteur Poulain et Fraisier, s’y
prirent pour obtenir cet important résultat.
Le bedeau de l’église Saint-François, ancien marchand de verreries,
nommé Cantinet, demeurait rue d’Orléans, dans la maison mitoyenne de
celle du docteur Poulain. Or, madame Cantinet, une des receveuses de
la location des chaises, avait été soignée gratuitement par le docteur
Poulain, à qui naturellement elle était liée par la reconnaissance et
à qui elle avait conté souvent tous les malheurs de sa vie. Les deux
Casse-Noisettes, qui, tous les dimanches et les jours de fête, allaient
aux offices à Saint-François, étaient en bons termes avec le bedeau, le
suisse, le donneur d’eau bénite, enfin avec cette milice ecclésiastique
appelée à Paris _le bas clergé_, à qui les fidèles finissent par
donner de petits pourboires. Madame Cantinet connaissait donc aussi
bien Schmucke que Schmucke la connaissait. Cette dame Cantinet était
affligée de deux plaies qui permettaient à Fraisier de faire d’elle un
aveugle et involontaire instrument. Le jeune Cantinet, passionné pour
le théâtre, avait refusé de suivre le chemin de l’église où il pouvait
devenir suisse, en débutant dans les figurants du Cirque-Olympique, et
il menait une vie échevelée qui navrait sa mère, dont la bourse était
souvent mise à sec par des emprunts forcés. Puis Cantinet, adonné aux
liqueurs et à la paresse, avait été forcé de quitter le commerce par
ces deux vices. Loin de s’être corrigé, ce malheureux avait trouvé dans
ses fonctions un aliment à ses deux passions: il ne faisait rien, et il
buvait avec les cochers des noces, avec les gens des pompes funèbres,
avec les malheureux secourus par le curé, de manière à se cardinaliser
la figure dès midi.
Madame Cantinet se voyait vouée à la misère dans ses vieux jours, après
avoir, disait-elle, apporté douze mille francs de dot à son mari.
L’histoire de ces malheurs, cent fois racontée au docteur Poulain, lui
suggéra l’idée de se servir d’elle pour faciliter chez Pons et Schmucke
le placement de madame Sauvage, comme cuisinière et femme de peine.
Présenter madame Sauvage était chose impossible, car la défiance des
deux Casse-Noisettes était devenue absolue, et le refus d’ouvrir la
porte à mademoiselle Rémonencq, avait suffisamment éclairé Fraisier à
ce sujet. Mais il parut évident aux deux amis que les pieux musiciens
accepteraient aveuglément une personne qui serait offerte par l’abbé
Duplanty. Madame Cantinet, dans leur plan, serait accompagnée de madame
Sauvage; et la bonne de Fraisier, une fois là, vaudrait Fraisier
lui-même.
Quand l’abbé Duplanty arriva sous la porte cochère, il fut arrêté
pendant un moment par la foule des amis de Cibot qui donnait des
marques d’intérêt au plus ancien et au plus estimé des concierges du
quartier.
Le docteur Poulain salua l’abbé Duplanty, le prit à part, et lui
dit:--Je vais aller voir ce pauvre monsieur Pons; il pourrait encore
se tirer d’affaire; il s’agirait de le décider à subir l’opération de
l’extraction des calculs qui se sont formés dans la vésicule; on les
sent au toucher, ils déterminent une inflammation qui causera la mort;
et peut-être serait-il encore temps de la pratiquer. Vous devriez bien
faire servir votre influence sur votre pénitent en l’engageant à subir
cette opération; je réponds de sa vie, si pendant qu’on la pratiquera
nul accident fâcheux ne se déclare.
--Dès que j’aurai reporté le saint-ciboire à l’église, je reviendrai,
dit l’abbé Duplanty, car monsieur Schmucke est dans un état qui réclame
quelques secours religieux.
--Je viens d’apprendre qu’il est seul, dit le docteur Poulain. Ce
bon Allemand a eu ce matin une petite altercation avec madame Cibot,
qui fait depuis dix ans le ménage de ces messieurs, et ils se sont
brouillés momentanément sans doute; mais il ne peut pas rester sans
aide dans les circonstances où il va se trouver. C’est œuvre de
charité que de s’occuper de lui. Dites donc, Cantinet, dit le docteur
en appelant à lui le bedeau, demandez donc à votre femme si elle veut
garder monsieur Pons et veiller au ménage de monsieur Schmucke pendant
quelques jours à la place de madame Cibot... qui, d’ailleurs, sans
cette brouille, aurait toujours eu besoin de se faire remplacer. C’est
une honnête femme, dit le docteur à l’abbé Duplanty.
--On ne peut pas mieux choisir, répondit le bon prêtre, car elle a la
confiance de la fabrique pour la perception de la location des chaises.
Quelques moments après, le docteur Poulain suivait au chevet du lit les
progrès de l’agonie de Pons, que Schmucke suppliait vainement de se
laisser opérer. Le vieux musicien ne répondait aux prières du pauvre
Allemand désespéré que par des signes de tête négatifs, entremêlés de
mouvements d’impatience. Enfin, le moribond rassembla ses forces, lança
sur Schmucke un regard affreux et lui dit:--Laisse-moi donc mourir
tranquillement!...
Schmucke faillit mourir de douleur; mais il prit la main de Pons, la
baisa doucement, et la tint dans ses deux mains, en essayant de lui
communiquer encore une fois ainsi sa propre vie. Ce fut alors que
le docteur Poulain entendit sonner et alla ouvrir la porte à l’abbé
Duplanty.
--Notre pauvre malade, dit Poulain, commence à se débattre sous
l’étreinte de la mort. Il aura expiré dans quelques heures; vous
enverrez sans doute un prêtre pour le veiller cette nuit. Mais il
est temps de donner madame Cantinet et une femme de peine à monsieur
Schmucke, il est incapable de penser à quoi que ce soit, je crains pour
sa raison, et il se trouve ici des valeurs qui doivent être gardées par
des personnes pleines de probité.
L’abbé Duplanty, bon et digne prêtre, sans méfiance ni malice, fut
frappé de la vérité des observations du docteur Poulain; il croyait
d’ailleurs aux qualités du médecin du quartier; il fit donc signe à
Schmucke de venir lui parler, en se tenant au seuil de la chambre
mortuaire. Schmucke ne put se décider à quitter la main de Pons
qui se crispait et s’attachait à la sienne comme s’il tombait dans
un précipice et qu’il voulût s’accrocher à quelque chose pour n’y
pas rouler. Mais, comme on sait, les mourants sont en proie à une
hallucination qui les pousse à s’emparer de tout, comme des gens
empressés d’emporter dans un incendie leurs objets les plus précieux,
et Pons lâcha Schmucke pour saisir ses couvertures et les rassembler
autour de son corps par un horrible et significatif mouvement d’avarice
et de hâte.
--Qu’allez-vous devenir, seul avec votre ami mort? dit le bon prêtre à
l’Allemand qui vint alors l’écouter, vous êtes sans madame Cibot...
--_C’esde eine monsdre qui a dué Bons!_ dit-il.
--Mais il vous faut quelqu’un auprès de vous? reprit le docteur
Poulain, car il faudra garder le corps cette nuit.
--_Che le carterai, che brierai Tieu!_ répondit l’innocent Allemand.
--Mais il faut manger!... Qui maintenant, vous fera votre cuisine? dit
le docteur.
--_La touleur m’ôde l’abbédit!_..... répondit naïvement Schmucke.
--Mais, dit Poulain, il faut aller déclarer le décès avec des témoins,
il faut dépouiller le corps, l’ensevelir en le cousant dans un linceul,
il faut aller commander le convoi aux pompes funèbres, il faut nourrir
la garde qui doit garder le corps et le prêtre qui veillera, ferez-vous
cela tout seul?... On ne meurt pas comme des chiens dans la capitale du
monde civilisé!
Schmucke ouvrit des yeux effrayés, et fut saisi d’un court accès de
folie.
--_Mais Bons ne mûrera bas... che le sauferai!_...
--Vous ne resterez pas long-temps sans prendre un peu de sommeil, et
alors qui vous remplacera? car il faut s’occuper de monsieur Pons, lui
donner à boire, faire des remèdes...
--_Ah! c’esde frai!_... dit l’Allemand.
--Eh bien! reprit l’abbé Duplanty, je pense à vous donner madame
Cantinet, une brave et honnête femme...
Le détail de ses devoirs sociaux envers son ami mort, hébéta tellement
Schmucke, qu’il aurait voulu mourir avec Pons.
--C’est un enfant! dit le docteur Poulain à l’abbé Duplanty.
--_Eine anvant!_... répéta machinalement Schmucke.
--Allons! dit le vicaire, je vais parler à madame Cantinet et vous
l’envoyer.
--Ne vous donnez pas cette peine, dit le docteur, elle est ma voisine,
et je retourne chez moi.
La Mort est comme un assassin invisible contre lequel lutte le mourant;
dans l’agonie il reçoit les derniers coups, il essaie de les rendre
et se débat. Pons en était à cette scène suprême, il fit entendre des
gémissements, entremêlés de cris. Aussitôt, Schmucke, l’abbé Duplanty,
Poulain accoururent au lit du moribond. Tout à coup, Pons, atteint dans
sa vitalité par cette dernière blessure, qui tranche les liens du corps
et de l’âme, recouvra pour quelques instants la parfaite quiétude qui
suit l’agonie, il revint à lui, la sérénité de la mort sur le visage et
regarda ceux qui l’entouraient d’un air presque riant.
--Ah! docteur, j’ai bien souffert, mais vous aviez raison, je vais
mieux... Merci, mon bon abbé, je me demandais où était Schmucke!...
--Schmucke n’a pas mangé depuis hier au soir, et il est quatre heures:
vous n’avez plus personne auprès de vous, et il serait dangereux de
rappeler madame Cibot...
--Elle est capable de tout! dit Pons en manifestant toute son horreur
au nom de la Cibot. C’est vrai, Schmucke a besoin de quelqu’un de bien
honnête.
--L’abbé Duplanty et moi, dit alors Poulain, nous avons pensé à vous
deux...
--Ah! merci, dit Pons, je n’y songeais pas.
--Et il vous propose madame Cantinet...
--Ah! la loueuse de chaises! s’écria Pons. Oui, c’est une excellente
créature.
--Elle n’aime pas madame Cibot, reprit le docteur, et elle aura bien
soin de monsieur Schmucke...
--Envoyez-la-moi, mon bon monsieur Duplanty... elle et son mari, je
serai tranquille. On ne volera rien ici...
Schmucke avait repris la main de Pons et la tenait avec joie, en
croyant la santé revenue.
--Allons-nous-en, monsieur l’abbé, dit le docteur, je vais envoyer
promptement madame Cantinet; je m’y connais: elle ne trouvera peut-être
pas monsieur Pons vivant.
Pendant que l’abbé Duplanty déterminait le moribond à prendre pour
garde madame Cantinet, Fraisier avait fait venir chez lui la loueuse
de chaises, et la soumettait à sa conversation corruptrice, aux ruses
de sa puissance chicanière, à laquelle il était difficile de résister.
Aussi madame Cantinet, femme sèche et jaune, à grandes dents, à lèvres
froides, hébétée par le malheur, comme beaucoup de femmes du peuple,
et arrivée à voir le bonheur dans les plus légers profits journaliers,
eut-elle bientôt consenti à prendre avec elle madame Sauvage comme
femme de ménage. La bonne de Fraisier avait déjà reçu le mot d’ordre.
Elle avait promis de tramer une toile en fil de fer autour des deux
musiciens, et de veiller sur eux comme l’araignée veille sur une mouche
prise. Madame Sauvage devait avoir pour loyer de ses peines un débit
de tabac: Fraisier trouvait ainsi le moyen de se débarrasser de sa
prétendue nourrice, et mettait auprès de madame Cantinet un espion
et un gendarme dans la personne de la Sauvage. Comme il dépendait de
l’appartement des deux amis une chambre de domestique et une petite
cuisine, la Sauvage pouvait coucher sur un lit de sangle et faire la
cuisine de Schmucke. Au moment où les femmes se présentèrent, amenées
par le docteur Poulain, Pons venait de rendre le dernier soupir, sans
que Schmucke s’en fût aperçu. L’Allemand tenait encore dans ses mains
la main de son ami, dont la chaleur s’en allait par degrés. Il fit
signe à madame Cantinet de ne pas parler; mais la soldatesque madame
Sauvage le surprit tellement par sa tournure, qu’il laissa échapper un
mouvement de frayeur, à laquelle cette femme mâle était habituée.
--Madame, dit madame Cantinet, est une dame de qui répond monsieur
Duplanty; elle a été cuisinière chez un évêque, elle est la probité
même, elle fera la cuisine.
--Ah! vous pouvez parler haut! s’écria la puissante et asthmatique
Sauvage, le pauvre monsieur est mort!... il vient de passer.
Schmucke jeta un cri perçant, il sentit la main de Pons glacée qui
se roidissait, et il resta les yeux fixes, arrêtés sur ceux de Pons,
dont l’expression l’eût rendu fou, sans madame Sauvage, qui, sans
doute accoutumée à ces sortes de scènes, alla vers le lit en tenant un
miroir; elle le présenta devant les lèvres du mort, et comme aucune
respiration ne vint ternir la glace, elle sépara vivement la main de
Schmucke de la main du mort.
--Quittez-la donc, monsieur, vous ne pourriez plus l’ôter; vous ne
savez pas comme les os vont se durcir! Ça va vite le refroidissement
des morts. Si l’on n’apprête pas un mort pendant qu’il est encore
tiède, il faut plus tard lui casser les membres...
Ce fut donc cette terrible femme qui ferma les yeux au pauvre musicien
expiré; puis, avec cette habitude des garde-malades, métier qu’elle
avait exercé pendant dix ans, elle déshabilla Pons, l’étendit, lui
colla les mains de chaque côté du corps, et lui ramena la couverture
sur le nez, absolument comme un commis fait un paquet dans un magasin.
--Il faut un drap pour l’ensevelir; où donc en prendre un?...
demanda-t-elle à Schmucke, que ce spectacle frappa de terreur.
Après avoir vu la Religion procédant avec son profond respect de la
créature destinée à un si grand avenir dans le ciel, ce fut une douleur
à dissoudre les éléments de la pensée, que cette espèce d’emballage où
son ami était traité comme une chose.
--_Vaides gomme fus fitrez!_... répondit machinalement Schmucke.
Cette innocente créature voyait mourir un homme pour la première fois.
Et cet homme était Pons, le seul ami, le seul être qui l’eût compris et
aimé!...
--Je vais aller demander à madame Cibot où sont les draps, dit la
Sauvage.
--Il va falloir un lit de sangle pour coucher cette dame, dit madame
Cantinet à Schmucke.
Schmucke fit un signe de tête et fondit en larmes. Madame Cantinet
laissa ce malheureux tranquille; mais, au bout d’une heure, elle revint
et lui dit:
--Monsieur, avez-vous de l’argent à nous donner pour acheter?
Schmucke tourna sur madame Cantinet un regard à désarmer les haines
les plus féroces; il montra le visage blanc, sec et pointu du mort,
comme une raison qui répondait à tout.
--_Brenez doud et laissez-moi bleurer et brier_, dit-il en
s’agenouillant.
Madame Sauvage était allée annoncer la mort de Pons à Fraisier, qui
courut en cabriolet chez la présidente lui demander, pour le lendemain,
la procuration qui lui donnait le droit de représenter les héritiers.
--Monsieur, dit à Schmucke madame Cantinet, une heure après sa dernière
question, je suis allée trouver madame Cibot, qui est donc au fait de
votre ménage, afin qu’elle me dise où sont les choses; mais, comme
elle vient de perdre monsieur Cibot, elle m’a presque _agonie_ de
sottises... Monsieur, écoutez-moi donc...
Schmucke regarda cette femme, qui ne se doutait pas de sa barbarie; car
les gens du peuple sont habitués à subir passivement les plus grandes
douleurs morales.
--Monsieur, il faut du linge pour un linceul, il faut de l’argent pour
un lit de sangle, afin de coucher cette dame; il en faut pour acheter
de la batterie de cuisine, des plats, des assiettes, des verres, car
il va venir un prêtre pour passer la nuit, et cette dame ne trouve
absolument rien dans la cuisine.
--Mais, monsieur, répéta la Sauvage, il me faut cependant du bois,
du charbon, pour apprêter le dîner, et je ne vois rien! Ce n’est
d’ailleurs pas bien étonnant, puisque la Cibot vous fournissait tout...
--Mais, ma chère dame, dit madame Cantinet en montrant Schmucke qui
gisait aux pieds du mort dans un état d’insensibilité complète, vous ne
voulez pas me croire, il ne répond à rien.
--Eh bien! ma petite, dit la Sauvage, je vais vous montrer comment l’on
fait dans ces cas-là.
La Sauvage jeta sur la chambre un regard comme en jettent les voleurs
pour deviner les cachettes où doit se trouver l’argent. Elle alla
droit à la commode de Pons, elle tira le premier tiroir, vit le sac
où Schmucke avait mis le reste de l’argent provenant de la vente
des tableaux, et vint le montrer à Schmucke, qui fit un signe de
consentement machinal.
--Voilà de l’argent, ma petite! dit la Sauvage à madame Cantinet; je
vas le compter, en prendre pour acheter ce qu’il faut, du vin, des
vivres, des bougies, enfin tout, car ils n’ont rien... Cherchez-moi
dans la commode un drap pour ensevelir le corps. On m’a bien dit que ce
pauvre monsieur était simple; mais je ne sais pas ce qu’il est, il est
pis. C’est comme un nouveau-né, faudra entonner son manger...
Schmucke regardait les deux femmes et ce qu’elles faisaient absolument
comme un fou les aurait regardées. Brisé par la douleur, absorbé dans
un état quasi-cataleptique, il ne cessait de contempler la figure
fascinatrice de Pons, dont les lignes s’épuraient par l’effet du repos
absolu de la mort. Il espérait mourir, et tout lui était indifférent.
La chambre eût été dévorée par un incendie, il n’aurait pas bougé.
--Il y a douze cent cinquante-six francs... lui dit la Sauvage.
Schmucke haussa les épaules. Lorsque la Sauvage voulut procéder à
l’ensevelissement de Pons, et mesurer le drap sur le corps, afin de
couper le linceul et le coudre, il y eut une lutte horrible entre elle
et le pauvre Allemand. Schmucke ressembla tout à fait à un chien qui
mord tous ceux qui veulent toucher au cadavre de son maître. La Sauvage
impatientée saisit l’Allemand, le plaça sur un fauteuil et l’y maintint
avec une force herculéenne.
--Allons, ma petite! cousez le mort dans son linceul, dit-elle à madame
Cantinet.
Une fois l’opération terminée, la Sauvage remit Schmucke à sa place, au
pied du lit, et lui dit:
--Comprenez-vous? il fallait bien trousser ce pauvre homme en mort.
Schmucke se mit à pleurer; les deux femmes le laissèrent et allèrent
prendre possession de la cuisine, où elles apportèrent à elles deux en
peu d’instants toutes les choses nécessaires à la vie. Après avoir fait
un premier mémoire de trois cent soixante francs, la Sauvage se mit
à préparer un dîner pour quatre personnes, et quel dîner! Il y avait
le faisan des savetiers, une oie grasse, comme pièce de résistance,
une omelette aux confitures, une salade de légumes, et le pot au feu
sacramentel dont tous les ingrédients étaient en quantité tellement
exagérée, que le bouillon ressemblait à de la gelée de viande. A neuf
heures du soir, le prêtre envoyé par le vicaire pour veiller Schmucke,
vint avec Cantinet, qui apporta quatre cierges et des flambeaux
d’église. Le prêtre trouva Schmucke couché le long de son ami, dans
le lit, et le tenant étroitement embrassé. Il fallut l’autorité de
la religion pour obtenir de Schmucke qu’il se séparât du corps.
L’Allemand se mit à genoux, et le prêtre s’arrangea commodément dans le
fauteuil. Pendant que le prêtre lisait ses prières, et que Schmucke,
agenouillé devant le corps de Pons, priait Dieu de le réunir à Pons
par un miracle, afin d’être enseveli dans la fosse de son ami, madame
Cantinet était allée au Temple acheter un lit de sangle et un coucher
complet, pour madame Sauvage; car le sac de douze cent cinquante-six
francs était au pillage. A onze heures du soir, madame Cantinet vint
voir si Schmucke voulait manger un morceau. L’Allemand fit signe qu’on
le laissât tranquille.
--Le souper vous attend, monsieur Pastelot, dit alors la loueuse de
chaises au prêtre.
Schmucke, resté seul, sourit comme un fou qui se voit libre d’accomplir
un désir comparable à celui des femmes grosses. Il se jeta sur Pons
et le tint encore une fois étroitement embrassé. A minuit, le prêtre
revint, et Schmucke, grondé par lui, lâcha Pons, et se remit en prière.
Au jour, le prêtre s’en alla. A sept heures du matin, le docteur
Poulain vint voir Schmucke affectueusement et voulut l’obliger à
manger; mais l’Allemand s’y refusa.
--Si vous ne mangez pas maintenant, vous sentirez la faim à votre
retour, lui dit le docteur, car il faut que vous alliez à la mairie
avec un témoin pour y déclarer le décès de monsieur Pons, et faire
dresser l’acte...
--_Moi!_ dit l’Allemand avec effroi.
--Et qui donc?... Vous ne pouvez pas vous en dispenser, puisque vous
êtes la seule personne qui l’ait vu mourir...
--_Che n’ai boint te champes_... répondit Schmucke en implorant
l’assistance du docteur Poulain.
--Prenez une voiture, répondit doucement l’hypocrite docteur. J’ai
déjà constaté le décès. Demandez quelqu’un de la maison pour vous
accompagner. Ces deux dames garderont l’appartement en votre absence.
On ne se figure pas ce que sont ces tiraillements de la loi sur une
douleur vraie. C’est à faire haïr la civilisation, à faire préférer les
coutumes des Sauvages. A neuf heures, madame Sauvage descendit Schmucke
en le tenant sous les bras, et il fut obligé, dans le fiacre, de prier
Rémonencq de venir avec lui certifier le décès de Pons à la mairie.
Partout, et en toute chose, éclate à Paris l’inégalité des conditions,
dans ce pays ivre d’égalité. Cette immuable force de choses se
trahit jusque dans les effets de la Mort. Dans les familles riches,
un parent, un ami, les gens d’affaires, évitent ces affreux détails à
ceux qui pleurent; mais en ceci, comme dans la répartition des impôts,
le peuple, les prolétaires sans aide, souffrent tout le poids de la
douleur.
Ah! vous avez bien raison de le regretter, dit Rémonencq à une plainte
échappée au pauvre martyr, car c’était un bien brave homme, un bien
honnête homme, qui laisse une belle collection; mais savez-vous,
monsieur, que vous, qui êtes étranger, vous allez vous trouver dans un
grand embarras, car on dit partout que vous êtes héritier de monsieur
Pons.
Schmucke n’écoutait pas; il était plongé dans une telle douleur,
qu’elle avoisinait la folie. L’âme a son tétanos comme le corps.
--Et vous feriez bien de vous faire représenter par un conseil, par un
homme d’affaires.
--_Ein home t’avvaires!_ répéta Schmucke machinalement.
--Vous verrez que vous aurez besoin de vous faire représenter. A votre
place, moi, je prendrais un homme d’expérience, un homme connu dans
le quartier, un homme de confiance... Moi, dans toutes mes petites
affaires, je me sers de Tabareau, l’huissier... Et en donnant votre
procuration à son premier clerc, vous n’aurez aucun souci.
Cette insinuation, soufflée par Fraisier, convenue entre Rémonencq et
la Cibot, resta dans la mémoire de Schmucke; car, dans les instants où
la douleur fige pour ainsi dire l’âme en en arrêtant les fonctions,
la mémoire reçoit toutes les empreintes que le hasard y fait arriver.
Schmucke écoutait Rémonencq, en le regardant d’un œil si complétement
dénué d’intelligence, que le brocanteur ne lui dit plus rien.
--S’il reste imbécile comme cela, pensa Rémonencq, je pourrais bien lui
acheter tout le bataclan de là-haut pour cent mille francs, si c’est à
lui...--Monsieur, nous voici à la Mairie.
Rémonencq fut forcé de sortir Schmucke du fiacre et de le prendre sous
le bras pour le faire arriver jusqu’au bureau des actes de l’État
civil, où Schmucke donna dans une noce. Schmucke dut attendre son tour,
car, par un de ces hasards assez fréquents à Paris, le commis avait
cinq on six actes de décès à dresser. Là, ce pauvre Allemand devait
être en proie à une passion égale à celle de Jésus.
--Monsieur est monsieur Schmucke? dit un homme vêtu de noir en
s’adressant à l’Allemand stupéfait de s’entendre appeler par son nom.
Schmucke regarda cet homme de l’air hébété qu’il avait eu en répondant
à Rémonencq.
--Mais, dit le brocanteur à l’inconnu, que lui voulez-vous? Laissez
donc cet homme tranquille, vous voyez bien qu’il est dans la peine.
--Monsieur vient de perdre son ami, et sans doute il se propose
d’honorer dignement sa mémoire, car il est son héritier, dit l’inconnu.
Monsieur ne lésinera sans doute pas... il achètera un terrain à
perpétuité pour sa sépulture. Monsieur Pons aimait tant les arts! Ce
serait bien dommage de ne pas mettre sur son tombeau la Musique, la
Peinture et la Sculpture... trois belles figures en pied, éplorées...
Rémonencq fit un geste d’Auvergnat pour éloigner cet homme, et
l’homme répondit par un autre geste, pour ainsi dire commercial, qui
signifiait:--«Laissez-moi donc faire mes affaires!» et que comprit le
brocanteur.
--Je suis le commissionnaire de la maison Sonet et compagnie,
entrepreneurs de monuments funéraires, reprit le courtier, que Walter
Scott eût surnommé _le jeune homme des tombeaux_. Si monsieur voulait
nous charger de la commande, nous lui éviterions l’ennui d’aller à la
Ville acheter le terrain nécessaire à la sépulture de l’ami que les
Arts ont perdu...
Rémonencq hocha la tête en signe d’assentiment et poussa le coude à
Schmucke.
--Tous les jours, nous nous chargeons, pour les familles, d’aller
accomplir toutes les formalités, disait toujours le courtier encouragé
par ce geste de l’Auvergnat. Dans le premier moment de sa douleur,
il est bien difficile à un héritier de s’occuper par lui-même de
ces détails, et nous avons l’habitude de ces petits services pour
nos clients. Nos monuments, monsieur, sont tarifés à tant le mètre
en pierre de taille ou en marbre... Nous creusons les fosses pour
les tombes de famille... Nous nous chargeons de tout, au plus juste
prix. Notre maison a fait le magnifique monument de la belle Esther
Gobseck et de Lucien de Rubempré, l’un des plus magnifiques ornements
du Père-Lachaise. Nous avons les meilleurs ouvriers, et j’engage
monsieur à se défier des petits entrepreneurs... qui ne font que de la
camelotte, ajouta-t-il en voyant venir un autre homme vêtu de noir
qui se proposait de parler pour une autre maison de marbrerie et de
sculpture.
On a souvent dit que la mort était la fin d’un voyage, mais on ne sait
pas à quel point cette similitude est réelle à Paris. Un mort, un mort
de qualité surtout, est accueilli sur le _sombre rivage_ comme un
voyageur qui débarque au port, et que tous les courtiers d’hôtellerie
fatiguent de leurs recommandations. Personne, à l’exception de
quelques philosophes ou de quelques familles sûres de vivre qui se
font construire des tombes comme elles ont des hôtels, personne ne
pense à la mort et à ses conséquences sociales. La mort vient toujours
trop tôt; et d’ailleurs, un sentiment bien entendu empêche les
héritiers de la supposer possible. Aussi, presque tous ceux qui perdent
leurs pères, leurs mères, leurs femmes ou leurs enfants, sont-ils
immédiatement assaillis par ces coureurs d’affaires, qui profitent du
trouble où jette la douleur pour surprendre une commande. Autrefois,
les entrepreneurs de monuments funéraires, tous groupés aux environs
du célèbre cimetière du Père-Lachaise, où ils forment une rue qu’on
devrait appeler rue des Tombeaux, assaillaient les héritiers aux
environs de la tombe ou au sortir du cimetière; mais, insensiblement,
la concurrence, le génie de la spéculation, les a fait gagner du
terrain, et ils sont descendus aujourd’hui dans la ville jusqu’aux
abords des Mairies. Enfin, les courtiers pénètrent souvent dans la
maison mortuaire, un plan de tombe à la main.
--Je suis en affaire avec monsieur, dit le courtier de la maison Sonet
au courtier qui se présentait.
--Décès Pons!... Où sont les témoins!... dit le garçon de bureau.
--Venez... monsieur, dit le courtier en s’adressant à Rémonencq.
Rémonencq pria le courtier de soulever Schmucke, qui restait sur son
banc comme une masse inerte; ils le menèrent à la balustrade derrière
laquelle le rédacteur des actes de décès s’abrite contre les douleurs
publiques. Rémonencq, la providence de Schmucke, fut aidé par le
docteur Poulain, qui vint donner les renseignements nécessaires sur
l’âge et le lieu de naissance de Pons. L’Allemand ne savait qu’une
seule chose, c’est que Pons était son ami. Une fois les signatures
données, Rémonencq et le docteur, suivis du courtier, mirent le pauvre
Allemand en voiture, dans laquelle se glissa l’enragé courtier, qui
voulait avoir une solution pour sa commande. La Sauvage, en observation
sur le pas de la porte cochère, monta Schmucke presque évanoui dans ses
bras, aidée par Rémonencq et par le courtier de la maison Sonet.
--Il va se trouver mal!... s’écria le courtier, qui voulait terminer
l’affaire qu’il disait commencée.
--Je le crois bien! répondit madame Sauvage; il pleure depuis
vingt-quatre heures, et il n’a rien voulu prendre. Rien ne creuse
l’estomac comme le chagrin.
--Mais, mon cher client, lui dit le courtier de la maison Sonet, prenez
donc un bouillon. Vous avez tant de choses à faire: il faut aller
à l’Hôtel-de-Ville, acheter le terrain nécessaire pour le monument
que vous voulez élever à la mémoire de cet ami des Arts, et qui doit
témoigner de votre reconnaissance.
--Mais cela n’a pas de bon sens, dit madame Cantinet à Schmucke en
arrivant avec un bouillon et du pain.
--Songez, mon cher monsieur, si vous êtes si faible que cela, reprit
Rémonencq, songez à vous faire représenter par quelqu’un, car vous avez
bien des affaires sur les bras: il faut commander le convoi! vous ne
voulez pas qu’on enterre votre ami comme un pauvre.
--Allons, allons, mon cher monsieur! dit la Sauvage en saisissant un
moment où Schmucke avait la tête inclinée sur le dos du fauteuil.
Elle entonna dans la bouche de Schmucke une cuillerée de potage, et lui
donna, presque malgré lui, à manger comme à un enfant.
--Maintenant, si vous étiez sage, monsieur, puisque vous voulez vous
livrer tranquillement à votre douleur, vous prendriez quelqu’un pour
vous représenter...
--Puisque monsieur, dit le courtier, a l’intention d’élever un
magnifique monument à la mémoire de son ami, il n’a qu’à me charger de
toutes les démarches, je les ferai...
--Qu’est-ce que c’est? qu’est-ce que c’est? dit la Sauvage. Monsieur
vous a commandé quelque chose! Qui donc êtes-vous?
--L’un des courtiers de la maison Sonet, ma chère dame, les plus forts
entrepreneurs de monuments funéraires... dit-il en tirant une carte et
la présentant à la puissante Sauvage.
--Eh bien! c’est bon, c’est bon!... on ira chez vous quand on le jugera
convenable; mais il ne faut pas abuser de l’état dans lequel se trouve
monsieur. Vous voyez bien que monsieur n’a pas sa tête...
--Si vous voulez vous arranger pour nous faire avoir la commande,
dit le courtier de la maison Sonet à l’oreille de madame Sauvage en
l’amenant sur le palier, j’ai pouvoir de vous offrir quarante francs...
--Eh bien! donnez-moi votre adresse, dit madame Sauvage en s’humanisant.
Schmucke, en se voyant seul et se trouvant mieux par cette ingestion
d’un potage au pain, retourna promptement dans la chambre de Pons, où
il se mit en prières. Il était perdu dans les abîmes de la douleur,
lorsqu’il fut tiré de son profond anéantissement par un jeune homme
vêtu de noir qui lui dit pour la onzième fois un:--Monsieur?... que le
pauvre martyr entendit d’autant mieux, qu’il se sentit secoué par la
manche de son habit.
--_Qu’y a-d-il engore?_...
--Monsieur, nous devons au docteur Gannal une découverte sublime; nous
ne contestons pas sa gloire, il a renouvelé les miracles de l’Égypte;
mais il y a eu des perfectionnements, et nous avons obtenu des
résultats surprenants. Donc, si vous voulez revoir votre ami, tel qu’il
était de son vivant...
--_Le refoir!_... s’écria Schmucke; _me barlera-d-il!_
--Pas absolument!... Il ne lui manquera que la parole, reprit le
courtier d’embaumement; mais il restera pour l’éternité comme
l’embaumement vous le montrera. L’opération exige peu d’instants. Une
incision dans la carotide et l’injection suffisent; mais il est grand
temps... Si vous attendiez encore un quart d’heure, vous ne pourriez
plus avoir la douce satisfaction d’avoir conservé le corps...
--_Hâlis-fis-en au tiaple!... Bons est une âme!... et cedde âme est au
ciel._
--Cet homme est sans aucune reconnaissance, dit le jeune courtier d’un
des rivaux du célèbre Gannal en passant sous la porte cochère; il
refuse de faire embaumer son ami!
--Que voulez-vous, monsieur! dit la Cibot, qui venait de faire embaumer
son chéri. C’est un héritier, un légataire. Une fois son affaire faite,
le défunt n’est plus rien pour eux.
Une heure après, Schmucke vit venir dans la chambre madame Sauvage
suivie d’un homme vêtu de noir et qui paraissait être un ouvrier.
--Monsieur, dit-elle, Cantinet a eu la complaisance de vous envoyer
monsieur, qui est le fournisseur des bières de la paroisse.
Le fournisseur des bières s’inclina d’un air de commisération et
de condoléance, mais, en homme sûr de son fait et qui se sait
indispensable, il regarda le mort en connaisseur.
--Comment monsieur veut-il _cela_? En sapin, en bois de chêne simple,
ou en bois de chêne doublé de plomb? Le bois de chêne doublé de plomb
est ce qu’il y a de plus comme il faut. Le corps, dit-il, a la mesure
ordinaire...
Il tâta les pieds pour toiser le corps.
--Un mètre soixante-dix! ajouta-t-il. Monsieur pense sans doute à
commander le service funèbre à l’église?
Schmucke jeta sur cet homme des regards comme en ont les fous avant de
faire un mauvais coup.
--Monsieur, vous devriez, dit la Sauvage, prendre quelqu’un qui
s’occuperait de tous ces détails-là pour vous.
--Oui... dit enfin la victime.
--Voulez-vous que j’aille vous chercher monsieur Tabareau, car vous
allez avoir bien des affaires sur les bras? Monsieur Tabareau,
voyez-vous, c’est le plus honnête homme du quartier.
--_Ui, monsieur Dapareau! On m’en a barlé_... répondit Schmucke vaincu.
--Eh bien! monsieur va être tranquille, et libre de se livrer à sa
douleur après une conférence avec son fondé de pouvoir.
Vers deux heures, le premier clerc de monsieur Tabareau, jeune homme
qui se destinait à la carrière d’huissier, se présenta modestement. La
jeunesse a d’étonnants priviléges, elle n’effraie pas. Ce jeune homme,
appelé Villemot, s’assit auprès de Schmucke, et attendit le moment de
lui parler. Cette réserve toucha beaucoup Schmucke.
--Monsieur, lui dit-il, je suis le premier clerc de monsieur Tabareau,
qui m’a confié le soin de veiller ici à vos intérêts, et de me charger
de tous les détails de l’enterrement de votre ami... Êtes-vous dans
cette intention?
--_Fus ne me sauferez pas la fie, gar che n’ai bas longdans à fifre,
mais fus me laisserez dranquile?_
--Oh! vous n’aurez pas un dérangement, répondit Villemot.
--_Hé bien! que vaud-il vair bir cela?_
--Signez ce papier où vous nommez monsieur Tabareau votre mandataire,
relativement à toutes les affaires de la succession.
--_Pien! tonnez!_ dit l’Allemand en voulant signer sur-le-champ.
--Non, je dois vous lire l’acte.
--_Lissez!_
Schmucke ne prêta pas la moindre attention à la lecture de cette
procuration générale, et il la signa. Le jeune homme prit les ordres de
Schmucke pour le convoi, pour l’achat du terrain où l’Allemand voulut
avoir sa tombe, et pour le service de l’église, en lui disant qu’il
n’éprouverait plus aucun trouble, ni aucune demande d’argent.
--_Bir afoir la dranquilidé, je tonnerais doud ce que ché bossète_, dit
l’infortuné qui de nouveau s’agenouilla devant le corps de son ami.
Fraisier triomphait, le légataire ne pouvait pas faire un mouvement
hors du cercle où il le tenait enfermé par la Sauvage et par Villemot.
Il n’est pas de douleur que le sommeil ne sache vaincre. Aussi vers la
fin de la journée, la Sauvage trouva-t-elle Schmucke étendu au bas du
lit où gisait le corps de Pons, et dormant; elle l’emporta, le coucha,
l’arrangea maternellement dans son lit, et l’Allemand y dormit jusqu’au
lendemain. Quand Schmucke s’éveilla, c’est-à-dire quand, après cette
trêve, il fut rendu au sentiment de ses douleurs, le corps de Pons
était exposé sous la porte cochère, dans la chapelle ardente à laquelle
ont droit les convois de troisième classe; il chercha donc vainement
son ami dans cet appartement qui lui parut immense, où il ne trouva
rien que d’affreux souvenirs. La Sauvage, qui gouvernait Schmucke avec
l’autorité d’une nourrice sur son marmot, le força de déjeuner avant
d’aller à l’église. Pendant que cette pauvre victime se contraignait
à manger, la Sauvage lui fit observer, avec des lamentations dignes
de Jérémie, qu’il ne possédait pas d’habit noir. La garde-robe de
Schmucke, entretenue par Cibot, en était arrivée, avant la maladie de
Pons, comme le dîner, à sa plus simple expression, à deux pantalons et
deux redingotes!...
--Vous allez aller comme vous êtes à l’enterrement de monsieur? C’est
une monstruosité à vous faire honnir par tout le quartier!...
--_Ed commend fulez-fus que ch’y alle?_
--Mais en deuil!...
--_Le teuille!_...
--Les convenances...
--_Les gonfenances!... che me viche pien te doutes ces pétisses-là_,
dit le pauvre homme arrivé au dernier degré d’exaspération où la
douleur puisse porter une âme d’enfant.
--Mais c’est un monstre d’ingratitude, dit la Sauvage en se tournant
vers un monsieur qui se montra soudain dans l’appartement, et qui fit
frémir Schmucke.
Ce fonctionnaire, magnifiquement vêtu de drap noir, en culotte noire,
en bas de soie noire, à manchettes blanches, décoré d’une chaîne
d’argent à laquelle pendait une médaille, cravaté d’une cravate de
mousseline blanche très-correcte, et en gants blancs; ce type officiel,
frappé au même coin pour les douleurs publiques, tenait à la main une
baguette en ébène, insigne de ses fonctions, et sous le bras gauche un
tricorne à cocarde tricolore.
--Je suis le maître des cérémonies, dit ce personnage d’une voix douce.
Habitué par ses fonctions à diriger tous les jours des convois et à
traverser toutes les familles plongées dans une même affliction, réelle
ou feinte, cet homme, ainsi que tous ses collègues, parlait bas et
avec douceur; il était décent, poli, convenable par état, comme une
statue représentant le génie de la mort. Cette déclaration causa un
tremblement nerveux à Schmucke, comme s’il eût vu le bourreau.
--Monsieur est-il le fils, le frère, le père du défunt?... demanda
l’homme officiel.
--_Che zuis dout cela, et plis... che zuis son ami!_... dit Schmucke à
travers un torrent de larmes.
--Êtes-vous l’héritier? demanda le maître des cérémonies.
--_L’héritier!_..... répéta Schmucke _tout m’esd écal au monde_.
Et Schmucke reprit l’attitude que lui donnait sa douleur morne.
--Où ont les parents, les amis? demanda le maître des cérémonies.
--_Les foilà dous_, s’écria Schmucke en montrant les tableaux et les
curiosités. _Chamais ceux-là n’ond vaid zouvrir mon pon Bons!... Foilà
doud ce qu’il aimaid afec moi!_
--Il est fou, monsieur, dit la Sauvage au maître des cérémonies. Allez,
c’est inutile de l’écouter.
Schmucke s’était assis et avait repris sa contenance d’idiot, en
essuyant machinalement ses larmes. En ce moment, Villemot, le
premier clerc de maître Tabareau, parut; et le maître des cérémonies,
reconnaissant celui qui était venu commander le convoi, lui dit:--Eh
bien, monsieur, il est temps de partir... le char est arrivé; mais
j’ai rarement vu de convoi pareil à celui-là. Où sont les parents, les
amis?...
--Nous n’avons pas eu beaucoup de temps, reprit monsieur Villemot,
monsieur est plongé dans une telle douleur qu’il ne pensait à rien;
mais il n’y a qu’un parent...
Le maître des cérémonies regarda Schmucke d’un air de pitié, car cet
expert en douleur distinguait bien le vrai du faux, et il vint près de
Schmucke.
--Allons, mon cher monsieur, du courage!... Songez à honorer la mémoire
de votre ami.
--Nous avons oublié d’envoyer des billets de faire part, mais j’ai eu
le soin d’envoyer un exprès à monsieur le président de Marville, le
seul parent de qui je vous parlais... Il n’y a pas d’amis... Je ne
crois pas que les gens du théâtre où le défunt était chef d’orchestre,
viennent... Mais monsieur est, je crois, légataire universel.
--Il doit alors conduire le deuil, dit le maître des cérémonies.--Vous
n’avez pas d’habit noir? demanda le maître des cérémonies en avisant le
costume de Schmucke.
--_Che zuis doud en noir à l’indériére!_... dit le pauvre Allemand
d’une voix déchirante, _et si pien en noir, que che sens la mord en
moi... Dieu me vera la craze de m’inir à mon ami tans la dombe, ed che
l’en remercie!_...
Et il joignit les mains.
--Je l’ai déjà dit à notre administration, qui a déjà tant introduit
de perfectionnements, reprit le maître des cérémonies en s’adressant
à Villemot; elle devrait avoir un vestiaire, et louer des costumes
d’héritier... c’est une chose qui devient de jour en jour plus
nécessaire... Mais puisque monsieur hérite, il doit prendre le manteau
de deuil, et celui que j’ai apporté l’enveloppera tout entier, si bien
qu’on ne s’apercevra pas de l’inconvenance de son costume...
--Voulez-vous avoir la bonté de vous lever? dit-il à Schmucke.
Schmucke se leva, mais il vacilla sur ses jambes.
--Tenez-le, dit le maître des cérémonies au premier clerc, puisque vous
êtes son fondé de pouvoir.
Villemot soutint Schmucke en le prenant sous les bras, et alors le
maître des cérémonies saisit cet ample et horrible manteau noir que
l’on met aux héritiers pour suivre le char funèbre de la maison
mortuaire à l’église, en le lui attachant par des cordons de soie noire
sous le menton.
Et Schmucke fut _paré_ en héritier.
--Maintenant, il nous survient une grande difficulté, dit le maître des
cérémonies. Nous avons les quatre glands du poêle _à garnir_... S’il
n’y a personne, qui les tiendra?... Voici deux heures et demie, dit-il
en consultant sa montre, on nous attend à l’église.
--Ah! voici Fraisier! s’écria fort imprudemment Villemot.
Mais personne ne pouvait recueillir cet aveu de complicité.
--Qui est ce monsieur? demanda le maître des cérémonies.
--Oh! c’est la famille.
--Quelle famille?
--La famille déshéritée. C’est le fondé de pouvoir de monsieur le
président Camusot.
--Bien! dit le maître des cérémonies, avec un air de satisfaction. Nous
aurons au moins deux glands de tenus, l’un par vous et l’autre par lui.
Le maître des cérémonies, heureux d’avoir deux glands garnis, alla
prendre deux magnifiques paires de gants de daim blancs, et les
présenta tour à tour à Fraisier et à Villemot d’un air poli.
--Ces messieurs voudront bien prendre chacun un des coins du poêle!...
dit-il.
Fraisier, tout en noir, mis avec prétention, cravate blanche, l’air
officiel, faisait frémir, il contenait cent dossiers de procédure.
--Volontiers, monsieur, dit-il.
--S’il pouvait nous arriver seulement deux personnes, dit le maître des
cérémonies, les quatre glands seraient garnis.
En ce moment arriva l’infatigable courtier de la maison Sonet, suivi du
seul homme qui se souvînt de Pons, qui pensât à lui rendre les derniers
devoirs. Cet homme était un gagiste du théâtre, le garçon chargé de
mettre les partitions sur les pupitres à l’orchestre, et à qui Pons
donnait tous les mois une pièce de cinq francs, en le sachant père de
famille.
--_Ah! Dobinard_ (Topinard)... s’écria Schmucke en reconnaissant le
garçon. _Du ame Bons, doi!_...
--Mais, monsieur, je suis venu tous les jours, le matin, savoir des
nouvelles de monsieur...
--_Dus les chours! baufre Dobinard!_... dit Schmucke en serrant la main
au garçon de théâtre.
--Mais on me prenait sans doute pour un parent, et on me recevait bien
mal! J’avais beau dire que j’étais du théâtre et que je venais savoir
des nouvelles de monsieur Pons, on me disait qu’on connaissait ces
couleurs-là. Je demandais à voir ce pauvre cher malade; mais on ne m’a
jamais laissé monter.
--_L’invâme Zibod!_... dit Schmucke en serrant sur son cœur la main
calleuse du garçon de théâtre.
--C’était le roi des hommes, ce brave monsieur Pons. Tous les mois, il
me donnait cent sous... Il savait que j’ai trois enfants et une femme.
Ma femme est à l’église.
--_Che bardacherai mon bain afec doi!_ s’écria Schmucke dans la joie
d’avoir près de lui un homme qui aimait Pons.
--Monsieur veut-il prendre un des glands du poêle? dit le maître des
cérémonies, nous aurons ainsi les quatre.
Le maître des cérémonies avait facilement décidé le courtier de la
maison Sonet à prendre un des glands, surtout en lui montrant la belle
paire de gants qui, selon les usages, devait lui rester.
--Voici dix heures trois quarts!... il faut absolument descendre...
l’église attend, dit le maître des cérémonies.
Et ces six personnes se mirent en marche à travers les escaliers.
--Fermez bien l’appartement et restez-y, dit l’atroce Fraisier aux
deux femmes qui restaient sur le palier, surtout si vous voulez être
gardienne, madame Cantinet. Ah! ah! c’est quarante sous par jour!...
Par un hasard qui n’a rien d’extraordinaire à Paris, il se trouvait
deux catafalques sous la porte cochère, et conséquemment deux convois,
celui de Cibot, le défunt concierge, et celui de Pons. Personne ne
venait rendre aucun témoignage d’affection au brillant catafalque
de l’ami des arts, et tous les portiers du voisinage affluaient et
aspergeaient la dépouille mortelle du portier d’un coup de goupillon.
Ce contraste de la foule accourue au convoi de Cibot, et de la solitude
dans laquelle restait Pons, eut lieu non-seulement à la porte de la
maison, mais encore dans la rue où le cercueil de Pons ne fut suivi que
par Schmucke, que soutenait un croque-mort, car l’héritier défaillait
à chaque pas. De la rue de Normandie à la rue d’Orléans, où l’église
Saint-François est située, les deux convois allèrent entre deux haies
de curieux, car, ainsi qu’on l’a dit, tout fait événement dans ce
quartier. On remarquait donc la splendeur du char blanc, d’où pendait
un écusson sur lequel était brodé un grand P, et qui n’avait qu’un
seul homme à sa suite; tandis que le simple char, celui de la dernière
classe, était accompagné d’une foule immense. Heureusement Schmucke,
hébété par le monde aux fenêtres, et par la haie que formaient les
badauds, n’entendait rien et ne voyait ce concours de personnes qu’à
travers le voile de ses larmes.
--Ah! c’est le Casse-noisette, disait l’un... le musicien, vous savez!
--Quelles sont donc les personnes qui tiennent les cordons?...
--Bah! des comédiens!
--Tiens, voilà le convoi de ce pauvre père Cibot! En voilà un
travailleur de moins! quel dévorant!
--Il ne sortait jamais cet homme-là!
--Jamais il n’a fait le lundi.
--Aimait-il sa femme!
--En voilà une malheureuse!
Rémonencq était derrière le char de sa victime, et recevait des
compliments de condoléance sur la perte de son voisin.
Ces deux convois arrivèrent à l’église, où Cantinet, d’accord avec
le suisse, eut soin qu’aucun mendiant ne parlât à Schmucke. Villemot
avait promis à l’héritier qu’il serait tranquille, et il satisfaisait à
toutes les dépenses, en veillant sur son client. Le modeste corbillard
de Cibot, escorté de soixante à quatre-vingts personnes, fut accompagné
par tout ce monde jusqu’au cimetière. A la sortie de l’église, le
convoi de Pons eut quatre voitures de deuil; une pour le clergé, les
trois autres pour les parents; mais une seule fut nécessaire, car le
courtier de la maison Sonet était allé, pendant la messe, prévenir
monsieur Sonet du départ du convoi, afin qu’il pût présenter le dessin
et le devis du monument au légataire universel au sortir du cimetière.
Fraisier, Villemot, Schmucke et Topinard tinrent dans une seule
voiture. Les deux autres, au lieu de retourner à l’administration,
allèrent à vide au Père-Lachaise. Cette course inutile de voitures à
vide a lieu souvent. Lorsque les morts ne jouissent d’aucune célébrité,
n’attirent aucun concours de monde, il y a toujours trop de voitures.
Les morts doivent avoir été bien aimés dans leur vie pour qu’à
Paris, où tout le monde voudrait trouver une vingt-cinquième heure à
chaque journée, on suive un parent ou un ami jusqu’au cimetière. Mais
les cochers perdraient leur pourboire, s’ils ne faisaient pas leur
besogne. Aussi, pleines ou vides, les voitures vont-elles à l’église,
au cimetière, et reviennent-elles à la maison mortuaire, où les cochers
demandent un pourboire. On ne se figure pas le nombre des gens pour qui
la mort est un abreuvoir. Le bas clergé de l’Église, les pauvres, les
croque-morts, les cochers, les fossoyeurs, ces natures spongieuses se
retirent gonflées en se plongeant dans un corbillard. De l’église, où
l’héritier à sa sortie fut assailli par une nuée de pauvres, aussitôt
réprimée par le suisse, jusqu’au Père-Lachaise, le pauvre Schmucke alla
comme les criminels allaient du Palais à la place de Grève. Il menait
son propre convoi, tenant dans sa main la main du garçon Topinard, le
seul homme qui eût dans le cœur un vrai regret de la mort de Pons.
Topinard, excessivement touché de l’honneur qu’on lui avait fait en
lui confiant un des cordons du poêle, et content d’aller en voiture,
possesseur d’une paire de gants, commençait à entrevoir dans le convoi
de Pons une des grandes journées de sa vie. Abîmé de douleur, soutenu
par le contact de cette main à laquelle répondait un cœur, Schmucke
se laissait rouler absolument comme ces malheureux veaux conduits
en charrette à l’abattoir. Sur le devant de la voiture se tenaient
Fraisier et Villemot. Or, ceux qui ont eu le malheur d’accompagner
beaucoup des leurs au champ du repos, savent que toute hypocrisie cesse
en voiture durant le trajet, qui, souvent, est fort long, de l’église
au cimetière de l’Est, celui des cimetières parisiens où se sont
donné rendez-vous toutes les vanités, tous les luxes, et si riche en
monuments somptueux. Les indifférents commencent la conversation, et
les gens les plus tristes finissent par les écouter et se distraire.
--Monsieur le président était déjà parti pour l’audience, disait
Fraisier à Villemot, et je n’ai pas trouvé nécessaire d’aller
l’arracher à ses occupations au Palais, il serait toujours venu
trop tard. Comme il est l’héritier naturel et légal, mais qu’il est
déshérité au profit de monsieur Schmucke, j’ai pensé qu’il suffisait à
son fondé de pouvoir d’être ici...
Topinard prêta l’oreille.
--Qu’est-ce donc que ce drôle qui tenait le quatrième gland? demanda
Fraisier à Villemot.
--C’est le courtier d’une _maison qui fait le monument funéraire_,
et qui voudrait obtenir la commande d’une tombe où il se propose
de sculpter trois figures en marbre, la Musique, la Peinture et la
Sculpture versant des pleurs sur le défunt.
--C’est une idée, reprit Fraisier. Le bonhomme mérite bien cela; mais
ce monument-là coûtera bien sept à huit mille francs.
--Oh! oui!
--Si monsieur Schmucke fait la commande, ça ne peut pas regarder la
succession, car on pourrait absorber une succession par de pareils
frais...
--Ce serait un procès, mais on le gagnerait...
--Eh bien! reprit Fraisier, ça le regardera donc! C’est une bonne farce
à faire à ces entrepreneurs... dit Fraisier à l’oreille de Villemot,
car si le testament est cassé, ce dont je réponds... ou s’il n’y avait
pas de testament, qui est-ce qui les payerait?
Villemot eut un rire de singe. Le premier clerc de Tabareau et l’homme
de loi se parlèrent alors à voix basse et à l’oreille; mais, malgré le
roulis de la voiture et tous les empêchements, le garçon de théâtre,
habitué à tout deviner dans le monde des coulisses, devina que ces
deux gens de justice méditaient de plonger le pauvre Allemand dans des
embarras, et il finit par entendre le mot significatif de _Clichy_! Dès
lors, le digne et honnête serviteur du monde comique résolut de veiller
sur l’ami de Pons.
Au cimetière, où, par les soins du courtier de la maison Sonet,
Villemot avait acheté trois mètres de terrain à la Ville, en annonçant
l’intention d’y construire un magnifique monument, Schmucke fut conduit
par le maître des cérémonies, à travers une foule de curieux, à la
fosse où l’on allait descendre Pons. Mais à l’aspect de ce trou carré
au-dessus duquel quatre hommes tenaient avec des cordes la bière de
Pons sur laquelle le clergé disait sa dernière prière, l’Allemand fut
pris d’un tel serrement de cœur, qu’il s’évanouit. Topinard, aidé
par le courtier de la maison Sonet, et par monsieur Sonet lui-même,
emporta le pauvre Allemand dans l’établissement du marbrier, où les
soins les plus empressés et les plus généreux lui furent prodigués par
madame Sonet et par madame Vitelot, épouse de l’associé de monsieur
Sonet. Topinard resta là, car il avait vu Fraisier, dont la figure lui
semblait patibulaire, s’entretenir avec le courtier de la maison Sonet.
Au bout d’une heure, vers deux heures et demie, le pauvre innocent
Allemand recouvra ses sens. Schmucke croyait rêver depuis deux jours.
Il pensait qu’il se réveillerait et qu’il trouverait Pons vivant. Il
eut tant de serviettes mouillées sur le front, on lui fit respirer tant
de sels et de vinaigres, qu’il ouvrit les yeux. Madame Sonet força
Schmucke à boire un bon bouillon gras, car on avait mis le pot-au-feu
chez les marbriers.
--Ça ne nous arrive pas souvent de recueillir ainsi des clients qui
sentent aussi vivement que cela; mais ça se voit encore tous les deux
ans...
Enfin Schmucke parla de regagner la rue de Normandie.
--Monsieur, dit alors Sonet, voici le dessin qu’a fait Vitelot exprès
pour vous, il a passé la nuit!... Mais il a été bien inspiré! ça sera
beau...
--Ça sera l’un des plus beaux du Père-Lachaise!... dit la petite madame
Sonet. Mais vous devez honorer la mémoire d’un ami qui vous a laissé
toute sa fortune...
Ce projet, censé fait exprès, avait été préparé pour de Marsay, le
fameux ministre; mais la veuve avait voulu confier ce monument à
Stidmann; le projet de ces industriels fut alors rejeté, car on eut
horreur d’un monument de pacotille. Ces trois figures représentaient
alors les journées de juillet, où se manifesta ce grand ministre.
Depuis, avec des modifications, Sonet et Vitelot avaient fait des
_trois glorieuses_, l’Armée, la Finance et la Famille pour le monument
de Charles Keller, qui fut encore exécuté par Stidmann. Depuis onze
ans, ce projet était adapté à toutes les circonstances de famille;
mais, en le calquant, Vitelot avait transformé les trois figures en
celles des génies de la Musique, de la Sculpture et de la Peinture.
--Ce n’est rien si l’on pense aux détails et aux constructions; mais en
six mois nous arriverons... dit Vitelot. Monsieur, voici le devis et la
commande... sept mille francs, non compris les praticiens.
--Si monsieur veut du marbre, dit Sonet plus spécialement marbrier, ce
sera douze mille francs, et monsieur s’immortalisera avec son ami...
--Je viens d’apprendre que le testament sera attaqué, dit Topinard
à l’oreille de Vitelot, et que les héritiers rentreront dans leur
héritage; allez voir monsieur le président Camusot, car ce pauvre
innocent n’aura pas un liard...
--Vous nous amenez toujours des clients comme cela! dit madame Vitelot
au courtier en commençant une querelle.
Topinard reconduisit Schmucke à pied, rue de Normandie, car les
voitures de deuil s’y étaient dirigées.
--_Ne me guiddez bas!_... dit Schmucke à Topinard.
Topinard voulait s’en aller, après avoir remis le pauvre musicien entre
les mains de la dame Sauvage.
--Il est quatre heures, mon cher monsieur Schmucke, et il faut que
j’aille dîner... ma femme, qui est ouvreuse, ne comprendrait pas ce
que je suis devenu. Vous savez... le théâtre ouvre à cinq heures trois
quarts...
--_Vi, che le sais... mais sonchez que che zuis zeul sur la derre, sans
ein ami. Fous qui afez bleuré Bons, églairez-moi, che zuis tans eine
nouitte brovonte, ed Bons m’a tit que j’édais enduré te goguins_...
--Je m’en suis déjà bien aperçu, je viens de vous empêcher d’aller
coucher à Clichy!
--_Gligy?_... s’écria Schmucke, _che ne gombrends bas_...
--Pauvre homme! Eh bien! soyez tranquille, je viendrai vous voir, adieu.
--_Atié! à piendôd!_... dit Schmucke en tombant quasi-mort de lassitude.
--Adieu! mô-sieu! dit madame Sauvage à Topinard d’un air qui frappa le
gagiste.
--Oh! qu’avez-vous donc, la bonne?... dit railleusement le garçon de
théâtre. Vous vous posez là comme un traître de mélodrame.
--Traître vous-même! De quoi vous mêlez-vous ici? N’allez-vous pas
vouloir faire les affaires de monsieur! et le carotter?...
--Le carotter!... servante!... reprit superbement Topinard. Je ne suis
qu’un pauvre garçon de théâtre, mais je tiens aux artistes, et apprenez
que je n’ai jamais rien demandé à personne! Vous a-t-on demandé quelque
chose? Vous doit-on?... eh! la vieille?...
--Vous êtes garçon de théâtre, et vous vous nommez?... demanda la
virago.
--Topinard, pour vous servir...
--Bien des choses chez vous, dit la Sauvage, et mes compliments à
médème, si môsieur est marié... C’est tout ce que je voulais savoir.
--Qu’avez-vous donc, ma belle?... dit madame Cantinet qui survint.
--J’ai, ma petite, que vous allez rester là, surveiller le dîner, je
vais donner un coup de pied jusque chez monsieur...
--Il est en bas, il cause avec cette pauvre madame Cibot, qui pleure
toutes les larmes de son corps, répondit la Cantinet.
La Sauvage dégringola par les escaliers avec une telle rapidité, que
les marches tremblaient sous ses pieds.
--Monsieur... dit-elle à Fraisier en l’attirant à elle à quelques pas
de madame Cibot.
Et elle désigna Topinard au moment où le garçon de théâtre passait fier
d’avoir déjà payé sa dette à son bienfaiteur, en empêchant par une ruse
inspirée par les coulisses, où tout le monde a plus ou moins d’esprit
drolatique, l’ami de Pons de tomber dans un piége. Aussi le gagiste
se promettait-il de protéger le musicien de son orchestre contre les
piéges qu’on tendrait à sa bonne foi.
--Vous voyez bien ce petit misérable!... c’est une espèce d’honnête
homme qui veut fourrer son nez dans les affaires de monsieur Schmucke...
--Qui est-ce? demanda Fraisier.
--Oh! un rien du tout...
--Il n’y a pas de rien du tout, en affaires...
--Hé! dit-elle, c’est un garçon de théâtre, nommé Topinard...
--Bien, madame Sauvage! continuez ainsi, vous aurez votre débit de
tabac.
Et Fraisier reprit la conversation avec madame Cibot.
--Je dis donc, ma chère cliente, que vous n’avez pas joué franc jeu
avec nous, et que nous ne sommes tenus à rien avec un associé qui nous
trompe!
--Et en quoi vous ai-je trompé?... dit la Cibot en mettant les
poings sur ses hanches. Croyez-vous que vous me ferez trembler avec
vos regards de verjus et de vos airs de givre!... Vous cherchez de
mauvaises raisons pour vous débarrasser de vos promesses, et vous
vous dites honnête homme. Savez-vous ce que vous êtes? Vous êtes une
canaille. Oui, oui, grattez-vous le bras!... mais empochez ça!...
--Pas de mots, pas de colère, ma mie, dit Fraisier. Écoutez-moi! Vous
avez fait votre pelote... Ce matin, pendant les préparatifs du convoi,
j’ai trouvé ce catalogue, en double, écrit tout entier de la main de
monsieur Pons, et par hasard mes yeux sont tombés sur ceci:
Et il lut en ouvrant le catalogue manuscrit.
«Nº 7. _Magnifique portrait peint sur marbre, par Sébastien del
Piombo, en 1546, vendu par une famille qui l’a fait enlever de la
cathédrale de Terni. Ce portrait, qui avait pour pendant un évêque,
acheté par un Anglais, représente un chevalier de Malte en prières,
et se trouvait au-dessus du tombeau de la famille Rossi. Sans la
date, on pourrait attribuer cette œuvre à Raphaël. Ce morceau me
semble supérieur au portrait de Baccio Bandinelli, du Musée, qui est
un peu sec, tandis que ce chevalier de Malte est d’une fraîcheur due
à la conservation de la peinture sur la_ LAVAGNA (ardoise).»
--En regardant, reprit Fraisier, à la place nº 7, j’ai trouvé un
portrait de dame signé _Chardin_, sans nº 7!... Pendant que le
maître des cérémonies complétait son nombre de personnes pour tenir
les cordons du poêle, j’ai vérifié les tableaux, et il y a huit
substitutions de toiles ordinaires et sans numéros, à des œuvres
indiquées comme capitales par feu monsieur Pons et qui ne se trouvent
plus... Et enfin, il manque un petit tableau sur bois, de Metzu,
désigné comme un chef-d’œuvre...
--Est-ce que j’étais gardienne de tableaux? moi! dit la Cibot.
--Non, mais vous étiez femme de confiance, faisant le ménage et les
affaires de monsieur Pons, et s’il y a vol...
--Vol! apprenez, monsieur, que les tableaux ont été vendus par monsieur
Schmucke, d’après les ordres de monsieur Pons, pour subvenir à ses
besoins.
--A qui?
--A messieurs Élie Magus et Rémonencq...
--Combien?...
--Mais, je ne m’en souviens pas!...
--Écoutez, ma chère madame Cibot, vous avez fait votre pelote, elle est
dodue!... reprit Fraisier. J’aurai l’œil sur vous, je vous tiens...
Servez-moi, je me tairai! Dans tous les cas, vous comprenez que vous ne
devez compter sur rien de la part de monsieur le président Camusot, du
moment où vous avez jugé convenable de le dépouiller.
--Je savais bien, mon cher monsieur Fraisier, que cela tournerait en
os de boudin pour moi... répondit la Cibot adoucie par les mots: «_Je
me tairai!_»
--Voilà, dit Rémonencq en survenant, que vous cherchez querelle à
madame; ça n’est pas bien! La vente des tableaux a été faite de gré à
gré avec monsieur Pons entre monsieur Magus et moi, que nous sommes
restés trois jours avant de nous accorder avec le défunt _qui rêvait
sur ses tableaux_! Nous avons des quittances en règle, et si nous avons
donné, comme cela se fait, quelques pièces de quarante francs à madame,
elle n’a eu que ce que nous donnons dans toutes les maisons bourgeoises
où nous concluons un marché. Ah! mon cher monsieur, si vous croyez
tromper une femme sans défense, vous n’en serez pas le bon marchand!...
Entendez-vous, monsieur le faiseur d’affaires? Monsieur Magus est le
maître de la place, et si vous ne filez pas doux avec madame, si vous
ne lui donnez pas ce que vous lui avez promis, je vous attends à la
vente de la collection, vous verrez ce que vous perdrez si vous avez
contre vous monsieur Magus et moi, qui saurons ameuter les marchands...
Au lieu de sept à huit cent mille francs, vous ne ferez seulement pas
deux cent mille francs!
--C’est bon! c’est bon, nous verrons! Nous ne vendrons pas, dit
Fraisier, ou nous vendrons à Londres.
--Nous connaissons Londres! dit Rémonencq, et monsieur Magus y est
aussi puissant qu’à Paris.
--Adieu, madame, je vais éplucher vos affaires, dit Fraisier; à moins
que vous ne m’obéissiez toujours, ajouta-t-il.
--Petit filou!...
--Prenez garde, dit Fraisier, je vais être juge de paix!
On se sépara sur des menaces dont la portée était bien appréciée de
part et d’autre.
--Merci, Rémonencq! dit la Cibot, c’est bien bon pour une pauvre veuve
de trouver un défenseur.
Le soir, vers dix heures, au théâtre, Gaudissard manda dans son cabinet
le garçon de théâtre de l’orchestre. Gaudissard, debout devant la
cheminée, avait pris une attitude napoléonienne, contractée depuis
qu’il conduisait tout un monde de comédiens, de danseurs, de figurants,
de musiciens, de machinistes, et qu’il traitait avec des auteurs. Il
passait habituellement sa main droite dans son gilet, en tenant sa
bretelle gauche, et il se mettait la tête de trois quarts en jetant son
regard dans le vide.
--Ah çà! Topinard, avez-vous des rentes?
--Non, monsieur.
--Vous cherchez donc une place meilleure que la vôtre? demanda le
directeur.
--Non, monsieur... répondit le gagiste en devenant blême.
--Que diable, ta femme est ouvreuse aux premières... J’ai su respecter
en elle mon prédécesseur déchu... Je t’ai donné l’emploi de nettoyer
les quinquets des coulisses pendant le jour; enfin, tu es attaché aux
partitions. Ce n’est pas tout! tu as des feux de vingt sous pour faire
les monstres et commander les diables quand il y a des enfers. C’est
une position enviée par tous les gagistes, et tu es jalousé, mon ami,
au théâtre, où tu as des ennemis.
--Des ennemis!... dit Topinard.
--Et tu as trois enfants, dont l’aîné joue les rôles d’enfant, avec des
feux de cinquante centimes!...
--Monsieur...
--Laisse-moi parler,... dit Gaudissard d’une voix foudroyante. Dans
cette position-là, tu veux quitter le théâtre...
--Monsieur...
--Tu veux te mêler de faire des affaires, de mettre ton doigt dans
des successions!... Mais, malheureux, tu serais écrasé comme un œuf!
J’ai pour protecteur Son Excellence Monseigneur le comte Popinot,
homme d’esprit et d’un grand caractère, que le roi a eu la sagesse de
rappeler dans son conseil... Cet homme d’État, ce politique supérieur,
je parle du comte Popinot, a marié son fils aîné à la fille du
président Marville, un des hommes les plus considérables et les plus
considérés de l’ordre supérieur judiciaire, un des flambeaux de la
cour, au Palais. Tu connais le Palais? Eh bien! il est l’héritier de
son cousin Pons, notre ancien chef d’orchestre, au convoi de qui tu
es allé ce matin. Je ne te blâme pas d’être allé rendre les derniers
devoirs à ce pauvre homme... Mais tu ne resterais pas en place, si
tu te mêlais des affaires de ce digne monsieur Schmucke, à qui je
veux beaucoup de bien, mais qui va se trouver en délicatesse avec
les héritiers de Pons... Et comme cet Allemand m’est de peu, que le
président et le comte Popinot me sont de beaucoup, je t’engage à
laisser ce digne Allemand se dépêtrer tout seul de ses affaires. Il
y a un Dieu particulier pour les Allemands, et tu serais très-mal en
sous-Dieu! vois-tu, reste gagiste!... tu ne peux pas mieux faire!
--Suffit, monsieur le directeur, dit Topinard navré.
Schmucke qui s’attendait à voir le lendemain ce pauvre garçon de
théâtre, le seul être qui eût pleuré Pons, perdit ainsi le protecteur
que le hasard lui avait envoyé. Le lendemain, le pauvre Allemand
sentit à son réveil l’immense perte qu’il avait faite, en trouvant
l’appartement vide. La veille et l’avant-veille, les événements et les
tracas de la mort avaient produit autour de lui cette agitation, ce
mouvement où se distraient les yeux. Mais le silence qui suit le départ
d’un ami, d’un père, d’un fils, d’une femme aimée, pour la tombe, le
terne et froid silence du lendemain est terrible, il est glacial.
Ramené par une force irrésistible dans la chambre de Pons, le pauvre
homme ne put en soutenir l’aspect, il recula, revint s’asseoir dans la
salle à manger où madame Sauvage servait le déjeuner. Schmucke s’assit
et ne put rien manger. Tout à coup une sonnerie assez vive retentit, et
trois hommes noirs apparurent, à qui madame Cantinet et madame Sauvage
laissèrent le passage libre. C’était d’abord monsieur Vitel, le juge de
paix, et monsieur son greffier. Le troisième était Fraisier, plus sec,
plus âpre que jamais, en ayant subi le désappointement d’un testament
en règle qui annulait l’arme puissante, si audacieusement volée par lui.
--Nous venons, monsieur, dit le juge de paix avec douceur à Schmucke,
apposer les scellés ici...
Schmucke, pour qui ces paroles étaient du grec, regarda d’un air effaré
les trois hommes.
--Nous venons, à la requête de monsieur Fraisier, avocat, mandataire
de monsieur Camusot de Marville, héritier de son cousin, le feu sieur
Pons... ajouta le greffier.
--Les collections sont là, dans ce vaste salon, et dans la chambre à
coucher du défunt, dit Fraisier.
--Eh bien! passons. Pardon, monsieur, déjeunez, faites, dit le juge de
paix.
L’invasion de ces trois hommes noirs avait glacé le pauvre Allemand de
terreur.
--Monsieur, dit Fraisier en dirigeant sur Schmucke un de ces regards
venimeux qui magnétisaient ses victimes comme une araignée magnétise
une mouche, monsieur, qui a su faire faire à son profit un testament
par-devant notaire, devait bien s’attendre à quelque résistance de la
part de la famille. Une famille ne se laisse pas dépouiller par un
étranger sans combattre, et nous verrons, monsieur, qui l’emportera de
la fraude, de la corruption ou de la famille!... Nous avons le droit,
comme héritiers, de requérir l’apposition des scellés, les scellés
seront mis, et je veux veiller à ce que cet acte conservatoire soit
exercé avec la dernière rigueur, et il le sera.
--_Mon Tieu! mon Tieu! qu’aiche vaid au ziel?_ dit l’innocent Schmucke.
--On jase beaucoup de vous dans la maison, dit la Sauvage, il est venu
pendant que vous dormiez un petit jeune homme, habillé tout en noir,
un freluquet, le premier clerc de monsieur Hannequin, et il voulait
vous parler à toute force; mais comme vous dormiez et que vous étiez
si fatigué de la cérémonie d’hier, je lui ai dit que vous aviez signé
un pouvoir à monsieur Villemot, le premier clerc de Tabareau, et qu’il
eût, si c’était pour affaires, à l’aller voir.--«Ah! tant mieux, qu’a
dit le petit jeune homme, je m’entendrai bien avec lui. Nous allons
déposer le testament au tribunal, après l’avoir présenté au président.»
Pour lors je l’ai prié de nous envoyer monsieur Villemot dès qu’il le
pourrait. Soyez tranquille, mon cher monsieur, dit la Sauvage, vous
aurez des gens pour vous défendre. Et l’on ne vous mangera pas la laine
sur le dos. Vous allez avoir quelqu’un qui a bec et ongles! monsieur
Villemot va leur dire leur fait! Moi, je me suis déjà mise en colère
après cette affreuse gueuse de mame Cibot, une portière qui se mêle de
juger ses locataires, et qui soutient que vous filoutez cette fortune
aux héritiers, que vous avez chambré monsieur Pons, que vous l’avez
mécanisé, qu’il était fou à lier. Je vous l’ai remouchée de la belle
manière, la scélérate: «Vous êtes une voleuse et une canaille! que je
lui ai dit, et vous irez au tribunal pour tout ce que vous avez volé à
vos messieurs...» Et elle a tu sa gueule.
--Monsieur, dit le greffier en venant chercher Schmucke, veut-il être
présent à l’apposition des scellés dans la chambre mortuaire?
--_Vaides! vaides!_ dit Schmucke, _che bressime que che bourrai mourir
dranguile?_
--On a toujours le droit de mourir, dit le greffier en riant, et c’est
là notre plus forte affaire que les successions. Mais j’ai rarement vu
des légataires universels suivre les testateurs dans la tombe.
--_Ch’irai, moi!_ dit Schmucke qui se sentit après tant de coups des
douleurs intolérables au cœur.
--Ah! voilà monsieur Villemot! s’écria la Sauvage.
--_Monsir Fillemod_, dit le pauvre Allemand, _rebrezendez-moi_...
--J’accours, dit le premier clerc. Je viens vous apprendre que le
testament est tout à fait en règle, et sera certainement homologué par
le tribunal qui vous enverra en possession... Vous aurez une belle
fortune.
--_Môi eine pelle vordine!_ s’écria Schmucke au désespoir d’être
soupçonné de cupidité.
--En attendant, dit la Sauvage, qu’est-ce que fait donc là le juge de
paix avec ses bougies et ses petites bandes de ruban de fil?
--Ah! il met les scellés... Venez, monsieur Schmucke, vous avez droit
d’y assister.
--_Non, hâlez-y._
--Mais pourquoi les scellés, si monsieur est chez lui, et si tout est
à lui? dit la Sauvage en faisant du droit à la manière des femmes, qui
toutes exécutent le Code à leur fantaisie.
--Monsieur n’est pas chez lui, madame, il est chez monsieur Pons; tout
lui appartiendra sans doute, mais quand on est légataire, on ne peut
prendre les choses dont se compose la succession que par ce que nous
appelons un envoi en possession. Cet acte émane du tribunal. Or, si
les héritiers dépossédés de la succession par la volonté du testateur
forment opposition à l’envoi en possession, il y a procès... Et comme
on ne sait à qui reviendra la succession, on met toutes les valeurs
sous les scellés, et les notaires des héritiers et du légataire
procéderont à l’inventaire dans le délai voulu par la loi. Et voilà.
En entendant ce langage pour la première fois de sa vie, Schmucke
perdit tout à fait la tête, il la laissa tomber sur le dossier du
fauteuil où il était assis, il la sentait si lourde, qu’il lui fut
impossible de la soutenir. Villemot alla causer avec le greffier et
le juge de paix, et assista, avec le sang-froid des praticiens, à
l’apposition des scellés qui, lorsque aucun héritier n’est là, ne va
pas sans quelques lazzis, et sans observations sur les choses qu’on
enferme ainsi, jusqu’au jour du partage. Enfin les quatre gens de
loi fermèrent le salon, et rentrèrent dans la salle à manger, où le
greffier se transporta. Schmucke regarda faire machinalement cette
opération, qui consiste à sceller du cachet de la justice de paix un
ruban de fil sur chaque vantail des portes, quand elles sont à deux
vantaux, ou à sceller l’ouverture des armoires ou des portes simples en
cachetant les deux lèvres de la paroi.
--Passons à cette chambre, dit Fraisier en désignant la chambre de
Schmucke dont la porte donnait dans la salle à manger.
--Mais c’est la chambre à monsieur! dit la Sauvage en s’élançant et se
mettant entre la porte et les gens de justice.
--Voici le bail de l’appartement, dit l’affreux Fraisier, nous l’avons
trouvé dans les papiers, et il n’est pas au nom de messieurs Pons et
Schmucke, il est au nom seul de monsieur Pons. Cet appartement tout
entier appartient à la succession, et... d’ailleurs, dit-il en ouvrant
la porte de la chambre de Schmucke, tenez, monsieur le juge de paix,
elle est pleine de tableaux.
--En effet, dit le juge de paix qui donna sur-le-champ gain de cause à
Fraisier.
--Attendez, messieurs, dit Villemot. Pensez-vous que vous allez mettre
à la porte le légataire universel, dont jusqu’à présent la qualité
n’est pas contestée?
--Si! si! dit Fraisier; nous nous opposons à la délivrance du legs.
--Et sous quel prétexte?
--Vous le saurez, mon petit! dit railleusement Fraisier. En ce moment,
nous ne nous opposons pas à ce que le légataire retire ce qu’il
déclarera être à lui dans cette chambre; mais elle sera mise sous les
scellés. Et monsieur ira se loger où bon lui semblera.
--Non, dit Villemot, monsieur restera dans sa chambre!...
--Et comment?
--Je vais vous assigner en référé, reprit Villemot, pour voir dire que
nous sommes locataires par moitié de cet appartement, et vous ne nous
en chasserez pas... Otez les tableaux, distinguez ce qui est au défunt,
ce qui est à mon client, mais mon client y restera... mon petit!...
--_Che m’en irai!_ dit le vieux musicien qui retrouva de l’énergie en
écoutant cet affreux débat.
--Vous ferez mieux! dit Fraisier. Ce parti vous épargnera des frais,
car vous ne gagneriez pas l’incident. Le bail est formel...
--Le bail! le bail! dit Villemot, c’est une question de bonne foi!...
--Elle ne se prouvera pas, comme dans les affaires criminelles,
par des témoins... Allez-vous vous jeter dans des expertises, des
vérifications... des jugements interlocutoires et une procédure?
--_Non! non!_ s’écria Schmucke effrayé, _ché téménache, ché m’en fais_.
La vie de Schmucke était celle d’un philosophe, cynique sans le savoir,
tant elle était réduite au simple. Il ne possédait que deux paires
de souliers, une paire de bottes, deux habillements complets, douze
chemises, douze foulards, douze mouchoirs, quatre gilets et une pipe
superbe que Pons lui avait donnée avec une poche à tabac brodée. Il
entra dans la chambre, surexcité par la fièvre de l’indignation, il y
prit toutes ses hardes, et les mit sur une chaise.
--_Doud ceci est à moi!_... dit-il avec une simplicité digne de
Cincinnatus; _le biano esd aussi à moi_.
--Madame... dit Fraisier à la Sauvage, faites-vous aider, emportez-le
et mettez-le sur le carré, ce piano!
--Vous êtes trop dur aussi, dit Villemot à Fraisier. Monsieur le juge
de paix est maître d’ordonner ce qu’il veut, il est souverain dans
cette matière.
--Il y a là des valeurs, dit le greffier en montrant la chambre.
--D’ailleurs, fit observer le juge de paix, monsieur sort de bonne
volonté.
--On n’a jamais vu de client pareil, dit Villemot indigné, qui se
retourna contre Schmucke. Vous êtes mou comme une chiffe.
--_Qu’imborte où l’on meird_, dit Schmucke en sortant. _Ces hommes ond
des fizaches de digre... Ch’enferrai gerger mes baufres avvaires_,
dit-il.
--Où monsieur va-t-il?
--_A la crase de Tieu!_ répondit le légataire universel en faisant un
geste sublime d’indifférence.
--Faites-le-moi savoir, dit Villemot.
--Suis-le, dit Fraisier à l’oreille du premier clerc.
Madame Cantinet fut constituée gardienne des scellés, et sur les fonds
trouvés on lui alloua une provision de cinquante francs.
--Ça va bien, dit Fraisier à monsieur Vitel quand Schmucke fut parti.
Si vous voulez donner votre démission en ma faveur, allez voir madame
la présidente de Marville, vous vous entendrez avec elle.
--Vous avez trouvé un homme de beurre! dit le juge de paix en montrant
Schmucke qui regardait dans la cour une dernière fois les fenêtres de
l’appartement.
--Oui, l’affaire est dans le sac! répondit Fraisier. Vous pourrez
marier sans crainte votre petite-fille à Poulain, il sera médecin en
chef des Quinze-Vingts.
--Nous verrons! Adieu, monsieur Fraisier, dit le juge de paix avec un
air de camaraderie.
--C’est un homme de moyens, dit le greffier, il ira loin, le mâtin.
Il était alors onze heures, le vieil Allemand prit machinalement le
chemin qu’il faisait avec Pons en pensant à Pons; il le voyait sans
cesse, il le croyait à ses côtés, et il arriva devant le théâtre d’où
sortait son ami Topinard, qui venait de nettoyer les quinquets de tous
les portants, en pensant à la tyrannie de son directeur.
--_Ah! foilà mon avvaire!_ s’écria Schmucke en arrêtant le pauvre
gagiste. _Dobinart, ti has ein lochemand, toi?_...
--Oui, monsieur...
--_Ein ménache?_...
--Oui, monsieur...
--_Beux-du me brentre en bansion? Oh! che bayerai pien, ch’ai neiffe
cende vrancs de randes... ed che n’ai bas pien londems à fifre... che
ne te chénerai boint... che manche de doud!... Mon seil pessoin est te
vîmer ma bibe... Ed gomme ti est le seil qui ai bleuré Bons afec moi,
che d’aime!_
--Monsieur, ce serait avec bien du plaisir; mais d’abord figurez-vous
que monsieur Gaudissard m’a fichu une perruque soignée...
--_Eine berruc?_
--Une façon de dire qu’il m’a lavé la tête.
--_Lafé la dêde?_
--Il m’a grondé de m’être intéressé à vous... Il faudrait donc être
bien discret, si vous veniez chez moi! mais je doute que vous y
restiez, car vous ne savez pas ce qu’est le ménage d’un pauvre diable
comme moi...
--_Ch’aime mieux le baufre ménache d’in hôme de cuier qui a bleuré
Bons, que les Duileries afec des hômes à face de digres! Ché sors de
foir des digres chez Bons qui font mancher dut!_...
--Venez, monsieur, dit le gagiste, et vous verrez... Mais... Enfin, il
y a une soupente... Consultons madame Topinard.
Schmucke suivit comme un mouton Topinard, qui le conduisit dans une de
ces affreuses localités qu’on pourrait appeler les cancers de Paris. La
chose se nomme cité Bordin. C’est un passage étroit, bordé de maisons
bâties comme on bâtit par spéculation, qui débouche rue de Bondy, dans
cette partie de la rue obombrée par l’immense bâtiment du théâtre de
la Porte-Saint-Martin, une des verrues de Paris. Ce passage, dont la
voie est creusée en contre-bas de la chaussée de la rue, s’enfonce par
une pente vers la rue des Mathurins-du-Temple. La cité finit par une
rue intérieure qui la barre, en figurant la forme d’un T. Ces deux
ruelles, ainsi disposées, contiennent une trentaine de maisons à six
et sept étages, dont les cours intérieures, dont tous les appartements
contiennent des magasins, des industries, des fabriques en tout genre.
C’est le faubourg Saint-Antoine en miniature. On y fait des meubles,
on y cisèle les cuivres, on y coud des costumes pour les théâtres, on
y travaille le verre, on y peint les porcelaines, on y fabrique enfin
toutes les fantaisies et les variétés de l’article Paris. Sale et
productif comme le commerce, ce passage, toujours plein d’allants et de
venants, de charrettes, de haquets, est d’un aspect repoussant, et la
population qui y grouille est en harmonie avec les choses et les lieux.
C’est le peuple des fabriques, peuple intelligent dans les travaux
manuels, mais dont l’intelligence s’y absorbe. Topinard demeurait dans
cette cité florissante comme produit, à cause des bas prix des loyers.
Il habitait la seconde maison dans l’entrée à gauche. Son appartement,
situé au sixième étage, avait vue sur cette zone de jardins qui
subsistent encore et qui dépendent des trois ou quatre grands hôtels de
la rue de Bondy.
Le logement de Topinard consistait en une cuisine et en deux chambres.
Dans la première de ces deux chambres se tenaient les enfants. On y
voyait deux petits lits en bois blanc et un berceau. La seconde était
la chambre des époux Topinard. On mangeait dans la cuisine. Au-dessus
régnait un faux grenier élevé de six pieds, et couvert en zinc, avec
un châssis à tabatière pour fenêtre. On y parvenait par un escalier
en bois blanc appelé, dans l’argot du bâtiment, _échelle de meunier_.
Cette pièce, donnée comme chambre de domestique, permettait d’annoncer
le logement de Topinard, comme un appartement complet, et de le taxer
à quatre cents francs de loyer. A l’entrée, pour masquer la cuisine, il
existait un tambour cintré, éclairé par un œil-de-bœuf sur la cuisine
et formé par la réunion de la porte de la première chambre et par celle
de la cuisine, en tout trois portes. Ces trois pièces carrelées en
briques, tendues d’affreux papier à six sous le rouleau, décorées de
cheminées dites à la capucine, peintes en peinture vulgaire, couleur
de bois, contenaient ce ménage de cinq personnes dont trois enfants.
Aussi chacun peut-il entrevoir les égratignures profondes que faisaient
les trois enfants à la hauteur où leurs bras pouvaient atteindre. Les
riches n’imagineraient pas la simplicité de la batterie de cuisine qui
consistait en une cuisinière, un chaudron, un gril, une casserole, deux
ou trois marabouts, et une poêle à frire. La vaisselle en faïence,
brune et blanche, valait bien douze francs. La table servait à la fois
de table de cuisine et de table à manger. Le mobilier consistait en
deux chaises et deux tabourets. Sous le fourneau en hotte se trouvait
la provision de charbon et de bois. Et dans un coin s’élevait le baquet
où se savonnait, souvent pendant la nuit, le linge de la famille. La
pièce où se tenaient les enfants, traversée par des cordes à sécher le
linge, était bariolée d’affiches de spectacle et de gravures prises
dans des journaux ou provenant des prospectus des livres illustrés.
Évidemment l’aîné de la famille Topinard, dont les livres de classe se
voyaient dans un coin, était chargé du ménage, lorsqu’à six heures, le
père et la mère faisaient leur service au théâtre. Dans beaucoup de
familles de la classe inférieure, dès qu’un enfant atteint à l’âge de
six ou sept ans, il joue le rôle de la mère vis-à-vis de ses sœurs et
de ses frères.
On conçoit, sur ce léger croquis, que les Topinard étaient, selon la
phrase devenue proverbiale, pauvres mais honnêtes. Topinard avait
environ quarante ans, et sa femme, ancienne coryphée des chœurs,
maîtresse, dit-on, du directeur en faillite à qui Gaudissard avait
succédé, devait avoir trente ans. Lolotte avait été belle femme, mais
les malheurs de la précédente administration avaient tellement réagi
sur elle qu’elle s’était vue dans la nécessité de contracter avec
Topinard un mariage de théâtre. Elle ne mettait pas en doute que dès
que leur ménage se verrait à la tête de cent cinquante francs, Topinard
réaliserait ses serments devant la loi, ne fût-ce que pour légitimer
ses enfants qu’il adorait. Le matin, pendant ses moments libres, madame
Topinard cousait pour le magasin du théâtre. Ces courageux gagistes
réalisaient par des travaux gigantesques neuf cents francs par an.
--Encore un étage! disait depuis le troisième Topinard à Schmucke, qui
ne savait seulement pas s’il descendait ou s’il montait, tant il était
abîmé dans la douleur.
Au moment où le gagiste vêtu de toile blanche comme tous les gens de
service, ouvrit la porte de la chambre, on entendit la voix de madame
Topinard criant:--Allons! enfants, taisez-vous, voilà papa!
Et comme sans doute les enfants faisaient ce qu’ils voulaient
de papa, l’aîné continua de commander une charge en souvenir du
Cirque-Olympique, à cheval sur un manche à balai, le second à souffler
dans un fifre de fer-blanc, et le troisième à suivre de son mieux le
gros de l’armée. La mère cousait un costume de théâtre.
--Taisez-vous, cria Topinard d’une voix formidable, ou je tape!--Faut
toujours leur dire cela, ajouta-t-il tout bas à Schmucke.--Tiens, ma
petite, dit le gagiste à l’ouvreuse, voici monsieur Schmucke, l’ami de
ce pauvre monsieur Pons, il ne sait pas où aller, et il voudrait venir
chez nous; j’ai eu beau l’avertir que nous n’étions pas flambants, que
nous étions au sixième, que nous n’avions qu’une soupente à lui offrir,
il y tient...
Schmucke s’était assis sur une chaise que la femme lui avait avancée,
et les enfants, tout interdits par l’arrivée d’un inconnu, s’étaient
ramassés en un groupe pour se livrer à cet examen approfondi, muet
et sitôt fini, qui distingue l’enfance, habituée comme les chiens à
flairer plutôt qu’à juger. Schmucke se mit à regarder ce groupe si joli
où se trouvait une petite fille, âgée de cinq ans, celle qui soufflait
dans la trompette et qui avait de si magnifiques cheveux blonds.
--_Ele a l’air d’une bedide Allemante!_ dit Schmucke en lui faisant
signe de venir à lui.
--Monsieur serait là bien mal, dit l’ouvreuse; si je n’étais pas
obligée d’avoir mes enfants près de moi, je proposerais bien notre
chambre.
Elle ouvrit la chambre et y fit passer Schmucke. Cette chambre était
tout le luxe de l’appartement. Le lit en acajou était orné de rideaux
en calicot bleu, bordé de franges blanches. Le même calicot bleu,
drapé en rideaux, garnissait la fenêtre. La commode, le secrétaire, les
chaises, quoiqu’en acajou, étaient tenus proprement. Il y avait sur
la cheminée une pendule et des flambeaux, évidemment donnés jadis par
le failli, dont le portrait, un affreux portrait de Pierre Grassou,
se trouvait au-dessus de la commode. Aussi les enfants à qui l’entrée
du lieu réservé était défendue essayèrent-ils d’y jeter des regards
curieux.
--Monsieur serait bien là, dit l’ouvreuse.
--_Non, non_, répondit Schmucke. _Hé! che n’ai pas londems à fifre, che
ne feu qu’un goin bir murir._
La porte de la chambre fermée, on monta dans la mansarde, et dès que
Schmucke y fut, il s’écria:--_Foilà mon avvaire. Afand d’être afec
Bons, che n’édais chamais mieux loché gue zela._
--Eh bien! il n’y a qu’à acheter un lit de sangle, deux matelas, un
traversin, un oreiller, deux chaises et une table. Ce n’est pas la mort
d’un homme... ça peut coûter cinquante écus, avec la cuvette, le pot,
et un petit tapis de lit...
Tout fut convenu. Seulement les cinquante écus manquaient. Schmucke,
qui se trouvait à deux pas du théâtre, pensa naturellement à demander
ses appointements au directeur, en voyant la détresse de ses nouveaux
amis... Il alla sur-le-champ au théâtre, et y trouva Gaudissard.
Le directeur reçut Schmucke avec la politesse un peu tendue qu’il
déployait pour les artistes, et fut étonné de la demande faite par
Schmucke d’un mois d’appointements. Néanmoins, vérification faite, la
réclamation se trouva juste.
--Ah! diable, mon brave! lui dit le directeur, les Allemands savent
toujours bien compter, même dans les larmes... Je croyais que vous
auriez été sensible à la gratification de mille francs! une dernière
année d’appointements que je vous ai donnée, et que cela valait
quittance!
--_Nus n’afons rien rési_, dit le bon Allemand. _Ed si che fiens à fus,
c’esde que che zuis tans la rie et sans eine liart... A qui afez-fus
remis la cradivigation?_
--A votre portière!...
--_Madame Zibod!_ s’écria le musicien. _Ele a dué Bons, ele l’a follé,
ele l’a fenti... Ele fouleid prîler son desdamand... C’esde eine
goguine! eine monsdre._
--Mais, mon brave, comment êtes-vous sans le sou, dans la rue, sans
asile, avec votre position de légataire universel? Ça n’est pas
logique, comme nous disons.
--_On m’a mis à la borde... Che zuis édrencher, che ne gonnais rien aux
lois_...
--Pauvre bonhomme! pensa Gaudissard en entrevoyant la fin probable
d’une lutte inégale.--Écoutez, lui dit-il, savez-vous ce que vous avez
à faire?
--_Ch’ai eine homme d’avvaires!_
--Eh bien! transigez sur-le-champ avec les héritiers, vous aurez d’eux
une somme et une rente viagère, et vous vivrez tranquille...
--_Che ne feux bas audre chosse!_ répondit Schmucke.
--Eh bien! laissez-moi vous arranger cela, dit Gaudissard à qui, la
veille, Fraisier avait dit son plan.
Gaudissard pensa pouvoir se faire un mérite auprès de la jeune
vicomtesse Popinot et de sa mère de la conclusion de cette sale
affaire, et il serait au moins Conseiller-d’État un jour, se disait-il.
--_Che fus tonne mes bouvoirs_...
--Eh bien! voyons! D’abord tenez, dit le Napoléon des théâtres du
boulevard, voici cent écus... Il prit dans sa bourse quinze louis et
les tendit au musicien.--C’est à vous, c’est six mois d’appointements
que vous aurez; et puis, si vous quittez le théâtre, vous me les
rendrez. Comptons! que dépensez-vous par an? Que vous faut-il pour être
heureux? Allez! allez! faites-vous une vie de Sardanapale!...
--_Che n’ai pessoin que t’eine habilement d’ifer et ine d’édé_...
--Trois cents francs! dit Gaudissard.
--_Tes zouliers, quadre baires_...
--Soixante francs.
--_Tis pas_...
--Douze! c’est trente-six francs.
--_Sisse gemisses._
--Six chemises en calicot, vingt-quatre francs, autant en toile,
quarante-huit: nous disons soixante-douze. Nous sommes à quatre cent
soixante-huit, mettons cinq cents avec les cravates et les mouchoirs,
et cent francs de blanchissage... six cents livres! Après, que vous
faut-il pour vivre?... trois francs par jour?...
--_Non, c’esde drob!_...
--Enfin, il vous faut aussi des chapeaux... Ça fait quinze cents francs
et cinq cents francs de loyer, deux mille. Voulez-vous que je vous
obtienne deux mille francs de rente viagère... bien garanties...
--_Et mon dapac?_
--Deux mille quatre cents francs!... Ah! papa Schmucke vous appelez ça
le tabac?... Eh bien! on vous flanquera du tabac. C’est donc deux mille
quatre cents francs de rente viagère...
--_Ze n’esd bas dud! che feux eine zôme! gondand_...
--Les épingles!... c’est cela! Ces Allemands! ça se dit naïf, vieux
Robert Macaire!... pensa Gaudissard. Que voulez-vous? répéta-t-il. Mais
plus rien après.
--_C’est bir aguidder ein tedde zagrée._
--Une dette! se dit Gaudissard; quel filou! c’est pis qu’un fils de
famille! il va inventer des lettres de change! il faut finir roide! ce
Fraisier ne voit pas en grand! Quelle dette, mon brave? dites!...
--_Ile n’y ha qu’eine hôme qui aid bleuré Bons afec moi... il a eine
chentille bedide fille qui a tes geveux maniviques, ch’ai gru foir dud
à l’heire le chénie de ma baufre Allemagne que che n’aurais chamais tû
guidder... Paris n’est bas pon bir les Allemands, on se mogue t’eux_...
dit-il en faisant le petit geste de tête d’un homme qui croit voir
clair dans les choses de ce bas monde.
--Il est fou! se dit Gaudissard.
Et, pris de pitié pour cet innocent, le directeur eut une larme à l’œil.
--_Ha! fous me gombrenez! monsir le tirecdir! hé pien! ced hôme à la
bedide file est Dobinard, qui serd l’orguestre et allime les lambes;
Bons l’aimait et le segourait, c’esde le seil qui aid aggombagné mon
inique ami au gonfoi, à l’éclise, au zimedière... Ché feux drois mille
vrancs bir lui, et drois mille vrancs bir la bedite file_...
--Pauvre homme!... se dit Gaudissard.
Ce féroce parvenu fut touché de cette noblesse et de cette
reconnaissance pour une chose de rien aux yeux du monde, et qui, aux
yeux de cet agneau divin, pesait, comme le verre d’eau de Bossuet, plus
que les victoires des conquérants. Gaudissard cachait sous ses vanités,
sous sa brutale envie de parvenir, et de se hausser jusqu’à son ami
Popinot, un bon cœur, une bonne nature. Donc, il effaça les jugements
téméraires sur Schmucke, et passa de son côté.
--Vous aurez tout cela! mais je ferai mieux, mon cher Schmucke.
Topinard est un homme de probité...
--_Ui, che l’ai fu dud-à-l’heure, dans son baufre ménache, où il est
gontend afec ses enfants_...
--Je lui donnerai la place de caissier, car le père Baudrand me
quitte...
--_Ha! que Tieu fus pénisse!_ s’écria Schmucke.
--Eh bien! mon bon et brave homme, venez à quatre heures, ce soir, chez
monsieur Berthier, notaire, tout sera prêt, et vous serez à l’abri
du besoin pour le reste de vos jours... Vous toucherez vos six mille
francs, et vous serez aux mêmes appointements, avec Garangeot, ce que
vous faisiez avec Pons.
--_Non!_ dit Schmucke, _che ne fifrai boind!... che n’ai blis le cueir
à rien... che me sens addaqué_...
--Pauvre mouton! se dit Gaudissard en saluant l’Allemand, qui se
retirait. On vit de côtelettes, après tout. Et comme dit le sublime
Béranger:
Pauvres moutons, toujours on vous tondra.
Et il chanta cette opinion politique pour chasser son émotion.
--Faites avancer ma voiture! dit-il à son garçon de bureau.
Il descendit et cria au cocher:--Rue de Hanovre! L’ambitieux avait
reparu tout entier! Il voyait le Conseil d’État.
Schmucke achetait en ce moment des fleurs, et il les apporta presque
joyeux avec des gâteaux pour les enfants de Topinard.
--_Che tonne les câteaux!_... dit-il avec un sourire.
Ce sourire était le premier qui vînt sur ses lèvres depuis trois mois,
et qui l’eût vu en eût frémi.
--_Che les tonne à eine gondission._
--Vous êtes trop bon, monsieur, dit la mère.
--_La bedide file m’emprassera et meddra les fleirs tans ses geveux, en
les dressant gomme vont les bedides Allemantes!_
--Olga, ma fille, faites tout ce que veut monsieur... dit l’ouvreuse en
prenant un air sévère.
--_Ne crontez pas ma bedide Allemante!_... s’écria Schmucke, qui voyait
sa chère Allemagne dans cette petite fille.
--Tout le bataclan vient sur les épaules de trois commissionnaires!...
dit Topinard en entrant.
--_Ha!_ fit l’Allemand, _mon ami, foici teux sante vrancs pir dud
payer... Mais vous afez une chantile femme, fus l’épiserez, n’est-ce
bas? Che fus donne mille écus... La bedide file aura eine tode te mile
écus que fus blacerez en son nom. Ed fus ne serez plis cachisde... fus
allez êdre le gaissier du théâdre_...
--Moi, la place du père Baudrand?
--_Ui._
--Qui vous a dit cela?
--_Monsieur Cautissard!_
--Oh! c’est à devenir fou de joie!... Eh! dis donc, Rosalie, va-t-on
bisquer au théâtre!... Mais ce n’est pas possible, reprit-il.
--Notre bienfaiteur ne peut loger dans une mansarde.
--_Pah! pur quelques jurs que ch’ai à fifre!_ dit Schmucke, _c’esde
bien pon! Atieu! che fais au zimedière... foir ce qu’on a vaid te
Bons... ed gommander tes fleurs pir sa dompe!_
Madame Camusot de Marville était en proie aux plus vives alarmes.
Fraisier tenait conseil chez elle avec Godeschal et Berthier. Berthier,
le notaire, et Godeschal, l’avoué, regardaient le testament fait
par deux notaires en présence de deux témoins comme inattaquable, à
cause de la manière nette dont Léopold Hannequin l’avait formulé.
Selon l’honnête Godeschal, Schmucke, si son conseil actuel parvenait
à le tromper, finirait par être éclairé, ne fût-ce que par un de
ces avocats qui, pour se distinguer, ont recours à des actes de
générosité, de délicatesse. Les deux officiers ministériels quittèrent
donc la présidente en l’engageant à se défier de Fraisier, sur qui
naturellement ils avaient pris des renseignements. En ce moment
Fraisier, revenu de l’apposition des scellés, minutait une assignation
dans le cabinet du président, où madame de Marville l’avait fait
entrer sur l’invitation des deux officiers ministériels, qui voyaient
l’affaire trop sale pour qu’un président s’y fourrât, selon leur mot,
et qui avaient voulu donner leur opinion à madame de Marville, sans que
Fraisier les écoutât.
--Eh bien! madame, où sont ces messieurs? demanda l’ancien avoué de
Mantes.
--Partis! en me disant de renoncer à l’affaire! répondit madame de
Marville.
--Renoncer! dit Fraisier avec un accent de rage contenue. Écoutez,
madame...
Et il lut la pièce suivante:
«A la requête de, etc....., je passe le verbiage.
«Attendu qu’il a été déposé entre les mains de monsieur le président
du tribunal de première instance un testament reçu par maître Léopold
Hannequin et Alexandre Crottat, notaires à Paris, accompagnés de deux
témoins, les sieurs Brunner et Schwab, étrangers domiciliés à Paris,
par lequel testament le sieur Pons, décédé, a disposé de sa fortune
au préjudice du requérant, son héritier naturel et légal, au profit
d’un sieur Schmucke, Allemand;
»Attendu que le requérant se fait fort de démontrer que le testament
est l’œuvre d’une odieuse captation, et le résultat de manœuvres
réprouvées par la loi; qu’il sera prouvé par des personnes
éminentes que l’intention du testateur était de laisser sa fortune
à mademoiselle Cécile, fille de mondit sieur de Marville; et que le
testament, dont le requérant demande l’annulation, a été arraché à la
faiblesse du testateur quand il était en pleine démence;
»Attendu que le sieur Schmucke, pour obtenir ce legs universel, a
tenu en chartre privée le testateur, qu’il a empêché la famille
d’arriver jusqu’au lit du mort, et que, le résultat obtenu, il s’est
livré à des actes notoires d’ingratitude qui ont scandalisé la maison
et tous les gens du quartier qui, par hasard, étaient témoins pour
rendre les derniers devoirs au portier de la maison où est décédé le
testateur;
»Attendu que des faits plus graves encore, et dont le requérant
recherche en ce moment les preuves, seront articulés devant messieurs
les juges du tribunal;
»J’ai, huissier soussigné, etc., etc., audit nom, assigné le sieur
Schmucke, parlant, etc., à comparaître devant messieurs les juges
composant la première chambre du tribunal, pour voir dire que le
testament reçu par maîtres Hannequin et Crottat, étant le résultat
d’une captation évidente, sera regardé comme nul et de nul effet, et
j’ai, en outre, audit nom, protesté contre la qualité et capacité de
légataire universel que pourrait prendre le sieur Schmucke, entendant
le requérant s’opposer, comme de fait il s’oppose, par sa requête en
date d’aujourd’hui, présentée à monsieur le président, à l’envoi en
possession demandée par ledit sieur Schmucke, et je lui ai laissé
copie du présent, dont le coût est de...» etc.
--Je connais l’homme, madame la présidente, et quand il aura lu ce
poulet, il transigera. Il consultera Tabareau, Tabareau lui dira
d’accepter nos propositions! Donnez-vous les mille écus de rente
viagère?
--Certes, je voudrais bien en être à payer le premier terme.
--Ce sera fait avant trois jours. Car cette assignation le saisira
dans le premier étourdissement de sa douleur, car il regrette Pons, ce
pauvre bonhomme. Il a pris cette perte très au sérieux.
--L’assignation lancée peut-elle se retirer? dit la présidente.
--Certes, madame, on peut toujours se désister.
--Eh bien! monsieur, dit madame Camusot, faites!... allez toujours!
Oui, l’acquisition que vous m’avez ménagée en vaut la peine! J’ai
d’ailleurs arrangé l’affaire de la démission de Vitel, mais vous
payerez les soixante mille francs à ce Vitel sur les valeurs de la
succession Pons... Ainsi, voyez, il faut réussir...
--Vous avez sa démission?
--Oui, monsieur; monsieur Vitel se fie à monsieur de Marville...
--Eh bien! madame, je vous ai déjà débarrassée de soixante mille francs
que je calculais devoir être donnés à cette ignoble portière, cette
madame Cibot. Mais je tiens toujours à avoir le débit de tabac pour la
femme Sauvage, et la nomination de mon ami Poulain à la place vacante
de médecin en chef des Quinze-Vingts.
--C’est entendu, tout est arrangé.
--Eh bien! tout est dit... Tout le monde est pour vous dans cette
affaire, jusqu’à Gaudissard, le directeur du théâtre, que je suis allé
trouver hier, et qui m’a promis d’aplatir le gagiste qui pourrait
déranger nos projets.
--Oh! je le sais! monsieur Gaudissart est tout acquis aux Popinot!
Fraisier sortit. Malheureusement il ne rencontra pas Gaudissard, et la
fatale assignation fut lancée aussitôt.
Tous les gens cupides comprendront, autant que les gens honnêtes
l’exécreront, la joie de la présidente, à qui, vingt minutes après le
départ de Fraisier, Gaudissart vint apprendre sa conversation avec le
pauvre Schmucke. La présidente approuva tout, elle sut un gré infini
au directeur du théâtre de lui enlever tous ses scrupules par des
observations qu’elle trouva pleines de justesse.
--Madame la présidente, dit Gaudissard, en venant, je pensais que ce
pauvre diable ne saurait que faire de sa fortune! C’est une nature
d’une simplicité de patriarche! C’est naïf, c’est allemand, c’est
à empailler, à mettre sous verre comme un petit Jésus de cire!...
C’est-à-dire que, selon moi, il est déjà fort embarrassé de ses deux
mille cinq cents francs de rente, et vous le provoquez à la débauche...
--C’est d’un bien noble cœur, dit la présidente, d’enrichir ce garçon
qui regrette notre cousin. Mais moi je déplore la petite _bisbille_ qui
nous a brouillés, monsieur Pons et moi; s’il était revenu, tout lui
aurait été pardonné. Si vous saviez, il manque à mon mari. Monsieur de
Marville a été au désespoir de n’avoir pas reçu d’avis de cette mort,
car il a la religion des devoirs de famille, il aurait assisté au
service, au convoi, à l’enterrement, et moi-même je serais allée à la
messe...
--Eh bien! belle dame, dit Gaudissard, veuillez faire préparer l’acte;
à quatre heures, je vous amènerai l’Allemand... Recommandez-moi,
madame, à la bienveillance de votre charmante fille, la vicomtesse
Popinot; qu’elle dise à mon illustre ami, son bon et excellent père,
à ce grand homme d’État, combien je suis dévoué à tous les siens, et
qu’il me continue sa précieuse faveur. J’ai dû la vie à son oncle, le
juge, et je lui dois ma fortune... Je voudrais tenir de vous et de
votre fille la haute considération qui s’attache aux gens puissants et
bien posés. Je veux quitter le théâtre, devenir un homme sérieux.
--Vous l’êtes!... monsieur, dit la présidente.
--Adorable! reprit Gaudissard en baisant la main sèche de madame de
Marville.
A quatre heures, se trouvaient réunis dans le cabinet de monsieur
Berthier, notaire, d’abord Fraisier, rédacteur de la transaction,
puis Tabareau, mandataire de Schmucke, et Schmucke lui-même, amené
par Gaudissard. Fraisier avait eu soin de placer en billets de banque
les six mille francs demandés, et six cents francs pour le premier
terme de la rente viagère, sur le bureau du notaire et sous les yeux
de l’Allemand qui, stupéfait de voir tant d’argent, ne prêta pas la
moindre attention à l’acte qu’on lui lisait. Ce pauvre homme, saisi par
Gaudissard, au retour du cimetière où il s’était entretenu avec Pons,
et où il lui avait promis de le rejoindre, ne jouissait pas de toutes
ses facultés déjà bien ébranlées par tant de secousses. Il n’écouta
donc pas le préambule de l’acte où il était représenté comme assisté de
maître Tabareau, huissier, son mandataire et son conseil, et où l’on
rappelait les causes du procès intenté par le président dans l’intérêt
de sa fille. L’Allemand jouait un triste rôle, car, en signant l’acte,
il donnait gain de cause aux épouvantables assertions de Fraisier;
mais il fut si joyeux de voir l’argent pour la famille Topinard, et si
heureux d’enrichir, selon ses petites idées, le seul homme qui aimât
Pons, qu’il n’entendit pas un mot de cette transaction sur procès. Au
milieu de l’acte, un clerc entra dans le cabinet.
--Monsieur, il y a là, dit-il à son patron, un homme qui veut parler à
monsieur Schmucke...
Le notaire, sur un geste de Fraisier, haussa les épaules
significativement.
--Ne nous dérangez donc jamais quand nous signons des actes. Demandez
le nom de ce... Est-ce un homme ou un monsieur? est-ce un créancier...
Le clerc revint et dit:--Il veut absolument parler à monsieur Schmucke.
--Son nom?
--Il s’appelle Topinard.
--J’y vais. Signez tranquillement, dit Gaudissard à Schmucke. Finissez,
je vais savoir ce qu’il nous veut.
Gaudissard avait compris Fraisier, et chacun d’eux flairait un danger.
--Que viens-tu faire ici? dit le directeur au gagiste. Tu ne veux
donc pas être caissier? Le premier mérite d’un caissier... c’est la
discrétion.
--Monsieur!...
--Va donc à tes affaires, tu ne seras jamais rien si tu te mêles de
celles des autres.
--Monsieur, je ne mangerai pas de pain dont toutes les bouchées me
resteraient dans la gorge!...--Monsieur Schmucke! criait-il...
Schmucke, qui avait signé, qui tenait son argent à la main, vint à la
voix de Topinard.
--_Voici pir la bedite Allemande et pir fus_...
--Ah! mon cher monsieur Schmucke, vous avec enrichi des monstres, des
gens qui veulent vous ravir l’honneur. J’ai porté cela chez un brave
homme, un avoué qui connaît ce Fraisier, et il dit que vous devez punir
tant de scélératesse en acceptant le procès et qu’ils reculeront...
Lisez.
Et cet imprudent ami donna l’assignation envoyée à Schmucke, cité
Bordin. Schmucke prit le papier, le lut, et en se voyant traité comme
il l’était, ne comprenant rien aux gentillesses de la procédure, il
reçut un coup mortel. Ce gravier lui boucha le cœur. Topinard reçut
Schmucke dans ses bras; ils étaient alors tous deux sous la porte
cochère du notaire. Une voiture vint à passer, Topinard y fit entrer le
pauvre Allemand, qui subissait les douleurs d’une congestion séreuse au
cerveau. La vue était troublée; mais le musicien eut encore la force de
tendre l’argent à Topinard. Schmucke ne succomba point à cette première
attaque, mais il ne recouvra point la raison; il ne faisait que des
mouvements sans conscience; il ne mangea point; il mourut en dix jours
sans se plaindre, car il ne parla plus. Il fut soigné par madame
Topinard, et fut obscurément enterré côte à côte avec Pons, par les
soins de Topinard, la seule personne qui suivit le convoi de ce fils de
l’Allemagne.
Fraisier, nommé juge de paix, est très-intime dans la maison du
président, et très-apprécié par la présidente, qui n’a pas voulu lui
voir épouser _la fille à Tabareau_; elle promet infiniment mieux que
cela à l’habile homme à qui, selon elle, elle doit non-seulement
l’acquisition des prairies de Marville et le cottage, mais encore
l’élection de monsieur le président, nommé député à la réélection
générale de 1846.
Tout le monde désirera sans doute savoir ce qu’est devenue l’héroïne
de cette histoire, malheureusement trop véridique dans ses détails, et
qui, superposée à la précédente, dont elle est la sœur jumelle, prouve
que la grande force sociale est le caractère. Vous devinez, ô amateurs,
connaisseurs et marchands, qu’il s’agit de la collection de Pons! Il
suffira d’assister à une conversation tenue chez le comte Popinot,
qui montrait, il y a peu de jours, sa magnifique collection à des
étrangers.
--Monsieur le comte, disait un étranger de distinction, vous possédez
des trésors!
--Oh! milord, dit modestement le comte Popinot, en fait de tableaux,
personne, je ne dirai pas à Paris, mais en Europe, ne peut se flatter
de rivaliser avec un inconnu, un Juif nommé Élie Magus, vieillard
maniaque, le chef des tableaumanes. Il a réuni cent et quelques
tableaux qui sont à décourager les amateurs d’entreprendre des
collections. La France devrait sacrifier sept à huit millions et
acquérir cette galerie à la mort de ce richard... Quant aux curiosités,
ma collection est assez belle pour qu’on en parle...
--Mais comment un homme aussi occupé que vous l’êtes, dont la fortune
primitive a été si loyalement gagnée dans le commerce...
--De drogueries, dit Popinot, a pu continuer à se mêler de drogues...
--Non, reprit l’étranger, mais où trouvez-vous le temps de chercher?
Les curiosités ne viennent pas à vous...
--Mon père avait déjà, dit la vicomtesse Popinot, un noyau de
collection, il aimait les arts, les belles œuvres; mais la plus grande
partie de ses richesses vient de moi!
--De vous! madame?... si jeune! vous aviez ces vices-là, dit un prince
russe.
Les Russes sont tellement imitateurs, que toutes les maladies de la
civilisation se répercutent chez eux. La bricabracomanie fait rage à
Pétersbourg, et par suite du courage naturel à ce peuple, il s’ensuit
que les Russes ont causé dans l’_article_, dirait Rémonencq, un
renchérissement de prix qui rendra les collections impossibles. Et ce
prince était à Paris uniquement pour collectionner.
--Prince, dit la vicomtesse, ce trésor m’est échu par succession d’un
cousin qui m’aimait beaucoup et qui avait passé quarante et quelques
années, depuis 1805, à ramasser dans tous les pays, et principalement
en Italie, tous ces chefs-d’œuvre...
--Et comment l’appelez-vous? demanda le milord.
--Pons! dit le président Camusot.
--C’était un homme charmant, reprit la présidente de sa petite voix
flûtée, plein d’esprit, original, et avec cela beaucoup de cœur. Cet
éventail que vous admirez, milord, et qui est celui de madame de
Pompadour, il me l’a remis un matin en me disant un mot charmant que
vous me permettrez de ne pas répéter...
Et elle regarda sa fille.
--Dites-nous le mot, demanda le prince russe, madame la vicomtesse.
--Le mot vaut l’éventail!... reprit la vicomtesse dont le mot était
stéréotypé. Il a dit à ma mère qu’il était bien temps que ce qui avait
été dans les mains du vice restât dans les mains de la vertu.
Le milord regarda madame Camusot de Marville d’un air de doute
extrêmement flatteur pour une femme si sèche.
--Il dînait trois ou quatre fois par semaine chez moi, reprit-elle, il
nous aimait tant! nous savions l’apprécier, les artistes se plaisent
avec ceux qui goûtent leur esprit. Mon mari était d’ailleurs son seul
parent. Et quand cette succession est arrivée à monsieur de Marville,
qui ne s’y attendait nullement, monsieur le comte a préféré acheter
tout en bloc plutôt que de voir vendre cette collection à la criée; et
nous aussi nous avons mieux aimé la vendre ainsi, car il est si affreux
de voir disperser de belles choses qui avaient tant amusé ce cher
cousin. Élie Magus fut alors l’appréciateur, et c’est ainsi, milord,
que j’ai pu avoir le cottage bâti par votre oncle, et où vous nous
ferez l’honneur de venir nous voir.
Le caissier du théâtre, dont le privilége cédé par Gaudissard a passé
depuis un an dans d’autres mains, est toujours monsieur Topinard;
mais monsieur Topinard est devenu sombre, misanthrope, et parle peu;
il passe pour avoir commis un crime, et les mauvais plaisants du
théâtre prétendent que son chagrin vient d’avoir épousé Lolotte. Le
nom de Fraisier cause un soubresaut à l’honnête Topinard. Peut-être
trouvera-t-on singulier que la seule âme digne de Pons se soit trouvée
dans le troisième dessous d’un théâtre des boulevards.
Madame Rémonencq, frappée de la prédiction de madame Fontaine, ne
veut pas se retirer à la campagne, elle reste dans son magnifique
magasin du boulevard de la Madeleine, encore une fois veuve. En effet,
l’Auvergnat, après s’être fait donner par contrat de mariage les biens
au dernier vivant, avait mis à portée de sa femme un petit verre de
vitriol, comptant sur une erreur, et sa femme, dans une intention
excellente, ayant mis ailleurs le petit verre, Rémonencq l’avala. Cette
fin, digne de ce scélérat, prouve en faveur de la Providence que
les peintres de mœurs sont accusés d’oublier, peut-être à cause des
dénoûments de drames qui en abusent.
Excusez les fautes du copiste!
Paris, juillet 1846.--mai 1847.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES.
SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE.
Premier épisode: LA COUSINE BETTE 2
Deuxième épisode: LE COUSIN PONS 380
FIN DE LA TABLE.
* * * * *
Corrections.
Les défauts d'impression en début et en fin de ligne ont été
tacitement corrigés, et la ponctuation a été tacitement corrigée
par endroits.
De plus, les corrections suivantes ont été apportées.
Page 18: «condottierri» remplacé par «condottieri» (l’un de ces
_condottieri_, comme on dit).
Page 18: «quitter» remplacé par «quittez» (mon ami, quittez vos idées
ridicules).
Page 23: «dona» remplacé par «donna» (le rôle de _prima donna
assoluta_).
Page 27: «dorelotée» remplacé par «dorlotée» (quand sa cousine était
dorlotée).
Page 28: «’Empire» remplacé par «l’Empire» (la déroute de l’Empire
éclata).
Page 29: inséré «peu» (qui pensent beaucoup et parlent peu).
Page 72: «fiille» remplacé par «fille» (ses économies de jeune fille).
Page 74: «débou hés» remplacé par «débouchés» (qui trouverait des
débouchés...)
Page 82: «Josepha» remplacé par «Josépha» (en comprenant tout. Et
Josépha?)
Page 100: «recueilles» remplacé par «recueillies» (les sommes
recueillies par l’État).
Page 100: «Boule» remplacé par «Boulle» (en imitation de Boulle.)
Page 107: «vou» remplacé par «vous» (Quand je vous ai sauvé vous vous
êtes donné à moi).
Page 116: «prendres» remplacé par «prendre» (obligé de prendre des
aides).
Page 122: «parculière» remplacé par «particulière» (ma dépense
particulière exceptée).
Page 154: «réplique» remplacé par «répliqua» (--Ma femme, répliqua
Marneffe).
Page 170: «trouvait» remplacé par «trouvaient» (au bout duquel se
trouvaient un escalier).
Page 186: «Stidmaun» remplacé par «Stidmann» (--Stidmann, mon brave).
Page 204: «annoneer» remplacé par «annoncer» (La cuisinière vint
annoncer).
Page 206: «témoinage» remplacé par «témoignage» (un pareil témoignage
de ma fille).
Page 221: inséré «a» (et il y a encore tout le conseil).
Page 253: «Le» remplacé par «La» (La baronne, en se rappelant).
Page 262: «e» remplacé par «Je» (Je connais un gros épicier retiré).
Page 276: «apris» remplacé par «appris» (ayant appris que son frère).
Page 278: «pauvre» remplacé par «pauvres» (nous sommes très-pauvres).
Page 302: «débordant» remplacé par «débordante» (pleine de vie
débordante, animée).
Page 304: «silen» remplacé par «silence,» (le silence, le bien-être).
Page 307: «l» remplacé par «la» (Elle avait éveillé la prudence de
Victorin).
Page 338: «sihboleth» remplacé par «shiboleth» (le _shiboleth_ de
l’aristocratie).
Page 339: «bouchent» remplacé par «touchent» (_les extrêmes se
touchent!_)
Page 346: «Lonjumeau» remplacé par «Longjumeau» (le postillon de
Longjumeau).
Page 366: inséré «de» (à Paris depuis de longues années).
Page 374: «dit d’elle» remplacé par «dit-elle» (--Il vivait là, se
dit-elle).
Page 377: «quiluisaitsur» remplacé par «qui luisait sur» (du bonheur
qui luisait sur la famille).
Page 378: «cusine» remplacé par «cuisine» (rendit nécessaire une
fille de cuisine).
Page 392: «Listz» remplacé par «Liszt» (comme le grand Liszt).
Page 404: «nant» remplacé par «tenant» (en tenant tête à sa cousine).
Page 406: «foux» remplacé par «fous» (ses œuvres ont acquis des prix
fous).
Page 408: «Pampadour» remplacé par «Pompadour» (pour madame de
Pompadour...)
Page 411: «duègue» remplacé par «duègne» (la mère d’un ton de duègne).
Page 418: «minches» remplacé par «minces» (des oignons coupés en
tranches minces).
Page 441: «Schwah» remplacé par «Schwab» (--Attendez! répondit
Schwab).
Page 456: «eû» remplacé par «eût» (votre fille eût été bien
malheureuse).
Page 467: «limailie» remplacé par «limaille» (produit par la limaille
de fer).
Page 495: «êtez» remplacé par «êtes» (vous êtes si jaune).
Page 497: «Voluez» remplacé par «Voulez» (--Voulez-vous bien ne pas
vous irriter).
Page 508: «e» remplacé par «le» (je suis changé, je le sens).
Page 510: inséré «et» (contigu à l’antichambre, et qui communiquait).
Page 524: «arrêté» remplacé par «arrêtée» (Quand la Cibot se fut
arrêtée).
Page 525: «affaire» remplacé par «affaires» (ce qu’en affaires on
nomme).
Page 527: inséré «sa» (fit encore un bond sur sa chaise).
Page 528: «par» remplacé par «pas» (Il ne desserre pas les dents).
Page 536: «n’a» remplacé par «nà» (--Mon chou, nà! si vous aimez
mieux).
Page 548: «i» remplacé par «il» (il s’agit, dites-le-lui bien).
Page 554: «indélicatese» remplacé par «indélicatesse» (au prix d’une
indélicatesse...).
Page 558: «vas» remplacé par «vais» (je vais parfaitement bien).
Page 561: «Schmuche» remplacé par «Schmucke» (dit Schmucke en se
précipitant).
Page 607: «d’eux» remplacé par «deux» (elles apportèrent à elles deux
en peu d’instants).
Page 609: «E» remplacé par «Et» (Et en donnant votre procuration à
son premier clerc).
Page 609: «ourrais» remplacé par «pourrais» (je pourrais bien lui
acheter tout).
page 609: «dresse» remplacé par «dresser» (cinq on six actes de décès
à dresser).
Page 609: «e» remplacé par «et» (de sortir Schmucke du fiacre et de
le prendre).
Page 610: «Rémoencq» remplacé par «Rémonencq» (Rémonencq hocha la
tête).
Page 611: «a» remplacé par «la» (dit le courtier de la maison Sonet).
Page 611: «aquelle» remplacé par «laquelle» (dans laquelle se glissa
l’enragé courtier).
Page 612: inséré «il» (mais il ne faut pas abuser).
Page 613: «Schmuche» remplacé par «Schmucke» (Une heure après,
Schmucke vit venir).
Page 621: «gonglées» remplacé par «gonflées» (ces natures spongieuses
se retirent gonflées).
Page 630: «remouché» remplacé par «remouchée» (Je vous l’ai remouchée
de la belle manière).
Page 634: «c’hai» remplacé par «ch’ai» (che bayerai pien, ch’ai
neiffe cende vrancs de randes).
Page 637: «maguifiques» remplacé par «magnifiques» (de si magnifiques
cheveux blonds).
Page 642: «c’hai» remplacé par «ch’ai» (pur quelques jurs que ch’ai à
fifre).
Page 647: «précécente» remplacé par «précédente» (superposée à la
précédente,).
Page 648: «Quand» remplacé par «Quant» (Quant aux curiosités).
Page 649: «Popinard» remplacé par «Topinard» (cause un soubresaut à
l’honnête Topinard.).
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 74126 ***
La Comédie humaine - Volume 17. Études de mœurs
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été effectuées.
PARIS.--IMPRIMERIE DE PILLET FILS AINÉ
RUE DES GRANDS-AUGUSTINS, 5.
LES PARENTS PAUVRES
(1re partie) La Cousine Bette.--(2e partie) Le Cousin Pons.
PARIS
Ve ALEXANDRE HOUSSIAUX, ÉDITEUR
RUE DU JARDINET SAINT-ANDRÉ DES ARTS, 3
..... Car elles se traitaient mutuellement de ma petite.
_Ce n’est ni au prince...
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— End of La Comédie humaine - Volume 17. Études de mœurs —
Book Information
- Title
- La Comédie humaine - Volume 17. Études de mœurs
- Author(s)
- Balzac, Honoré de
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- July 25, 2024
- Word Count
- 278,169 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: Literature
- Rights
- Public domain in the USA.
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