ïŧŋThe Project Gutenberg EBook of CrÃĐation et rÃĐdemption; PremiÃĻre partie:
Le docteur mystÃĐrieux, by Alexandre Dumas
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Title: CrÃĐation et rÃĐdemption
PremiÃĻre partie: Le docteur mystÃĐrieux
Author: Alexandre Dumas
Release Date: July 22, 2011 [EBook #36812]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
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CRÃATION ET RÃDEMPTION
LE DOCTEUR
MYSTÃRIEUX
PAR
ALEXANDRE DUMAS
NOUVELLE ÃDITION
PARIS
MICHEL LÃVY FRÃRES, ÃDITEURS
RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÃRA
LIBRAIRIE NOUVELLE
BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT
1875
Droits de reproduction et de traduction rÃĐservÃĐs
CRÃATION ET RÃDEMPTION
PREMIÃRE PARTIE
LE DOCTEUR MYSTÃRIEUX
I
Une ville du Berri
Le 17 juillet 1785, la Creuse, aprÃĻs une matinÃĐe d'orage, roulait
profonde et troublÃĐe entre deux rangs de maisons fort peu symÃĐtriquement
alignÃĐes sur ses rives, et qui baignaient dans l'eau leur pied de bois.
Toutes vieilles et toutes dÃĐlabrÃĐes qu'elles ÃĐtaient, elles n'en
souriaient pas moins au soleil, qui, en sortant du double nuage d'oÃđ
venait de s'ÃĐchapper l'ÃĐclair, jetait un ardent rayon sur la terre
encore trempÃĐe de pluie.
Ce tas de maisons boiteuses, borgnes et ÃĐdentÃĐes avait la prÃĐtention
d'Être une ville, et cette ville se nommait Argenton.
Inutile de dire qu'elle ÃĐtait situÃĐe dans le Berri. Aujourd'hui que la
civilisation a effacÃĐ le caractÃĻre des races, des provinces et des
citÃĐs, c'est encore un spectacle à faire bondir de joie le cÅur de
l'artiste qu'Argenton vu des hauteurs qui dominent ses toits chargÃĐs de
mousse et de giroflÃĐes en fleur.
Montez, par un beau jour, le long de ces rochers oÃđ se tordent des
racines pareilles à des couleuvres, frayez vous-mÊme votre chemin, Ã
travers ces blocs que recouvre une fauve et sÃĻche vÃĐgÃĐtation de lichens
jaunis, de fougÃĻres ensoleillÃĐes et de ronces rougies, accrochez vos
ongles à ces ruines qui se confondent avec le roc par la couleur et la
soliditÃĐ de leurs masses, si vastes et si obstinÃĐes, qu'il a fallu les
terribles guerre de la Ligue et les puissantes ÃĐpaules de Richelieu pour
renverser ces ouvrages de l'art qui, soudÃĐs à l'Åuvre de la nature,
semblaient aussi impÃĐrissables que leurs bases granitiques; et encore
ces guerres d'extermination n'ont-elles pu dÃĐraciner ces indestructibles
fondements qui restent là foudroyÃĐs par le canon, dÃĐchirÃĐs par la scie,
ÃĐbrÃĐchÃĐs par le vent, broyÃĐs par le sabot des bÅufs, ÃĐcaillÃĐs par le
fer des chevaux, foulÃĐs par le pied du pÃĒtre, mais immobiles.
Au plus haut de ces ruines, faites par les guerres civiles et non par
le temps, asseyez-vous et regardez.
Au-dessous de vous s'abÃŪme, comme une ville engouffrÃĐe par une
catastrophe gÃĐologique, une sauvage et pittoresque cohue de maisons,
avec des poutres saillantes, de lourds escaliers de bois qui grimpent
extÃĐrieurement à l'ÃĐtage supÃĐrieur, des toits de chaume poudreux et des
tuiles noires que recouvre une crasse de vÃĐgÃĐtation spontanÃĐe. Du point
oÃđ vous la regardez, la ville semble dÃĐchirÃĐe en deux par une riviÃĻre
sombre et encaissÃĐe, dont le nom significatif, _la Creuse_, indique les
profondeurs dans lesquelles elle roule.
De longues perches, fixÃĐes aux maisons qui bordent son cours, ÃĐtalent
comme des drapeaux de mille couleurs le linge en train de sÃĐcher et qui
flotte au vent. Ce groupe d'habitations informes, dont les fondements
dÃĐchaussÃĐs, la charpente accusÃĐe à vif, les nervures de bois massives
attestent l'enfance de l'art de bÃĒtir, est encadrÃĐ dans le plus frais,
le plus charmant et le plus naÃŊf paysage qui se puisse voir.
Ici, la nature n'a point cherchÃĐ l'effet. Ce bon Berri est de toute la
France l'endroit oÃđ la simplicitÃĐ a le plus de caractÃĻre, et Argenton
est, je crois, la ville la plus simple du Berri; les moutons, ces armes
de la province, si j'ose ainsi dire, y sont plus moutons qu'ailleurs, et
les oies qui barbotent dans l'eau rapide de la riviÃĻre y ont
admirablement l'air de ce qu'elles sont.
Tel est encore Argenton aujourd'hui et tel il devait Être en 1785, car
c'est une des rares villes de France que le souffle des rÃĐvolutions
modernes et que l'esprit de changement n'a point encore atteinte. Ces
maisons, quoique prÃĻs d'un siÃĻcle soit ÃĐcoulÃĐ depuis l'ÃĐpoque que nous
venons de citer, ÃĐtaient vieilles alors comme elles le sont aujourd'hui,
car depuis longtemps elles ont atteint un ÃĒge qui ne marque plus; si
quelque chose ÃĐtonne le touriste, le peintre ou l'architecte, c'est la
soliditÃĐ de ces masures; elles ressemblent aux rochers et aux dÃĐbris de
fortifications qui les dominent. On dirait qu'elles durent par leur
vÃĐtustÃĐ mÊme, et que c'est l'excÃĻs de leur vieillesse qui les fait
vivre; il y a si longtemps qu'elles penchent d'un cÃītÃĐ ou de l'autre,
qu'elles en ont pris l'habitude et qu'elles n'ont plus de raison honnÊte
pour tomber, mÊme du cÃītÃĐ oÃđ elles penchent.
Rien ne peut donner une idÃĐe du calme, de l'insouciance et de la
placiditÃĐ des habitants d'Argenton ce 17 juillet 1785; le clocher de
l'ÃĐglise venait d'ÃĐgrener sur la ville l'_Angelus_ de midi, et, dans ces
tranquilles demeures, chacun offrait à Dieu sa paisible misÃĻre comme une
expiation de ses fautes et un moyen douloureux mais salutaire de gagner
le ciel; cette quiÃĐtude de caractÃĻre est en rapport avec la sÃĐrÃĐnitÃĐ du
paysage et avec les occupations uniformes des habitants de cette petite
ville, que n'agite ni l'industrie, ni le commerce, ni la politique;
entourÃĐs d'une nature toujours la mÊme, d'arbres qu'ils ont toujours
connus grands, de maisons qu'ils ont toujours connues vieilles, les
habitants d'Argenton ne se voyaient point changer ni vieillir. Comme
l'hirondelle qui revenait tous les ans aux toits de leurs maisons, tous
les ans la joie du printemps, ÃĐclose dans le soleil d'avril, ramenait
dans leurs cÅurs le courage de supporter les rudes travaux de l'ÃĐtÃĐ
et l'oisivetÃĐ douloureuse de l'hiver.
Argenton, malgrÃĐ tous les grands mouvements qui s'ÃĐtaient faits dans les
esprits vers la fin du rÃĻgne de Louis XV et au commencement du rÃĻgne de
Louis XVI, ne reconnaissait guÃĻre d'autre puissance que celle de
l'habitude. Il y avait alors pour Argenton un roi de France qu'on
n'avait jamais vu, mais auquel on croyait et auquel on obÃĐissait sur la
parole du bailli, comme on croyait et on obÃĐissait à Dieu sur la parole
du curÃĐ.
Dans une des rues les plus dÃĐsertes et les plus rongÃĐes d'herbe,
s'ÃĐlevait une maison peu diffÃĐrente des autres maisons, si ce n'est
qu'elle ÃĐtait presque ensevelie sous un immense lierre, dans lequel, le
soir, semblaient se rÃĐfugier tous les moineaux de la ville et des
environs.
MalgrÃĐ leur confiance dans cette maison à l'abri de laquelle ils ne
craignaient pas de s'endormir, aprÃĻs avoir longtemps fait tressaillir le
feuillage, malgrÃĐ leur caquetage joyeux et bruyant qui commençait avec
l'aurore, cette maison ÃĐtait mal famÃĐe. LÃ , en effet, demeurait un jeune
mÃĐdecin venu de Paris depuis trois ans et qui en avait vingt-huit Ã
peine. Pourquoi avait-il devancÃĐ la mode des cheveux courts et non
poudrÃĐs que Talma devait inaugurer cinq ans seulement plus tard, dans
son rÃīle de Titus? Sans doute parce qu'il lui ÃĐtait plus commode de
porter les cheveux courts et sans poudre. Mais, Ã cette ÃĐpoque, c'ÃĐtait
une innovation malheureuse pour un mÃĐdecin; quand la science mÃĐdicale
ÃĐtait si souvent mesurÃĐe au dÃĐveloppement gigantesque de la perruque
dont se coiffaient les disciples d'Hippocrate, personne ne remarquait
que les cheveux du jeune docteur ÃĐtaient ondÃĐs par la nature mieux que
n'eÃŧt pu le faire le talent du plus habile coiffeur; personne ne
remarquait que ces cheveux, du plus beau noir, encadraient admirablement
un visage pÃĒli par les veilles, dont les traits fermes et sÃĐvÃĻres
indiquaient surtout l'application à l'ÃĐtude.
Quel motif avait portÃĐ cet ÃĐtranger à se retirer dans une ville aussi
agreste et prÃĐsentant si peu de ressources à l'exercice de la mÃĐdecine
que la ville d'Argenton? Peut-Être le goÃŧt de la solitude et le dÃĐsir du
travail non interrompu; et, en effet, ce jeune savant, surnommÃĐ dans la
ville _le docteur mystÃĐrieux_ Ã cause de sa maniÃĻre de vivre, ne
frÃĐquentait personne, et, chose doublement scandaleuse dans une petite
ville de province, ne mettait pas plus le pied à l'ÃĐglise qu'au cafÃĐ.
Mille bruits malveillants et superstitieux couraient sur son compte. Ce
n'ÃĐtait pas sans raison qu'il ne portait ni poudre ni perruque, mais
cette raison ÃĐtait mauvaise puisqu'il ne la disait pas. On l'accusait
d'Être en communication avec les mauvais esprits, et sans doute
l'ÃĐtiquette n'ÃĐtait point la mÊme dans le monde nocturne que dans le
nÃītre.
Mais ces soupçons de magie reposaient surtout sur des cures vraiment
merveilleuses que le jeune mÃĐdecin avait opÃĐrÃĐes par des moyens d'une
simplicitÃĐ extrÊme; beaucoup de malades condamnÃĐs et abandonnÃĐs par les
autres praticiens avaient ÃĐtÃĐ sauvÃĐs par lui en si peu de temps, que les
bienveillants criaient au miracle et que les ingrats et les curieux
criaient au sortilÃĻge. Or, comme il y a plus d'ingrats et d'envieux que
de bienveillants, le docteur avait pour ennemis, non seulement presque
tous ceux à qui il avait fait du tort comme concurrent, mais encore tous
ceux qu'il avait soulagÃĐs, secourus, guÃĐris comme malades, et le nombre
en ÃĐtait grand.
Les vieilles femmes qui n'ÃĐtaient pas mÃĐchantes, et on en comptait cinq
ou six dans Argenton, disaient de lui qu'il avait le bon Åil. C'est
en effet une croyance trÃĻs rÃĐpandue dans cette partie du Berri que
certains individus naissent non seulement pour le bien ou le mal de
leurs semblables, mais encore pour le bien ou le mal de la crÃĐation,
ÃĐtendant leur influence jusque sur les animaux, les moissons et les
autres productions de la terre. Quelques-uns, aux idÃĐes plus abstraites,
attribuaient cette facultÃĐ surprenante de faire des miracles à un
souffle de vie que le docteur projetait sur le front de ses malades;
d'autres à certains gestes et à certaines paroles qu'il rÃĐcitait tout
bas; d'autres enfin à une connaissance approfondie de la nature humaine
et de ses lois les plus obscures.
Toujours est-il que, si l'on diffÃĐrait sur la cause, nul ne contestait
l'ÃĐvidence des phÃĐnomÃĻnes, cette science s'ÃĐtant exercÃĐe publiquement
sur les hommes et sur les animaux.
Ainsi, un jour, un voiturier qui s'ÃĐtait endormi, comme cela arrive
souvent, sur le siÃĻge mobile suspendu en avant de la roue de sa
charrette, ÃĐtait tombÃĐ de ce siÃĻge, et ses chevaux, en continuant de
marcher, lui avaient ÃĐcrasÃĐ une cuisse sous la roue du gros vÃĐhicule
qu'ils traÃŪnaient. Ce n'ÃĐtait pas une cuisse cassÃĐe, c'ÃĐtait une cuisse
bel et bien ÃĐcrasÃĐe. Les trois mÃĐdecins d'Argenton s'ÃĐtaient rÃĐunis, et,
comme il n'y avait d'autre remÃĻde à l'horrible blessure que la
dÃĐsarticulation du col du fÃĐmur, c'est-Ã -dire une de ces opÃĐrations
devant lesquelles reculent les plus habiles praticiens de la capitale,
ils avaient dÃĐcidÃĐ d'un commun accord d'abandonner le malade à la
nature, c'est-à -dire à la gangrÃĻne, et à la mort qui ne pouvait manquer
de la suivre.
C'est alors que le pauvre diable, comprenant la gravitÃĐ de sa situation,
avait appelÃĐ Ã son secours le docteur mystÃĐrieux. Celui-ci, ÃĐtant
accouru, avait dÃĐclarÃĐ l'opÃĐration grave, mais inÃĐvitable, et, en
consÃĐquence avait annoncÃĐ qu'il allait la tenter sans aucun retard. Les
trois mÃĐdecins lui avaient fait observer, Ã titre d'avis charitable,
qu'Ã cÃītÃĐ de la gravitÃĐ de l'_inÃĐvitable opÃĐration_, il y avait la
douleur physique pendant la durÃĐe de cette opÃĐration et la terreur
morale qu'allait ÃĐprouver, l'opÃĐration terminÃĐe, le malade en voyant une
partie de lui-mÊme se dÃĐtacher de lui sous le tranchant du bistouri.
Mais le docteur, Ã cette objection, s'ÃĐtait contentÃĐ de sourire, et, se
rapprochant du blessÃĐ, l'avait regardÃĐ fixement en ÃĐtendant la main vers
lui, et, d'un ton impÃĐratif, lui avait commandÃĐ de dormir.
Les trois mÃĐdecins s'ÃĐtaient regardÃĐs en riant; ÃĐloignÃĐs de Paris, ils
avaient bien entendu parler vaguement des phÃĐnomÃĻnes du mesmÃĐrisme, mais
ils n'en avaient pas vu l'application. Ã leur grand ÃĐtonnement, le
malade alors, obÃĐissant à l'ordre de dormir que lui avait donnÃĐ le
mÃĐdecin, s'ÃĐtait endormi presque subitement. Le docteur lui avait pris
la main, et lui avait demandÃĐ de sa voix douce, mais dans laquelle
cependant ÃĐtait mÊlÃĐe une nuance de commandement: ÂŦDormez-vous?Âŧ Et, sur
la rÃĐponse affirmative, il avait tirÃĐ sa trousse, choisi ses
instruments, et, avec la mÊme sÃĐrÃĐnitÃĐ que s'il eÃŧt opÃĐrÃĐ sur un
cadavre, il avait sur le corps insensible du blessÃĐ pratiquÃĐ
l'effroyable opÃĐration; il avait demandÃĐ dix minutes, et, au bout de
neuf minutes, montre à la main, le membre avait ÃĐtÃĐ dÃĐtachÃĐ, emportÃĐ
hors de la chambre, le linge tachÃĐ de sang enlevÃĐ, le malade couchÃĐ sur
un autre lit; et, au grand ÃĐtonnement des trois mÃĐdecins, l'appareil
posÃĐ, l'amputÃĐ s'ÃĐtait, sur l'ordre du docteur, rÃĐveillÃĐ en souriant.
La convalescence avait ÃĐtÃĐ longue; mais, lorsqu'elle fut complÃĻte et que
le malade put se lever, il trouva un appareil prÃĐparÃĐ par le mÃĐdecin
lui-mÊme, et à l'aide duquel, quoiqu'il eÃŧt perdu à peu prÃĻs le quart de
sa personne, il retrouva la facultÃĐ de se mouvoir.
Mais maintenant qu'allait faire ce malheureux, disaient non seulement
les trois mÃĐdecins qui avaient eu l'intention de le laisser mourir, mais
encore bon nombre de personnes qui trouvent toujours quelque chose Ã
redire aux ÃĐvÃĐnements et aux dÃĐnouements les mieux conduits? Ne
valait-il pas mieux, en effet, laisser mourir le pauvre diable que de
prolonger avec une infirmitÃĐ pareille son existence de dix, vingt,
trente annÃĐes peut-Être? Qu'allait-il faire? Vivrait-il d'aumÃīnes, et
serait-ce une charge de plus pour la commune dÃĐjà si pauvre?
Mais tout à coup on apprit par le receveur particulier, qui avait ÃĐtÃĐ
avisÃĐ de cette dÃĐcision par celui de la province, qu'une rente de trois
cents livres ÃĐtait faite au pauvre diable, sans qu'on sÃŧt d'oÃđ lui
venait cette rente et qui l'avait sollicitÃĐe.
Sans doute le blessÃĐ n'en savait pas plus que les autres sur le sujet;
mais quand il parlait du docteur, c'ÃĐtait habituellement pour dire:
--Ah! quant à celui-là , ma vie lui appartient. Il n'a qu'à me la
demander et je la lui donnerai de grand cÅur.
Eh bien, chose presque incroyable pour quiconque ne connaÃŪtrait pas le
monde des petites villes, cette splendide cure fut une de celles qui
firent le plus de tort au docteur dans la ville d'Argenton; les trois
autres mÃĐdecins ayant dÃĐclarÃĐ que peut-Être eussent-ils pu sauver le
malade en se servant des mÊmes moyens, mais qu'ils aimaient mieux voir
mourir un homme que de lui sauver la vie à pareil prix, attendu qu'ils
regardaient l'ÃĒme d'un malade plus prÃĐcieuse que son corps.
C'ÃĐtait la premiÃĻre fois que ces trois honnÊtes praticiens parlaient de
l'ÃĒme.
Un autre jour, jour de foire, un taureau furieux avait jetÃĐ le dÃĐsordre
dans le marchÃĐ, et les cris des fuyards, femmes et enfants, ÃĐtaient
montÃĐs jusqu'au laboratoire du docteur, qui dominait la place. Le
docteur avait mis alors la tÊte à sa fenÊtre et avait vu ce dont il
s'agissait. Tout fuyait devant l'animal furieux, qui venait d'ÃĐventrer
un boucher, lequel avait eu l'audace de l'attendre une masse à la main.
Lui ÃĐtait descendu alors prÃĐcipitamment sans chapeau; ses beaux cheveux
jetÃĐs au vent, les angles de la bouche plissÃĐs par cette volontÃĐ de fer
qui ÃĐtait une des principales qualitÃĐs ou un des principaux dÃĐfauts de
son caractÃĻre, il avait ÃĐtÃĐ se placer tout droit sur la route du
taureau, l'appelant du geste. L'animal l'avait à peine aperçu, que,
acceptant le dÃĐfi, il s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐ sur lui la tÊte basse...
De sorte que son adversaire, n'ayant pas pu rencontrer son Åil, avait
ÃĐtÃĐ obligÃĐ de se jeter de cÃītÃĐ pour ÃĐviter sa rencontre. Le taureau,
emportÃĐ par sa course, l'avait dÃĐpassÃĐ de dix pas, puis s'ÃĐtait
retournÃĐ, avait relevÃĐ la tÊte, et avait regardÃĐ de son Åil sombre et
profond l'audacieux lutteur qui venait lui prÃĐsenter le combat. Mais un
instant avait suffi, cet Åil sombre et profond de l'animal avait
rencontrÃĐ l'Åil fixe et dominateur de l'homme, le taureau s'ÃĐtait
arrÊtÃĐ court, avait fouillÃĐ la terre des pieds, avait mugi comme pour se
donner du courage, mais ÃĐtait restÃĐ immobile; alors, le docteur avait
marchÃĐ droit à lui, et l'on avait pu voir à chaque pas qu'il faisait le
taureau trembler sur ses jambes et s'affaisser sur lui-mÊme; enfin de
son bras ÃĐtendu il avait pu toucher l'animal entre les deux cornes, et,
comme un autre AchÃĐloÞs devant un autre Hercule, le taureau s'ÃĐtait
couchÃĐ Ã ses pieds.
Une autre occasion s'ÃĐtait encore prÃĐsentÃĐe pour le docteur de montrer
l'ÃĐtonnante puissance magnÃĐtique qu'il exerçait sur les animaux. Il
s'agissait de ferrer pour la premiÃĻre fois un cheval de trois ans,
encore indomptÃĐ, qui avait brisÃĐ tous les liens qui l'attachaient au
travail, avait renversÃĐ le marÃĐchal-ferrant et ÃĐtait rentrÃĐ furieux dans
son ÃĐcurie, oÃđ personne n'osait aller le chercher, aucune bride ni aucun
licou ne lui ÃĐtant restÃĐ sur le corps pour le conduire.
Le docteur, qui passait là par hasard, avait d'abord portÃĐ secours Ã
l'homme renversÃĐ; puis, comme le choc avait ÃĐtÃĐ violent, mais que dans
la chute la tÊte n'avait point portÃĐ, il invita le marÃĐchal-ferrant Ã
l'attendre, promettant de lui ramener le cheval soumis et obÃĐissant.
Et, en effet, accompagnÃĐ de ce rassemblement qui, dans les petites
villes, se groupe à toute occasion, il ÃĐtait entrÃĐ dans l'ÃĐcurie du
maÃŪtre de poste à qui ce cheval appartenait, et, tout en sifflant, les
mains dans ses poches, mais sans perdre le cheval du regard, il s'ÃĐtait
approchÃĐ de l'animal furieux, qui avait reculÃĐ devant lui jusqu'Ã ce
qu'il se sentÃŪt acculÃĐ au mur; alors il l'avait pris par les naseaux,
et, sans effort, quoique l'on vÃŪt à l'Åil sanglant du cheval avec
quelle rÃĐpugnance il obÃĐissait à cette puissance supÃĐrieure, il l'avait
amenÃĐ, marchant à reculons, jusque dans le travail oÃđ il s'ÃĐtait ÃĐchappÃĐ
une heure auparavant, et là , sans qu'il fÃŧt nÃĐcessaire de l'attacher, le
contenant et le fascinant toujours, il avait dit au marÃĐchal-ferrant de
commercer sa besogne, et à ses quatre pieds, l'un aprÃĻs l'autre, le
marÃĐchal avait clouÃĐ les fers sans que le cheval fÃŪt d'autre mouvement
que ce frissonnement douloureux de la peau qui est chez les quadrupÃĻdes
de son espÃĻce l'aveu de leur dÃĐfaite.
On comprend, aprÃĻs de pareils prodiges opÃĐrÃĐs en face de tous vers la
fin du dernier siÃĻcle, dans une des villes les moins ÃĐclairÃĐes de
France, sous combien d'aspects diffÃĐrents devaient Être jugÃĐ Jacques
MÃĐrey.--C'ÃĐtait le nom du docteur.
II
Le docteur Jacques MÃĐrey
Les plus acharnÃĐs parmi les dÃĐtracteurs de Jacques MÃĐrey ÃĐtaient
certainement les mÃĐdecins: les uns le traitaient de charlatan, les
autres d'empirique, et mettaient sur le compte de la crÃĐdulitÃĐ la
plupart des prodiges que l'on racontait.
Voyant nÃĐanmoins que l'instinct du merveilleux, si vif chez les classes
ignorantes, rÃĐsistait à leur critique et rapprochait du docteur cette
foule qu'ils voulaient vainement en ÃĐcarter, ils se dÃĐcidÃĻrent à faire
franchement cause commune avec le prÃĐjugÃĐ religieux, et traitÃĻrent de
diabolique la science de cet homme qui osait guÃĐrir en dehors des formes
autorisÃĐes par l'ÃĐcole.
Ce qui appuyait ces accusations, c'est que l'ÃĐtranger ne frÃĐquentait ni
l'ÃĐglise ni le presbytÃĻre; si on lui connaissait une doctrine, soulager
son prochain, on ne lui connaissait pas de religion. On ne l'avait
jamais vu se mettre à genoux ni joindre les mains, et cependant on
l'avait surpris plus d'une fois contemplant la nature dans cette
attitude de recueillement et de mÃĐditation qui ressemble à la priÃĻre.
Mais les mÃĐdecins et le curÃĐ avaient beau dire, il ÃĐtait peu de malades
et d'infirmes qui rÃĐsistassent au dÃĐsir de se faire soigner par le
mystÃĐrieux docteur, quitte à se repentir plus tard de leur guÃĐrison et
de brÃŧler un cierge en guise de remords s'il ÃĐtait vrai qu'ils fussent
dÃĐlivrÃĐs de leur mal par l'intervention du diable.
Ce qui contribuait surtout à populariser ces lÃĐgendes qui s'attachaient
à Jacques MÃĐrey comme à un Être extraordinaire, c'est qu'il ne
prodiguait point à tout le monde les bienfaits de sa science et de son
ministÃĻre. Les riches ÃĐtaient obstinÃĐment exclus de sa clientÃĻle.
Plusieurs d'entre eux ayant rÃĐclamÃĐ Ã prix d'or les consultations du
docteur, il rÃĐpondit qu'il se devait aux pauvres et qu'il y avait, sans
lui, assez de mÃĐdecins à Argenton avides de soigner des malades de
qualitÃĐ. Que, d'ailleurs, ses remÃĻdes, presque toujours prÃĐparÃĐs par
lui-mÊme, ÃĐtaient calculÃĐs sur le tempÃĐrament rustique de la race Ã
laquelle il les appliquait.
On pense bien que, pendant cette ÃĐpoque oÃđ commençaient à se soulever
toutes les oppositions philanthropiques ou populaires, cette rÃĐsistance
donna libre carriÃĻre à la critique des beaux esprits. Ils cherchÃĻrent
plus que jamais à jeter des doutes sur une vertu curative qui se bornait
aux cures dÃĐmocratiques, et, n'osant affronter l'ÃĐpreuve des gens comme
il faut, aimait à envelopper ses services dans la tÃĐnÃĐbreuse
reconnaissance des classes ignorantes.
Jacques MÃĐrey les laissa dire et n'en poursuivit pas moins son Åuvre
silencieuse et solitaire. Comme il menait une vie trÃĻs retirÃĐe, comme sa
maison ÃĐtait impÃĐnÃĐtrable, comme on voyait chaque nuit veiller à sa
fenÊtre une petite lampe, ÃĐtoile du travail, les hommes intelligents et
sans parti pris avaient tout lieu de croire, comme nous l'avons dÃĐjÃ
dit, que le savant docteur ÃĐtait venu chercher dans le Berry une
solitude aussi inviolable que celle que les anciens anachorÃĻtes allaient
chercher dans la ThÃĐbaÃŊde.
Quant aux pauvres et aux paysans, que n'ÃĐgarait ni la superstition ni la
malveillance, ils disaient de lui:
--M. MÃĐrey est comme le Bon Dieu, il ne se montre que par le bien qu'il
fait.
Or, le 17 juillet 1785, par une chaleur de vingt-cinq degrÃĐs, Jacques
MÃĐrey ÃĐtait à son laboratoire surveillant dans une cornue les premiers
tressaillements d'une opÃĐration difficile qui avait dÃĐjà plus d'une fois
avortÃĐ sous sa main.
Il ÃĐtait chimiste et mÊme alchimiste; nÃĐ dans une de ces ÃĐpoques de
doute scientifique, politique et social, oÃđ le malaise qui pÃĻse sur une
nation pousse les individus à la recherche de l'inconnu, du merveilleux,
de l'impossible mÊme, il avait vu Franklin dÃĐcouvrir l'ÃĐlectricitÃĐ et
commander au tonnerre; il avait vu Montgolfier enlever ses premiers
ballons et conquÃĐrir, en espÃĐrance, il est vrai, plutÃīt qu'en rÃĐalitÃĐ,
le domaine de l'air. Il avait vu Mesmer professer le magnÃĐtisme animal,
mais il n'avait point tardÃĐ Ã laisser le maÃŪtre derriÃĻre lui, car on
sait que Mesmer, tout ÃĐbloui des premiÃĻres manifestations de cette force
inhÃĐrente qu'il rÊva, qu'il reconnut, mais qu'il ne perfectionna point,
s'ÃĐtait arrÊtÃĐ devant les convulsions, les spasmes et les merveilles du
baquet enchantÃĐ; qu'il n'avait point poussÃĐ ses recherches jusqu'au
somnambulisme, à peu prÃĻs semblable en cela à Christophe Colomb, qui,
tout heureux d'avoir dÃĐcouvert quelques ÃŪles du nouveau monde, laissa
ensuite à un autre l'honneur d'aborder au continent amÃĐricain et de lui
donner son nom.
M. de PuysÃĐgur, on le sait, avait ÃĐtÃĐ l'AmÃĐric Vespuce de Mesmer, et
Jacques MÃĐrey ÃĐtait le disciple direct de M. de PuysÃĐgur.
Il avait donc appliquÃĐ Ã la science de guÃĐrir la vague dÃĐcouverte du
maÃŪtre allemand. EmportÃĐ tout jeune par l'inquiÃĐtude du merveilleux,
Jacques MÃĐrey s'ÃĐtait jetÃĐ dans la forÊt Noire des sciences occultes. Ce
que cet esprit curieux avait explorÃĐ de voies nouvelles et tÃĐnÃĐbreuses,
les antres obscurs dans lesquels il ÃĐtait descendu pour consulter les
modernes Trophonius, les puits souterrains par la bouche desquels il
s'ÃĐtait plongÃĐ au centre des initiations, les heures qu'il avait
passÃĐes, muet et debout, devant l'implacable sphinx des connaissances
humaines; les combats de Titan qu'il avait engagÃĐs avec la nature pour
la faire parler malgrÃĐ elle et lui arracher l'ÃĐternel et sublime secret
qu'elle cache dans son sein, tout cela eÃŧt pu faire le sujet d'une
ÃĐpopÃĐe scientifique dans le genre du poÃĻme de Jason à la recherche de la
Toison d'or.
Ce qu'il avait le moins rencontrÃĐ dans ce voyage fabuleux, c'ÃĐtait la
toison, c'ÃĐtait l'or.
Mais Jacques MÃĐrey, en vÃĐritÃĐ, ne s'en souciait guÃĻre, et il ÃĐtait
habituÃĐ Ã compter comme ses ÃĐcus toutes les ÃĐtoiles du ciel. Puis
quelques voix indiscrÃĻtes disaient qu'il ÃĐtait riche et mÊme trÃĻs riche.
Les rÊveries des rose-croix, des illuminÃĐs, des alchimistes, des
astrologues, des nÃĐcromanciens, des mages, des physiognomistes, il
avait tout parcouru, tout sondÃĐ, tout analysÃĐ, et de tout cela il ÃĐtait
ressorti pour son esprit et pour sa conscience une religion à laquelle
il eÃŧt ÃĐtÃĐ bien difficile de donner un nom. Il n'ÃĐtait ni juif, ni
chrÃĐtien, ni turc, ni schismatique, ni huguenot; il n'ÃĐtait ni dÃĐiste,
ni animiste, il ÃĐtait panthÃĐiste, plutÃīt; il croyait à un fluide
universel rÃĐpandu dans tout l'univers et reliant par une atmosphÃĻre
vivante et pleine d'intelligence les mondes entre eux. Il croyait, ou
plutÃīt il espÃĐrait, que ce fluide crÃĐateur et conservateur des Êtres
pouvait se diriger selon la puissante volontÃĐ de l'homme et recevoir son
application de la main de la science.
C'est sur cette base qu'il avait ÃĐlevÃĐ un systÃĻme mÃĐdical dont l'audace
aurait fait hurler toutes les acadÃĐmies et tous les corps savants; mais
une fois que notre docteur s'ÃĐtait dit, je crois croire ceci, ou je dois
faire cela, il tenait peu au jugement des hommes, à leur blÃĒme ou à leur
approbation; il aimait la science pour la science elle-mÊme et pour le
bien qu'il pouvait en tirer et appliquer au profit de l'humanitÃĐ.
Quand, ravi au troisiÃĻme ciel de la pensÃĐe, il voyait ou croyait voir
les atomes, les simples et les composÃĐs, les infiniment petits et les
infiniment grands, les cirons et les mondes, tout cela se mouvant en
vertu du droit qu'il appelait magnÃĐtique, oh! alors, tout son corps
dÃĐbordait d'amour, d'admiration et de reconnaissance pour la grandeur de
la nature, et les applaudissements du monde entier ne lui eussent pas
semblÃĐ valoir mieux en ce moment-là que le bruit à peine perceptible que
fait l'aile d'un moucheron qui vole.
Il avait ÃĐtudiÃĐ la chiromancie dans MoÃŊse et dans Aristote; la
physiognomonie avec Porta et Lavater; il avait, dÃĐroulant les lobes du
cerveau, pressenti Gall et Spurzheim, et devancÃĐ ainsi la plupart des
dÃĐcouvertes modernes en physiologie. Ses aspirations--et cela, nous
l'avons dit, tenait à l'ÃĐpoque de malaise dans laquelle il vivait et qui
prÃĐcÃĻde tous les grands cataclysmes sociaux et politiques--, ses
aspirations, il faut le dire, allaient mÊme plus loin encore que les
limites artificielles de la science.
Il est un rÊve pour lequel PromÃĐthÃĐe a ÃĐtÃĐ clouÃĐ Ã son rocher avec des
clous d'airain et enchaÃŪnÃĐ avec des chaÃŪnes de diamant; ce qui n'a pas
empÊchÃĐ les cabalistes du Moyen Ãge, depuis Albert le Grand, dont
l'Ãglise a fait un saint, jusqu'Ã CornÃĐlius Agrippa, dont l'Ãglise a
fait un dÃĐmon, de poursuivre la mÊme chimÃĻre audacieuse; ce rÊve ÃĐtait
de faire, de crÃĐer, de donner la vie à un homme.
Faire un homme, comme disent les alchimistes, en dehors du vase naturel,
_extra vas naturale_, tel est l'ÃĐternel mirage, tel est le but qu'ont
poursuivi de siÃĻcle en siÃĻcle les inspirÃĐs ou les fous.
Alors, et si on arrivait à ce rÃĐsultat, l'arbre de la science
confondrait à tout jamais ses rameaux avec l'arbre de la vie; alors, le
savant ne serait plus seulement un grand homme, il serait un dieu;
alors, l'antique serpent aurait le droit de relever la tÊte et de dire
aux successeurs d'Adam: ÂŦEh bien! vous avais-je trompÃĐ?Âŧ
Jacques MÃĐrey, qui, pareil à Pic de la Mirandole, pouvait parler sur
toutes les choses connues et sur quelques autres encore, passa en revue
tous les procÃĐdÃĐs dont les savants du Moyen Ãge s'ÃĐtaient servis pour
crÃĐer un Être à leur image; mais il trouva tous ces procÃĐdÃĐs ridicules,
depuis celui qui couvait la gÃĐnÃĐration de l'enfant dans une courge,
jusqu'Ã cet autre qui avait construit un androÃŊde d'airain.
Tous ces hommes s'ÃĐtaient trompÃĐs, ils n'avaient pas remontÃĐ aux sources
de la vie.
MalgrÃĐ tant d'essais infructueux, le docteur ne dÃĐsespÃĐrait point,
voleur sublime, de rencontrer le moyen de dÃĐrober le feu sacrÃĐ.
Cette prÃĐoccupation avait ÃĐtouffÃĐ chez lui tous les autres sentiments;
son cÅur ÃĐtait restÃĐ froid, et à l'ÃĐtat purement matÃĐriel de viscÃĻre
chargÃĐ d'envoyer le sang aux extrÃĐmitÃĐs et de le recevoir à son tour.
C'ÃĐtait une nature de Dieu, incapable d'aimer un Être qu'il n'aurait
point crÃĐÃĐ lui-mÊme. Aussi, seul et triste au milieu de la foule pour
laquelle il n'avait pas de regards, ou n'avait que des regards
distraits, il payait cher l'ambition de ses dÃĐsirs.
Comme le Seigneur avant la crÃĐation du monde, il s'ennuyait.
Ce jour-là , Jacques MÃĐrey ÃĐtait assez content de la maniÃĻre dont se
comportait dans la cornue la dissolution d'un certain sel dont il
ÃĐtudiait les plus heureuses vertus curatives, quand trois coups
prÃĐcipitÃĐs retentirent à la porte de la rue.
Ces trois coups ÃĐveillÃĻrent les miaulements furieux d'un chat noir, que
les mauvaises langues de la ville, les dÃĐvotes surtout, prÃĐtendaient
Être le gÃĐnie familier du docteur.
Une vieille servante connue dans tout Argenton sous le nom de Marthe la
bossue, et qui jouissait pour son compte d'une nuance d'impopularitÃĐ
inhÃĐrente à celle du docteur, monta tout essoufflÃĐe l'escalier de bois
extÃĐrieur, et entra prÃĐcipitamment dans le laboratoire sans avoir cognÃĐ
à la porte, comme c'ÃĐtait l'usage formellement imposÃĐ par le docteur,
qui n'aimait point à Être dÃĐrangÃĐ au milieu de ses dÃĐlicates opÃĐrations.
--Eh bien! qu'avez-vous donc, Marthe? demanda Jacques MÃĐrey; vous avez
l'air tout bouleversÃĐ!
--Monsieur, rÃĐpondit-elle, ce sont des gens du chÃĒteau qui viennent vous
chercher en toute hÃĒte.
--Vous savez bien, Marthe, rÃĐpondit le docteur en fronçant le sourcil,
que j'ai dÃĐjà refusÃĐ plusieurs fois de m'y rendre, à votre chÃĒteau; je
suis le mÃĐdecin des pauvres et des ignorants; qu'on s'adresse à mon
voisin, au Dr Reynald.
--Les mÃĐdecins refusent d'y aller, monsieur; ils disent que cela ne les
regarde pas.
--De quoi s'agit-il donc?
--Il s'agit d'un chien enragÃĐ, qui mord tout le monde; si bien que les
plus braves garçons d'ÃĐcurie n'osent pas l'aborder, mÊme avec une
fourche, et qu'il jette en ce moment la consternation chez le seigneur
de Chazelay, car ce malheureux chien s'est rÃĐfugiÃĐ dans la cour mÊme du
chÃĒteau.
--Je vous ai dit, Marthe, que les affaires du seigneur ne me
regardaient pas.
--Oui, mais les pauvres gens que le chien a dÃĐjà mordus et ceux qu'il
peut mordre encore, cela vous regarde, il me semble. Et, s'ils ne sont
pas pansÃĐs immÃĐdiatement, ils deviendront enragÃĐs comme le chien qui les
a mordus.
--C'est bien, Marthe, dit le docteur, c'est vous qui avait raison et
c'est moi qui avais tort. J'y vais.
Le docteur se leva, recommanda à Marthe de bien surveiller sa cornue,
lui ordonna de laisser aller le feu tout seul, c'est-Ã -dire en
s'ÃĐteignant, et descendit dans la salle du rez-de-chaussÃĐe, oÃđ il trouva
en effet deux hommes du chÃĒteau, qui, tout bouleversÃĐs et tout pÃĒles,
lui firent un sinistre rÃĐcit des ravages que causait l'animal furieux.
Le docteur ÃĐcouta et rÃĐpondit par ce seul mot:
--Allons!
Un cheval sellÃĐ et bridÃĐ attendait le docteur. Les deux hommes
remontÃĻrent sur les chevaux fumants qui les avaient amenÃĐs, et tous
trois, ventre à terre, prirent le chemin du chÃĒteau.
III
Le chÃĒteau de Chazelay
à deux ou trois lieues d'Argenton, la campagne change de caractÃĻre; des
lambeaux de terre inculte que les habitants appellent des _brandes_,
quelques champs recouverts d'une vÃĐgÃĐtation chÃĐtive, des routes
pierreuses encaissÃĐes dans des ravines et bordÃĐes de haies sauvages; çÃ
et là , quelques monticules dont les flancs dÃĐchirÃĐs laissent apercevoir
l'ocre dans laquelle vient se teindre en rouge l'eau murmurante des
ruisseaux, telle est la physionomie gÃĐnÃĐrale des lieux que parcourait au
galop la cavalcade.
Trois chevaux ÃĐtaient alors pour cette partie du Berri un luxe inouÃŊ; on
ne connaissait à cette ÃĐpoque, dans cette bienheureuse province de la
France, teintÃĐe encore aujourd'hui en gris foncÃĐ sur la carte de M. le
baron Dupin, on ne connaissait, disons-nous, en fait de bÊtes de somme,
que l'attelage des anciens rois fainÃĐants.
Nos cavaliers rencontrÃĻrent, en effet, dans un des chemins creux qu'ils
parcouraient, une chÃĒtelaine des environs, dont le carrosse, traÃŪnÃĐ par
un couple de bÅufs, se rendait gravement et lentement à un souper de
famille; il y avait un jour entier que la pesante machine ÃĐtait en
route. Il est vrai qu'elle avait dÃĐjà fait prÃĻs de cinq lieues.
Enfin une noire futaie de tourelles se dÃĐtacha sur le paysage un peu sec
que le soleil noyait de ses rayons. Cette sombre masse, qui s'ÃĐlevait de
terre, prenait, Ã mesure qu'on s'en approchait, la beautÃĐ farouche de
tous les monuments guerriers du Moyen Ãge; sa construction pouvait
remonter à la fin du XIIIe siÃĻcle. Un art puissant dans sa rusticitÃĐ
avait tracÃĐ les plans de cette demeure fÃĐodale, qui projetait son ombre
immense sur le village, c'est-Ã -dire sur quelques pauvres maisons
ÃĐgarÃĐes çà et là parmi les arbres à fruits.
C'ÃĐtait Chazelay.
Le chÃĒteau de Chazelay ÃĐtait anciennement reliÃĐ par une ligne dÃĐfensive
aux chÃĒteaux de Luzrac et de Chassin-Grimont, car les petits seigneurs
cherchaient à s'appuyer sur leurs voisins pour se fortifier contre les
entreprises des hauts et puissants vautours de la fÃĐodalitÃĐ.
Mais, Ã l'ÃĐpoque oÃđ se passe notre histoire, les guerres civiles avaient
cessÃĐ depuis longtemps. De condottieri, les nobles ÃĐtaient devenus
chasseurs. Quelques-uns mÊme, atteints de doute par la lecture des
encyclopÃĐdistes, non seulement ne communiaient plus aux quatre grandes
fÊtes de l'annÃĐe, mais lisaient le _Dictionnaire philosophique_ de
Voltaire, se moquaient de leur curÃĐ, raillaient une niÃĻce illÃĐgitime, ce
qui ne les empÊchait pas d'aller à la messe le dimanche et de se faire
encenser dans leur banc de chÊne par les mains du cÃĐlÃĐbrant.
Mal à l'aise dans ces lourdes et rugueuses armures de pierre, la plupart
des nobles de la dÃĐcadence maudissaient l'art guerrier du Moyen Ãge, et
auraient volontiers jetÃĐ bas leurs chÃĒteaux, s'ils n'eussent ÃĐtÃĐ retenus
par le respect des aÃŊeux, par les privilÃĻges attachÃĐs à ces vieux murs;
enfin par les souvenirs de domination et de terreur que de tels ÃĐdifices
entretenaient dans l'esprit des paysans.
Ils s'efforcÃĻrent du moins d'adoucir et d'humaniser ces aires d'oiseaux
de proie; les uns en retouchant la façade, les autres en remplaçant les
meurtriÃĻres par des fenÊtres ou des Åils-de-bÅuf, les autres enfin
en supprimant les poternes, les ponts-levis, et les fossÃĐs remplis
d'eau, oÃđ les grenouilles coassaient d'autant mieux que, depuis une
dizaine d'annÃĐes, les paysans se refusaient à les battre.
Mais le chÃĒteau de Chazelay n'ÃĐtait point de ceux qui avaient fait des
concessions; il ÃĐtait restÃĐ dans toute la poÃĐsie de son caractÃĻre sombre
et taciturne; de petites tourelles latÃĐrales qu'on appelait des
poivriÃĻres dominaient la porte d'entrÃĐe, piquÃĐe de dessins de fer et de
gros clous à tÊte ronde; des bois de cerf, des pieds de biche et des
traces de sanglier, fixÃĐs sur la porte ÃĐpaisse, annonçaient que le
seigneur de Chazelay usait largement de son droit de chasse.
Cette exposition cynÃĐgÃĐtique se complÃĐtait par cinq ou six oiseaux de
nuit, de toutes tailles, depuis la petite chouette jusqu'Ã l'orfraie.
Cette sociÃĐtÃĐ noctambule ÃĐtait prÃĐsidÃĐe par un grand-duc aux ailes
ÃĐployÃĐes et dont les plumes arrachÃĐes par le vent, les yeux ronds et
vides, les serres crispÃĐes, ÃĐtalaient la double image de la force
vaincue et de la mort violente.
Il faut dire qu'une certaine terreur superstitieuse entourait ce
chÃĒteau. C'ÃĐtait dans le pays une vieille tradition, qui remontait à des
siÃĻcles, que cette demeure fÃĐodale ÃĐtait hantÃĐe par un gÃĐnie malfaisant.
La vÃĐritÃĐ est que la plupart des seigneurs de Chazelay, comme le
grand-duc clouÃĐ sur leur porte, ÃĐtaient morts de mort violente, et que
la famille avait ÃĐtÃĐ ÃĐprouvÃĐe par de sanglantes et lugubres
catastrophes.
Le propriÃĐtaire actuel ÃĐtait un exemple de cette fatalitÃĐ qui pesait,
disait-on, sur le chÃĒteau. Il avait perdu, dÃĻs la seconde annÃĐe de son
mariage, une femme jeune et charmante. Un soir qu'elle se rendait au bal
et qu'elle ÃĐtait accommodÃĐe à la maniÃĻre du temps, c'est-à -dire avec de
larges paniers, la chÃĒtelaine avait eu l'imprudence de s'approcher des
tisons qui flambaient dans la vaste cheminÃĐe du salon; sa robe avait
pris feu rapidement; enveloppÃĐe de ce nimbe ardent, elle avait fui de
chambre en chambre, excitant la flamme autour d'elle, au lieu de la
calmer, par le courant d'air que sa course crÃĐait. Ses femmes, voyant
cette apparition flamboyante, effrayÃĐes des cris qui partaient de ce
tourbillon de feu, n'osÃĻrent point lui porter secours, si bien qu'en
moins de dix minutes la pauvre crÃĐature ÃĐtait morte au milieu des plus
affreuses tortures, et son mari, absent du chÃĒteau en ce moment-là ,
n'avait retrouvÃĐ qu'une chose informe, calcinÃĐe et sans nom.
Elle avait laissÃĐ une fille, sur laquelle le seigneur de Chazelay
sembla reporter tout son amour; mais peu à peu cette enfant, qu'on avait
vu naÃŪtre dans le village, pour laquelle les cloches joyeuses avaient
sonnÃĐ pendant trois jours, que des comtesses et des marquises avaient
portÃĐe toute fleurie de dentelles et de rubans sur les fonts baptismaux,
cette enfant fut sÃĐquestrÃĐe, puis disparut tout à fait, et le bruit
courut qu'elle ÃĐtait morte par accident, et qu'elle avait ÃĐtÃĐ
secrÃĻtement enterrÃĐe dans le caveau de la famille.
Depuis ce jour, le chÃĒteau de Chazelay, qui ÃĐtait naturellement triste,
ÃĐtait devenu funÃĻbre. Un nuage de corbeaux obscurcissait les cinq
tourelles dont le toit circulaire et pointu, chargÃĐ d'un artichaut de
plomb, dominait les bÃĒtiments et les cours intÃĐrieures. La nuit, on
entendait piauler la chouette dans le vieux donjon que blanchissait la
lune, et les paysans, saisis d'un tremblement superstitieux,
s'ÃĐloignaient de ces fantÃīmes de pierre sur lesquels s'ÃĐtendait,
croyait-on, la responsabilitÃĐ d'un crime.
Quel ÃĐtait ce crime?
à quel seigneur de Chazelay remontait-il? Par quelle filiation morale
ÃĐtendait-il son influence sur la destinÃĐe du seigneur actuel? On
l'ignorait.
De la porte d'entrÃĐe flanquÃĐe des petites tourelles dont nous avons dÃĐjÃ
parlÃĐ, et contre laquelle s'adossait la maison du gardien du chÃĒteau, on
pÃĐnÃĐtrait dans une premiÃĻre cour, qui ÃĐtait occupÃĐe par les ÃĐcuries, les
ÃĐtables, les greniers, les granges, et, en gÃĐnÃĐral, par tous les
bÃĒtiments d'exploitation.
C'ÃĐtait la ferme.
Ãtait-ce une illusion, ou serait-il vrai que les animaux subissent
l'influence morale des lieux oÃđ ils habitent? Toujours est-il que les
chiens, sans doute effrayÃĐs par la vue de leur congÃĐnÃĻre furieux,
secouaient mÃĐlancoliquement leur chaÃŪne, et que, Ã l'arrivÃĐe d'un
ÃĐtranger, ils firent entendre le hurlement qui, la nuit, annonce aux
superstitieux la mort du maÃŪtre ou de l'un de ses plus proches parents.
Les bÅufs, que l'on dÃĐtelait pour les mener boire, portaient la corne
basse et fixaient sur la terre leur grand Åil limpide, et les
chevaux eux-mÊmes semblaient, comme les superbes coursiers d'Hippolyte,
se conformer à la triste pensÃĐe universellement rÃĐpandue sur chacun.
De cette cour extÃĐrieure, on dÃĐcouvrait les fossÃĐs de ce qu'on eÃŧt pu
appeler la forteresse. Par un pont-levis jetÃĐ sur ces fossÃĐs, et Ã
l'aide d'un passage bas et sombre creusÃĐ dans l'ÃĐpaisseur d'un donjon,
sur la muraille duquel s'ÃĐtendait une large tache de rouille ou de sang,
on pÃĐnÃĐtrait dans une autre cour. Ã part les cuisines et quelques salles
de l'aile du bÃĒtiment destinÃĐes à marquer la configuration intÃĐrieure du
corps de logis, on ne voyait encore rien du chÃĒteau, rien que cette
masse puissante et monolithe dont la mÃĐlancolie plombait sur les hommes
et les animaux mÊmes.
Dans cette premiÃĻre cour, l'herbe poussait entre les cailloux; des
instruments de labour ÃĐtaient nÃĐgligemment jetÃĐs çà et là , et quelques
canards muets barbotaient dans l'eau stagnante et huileuse des fossÃĐs.
Telle ÃĐtait la physionomie ordinaire du chÃĒteau de Chazelay. Mais, au
moment oÃđ Jacques MÃĐrey, suivi des deux hommes du chÃĒteau, pÃĐnÃĐtra dans
la cour extÃĐrieure, la tristesse habituelle des visages et des choses
avait fait place à une terreur et à un dÃĐsordre qu'il est difficile de
dÃĐcrire. Des garçons de service, armÃĐs de bÃĒtons, de fourches et de
flÃĐaux, avaient d'abord poursuivi un gros chien qui venait d'effrayer le
village en en mordant plusieurs autres. HarcelÃĐ et blessÃĐ, mais rendu
plus furieux encore par ces blessures, l'animal ne s'ÃĐtait plus bornÃĐ Ã
piller les quadrupÃĻdes; il avait mordu deux des assaillants; puis,
trouvant la porte de la ferme seigneuriale ouverte, il s'ÃĐtait glissÃĐ
dans la cour et avait ÃĐtÃĐ s'acculer à un enfoncement de la muraille
pareil à un four.
à la porte du pont-levis, tout le monde s'ÃĐtait arrÊtÃĐ; M. de Chazelay
lui-mÊme, au lieu d'aller à l'animal avec son fusil de chasse, s'ÃĐtait
enfermÃĐ au chÃĒteau; une frayeur superstitieuse semblait avoir clouÃĐ tout
le monde au seuil de ce chÃĒteau fatal, qui, mÊme dans d'autre temps,
n'ÃĐtait pas abordÃĐ sans effroi.
Ce chien ÃĐtait la forme visible du mauvais gÃĐnie qu'on disait avoir pour
ces lieux une prÃĐdilection amÃĻre et nÃĐfaste.
Cependant, les chevaux attachÃĐs dans leur ÃĐcurie, les bÅufs et les
vaches dans leurs ÃĐtables, les chiens enfermÃĐs dans leurs loges,
faisaient entendre des lamentations et des aboiements dont tous les
cÅurs ÃĐtaient glacÃĐs.
S'il y a du bruit en enfer, ce bruit doit ressembler aux cris de
dÃĐtresse qui sortaient en ce moment-là du chÃĒteau maudit. à travers cet
orage de gÃĐmissements, on entendait çà et là quelques voix de femmes,
sans doute quelques servantes et des filles de chambre que le chien
avait surprises dans leurs travaux et qui, rÃĐfugiÃĐes derriÃĻre leur abri
mal assurÃĐ, appelaient au secours.
En arrivant dans la premiÃĻre cour, le docteur jeta un regard autour de
lui. Il vit deux hommes qui lavaient leurs plaies à une fontaine; l'un
ÃĐtait mordu à la joue, l'autre à la main. Il avait prÃĐvu le cas et
s'ÃĐtait muni d'un acide corrosif pour donner les premiers soins aux
blessÃĐs.
Jacques MÃĐrey sauta à bas de son cheval, courut à eux, tira son
bistouri, dÃĐbrida les plaies, et, dans les sillons tracÃĐs par la lame
d'acier, injecta l'acide qui devait prÃĐvenir les effets de la morsure de
l'animal. Puis, les malades pansÃĐs, il s'informa oÃđ ÃĐtait le chien, et
ayant appris qu'il ÃĐtait dans la seconde cour, oÃđ personne n'osait
pÃĐnÃĐtrer, il ÃĐcarta ceux qui lui barraient le chemin et entra seul
rÃĐsolument et sans armes.
Les paysans jetÃĻrent un cri d'ÃĐpouvante en voyant le docteur marcher
droit à cet enfoncement dans lequel ÃĐtait tapi le chien, et là ,
s'arrÊtant la bouche souriante, mais les lÃĻvres lÃĐgÃĻrement retroussÃĐes
sur ses dents blanches, fixer son regard sur celui du chien. Tous
croyaient que l'animal furieux allait se prÃĐcipiter sur le docteur; mais
au contraire, le chien, qui ÃĐtait arc-boutÃĐ sur ses quatre pattes,
s'abattit avec un gÃĐmissement plaintif. Puis, comme attirÃĐ par une force
irrÃĐsistible, il sortit en rampant de l'enfoncement oÃđ il ÃĐtait à moitiÃĐ
cachÃĐ. La fureur de son Åil sanglant ÃĐtait tombÃĐe; sa gueule,
ouverte et remplie d'une ÃĐcume fÃĐtide, s'ÃĐtait fermÃĐe; il se traÃŪna
jusqu'aux pieds du docteur comme un coupable qui implore sa grÃĒce, ou
plutÃīt comme un malade qui demande sa guÃĐrison; humble, dÃĐsarmÃĐ, vaincu
par une force occulte, l'animal semblait se calmer dans cette force et
dÃĐposer sa rage aux pieds de l'homme invulnÃĐrable qui le regardait
doucement et tranquillement.
Le docteur fit un signe, le chien se redressa sur ses jambes de devant,
et s'assit, levant des yeux craintifs et suppliants vers le docteur, qui
posa sa main sur la tÊte hÃĐrissÃĐe et frÃĐmissante de l'animal.
à ce spectacle, l'admiration des paysans ÃĐclata; ils n'avaient jamais lu
les rÃĐcits que les poÃĻtes nous ont laissÃĐs d'OrphÃĐe endormant le chien
CerbÃĻre et refoulant au fond de sa gorge le triple aboiement du monstre.
Mais ces naÃŊfs enfants de la nature n'en furent que plus ÃĐmus de la
nouveautÃĐ du prodige; ils se demandaient les uns aux autres ce que le
docteur avait pu jeter dans la gueule de l'animal enragÃĐ, et en vertu de
quelle loi cet homme commandait à l'aveugle fureur.
Enhardis de plus en plus devant l'attitude soumise du chien devant
lequel ils tremblaient et reculaient tout à l'heure, les hommes armÃĐs
d'instruments aratoires s'approchÃĻrent pour le tuer; mais le docteur, se
tournant vers eux avec autoritÃĐ:
--ArriÃĻre! dit-il; qu'aucun de vous ne touche à ce chien, je vous le
dÃĐfends; celui qui lui ferait le moindre mal serait un lÃĒche.
D'ailleurs, ce chien est à moi.
Alors, les paysans confondus lui proposÃĻrent des cordes pour lui lier
les pattes.
--Non, dit Jacques en secouant la tÊte, il n'est pas besoin de cordes,
croyez-moi; il me suivra de lui-mÊme, et sans qu'il soit nÃĐcessaire de
l'y forcer.
--Mais, au moins, criÃĻrent plusieurs voix, muselez-le, docteur,
muselez-le!
--Inutile, rÃĐpondit Jacques MÃĐrey; j'ai une museliÃĻre plus solide que
toutes celles dont vous pouvez vous servir pour lui maintenir la gueule.
--Et cette museliÃĻre, quelle est-elle? demandÃĻrent les paysans.
--Ma volontÃĐ.
Cela dit, il fit un signe au chien.
L'animal, Ã ce geste, se dressa sur ses quatre pattes, releva et fixa
sur l'Åil de son maÃŪtre son Åil obÃĐissant et fatiguÃĐ, poussa par
trois fois un aboiement plaintif, et suivit Jacques MÃĐrey avec la mÊme
obÃĐissance joyeuse que s'il lui eÃŧt appartenu depuis longtemps.
IV
Comme quoi le chien est non seulement l'ami de l'homme, mais aussi l'ami
de la femme
Le lendemain, Jacques MÃĐrey reçut un message du chÃĒteau. Dans une lettre
tout juste assez polie pour ne pas Être blessante, le seigneur de
Chazelay, qui cependant à la vue du chien s'ÃĐtait retirÃĐ et enfermÃĐ chez
lui, le seigneur de Chazelay, qui se piquait d'Être un esprit fort,
tÃĐmoignait ne point croire au miracle accompli la veille par le docteur,
quoique de sa fenÊtre il eÃŧt pu voir ce miracle s'accomplir.
Un chien s'ÃĐtait en effet glissÃĐ dans la ferme du chÃĒteau, et de la
premiÃĻre cour ÃĐtait entrÃĐ dans la seconde, oÃđ il avait portÃĐ le trouble
et le dÃĐsordre avec lui; mais ce chien ÃĐtait-il rÃĐellement enragÃĐ?
Là ÃĐtait le doute; que des gens simples et ignorants crussent à la
fascination du regard et de la volontÃĐ, rien n'ÃĐtait plus naturel; mais
des gens instruits et bien nÃĐs ne pouvaient raisonnablement admettre de
semblables prodiges.
Comme cependant le docteur avait fait preuve d'ÃĐnergie et de rÃĐsolution
en affrontant la morsure d'un chien qui paraissait Être enragÃĐ, le
chÃĒtelain lui envoyait deux piÃĻces d'or, qu'il le priait d'accepter Ã
titre d'honoraires.
Jacques MÃĐrey dÃĐchira la lettre et refusa les deux piÃĻces d'or. La
science n'ÃĐtait pas la prÃĐoccupation morale de Jacques MÃĐrey, on peut
mÊme dire qu'il n'aimait la science que par rapport à un but. Ce but
vers lequel tendaient toutes les forces de son esprit, tous les
mouvements de son cÅur, c'ÃĐtait le but de la philosophie du XVIIIe
siÃĻcle, le bonheur du genre humain.
Il interrogeait avec M. de Condorcet le moment, encore ÃĐloignÃĐ sans
doute (mais qu'importe la distance!) oÃđ la raison perfectible de l'homme
dÃĐcouvrirait les causes premiÃĻres des choses, oÃđ les nations ne se
feraient plus la guerre, et oÃđ les hommes, dÃĐlivrÃĐs des maux
qu'engendrent la misÃĻre et l'ignorance, accompliraient sur la terre une
existence indÃĐfinie. L'Ãcriture sainte n'avoue-t-elle pas elle-mÊme que
la mort est la dette du pÃĐchÃĐ, c'est-Ã -dire la violation des lois
naturelles? Or, le jour oÃđ l'homme connaÃŪtrait ces lois et oÃđ il les
observerait, l'homme s'affranchirait de sa dette, et, comme cette dette,
c'ÃĐtait la mort, l'homme ne mourrait plus.
CrÃĐer et ne plus mourir, n'est-ce point l'idÃĐal de la science? Car la
science est la rivale de Dieu. L'homme connÃŧt-il les mystÃĻres de toutes
les choses de ce monde, l'homme arrivÃĒt-il à exposer devant Dieu
lui-mÊme d'irrÃĐfutables thÃĐories, Dieu lui rÃĐpondra:
--Si tu sais tout, tu n'es qu'Ã la moitiÃĐ de ta route; maintenant, crÃĐe
un ver ou une ÃĐtoile, et tu seras mon ÃĐgal.
AbÃŪmÃĐ dans ces rÊves de bonheur lointain, dans cet espoir de puissance
indÃĐfinie, dans cet ÃĒge d'or de l'humanitÃĐ que les poÃĻtes avaient placÃĐ
au commencement du monde, parce que les poÃĻtes sont les sublimes enfants
de la nature, Jacques MÃĐrey voyait avec un frÃĐmissement d'impatience les
obstacles moraux et les barriÃĻres matÃĐrielles qu'opposait la classe des
privilÃĐgiÃĐs à l'accomplissement des destinÃĐes de l'homme sur la terre.
Nature douce et sensible, comme on disait alors, il ÃĐtait venu à la
haine par l'amour.
C'est parce qu'il aimait les opprimÃĐs qu'il dÃĐtestait les oppresseurs.
à part les deux ou trois fois qu'il l'avait croisÃĐ sur son chemin, le
seigneur de Chazelay lui ÃĐtait personnellement inconnu. Il est vrai que
Jacques MÃĐrey, esprit supÃĐrieur, n'en voulait point aux hommes, mais aux
abus et aux inÃĐgalitÃĐs sociales dont les nobles ÃĐtaient la vivante
incarnation. Il refusa l'or du chÃĒteau avec le mÊme dÃĐdain qu'il eÃŧt
refusÃĐ les prÃĐsents d'un ennemi.
Cette sombre apparition du Moyen Ãge fÃĐodal remuait dans son sang
plÃĐbÃĐien des souvenirs de colÃĻre; il voyait dans ces vieux murs le signe
d'une domination qui, bien que diminuÃĐe, durait encore; il se demandait
quelle force pourrait jamais dÃĐraciner ces titaniques monuments de la
race conquÃĐrante. Alors, dÃĐcouragÃĐ par la lenteur du progrÃĻs, par
l'ÃĐnormitÃĐ des obstacles que rencontre l'affranchissement d'un peuple,
il se plongeait avec dÃĐsespoir dans l'ÃĐtude de la nature, seul asile que
la sociÃĐtÃĐ telle qu'elle ÃĐtait faite eÃŧt laissÃĐ Ã la science.
Seul, il faisait souvent des promenades au plus profond des bois, et,
là , grave, attentif, pareil à Ådipe devant le Sphinx, il semblait
interroger l'ÃĒme de l'univers.
Le chien qu'il avait sauvÃĐ de sa propre fureur ÃĐtait devenu son ami le
plus sincÃĻre et le plus dÃĐvouÃĐ; il suivait le docteur dans toutes ses
courses; doux et caressant, il lui obÃĐissait comme l'ombre de sa pensÃĐe.
Aussi le curÃĐ de Chazelay ne manqua-t-il pas de dire qu'il y avait dans
l'histoire des sorciers plusieurs exemples de cette accointance d'un
esprit familier sous la forme d'un animal domestique. Cet animal à coup
sÃŧr devait avoir des cornes, et s'il ne les montrait point, c'ÃĐtait pour
mieux cacher son jeu.
Un jour que Jacques MÃĐrey ÃĐtait parti de bonne heure pour herboriser, il
se trouva, sans trop savoir comment il ÃĐtait arrivÃĐ là , sur la lisiÃĻre
d'un bois touffu, emmÊlÃĐ, impÃĐnÃĐtrable, comme il en existe encore dans
cette partie du Berri, vÃĐritable forÊt d'AmÃĐrique en petit, oÃđ nulle
route frayÃĐe ne gardait la trace d'un pas humain.
La solitude plaisait au docteur, nous l'avons dÃĐjà dit; il aimait à se
rapprocher de la nature, nous l'avons dit encore; mais la profonde nuit
qui rÃĐgnait dans ce bois sauvage, l'aspect menaçant des herbes et des
broussailles remplies de couleuvres; la masse compacte des rochers qui
dÃĐcoupaient leur verdure de mousse sur la sombre verdure des chÊnes,
tout cela saisit le docteur aux entrailles; il hÃĐsitait à l'entrÃĐe de ce
bois comme un initiÃĐ des mystÃĻres d'Eleusis au seuil du temple, oÃđ
l'attendaient les redoutables ÃĐpreuves et les tÃĐnÃĻbres.
Alors, le chien s'approcha du docteur avec une physionomie ÃĐtrange;
lÃĐchant les mains de son maÃŪtre et le tirant par l'habit, il semblait le
conjurer de le suivre dans l'ÃĐpaisseur du bois.
C'ÃĐtait un de ces points de doctrine sur lesquels Jacques MÃĐrey
s'accordait avec les illuminÃĐs, les cabalistes et mÊme les historiens,
que les animaux sont douÃĐs quelquefois d'un esprit de divination. La
science des prÃĐsages et des augures, cette science vieille comme le
monde, Ã laquelle ont cru tous les sages de l'antiquitÃĐ depuis HomÃĻre
jusqu'Ã CicÃĐron, n'ÃĐtait point une chimÃĻre aux yeux du docteur.
Il pensait que les animaux, les plantes, les objets inanimÃĐs eux-mÊmes,
ont un langage, et que ce langage, interprÃĻte des ÃĐlÃĐments de la nature,
peut donner à l'homme des avertissements salutaires.
Et, en effet, interrogez à la fois la fable et l'histoire, et vous les
trouverez toutes deux d'accord sur ce sujet.
N'est-ce point un bÃĐlier qui dÃĐcouvrit à Bacchus, mourant de soif, ces
sources du dÃĐsert autour desquelles verdissent aujourd'hui les oasis
d'Ammon? Ne sont-ce point deux colombes qui conduisirent ÃnÃĐe du cap
MisÃĻne au rameau d'or cachÃĐ sur les rives du lac Averne? Et n'est-ce
point une biche blanche qui fraya le chemin d'Attila à travers les
Palus-MÃĐotides?
Jacques MÃĐrey suivi donc le chien, persuadÃĐ qu'il le conduisait à un but
quelconque.
L'animal s'avança dans le bois; le docteur marchait derriÃĻre lui,
pÃĐniblement, le visage à chaque instant fouettÃĐ par les branches, les
jambes perdues dans les herbes, ne voyant devant lui que la queue de son
chien, boussole vivante, et n'entendant que le froissement des plantes
et le bruit des reptiles fuyant sous les orties.
AprÃĻs un quart d'heure de marche, l'homme et le chien, le chien d'abord,
parvinrent à une clairiÃĻre au milieu de laquelle, appuyÃĐe au tronc d'un
chÊne immense, s'ÃĐlevait une cabane.
La queue du chien remua de joie.
Cette cabane devait appartenir soit à un bÃŧcheron, soit à un braconnier;
peut-Être celui qui l'habitait exerçait-il ces deux ÃĐtats.
Elle ÃĐtait situÃĐe au centre d'une forÊt appartenant à M. de Chazelay.
Comment M. de Chazelay, si grand amateur de la chasse, permettait-il
qu'un braconnier, dont il ÃĐtait impossible qu'il ignorÃĒt l'existence,
s'ÃĐtablÃŪt ainsi sur ses terres?
Jacques MÃĐrey s'adressa vaguement toutes ces questions; mais l'habitude
oÃđ il ÃĐtait de sacrifier les choses importantes aux choses secondaires
fit qu'il laissa de cÃītÃĐ la cause et ne s'occupa que de l'effet.
Le chien se dressa contre la porte; puis, comme la pression n'ÃĐtait pas
assez forte, il laissa retomber ses deux pattes de devant à terre et
poussa la porte avec son museau.
La porte cÃĐda assez à temps pour que de sa main le docteur l'empÊchÃĒt de
se refermer. Une vieille femme assise sur un escabeau filait
tranquillement sa quenouille, tandis qu'un homme d'une trentaine
d'annÃĐes, qui devait Être le fils de cette femme, nettoyait les piÃĻces
dÃĐmontÃĐes de la batterie d'un fusil. Devant la cheminÃĐe, oÃđ flambaient
des branches sÃĻches, un quartier de chevreuil ÃĐtait en train de rÃītir et
rÃĐpandait ce fumet à la fois aromatique et appÃĐtissant de la venaison.
Au moment oÃđ le chien entra, la vieille femme poussa un cri de plaisir
et l'homme bondit de joie. Jamais on ne vit reconnaissance plus
touchante; c'ÃĐtaient des caresses, des embrassements, des transports Ã
n'en pas finir.
Puis des dialogues auxquels le chien rÃĐpondait par des modulations qui
eussent fait croire qu'il entendait les reproches qu'on lui faisait et
qu'il essayait de se disculper.
--D'oÃđ viens-tu, misÃĐrable bandit? d'oÃđ viens-tu, affreux vagabond?
disait l'homme.
--Qu'as-tu fait pendant quinze grands jours que tu nous a laissÃĐs dans
l'inquiÃĐtude? demandait la femme.
--Nous t'avons cru mort ou enragÃĐ, ce qui revient au mÊme, reprenait
l'homme.
--Mais, non, Dieu merci! Il se porte bien; pauvre Scipion! il a
l'Åil limpide comme une goutte d'eau et vif comme un ver luisant.
--Tu dois avoir faim, mauvais drÃīle! tiens, mords là -dedans.
Et l'enfant prodigue, fÊtÃĐ, caressÃĐ Ã son retour au logis, se voyait
offrir le reste du dÃĐjeuner ou du souper de la vieille avec le mÊme
empressement et les mÊmes excitations que s'il eÃŧt ÃĐtÃĐ un vÃĐritable
convive.
Alors seulement Scipion, dont le docteur venait d'apprendre le vÃĐritable
nom--nom qu'il devait sans doute à un parrain plus lettrÃĐ que ne l'ÃĐtait
son maÃŪtre--, Scipion, qui avait dÃĐjeunÃĐ avant de quitter la maison du
docteur, ayant tout dÃĐdaignÃĐ, le bÃŧcheron releva la tÊte et s'aperçut de
la prÃĐsence de Jacques MÃĐrey.
La vue de cet ÃĐtranger parut lui dÃĐplaire; l'homme fronça le sourcil, et
la femme eÃŧt pÃĒli si sa peau n'eÃŧt pas ÃĐtÃĐ depuis longtemps tannÃĐe par
l'ÃĒge et par le soleil.
Jacques MÃĐrey, voyant l'effet dÃĐsagrÃĐable que causait à ses hÃītes son
apparition inattendue, s'empressa de leur raconter l'histoire de
Scipion, et comment il l'avait sauvÃĐ des fourches et des flÃĐaux des
garçons d'ÃĐcurie du chÃĒteau de Chazelay.
Une larme se forma lentement dans l'Åil aride de la vieille femme, et
mouilla le lin de sa quenouille.
Quant au bÃŧcheron, il ÃĐprouva le mÊme sentiment de reconnaissance sans
doute pour l'homme qui avait sauvÃĐ son chien; cependant, un nuage sombre
ne resta pas moins sur son front.
Le docteur se croyait tombÃĐ, nous l'avons dit, dans une cabane de
braconnier; il attribua le trouble de ces gens au mÃĐtier qu'ils
faisaient et à la crainte d'Être dÃĐcouverts. Mais, avec le sourire d'un
patriarche et les lÃĻvres d'un jeune homme:
--Rassurez-vous, mes amis, leur dit-il, je ne suis point un espion du
chÃĒteau; le Seigneur, qui est au-dessus des seigneurs de la terre, a
donnÃĐ les animaux à l'homme pour que l'homme en fÃŪt sa nourriture. Or,
Dieu n'a point ÃĐtabli de distinction entre le noble et le roturier; nos
mauvaises lois sociales ont seules fait cela; elles ont donnÃĐ le droit
de chasse aux uns et l'ont refusÃĐ aux autres, et les nobles, qui ne
respectent rien, pas mÊme la parole de Dieu, ont violÃĐ la promesse que
JÃĐhovah avait faite à NoÃĐ et à ses successeurs dans la personne de NoÃĐ.
ÂŦTout ce qui se meut sur la terre et dans les eaux vous appartient,Âŧ a
dit le Seigneur.
Mais, au moment oÃđ le docteur achevait sa dÃĐmonstration du droit de
chasse, droit universel, droit indestructible, puisqu'il est basÃĐ sur
les Saintes Ãcritures, un spectacle aussi nouveau qu'inattendu frappa
ses yeux.
Une espÃĻce d'alcÃīve pratiquÃĐe au fond de la cabane ÃĐtait voilÃĐe par des
rideaux de serge; le chien venait de soulever et d'ÃĐcarter ce rideau
avec sa tÊte, et, dans la pÃĐnombre, Jacques MÃĐrey distingua comme un
paquet inerte de membres humains appartenant ÃĐvidemment à un enfant qui
avait l'air de vivre.
--Qu'est cela? s'ÃĐcria-t-il.
Et il saisit le rideau pour l'ÃĐcarter.
Mais le braconnier se leva d'un air solennel.
--Monsieur, lui dit-il, pour avoir vu ce que vous venez de voir, tout
autre que vous ne sortirait pas vivant d'ici; mais je m'aperçois que mon
chien vous aime; il vous doit de n'avoir pas ÃĐtÃĐ tuÃĐ Ã coups de fourche
et de ne pas Être mort de la rage; or, mon chien, voyez-vous, c'est mon
seul ami; en considÃĐration de mon chien, je vous fais grÃĒce; mais
jurez-moi que vous ne raconterez à personne ce que vous avez cru voir.
--Monsieur, dit Jacques MÃĐrey en lÃĒchant le rideau, mais en croisant les
bras en homme dÃĐcidÃĐ Ã aller jusqu'au bout, vous oubliez que je suis
mÃĐdecin et qu'un mÃĐdecin est le confesseur du corps: je veux savoir ce
que c'est que cet enfant.
Les yeux du bÃŧcheron, qui avaient d'abord jetÃĐ une flamme, s'adoucirent.
--Vous Êtes mÃĐdecin!... dit-il en devenant pensif. En effet, vous avez
rendu la vie et la raison à mon chien qui avait dÃĐjà perdu l'une et qui
allait perdre l'autre.
Puis, tout à coup:
--Oh! s'ÃĐcria-t-il, quelle idÃĐe! si ce que vous avez pu pour un animal,
vous le pouviez...
Il secoua la tÊte avec dÃĐcouragement.
--Mais non, dit-il, c'est impossible!
--Rien n'est impossible à la science, mon ami, rÃĐpondit le docteur d'un
ton radouci! JÃĐsus-Christ n'a-t-il pas dit: ÂŦSi vous avez la foi
seulement gros comme un grain de sÃĐnevÃĐ, vous direz à cette montagne:
"Remue-toi et jette-toi dans la mer," et la montagne se remuera et se
jettera dans la mer.Âŧ Oh! s'ÃĐcria le docteur, la foi n'est que le
premier ÃĒge de la science; le second, c'est la volontÃĐ. Vouloir, c'est
pouvoir. JÃĐsus n'a-t-il pas ajoutÃĐ: ÂŦLes Åuvres que je fais, celui
qui croit en moi les fera?Âŧ Or, brave homme, vous Êtes chrÃĐtien: je le
vois à ce crucifix placÃĐ Ã la tÊte de votre lit. Mais ou votre
christianisme est faux, ou vous devez admettre que tout chrÃĐtien a le
droit de faire ce qu'on appelle des miracles, et ce que moi, qui ne
crois pas aux miracles, j'appelle le produit de la souverainetÃĐ de
l'intelligence sur la matiÃĻre.
Ces paroles n'ÃĐtaient pas trÃĻs comprÃĐhensibles pour le braconnier;
aussi, aprÃĻs avoir rÃĐflÃĐchi un instant:
--Je ne comprends rien à vos beaux raisonnements, monsieur, dit-il; mais
je me dis comme ça à moi-mÊme que ce serait une fiÃĻre providence qui
vous aurait amenÃĐ.
Il s'arrÊta et toussa plusieurs fois comme si ce qu'il allait dire ne
pouvait passer par sa gorge.
V
OÃđ le docteur trouve enfin ce qu'il cherchait
Le docteur attendit un instant, espÃĐrant que le braconnier achÃĻverait sa
phrase suspendue.
Mais comme il continuait de garder le silence:
--La providence qui m'a conduit ici, dit-il, la voilà . Et il montra
Scipion.
--Il est bien vrai que ce brave animal a toujours ÃĐtÃĐ l'ÃĒme, le
dÃĐfenseur, le bon gÃĐnie, et je dirai mÊme quelquefois le pourvoyeur de
notre cabane. Et puis...
Il s'arrÊta de nouveau.
--Et puis? insista le docteur.
--Et puis, dit le braconnier, c'est stupide à dire, je le sais bien,
mais il l'aime tant, elle!
--Qui, elle? demanda le docteur, ne pouvant croire qu'il fÃŧt question de
la petite idiote et de Scipion.
--Eh! mon Dieu, oui, elle, dit le braconnier, dont les traits
s'adoucirent; la pauvre crÃĐature qui est là !
Et, tout en haussant les ÃĐpaules, il dÃĐsignait de la main le rideau
derriÃĻre lequel s'agitait cette forme humaine inachevÃĐe.
--Mais quelle est donc cette crÃĐature? demanda le docteur.
--Une pauvre innocente.
On sait que les paysans, par _innocents_, dÃĐsignent les pauvres
d'esprit, les idiots et les fous.
--Comment! fit le docteur; vous avez chez vous un pauvre enfant dans cet
ÃĐtat-là , et vous n'avez pas consultÃĐ les mÃĐdecins?
--Bon! dit le braconnier; avant qu'elle fÃŧt ici, elle en a eu, des
mÃĐdecins, et des premiers encore, on l'a conduite à Paris, mais ils ont
tous dit qu'il n'y avait rien à faire.
--Il ne fallait pas vous contenter de cela, vous; et lorsque l'enfant
vous a ÃĐtÃĐ rendue ou donnÃĐe--je ne cherche pas à savoir vos secrets--,
il fallait vous enquÃĐrir de votre cÃītÃĐ; il y autre part qu'Ã Paris des
mÃĐdecins habiles et amoureux de la science, qui guÃĐrissent pour guÃĐrir.
--OÃđ voulez-vous qu'un pauvre diable comme moi aille chercher ces
gens-là ? Je ne sais pas seulement oÃđ ça demeure, la mÃĐdecine. Tel que
vous me voyez, tenez, je n'ai jamais pu vivre dans les villes; vos
maisons alignÃĐes et pressÃĐes les unes contre les autres m'ÃĐtouffent. On
ne respire pas là -dedans. Il me faut, à moi, le grand air, le mouvement,
le plafond des forÊts, la maison du Bon Dieu, enfin. Braconnier, oui,
c'est une vie qui me va, celle-là ; vivre de mon fusil, respirer l'odeur
de la poudre, sentir le vent, la rosÃĐe, la neige dans les cheveux; la
lutte, la libertÃĐ, avec cela on est heureux comme un roi.
--Eh bien, maintenant que vous m'avez trouvÃĐ sans me chercher, et qu'Ã
trois ou quatre mots qui vous sont ÃĐchappÃĐs vous m'avez laissÃĐ croire
que la Providence n'est pas ÃĐtrangÃĻre à notre rencontre, me
laisserez-vous voir le pauvre enfant?
--Oh! mon Dieu! oui, dit le braconnier.
--C'est une fille, avez-vous dit?
--Ai-je dit que c'ÃĐtait une fille, monsieur? Alors, je me suis trompÃĐ;
ce n'est, sauf votre respect, qu'un animal immonde que nous avons toutes
les peines du monde à tenir propre; mais au fait, libre à vous de
regarder. Tenez, la voilà .
Et, soulevant tout à fait le rideau de serge, il indiqua du doigt une
crÃĐature inerte, ramassÃĐe sur elle-mÊme, et se roulant sur une mauvaise
paillasse.
Jacques MÃĐrey contempla tristement cette chose humaine.
Alors, les entrailles du docteur frÃĐmirent.
C'ÃĐtait une de ces natures d'ÃĐlite qui tressaillent de pitiÃĐ devant
toutes les infortunes et devant toutes les dÃĐgradations; plus un Être
ÃĐtait abaissÃĐ, plus il se sentait attirÃĐ vers lui par le magnÃĐtisme du
cÅur.
La pauvre idiote ne s'aperçut nullement de la prÃĐsence d'un ÃĐtranger;
sa main, nonchalante et molle, que l'on eÃŧt cru privÃĐe d'articulations,
caressait le chien. Il semblait que ces deux Êtres infÃĐrieurs fussent en
communication, sinon de pensÃĐe, du moins d'instinct, et qu'ils se
portassent l'un vers l'autre en vertu de la grande loi des affinitÃĐs.
Seulement, le chien ÃĐtait dans sa nature, la petite fille n'y ÃĐtait pas.
Le docteur rÃĐflÃĐchit longtemps; il se sentait attirÃĐ vers ce nÃĐant de
toutes les forces de sa charitÃĐ.
L'enfant poussa une plainte.
--Elle souffre, murmura-t-il. L'absence de la pensÃĐe serait-elle une
douleur? Oui, car tout aspire à la vie, c'est-à -dire à l'intelligence.
Le braconnier alors, lui montrant l'idiote, dont rien ne pouvait attirer
l'attention, secoua douloureusement la tÊte.
--Vous voyez, monsieur le mÃĐdecin, dit-il. Il y a peu de chose à espÃĐrer
avec une fille qui ne peut s'occuper à rien; ma mÃĻre et moi ne sommes
jamais arrivÃĐs à lui faire tenir une quenouille, quoiqu'elle ait dÃĐjÃ
sept ans.
Mais le docteur, se parlant à lui-mÊme:
--Elle s'occupe du chien, dit-il.
Et, sur ce mouvement de sympathie que l'enfant avait montrÃĐ Ã l'animal,
Jacques MÃĐrey bÃĒtit à l'instant mÊme tout un systÃĻme de traitement
moral.
--Ãa, c'est vrai, rÃĐpÃĐta le braconnier; elle s'occupe du chien, mais
c'est tout.
--Cela suffit, dit Jacques MÃĐrey rÊveur, nous avons trouvÃĐ le levier
d'ArchimÃĻde.
--Je ne connais pas le levier d'ArchimÃĻde, murmura le braconnier, et
j'aime mieux, pour mon compte, manier mon fusil que le levier de qui que
ce soit. Mais, si vous pouviez, continua-t-il en ÃĐlevant la voix et
frappant sur sa cuisse, si vous pouviez donner une idÃĐe à cette
fille-là , ma mÃĻre et moi, nous vous aurions de la reconnaissance, car
nous l'aimons, quoiqu'elle ne nous soit rien. Vous savez, l'habitude; Ã
force de la voir, nous avons fini par nous y attacher, si repoussante
qu'elle soit.--N'est-ce pas, petite?--Tenez, continua-t-il, elle ne
m'entend mÊme pas, elle ne reconnaÃŪt mÊme pas ma voix.
--Non, reprit le docteur en secouant la tÊte de haut en bas, non, mais
elle a entendu et reconnu le chien; c'est tout ce qu'il me faut à moi.
Jacques MÃĐrey promit de revenir, et appela le chien, se dÃĐclarant
incapable de retrouver la maison s'il n'avait pas ce guide fidÃĻle.
Mais le chien le suivit jusqu'Ã la porte seulement, et, quand Jacques
MÃĐrey en eut dÃĐpassÃĐ le seuil, le chien secoua la tÊte en signe de
dÃĐnÃĐgation, et revint vers l'enfant, plus fidÃĻle à son ancienne amitiÃĐ
qu'Ã sa nouvelle reconnaissance.
Le docteur s'arrÊta tout pensif. Il y avait plus d'un renseignement pour
lui dans cette persistance du chien à rester prÃĻs de la petite idiote.
Et, en effet, il rÃĐflÃĐchit que, s'il voulait sÃĐrieusement traiter cette
enfant, c'ÃĐtaient des soins de tous les jours, de toutes les heures, de
toutes les minutes; c'ÃĐtaient des inventions et des imaginations
toujours nouvelles qu'il lui fallait. D'ailleurs, il se sentait dÃĐjà par
la pitiÃĐ attachÃĐ Ã ce petit Être isolÃĐ, qui ne correspondait à rien dans
la nature, et qui reprÃĐsentait le nÃĐant de l'intelligence et de la
matiÃĻre au milieu des Êtres animÃĐs qui se _mouvaient_ et qui
_pensaient_, deux choses qu'il ÃĐtait incapable de faire.
Les anciens cabalistes, voulant donner à Dieu un motif d'impulsion pour
le faire sortir de son repos, disent que Dieu crÃĐa le monde par amour.
Jacques MÃĐrey, malgrÃĐ toutes ses tentatives, n'avait encore rien crÃĐÃĐ;
mais, nous l'avons dit, il aspirait à faire un Être semblable à lui. La
vue de cette jeune fille idiote, chez laquelle, de l'existence humaine,
il n'existait que la matiÃĻre, renouvela l'ardeur de son rÊve. Comme
Pygmalion, il devint amoureux d'une statue, non pas de marbre, mais de
chair, et, comme le statuaire antique, il conçut l'espÃĐrance de
l'animer.
Les circonstances au milieu desquelles le docteur s'ÃĐtait trouvÃĐ lui
avaient permis d'ÃĐtudier non seulement les mÅurs des hommes, mais
encore les instincts et les inclinations des animaux.
Il avait abandonnÃĐ volontairement la sociÃĐtÃĐ des villes pour se
rapprocher de la nature et des Êtres infÃĐrieurs qui la peuplent,
persuadÃĐ que les animaux, dans une enveloppe plus ou moins grossiÃĻre,
ont une ÃĐtincelle du fluide divin, mais que cette ÃĒme est seulement
relative à des fonctions diffÃĐrentes des nÃītres. Il considÃĐrait la
CrÃĐation comme une grande famille, dont l'homme ÃĐtait non pas le roi,
mais le pÃĻre: famille dans laquelle il y avait des aÃŪnÃĐs et des cadets,
ceux-ci tenus en tutelle par ceux-là .
Il avait souvent observÃĐ, avec cet intÃĐrÊt qui naÃŪt dans les esprits
profonds, tout incident, si lÃĐger qu'il soit, qui dÃĐnote un fait en
rÃĐserve pour l'avenir. Il avait souvent regardÃĐ un jeune chien et un
jeune enfant jouant ensemble.
En ÃĐcoutant les sons inarticulÃĐs qu'ils ÃĐchangeaient au milieu de leurs
jeux et de leurs caresses, il avait souvent tentÃĐ de croire que l'animal
essayait de parler la langue de l'enfant et l'enfant celle du chien.
à coup sÃŧr, quelle que fÃŧt la langue qu'ils parlaient, ils
s'entendaient, se comprenaient, et peut-Être ÃĐchangeaient-ils ces idÃĐes
primitives qui disent plus de vÃĐritÃĐs sur Dieu que n'en ont jamais dit
Platon et Bossuet.
En regardant les animaux, c'est-Ã -dire les humbles de la CrÃĐation, en
voyant l'air intelligent des uns, l'air doux et rÊveur des autres, le
docteur avait compris qu'il y avait un profond mystÃĻre entre eux et le
grand tout. N'est-ce point pour ÃĐtablir ce mystÃĻre et pour les
envelopper dans la bÃĐnÃĐdiction universelle qui descend sur nous et sur
eux pendant cette sainte nuit de NoÃŦl, que le Seigneur, type de toute
humilitÃĐ, voulut naÃŪtre dans une crÃĻche, entre un ÃĒne et un bÅuf?
L'Orient, que JÃĐsus touchait de la main, n'a-t-il pas adoptÃĐ cette
croyance, que l'animal n'est qu'une ÃĒme endormie qui plus tard se
rÃĐveillera homme, pour plus tard peut-Être se rÃĐveiller dieu?
En un instant, ce monde de pensÃĐes, rÃĐsumÃĐ de l'histoire et des travaux
de toute sa vie, se prÃĐsentÃĻrent à l'esprit de Jacques MÃĐrey; il comprit
que, puisque le chien ne voulait pas quitter l'enfant, c'est que
l'enfant et le chien ne devaient pas Être sÃĐparÃĐs; que d'ailleurs,
quelque rÃĐgularitÃĐ qu'il mÃŪt dans ses visites, il ne pouvait les faire
que de deux jours en deux jours tout au plus; or, Ã son avis, un
traitement continu, une surveillance de toutes les heures, ÃĐtaient
nÃĐcessaires pour tirer cette ÃĒme des tÃĐnÃĻbres dans lesquelles un oubli
du Seigneur l'avait plongÃĐe.
Il rentra donc dans la cabane, et, s'adressant au braconnier et à la
femme qui paraissait Être sa mÃĻre:
--Braves gens, leur dit-il, encore une fois, je ne vous demande pas
votre secret sur cette enfant; vous avez ÃĐvidemment fait pour elle tout
ce que vous pouviez faire, et, de quelque main que vous l'ayez reçue,
vous n'avez point trompÃĐ la main qui vous l'a confiÃĐe. C'est à moi de
faire le reste. Donnez-moi, ou plutÃīt prÊtez-moi cette petite fille, qui
vous est un fardeau inutile; j'essayerai de la guÃĐrir et de vous rendre
à la place de cette matiÃĻre inerte et muette une crÃĐature intelligente
qui vous aidera dans vos travaux et qui, en prenant place dans la
famille, y apportera sa part de forces et de capacitÃĐs.
La mÃĻre et le fils se regardÃĻrent alors, puis tous deux se retirÃĻrent
dans le fond de la cabane, discutÃĻrent quelques instants, parurent se
ranger au mÊme avis, et le fils, revenant vers le docteur, lui dit:
--Il est ÃĐvident, monsieur, que vous Êtes ici par l'intervention visible
du Seigneur, puisque c'est ce chien que nous avions cru perdu et dont
nous avions dÃĐjà fait notre deuil qui vous y a conduit. Prenez l'enfant
et emportez-le. Si le chien veut vous suivre, qu'il vous suive et s'en
aille avec l'enfant; la main de Dieu est dans tout cela, et ce serait
une impiÃĐtÃĐ de notre part de nous opposer à Sa volontÃĐ sainte.
Le docteur dÃĐposa sur une table sa bourse et tout ce qu'elle contenait;
il enveloppa l'enfant dans son manteau, et sortit accompagnÃĐ du chien,
qui, cette fois, ne fit aucune difficultÃĐ pour le suivre, et qui, plus
joyeux qu'il ne l'avait jamais ÃĐtÃĐ, allait et revenait devant lui,
flairant de son nez et donnant de petits coups de tÊte à l'enfant, qu'il
ne pouvait voir, mais qu'il devinait dans son enveloppe; puis il
repartait, aboyant avec la mÊme fiertÃĐ qu'un hÃĐraut d'armes qui proclame
la victoire de son gÃĐnÃĐral.
VI
Entre chien et chat
En voyant le chien si joyeux, le regardant avec des yeux si
intelligents, lui parlant avec des accents si nuancÃĐs, le docteur
s'affermissait plus que jamais dans l'idÃĐe de faire de ce chien qu'il
avait sauvÃĐ l'intermÃĐdiaire intelligent, le lien actif entre sa volontÃĐ
d'homme et le nÃĐant de la pauvre idiote qu'ils s'agissait de faire
vivre.
C'ÃĐtait un moyen de s'introduire en quelque sorte par surprise dans la
place. Tout plein des mythes cabalistiques de l'antiquitÃĐ, le docteur se
demandait si les poÃĻtes n'avaient point entrevu cette initiation quand
ils nous reprÃĐsentent OrphÃĐe passant à travers le triple aboiement du
chien CerbÃĻre avant d'arriver à Eurydice. Son entreprise offrait,
suivant lui, plus d'un point de ressemblance avec la tentative du grand
poÃĻte primitif. Il s'agissait de plonger au plus profond de cet enfer
qu'on appelle l'imbÃĐcillitÃĐ et de venir chercher une intelligence
accroupie dans les tÃĐnÃĻbres de la mort, et, comme OrphÃĐe avait fait pour
Eurydice, la ramener malgrÃĐ les dieux à la lumiÃĻre du jour.
OrphÃĐe avait ÃĐchouÃĐ, il est vrai, mais parce qu'il avait manquÃĐ de foi.
Pourquoi avait-il doutÃĐ de la parole du dieu des enfers? Pourquoi
s'ÃĐtait-il retournÃĐ pour voir si Eurydice le suivait?
Ce fut dans cette disposition d'esprit que le docteur rentra chez lui et
monta à son laboratoire.
La vieille Marthe, qui avait eu dÃĐjà beaucoup de peine à s'habituer Ã
Scipion, qui avait par sa prÃĐsence inattendue effarouchÃĐ son chat,
voyant que son maÃŪtre apportait quelque chose dans son manteau, et
croyant que c'ÃĐtaient quelques paquets d'herbes mÃĐdicinales qu'il avait
rÃĐcoltÃĐes dans la montagne, le suivit, car c'ÃĐtait son office à elle de
classer ces herbes avec des ÃĐtiquettes.
Le chat suivit la vieille.
Ce chat, que Marthe la bossue avait d'abord appelÃĐ le _PrÃĐsident_ Ã
cause de sa belle fourrure, qui lui avait rappelÃĐ la robe d'hermine du
prÃĐsident du tribunal de Bourges, qu'elle avait vu une fois en sa vie,
avait ÃĐtÃĐ en effet fort effarouchÃĐ de la prÃĐsence de Scipion. Scipion,
de son cÃītÃĐ, avec l'instinct haineux des animaux de son espÃĻce pour les
chats, s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐ sur le _PrÃĐsident_ et l'avait suivi sous les
chaises et sous les fauteuils, culbutant tout le mobilier du docteur,
jusqu'à ce que, trouvant une fenÊtre ouverte, le chat se fÃŧt ÃĐlancÃĐ par
cette fenÊtre, eÃŧt gagnÃĐ les toits et disparu.
Soit jalousie de voir sa place prise dans la maison, et par consÃĐquent
dans le cÅur des maÃŪtres de cette maison, soit terreur excessive
ÃĐprouvÃĐe dans cette rencontre oÃđ les forces ÃĐtaient inÃĐgales, le
_PrÃĐsident_, dont la vocation n'ÃĐtait pas la guerre, et qui depuis
longtemps mÊme, grÃĒce à la pÃĒtÃĐe rÃĐguliÃĻre que lui donnait, deux fois le
jour, la vieille Marthe, avait renoncÃĐ Ã la faire aux rats et aux
souris, et ne regardait plus ces animaux, lorsque par hasard ils
tombaient sous sa patte, que comme un dessert indigne de lui, le
_PrÃĐsident_ fut trois jours sans daigner rentrer à la maison, bien que,
chaque nuit on entendÃŪt ses miaulements plaintifs retentir sur le toit
et mÊme dans le grenier.
Quoique Marthe la bossue n'eÃŧt point osÃĐ se plaindre, M. le docteur lui
paraissant avoir droit de vie et de mort sur ce qui l'entourait, il
s'ÃĐtait fait, Ã la suite de cette fugue du _PrÃĐsident_, un changement
notable dans sa physionomie, et ce n'ÃĐtait qu'en soupirant qu'elle
prÃĐsentait le matin le cafÃĐ au lait à son maÃŪtre et qu'en rechignant
qu'elle trempait à midi la soupe de Scipion.
Le docteur aimait l'harmonie pour l'harmonie elle-mÊme, comme il
haÃŊssait la guerre à cause de ses rÃĐsultats. Il vit qu'un des ressorts
qui faisaient mouvoir les quatre personnages de sa maison s'ÃĐtait
arrÊtÃĐ, soit par lassitude, soit par accident; il s'informa à la vieille
Marthe de la cause de sa tristesse et, avec l'accent du reproche et en
fondant en larmes, elle se contenta de montrer le fauteuil oÃđ le chat
avait coutume de dormir, en s'ÃĐcriant:
--Le _PrÃĐsident_, monsieur le docteur!
C'ÃĐtait l'heure de la soupe de Scipion et de la pÃĒtÃĐe du _PrÃĐsident_.
Jacques MÃĐrey ordonna à Marthe d'aller prÃĐparer l'un et l'autre et de
les apporter dans des rÃĐcipients de diffÃĐrentes grandeurs.
Marthe sortit, secouant les ÃĐpaules, en femme qui dit:
--HÃĐlas! c'est bien inutile, ce que vous m'ordonnez là .
Mais, comme elle ÃĐtait habituÃĐe à obÃĐir sans discussion, elle se hÃĒta de
faire ce que lui ordonnait son maÃŪtre.
à peine avait-elle refermÃĐ la porte, que le docteur ÃĐtait sur le balcon
et cherchait des yeux le _PrÃĐsident_.
Comme la maison dominait toutes les autres et que le laboratoire
dominait la maison, l'Åil du docteur put plonger jusqu'aux
profondeurs les plus caverneuses de la Creuse; mais il n'eut point la
peine de se perdre dans ces sombres cavitÃĐs: Ã dix mÃĻtres de lui, sur un
toit de chaume, le _PrÃĐsident_ dormait au soleil, enveloppÃĐ de sa
fourrure tant soit peu souillÃĐe par les excursions nocturnes auxquelles
il s'ÃĐtait livrÃĐ depuis son dÃĐpart de la maison.
Le docteur appela le _PrÃĐsident_ avec un sifflement tout particulier.
L'animal, qui dormait, sentit pÃĐnÃĐtrer ce bruit au plus profond de son
sommeil et tressaillit. Il ouvrit ses grands yeux jaunes, regarda autour
de lui en s'ÃĐtirant, bÃĒilla à se dÃĐmonter la mÃĒchoire; mais, au milieu
de son bÃĒillement, il aperçut le docteur qui l'avait appelÃĐ.
Soit que cette attention de son maÃŪtre lui parÃŧt une rÃĐparation
suffisante, soit que, comme les autres animaux, il ressentÃŪt l'influence
irrÃĐsistible du magnÃĐtisme, il se mit à l'instant mÊme sur ses quatre
pattes et s'achemina vers le balcon.
Le docteur rentra, appela Scipion à lui. Un des talents de Scipion ÃĐtait
de faire le mort pour laisser passer l'infanterie et la cavalerie
lÃĐgÃĻre, ne se rÃĐveillant que lorsqu'on lui annonçait la grosse
cavalerie. Le docteur lui montra son tapis et lui ordonna de faire le
mort. Scipion se coucha et ferma les yeux.
Au mÊme moment, le _PrÃĐsident_ montrait à l'angle du balcon sa tÊte
fine, qui, malgrÃĐ l'invitation du maÃŪtre, n'ÃĐtait point exempte
d'inquiÃĐtude.
Jacques MÃĐrey alla à lui, le prit dans ses bras, l'embrassa sur le
front, ce qui ne lui ÃĐtait jamais arrivÃĐ, le caressa de la main,
dirigeant sa caresse depuis l'occiput jusqu'Ã l'extrÃĐmitÃĐ de l'ÃĐpine
dorsale, caresse à laquelle le _PrÃĐsident_ fut si sensible, que le
docteur le sentit frissonner sous sa main, du museau à l'extrÃĐmitÃĐ de la
queue; frÃĐmissement auquel succÃĐda à l'instant mÊme ce ronron
particulier pour exprimer le bien-Être portÃĐ Ã la plus haute puissance.
Alors, il le coucha entre les pattes de Scipion, lui faisant un oreiller
de l'une d'elles, tandis que de l'autre il lui enveloppait le corps
comme une mÃĻre fait de son nourrisson. Les deux animaux, qui trois jours
auparavant avaient voulu se dÃĐvorer--car, si la force ÃĐtait du cÃītÃĐ de
Scipion, la bonne volontÃĐ ne manquait pas au _PrÃĐsident_--, se
trouvÃĻrent nez à nez et tout ÃĐmerveillÃĐs de leurs dispositions non
seulement pacifiques, mais bienveillantes vis-Ã -vis l'un de l'autre.
Ils ÃĐtaient sous le charme de ce rapprochement lorsque Marthe entra
tenant d'une main la pÃĒtÃĐe du chat, et de l'autre la soupe du chien. Son
ÃĐtonnement fut si grand, qu'elle posa la pÃĒtÃĐe du chat sur la table,
pour faire le signe de la croix.
Elle n'avait pas elle-mÊme une confiance bien absolue dans la puretÃĐ de
croyance de son maÃŪtre, et chaque fois qu'elle lui voyait accomplir un
acte qui lui paraissait dÃĐpasser les limites de la puissance humaine,
elle commençait à tout hasard par se mettre en garde contre Satan, en
dessinant entre elle et lui le signe de la croix.
--Ah! monsieur! dit-elle en regardant le chien et le chat entre les
pattes l'un de l'autre, en voilà encore un, de vos tours!
--Donne à ces animaux leur dÃĐjeuner, et attends, dit le docteur, qui
n'ÃĐtait pas fÃĒchÃĐ souvent d'apprÃĐcier, de ses propres yeux, l'effet que
ce que le peuple appelle des miracles produisait sur les ÃĒmes
vulgaires.
Marthe obÃĐit, mais son trouble ÃĐtait si grand, qu'elle dÃĐposa la pÃĒtÃĐe
du chat devant le nez du chien et la soupe du chien devant le nez du
chat. Et, comme elle voulait rÃĐparer cette erreur:
--Laisse faire, dit Jacques MÃĐrey; chacun trouvera bien son ÃĐcuelle.
Alors, de ce sifflement avec lequel il avait rÃĐveillÃĐ le _PrÃĐsident_, il
tira les deux animaux de leur sommeil factice, et, comme il l'avait
prÃĐdit, Scipion fit un bond à gauche pour arriver à sa soupe, et le
_PrÃĐsident_ passa entre les jambes de Scipion pour arriver à sa pÃĒtÃĐe.
à partir de ce jour, l'harmonie la plus parfaite s'ÃĐtait rÃĐtablie et
avait rÃĐgnÃĐ, à la grande satisfaction de Marthe, mais à la plus grande
satisfaction encore de son maÃŪtre, dans la maison du docteur.
C'ÃĐtait donc avec une confiance en son maÃŪtre qu'avaient encore
augmentÃĐe les ÃĐvÃĐnements que nous venons de raconter, que Marthe suivait
le docteur à son laboratoire, croyant lui voir rapporter sa moisson
d'herbes ordinaire.
Mais son ÃĐtonnement fut grand, lorsque aprÃĻs avoir, avec toutes sortes
de prÃĐcautions, dÃĐposÃĐ son manteau à terre, le docteur en laissa tomber
les quatre coins, et qu'elle vit que ce qu'elle avait pris pour des
bottes d'herbes n'ÃĐtait rien autre chose qu'une enfant de sept à huit
ans, qui resta immobile sur le parquet à l'endroit oÃđ l'avait dÃĐposÃĐe
Jacques MÃĐrey, et qui ne donna signe de vie par un mouvement quelconque
que quand le chien accourut prÃĻs d'elle et se fut mis à lui lÃĐcher le
visage.
--Ah! mon Dieu! qu'est-ce que c'est que ça? s'ÃĐcria Marthe la tÊte en
avant et les bras ÃĐcartÃĐs.
--_Ãa!_ dit le docteur avec son mÃĐlancolique sourire; _ça!_ c'est une
masse de chair sans ÃĒme, sans volontÃĐ, sans mouvement, oubliÃĐe par le
CrÃĐateur parmi ces Êtres difformes et incomplets auxquels il faut que la
science rende ce que la nature a oubliÃĐ de leur donner.
--JÃĐsus Dieu! monsieur le docteur, s'exclama Marthe, vous n'allez pas
encore embarrasser, j'espÃĻre bien, la maison d'un pareil fÃĐtiche? C'est
bon à mettre dans les grands bocaux qui sont à la porte des
apothicaires, mais pas autre chose.
--Au contraire, Marthe, dit Jacques MÃĐrey, je vais la garder, et c'est
toi qui plus particuliÃĻrement seras chargÃĐe de veiller sur elle. Pour
commencer, tu vas aller acheter une baignoire de demi-grandeur, et tu
vas savonner cette crÃĐature des pieds à la tÊte.
Comme toujours, la vieille Marthe obÃĐit. Une heure aprÃĻs l'ordre donnÃĐ,
la baignoire pleine d'eau, tiÃĐdie à point, recevait la petite crÃĐature,
et la main exercÃĐe de Marthe la frottait du plus doux savon que l'on
avait pu trouver.
Le docteur assistait à cette toilette et y donnait toute son attention.
L'enfant, en sortant de la cabane du bÃŧcheron, ÃĐtait tellement salie par
le contact des choses les plus immondes, qu'il ÃĐtait impossible de voir
non seulement la couleur de ses cheveux, mais encore celle de sa peau.
Peu à peu, sous la main de Marthe et au milieu de la mousse savonneuse,
apparaissait un corps d'une blancheur mate et maladive, comme l'est
celui des enfants qui ont ÃĐtÃĐ tenus enfermÃĐs.
Il y a dans les atomes de l'air et dans les rayons du soleil ce que l'on
pourrait appeler la couleur de la vie; les plantes qui n'ont ni air ni
soleil poussent pÃĒles et blanches, tandis que leurs sÅurs qui
jouissent des conditions ordinaires de la vie ÃĐclatent de toutes les
couleurs qu'elles empruntent au prisme solaire.
Il ÃĐtait difficile de dire, mÊme quand le soin le plus scrupuleux eut
prÃĐsidÃĐ au dÃĐbarbouillage de la figure, si l'enfant ÃĐtait belle ou
laide. Aucun des traits n'ÃĐtait assez suffisamment arrÊtÃĐ pour qu'on le
jugeÃĒt; l'Åil qui s'entrouvrait à peine et dont on ne pouvait
apprÃĐcier la grandeur, ÃĐtait cependant d'un beau bleu cÃĐleste; la
bouche, mal dessinÃĐe, renfermait des dents assez belles, mais auxquelles
la pÃĒleur des lÃĻvres Ãītait toute valeur; les sourcils ÃĐtaient plutÃīt
indiquÃĐs par les tons de chair, qu'ils n'ÃĐtaient marquÃĐs par l'arc
veloutÃĐ dont la femme sait tirer un si bon parti, qu'ils soient
abondants ou non. Sa tÊte ÃĐtait à peu prÃĻs dÃĐnudÃĐe de cheveux, exceptÃĐ
au cervelet, oÃđ quelques boucles d'un blond pÃĒle indiquaient que, si
cette crÃĐature devenait jamais une femme, elle se rattacherait à la
douce race germanique par la couleur de sa chevelure.
En somme, Ã part quelques engorgements au cou, aux aines et aux genoux,
le docteur parut assez satisfait de l'ÃĐtat dans lequel il trouvait la
pauvre petite abandonnÃĐe.
Un des caractÃĻres de l'idiotisme, c'est la torpeur.
La nature a fait à l'homme trois dons, et dans ce triangle elle a
renfermÃĐ la vie.
Ces trois dons sont la sensation, la volontÃĐ, le mouvement. L'homme
ÃĐprouve, il veut, il agit. Ces trois actions s'enchaÃŪnent et ne peuvent
se dÃĐsunir. Du moment que l'homme n'ÃĐprouve pas, il ne peut pas vouloir,
et, ne pouvant vouloir, il n'agit pas.
L'idiot n'ÃĐprouve pas; de là la cause premiÃĻre de son immobilitÃĐ.
Ainsi, dans la cabane du braconnier, la pauvre enfant ne quittait jamais
son lit, et restait des heures entiÃĻres à rouler sur elle-mÊme comme un
animal, ou à se balancer comme ces magots de la Chine qui n'ont de
mouvement que dans le va-et-vient de la tÊte, d'une ÃĐpaule à l'autre.
C'ÃĐtait là son plus grand rapprochement de la vie.
Elle dÃĐtestait le grand air, le mouvement, la lumiÃĻre, enfin, elle avait
la tendance naturelle des corps bruts qui aspirent au repos.
Comme dans toutes les provinces, oÃđ le terrain ne coÃŧte pas cher, le
jardin ÃĐtait grand relativement à la maison. Il ÃĐtait plantÃĐ d'arbres
forestiers au milieu desquels, au sommet d'un tertre, s'ÃĐpanouissait un
magnifique pommier. Un cours d'eau, une source, claire, brillante,
sanglotant un doux murmure, sortait du pied de ce tertre, descendait en
petites cascades, et, traversant une cour pavÃĐe, dans l'encaissement
d'un ruisseau, allait, aprÃĻs avoir arrosÃĐ le jardin dans toute sa
longueur, se jeter dans la Creuse.
à cette source, si humble et si exiguÃŦ qu'elle fÃŧt, le jardin, vÃĐritable
oasis, devait toute sa fraÃŪcheur et toute sa verdure. Trois ou quatre
magnifiques saules pleureurs, placÃĐs d'ÃĐtage en ÃĐtage, mÊlaient leur
feuillage dorÃĐ aux diffÃĐrentes nuances de vert que prÃĐsentait au regard
la palette variÃĐe du jardin.
D'un coup d'Åil, Jacques MÃĐrey mesura tout le parti qu'il pouvait
tirer pour sa petite malade d'un jardin en pente douce oÃđ le soleil, si
ardent qu'il fÃŧt, ÃĐtait toujours tamisÃĐ par l'ombre des arbres. Un
crayon à la main, il se fit à l'instant mÊme l'architecte et le
jardinier de ce petit Trianon. Une surface plane fut destinÃĐe à une fine
pelouse de gazon anglais sur laquelle l'enfant pourrait se rouler tout Ã
son aise. Un bassin, dont la profondeur ne devait pas dÃĐpasser trente
centimÃĻtres, fut tracÃĐ avec des piquets de bois, que devait remplacer
une grille de fer; c'ÃĐtait le bain futur de l'enfant sans nom et sans
ÃĒme qui gisait dans le laboratoire.
Des branches de tilleul furent entrelacÃĐes par Jacques MÃĐrey lui-mÊme,
pour former un berceau impÃĐnÃĐtrable aux rayons du soleil dans ces jours
de canicule et d'exaspÃĐration de la nature pendant lesquels tout devient
dangereux, mÊme le soleil. Enfin, deux ou trois emplacements furent
dÃĐsignÃĐs pour y planter des fleurs, car Jacques MÃĐrey, dans la cure
qu'il allait entreprendre, comptait appeler à la lui toutes les
ressources de la nature.
Le lendemain matin, quatre ouvriers jardiniers ÃĐtaient, au point du
jour, introduits dans le jardin, et une double paye leur ÃĐtait offerte
s'ils avaient, en une semaine, opÃĐrÃĐ tous les travaux que le docteur
venait en dix minutes de jeter sur le papier.
VII
Une ÃĒme à sa genÃĻse
Huit jours aprÃĻs, la besogne ÃĐtait terminÃĐe; le gazon, semÃĐ dÃĻs le
premier jour, commençait à sortir de terre. Le bassin, foncÃĐ de gravier
pris à la riviÃĻre, entourÃĐ d'une grille qui empÊchait l'enfant d'y
rouler, disposÃĐ de maniÃĻre à ce qu'elle y pÃŧt prendre, sous la
surveillance de Marthe, un bain complet dans lequel rien ne gÊnerait le
caprice de ses mouvements, s'ÃĐtendait sur un diamÃĻtre d'une dizaine de
pas; enfin des fleurs avaient ÃĐtÃĐ transportÃĐes dans leurs pots, pour
qu'elles n'eussent point à souffrir du dÃĐplacement, et formaient de
leurs diffÃĐrentes nuances trois tapis bariolÃĐs.
Le petit Ãden ÃĐtait prÊt à recevoir sa petite Ãve.
L'enfant n'avait pas de nom; on n'avait jamais pensÃĐ Ã lui en donner un.
Qu'avait-on besoin de l'appeler, puisqu'elle ne rÃĐpondait pas? Elle
avait bien reçu autrefois, sans doute, au moment de sa naissance, le nom
de quelque saint ou de quelque sainte portÃĐ au calendrier, mais ces ÃĐlus
du Seigneur avaient si mal veillÃĐ sur leur filleule, que ce n'ÃĐtait
vÃĐritablement pas la peine de rechercher ce nom impuissant, et qui,
d'ailleurs, ÃĐtait probablement perdu volontairement au fond de la
mÃĐmoire de ses nourriciers.
Mais Marthe la bossue, qui non seulement avait un nom, mais aussi un
surnom, ne pouvait pas se contenter d'un pareil incognito; elle
tourmenta donc tant son maÃŪtre pour savoir le nom de l'enfant, que
celui-ci, qui, au bout du compte, voulait l'habituer dans l'avenir Ã
rÃĐpondre à une appellation, lui rÃĐpondit qu'elle se nommait Ãva. Et ce
n'ÃĐtait pas sans raison et sans y avoir rÃĐflÃĐchi que Jacques MÃĐrey
donnait ce nom à la petite orpheline; n'avait-il pas essayÃĐ de faire sur
elle la mÊme Åuvre que Dieu avait faite sur la premiÃĻre femme? Cette
crÃĐation toute matÃĐrielle qui lui ÃĐtait tombÃĐe entre les mains,
n'allait-il pas, lui, si son projet rÃĐussissait, en faire une crÃĐature
que Dieu pourrait reconnaÃŪtre parmi les femmes, comme il reconnaÃŪt une
fleur parmi les fleurs? Quel nom plus significatif eÃŧt-il pu lui donner
que celui d'Ãva?
Nous disons Ãva, parce que lui seul persista à lui donner ce nom. Marthe
la bossue trouvait le nom de Rosalie bien plus joli, et elle demanda la
permission de substituer ce nom à celui que le docteur lui dÃĐsignait, et
qui d'ailleurs n'ÃĐtait pas dans le calendrier.
Jacques MÃĐrey, qui commençait à ÃĐprouver un sentiment ÃĐtrange pour la
petite fille, ne fut point fÃĒchÃĐ que tout le monde l'appelÃĒt d'un nom
tandis que lui seul l'appellerait d'un autre, et tandis qu'Ã lui seul
elle rÃĐpondrait lorsqu'il l'appellerait de ce nom-là .
L'enfant, appelÃĐe Rosalie par tout le monde, fut donc par le docteur
seul appelÃĐe Ãva.
Le jour oÃđ Ãva fit son entrÃĐe dans le jardin ÃĐtait une chaude journÃĐe
d'ÃĐtÃĐ; il fit ÃĐtendre un tapis sous le berceau de tilleuls, et Scipion,
bien lavÃĐ, bien frottÃĐ Ã son tour, fut admis à partager l'ombre avec
l'enfant.
Le docteur avait beaucoup comptÃĐ sur le chien pour l'aider dans son
Åuvre de crÃĐation. Le chien porterait un jour Ãva sur son dos; le
chien traÃŪnerait un jour la voiture d'Ãva; en attendant, le chien, avec
une adresse admirable, jouait avec l'enfant, lui imprimait malgrÃĐ elle
ce mouvement qui lui paraissait antipathique, mais qu'elle acceptait de
la part du chien.
Pendant toute cette premiÃĻre journÃĐe, le docteur se tint en tiers avec
les deux pauvres Êtres qu'il ne quittait pas des yeux.
L'enfant ÃĐtait nue, la chaleur le permettait, et le docteur ne voulait,
par aucun obstacle, gÊner ses premiers mouvements; plusieurs fois, il
essaya de la faire tenir debout; mais ses jambes pliÃĻrent, mÊme en
donnant un banc pour appui à ses mains.
Le docteur vit donc qu'il fallait, momentanÃĐment du moins, ne s'occuper
que de l'organisme, pour le mettre en ÃĐtat d'accepter ultÃĐrieurement les
bÃĐnÃĐfices d'un traitement moral.
Les premiers jours et mÊme les premiers mois se passÃĻrent en soins
mÃĐdicaux destinÃĐs à combattre le lymphatisme de ce corps.
Ce furent d'abord des bains froids dans le bassin de la source; ces
bains commencÃĻrent d'abord à faire jeter des cris de douleur à l'enfant:
il en est toujours ainsi, et dans notre pauvre nature humaine, le cri de
douleur prÃĐcÃĻde le cri de joie; puis, aux bains froids, auxquels la
petite Ãva s'habitua peu à peu, qu'elle supporta bientÃīt sans angoisse,
et qu'elle finit mÊme par prendre avec plaisir, succÃĐdÃĻrent, quand les
jours de chaleur furent passÃĐs, les bains salins et alcalins, auxquels
vint en aide une bonne et succulente nourriture.
Chez le braconnier, l'enfant n'avait jamais mangÃĐ que des soupes au lait
ou des panades; la soupe au bÅuf y ÃĐtait rare, et à peine l'enfant
avait-elle eu l'occasion d'en goÃŧter deux ou trois fois dans sa vie.
D'ailleurs, sous le rapport de la nourriture, elle ne manifestait aucune
prÃĐfÃĐrence; elle avalait ce qu'on lui donnait, et le mouvement de ses
mÃĒchoires, comme tous les autres mouvements de son corps, ÃĐtait purement
instinctif.
Le docteur commença par substituer d'excellents consommÃĐs aux panades et
aux soupes au lait; puis peu à peu, quand il se fut assurÃĐ que l'estomac
pouvait supporter quelque chose de plus substantiel, il en arriva aux
gelÃĐes de viandes blanches d'abord, puis de viande noire et
particuliÃĻrement de gibier, cette derniÃĻre viande contenant le double de
partie nutritive des autres.
L'hiver se passa tout entier dans ces soins de tous les jours, et sans
que l'on pÃŧt constater le moindre progrÃĻs dans l'intelligence ou dans
l'organisme physique de l'enfant. Mais la patience du docteur semblait
plus obstinÃĐe que la faiblesse qu'elle avait entrepris de combattre.
Souvent il ÃĐtait prÃĻs de dÃĐsespÃĐrer.
Un fait qu'il provoqua, et qui rÃĐussit selon ses dÃĐsirs, lui rendit
toutes ses espÃĐrances.
Un jour, il ordonna à Marthe d'emmener le chien et de l'enfermer dans
une niche bÃĒtie au fond du jardin, oÃđ l'on pouvait entendre ses cris.
Mais le chien ne voulut pas suivre Marthe; il fallut que ce fÃŧt le
docteur lui-mÊme qui le conduisÃŪt à la niche et qui lui ordonnÃĒt d'y
entrer.
L'intelligent animal comprenait à quelle sÃĐparation on le condamnait;
contre tout autre que le docteur, Ã coup sÃŧr, il se fÃŧt dÃĐfendu; mais
par le docteur il se laissa enchaÃŪner et enfermer, se contentant de se
plaindre douloureusement d'une pareille injustice.
Bien entendu que ce fut le docteur qui se chargea de porter la
nourriture au pauvre prisonnier. Pour le consoler, il lui laissa une
gamelle pleine d'une soupe qu'il avait tout particuliÃĻrement recommandÃĐe
à la vieille Marthe. Puis il revint prÃĻs d'Ãva.
C'ÃĐtait la premiÃĻre fois depuis prÃĻs d'un an que la petite fille ÃĐtait
privÃĐe de son compagnon; elle l'avait vu sortir avec le docteur, et
l'avait suivi des yeux jusqu'Ã la porte; en ne le voyant pas rentrer
avec lui, ses yeux demeurÃĻrent fixes et marquÃĻrent une nuance
d'ÃĐtonnement.
Le docteur saisit cette nuance, tout imperceptible qu'elle ÃĐtait.
Mais ce ne fut pas tout. Le reste de la journÃĐe se passa. L'enfant,
inquiÃĻte, regardait à droite et à gauche, faisant mÊme de certains
mouvements qu'elle n'avait jamais faits pour regarder derriÃĻre elle;
puis des plaintes, vers le soir, commencÃĻrent à s'ÃĐchapper de ses
lÃĻvres.
Mais ce n'ÃĐtaient pas des plaintes que voulait Jacques MÃĐrey; souvent
dÃĐjà , il l'avait entendue se plaindre; c'ÃĐtait un sourire, car il ne
l'avait jamais vue sourire encore, et cependant peu à peu,
incontestablement, les traits de son visage s'ÃĐtaient accentuÃĐs;
l'Åil s'ÃĐtait agrandi, tout en restant sinon atone, du moins vague;
le nez s'ÃĐtait formÃĐ, les lÃĻvres s'ÃĐtaient dessinÃĐes et avaient pris une
teinte rosÃĐe; enfin sa tÊte s'ÃĐtait couverte de cheveux du plus beau
blond.
Le docteur veilla prÃĻs d'elle; les plaintes de la journÃĐe se
continuÃĻrent pendant le sommeil. Deux ou trois fois, l'enfant fit des
mouvements plus brusques qu'elle n'en faisait ÃĐtant ÃĐveillÃĐe, et elle
agita son bras avec moins de mollesse que de coutume. RÊvait-elle? y
avait-il une pensÃĐe dans ce cerveau? ou n'ÃĐtait-ce que de simples
tressaillements nerveux qui la secouaient?
Le lendemain, en s'ÃĐveillant, Ãva trouva prÃĻs d'elle le chat, pour
lequel elle n'avait jamais manifestÃĐ ni sympathie ni antipathie; c'ÃĐtait
Jacques MÃĐrey qui avait placÃĐ là l'animal afin de voir comment
l'accueillerait Ãva.
Ãva, à moitiÃĐ ÃĐveillÃĐe, sentant un poil doux à la portÃĐe de sa main,
commença par caresser l'animal; mais, peu à peu, ses yeux s'ouvrirent
et, avec la fatigue visible d'un effort accompli, se fixÃĻrent sur le
_PrÃĐsident_, qu'elle commençait à ne plus confondre avec Scipion; enfin,
reconnaissant l'identitÃĐ du matou, elle le repoussa avec un dÃĐpit assez
visible pour que l'irascible matou se crÃŧt insultÃĐ et sautÃĒt à bas du
lit de l'enfant.
Dans ce moment, on entendit par les escaliers un grand bruit de chaÃŪnes
et comme le galop d'un cheval qui aurait gravi l'escalier du
laboratoire, puis la porte mal fermÃĐe s'ouvrit sous une violente
secousse, et Scipion parut, dÃĐlivrÃĐ de sa captivitÃĐ.
Il avait brisÃĐ sa chaÃŪne et mangÃĐ sa porte.
Il vint se jeter sur le lit d'Ãva.
Ãva jeta un cri de joie, et, pour la premiÃĻre fois, sourit.
C'ÃĐtait le dÃĐnouement qu'attendait le docteur, quoiqu'il l'eÃŧt prÃĐparÃĐ
d'une autre façon, et qu'il eÃŧt comptÃĐ sans la vigueur et sans
l'impatience de Scipion.
Il s'empressa de dÃĐtacher du cou du chien le collier et la chaÃŪne qu'il
traÃŪnait, et dont les anneaux eussent pu blesser les membres dÃĐlicats de
l'enfant. Puis, joyeux, il contempla cette double joie se manifestant
dans une mutuelle caresse.
Ainsi, la veille, l'enfant avait bien vÃĐritablement regrettÃĐ le chien.
Ainsi, la nuit, l'enfant avait bien vÃĐritablement rÊvÃĐ.
Ainsi, malgrÃĐ les vingt-quatre heures ÃĐcoulÃĐes, Ãva n'avait point oubliÃĐ
Scipion.
Il y avait dans le cerveau de l'enfant, sinon la mÃĐmoire encore, du
moins le germe de la mÃĐmoire.
Jacques MÃĐrey murmura tout bas la devise de Descartes: _Cogito, ergo
sum_ (je pense, donc je suis).
L'enfant _pensait_, donc elle _ÃĐtait_.
Puis, aux premiers jours du printemps, quand l'eau eut repris son cours
et son murmure; quand avril eut fait ÃĐclater les bourgeons laineux des
hÊtres et des tilleuls; quand l'herbe eut de nouveau de sa tÊte verte
percÃĐ la surface brune de la terre, par un beau soleil et par une belle
matinÃĐe, l'enfant, suivie du chien, fit sa rentrÃĐe dans son paradis.
Le tapis l'attendait sous les tilleuls; mais cette fois, une surprise
attendait Jacques, qui fut la rÃĐcompense de ses soins. En se cramponnant
à l'angle du banc, l'enfant se souleva d'elle-mÊme, et aidÃĐe du docteur,
qui appuya ses deux mains au rebord de la banquette, elle se tint
debout, et toute joyeuse poussa une exclamation de plaisir qui pour le
docteur fut une exclamation de triomphe.
Ainsi venait de se rÃĐvÃĐler presque en mÊme temps le double progrÃĻs de la
pensÃĐe dans le cerveau et de la force dans les muscles. Ainsi, comme
chez les autres enfants, et en retard seulement de six ou sept annÃĐes,
se dÃĐveloppaient ensemble ces deux jumeaux, l'un terrestre, l'autre
divin, qu'on appelle le corps et l'ÃĒme.
VIII
_Prima che spunti l'aura_
C'ÃĐtait un progrÃĻs à ravir le docteur de joie, mais un progrÃĻs relatif.
Ãva commençait à distinguer ce qui se trouvait dans le cercle de son
rayon visuel; mais elle paraissait insensible au bruit, et, pour quelque
bruit qui se fÃŪt autour d'elle, elle ne se retournait point.
Le docteur s'arrÊta à une idÃĐe qui lui ÃĐtait dÃĐjà venue plusieurs fois,
mais que, dans la crainte d'avoir devinÃĐ vrai, il n'avait pas voulu
approfondir: c'est que la pauvre enfant ÃĐtait sourde.
Un jour qu'elle jouait avec Scipion sur la pelouse, et que, trop faible
encore pour se tenir sur ses jambes, elle se traÃŪnait sur ses pieds et
sur ses mains, le docteur, qui avait abandonnÃĐ pour elle creusets et
cornues, monta à son laboratoire, prit un pistolet, le chargea, et vint
le tirer derriÃĻre Ãva et à son oreille.
Scipion bondit, aboya, se prÃĐcipita dans les massifs, les fouilla pour
savoir sur quel gibier le docteur avait tirÃĐ.
Mais l'enfant ne tressaillit mÊme pas.
Elle suivait des yeux le chien, elle paraissait s'amuser de sa folie,
elle lui faisait de la main, et pour le rappeler auprÃĻs d'elle, des
gestes tout à fait inintelligibles d'un autre que lui. Mais, tout en
s'occupant de l'effet, elle ÃĐtait restÃĐe complÃĻtement ÃĐtrangÃĻre à la
cause.
Alors, le docteur rÃĐsolut d'employer l'ÃĐlectricitÃĐ comme adjuvant au
traitement que subissait la jeune fille: toutes les fois qu'elle
retombait dans ses phases de torpeur--et ces phases, Ã peu prÃĻs
pÃĐriodiques, se renouvelaient pendant vingt-quatre, trente-six ou mÊme
quarante-huit heures, deux ou trois fois par mois--, Jacques MÃĐrey la
frictionnait avec une brosse ÃĐlectrique, lui faisait prendre des bains
d'eau ÃĐlectrisÃĐe, et dirigeait sur le conduit auditif un courant
ÃĐlectrique continu pendant quelques minutes d'abord, puis pendant un
quart d'heure, une demi-heure et mÊme une heure.
Au bout de trois mois de traitement, le docteur renouvela l'expÃĐrience
du pistolet.
L'enfant tressaillit et se retourna au bruit.
Il ÃĐtait ÃĐvident pour le docteur que, jusque là , Ãva avait ÃĐtÃĐ muette
parce qu'elle avait ÃĐtÃĐ sourde; quand elle entendrait le bruit de la
parole, qui ne parvenait pas encore jusqu'Ã elle et qui frappait son
oreille sans y pÃĐnÃĐtrer, elle parlerait.
Mais le docteur ÃĐtait encore loin d'avoir atteint ce rÃĐsultat.
Aussi continua-t-il avec ÃĐnergie le mÊme traitement ÃĐlectrique. L'enfant
paraissait physiquement s'en trouver à merveille, et elle y recueillait
un remarquable accroissement de forces physiques. Aussi le docteur
rÃĐsolut-il de faire une autre tentative.
Le pauvre voiturier qui avait eu la cuisse brisÃĐe, et à qui le docteur
avait si heureusement fait l'opÃĐration que nous avons dÃĐcrite, outre les
trois cents francs que lui avait fait obtenir son protecteur inconnu,
avait obtenu de la mairie d'annoncer à son de trompe dans les rues
d'Argenton les nouvelles municipales, les ventes publiques, les objets
perdus, les rÃĐcompenses promises.
Le bruit de sa trompette ÃĐtait populaire à Argenton, et, dÃĻs que l'on
entendait sa fanfare accoutumÃĐe, la seule qu'il sÃŧt, chacun, mis en
mouvement par ce dÃĐsir de nouvelles si impÃĐrieux dans les petites
villes, oÃđ elles sont si rares que l'on en fait quand il n'en vient
point, accourait au carrefour oÃđ elle se faisait entendre.
Un jour qu'il venait de remplir son office et qu'il passait devant la
porte de Jacques MÃĐrey, celui-ci l'appela.
Basile se hÃĒta de se rendre à l'invitation du docteur, aussi vite que le
lui permettait sa jambe de bois.
Le docteur, inutile de le dire, ÃĐtait restÃĐ un dieu pour le brave
Basile, qui, voyant de quelle pluie de bÃĐnÃĐdictions la Providence
l'avait gratifiÃĐ depuis son accident, en ÃĐtait arrivÃĐ Ã ne pas regretter
sa jambe, qui ne lui eÃŧt jamais, prÃĐsente, rapportÃĐ ce que, absente,
elle lui rapportait.
Jacques MÃĐrey expliqua à Basile ce qu'il dÃĐsirait de lui: c'ÃĐtait sa
fanfare la plus aiguÃŦ.
Basile avoua naÃŊvement au docteur qu'il n'en savait qu'une, mais qu'il
pouvait, si l'oreille destinÃĐe à l'entendre n'ÃĐtait pas trop dÃĐlicate,
au risque de quelques notes hasardÃĐes, la monter un ton plus haut.
Le docteur rÃĐpondit que l'instrumentiste ne devait pas craindre de
risquer quelques sons discordants. Il les lui eÃŧt demandÃĐs s'il ne les
lui eÃŧt pas offerts de lui-mÊme.
Tous deux montÃĻrent au laboratoire, car on ÃĐtait arrivÃĐ aux premiers
froids d'hiver. La douce chaleur du poÊle, chaleur maintenue de 18 à 20
degrÃĐs, permettait à l'enfant de rester vÊtue d'une simple chemise. Elle
ÃĐtait couchÃĐe sur Scipion et tenait le _PrÃĐsident_ entre ses bras.
Le _PrÃĐsident_ ÃĐtait beaucoup moins liÃĐ avec l'enfant que Scipion. Et,
il faut le dire, malgrÃĐ le nom que lui avait donnÃĐ Marthe, et malgrÃĐ sa
fourrure bien autrement douce que celle du chien, le _PrÃĐsident_ n'ÃĐtait
pas d'un caractÃĻre facile, et, de mÊme qu'il y a toujours beaucoup du
chat dans le tigre, il y a toujours un peu du tigre dans le chat. Et
Marthe elle-mÊme, malgrÃĐ sa tendresse de mÃĻre pour le quinteux matou,
n'ÃĐtait pas à l'abri d'un coup de griffe dans ses jours de misanthropie.
Il est vrai que, si le _PrÃĐsident_ eÃŧt ÃĐtÃĐ amplement douÃĐ de ce filon de
mÃĐmoire qui avait, Ã la grande joie du docteur, traversÃĐ le cerveau
d'Ãva, il eÃŧt bien, malgrÃĐ sa fourrure immaculÃĐe et son embonpoint
chanoinesque, eu quelques reproches à faire à la vieille servante, quand
l'indiffÃĐrence moqueuse des chattes argentonnaises lui rappelait que sa
trop prÃĐvoyante nourrice ne lui avait pas rendu l'ÃĐquivalent de ce
qu'elle lui avait ÃītÃĐ.
Mais jamais avec Ãva le _PrÃĐsident_ n'avait manifestÃĐ un de ces moments
d'impatience, et jamais la moindre ÃĐgratignure rayant d'un trait la
peau, hÃĐlas! trop blanche de l'enfant, n'avait tÃĐmoignÃĐ que les griffes
aiguÃŦs de l'involontaire soprano fussent sorties de leur fourreau de
velours.
Le docteur recommanda à Basile d'entrer sans bruit, non pas à cause de
l'enfant qui ne l'entendrait pas, à coup sÃŧr, mais à cause du chien et
du chat qu'il pourrait effrayer. Aussi, malgrÃĐ le bruit que faisait en
frappant sur le parquet cette jambe que Basile devait à la libÃĐralitÃĐ du
docteur, ils arrivÃĻrent tous deux, leurs pas assourdis par le tapis, Ã
la distance d'un mÃĻtre à peu prÃĻs du groupe pittoresque que formaient
l'enfant et les deux animaux.
Scipion et le _PrÃĐsident_, qui avaient l'oreille fine, avaient bien
entendu venir deux personnes, mais l'une de ces deux personnes ÃĐtait le
maÃŪtre, et par consÃĐquent on le savait trop bienveillant pour supposer,
mÊme eÃŧt-on les susceptibilitÃĐs excessives du chien et les mauvaises
imaginations du chat, qu'il vÃŪnt avec de mÃĐchantes intentions. Quant Ã
celui qui l'accompagnait, ce n'ÃĐtait pas tout à fait un inconnu pour les
deux animaux. Assis sur le seuil de la porte, Scipion, et, couchÃĐ sur
son toit, le _PrÃĐsident_, l'avaient plus d'une fois vu passer devant la
maison et mÊme s'arrÊter pour parler au docteur. Quant à cet instrument
d'une forme inconnue qu'il tenait à la main, c'eÃŧt ÃĐtÃĐ par trop
d'intelligence aux deux quadrupÃĻdes de le suspecter, tous deux
ignoraient les tonnerres d'inharmonie et de discordance qu'il renfermait
dans son sein. Aussi, lorsqu'il l'approcha de sa bouche, mouvement que
ne vit point Ãva, mais que suivirent en clignant bÃĐatement des yeux le
_PrÃĐsident_ et Scipion, nul ne se douta de ce qui allait arriver.
Tout à coup la formidable fanfare ÃĐclata si terrible, que d'un seul bond
le _PrÃĐsident_ fut sur le toit voisin en passant à travers un carreau
qui se trouvait sur sa route; que Scipion fit entendre le plus lugubre
gÃĐmissement qui fÃŧt sorti du larynx d'un chien hurlant à la lune, et
qu'Ãva se prit à pleurer. L'ÃĐpreuve ÃĐtait heureuse mais non concluante,
Ãva pouvait aussi bien pleurer à propos de la fuite du _PrÃĐsident_ ou du
brusque mouvement de Scipion qu'Ã propos de la fanfare qui venait
d'ÃĐclater si inopinÃĐment sur sa tÊte.
Aussi fit-il signe à Basile de s'interrompre, et comme Ãva continua Ã
pleurer encore quelques minutes, il fut impossible de connaÃŪtre la
vÃĐritable cause de ses larmes.
Mais, ses larmes ayant cessÃĐ, le docteur prit Scipion par le collier,
afin qu'aucun mouvement de l'animal ne vÃŪnt effrayer la malade, et
ordonna à Basile de recommencer son morceau. Basile, orgueilleux de
l'effet qu'il avait produit, ne se fit pas prier; il rapprocha
l'instrument de sa bouche, et en tira un son si terrible et si menaçant,
que les larmes d'Ãva recommencÃĻrent et qu'elle fit un mouvement pour
fuir comme avaient fui le _PrÃĐsident_ et Scipion.
DÃĻs lors, il n'y avait pas de doute à conserver, c'ÃĐtait bien la
trompette qui avait fait pleurer l'enfant, et la fuite du chat et les
lamentations du chien n'ÃĐtaient pour rien dans ses larmes.
Le docteur, enchantÃĐ de l'ÃĐpreuve et convaincu de la bontÃĐ de son
systÃĻme curatif, donna un ÃĐcu de six livres au musicien, qui fit toutes
sortes de difficultÃĐs pour recevoir de l'argent de celui dont il avait
reçu la vie; mais le docteur insista tellement, que Basile finit par
mettre son ÃĐcu de six livres dans sa poche, offrant à son sauveur de
revenir toutes et quantes fois il lui plairait, offre obligeante, mais
dont le docteur ne profita pas.
Scipion, bon caractÃĻre, esprit calme et bienveillant, revint, aussitÃīt
que Basile fut sorti, se remettre à la disposition de l'enfant; mais le
_PrÃĐsident_, caractÃĻre plus aigre et plus rancunier, ne reparut qu'Ã
l'heure de la pÃĒtÃĐe.
MalgrÃĐ la lenteur du traitement, car il y avait dÃĐjà plus de deux ans
qu'Ãva avait quittÃĐ la maison du braconnier, la joie du docteur ÃĐtait
grande, car il ne doutait pas que la malade ne fÃŧt en voie de guÃĐrison.
Il laissa ÃĐcouler trois autres mois, pendant lesquels l'enfant fut
soumis à un traitement ÃĐlectrique dÃĐcroissant, car Jacques MÃĐrey
craignait de fatiguer outre mesure les organes sur lesquels il opÃĐrait;
puis, un jour, il fit apporter un orgue qui, avec toutes sortes de
prÃĐcautions, lui ÃĐtait arrivÃĐ de Paris par le roulage.
Il y avait bien un orgue dans l'ÃĐglise d'Argenton, mais il y avait
aussi un curÃĐ, et Jacques MÃĐrey ÃĐtait tenu partout par le clergÃĐ pour un
si mauvais chrÃĐtien, qu'Ã moins d'exorcisme opÃĐrÃĐ sur lui, on ne lui eÃŧt
point permis de faire ses expÃĐriences dans l'ÃĐglise.
Comme rien ne lui coÃŧtait quand il s'agissait d'Ãva, il avait donc, dans
les espÃĐrances curatives qu'il fondait sur la musique, fait sans la
regretter le moins du monde la dÃĐpense d'un de ces orgues de salon qui
coÃŧtaient alors cent cinquante ou deux cents pistoles, et qu'on ÃĐtait
obligÃĐ de faire venir d'Allemagne, la fabrique d'Alexandre ÃĐtant encore
inconnue.
Aux larmes versÃĐes par Ãva lorsque Basile avait exÃĐcutÃĐ son morceau, le
docteur avait non seulement acquis la certitude qu'elle avait entendu,
mais avait conçu l'espÃĐrance qu'elle aurait le sens musical, et que les
larmes lui ÃĐtaient venues aux yeux autant de la discordance du musicien
et de l'instrument que de la formidable harmonie qui s'ÃĐtait ÃĐchappÃĐe de
leur rÃĐunion.
Ce fut toute une grande affaire que l'installation de cet orgue, sur
lequel Jacques MÃĐrey comptait ÃĐnormÃĐment. La question n'ÃĐtait pas de le
placer et de l'ÃĐtablir avec l'aplomb convenable à ces sortes
d'instruments, mais il importait qu'aucune vibration n'en sortÃŪt avant
l'heure oÃđ Jacques MÃĐrey dÃĐsirait que ses sons mÃĐlodieux produisent leur
effet, non seulement sur l'oreille, mais aussi sur le cÅur de
l'enfant.
On ÃĐtait aux premiers jours du printemps, dans cette pÃĐriode
merveilleuse oÃđ un nouveau fluide se rÃĐpand par toute la nature, et,
comme une chaÃŪne d'amour, fait ÃĐclore les Êtres qui ne sont pas nÃĐs
encore et rattache d'un lien plus ardent ceux qui ont dÃĐjà subi son
influence.
C'ÃĐtait la troisiÃĻme fois que les bourgeons des arbres ÃĐclataient sous
les jeunes et premiÃĻres feuilles d'avril depuis qu'Ãva, encore enfermÃĐe
dans son bourgeon d'hiver, attendait dans la maison du docteur un rayon
de ce soleil vivifiant; elle avait dix ans.
Jacques MÃĐrey attendit que se levÃĒt une de ces journÃĐes qui remplissent
toutes les conditions vivifiantes de cette aurore printaniÃĻre Ã
laquelle les choses inanimÃĐes semblent elles-mÊmes devenir sensibles; il
ouvrit la fenÊtre pour qu'un rayon de soleil pÃĐnÃĐtrÃĒt dans le
laboratoire; il attira les branches de lierre qui pendaient au toit pour
faire à ce rayon un voile de verdure; il coucha l'enfant sous le flot
tempÃĐrÃĐ de cet Åil de feu, et, tandis que son sourire et ses membres
dÃĐtendus indiquaient ce bien-Être qu'ÃĐprouve toute crÃĐature sous le
regard du CrÃĐateur, il marcha à son orgue ouvert d'avance et laissa
tomber ses mains sur la premiÃĻre mesure du _Prima che spunti l'aura_, de
Cimarosa.
Jacques MÃĐrey n'ÃĐtait pas ce qu'on peut appeler un habile
instrumentiste, c'ÃĐtait seulement un de ces hommes d'harmonie qui ont en
eux toutes les qualitÃĐs intellectuelles, musicales, poÃĐtiques, qui
naissent de l'accord d'un grand cÅur et d'un esprit ÃĐlevÃĐ. Il eÃŧt ÃĐtÃĐ
poÃĻte, il eÃŧt ÃĐtÃĐ peintre, il eÃŧt surtout ÃĐtÃĐ musicien, si cette fureur
du bien ne l'eÃŧt entraÃŪnÃĐ sur les traces des Cabanis et des Condorcet.
Ce fut donc avec une mÃĐlodie toute particuliÃĻre que l'instrument presque
divin vibra sous ses doigts en sons mÃĐlancoliques et prolongÃĐs, et,
comme le musicien s'ÃĐtait placÃĐ de maniÃĻre à ne pas perdre le moindre
effet produit par l'instrument sur l'auditeur, il put voir, au premier
flot de mÃĐlodie qui se rÃĐpandit dans l'appartement, Ãva tressaillir,
relever la tÊte, sourire, et, sur ses genoux, en s'aidant à peine de ses
mains, venir à lui comme le magnÃĐtisÃĐ vient au magnÃĐtiseur, et, arrivÃĐe
prÃĻs de sa chaise, s'accrocher aux bÃĒtons et se soulever de toute sa
hauteur en se soutenant au dossier du siÃĻge et en s'abreuvant à cette
source de notes qui jaillissait des touches de l'orgue sous les doigts
du docteur.
Le docteur, joyeux, la prit dans ses bras et la pressa contre son
cÅur, mais Ãva, l'ÃĐcartant doucement, laissa retomber sa propre main
sur l'ivoire de l'orgue et en tira avec une satisfaction ÃĐtrange un long
gÃĐmissement.
Mais elle n'essaya mÊme pas de recommencer, et laissa retomber sa main
inerte auprÃĻs d'elle, comme si elle eÃŧt reconnu l'impossibilitÃĐ de
produire les mÊmes sons qu'elle venait d'entendre un instant auparavant.
Alors, par des mots inarticulÃĐs, elle essaya de faire comprendre son
dÃĐsir.
Le docteur, qui n'avait qu'une ÃĒme pour lui et pour elle, crut avoir
compris ce murmure, si inintelligible qu'il fÃŧt, et, laissant retomber
ses deux mains sur l'orgue, il reprit le morceau oÃđ il l'avait
abandonnÃĐ.
Il y avait dans la jardin, tous les ans, une nichÃĐe de rossignols; le
docteur avait recommandÃĐ par-dessus toute chose qu'on ne tourmentÃĒt
jamais le mÃĒle sur sa branche, la femelle sur son nid, les petits sous
elle.
Aussi, tous les ans, quelque ÃĐchappÃĐ de la nichÃĐe derniÃĻre, peut-Être le
mÊme mÃĒle et la mÊme femelle, revenaient faire leur nid au mÊme endroit,
dans une ÃĐpaisse touffe de seringas; cette touffe ÃĐtait adossÃĐe à la
tonnelle formÃĐe par des branches de tilleul entrelacÃĐes.
Comme les ordres de Jacques MÃĐrey, Ã l'endroit du roi des chanteurs,
avaient ÃĐtÃĐ observÃĐs religieusement; comme le _PrÃĐsident_ ÃĐtait nourri
de maniÃĻre à n'avoir jamais besoin de chercher ailleurs un en-cas, tous
les ans, à la mÊme ÃĐpoque, du 5 au 8 mai, on entendait ÃĐclater la voix
merveilleuse du mÃĐnestrel nocturne.
Cette fois, Jacques MÃĐrey guetta son retour; il comptait ÃĐprouver sur
l'organisme d'Ãva cet instrument le plus merveilleux de tous, le chant
de l'oiseau.
Le 7 mai, le chant se fit entendre. Il pouvait Être onze heures du soir
lorsque la premiÃĻre note parvint jusqu'au laboratoire du docteur, dont
la fenÊtre ÃĐtait ouverte. Il rÃĐveilla l'enfant.
Jacques MÃĐrey avait remarquÃĐ que, lorsqu'on rÃĐveillait Ãva, elle ÃĐtait
d'humeur beaucoup moins souriante que lorsqu'elle se rÃĐveillait
d'elle-mÊme; mais il espÃĐrait trop de l'ÃĐpreuve pour attendre que le
rossignol chantÃĒt à une heure oÃđ elle aurait les yeux ouverts. Il
l'emporta toute maussade dans son berceau, et descendit avec elle au
jardin.
L'enfant se plaignait sans pleurer, comme font les enfants de mauvaise
humeur; mais, Ã mesure que le docteur entrait dans le jardin et
s'approchait de l'endroit oÃđ chantait le rossignol, la sÃĐrÃĐnitÃĐ
reparaissait sur le visage de l'enfant; ses yeux s'ouvraient comme si
elle eÃŧt espÃĐrÃĐ voir mieux dans la nuit que dans le jour. Sa respiration
mÊme, de haletante qu'elle ÃĐtait, devenait rÃĐguliÃĻre; elle ÃĐcoutait non
seulement de toutes ses oreilles, mais avec tous ses sens; et, lorsque
le docteur l'eut posÃĐe à terre, sous la tonnelle, elle se leva toute
droite, sans appui cette fois, et marcha, en faisant de ses bras un
balancier, vers l'endroit d'oÃđ venait le son.
C'ÃĐtait la premiÃĻre fois qu'elle marchait.
Il n'y avait plus aucun doute pour le docteur, tous les sons arrivaient
et arriveraient dÃĐsormais jusqu'Ã elle, tous les sens allaient rentrer
chez elle par la porte des sons, le monde intellectuel allait cesser
d'Être un mystÃĻre pour l'enfant.
La science ou le Seigneur avait prononcÃĐ le mot de l'Ãvangile: _Ãphata_
(ouvre-toi)!
IX
OÃđ le chien boit, oÃđ l'enfant se regarde
Une fois ouverte sur l'intelligence, cette porte ne se referme plus.
Il y avait par la ville d'Argenton un pauvre fou qui avait ÃĐtÃĐ guÃĐri par
le Dr MÃĐrey, et qui, comme Basile, lui en avait gardÃĐ une grande
reconnaissance; celui-là s'appelait Antoine.
Peut-Être avait-il un autre nom, mais personne ne s'en ÃĐtait inquiÃĐtÃĐ
plus que lui ne s'en ÃĐtait inquiÃĐtÃĐ lui-mÊme; sa folie consistait à se
croire l'_ÃĐternelle justice_ et le _centre de vÃĐritÃĐ_.
Comment ces idÃĐes si abstraites entrent-elles dans le cerveau d'un
paysan?
Il est vrai qu'elles n'y entrent que pour le rendre fou. Le docteur,
comme nous l'avons dit, l'avait guÃĐri ou à peu prÃĻs. Il se croyait
toujours l'_ÃĐternelle justice_ et le _centre de vÃĐritÃĐ_. Il se croyait
toujours en communication avec Dieu.
Sur tous les autres points, il raisonnait avec justesse, et l'on avait
mÊme pu remarquer que sa folie, aprÃĻs l'avoir quittÃĐ, avait laissÃĐ Ã ses
idÃĐes une ÃĐlÃĐvation qu'elles n'avaient point auparavant.
Il ÃĐtait porteur d'eau de son ÃĐtat lorsque sa folie l'avait pris, et
faisait avec une brouette et un tonneau le service dans la ville.
Pendant tout le temps de sa maladie, ce service avait ÃĐtÃĐ interrompu;
mais à peine revenu à la santÃĐ, il s'ÃĐtait remis à ce labeur, qui ÃĐtait
son seul gagne-pain.
On le voyait parcourir la ville traÃŪnant sa petite charrette chargÃĐe de
son tonneau, au robinet duquel pendait le seau qui lui servait Ã
transporter sa marchandise à l'intÃĐrieur des maisons; seulement, il
avait toujours la main droite placÃĐe en maniÃĻre de conque à son oreille,
pour entendre la voix de Dieu et ne rien perdre des pieuses paroles que
le Seigneur lui disait.
Avant d'entrer dans la chambre oÃđ il avait l'habitude de verser l'eau
dont il emplissait son seau dans un rÃĐcipient quelconque, il avait
l'habitude de frapper trois fois la terre du pied, et de dire d'une voix
formidable:
--_Cercle de justice! centre de vÃĐritÃĐ!_
Il va sans dire que le docteur ÃĐtait devenu une de ses meilleures
pratiques, et que, tous les jours, soit dans la cuisine de Marthe, soit
dans le laboratoire du docteur, il versait ses trois ou quatre seaux
d'eau, qui ÃĐtaient utilisÃĐs pour les besoins du mÃĐnage.
Sa visite chez le docteur avait lieu de huit à neuf heures du matin.
Pour la premiÃĻre fois, Ãva ÃĐtait levÃĐe lorsque, quelques jours aprÃĻs le
concert que lui avait donnÃĐ le rossignol, concert qu'elle rÃĐclamait tous
les soirs, et qu'exceptÃĐ par les mauvais temps on lui accordait le
plaisir d'entendre, Antoine ouvrit la porte, frappa trois fois du pied,
et de sa voix de tonnerre cria:
--_Cercle de justice! centre de vÃĐritÃĐ!_
L'enfant se retourna tout effrayÃĐe et poussa un cri qui avait la
modulation d'un appel.
Jacques MÃĐrey, qui ÃĐtait dans le cabinet voisin, accourut tout joyeux;
c'ÃĐtait la premiÃĻre fois qu'Ãva donnait une attention quelconque à la
voix humaine.
Le docteur la prit dans ses bras, l'approcha d'Antoine, et son regard,
en s'approchant de lui, exprima une certaine terreur.
C'ÃĐtait assez pour un jour de cette nouvelle sensation de crainte; le
docteur fit signe à Antoine de s'ÃĐloigner; mais il lui recommanda de
venir tous les jours afin que l'enfant s'habituÃĒt à lui; et, en effet,
au bout de quelques jours, l'enfant semblait attendre l'arrivÃĐe
d'Antoine, dont le manÃĻge l'amusait, et dont la grosse voix maintenant
la faisait rire.
Un jour, Antoine reçut la recommandation de ne pas venir le lendemain.
Le lendemain, Ã l'heure habituelle, Ãva donna quelques signes
d'impatience; elle se leva, alla jusqu'Ã la porte, devant laquelle elle
resta debout, le mÃĐcanisme lui ÃĐtant inconnu. Elle revint alors avec
impatience vers le docteur; mais, sa vue ayant ÃĐtÃĐ attirÃĐe par un
foulard rouge qu'il avait autour du cou, elle oublia Antoine pour tirer
de toute sa force le foulard, que le docteur tira lui-mÊme doucement et
laissa tomber entre ses mains.
Alors, elle le secoua avec des rires bruyants, comme elle eÃŧt fait d'un
ÃĐtendard; puis, de mÊme qu'elle l'avait vu autour du cou de Jacques
MÃĐrey, elle essaya de le mettre au sien; ce fut un nouveau trait de
lumiÃĻre pour le docteur. Il se demanda si la coquetterie ne serait point
un mobile capable d'ÃĐveiller dans son cerveau un nouvel ordre de
sensations et d'idÃĐes; il avait cru reconnaÃŪtre que, malgrÃĐ son
indiffÃĐrence, elle promenait volontiers ses yeux sur les fleurs d'une
couleur vive.
C'ÃĐtait l'heure oÃđ l'on descendait l'enfant dans le jardin.
Depuis longtemps, le rossignol avait un nid, des petits, une famille, et
par consÃĐquent avait cessÃĐ de chanter, car on sait que les soucis de la
paternitÃĐ vont chez lui jusqu'Ã lui imposer pendant les trois couvÃĐes
que fait sa femelle le silence le plus complet.
Jacques MÃĐrey, qui avait à rÃĐflÃĐchir sur l'incident du foulard et qui
voulait en tirer parti, s'assit sur un banc. Scipion et Ãva jouaient sur
la pelouse que baignait le bassin fermÃĐ par une grille. Le petit
ruisselet qui s'en ÃĐchappait ÃĐtait trop peu profond pour donner la
crainte que l'enfant ne s'y noyÃĒt; d'ailleurs, y fÃŧt-elle tombÃĐe,
Scipion l'en eÃŧt tirÃĐe à l'instant mÊme. Le docteur, sans rien suivre
des yeux que sa pensÃĐe, voyait vaguement errer sur le gazon l'enfant et
le chien; tous deux cessÃĻrent à l'instant de se mouvoir et par leur
immobilitÃĐ fixÃĻrent le regard du docteur.
Le chien et la jeune fille ÃĐtaient couchÃĐs l'un à cÃītÃĐ de l'autre à la
marge du ruisseau.
Le chien buvait; l'enfant, qui ÃĐtait parvenue à fixer le mouchoir sur sa
tÊte, se regardait.
Elle se leva sur ses genoux, et agenouillÃĐe regarda encore.
Il y avait dÃĐjà quelque temps, on a pu le voir, que le docteur,
abandonnant peu à peu le traitement physique, s'occupait du moral et de
l'intelligence, et, comme les sciences occultes ÃĐtaient en grand honneur
à cette ÃĐpoque, il ne nÃĐgligeait pas une occasion d'appliquer leurs
secrets les plus cachÃĐs au double traitement qu'il faisait suivre à sa
pupille avec tous les mystÃĐrieux procÃĐdÃĐs de la cabale.
Jusqu'Ã l'ÃĒge de sept ans, nous l'avons vu, la pauvre enfant avait ÃĐtÃĐ
couverte de vÊtements grossiers, que les soins assidus de la grand-mÃĻre
avaient eu toutes les peines du monde, comme elle l'avait dit, Ã
maintenir propres.
La vieille n'avait que faire d'orner un enfant que personne ne voyait et
qui ne se connaissait pas elle-mÊme.
Quant au docteur, il avait, dans l'absence de vÊtements, cherchÃĐ Ã
dÃĐvelopper, par le contact de l'air, de la brise et du soleil, toutes
les parties vitales de ce corps et de ces membres, qui devraient Ã
l'absence de la compression un dÃĐveloppement toujours si chÃĐtif et si
lent chez les lymphatiques et les scrofuleux.
à son rÃĐveil, le lendemain, Ãva trouva une robe ponceau brodÃĐe d'or sur
la chaise la plus proche de son lit; la robe fixa ses yeux dÃĻs que ses
yeux furent ouverts, et, lorsque Marthe la bossue la descendit de son
lit, maintenant qu'elle marchait sans appui, elle alla droit à la robe.
Marthe lui fit entendre comme elle put, ou plutÃīt ne put pas lui faire
entendre, que cette robe ÃĐtait pour elle, autrement qu'en la lui passant
sur le corps. Elle s'y ÃĐtait cramponnÃĐe de toutes ses forces quand elle
avait cru qu'on allait la lui Ãīter; mais, du moment qu'elle vit faire le
mÊme mouvement pour lui passer la robe que l'on faisait pour lui passer
la chemise, quand elle vit qu'on ajustait à son corps ces riches
ÃĐtoffes, elle se laissa faire en joignant les mains et laissa--opÃĐration
qui ne se passait pas toujours sans larmes--peigner ses cheveux blonds,
qui commençaient non seulement à ÃĐpaissir, mais à s'allonger, et qui
tombaient sur ses ÃĐpaules.
La toilette fut longue, minutieuse et conforme aux indications qu'avait
en sortant laissÃĐes le docteur.
Jacques MÃĐrey arriva une heure environ aprÃĻs la toilette faite. Il
apportait avec lui un miroir, meuble inconnu jusqu'alors dans la cabane
des braconniers, et placÃĐ trop haut dans le laboratoire du docteur pour
que la petite Ãva eÃŧt jamais pu se rendre compte de l'utilitÃĐ de ce
meuble, auquel elle n'avait au reste fait aucune attention.
C'ÃĐtait un de ces miroirs magnÃĐtiques dont l'usage paraÃŪt remonter aux
temps les plus fabuleux de l'Orient, un miroir comme ceux oÃđ se
regardaient les reines de Saba et de Babylone, les Nicaulis et les
SÃĐmiramis, et à l'aide desquels les cabalistes prÃĐtendent transmettre
aux initiÃĐs les privilÃĻges de la seconde vue. Ce miroir avait ÃĐtÃĐ, si on
ose parler ainsi à des lecteurs qui ne sont point familiers avec les
sciences occultes, ce miroir avait ÃĐtÃĐ animÃĐ par Jacques MÃĐrey, qui, Ã
l'aide de signes, lui avait pour ainsi dire communiquÃĐ ses intentions,
sa volontÃĐ, son but.
Humaniser la matiÃĻre, la charger de transmettre le fluide ÃĐlectrique
d'une pensÃĐe, tous les actes que la science relÃĻgue encore aujourd'hui
parmi les chimÃĻres, le Dr Jacques MÃĐrey les expliquait au moyen de la
sympathie universelle. J'en demande humblement pardon à messieurs de
l'AcadÃĐmie de mÃĐdecine en particulier, mais Jacques MÃĐrey ÃĐtait de
l'ÃĐcole des philosophes pÃĐripatÃĐticiens.
Il croyait avec eux à une ÃĒme divine et universelle qui anime et met en
mouvement toutes les choses sensibles, mais à l'extinction de laquelle
le grand tout ne fait pas plus attention qu'Ã la flamme d'une luciole
errante qui replie ses ailes et cesse tout à coup de briller.
Suivant lui, tout s'enchaÃŪnait dans la CrÃĐation: les plantes, les
mÃĐtaux, les Êtres vivants, le bois mÊme, travaillaient, exerçaient les
uns sur les autres des actions et des rÃĐactions dont les spirites, Ã
l'heure qu'il est, dÃĐveloppent la thÃĐorie et cherchent le secret.
Pourquoi le fer et l'aimant seraient-ils les seuls ÃĐlÃĐments sensibles
l'un à l'autre, et quel est le savant qui donnera une dÃĐfinition plus
claire de l'aimant appelant le fer à lui, que d'un spirite vivant
attirant à lui l'ÃĒme d'un mort? La base de ces influences constituait,
disait-il, le mÃĐcanisme de la physique occulte à laquelle CornÃĐlius
Agrippa, Cardan, Porta, Zikker, Bayle et tant d'autres ont rapportÃĐ les
effets magiques de la baguette divinatoire et gÃĐnÃĐralement les
phÃĐnomÃĻnes si nombreux de l'attraction des corps.
Toute la nature se rÃĐsumait pour Jacques MÃĐrey dans ces deux mots _agir_
et _subir_.
à l'en croire, tous les corps vivants exhalaient de petits tourbillons
de matiÃĻre subtile. L'air, ce grand ocÃĐan des fluides respirables, est
le conducteur de ces atomes suspendus dans l'air.
Ces corpuscules gardent la nature du tout dont ils sont sÃĐparÃĐs; ils
produisent sur certains corps les mÊmes effets que produirait la masse
entiÃĻre de la substance dont ils ÃĐmanent.
Telle est maintenant la force de la volontÃĐ humaine, qu'elle trace une
route invincible parmi ces mouvements de la matiÃĻre, qu'elle dirige ces
effluves d'atomes vivants, qu'elle les fait passer d'un corps dans un
autre, et qu'elle est servie de la sorte par une multitude d'agents
secrets dont il ne tient qu'Ã elle de dÃĐterminer les lois.
Aux gens qui ne voulaient pas croire qu'il pÃŧt se faire quelque chose
dans la nature en dehors du cercle de leur connaissance, cercle bien
restreint pour le commun des mortels, Jacques MÃĐrey n'avait pas de peine
à prouver que le monde est encore une ÃĐnigme, et qu'il est absurde de
donner au mouvement de la vie universelle la limite de nos sens et de
notre raison. Sans accorder au miroir magnÃĐtique la confiance ou la
croyance crÃĐdule et infaillible que lui donnent les savants du Moyen
Ãge, Jacques MÃĐrey pensait avoir reconnu que, fixÃĐs sur la glace, les
atomes d'une pensÃĐe, Ã peu prÃĻs comme l'industrie fixe les atomes du
mercure, qui sont pourtant bien mobiles et bien fugaces, ces atomes, ces
molÃĐcules, cette poussiÃĻre intelligente fixÃĐe à l'intention d'une
personne sont ensuite recueillis par elle seule.
C'ÃĐtait du magnÃĐtisme tout pur, qui depuis a ÃĐtÃĐ pratiquÃĐ par M. de
PuysÃĐgur et par ses adeptes. C'ÃĐtait donc un de ces miroirs, aimantÃĐ par
son action, animÃĐ par sa volontÃĐ que Jacques MÃĐrey avait apportÃĐ dans
son laboratoire; cependant, comme un ciel à la surface duquel les nuages
se volatilisent et qui apparaÃŪt peu à peu dans sa puretÃĐ et dans son
ÃĐclat, on commençait à s'apercevoir que l'idiote ÃĐtait belle. Mais ce
n'ÃĐtait encore qu'une tiÃĻde statue que la nature semblait modeler pour
montrer aux hommes combien leur art est faux, ridicule et monstrueux
quand il s'attache à montrer seulement la beautÃĐ plastique, et que l'on
cherche vainement l'ÃĒme dans les yeux sans regard. ConsidÃĐrÃĐe longtemps,
au reste, cette belle fille cessait peu à peu d'Être non seulement
belle, mais vivante; Ã ce visage immobile, Ã ces lignes correctes et
froides, Ã ces traits admirables mais inanimÃĐs, il manquait une seule
chose, l'expression. C'ÃĐtait le contraire du conte arabe, oÃđ la bÊte
cache au moins un esprit sous la laideur. Ici, on sentait que la beautÃĐ
cachait le nÃĐant, c'est-Ã -dire l'absence de la pensÃĐe.
Le chien, voyant sa petite maÃŪtresse si bien embellie, la contemplait
avec des yeux d'admiration; puis, comme, en passant devant le miroir, il
s'y ÃĐtait vu lui-mÊme et qu'il avait pris un instant plaisir à s'y
regarder, il tira l'enfant pour qu'elle s'y vÃŪt à son tour.
Elle se regarda; un indÃĐfinissable sourire se rÃĐpandit sur sa froide et
somnolente figure, qui jusque-là avait quelquefois exprimÃĐ la douleur,
souvent la tristesse, presque jamais la joie; elle semblait ÃĐprouver ce
vague sentiment de bonheur et de satisfaction qu'ÃĐprouva Dieu, dit la
Bible, quand il vit que tout ÃĐtait bon dans la crÃĐation, sentiment que
les crÃĐatures à leur tour ÃĐprouvÃĻrent sans doute elles-mÊmes en voyant
qu'elles rÃĐpondaient à l'idÃĐe de leur auteur.
Alors, sur cette bouche qui n'avait fait entendre jusque-là que des sons
vagues, rauques, inarticulÃĐs, il se forma ce mot complÃĻtement nouveau,
et comprÃĐhensible quoique inarticulÃĐ, et l'on entendit ces deux sons qui
ressemblaient bien plus à un bÊlement de brebis qu'à une parole
humaine:
--BE... ELLE...
C'est-Ã -dire: ÂŦJe suis belle!Âŧ
C'ÃĐtait la fleur qui devenait femme.
Les mÃĐtamorphoses d'Ovide n'ÃĐtaient plus des fables, il ÃĐtait donc
possible de changer la nature d'un Être, de lui donner la connaissance
de lui-mÊme, de l'intÃĐresser enfin à un ordre nouveau de sensations et
d'idÃĐes.
Toutes ces consÃĐquences apparurent comme dans un ÃĐclair dans l'esprit du
docteur, qui ne douta plus de son Åuvre.
Ãva avait douze ans lorsque cet assemblage de lettres produisit sur ses
lÃĻvres le premier mot qu'elle eÃŧt prononcÃĐ.
Le docteur avait autrefois cherchÃĐ la pierre philosophale. Il avait
fatiguÃĐ ses matrices et ses cornues à poursuivre la transmutation des
mÃĐtaux, mais l'invincible rÃĐsistance des _corps simples_ avait fini par
dÃĐcourager ses efforts. Il avait beau se dire que ces mots de _corps
simples_ et de _corps ÃĐlÃĐmentaires_ sont des termes relatifs à l'ÃĐtat
prÃĐsent de nos connaissances, qu'ils dÃĐsignent purement et simplement la
limite à laquelle s'arrÊte la puissance actuelle de nos moyens de
dÃĐcomposition; il avait beau se rÃĐpÃĐter que la science franchirait,
selon toute probabilitÃĐ, beaucoup de ces prÃĐtendues barriÃĻres de la
nature; que, jusqu'aux grandes dÃĐcouvertes de Priestley et de Lavoisier,
il ÃĐtait aussi naturel de considÃĐrer l'eau et l'air comme des ÃĐlÃĐments,
qu'il l'est aujourd'hui de donner le mÊme titre à l'or. MalgrÃĐ cette
possibilitÃĐ entrevue par lui dans l'avenir, il avait fini par abandonner
une voie ruineuse oÃđ, contrairement à ses espÃĐrances, au lieu de semer
du plomb et de rÃĐcolter de l'or, il semait de l'or et ne rÃĐcoltait que
du plomb.
ÃmerveillÃĐ par le succÃĻs laborieux de ses premiÃĻres tentatives sur la
nature de l'idiote, il y avait persistÃĐ, quoiqu'il eÃŧt vu que c'ÃĐtaient
des annÃĐes et non des mois qu'il fallait consacrer à cette Åuvre.
Mais effrayÃĐ d'abord, il s'ÃĐtait bientÃīt demandÃĐ si ce n'ÃĐtait pas
changer le plomb en or, si ce n'ÃĐtait pas faire de l'alchimie vivante,
que de poursuivre l'entreprise presque divine de donner l'ÃĒme à un
corps, la pensÃĐe à la matiÃĻre, la beautÃĐ, la vie, les formes physiques,
tout l'organisme enfin, et si la pierre philosophale, si l'ÃĐlixir de vie
des anciens maÃŪtres, depuis HermÃĻs jusqu'Ã Raymond Lulle, n'ÃĐtait pas un
symbole de transformation que la volontÃĐ impose à la matiÃĻre humaine.
Et, en effet, Jacques MÃĐrey ne voyait pas sans une joie orgueilleuse les
progrÃĻs lents, mais continus, que faisait Ãva dans la connaissance
d'elle-mÊme.
Scipion, de son cÃītÃĐ, en paraissait ravi; lui qui, jusque-là , dans son
orgueil de quadrupÃĻde, avait l'air de se considÃĐrer comme le protecteur
et comme l'instituteur de cette jeune fille, commençait à reconnaÃŪtre
une maÃŪtresse dans son ÃĐlÃĻve; aprÃĻs s'Être laissÃĐ conduire par lui, elle
le commandait, et, du jour oÃđ sa voix avait prononcÃĐ un mot, un seul, de
la langue humaine, il avait paru reconnaÃŪtre sans aucune contestation ce
signe de supÃĐrioritÃĐ donnÃĐ par le Seigneur à l'homme sur les animaux.
La vieille Marthe elle-mÊme, malgrÃĐ le double entÊtement des vieillards
et des bossus, ÃĐtait ÃĐmerveillÃĐe devant l'Åuvre du maÃŪtre, qu'elle
regardait comme fort incomplÃĻte tant que l'objet de tous ses soins
resterait muet. Elle avait beau voir se dÃĐvelopper chez la jeune fille,
avec la furie d'une sÃĻve que son inaction primitive a rendue plus
abondante du moment que la nature lui a permis de circuler, la jeunesse,
elle s'obstinait à dire sans malice aucune:
--Elle ne sera pas femme tant qu'elle ne parlera pas. Mais, du jour oÃđ
Ãva prononça le mot _belle_ et oÃđ, sur la priÃĻre et l'indication du
docteur, elle eut prononcÃĐ quelques mots primitifs comme _Dieu_, _jour_,
_faim_, _soif_, _pain_ et _eau_, l'opinion de Marthe changea
entiÃĻrement, et elle fut prÊte à se mettre à genoux devant celle qu'au
premier abord elle avait traitÃĐ de _fÃĐtiche_ bon à mettre dans le bocal
d'un apothicaire.
Le _PrÃĐsident_ seul ÃĐtait restÃĐ, soit ÃĐgoÃŊsme de chat, soit stoÃŊcisme
de juge, dans son indiffÃĐrence primitive. Ãva ne lui avait pas fait de
mal, il ne lui faisait pas de mal; et, quand il arrondissait le dos sous
sa main, qui de jour en jour prenait de plus charmantes proportions, ce
n'ÃĐtait pas pour dire à la jeune fille: _Je t'aime_! comme le lui disait
Scipion en gambadant autour d'elle et en lui lÃĐchant les mains; c'ÃĐtait
purement et simplement qu'il subissait l'effet d'une caresse sensuelle,
qui dÃĐveloppait chez lui le mouvement de cette ÃĐlectricitÃĐ concentrÃĐe
dans ses poils, et que ses pieds, mauvais conducteurs, ne rendaient pas
à la terre.
Quant à Ãva, elle n'avait, jusque-là , fait que deux parts de ses
affections:
L'une pour Scipion;
L'autre pour le docteur.
Elle ne craignait pas Marthe, et allait volontiers avec elle; le chat
lui ÃĐtait indiffÃĐrent; Antoine la faisait rire; Basile lui faisait peur.
La gamme de ses sentiments, de la sympathie à l'antipathie, ne
comprenait que six notes.
Nous avons mis Scipion avant le docteur dans la gamme de ses sentiments
parce que ce fut d'abord Scipion qu'Eva remarqua et affectionna
par-dessus tout; puis, peu à peu, quand l'intelligence commença de
s'infiltrer dans son cerveau, et de son cerveau pÃĐnÃĐtra jusqu'Ã son
cÅur, elle commença de comprendre et d'apprÃĐcier les soins du
docteur, et, trop ignorante encore pour faire un choix dans ses
sentiments, elle lui paya sa reconnaissance avec une affection qui se
rapprochait plus de l'amour que de toute autre ÃĐmanation de l'esprit ou
du cÅur.
Ainsi, depuis longtemps dÃĐjà , lorsqu'elle prononça le mot _belle_, le
docteur ÃĐtait l'objet de sa prÃĐoccupation de tous les instants;
seulement, le regard qu'elle jetait autour d'elle pour voir s'il ÃĐtait
là , le son inarticulÃĐ qu'elle poussait pour l'appeler, ÃĐtait plutÃīt le
cri de dÃĐtresse de l'animal abandonnÃĐ et s'effrayant de son abandon que
celui d'un cÅur s'adressant à un autre cÅur. Ce qu'appelait ce
cri, ÃĐtait un protecteur venant à l'appui de sa faiblesse et de
l'isolement, ayant conscience de leur humilitÃĐ et de leur impuissance,
et non pas mÊme à l'appel d'un ami à un ami.
Il y avait toujours eu enfin quelque chose d'infÃĐrieur et de craintif,
plutÃīt que de passionnÃĐ et mÊme de tendre, dans les deux bras que
l'enfant avait tendus vers le docteur.
C'ÃĐtait le chien demandant son maÃŪtre, ou plutÃīt c'ÃĐtait l'aveugle
implorant son conducteur.
Et, chose remarquable, c'est que le physique, qui pendant les sept
premiÃĻres annÃĐes de la vie d'Ãva ÃĐtait restÃĐ enchaÃŪnÃĐ au moral, s'ÃĐtait
en quelque sorte un beau jour dÃĐtachÃĐ de lui pour faire son chemin Ã
part.
Au moral, Ãva avait six ans à peine; au physique, elle en avait douze.
Il fallait rÃĐtablir cet ÃĐquilibre entre l'intelligence et les annÃĐes.
Maintenant qu'Ãva parlait, les choses allaient marcher toutes seules.
Maintenant, quelle sorte de curiositÃĐ allait se dÃĐvelopper chez elle?
serait-ce la curiositÃĐ de la vue, serait-ce la curiositÃĐ du cÅur?
HabituÃĐe depuis longtemps à s'entendre parler Ãva, elle avait depuis
longtemps compris que c'ÃĐtait là son nom; seulement, ce nom produisait
sur elle une impression diffÃĐrente selon la personne qui le prononçait,
et il n'y avait que trois personnes qui le prononçassent: le docteur,
Marthe et Antoine.
Quand c'ÃĐtait le docteur, de quelque soin, futile ou sÃĐrieux, qu'Ãva fÃŧt
occupÃĐe, elle bondissait, quittait tout et s'ÃĐlançait du cÃītÃĐ d'oÃđ
venait la voix.
Quand c'ÃĐtait Marthe, elle se levait lentement et se contentait d'aller
se placer dans le rayon de l'Åil de la vieille servante, n'allant Ã
elle que si une seconde fois elle l'appelait ou lui faisait un signe
pressant de venir.
Enfin, si c'ÃĐtait Antoine qui, aprÃĻs Être entrÃĐ, avoir frappÃĐ du pied
trois fois et avoir dit de sa voix formidable: _Cercle de justice,
centre de vÃĐritÃĐ_! ajoutait d'une voix plus douce: ÂŦBonjour Ã
mademoiselle Ãva,Âŧ Ãva sans se dÃĐranger tournait la tÊte de son cÃītÃĐ,
et, ne parlant pas encore, avec un sourire enfantin, lui disait
_bonjour_ de la tÊte.
Jacques MÃĐrey avait mesurÃĐ avec joie le degrÃĐ de plaisir qu'ÃĐveillaient
dans son ÃĒme ces diffÃĐrents appels.
Il l'avait vue joyeuse accourir au sien. C'ÃĐtait une vive affection que
ce mouvement traduisait.
Il l'avait vue souriante rÃĐpondre sans empressement à celui de Marthe;
sa lenteur indiquait une simple obÃĐissance passive.
Il l'avait vue se retourner simplement au bonjour d'Antoine; il n'y
avait dans ce mouvement qu'une bienveillante indiffÃĐrence.
Restait à connaÃŪtre avec quelles modulations diffÃĐrentes Ãva
prononcerait à son tour les trois noms du docteur, de la vieille
servante et du porteur d'eau.
Ce fut la curiositÃĐ du cÅur qui se dÃĐveloppa la premiÃĻre chez Ãva.
Nous avons dit que, depuis longtemps, elle savait comment on l'appelait,
puisque nous avons racontÃĐ de quelle façon elle rÃĐpondait à son nom
prononcÃĐ par trois bouches diffÃĐrentes.
Elle dÃĐsira à son tour savoir comment s'appelait le docteur.
Un jour, elle rÃĐflÃĐchit longtemps, regarda le docteur plus tendrement
encore que de coutume; puis rassemblant toute la puissance de son esprit
dans la volontÃĐ d'exprimer sa pensÃĐe:
--Moi, dit-elle, en mettant un doigt sur sa poitrine, moi, Ãva.
Puis, mettant le mÊme doigt sur la poitrine du docteur:
--Et toi? ajouta-t-elle.
Le docteur bondit de joie, elle venait de souder une idÃĐe à une autre
idÃĐe. Elle venait donc de dÃĐpasser la limite de l'intelligence animal
pour entrer dans l'intelligence humaine.
--Moi, dit-il, moi, _Jacques_.
--_Jacques_, rÃĐpÃĐta Ãva, à la maniÃĻre des ÃĐchos, sans mÊme saisir
l'intonation du docteur, et comme si ce mot n'eÃŧt prÃĐsentÃĐ aucune idÃĐe Ã
son esprit.
Le docteur sentit son cÅur se serrer et la regarda tristement.
Mais le cÅur d'Ãva ÃĐtait dÃĐjà à l'Åuvre, elle ÃĐtait elle-mÊme
mÃĐcontente de la pÃĒle intonation de sa voix; elle secoua la tÊte et dit:
--Non! non!
Puis elle rÃĐpÃĐta le nom de Jacques une seconde fois en essayant de lui
donner une expression selon sa pensÃĐe.
Mais elle fut cette fois encore mÃĐcontente d'elle-mÊme, et, rÃĐpondant Ã
la pression de la main du docteur:
--Attends, dit-elle.
Et, aprÃĻs une seconde pendant laquelle sa figure s'anima de toutes les
expressions tendres qui peuvent s'ÃĐpanouir sur le visage de la femme:
--Jacques! s'ÃĐcria-t-elle une troisiÃĻme fois.
Et elle mit dans ce mot une telle tendresse, que celui auquel elle
faisait appel ne put s'empÊcher, en la serrant contre son cÅur, de
s'ÃĐcrier à son tour:
--Ãva, chÃĻre Ãva!
Mais, Ã cette ÃĐtreinte, la jeune fille pÃĒlit, ferma les yeux, et, sans
force pour supporter une pareille sensation, retomba inerte, la bouche Ã
demi ouverte et prÃĻs de s'ÃĐvanouir.
Le docteur comprit la somme de mÃĐnagements qu'exigeait cette frÊle
organisation, et se recula vivement.
Il l'ÃĐcrasait de sa force; d'un baiser, il l'eÃŧt tuÃĐe!
C'ÃĐtaient des sensations plus douces, des sensations essentiellement
morales qu'il fallait ÃĐveiller en elle.
AprÃĻs avoir rÃĐflÃĐchi, Jacques MÃĐrey s'arrÊta à la pitiÃĐ.
Ãva n'avait jamais vu pleurer, Ãva n'avait jamais vu souffrir.
Un jour que Scipion jouait avec elle dans le jardin, nous disons jouait
avec elle, car, de mÊme qu'elle s'ÃĐtait ÃĐlevÃĐe d'abord jusqu'Ã
l'instinct du chien, le chien, du moment qu'elle l'avait dÃĐpassÃĐ,
s'ÃĐtait cramponnÃĐ Ã elle, l'avait suivie et s'ÃĐtait ÃĐlevÃĐ jusqu'Ã son
intelligence; tout ce qu'elle commandait à Scipion, Scipion le faisait:
retrouver les objets perdus ou cachÃĐs n'ÃĐtait qu'un jeu; il y avait
longtemps que l'intelligent animal avait laissÃĐ loin derriÃĻre lui les
sauts pour le roi, pour la reine et pour le dauphin de France, et les
refus pour le roi de Prusse; il y avait longtemps que sa mort simulÃĐe
laissait enjamber par-dessus son corps l'infanterie et la cavalerie
lÃĐgÃĻre pour ne se rÃĐveiller qu'Ã l'approche de la grosse cavalerie; tout
ce que Scipion avait pu faire pour amuser l'enfant, monter sa garde,
fumer sa pipe, marcher sur les pattes de derriÃĻre, il l'avait fait. Il
en ÃĐtait arrivÃĐ non plus à amuser Ãva, mais à jouer avec Ãva, lisant
tous ses caprices dans un regard, jouant avec elle à cache-cache et au
colin-maillard, lorsqu'un jour, disons-nous, aprÃĻs avoir traversÃĐ un
buisson pour obÃĐir au commandement d'Ãva, il poussa un cri, alla
chercher l'objet qu'Ãva lui avait commandÃĐ de rapporter, mais revint en
tenant en l'air sa patte de derriÃĻre.
Puis, ayant dÃĐposÃĐ l'objet demandÃĐ aux pieds d'Ãva, il se coucha, se
plaignit douloureusement et se mit à lÃĐcher sa patte en essayant d'en
extraire quelque chose avec les dents. Ãva le regarda avec ÃĐtonnement
d'abord, puis ensuite avec inquiÃĐtude; un spectacle nouveau se
produisait pour elle.
C'ÃĐtait celui de la douleur.
Son instinct la porta à prononcer le nom de Scipion d'une façon plus
douce et plus tendre, puis elle souleva la patte de l'animal et chercha
la cause de la douleur.
C'ÃĐtait une ÃĐpine, qui, en entrant dans les chairs du chien, s'ÃĐtait
brisÃĐe au ras de la peau.
Ãva essaya plusieurs fois d'arracher l'ÃĐcharde avec ses doigts, mais,
n'ayant pas de prise, elle n'en put venir à bout. Alors, continuant de
souffrir, Scipion continua de se plaindre, tirant doucement sa patte Ã
lui quand Ãva en approchait sa main.
Ãva reconnut alors qu'elle ÃĐtait impuissante à soulager, et cette idÃĐe
lui vint à l'esprit ou plutÃīt au cÅur, que ce qu'elle ne pouvait pas
faire entrait dans le domaine de ce que pouvait faire Jacques.
C'ÃĐtait un nouveau progrÃĻs de son esprit.
Elle appela donc d'un ton plein d'angoisse:
--Jacques! Jacques! Jacques!
Et chacune de ces appellations ÃĐtait plus pressante et plus triste.
DÃĻs la premiÃĻre, Jacques s'ÃĐtait mis à la fenÊtre de son laboratoire et
avait compris ce dont il ÃĐtait question, car Ãva lui montrait le chien
couchÃĐ languissamment prÃĻs d'elle. Jacques descendit vivement.
Il se coucha à son tour prÃĻs du chien, et comme Ãva lui montrait la
patte de l'animal soulevÃĐe et saignante, il prit une pince dans sa
trousse, et, parvenant à saisir l'ÃĐpine brisÃĐe dans la plaie, il la tira
des chairs de la pauvre bÊte, qui, soulagÃĐe aussitÃīt, se remit à bondir
sur ses quatre pieds, et à bondir joyeusement. Aussi joyeuse que lui,
Ãva se mit à bondir avec lui: comme elle avait partagÃĐ ses douleurs,
elle partageait sa joie.
Quelques jours aprÃĻs, la vieille Marthe fit une chute dans l'escalier.
Ãva ÃĐtait seule à la maison avec elle, elle avait entendu le bruit de
cette chute, elle ÃĐtait descendue prÃĐcipitamment, elle trouva Marthe
ÃĐtendue sur le palier.
La vieille femme s'ÃĐtait dÃĐmis le genou dans sa chute. Ãva voulut
l'aider à se relever, mais c'ÃĐtait impossible, sa force ne lui
permettait pas de soulever la vieille servante.
Elle voulut examiner la plaie, comme elle avait fait pour Scipion, mais
il n'y avait pas de plaie; force fut donc d'attendre le docteur, qui,
n'ÃĐtant jamais longtemps dehors, revint quelques minutes aprÃĻs
l'accident.
DÃĻs qu'Ãva l'entendit rentrer, elle le reconnut à sa maniÃĻre d'ouvrir et
de fermer la porte. Elle appela de toutes ses forces et d'une voix plus
inquiÃĻte et plus ÃĐmue qu'elle n'avait jamais fait pour Scipion.
Le docteur monta, et, voyant Marthe assise sur l'escalier, il craignit
un accident plus grave que celui qui ÃĐtait arrivÃĐ, c'est-Ã -dire une
fracture.
Mais, Ã la premiÃĻre inspection du genou, il reconnut une simple
luxation, prit la vieille dans ses bras, et l'emporta dans sa chambre,
suivi d'Ãva qui ÃĐtait suivie de Scipion.
Quant au _PrÃĐsident_, le bruit de la chute l'avait effrayÃĐ, et,
abandonnant à son malheureux sort celle qui avait pour lui le cÅur et
les soins d'une nourrice, il s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐ par une fenÊtre et avait
gagnÃĐ les toits.
Pendant toute cette journÃĐe, Ãva ne joua point et resta dans la chambre
de Marthe; mais comme l'indisposition n'ÃĐtait pas grave, dÃĻs le
lendemain elle se remit à sa vie habituelle.
Nous avons dit qu'Antoine, en frappant trois fois du pied, en criant sur
le seuil de la porte: _Cercle de justice!_ _centre de vÃĐritÃĐ!_ avait
gagnÃĐ les bonnes grÃĒces d'Ãva, qui s'ÃĐtait toujours tenue vis-Ã -vis de
lui nÃĐanmoins dans la mesure d'un salut amical.
Un jour qu'elle ÃĐtait seule avec Scipion dans le laboratoire, Jacques
MÃĐrey ÃĐtant dans le cabinet à cÃītÃĐ, le porteur d'eau monta son seau
habituel au deuxiÃĻme ÃĐtage, frappa du pied, prononça les paroles
sacramentelles; et, comme il faisait chaud, que son front ruisselait de
sueur et que la jeune fille ÃĐtait seule, il crut pouvoir se permettre,
la croyant toujours idiote, de s'ÃĐcrier devant elle:
--Sacrisiti! qu'il fait chaud. Je boirais bien un coup.
Ãva le regarda, le vit en effet rouge et couvert de sueur, s'essuyant le
front avec sa manche.
--Attends, lui dit-elle.
C'ÃĐtait un mot dont elle se servait depuis longtemps, nous l'avons vu,
pour commander l'attention.
Et elle s'ÃĐlança hors du laboratoire.
Antoine tout ÃĐtonnÃĐ attendit en effet.
Un instant aprÃĻs, Ãva remonta avec un beau verre d'eau claire à la main,
et le prÃĐsenta au journalier.
--Ah! mademoiselle, dit-il, c'est bien gentil de votre part; mais,
comme j'en vends, si j'avais eu soif d'eau, j'aurais pu en boire.
En ce moment, du cabinet oÃđ ÃĐtait Jacques MÃĐrey sortirent ces trois
mots:
--Du vin, Ãva!
Ãva savait ce que c'ÃĐtait que du vin, quoiqu'elle n'en eÃŧt jamais bu,
malgrÃĐ les instances du docteur, mais elle lui en avait vu boire.
Elle descendit, en consÃĐquence, et pensant que, quand on offrait du vin
à l'homme qui a chaud, il fallait lui en offrir beaucoup et du meilleur,
elle lui monta un verre plein de bordeaux.
En voyant la couleur du breuvage qui lui ÃĐtait offert, Antoine sourit
bÃĐatifiquement.
Puis, prenant le verre des mains d'Ãva, comme il eÃŧt fait d'un verre de
vin de Suresnes ou de vin d'Argenteuil, il avala d'un coup, et sans
prendre la peine de le dÃĐguster, le contenu du verre que lui offrait
Ãva.
Ãva, joyeuse, le regarda faire.
Le vin avalÃĐ, Antoine cligna de l'Åil et fit clapper sa langue.
--Bon? demanda Ãva.
--Velours! rÃĐpondit laconiquement Antoine.
Puis le porteur d'eau vida son seau dans le rÃĐcipient ordinaire et
s'ÃĐloigna.
--Velours? demanda Ãva au docteur rentrant dans son laboratoire.
Velours?
Si le docteur n'eÃŧt point entendu la demande d'Ãva et la rÃĐponse
d'Antoine, il eÃŧt ÃĐtÃĐ fort embarrassÃĐ pour rÃĐpondre à la question de son
ÃĐlÃĻve.
Mais il prit dans l'armoire oÃđ il enfermait ses effets un habit de
velours, fit passer à l'enfant sa main dessus, et, lui faisant le signe
d'un homme qui fait glisser lentement sa main sur son estomac, il lui
rÃĐpÃĐta le mot:
--Velours!
Alors, Ãva comprit que le vin avait fait à l'estomac d'Antoine juste le
mÊme effet que le toucher du velours avait fait à sa main.
Et elle en demeura toute joyeuse le reste de la journÃĐe.
Jacques MÃĐrey ÃĐtait non moins joyeux qu'elle, car il disait, en se
rappelant l'ÃĐpine de Scipion, la foulure de la vieille Marthe et le
verre de vin d'Antoine:
--Non seulement elle sera belle, mais elle sera bonne.
X
Ãve et la pomme
Peu à peu, et seulement avec plus de vitesse qu'un enfant n'apprend Ã
parler, Ãva en vint à exprimer par la parole à peu prÃĻs toutes ses
pensÃĐes; seulement, comme tous les peuples primitifs, elle fut longtemps
à s'habituer à mettre les verbes à leurs temps, s'obstinant à s'en
servir seulement à l'infinitif; mais, lorsqu'il s'agit de lui apprendre
à lire, ce fut un bien autre travail.
Ãva, qui avait toutes les curiositÃĐs de la nature, qui ne voyait pas un
objet nouveau sans demander le nom de cet objet et sans le graver
aussitÃīt dans sa mÃĐmoire, Ãva n'avait aucune des curiositÃĐs de la
science.
Elle mÃĐprisait profondÃĐment les livres et ce qu'ils contenaient. Les
seuls qu'elle apprÃĐciÃĒt ÃĐtaient les livres à gravures, et encore, quand
elle regardait la gravure, si Jacques MÃĐrey se refusait à lui en donner
l'explication--ce qu'il faisait de temps en temps pour exciter sa
curiositÃĐ--, elle passait sans se plaindre et sans insister aux gravures
suivantes. Le docteur se demandait comment il parviendrait à vaincre une
pareille insouciance.
Il chercha quelque temps, puis une idÃĐe lui vint qui lui parut et qui en
effet ÃĐtait en tout point lumineuse. Un jour, il prÃĐpara du phosphore,
prit Ãva par la main, descendit dans la cave, en ferma le soupirail de
maniÃĻre que la lumiÃĻre n'y pÃĐnÃĐtrÃĒt point; puis alors, avec un pinceau,
il traça sur la muraille la premiÃĻre lettre de l'alphabet: la lettre Ã
l'instant mÊme apparut toute en flamme.
Ãva jeta un petit cri; mais sa peur disparut bientÃīt à cÃītÃĐ de cette
lettre qui s'effaçait lentement c'est vrai, mais qui allait s'effaçant.
Il traça un _b_, puis un _c_, puis un _d_, puis un _e_.
Il s'arrÊta à ces cinq lettres.
--Encore? dit Ãva.
Oui, rÃĐpondit Jacques, mais quand tu les auras nommÃĐes l'une aprÃĻs
l'autre et que tu les sauras par cÅur.
Et il traça de nouveau un a sur la muraille.
--Quelle est cette lettre, demanda le docteur.
Ãva fit un effort, et, tandis que la lettre allait s'effaçant:
--Un _a_, un _a_, dit-elle.
Le docteur sourit. Il avait trouvÃĐ le moyen d'intÃĐresser la curiositÃĐ
d'Ãva à l'endroit de cette chose si abstraite et si difficile pour les
enfants qu'on appelle la lecture.
Un mois aprÃĻs, Ãva savait lire.
Il n'en ÃĐtait point de mÊme pour la musique.
Ãva l'adorait; ses moments de rÃĐcrÃĐation, ou plutÃīt ses heures de joie,
ÃĐtaient quand le docteur se mettait au piano, et, comme maÃŪtre Wolfram,
les mains sur les touches, les yeux en l'air, l'ÃĒme au ciel, jouait
quelque splendide rÊverie de ces vieux maÃŪtres qu'on appelle Porpora,
Haydn ou PergolÃĻse. Mais, quand il voulait faire sourire d'un sourire
plus doux les charmantes lÃĻvres d'Ãva et attirer une larme à l'angle de
son Åil si brillant qui se voilait en devenant humide, c'ÃĐtait le
premier air qu'elle avait entendu, c'ÃĐtait le _Prima che spunti l'aura_
que jouait le docteur.
Souvent l'enfant s'ÃĐtait approchÃĐe du piano et avait posÃĐ ses petites
mains dessus, mais ses doigts n'avaient point encore la force nÃĐcessaire
à la pression des touches; puis son professeur, avec sa logique
habituelle, ne voulait lui rien apprendre à demi et par routine. Il
attendait donc qu'elle sÃŧt lire ses lettres pour lui faire lire ses
notes, et peut-Être comptait-il aussi sur son grand dÃĐsir d'apprendre la
musique pour lui faire une rÃĐcompense des choses antipathiques par
celles qui lui paraissaient lui Être les plus agrÃĐables.
Il en rÃĐsultait qu'Ãva avait toujours ÃĐcoutÃĐ, toujours regardÃĐ avec la
plus grande attention le docteur, mais n'avait jamais essayÃĐ, mÊme en
son absence, de tirer le moindre son de l'instrument.
Ici se place l'ÃĐvolution d'un phÃĐnomÃĻne psychologique dont jamais le
docteur n'avait ÃĐtÃĐ tÃĐmoin, et qui fut tout simplement pour lui un de
ces hasards providentiels qui viennent en aide à l'homme de science, et
qui semblent une rÃĐcompense de la nature pour son fervent adorateur.
On ÃĐtait au mois d'aoÃŧt; un orage terrible ÃĐclata, un de ces orages
comme il en fond sur le Berri, et au milieu des ÃĐclairs duquel on
croirait que l'on va entendre, au lieu du tonnerre, la trompette du
jugement dernier.
Ce n'ÃĐtait pas le premier orage qui eÃŧt ÃĐclatÃĐ sur Argenton depuis
qu'Ãva avait franchi la barriÃĻre qui conduit de la vÃĐgÃĐtation Ã
l'existence.
Pendant les premiers orages, et avant d'Être soumise à l'ÃĐlectricitÃĐ,
l'enfant avait ÃĐprouvÃĐ des tressaillements nerveux et des terreurs
involontaires qui avaient donnÃĐ Ã Jacques MÃĐrey la premiÃĻre idÃĐe
d'appliquer à sa guÃĐrison cette mÊme ÃĐlectricitÃĐ qui la secoua si
violemment des pieds à la tÊte.
Nous avons vu qu'en effet, pendant deux ou trois ans, il avait soumis
Ãva à un traitement tout particulier dont l'ÃĐlectricitÃĐ ÃĐtait la base,
et il avait pu remarquer que, plus il avançait dans ce traitement, moins
Ãva ÃĐtait accessible à ce phÃĐnomÃĻne mÃĐtÃĐorologique qu'on appelle
l'orage. Elle en ÃĐtait arrivÃĐe à ne plus craindre ni la lueur des
ÃĐclairs, ni le bruit du tonnerre, mais elle n'en ÃĐtait pas encore
arrivÃĐe à en recevoir une joyeuse perception.
Jacques MÃĐrey fut donc assez ÃĐtonnÃĐ, cet orage ayant ÃĐclatÃĐ dans des
conditions de violence telles qu'il ne se souvenait pas d'en avoir
entendu un pareil; Jacques MÃĐrey fut donc trÃĻs ÃĐtonnÃĐ de voir la jeune
fille non seulement n'ÃĐprouver aucune crainte, mais encore manifester
une sensation de bien-Être ÃĐtrange.
Les portes et les fenÊtres ÃĐtaient fermÃĐes selon l'habitude, pour ne pas
ÃĐtablir de courant d'air; mais Ãva alla droit à la fenÊtre et l'ouvrit
juste au moment oÃđ un ÃĐclair combinÃĐ avec un coup de tonnerre effroyable
ÃĐclatait au-dessus de la maison. L'ÃĐclair et le coup de tonnerre avaient
ÃĐtÃĐ tellement simultanÃĐs, que le docteur s'ÃĐlança et tira Ãva à lui,
croyant que le tonnerre allait tomber sur la maison mÊme ou tout proche
d'elle.
Mais, dans ce mouvement presque involontaire, Ãva s'arracha de ses mains
et courut à la fenÊtre en criant:
--Non, non, laisse-moi voir les ÃĐclairs; laisse-moi entendre le
tonnerre, cela me fait du bien.
Elle ÃĐcarta les bras et elle aspira cet air tout chargÃĐ d'ÃĐlectricitÃĐ
avec un bonheur que trahissait la sensualitÃĐ de sa pose et de son
visage.
Ses traits s'illuminaient comme si elle eÃŧt ÃĐtÃĐ en communication avec la
flamme cÃĐleste.
On eÃŧt dit que l'orage se rÃĐpercutait dans cette chÃĐtive crÃĐature et
doublait ses forces.
En ce moment, et comme le docteur la laissait maÃŪtresse absolue de ses
actions, elle se dirigea vers l'orgue, l'ouvrit, et, d'une maniÃĻre
incomplÃĻte sans doute, mais suffisante pour en reconnaÃŪtre le principal
motif, elle joua le fameux air de Cimarosa, devenu son air favori.
Le docteur ÃĐcoutait dans l'ÃĐtonnement, presque dans l'admiration; il
ignorait, ce qui a ÃĐtÃĐ reconnu depuis, les aptitudes ÃĐtranges des
facultÃĐs instinctives qu'ont certains individus, et particuliÃĻrement les
fous, pour la musique.
Et, en effet, c'est Gall qui, le premier, a signalÃĐ des individus qui,
sans maÃŪtres aucuns, ÃĐtaient nativement des musiciens, des dessinateurs,
des peintres.
En peinture, Giotto et CorrÃĻge avaient donnÃĐ un exemple, dont les
autres, plus tard, donnÃĻrent la preuve.
Un des hommes qui ont le mieux et le plus ÃĐtudiÃĐ la folie et surtout
l'idiotisme, M. Morel, de Rouen, me racontait avoir connu des imbÃĐciles,
des idiots vÃĐritables, qui exÃĐcutaient à premiÃĻre vue la musique la plus
difficile, mais qui ne jouaient pas avec plus de comprÃĐhension, plus de
sentiment, plus d'ÃĒme, ce morceau la centiÃĻme fois que la premiÃĻre; leur
talent ÃĐtait le rÃĐsultat d'un instinct innÃĐ, d'une aptitude naturelle,
d'une certaine disposition artistique qui doit faire admettre les
localisations cÃĐrÃĐbrales, sans que l'on puisse dire au juste dans quelle
case du cerveau est nichÃĐe telle ou telle facultÃĐ; et la preuve que tout
cela n'est qu'instinct, c'est que, comme nous l'avons dit, ces
individus-là ne progressent point et restent toujours au mÊme degrÃĐ, ne
peuvent rien inventer et rien perfectionner.
C'est un pur instinct qui naÃŪt et qui meurt avec eux.
Il y a parmi les hommes les mÊmes dispositions qu'entre les animaux, et
c'est une consÃĐquence de cette logique absolue de la nature, qui ne
laisse pas plus d'intervalle dans la chaÃŪne physique des corps que dans
l'ÃĐchelle des intelligences.
L'abeille et le castor sont certainement les plus instinctifs des
animaux, mais ils sont bien moins intelligents que le chien, qui est
capable d'une certaine ÃĐducation et chez lequel existent des facultÃĐs
affectives susceptibles d'Être dÃĐveloppÃĐes.
Parfois certaines facultÃĐs instinctives chez les individus sont le
rÃĐsultat d'une maladie. Mondheux, le cÃĐlÃĻbre calculateur, ÃĐtait
ÃĐpileptique; il possÃĐdait, et cela à la plus haute puissance, la table
des logarithmes, mais il eÃŧt ÃĐtÃĐ incapable de raisonner un problÃĻme de
simple arithmÃĐtique.
M. Morel, que je ne saurais trop citer, dont j'ai profondÃĐment ÃĐtudiÃĐ le
livre, et dont j'ai avidement ÃĐcoutÃĐ les avis lorsque j'ai entrepris
l'histoire si simple et en mÊme temps si pleine de difficultÃĐs que je
mets sous les yeux de mes lecteurs, me racontait encore, lorsque je
l'eus consultÃĐ sur la possibilitÃĐ de facultÃĐs dÃĐveloppÃĐes par l'orage
chez une jeune fille devenant adulte, qu'il avait soignÃĐ un jeune
instinctif qui jouait à premiÃĻre vue les morceaux des plus grands
maÃŪtres, et cela mieux que n'eÃŧt fait son professeur; mais il n'avait
jamais pu acquÃĐrir la moindre notion de composition musicale, et il
ÃĐtait incapable de perfectionnement.
--Mais, ajoutait M. Morel, le plus ÃĐtonnant de tous les idiots que j'ai
connus, celui que je me plaisais à prÃĐsenter aux mÃĐdecins qui nous
visitaient, c'ÃĐtait un nommÃĐ Perrin, nÃĐ dans un village prÃĻs de Nancy,
oÃđ le crÃĐtinisme est endÃĐmique. Celui-là ÃĐtait un idiot dans la pure
acception du mot, sourd et muet, ne poussant que des cris inarticulÃĐs.
On l'occupait à soigner les vaches. Un jour qu'il passait au moment oÃđ
le tambour du village faisait une annonce, on le vit tourner comme un
furieux autour du musicien officiel, lui arracher son tambour, lui
prendre ses baguettes, et se mettre à battre une marche des plus
ronflantes et des plus justes.
M. Morel le demanda à sa commune. On le lui accorda, et il devint dans
son hÃīpital le tambour en chef de la section des imbÃĐciles. C'ÃĐtait lui
qui dirigeait la promenade quand les malades sortaient.
Jacques MÃĐrey ne connaissait point tous ces exemples, qui furent le
rÃĐsultat des observations faites depuis les ÃĐvÃĐnements dont il fut le
principal hÃĐros; aussi fut-il prodigieusement ÃĐtonnÃĐ en voyant le fait
qui s'accomplissait sous ses yeux, et auquel il n'eÃŧt certes pas cru
s'il l'eÃŧt lu dans un livre ou s'il lui eÃŧt ÃĐtÃĐ racontÃĐ par un de ses
confrÃĻres. Il rÃĐsolut de ne pas perdre un instant pour mettre Ãva à la
musique comme il l'avait mise à la lecture.
Mais Ãva refusa toutes ces prÃĐcautions dont Jacques avait entourÃĐ ses
ÃĐtudes alphabÃĐtiques; elle prit le solfÃĻge, l'ouvrit à la premiÃĻre page,
et dit de sa voix la plus caressante:
--Montrer à moi, cher Jacques!
Et Jacques commença sa leçon à l'instant mÊme, et huit jours aprÃĻs, Ãva
connaissait les notes, leur valeur, les signes qui, ajoutÃĐs à la clef,
haussent ou abaissent les tons.
Un mois aprÃĻs, elle jouait à livre ouvert tous les morceaux transcrits
pour l'orgue qu'on lui prÃĐsentait.
Nous l'avons vu, Jacques MÃĐrey s'ÃĐtait emparÃĐ de tous les moyens
capables d'agir sur cette intelligence assoupie, sur cette _Belle au
bois dormant_ qui avait attendu si longtemps que l'on eÃŧt rompu le
charme dont une des mauvaises fÃĐes de la nature l'avait affligÃĐe dans
son berceau.
Nous l'avons vu successivement employer la science occulte, la science
rÃĐelle, les mystÃĐrieuses rÃĐvÃĐlations de la nature. Nous l'avons vu
recourir à Albert le Grand, à HermÃĻs, à Raymond Lulle, à CornÃĐlius
Agrippa, Ã la Bible. Un jour, il avait lu dans le livre du Seigneur un
passage qui exprime hardiment l'action d'un Être sur un autre Être,
l'omnipotence de la volontÃĐ, la force magnÃĐtique du regard,
l'irrÃĐsistible commandement du fort au faible.
C'est quand JÃĐhovah envoie MoÃŊse au pharaon et lui dit: ÂŦTu seras le
dieu de cet homme.Âŧ
EnvoyÃĐ par la science auprÃĻs d'une idiote qui s'opiniÃĒtrait à ne pas
laisser sortir les forces de son intelligence captive, Jacques MÃĐrey
suivit le prÃĐcepte donnÃĐ Ã MoÃŊse, et se fit le dieu de cette enfant.
Ses agents extÃĐrieurs ÃĐtaient autant d'intermÃĐdiaires par lesquels il
faisait parvenir ses ordres jusqu'Ã elle: le _PrÃĐsident_, Scipion, la
vieille Marthe, Antoine, Basile, les ÃĐtoffes qui rÃĐcrÃĐaient sa vue, les
fleurs qui charmaient son odorat, les pelouses sur lesquelles elle se
roulait, l'eau de la source qu'elle buvait à mÊme le rÃĐservoir, tout
dans la nature devenait ainsi à son caprice une vaste machine ÃĐlectrique
qu'il chargeait, si on ose dire ainsi, de l'irrÃĐsistible fluide de sa
volontÃĐ.
Ãva commençait à Être femme physiquement et moralement, mais elle ne
connaissait pas encore son sexe.
ÃlevÃĐe par le braconnier et par sa mÃĻre, elle n'ÃĐprouvait aucun embarras
à demeurer nue devant eux.
Depuis qu'elle avait ÃĐtÃĐ transportÃĐe chez le docteur, depuis qu'elle
avait ÃĐtÃĐ baptisÃĐe du nom d'Ãva et qu'elle ÃĐtait devenue la reine de son
Ãden, elle courait revÊtue d'une simple chemise tantÃīt rouge (nous avons
vu l'effet que cette couleur produisait sur elle), tantÃīt bleue,
toujours d'une couleur voyante, avec l'innocence de celle dont elle
portait le nom.
Il est vrai qu'Ãve, supÃĐrioritÃĐ ou infÃĐrioritÃĐ sur Ãva, n'avait pas mÊme
la chemise.
Lorsque le docteur avait pris cette dÃĐcision de n'enfermer le corps de
l'enfant dans aucun lien, lorsqu'il l'avait revÊtue du plus simple de
tous les vÊtements, il s'ÃĐtait assurÃĐ qu'aucun Åil profane ne pouvait
pÃĐnÃĐtrer sous l'ÃĐpaisseur des ombrages de son jardin.
D'ailleurs, Ãva ÃĐtait trÃĻs obÃĐissante; le docteur lui avait indiquÃĐ son
domaine, et elle s'y ÃĐtait toujours enfermÃĐe scrupuleusement.
Ãva n'avait pas ÃĐtÃĐ vue mÊme par le serpent.
On ÃĐtait arrivÃĐ Ã l'automne de l'annÃĐe 1791; depuis six ans, le docteur
poursuivait son Åuvre.
Ãva allait avoir quatorze ans.
Il y avait, au centre du jardin, sur le plateau au pied duquel
jaillissait la source, il y avait, nous l'avons dit, un superbe pommier
tout chargÃĐ de fleurs en avril, tout chargÃĐ de fruits en septembre. Ãva,
comme son aÃŊeule, aimait beaucoup les fruits, et surtout les pommes.
Jacques MÃĐrey fit sur cet arbre ce qu'il avait dÃĐjà fait sur le miroir;
il aimanta pour ainsi dire le feuillage d'une force d'attraction et de
volontÃĐ; les arbres jouent un rÃīle important dans les annales de la
science mesmÃĐrienne. On sait quelle juste cÃĐlÃĐbritÃĐ s'attacha, dans le
dernier siÃĻcle, Ã cet ormeau sÃĐculaire de Buzancy, Ã l'ombre duquel M.
de PuysÃĐgur observa les merveilles du somnambulisme.
Au cours des effets qu'il cherchait à produire, Jacques MÃĐrey appelait
toujours les explications de la physique occulte. Il croyait que les
arbres surtout ÃĐtaient de grands appareils destinÃĐs à recevoir et Ã
transmettre la matiÃĻre subtile de l'homme. Voilà pourquoi il avait
arrÊtÃĐ sa pensÃĐe sur le pommier; la similitude dans l'espÃĻce n'avait ÃĐtÃĐ
que le second motif de son choix.
Ãva sortit de la maison à son heure accoutumÃĐe; c'est-à -dire vers huit
heures du matin, et, comme si elle eÃŧt ÃĐtÃĐ attirÃĐe par l'arbre
magnÃĐtique ou simplement par le fruit de la gourmandise, elle se dirigea
du cÃītÃĐ des belles pommes mÃŧres qui dÃĐtachaient sur le vert foncÃĐ des
branches leur couleur de pourpre et d'or. Elle ÃĐtait presque nue.
Jamais de plus belles formes ne s'accusÃĻrent avec plus de libertÃĐ! On
eÃŧt dit une des trois GrÃĒces de Germain Pilon, si chastement et si
coquettement drapÃĐes à la fois, qu'en laissant presque tout voir elles
laissaient tout dÃĐsirer.
Mais ces splendeurs de la nature, ces trÃĐsors de la beautÃĐ physique
ÃĐtaient couverts et sanctifiÃĐs aux yeux de Jacques MÃĐrey par le plus
chaste de tous les voiles: par la science.
Ne voit-on pas, dans les ateliers, des peintres et des sculpteurs cesser
d'Être hommes devant un beau modÃĻle nu.
Ils sont artistes.
Dans cette belle crÃĐature, Jacques MÃĐrey ne voyait point une femme, mais
un sujet à guÃĐrir.
Il ÃĐtait mÃĐdecin.
Quand la pauvre enfant, se levant sur la pointe des pieds pour atteindre
celle des pommes qu'elle convoitait, eut cueilli cette pomme et
satisfait sa gourmandise, le docteur sortit de derriÃĻre le buisson oÃđ il
ÃĐtait cachÃĐ.
Le premier mouvement d'Ãva fut un petit cri de surprise et de frayeur,
le second fut de s'ÃĐlancer vers le docteur; mais, comme Jacques MÃĐrey
fixait à dessein sur sa nuditÃĐ un regard profond et hardi, la jeune
fille, comme sous un rayon de soleil trop brillant, baissa les yeux, et,
voyant son sein qui ÃĐtait nu, elle se fit de ses belles mains croisÃĐes
un fichu pour le cacher. On eÃŧt dit la statue antique de la PudicitÃĐ.
Le docteur alla à elle, lui prit la main.
Elle releva les yeux, les baissa de nouveau, et un nuage rose se
rÃĐpandit sur le marbre de la statue.
Elle avait rougi: elle ÃĐtait femme.
Pygmalion ÃĐtait dÃĐpassÃĐ, GalatÃĐe n'avait pas rougi: elle n'ÃĐtait que
dÃĐesse!
XI
La baguette divinatoire
Il ne manquait plus à Ãva qu'une chose pour devenir ce que Jacques MÃĐrey
voulait faire d'elle, c'est-à -dire un Être accompli du cÃītÃĐ de
l'intelligence comme elle l'ÃĐtait du cÃītÃĐ de la beautÃĐ.
Il ne lui manquait plus que d'aimer.
L'esprit des femmes est encore plus dans leur cÅur que dans leur
tÊte.
L'ÃĐtat habituel d'Ãva avant les derniers ÃĐvÃĐnements que nous venons de
raconter, et quand la vie vÃĐgÃĐtative l'emportait sur la vie
intellectuelle, ÃĐtait l'indiffÃĐrence; elle avait le mÊme visage pour les
personnes que pour les choses; non seulement elle ne comprenait pas,
mais, à part Scipion, elle n'aimait pas. Or, depuis que tout son Être
avait ÃĐtÃĐ bouleversÃĐ par de fÃĐcondes ÃĐmotions, depuis qu'elle avait
failli s'ÃĐvanouir dans les bras de Jacques MÃĐrey, depuis qu'ayant goÃŧtÃĐ
le fruit de l'arbre du bien et du mal, elle avait rougi devant lui comme
Ãve devant le Seigneur; sans ÃĐprouver encore l'amour, elle ÃĐprouvait
dÃĐjà le trouble des instincts amoureux; mais, entre ces pÃĒles clartÃĐs de
sentiments communs à tous les Êtres, et ces lumineuses effluves du
cÅur qui font de la femme l'Être le plus aimant et le plus aimÃĐ de la
CrÃĐation, il y a un abÃŪme.
Pour animer cette fleur et lui donner le parfum de la femme comme il
venait de lui en donner dÃĐjà la coloration, le docteur comptait beaucoup
sur la puissance du regard.
Tous les anciens avaient mis dans le regard le siÃĻge de la puissance et
de l'action physiologique d'un Être sur les autres Êtres; Horace n'a ÃĐtÃĐ
que l'ÃĐcho des traditions de l'Orient lorsqu'il nous reprÃĐsente Jupiter,
le grand magnÃĐtiseur des mondes, qui remue tout l'Olympe par un
froncement de sourcil, _cuncta supercilio moventis_.
Cette idÃĐe de la puissance du regard, dont nous voyons au reste à tout
moment des exemples mÊme sur les animaux, ÃĐtait tellement rÃĐpandue chez
les Juifs que JÃĐsus-Christ fait plusieurs fois allusion à la diffÃĐrence
du _bon_ et du _mauvais Åil_.
--Ton Åil, dit-il, est la lanterne de ton corps; si ton Åil est
simple et droit, tout ton corps sera lucide; si ton Åil est mauvais,
tout ton corps sera tÃĐnÃĐbreux.
L'Åil du docteur ÃĐtait bon, car Jacques MÃĐrey ÃĐtait une de ces rares
crÃĐatures envoyÃĐes sur la terre pour le bien de leurs semblables.
Il aimait. SuprÊme preuve de bontÃĐ; c'ÃĐtait pour se rÃĐpandre comme Dieu
dans ses ouvrages qu'il avait la passion de crÃĐer et de guÃĐrir.
En promenant cet Åil conducteur de sa volontÃĐ sur tous les objets
dont s'approchait Ãva, il tendait à se mettre psychologiquement en
relation avec elle; il cherchait en quelque lieu du corps oÃđ Dieu
l'avait placÃĐe l'ÃĒme de la jeune fille. Pur comme ce ciel qu'Hippolyte
implore en tÃĐmoignage de sa chastetÃĐ, c'ÃĐtait à l'ÃĒme qu'il en voulait
et non au corps.
EntourÃĐe de Jacques comme d'une atmosphÃĻre immense, Ãva le retrouvait
invisible, mais prÃĐsent en tout ce qu'elle touchait, car le docteur
avait eu soin d'agir sur tous les meubles de la chambre qu'elle
habitait, sur tous les arbres, sur toutes les fleurs du jardin dont elle
ÃĐtait la plus belle fleur, sur les bagatelles de sa toilette, jusque sur
la nourriture qu'elle prenait, jusque sur l'air qu'elle respirait.
Souvent, lorsqu'elle demandait un verre d'eau, il avait soin de le
charger de son souffle, et c'ÃĐtait comme s'il lui eÃŧt donnÃĐ son ÃĒme Ã
boire. Tous ces objets, vivifiÃĐs par lui dans un seul but, ÃĐtaient
autant de sacrements qui le mettaient en communion avec l'intÃĐressante
crÃĐature à laquelle il sacrifiait sa vie, et du bonheur de laquelle il
voulait faire son bonheur.
Absent--et parfois Jacques MÃĐrey s'absentait un jour ou deux pour se
rendre compte à lui-mÊme de sa puissance--, absent, Jacques MÃĐrey se
servait de la nature comme d'une entremetteuse pour faire parvenir à Ãva
le sentiment qu'il voulait lui inspirer. Il attachait une vertu de
rÃĐvÃĐlation aux tertres de gazon sur lesquels la jeune fille avait
l'habitude de s'asseoir; au ruisseau oÃđ le chien buvait et oÃđ elle se
regardait; au houx qui absorbait l'ÃĐlectricitÃĐ par les pointes de ses
feuilles; il chargeait le vent, le murmure des arbres, le chant des
oiseaux, le sanglot des petites cascades, tous les bruits du jardin
enfin, de murmurer à l'oreille d'Ãva le mot qui n'ÃĐtait pas encore dans
son cÅur.
Un jour que la jeune fille s'ÃĐtait approchÃĐe d'un rosier sauvage qui de
lui-mÊme avait dÃĐveloppÃĐ dans un massif sa tige chargÃĐe d'ÃĐtoiles
rosÃĐes, Ãva remarqua au milieu du buisson une fleur qui attirait
mystÃĐrieusement sa main et qui demandait pour ainsi dire à Être
cueillie.
Elle ÃĐtendit le bras et cueillit la fleur.
Mais à peine l'eut-elle portÃĐe machinalement à sa bouche, qu'elle
respira dans le doux parfum de l'ÃĐglantine un doux sommeil pendant
lequel Jacques MÃĐrey, tel qu'elle l'avait vu prÃĻs du pommier, le jour oÃđ
elle avait rougi pour la premiÃĻre fois, passa comme une ombre sur la
toile de son cerveau.
C'ÃĐtait Jacques qui s'ÃĐtait communiquÃĐ Ã la rose sauvage pour qu'Ãva la
cueillÃŪt et le respirÃĒt dans cette fleur.
Nous avons dÃĐjà vu que le docteur attachait une grande valeur aux signes
dont se servait l'ancienne magie pour fixer certains phÃĐnomÃĻnes de
volontÃĐ. Il ÃĐtait alors ou plutÃīt il avait ÃĐtÃĐ grandement question dans
les derniers temps, parmi les physiciens, de la baguette divinatoire, Ã
laquelle on attribuait la vertu de se mouvoir d'elle-mÊme entre les
mains de certaines personnes et de rÃĐvÃĐler par ce mouvement la prÃĐsence
souterraine des sources, des mÃĐtaux, et mÊme des cadavres. La baguette
ne tournait pas entre les mains de tout le monde, ce qui est le propre
des phÃĐnomÃĻnes nerveux, qui varient d'intensitÃĐ avec la nature des
individus. Au reste, une explication plus ou moins satisfaisante de la
vibration de la baguette ÃĐtait donnÃĐe par ce que l'on appelait alors la
physique occulte. Cette science rapportait à l'ÃĐcoulement des
corpuscules, et à l'action de ces corpuscules sur la baguette de
coudrier, la cause du mouvement indicateur qui avait fait dÃĐcouvrir
plusieurs fois des ruisseaux, des trÃĐsors enfouis et la trace mÊme de
crimes inconnus.
Jacques MÃĐrey eut l'idÃĐe de se servir de cette baguette pour dÃĐcouvrir
au fond du cÅur de son ÃĐlÃĻve la source d'amour virginal qui y ÃĐtait
encore cachÃĐe.
La philosophie de la baguette, comme on disait alors, avait la
prÃĐtention d'expliquer, en les ramenant à une cause naturelle, toutes
les fables et tous les mythes de l'antiquitÃĐ. ÃnÃĐe conduit par le rameau
d'or à la porte des enfers n'ÃĐtait plus qu'une image poÃĐtique des
mystÃĻres auxquels pouvait aboutir la connaissance de la loi qui
dirigeait dans l'air le mouvement des corpuscules.
La baguette de MoÃŊse, qui avait fait jaillir l'eau du rocher; celle de
JephtÃĐ, qui s'ÃĐtait reprise à verdoyer; celle de CircÃĐ, qui avait changÃĐ
les compagnons d'Ulysse en pourceaux, tous ces exemples guidaient et
encourageaient la science des Cagliostro, des Mesmer et des
Saint-Germain dans la recherche de l'inconnu. Seulement, le docteur,
plus gÃĐnÃĐreux que CircÃĐ, aimait mieux changer les pourceaux en hommes
que les hommes en pourceaux.
Jacques MÃĐrey fit avec Scipion une promenade dans la forÊt la plus
proche, y coupa une baguette de coudrier, la chargea à force de fluide
de transmettre sa volontÃĐ Ã Ãva, et chargea Scipion de lui reporter la
baguette, tandis que lui, par un autre chemin, regagnait Argenton et
rentrait dans le jardin par une porte donnant sur la campagne et dont
lui seul avait la clef.
Nous avons dit que, dans ce jardin, grand au reste comme un parc,
Jacques MÃĐrey avait tracÃĐ un cercle oÃđ devait se promener Ãva sans
jamais le dÃĐpasser.
Ãva, dans son obÃĐissance passive, n'avait jamais eu l'idÃĐe de franchir
la limite dÃĐsignÃĐe.
à l'extrÃĐmitÃĐ du jardin, il y avait une grotte toute garnie de mousse,
oÃđ sourdait, dans un petit rÃĐservoir limpide comme l'air, la source qui
reparaissait au pied du tertre sur lequel ÃĐtait plantÃĐ le pommier.
Le docteur l'appelait la grotte des MÃĐditations.
C'ÃĐtait là que, isolÃĐ du monde, ÃĐloignÃĐ de tout bruit, dÃĐlivrÃĐ de toute
prÃĐoccupation, il venait rÊver à ces choses inconnues que, tant qu'elles
ne sont pas rÃĐalisÃĐes, on croit des choses impossibles.
Il y ÃĐtait venu souvent avant de connaÃŪtre Ãva, plus souvent peut-Être
depuis qu'il la connaissait.
L'entrÃĐe de cette grotte, ÃĐclairÃĐe intÃĐrieurement par une ouverture
donnant au-dessus d'un rÃĐservoir, ÃĐtait toute masquÃĐe par des lierres et
des lianes pendantes. Il fallait la connaÃŪtre pour se douter qu'elle
ÃĐtait là .
Ãva, en prenant la baguette de la gueule de Scipion, n'ÃĐprouva d'abord
aucun changement en elle. Puis, comme elle la garda involontairement
entre ses mains, au bout d'un instant elle ressentit cette inquiÃĐtude
vague, ce besoin de mouvement, cette nÃĐcessitÃĐ d'air qui force à ouvrir
les fenÊtres de sa chambre si le temps est mauvais et à sortir si le
temps est beau.
En consÃĐquence, elle s'achemina vers le jardin, sa promenade habituelle,
ou plutÃīt sa seule promenade.
Cette fois, sans mÊme y songer, sans Être arrÊtÃĐe par aucun obstacle
matÃĐriel ou idÃĐal, elle franchit la limite hier encore imposÃĐe à sa
volontÃĐ, et, la baguette à la main, guidÃĐe en quelque sorte ou plutÃīt
rÃĐellement par elle, elle ÃĐcarta les lierres et les lianes, et apparut Ã
la porte à moitiÃĐ ÃĐclairÃĐe par le jour extÃĐrieur, pareille à une fÃĐe
tenant sa baguette à la main.
Elle avait une longue tunique de cachemire blanc serrÃĐe à la taille par
un ruban bleu. Ses cheveux blonds qui descendaient jusqu'aux genoux
voilaient ses ÃĐpaules.
La prÃĐsence de Jacques MÃĐrey dans la grotte ne lui arracha aucun cri de
surprise. Son sens intÃĐrieur, son sens affectif, son ÃĒme enfin savait
qu'il ÃĐtait là .
Elle prononça le nom de Jacques avec la plus douce intonation et lui
tendit les bras.
Jacques tint quelque temps Ãva pressÃĐe contre son cÅur.
Entre ces deux Êtres qui, attirÃĐs l'un vers l'autre, semblaient se
chercher dans le grand mystÃĻre de la nature, c'ÃĐtait une sorte de
communion silencieuse et ineffable.
Ils s'assirent l'un prÃĻs de l'autre sur un banc de mousse.
Alors, Ãva prit les deux mains de Jacques dans les siennes, le regarda
avec ses grands yeux fixes dont l'ÃĐmail semblait taillÃĐ dans la nacre
perliÃĻre, et lui dit d'une voix lente, profonde, rÃĐflÃĐchie, qui
savourait une à une toutes les lettres de ces deux mots:
--Je t'aime!
Au mÊme instant, elle renversa sa tÊte sur l'ÃĐpaule de Jacques, et ses
cheveux roulÃĻrent sur le visage du jeune mÃĐdecin, le mouvement du
cÅur et des artÃĻres perdit son rythme ordinaire, et le souffle parut
s'arrÊter sur les lÃĻvres entrouvertes de la jeune fille.
Les magnÃĐtiseurs du dernier siÃĻcle ont donnÃĐ plusieurs noms à cet ÃĐtat
d'assoupissement et d'insensibilitÃĐ qui ressort du somnambulisme, mais
qu'il ne faut pas confondre avec lui. L'ÃĒme, dans ce moment-là , semble
rompre ses liens avec le corps. PsychÃĐ reprend ses ailes et s'envole on
ne sait oÃđ. Sainte ThÃĐrÃĻse monte au ciel et s'agenouille devant Dieu.
Ce mot ÃĐternel et divin que murmurait depuis plus d'un mois toute la
nature aux oreilles de la jeune fille, ce mot que la vertu magnÃĐtique
avait en quelque sorte arrachÃĐ de son ÃĒme, ce mot _je t'aime_ avait
envoyÃĐ Ãva au troisiÃĻme ciel de l'extase.
L'extase diffÃĻre du magnÃĐtisme, en ce que, pendant cet ÃĐtat, comme si la
personne magnÃĐtisÃĐe avait trouvÃĐ un protecteur plus puissant, elle
ÃĐchappe à son magnÃĐtiseur. L'influence de Jacques MÃĐrey avait jusque-lÃ
trouvÃĐ dans Ãva une docilitÃĐ d'esclave. La pauvre enfant obÃĐissait Ã
l'action du magnÃĐtisme. Sans le savoir, sa volontÃĐ ÃĐtait enchaÃŪnÃĐe à une
force extÃĐrieure, toute-puissante, irrÃĐsistible; mais les limites du
magnÃĐtisme dÃĐpassÃĐs, cette force avait beau agir, commander, l'ÃĒme
fugitive ne rÃĐpondait plus à ses ordres que par l'insensibilitÃĐ de la
rÃĐsistance. En vain Jacques rassembla toute son ÃĐnergie pour sommer une
derniÃĻre fois Ãva de s'ÃĐveiller, le sommeil continuait malgrÃĐ lui, un
sommeil qui, mÊlÃĐ de catalepsie, prenait peu à peu la rigiditÃĐ de la
mort.
Ce sommeil glaçait Jacques MÃĐrey d'ÃĐpouvante et d'inquiÃĐtude.
ÃpuisÃĐ de fatigue, il ÃĐtait tombÃĐ Ã genoux devant Ãva, appuyant ses
lÃĻvres sur sa main.
Au contact de ses lÃĻvres, il sentit sa main tressaillir; mais ce
tressaillement ÃĐtait si obscur et si insensible, cette main ressemblait
si bien à celle d'une jeune trÃĐpassÃĐe, que sa crainte redoubla, la sueur
lui perla sur le front. Il se redressa debout, tenant son front dans ses
deux mains et regardant Ãva avec des yeux effarÃĐs.
C'est alors qu'il vit sa bouche entrouverte et ses lÃĻvres tressaillant
sous un lÃĐger frÃĐmissement, qui n'ÃĐtait rien autre chose que le souffle,
et qu'une inspiration lui vint.
Le baiser qu'il avait donnÃĐ Ã la main, s'il le donnait aux lÃĻvres!...
Jacques MÃĐrey avait le sentiment de la dÃĐlicatesse poussÃĐ au plus haut
degrÃĐ. Avait-il le droit, lui ÃĐveillÃĐ, de poser ses lÃĻvres sur les
lÃĻvres d'Ãva endormie?
N'ÃĐtait-ce point une atteinte à la pudeur fÃĐminine? une souillure Ã
cette colombe immaculÃĐe?
Si cependant c'ÃĐtait le seul moyen de la sauver?
Jacques MÃĐrey leva les yeux au ciel, prit Dieu à tÃĐmoin de la puretÃĐ de
son intention, demanda pardon à la Vesta antique, à la chastetÃĐ
symbolisÃĐe dans la personne de la mÃĻre de JÃĐsus, se pencha sur Ãva, et
toucha ou plutÃīt effleura sa bouche de ses lÃĻvres.
à l'instant mÊme, comme si la chaÃŪne qui liait la jeune fille au monde
supÃĐrieur se brisait par cet attouchement humain, Ãva jeta un lÃĐger cri,
et, frÃĐmissant de la pointe des pieds à la racine des cheveux:
--Qui m'a ÃĐveillÃĐe? dit-elle. J'ÃĐtais si heureuse!
Puis, tournant ou plutÃīt ÃĐlevant son regard vers le docteur, elle parut
ÃĐtonnÃĐe de voir un homme devant elle; mais aussitÃīt une subite rougeur
couvrit pour la seconde fois ses joues. Et, prenant la main de Jacques,
ÃĐveillÃĐe cette fois, elle lui redit dans un sourire ce qu'elle venait de
lui dire endormie:
--Je t'aime!
Puis elle porta la main au cÃītÃĐ gauche de sa poitrine; la jeune fille
venait de trouver la place de son cÅur.
XII
L'anneau sympathique
Ce fut pour Ãva comme une rÃĐvÃĐlation de toute la nature; ce qu'elle
avait vu dans son extase, le ciel, Dieu, les anges, resta dans son
esprit, dans sa mÃĐmoire, dans son ÃĒme: peut-Être ces trois mots
n'expriment-ils qu'une seule et mÊme chose, voilà pourquoi nous les
disons tous les trois au lieu de n'en dire qu'un seul.
Mais le miracle ne se borna point à la vue extÃĐrieure.
Pour la premiÃĻre fois, Ã cette lumiÃĻre nouvelle, elle distingua sous
leur vÃĐritable aspect le ciel, la terre, les oiseaux, les fleurs;
jusque-là , dans le demi-jour de son indiffÃĐrence, Ãva n'avait rien
apprÃĐciÃĐ de toutes ces merveilles. Il faut, pour voir et entendre la
CrÃĐation, autre chose que des yeux et des oreilles.
Il faut de l'amour.
à mesure que le cercle des objets visibles et matÃĐriels s'ÃĐlargissait
pour elle, Ãva apprenait à parler de toutes ces choses jusque-lÃ
inconnues, car les idÃĐes nouvelles inspirÃĐes par des objets nouveaux
appellent naturellement les paroles affÃĐrentes à ces idÃĐes et à ces
objets.
Cette ÃĐducation ÃĐtait ce que les psychologistes d'alors appelaient une
_transfusion_.
Ãva recevait tout de Jacques; le docteur lui apprit le nom des plantes,
des animaux, des ÃĐtoiles. Il lui raconta le poÃĻme tout entier de la
CrÃĐation.
La jeune fille l'ÃĐcoutait avidement et devinait en quelque sorte la
science de Jacques, tant ce qu'il lui disait ÃĐtait imprÃĐgnÃĐ de sympathie
et d'amour. En lui, elle ÃĐtudiait par cÅur toute la nature; dans la
pensÃĐe du maÃŪtre, elle lisait sa pensÃĐe à elle et la raison des choses,
non seulement perceptibles, mais abstraites, non seulement visibles,
mais invisibles.
L'immensitÃĐ de l'univers et le spectacle de la vie expliquÃĐ par Jacques
lui donnaient le sentiment de l'existence de Dieu, dont lui avaient
seulement parlÃĐ jusque-là le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, le
rayon caressant du soleil de mai.
Au grand livre de la nature, le docteur donna pour commentaire les
ouvrages des poÃĻtes allemands ou anglais, qu'Ãva ne tarda point à lire
et voulut absolument comprendre.
La langue allemande et la langue anglaise ÃĐtaient aussi familiÃĻres Ã
Jacques que sa langue maternelle, et, au bout de deux ou trois mois, Ãva
savait lui dire: _Je t'aime_, en trois langues diffÃĐrentes.
Ce jeune cerveau ÃĐtait comme ces terres vierges de l'AmÃĐrique qui n'ont
rien produit depuis la crÃĐation et qui, pour donner trois moissons Ã
l'annÃĐe, n'attendaient qu'une triple semence.
Jacques apprenait ainsi à Ãva non seulement à devenir savante, mais en
mÊme temps elle apprenait toute seule à devenir belle: elle avait pour
cela des dispositions trÃĻs rares.
Mais, en dÃĐpit de ses grands yeux, de ses traits irrÃĐprochables, de ses
formes admirablement modelÃĐes, elle ne produisait, dans son ÃĐtat
primitif, sur le peu d'ÃĐtrangers qu'elle voyait, qu'une impression
pÃĐnible et presque dÃĐsagrÃĐable; pour Être belle, il lui manquait d'Être
femme.
Le traitement moral du docteur rÃĐvÃĐla chez Ãva une beautÃĐ toute
nouvelle, la beautÃĐ de l'ÃĒme, la beautÃĐ de la vie, la beautÃĐ de la
pensÃĐe.
Sa physionomie, autrefois morne et uniforme, commença de se multiplier
comme par miracle.
Ce sentiment pour lequel nous n'avons pas de nom, que les Allemands
dÃĐsignent sous le nom de _GemÞth_, et les Anglais sous celui de
_feeling_; ce sentiment pour lequel notre langue n'a d'autre terme que
celui de _sens affectif_ ou _sens ÃĐmotif_, ÃĐtait venu poÃĐtiser la forme
en l'animant. Ce n'ÃĐtaient plus ces lignes froides et immobiles dont
rien ne dÃĐrangeait la rÃĐgularitÃĐ glacÃĐe; ce n'ÃĐtait plus ce visage
toujours le mÊme, mais oÃđ l'absence de la pensÃĐe imprimait le sceau du
nÃĐant; il y avait maintenant dans Ãva plusieurs individualitÃĐs, suivant
les impressions personnelles qu'elle recevait, suivant surtout le visage
de Jacques, dont elle reflÃĐtait la joie ou la tristesse.
Avec l'amour se dÃĐclara chez elle la coquetterie, qui est pour ainsi
dire la fleur de l'amour. Ãva, jusque-là insouciante d'elle mÊme, prit
un plaisir extrÊme à soigner sa toilette, à relever et à lisser
elle-mÊme ses longs cheveux, à Être belle enfin.
La perpÃĐtuelle relation dans laquelle vivaient Jacques et Ãva avait
crÃĐÃĐ, et chaque jour resserrait entre ces deux Êtres une sympathie
unique et sans borne. Ils ÃĐtaient ÃĐvidemment sous l'entiÃĻre puissance de
cette loi universelle que les savants appliquent au monde et les poÃĻtes
aux individus; que les premiers appellent l'attraction et que les autres
appellent l'amour.
Encore le mot d'amour, si dÃĐlicat et si puissant qu'il soit, ne
saurait-il exprimer cette vie à deux que le lien magnÃĐtique avait formÃĐ
entre ce jeune homme et cette jeune fille.
Tout ce qu'on observe des affinitÃĐs mystÃĐrieuses qui existent entre
certains frÃĻres jumeaux que la nature a soudÃĐs l'un à l'autre, tout ce
que les poÃĻtes ont racontÃĐ des sympathies de l'hÃĐliotrope et du soleil,
tout ce que les savants ont imaginÃĐ des rapports enchaÃŪnÃĐs de la lune et
de l'OcÃĐan, ne donnerait qu'une idÃĐe bien imparfaite de l'ÃĐtat
d'identification auquel ÃĐtaient parvenus Jacques et Ãva.
Et, en effet, ils se pressentaient, ils se devinaient, ils se
cherchaient, se parlaient dans la rÊverie des bois, dans la plainte
ÃĐternelle des fontaines, dans l'harmonie gÃĐnÃĐrale des Êtres. Ils
aspiraient l'un et l'autre à tout ce qui s'ÃĐlÃĻve, à tout ce qui monte
vers le ciel. Les jours oÃđ l'un ÃĐtait malade, l'autre ÃĐtait souffrant.
S'il arrivait à Jacques de rougir, le mÊme nuage rose se formait
sympathiquement sur les joues d'Ãva. Dans les moments de gaietÃĐ, un mÊme
sourire de bonheur glissait sur leurs lÃĻvres. Ils ÃĐtaient ÃĐmus de la
mÊme maniÃĻre par les mÊmes lectures; ce que l'un pensait, l'autre
l'avait devinÃĐ dÃĐjà . C'ÃĐtait le mÊme Être aimant deux fois dans une
seule existence; le lien qui les unissait l'un à l'autre ÃĐtait une sorte
d'ÃĐgoÃŊsme double.
Ils buvaient, si l'on peut s'exprimer ainsi, la vie à la mÊme coupe.
Jacques, voulant exprimer cette parfaite conformitÃĐ de sentiment,
nommait Ãva sa sÅur; Ãva appelait Jacques son frÃĻre; mais ces deux
mots comme tous les autres ÃĐtaient impuissants à caractÃĐriser cette
union que les langues humaines n'ont pas prÃĐvue.
Les choses trop tendres que Jacques avait pudeur de dire, car leur
attachement, si intime qu'il fÃŧt, se distinguait surtout par l'absence
des procÃĐdÃĐs terrestres, ou par leur innocence s'il ÃĐtait forcÃĐ d'y
recourir, les choses trop tendre que Jacques avait pudeur de dire, il
les communiquait aux arbres sous lesquels Ãva venait s'asseoir; ces
arbres agitaient sur la tÊte de la jeune fille leurs rameaux, et leurs
feuilles, comme autant de langues vertes et mobiles, racontaient dans un
chuchotement mystÃĐrieux le cÅur de Jacques au cÅur d'Ãva!
Le magnÃĐtisme a comme la magie ancienne des signes et des moyens
occultes pour bouleverser les rapports naturels des choses et mÊme pour
changer les choses de goÃŧt, de nature et d'aspect. Jacques se servait de
cette puissance sur Ãva. Il donnait aux roses l'odeur des violettes; il
changeait l'eau en vin; il multipliait le pain de la table; il faisait
sÃĐcher et reverdir les arbres à fruit. Tous ces miracles, bien entendu,
n'existaient que dans l'esprit hallucinÃĐ du sujet. Or, c'ÃĐtait
prÃĐcisÃĐment l'intention de Jacques de crÃĐer autour d'Ãva un monde
fabuleux sur lequel dominÃĒt sa pensÃĐe. Jacques ne se servait de cette
influence redoutable que pour le bonheur de son ÃĐlÃĻve. S'il s'ÃĐtait fait
le dieu d'Ãva, c'ÃĐtait pour achever en elle l'Åuvre imparfaite du
CrÃĐateur.
Un jour que Jacques ÃĐtait allÃĐ voir un pauvre malade à une lieue
d'Argenton, et qu'une opÃĐration trop difficile pour qu'il la confiÃĒt Ã
un autre le retenait deux heures de plus qu'il ne comptait consacrer Ã
ce voyage, voulant voir jusqu'oÃđ allait chez lui la transmission de la
pensÃĐe, il prit une feuille de papier à lettres, blanche, tailla une
plume neuve, et ÃĐcrivit sans encre sur le papier, de maniÃĻre que pour
tout autre qu'Ãva, l'ÃĐcriture ne laissait aucune trace.
_RetardÃĐ pendant deux heures. Sois sans inquiÃĐtude, sÅur chÃĐrie,
et attends-moi à cinq heures sous_ l'arbre de la science du bien et
du mal,
_Ton frÃĻre_,
Jacques.
C'ÃĐtait ainsi que le docteur appelait le pommier, depuis l'aventure oÃđ,
pour la premiÃĻre fois, Ãva avait rougi.
Puis il noua le billet au cou de Scipion et lui ordonna d'aller
retrouver Ãva.
Scipion obÃĐit.
Il trouva Ãva prÃĻs du ruisseau oÃđ il avait l'habitude de boire; il vint
à elle: la jeune fille dÃĐnoua le billet, et, quoiqu'il ne portÃĒt aucune
trace d'ÃĐcriture, elle lut.
Ãva n'avait ni montre ni pendule, mais, sans mÊme regarder le ciel pour
voir oÃđ en ÃĐtait le soleil, Ã cinq heures moins cinq minutes, elle vint
s'asseoir sur le tertre.
à cinq heures prÃĐcises, Jacques, rentrÃĐ par la petite porte du jardin,
venait s'asseoir à l'ombre du pommier oÃđ Ãva, cinq minutes auparavant,
venait s'asseoir elle-mÊme.
Jacques poussa un cri de joie, Ãva avait la seconde vue.
Il faisait une belle soirÃĐe d'automne. Les deux amants ÃĐtaient fiers et
heureux de vivre, de se voir, de se toucher sympathiquement par toutes
les fibres de l'ÃĒme; leur poitrine se gonflait superbement, il leur
semblait à chaque bouffÃĐe d'air qu'ils respiraient le ciel.
à la figure solennelle et grave de Jacques, Ãva se douta tout de suite
qu'elle allait recevoir une communication dÃĐlicate et importante.
Et en effet celui-ci regardait doucement et sÃĐrieusement la jeune fille.
--Ãva, lui dit-il, j'ai exercÃĐ jusqu'ici sur vous une action qui ÃĐtait
nÃĐcessaire pour vous amener au point moral et physique oÃđ vous Êtes
parvenue aujourd'hui, mais à laquelle je renonce. Au moment oÃđ je vous
parle, je retire à moi toute ma puissance magnÃĐtique; je vous rends la
triple libertÃĐ de l'ÃĒme, du cÅur et de l'esprit; je vous rends votre
libre arbitre enfin; ce n'est point à moi que vous allez obÃĐir, c'est Ã
vous-mÊme. Jusqu'ici, nous n'avons jamais parlÃĐ ensemble de l'engagement
que l'homme contracte avec la femme et qu'on appelle le mariage; les
devoirs de cet ÃĐtat, je vous les expliquerai plus tard, nous n'en sommes
encore qu'aux fiançailles. Vous avez jusqu'ici vÃĐcu dans la solitude, il
est temps de vous mettre en relations avec le monde et de choisir un
homme que vous aimiez.
--Jacques, vous savez bien que c'est inutile, rÃĐpondit Ãva, mon fiancÃĐ,
c'est vous.
Jacques appuya la main d'Ãva contre son cÅur, et, tirant un anneau
d'or de son doigt:
--Si telle est votre volontÃĐ, Ãva, telle est aussi la mienne. Recevez
donc, selon l'usage, cet anneau d'or, c'est le tÃĐmoin de notre promesse,
c'est notre anneau de fiançailles.
Et il lui glissa au doigt un anneau magnÃĐtisÃĐ par lui avec l'intention
que toutes les fois qu'Ãva penserait à Jacques ayant cet anneau à la
main, elle le verrait, tout absent qu'il fÃŧt, sinon avec les yeux du
corps, du moins avec les yeux de l'ÃĒme.
XIII
_Unde ortus?_
ArrivÃĐs au point oÃđ en ÃĐtaient les deux amants, c'est dire au jour de
leurs fiançailles, une grave question devait se prÃĐsenter à leur esprit,
sinon comme un obstacle, du moins comme une inquiÃĐtude.
De qui Ãva ÃĐtait-elle la fille?
On sait comment Jacques MÃĐrey avait obtenu du braconnier et de sa mÃĻre
l'enfant qu'il avait emportÃĐe chez lui.
Deux motifs les avaient dÃĐterminÃĐs à confier la petite fille au docteur:
le premier, tout ÃĐgoÃŊste, est qu'en l'emportant, il les dÃĐbarrassait
d'un grand ennui.
Le second, moins personnel, ÃĐtait l'espÃĐrance que les soins de Jacques
MÃĐrey pourraient amÃĐliorer l'ÃĐtat de l'idiote.
Mais, en l'emportant, le docteur avait pris l'obligation formelle de
rendre l'enfant le jour oÃđ elle serait rÃĐclamÃĐe par ses parents
vÃĐritables.
La certitude oÃđ il ÃĐtait que ses parents n'ÃĐtaient ni le braconnier ni
la vieille femme, la certitude qu'il avait que sa vraie famille avait
voulu se dÃĐbarrasser d'elle en la dÃĐposant chez le braconnier, lui
donnait l'espoir qu'elle ne serait jamais rÃĐclamÃĐe.
C'est pour cela qu'il avait enfermÃĐ Ãva dans le paradis terrestre qu'il
lui avait crÃĐÃĐ et qu'il ne l'avait laissÃĐ voir que des quelques
personnes que nous avons nommÃĐes.
La premiÃĻre, la seconde, la troisiÃĻme annÃĐe mÊme, Joseph, c'ÃĐtait le nom
du braconnier, et Magdeleine, c'ÃĐtait celui de la vieille femme,
n'ÃĐtaient venus qu'une fois chaque annÃĐe prendre des nouvelles de
l'enfant et demander à la voir.
Chaque fois, Ãva avait ÃĐtÃĐ apportÃĐe devant eux; mais, comme dans les
trois premiÃĻres annÃĐes sa guÃĐrison n'avait pas fait de grands progrÃĻs,
ils avaient à peu prÃĻs perdu l'espÃĐrance que le docteur, si savant qu'il
fÃŧt, pÃŧt jamais faire de cette crÃĐature inerte, sans parole et sans
pensÃĐe, un Être digne de prendre sa place dans le monde des
intelligences.
Puis, il faut bien accuser Jacques MÃĐrey de cette petite tromperie dans
laquelle son cÅur avait fait taire sa conscience: quand le mieux
s'ÃĐtait dÃĐclarÃĐ d'une maniÃĻre sensible, c'est lui qui, sans attendre que
Joseph et sa mÃĻre vinssent demander des nouvelles d'Ãva, allait leur en
porter.
Pour se faire un ami du braconnier, Ã chacune de ses visites, il lui
faisait cadeau de quelques boÃŪtes de poudre et de quelques livres de
plomb que le braconnier, qui n'osait acheter ces objets à la ville,
recevait toujours avec une vive reconnaissance.
Aux questions sur l'ÃĐtat, sur la santÃĐ d'Ãva, le docteur rÃĐpondait
ÃĐvasivement:
--Elle va un peu mieux, je n'ai pas perdu l'espÃĐrance, la nature est si
puissante!
Et naturellement le braconnier, qui voyait toujours dans Ãva la boule
informe de chair qu'on avait emportÃĐe de chez lui, haussait les ÃĐpaules
en disant:
--Que voulez-vous, docteur, Ã la grÃĒce de Dieu!
Puis les deux hommes allaient faire un tour ensemble dans la forÊt.
AprÃĻs que le docteur avait eu soin de laisser sa bourse à la vieille
mÃĻre, il tuait un ou deux liÃĻvres, trois ou quatre lapins; il rapportait
son gibier à la maison et se gardait bien de parler à qui que ce soit de
la course qu'il venait de faire et des gens qu'il avait visitÃĐs.
Quant à Ãva, elle avait ÃĐtÃĐ longtemps insouciante de sa naissance, comme
de tout. Mais, lorsque sa naissance morale eut tirÃĐ son esprit des
limbes oÃđ cette espÃĻce d'hydrocÃĐphalie dont elle ÃĐtait atteinte l'avait
relÃĐguÃĐe, elle commença à se prÃĐoccuper de son origine.
Elle avait un vague souvenir d'avoir revu, dans une des derniÃĻres
visites qu'ils lui avaient faites, le braconnier et sa mÃĻre. Mais ce
souvenir n'avait rien de tendre, et aucun souvenir filial ne se remuait
pour eux dans son cÅur.
Jacques MÃĐrey lui avait dit que deux ans ils avaient eu soin d'elle;
elle leur ÃĐtait reconnaissante de ces soins, mais aucune voix intÃĐrieure
ne lui disait: ÂŦCet homme est ton pÃĻre, cette femme est ta mÃĻre.Âŧ
Il y a plus: toutes les fois qu'elle abordait cette question, Jacques
MÃĐrey l'ÃĐcartait avec un certain malaise qui laissait des traces sur son
visage.
Si bien qu'elle avait fini par ne plus faire de questions sur sa
naissance, et par ne plus chercher à connaÃŪtre ses parents.
Dans une nature comme celle d'Ãva, ouverte à toutes les intuitions
primitives, ce silence avait lieu d'ÃĐtonner.
Souvent Jacques MÃĐrey l'avait trouvÃĐe triste, soucieuse, inquiÃĻte; son
cÅur cherchait une voix mystÃĐrieuse lui demandant:
--Qui es-tu?
L'Être humain est si faible, si bornÃĐ, si calamiteux, qu'il a besoin
pour ne pas s'effrayer de lui-mÊme de se chercher des points d'appui et
des racines dans ceux qui l'ont prÃĐcÃĐdÃĐ sur la terre. Il a besoin de
savoir d'oÃđ il sort, par quelle porte il est entrÃĐ dans la vie, Ã quel
bras il s'est appuyÃĐ pour faire ses premiers pas.
Ombrageux, il a besoin de sentir un passÃĐ derriÃĻre lui; de là le culte
des ancÊtres chez les Indiens comme chez tous les peuples primitifs.
L'homme se considÃĻre comme une bouture de l'arbre gÃĐnÃĐalogique; comme
une bouture de cet arbre, c'est à lui qu'il rapporte ses destinÃĐes. Le
fils est responsable de l'ÃĒme de son pÃĻre et du sort qui attend cette
ÃĒme dans l'autre monde. S'il accomplit fidÃĻlement les sacrifices, s'il
remplit ses devoirs envers sa caste, il achÃĻve et dÃĐveloppe, dans sa
propre existence, l'immortalitÃĐ de celui qui lui a donnÃĐ le jour. Cette
transmission, cette solidaritÃĐ, cette communion de l'homme avec ses
ancÊtres, qui forme l'ÃĐlÃĐment principal des anciens dogmes, tout cela
est une suite de l'inquiÃĐtude du sang pour remonter à la source.
Au nombre des questions dont l'homme doit sÃĐrieusement se prÃĐoccuper
chaque fois qu'il pense et qu'il fait un retour sur lui-mÊme, le savant
LinnÃĐ met en premiÃĻre ligne celle-ci:
--_Unde ortus?_ (D'oÃđ viens-je?)
Pour rÃĐpondre à cette question, les peuples nouveau-nÃĐs ont eu recours
aux gÃĐnÃĐalogies.
On connaÃŪt celle de saint Luc, qui fait remonter JÃĐsus jusqu'au premier
homme et le premier homme jusqu'Ã Dieu.
Toutes les anciennes religions sont des genÃĻses, elles racontent sous
des mythes plus ou moins enveloppÃĐs, plus ou moins transparents, la
filiation des choses, l'origine du monde, la naissance de l'homme, la
succession des familles reprÃĐsentÃĐes l'une aprÃĻs l'autre par un chef;
elles rÃĐtablissent en un mot le fil conducteur qui, remontant vers le
passÃĐ, conduit l'homme du temps à l'ÃĐternitÃĐ. Jacques MÃĐrey pouvait
encore satisfaire aux questions d'Ãva sur la nature; il lui disait le
commencement des mondes, l'origine probable de la terre, la succession
des Êtres inorganiques et organiques, depuis les polypes jusqu'aux
mammifÃĻres.
AidÃĐ des lumiÃĻres de la physique occulte, il expliquait par le mouvement
des atomes la formation primitive des plantes, les diffÃĐrents essais de
la nature sur les animaux avant d'arriver à l'homme.
Si ces explications n'ÃĐtaient pas toujours concluantes, elles ÃĐtaient du
moins conformes à la science de son temps, dont il avait touchÃĐ et mÊme
dÃĐpassÃĐ les limites.
Mais, quand Ãva arrivait à une question beaucoup plus simple, quand elle
semblait lui dire, par la curiositÃĐ de son regard et par le muet
mouvement de ses lÃĻvres: ÂŦEt moi, de qui suis-je nÃĐe?Âŧ toute la science
du savant se troublait; il en ÃĐtait rÃĐduit à dÃĐclarer son impuissance et
à se taire.
On raconte que Pic de la Mirandole avait dÃŧ soutenir une thÃĻse qui avait
durÃĐ trois jours.
Le cercle des connaissances humaines tel qu'il ÃĐtait tracÃĐ dans ce
temps-là avait ÃĐtÃĐ parcouru, et, sur tous les points, Pic de la
Mirandole avait dÃĐfiÃĐ ses examinateurs de le mettre en dÃĐfaut.
L'Envie ÃĐtait pÃĒle et se mordait les lÃĻvres, n'ayant pas autre chose Ã
mordre.
Les thÃĐologiens s'en mÊlÃĻrent.
La thÃĐologie ÃĐtait une forÊt pleine de traquenards dans laquelle
l'esprit le plus exercÃĐ avait bien de la peine à ne pas Être pris, une
sorte de puits tÃĐnÃĐbreux dans lequel les plus hardis mineurs perdaient
pied, un buisson ÃĐpineux oÃđ les plus vieux docteurs laissaient des
lambeaux de leur robe.
Lui, simple, calme, grave, avait dÃĐroutÃĐ toutes les arguties, ÃĐvitÃĐ tous
les piÃĻges, dÃĐsarmÃĐ tous les syllogismes, ÃĐchappÃĐ Ã tous les dilemmes,
usÃĐ tous les artifices.
Ce jeune homme ÃĐtait vÃĐritablement douÃĐ de la science universelle.
Alors, une courtisane qui avait assistÃĐ Ã tous ces exercices, moins pour
voir et pour entendre que pour Être vue elle-mÊme, lassÃĐe de la longueur
des examens, se leva et fit signe qu'elle voulait adresser, elle aussi,
une question au savant invulnÃĐrable.
Un murmure de surprise fit le tour de la docte assemblÃĐe. Fier d'avoir
dÃĐmontÃĐ tous ses adversaires dans cette fameuse thÃĻse _De omni re
scibili et de quibusdam aliis_, Pic de la Mirandole considÃĐra non sans
un peu d'ÃĐtonnement cette femme qui osait l'interroger; un sourire de
dÃĐdain plissait lÃĐgÃĻrement ses lÃĻvres.
--Pourriez-vous, demanda la courtisane, me dire quelle heure il est?
Pic de la Mirandole fut contraint d'avouer qu'il n'en savait rien.
Eh bien, il en ÃĐtait de mÊme pour Jacques MÃĐrey; sa science ÃĐtait solide
et universelle, on eÃŧt dit qu'il avait assistÃĐ au conseil du Dieu
crÃĐateur, tant il connaissait bien la raison des choses, l'origine et le
but des Êtres, d'oÃđ ils viennent, oÃđ ils vont. Rien ne l'arrÊtait dans
la filiation des crÃĐatures, des ÃĐlÃĐments, des mondes, et il ne savait
comment dÃĐvoiler la naissance de la femme qu'il aimait!
Tout ce qu'il savait, c'est qu'Ãva n'ÃĐtait point la fille du bÃŧcheron ni
de la bÃŧcheronne.
En 1792, ÃĐpoque à laquelle nous sommes arrivÃĐs et qui va bientÃīt nous
emporter avec elle sur ses ailes de feu, les races n'ÃĐtaient point
encore mÊlÃĐes en France comme elles l'ont ÃĐtÃĐ dans la suite par la
rÃĐvolution française; il y avait vraiment alors un type aristocratique;
si la noblesse s'ÃĐtait maintenue longtemps dans ce pays, dont les
mÅurs lÃĐgÃĻres et faciles inclinent visiblement à l'ÃĐgalitÃĐ, cela
tenait à la diffÃĐrence du sang.
Les femmes surtout portaient leur naissance et leur rang dans la
distinction de leur personne; l'ÃĐchafaud de 93 aurait confirmÃĐ
l'existence de cette ÃĐgalitÃĐ de race si l'hÃĐrÃĐditÃĐ physiologique avait
besoin de confirmation.
_On ne dÃĐtruit que ce qu'on ne peut effacer._
Je ne veux point dire que les familles nobles fussent supÃĐrieures aux
familles plÃĐbÃĐiennes; les premiÃĻres recÃĐlaient en elles un germe de
dÃĐcadence et d'altÃĐration, tandis que les secondes, plus pures, plus
vigoureuses, aspiraient fortement à la vie sociale.
Mais il est juste de dire que les anciennes familles avaient un type de
beautÃĐ qui leur ÃĐtait propre, et qui tenait peut-Être autant Ã
l'ÃĐducation qu'Ã la nature.
La RÃĐvolution rencontra le type aristocratique qui par sa fine beautÃĐ
blessait le type populaire, et, ne pouvant le modifier assez vite à son
grÃĐ par des alliances bourgeoises, elle le faucha.
Ce type, Jacques MÃĐrey, ce dÃĐmocrate, ce socialiste par excellence, ne
pouvait se dÃĐfendre de le retrouver dans Ãva.
Saint Bernard, qui avait pour galanterie religieuse de passer en revue
les perfections de la sainte Vierge et de la caresser dans ses litanies
des ÃĐpithÃĻtes les plus tendres et les plus flatteuses, ne trouve rien de
mieux à lui dire que de l'appeler ÂŦVase d'ÃĐlectionÂŧ (_Vas electionis._)
Ces signes d'ÃĐlection, qui font de certaines femmes les vases prÃĐcieux
de la nature par la dÃĐlicatesse de la matiÃĻre et par la puretÃĐ des
formes, le docteur les reconnaissait fatalement et tristement dans la
jeune fille qui passait pour Être celle du bÃŧcheron.
Ses mains fines, roses et transparentes, ses doigts sans nÅuds et aux
ongles effilÃĐs, son pied petit et cambrÃĐ, son cou onduleux qu'on eÃŧt
pris pour de l'albÃĒtre animÃĐ, tout dÃĐnonçait chez elle une race exquise,
tout dÃĐmentait l'origine roturiÃĻre que les apparences assignaient à Ãva.
Au fond, les opinions politiques de Jacques MÃĐrey souffraient beaucoup
de cet aveu qu'il ÃĐtait contraint de se faire à lui-mÊme. Il lui en
coÃŧtait de dÃĐmÊler chez cette jeune fille les caractÃĻres d'une race
qu'il dÃĐtestait; il s'en voulait d'Être obligÃĐ de reconnaÃŪtre une beautÃĐ
dans ce type dominateur; il eÃŧt donnÃĐ dix ans de sa vie pour nier le
tÃĐmoignage de ses yeux, rÃĐcuser la science et dire à la nature: ÂŦTu as
menti.Âŧ
Du moins, il se consolait en pensant que ces familles si orgueilleuses
de leur sang se prÃĐcipitaient toujours vers leur dÃĐclin; que la beautÃĐ
des traits, la blancheur de la peau n'empÊchent point dans les classes
nobles l'invasion du lymphatisme et des sombres maladies qui en sont la
suite.
Il savait, preuves en mains, qu'en ne renouvelant pas leurs alliances,
ces races privilÃĐgiÃĐes s'ÃĐpuisaient sur elles-mÊmes, que les enfants de
l'aristocratie naissaient vieux; que la plupart d'entre eux naissaient
infirmes et la carie aux os; que les idiots et les idiotes abondaient
dans les grandes maisons, et qu'aprÃĻs Être tombÃĐe en quenouille par
l'abus de la galanterie et des plaisirs, la noblesse tombait en enfance.
Les signes de cette dÃĐgÃĐnÃĐrescence lui semblaient empreints sur le roi
qui gouvernait alors, sur le mou et lymphatique Louis XVI, dont la bontÃĐ
nÃĐgative a ÃĐtÃĐ caractÃĐrisÃĐe il y a dix-sept cents ans par Tacite.
Sa vertu consistait à ne pas avoir de vices.
Il retrouvait les mÊmes indices d'ÃĐpuisement et d'imbÃĐcillitÃĐ dans cette
pÃĒle noblesse qui, poussÃĐe par une main supÃĐrieure et invisible,
prenait depuis cent ans à tÃĒche de ruiner elle-mÊme et sa fortune et sa
santÃĐ.
Ãva commençait de son cÃītÃĐ Ã exprimer hautement ses doutes.
--Cet homme et cette femme, disait-elle à Jacques en parlant du bÃŧcheron
et de la bÃŧcheronne, ont eu pour moi les soins d'un pÃĻre et d'une mÃĻre;
et cependant rien ne me dit là , continuait-elle en mettant la main sur
son cÅur, que leur sang soit mon sang; bien au contraire, j'ai beau
m'ÃĐcouter intÃĐrieurement, rien ne remue en moi pour eux. Eh bien, je
dois vous le dire, Jacques, le dÃĐmon de l'incertitude me dÃĐvore; vous
m'avez tirÃĐe des limbes dans lesquelles je sommeillais, vous Êtes le
vÃĐritable auteur de mon existence. Vous m'avez donnÃĐ la lumiÃĻre de l'ÃĒme
et la lumiÃĻre du cÅur. Avant de vous connaÃŪtre, je ne vivais pas, je
vÃĐgÃĐtais. Vous avez fait de moi une crÃĐature à votre image, et pourtant,
Dieu soit louÃĐ! vous n'Êtes pas mon pÃĻre.
Elle rougit lÃĐgÃĻrement et reprit:
--Vous qui savez tout, mon Jacques bien-aimÃĐ, vous dont le regard perce
les voiles de toute la nature, vous dont la clairvoyance s'ÃĐlÃĻve
jusqu'aux astres, vous qui scrutez les mondes dont l'ocÃĐan de l'air est
peuplÃĐ, vous qui voyez au-delà de nos yeux et qui entendez ce que
l'oreille des hommes n'entend pas, dites-moi de qui je suis nÃĐe.
Et Jacques MÃĐrey n'osait pas rÃĐpondre.
XIV
OÃđ il est prouvÃĐ qu'Ãva n'est pas la fille du braconnier Joseph, mais
sans que l'on sache de qui elle est la fille
Le lendemain du jour oÃđ les questions d'Ãva ÃĐtaient devenues plus
pressantes, le docteur rÃĐsolut, coÃŧte que coÃŧte, de faire une dÃĐmarche
pour se renseigner. Il envoya Scipion à Joseph; Scipion avait un billet
au cou. Jacques disait au braconnier:
_Demain, au point du jour, je serai chez vous avec mon fusil. J'ai
besoin de gibier._
Le lendemain, à six heures du matin, Jacques MÃĐrey ÃĐtait à la cabane de
Joseph.
On partit, on tira quelques coups de fusil, on tua un liÃĻvre, deux
faisans, trois ou quatre lapins, que Scipion, Ã qui ses nouveaux talents
n'avaient rien fait perdre des anciens, rapporta tout joyeux.
L'heure du dÃĐjeuner arriva; on s'assit sur l'herbe, et Jacques MÃĐrey
tira de son carnier du pain, des fruits, un morceau de jambon, une
gourde de bon vin.
Lorsque quelques gorgÃĐes de cette liqueur à laquelle il goÃŧtait si
rarement eurent mis Joseph en belle humeur, Jacques entama avec le
braconnier le chapitre d'Ãva.
--Joseph, lui dit-il, il y a longtemps que tu n'es venu voir la petite.
Le braconnier haussa les ÃĐpaules.
--Que voulez-vous! dit-il, ça me retourne le cÅur quand je la vois.
--Elle a beaucoup grandi et beaucoup embelli depuis quatre ans, mon cher
Joseph, continua Jacques.
--Qu'importe, reprit Joseph, si elle ne parle pas! Samuel Simon, le
crÃĐtin de la rue de l'Ãcluse, lui aussi, parle: il dit _papa_, _maman_.
à quoi ça l'avance-t-il?
--Ãva parle, et parle bien, je t'assure, Joseph; elle est mÊme trÃĻs
savante.
--Mais elle reste du matin au soir dans un fauteuil, comme Samuel Simon.
--Non, elle marche et elle court trÃĻs lÃĐgÃĻrement.
--Ãa me fait plaisir, ce que vous me dites là , monsieur Jacques; car la
pauvre petite, je m'y ÃĐtais attachÃĐ, tout idiote qu'elle ÃĐtait, et je
l'aimais comme si j'ÃĐtais son pÃĻre.
--Quoi que vous ne le fussiez point, n'est-ce pas, Joseph?
Le braconnier changea de couleur; il avait, malgrÃĐ lui et sans y songer,
laissÃĐ ÃĐchapper son secret.
--Je crois que j'ai dit une grosse bÊtise! fit-il.
En m'avouant que tu n'ÃĐtais pas son pÃĻre? Il y avait longtemps que je le
savais.
--Comment cela? demanda naÃŊvement le braconnier.
Jacques haussa les ÃĐpaules:
--EspÃĐrais-tu me cacher quelque chose, Ã moi? N'as-tu pas entendu dire
de par la ville que je faisais des miracles, que je savais tout, comme
le Bon Dieu? Comment veux-tu que celui qui donne de l'esprit à la
matiÃĻre n'en ait point assez lui-mÊme pour lever les voiles d'une
intrigue et pour pÃĐnÃĐtrer un secret? Entre nous, Joseph, je crains bien
que ce secret ne soit sinon un crime tout à fait, du moins une
abominable action.
--Comment cela? monsieur Jacques?
--Les parents de la pauvre Ãva auront voulu se dÃĐbarrasser d'un Être
inerte et inutile, au lieu de se dire que la nature ne produit rien
d'inutile et d'inerte, et de tÃĒcher de faire ce que j'ai fait,
c'est-Ã -dire de tailler la chair avec la science, comme le sculpteur
taille le marbre avec son ciseau. Ils auront pensÃĐ d'abord à la jeter
dans quelque ÃĐtang, ou à l'ÃĐtouffer entre deux matelas, mais la peur les
aura retenus; peut-Être savait-on qu'ils avaient cette enfant! En tout
cas, Dieu le savait! Ã dÃĐfaut de la justice des hommes, ils ont craint
la justice de Dieu!
Sans approuver tout à fait, Joseph fit un signe de la tÊte qui semblait
dire: ÂŦVous pourriez bien avoir raison.Âŧ
--Tu as pensÃĐ quelquefois à cela, n'est-ce pas, Joseph?
--Oui, rÃĐpondit le braconnier, et j'avoue que ce n'est pas sans
inquiÃĐtude.
--Eh bien, le moyen de te rassurer, dit le docteur, c'est de me raconter
franchement tout ce que tu sais de cette jeune fille et de sa naissance.
--Je ne demanderais pas mieux, monsieur Jacques, car vous nous avez
rendu un grand service et à elle aussi; mais...
--Mais quoi?
--Mais si ce que je vais vous dire allait me compromettre et nuire Ã
l'enfant?
--Je te promets, Joseph, que, exceptÃĐ elle, nul ne saura jamais un seul
mot de la rÃĐvÃĐlation.
--Et, d'ailleurs, tenez, continua Joseph en homme dÃĐcidÃĐ, il y a dÃĐjà un
temps que ce secret-là me pÃĻse, et que j'ÃĐprouve le besoin de m'en
dÃĐcharger.
--Parle donc, je t'ÃĐcoute.
--C'ÃĐtait le 29 dÃĐcembre 1782; il y aura au mois de dÃĐcembre prochain
dix ans de cela, que, voyant une jolie gelÃĐe suivie d'une petite neige
fine qui recouvrait à peine la terre, je me dis à moi-mÊme: ÂŦJoseph, mon
ami, voilà un joli temps pour faire un coup de fusil.Âŧ Sur quoi, je pris
mon chien.
--Scipion? demanda Jacques.
--Non, son prÃĐdÃĐcesseur, qui n'avait pas un nom si ronflant, qui
s'appelait tout simplement Canard; et nous partÃŪmes. Nous voilà en
chasse: un coup de fusil par-ci, un coup de fusil par-là . Pif! paf! deux
liÃĻvres dans le carnier, l'un fera le civet, l'autre fournira la
garniture; pendant ce temps, la mÃĻre ÃĐtait restÃĐe à la maison, elle
filait tranquillement sa quenouille, la bonne vieille. Tout à coup deux
hommes masquÃĐs poussent la porte et entrent. Qui fut effrayÃĐe? je vous
le demande; ce fut elle! Elle crut qu'on venait pour m'arrÊter, car les
anciens seigneurs de Chazelay ÃĐtaient durs aux braconniers, on disait
mÊme qu'ils en avaient fait pendre quelques-uns dans le parc du chÃĒteau,
sous prÃĐtexte qu'ils avaient droit de justice sur leurs terres; ces
hommes la rassurÃĻrent en lui donnant le bonjour avec la main; puis l'un
d'eux s'approcha d'elle, laissant en arriÃĻre son compagnon, qui avait
l'air de porter un paquet sous son manteau.
Âŧ--Femme, lui dit l'homme qui s'ÃĐtait approchÃĐ d'elle, je sais que vous
avez ÃĐtÃĐ bonne nourrice et bonne mÃĻre, quoique votre fils ait un peu
tournÃĐ au chenapan...
Âŧ--Oh! monsieur, mon pauvre Joseph! s'ÃĐcria ma mÃĻre, peut-on dire...Âŧ
ÂŧMais lui l'interrompit.
Âŧ--Ce n'est pas de lui qu'il est question, dit-il, mais de vous.
Pourriez-vous vous charger d'un enfant?
Âŧ--Bien certainement, monsieur.
Âŧ--L'aimeriez-vous?
Âŧ--Comme s'il ÃĐtait le mien, pauvre agneau!
Âŧ--Vous Êtes plus vieille que je ne croyais.
Âŧ--Bon! les petits enfants et les vieilles femmes, cela s'entend
toujours.
Âŧ--Mais, continua l'homme masquÃĐ, je dois vous dire une chose.
Âŧ--Laquelle?
Âŧ--C'est que l'enfant est imbÃĐcile.
Âŧ--Elle n'en a que plus besoin de bons soins, rÃĐpondit la mÃĻre.
Âŧ--Ces soins, vous les lui donnerez, alors?
Âŧ--Oui; mais, vous voyez, nous sommes pauvres; il faudrait, pour que
l'enfant ne manquÃĒt de rien, que les parents voulussent bien venir Ã
notre secours.
Âŧ--Combien vous faudrait-il par an pour la traiter comme votre fille?
ÂŧLa mÃĻre calcula:
Âŧ--Cent francs, monsieur, cela vous paraÃŪt-il de trop?
Âŧ--Vous aurez trois cents francs par an tant que l'enfant restera chez
vous, et cinq cents francs tout de suite.
Âŧ--Oh! monsieur, pour ce prix-là , elle sera traitÃĐe comme une dauphine.
Âŧ--C'est bien; voici les cinq cents francs et voici le premier mois.
Chaque mois sera payÃĐ d'avance. Faites-moi un reçu des huit cents livres
et de l'enfant.
Âŧ--Ah! monsieur, dit la mÃĻre, voilà le malheur! c'est que je ne sais pas
ÃĐcrire.
Âŧ--Diable! fit l'homme en se retournant du cÃītÃĐ de son compagnon, voilÃ
qui est fÃĒcheux!
ÂŧJ'ÃĐtais là depuis les premiers mots de la conversation; car, voyant
entrer deux hommes chez ma mÃĻre, j'ÃĐtais accouru vite et m'ÃĐtais glissÃĐ
par la petite porte du fournil. J'avais donc tout entendu. Je m'avançai.
Âŧ--Mais je sais ÃĐcrire, moi, monsieur, dis-je à l'inconnu, et je vais
vous donner les reçus que vous demandez.
Âŧ--Quel est cet homme? s'ÃĐcria le visiteur masquÃĐ.
Âŧ--C'est mon fils Joseph, monsieur, celui que vous appeliez tout Ã
l'heure un chenapan.
Âŧ--Il n'est point question de cela, ma mÃĻre; que ces messieurs
m'appellent comme ils voudront, je sais que je suis un honnÊte homme;
cela me suffit.
ÂŧJe tirai une plume et du papier de l'armoire, car je voyais dans le
nourrissage de l'enfant une bonne affaire, et je ne voulais pas que la
mÃĻre la manquÃĒt.
Âŧ--Dictez, monsieur, dis-je en m'asseyant devant la table et m'apprÊtant
à ÃĐcrire.
ÂŧL'homme s'appuya sur le dossier de ma chaise pour suivre ma plume des
yeux et voir si j'ÃĐcrivais bien ce qu'il dictait.
Âŧ--Ãcrivez, dit-il.
ÂŧJ'ÃĐcrivis:
Âŧ_Cejourd'hui, 29 dÃĐcembre 1782, j'ai reçu d'un inconnu une petite fille
de cinq ans reconnue idiote et incurable; je m'engage, au nom de ma mÃĻre
et au mien, à la garder à la cabane ou dans tout autre domicile que je
choisirai, jusqu'Ã ce qu'elle me soit rÃĐclamÃĐe par la personne qui me
prÃĐsentera ce reçu et l'autre moitiÃĐ du louis d'or dont la premiÃĻre
moitiÃĐ sera ou plutÃīt est à l'instant mÊme dÃĐposÃĐe entre mes mains._
ÂŧL'inconnu tira de la poche de son gilet un louis coupÃĐ en deux d'une
façon bizarre, mais cependant dont les deux moitiÃĐs s'adaptaient
parfaitement; il m'en donna une et garda l'autre. Puis il continua:
Âŧ_Celui qui dÃĐpose l'enfant entre les mains de Joseph Blangy et de sa
mÃĻre, outre la somme de huit cents francs qu'ils ont reçue à la
signature des prÃĐsentes, s'engage à leur payer tous les ans et d'avance
la somme de trois cents francs. Et si l'un des deux meurt, au survivant
des deux la mÊme somme sera payÃĐe._
Âŧ_Quand l'enfant aura atteint l'ÃĒge de quinze ans, comme elle
nÃĐcessitera peut-Être de nouvelles dÃĐpenses, on prendra de nouveaux
arrangements._
ÂŧSelon les soins que l'on aura pris de l'enfant, une rÃĐcompense sera
donnÃĐe.
Âŧ--Signez, dit l'homme masquÃĐ; signez pour votre mÃĻre et pour vous.
ÂŧJ'ÃĐcrivis au bas du reçu:
Âŧ_AcceptÃĐ pour moi et pour ma mÃĻre, avec engagement de me conformer
à tout ce qui est portÃĐ Ã l'engagement ci-dessus._
_Joseph Blangy._
Âŧ--Et maintenant, monsieur, demandai-je à l'homme masquÃĐ, avez-vous
d'autres recommandations à me faire?
Âŧ--Une seule.
Âŧ--Laquelle?
Âŧ--Te taire.
Âŧ--Cela nous est facile, à ma mÃĻre et à moi, rÃĐpondis-je, car nous
aimons la compagnie des animaux, des arbres, des choses qui ne parlent
pas enfin. Dans cette cabane, nous ne voyons jamais personne, et,
exceptÃĐ, _bonjour_ et _bonsoir_, Ã peine ma mÃĻre et moi ÃĐchangeons-nous
deux paroles en deux mois. Le plus grand bavard de la maison, c'est
Canard. Il ne parle pas, il est vrai, mais il aboie.
ÂŧL'homme masquÃĐ qui avait jouÃĐ un rÃīle actif dans toute cette histoire
prit le reçu, le relut avec soin, le mit dans sa poche avec la moitiÃĐ du
louis d'or, et dit à ma mÃĻre:
Âŧ--Allons, venez ici, et tendez votre tablier.
ÂŧMa mÃĻre s'approcha, fit ce qu'on lui demandait, et reçut dans son
tablier la petite idiote à peu prÃĻs dans l'ÃĐtat oÃđ vous l'avez vue.
Âŧ--Comment s'appelle-t-elle, mon cher monsieur? demanda ma mÃĻre.
ÂŧSans doute l'inconnu craignit-il que nous n'allions compulser les
registres de baptÊme des environs, car il rÃĐpondit:
Âŧ--Inutile que vous sachiez son nom, puisqu'elle ne rÃĐpond à aucun nom;
qu'il vous suffise de savoir qu'elle est catholique.
ÂŧPuis, se tournant vers moi:
Âŧ--Tu as entendu? dit-il, une seule chose t'est recommandÃĐe, le silence.
ÂŧLes deux hommes sortirent; mais, en sortant, l'un d'eux dit à l'autre:
Âŧ--Scipion est restÃĐ.
ÂŧJe m'aperçus alors seulement qu'un beau chien noir ÃĐtait allÃĐ se
coucher prÃĻs du feu, ni plus ni moins que s'il ÃĐtait chez lui.
Âŧ--Eh bien! Scipion, lui dis-je, tu n'entends pas qu'on t'appelle?
ÂŧScipion ne bougea point. J'allais le chasser pour qu'il suivÃŪt son
maÃŪtre, mais celui-ci:
Âŧ--Gardez ce chien, dit-il; il ÃĐtait trÃĻs attachÃĐ Ã l'enfant, et
l'enfant ne connaÃŪt que lui. Pour te dÃĐdommager de son entretien et de
sa nourriture, j'engage ma parole que tu ne seras jamais inquiÃĐtÃĐ comme
braconnier par M. de Chazelay.
ÂŧEt il sortit en disant:
Âŧ--Reste, Scipion, reste!
ÂŧPermission dont le chien paraissait bien rÃĐsolu de se passer.
ÂŧEt maintenant, monsieur Jacques, continua le braconnier, vous en savez
autant que moi.Âŧ
--Et la rente vous fut toujours exactement payÃĐe.
--Rubis sur l'ongle.
--Par qui?
--Par le second homme masquÃĐ.
--Et, lors des diffÃĐrentes visites qu'il vous a faites, vous n'avez rien
pu saisir dans ses paroles?
--Il n'a jamais dit un mot. Je le crois sourd et muet. Quand il parlait
avec son compagnon, il lui parlait avec les doigts, et l'autre rÃĐpondait
de mÊme.
--Et vous ne savez rien de plus, Blangy?
--Non.
--Sur l'honneur?
--Sur l'honneur!
--Retournez chez vous et montrez-moi la moitiÃĐ du louis d'or; vous
l'avez conservÃĐe, je suppose?
--Il ne faut pas le demander! elle est dans le reliquaire de ma mÃĻre,
avec un os du petit doigt de sainte Solange.
Le docteur se leva et prit le chemin de la cabane.
Dix minutes aprÃĻs, ils ÃĐtaient arrivÃĐs, et Joseph remettait la piÃĻce au
docteur.
C'ÃĐtait en effet la moitiÃĐ d'un louis à l'effigie de Louis XV et au
millÃĐsime de 1769.
Cette moitiÃĐ n'avait rien de particulier, que le soin qu'on avait pris
de la tailler en zigzag pour rendre impossible une erreur ou une
tromperie.
Le docteur n'en savait pas beaucoup plus que lorsqu'il ÃĐtait parti;
seulement, au lieu du doute, il avait la certitude qu'Eva n'ÃĐtait pas la
fille du braconnier.
XV
OÃđ il nous faut abandonner les affaires privÃĐes de nos personnages pour
nous occuper des affaires publiques
En rentrant dans la ville d'Argenton, Jacques MÃĐrey fut frappÃĐ
d'ÃĐtonnement à la vue du trouble qui paraissait s'Être emparÃĐ de cette
population, d'habitude si calme et si tranquille.
Mais ce qui l'ÃĐtonna bien plus, c'est que, aussitÃīt qu'on l'eÃŧt reconnu,
cette population l'entoura en lui demandant des conseils sur ce qu'il y
avait à faire dans une circonstance si critique.
--Il faut d'abord, dit Jacques MÃĐrey, avant que je vous donne des
conseils, il faut d'abord que vous vouliez bien me dire de quoi il est
question.
--Comment! vous ne savez pas? s'ÃĐcriÃĻrent vingt voix.
--C'est impossible! s'ÃĐcriÃĻrent vingt autres.
Jacques MÃĐrey haussa les ÃĐpaules en homme qui n'est pas le moins du
monde au courant de la situation.
--Affaire politique? demanda-t-il.
--Je crois bien, affaire politique!
--Eh bien, qu'est-il arrivÃĐ?
--Allons donc, dit une voix, vous faites semblant de ne pas savoir, et
vous savez aussi bien que nous.
--Mes amis, dit Jacques MÃĐrey avec son exquise douceur, vous savez
comment je vis; à moins que ce ne soit pour faire une visite à quelque
pauvre malade, je ne sors jamais de chez moi, et chez moi je travaille;
j'ignore donc complÃĻtement ce qui se passe au-dehors des quatre murs qui
m'enferment, et oÃđ je fais de la science, avec l'espoir que cette
science sera utile un jour, à vous d'abord, et ensuite à l'humanitÃĐ.
--Ah! nous savons bien que vous Êtes un brave homme; nous vous aimons,
nous vous respectons et nous espÃĐrons vous en donner bientÃīt une preuve.
Mais c'est justement parce que nous vous aimons et vous respectons que
nous venons vous demander ce qu'il y a à faire dans l'extrÃĐmitÃĐ oÃđ nous
nous trouvons.
--Eh bien! voyons, mes bons amis, quelle est l'extrÃĐmitÃĐ dans laquelle
nous nous trouvons? demanda le docteur.
--On se bat à Paris, dit un des hommes qui entouraient Jacques.
--Comment! on se bat?
--C'est-Ã -dire qu'on s'est battu, mais, Ã ce qu'il paraÃŪt, tout est
fini, maintenant, dit un autre.
--Dites-moi ce qui est fini, mes enfants.
--Eh bien! reprit le premier, en deux mots, voilà ce que c'est: le
peuple a voulu entrer aux Tuileries comme au 20 juin, vous savez, le
jour oÃđ Capet a mis le bonnet rouge?
--Je ne sais rien, mes amis; mais continuez.
--Le roi s'y est opposÃĐ, et les Suisses ont tirÃĐ sur le peuple.
--Sur le peuple? les Suisses ont tirÃĐ sur les Parisiens?
--Oh! il n'y avait pas que des Parisiens, il y avait des Marseillais et
des gardes-françaises. Il paraÃŪt que c'est ceux-là qui ont fait le plus
grand carnage; on s'est battu dans la cour des Tuileries, dans le
vestibule, dans les appartements, dans le jardin. Il y a eu sept cents
Suisses tuÃĐs, et onze cents citoyens.
--Oui, dit un autre, il paraÃŪt que c'ÃĐtait terrible; comme c'est
Saint-Antoine et Saint-Marceau qui ont principalement donnÃĐ, on a
remportÃĐ les morts par charretÃĐes; au sang, on pouvait les suivre; puis
on les ÃĐtendait de chaque cÃītÃĐ de la rue, et chacun venait reconnaÃŪtre
les siens au milieu des pleurs et des sanglots.
--Et le roi? demanda Jacques MÃĐrey.
--Le roi s'est retirÃĐ Ã l'AssemblÃĐe nationale avec toute la famille
royale, se mettant sous la protection de la nation. Mais l'AssemblÃĐe
nationale a rÃĐpondu qu'elle n'avait pas mission de dÃĐcider d'une si
grave question; que cela regardait la Convention qui allait s'ouvrir.
Puis on a dÃĐcidÃĐ que le roi habiterait le Luxembourg.
--Au moins, là , dit Jacques MÃĐrey avec un sourire, s'il veut se sauver,
il aura la facilitÃĐ des catacombes.
--C'est justement ce qu'a dit le procureur de la commune, le citoyen
Manuel. Alors, on a dÃĐcidÃĐ que le roi serait enfermÃĐ au Temple; on l'y a
conduit et il y est prisonnier.
--Et oÃđ avez-vous vu tout cela?
--D'abord dans _l'Ami du peuple_, du citoyen Marat; puis l'adjoint du
maire est revenu de Paris, et il ÃĐtait à l'AssemblÃĐe nationale pendant
toute la journÃĐe du 10-AoÃŧt.
--Et sait-on quelle rÃĐsolution a prise l'AssemblÃĐe nationale? demanda
Jacques MÃĐrey.
--Aucune relativement au roi; elle veut faire face à l'ennemi avant
tout.
--Oui, c'est vrai, dit Jacques MÃĐrey avec un sentiment de tristesse
profonde, l'ennemi est en France. Et qu'a dÃĐcrÃĐtÃĐ l'AssemblÃĐe vis-Ã -vis
de l'ennemi? car là est le vÃĐritable pÃĐril.
--Elle a dÃĐcrÃĐtÃĐ que la _patrie en danger_ serait proclamÃĐe, et que les
enrÃīlements volontaires se feraient sur la place publique.
--Et quelles nouvelles a-t-on de l'ennemi?
--Il est à Longwy et marche sur Verdun.
Jacques MÃĐrey poussa un soupir.
--Mes amis, dit-il, dans des circonstances comme celles oÃđ nous nous
trouvons, chacun doit sonder sa propre conscience et l'interroger sur ce
qu'il a à faire. Certes, tout ce qui est jeune, tout ce qui peut porter
un fusil, tout ce qui ne peut servir la France que les armes à la main
doit prendre les armes. Mais, avant tout, nous avons une AssemblÃĐe
nationale brave et fidÃĻle, nous devons nous reposer sur elle avec
confiance du salut de la patrie. Ce que je puis vous dire d'avance, ce
qui est ma conviction, c'est que la France ne pÃĐrira pas. La France, mes
amis, c'est la nation ÃĐlue par le Seigneur, puisqu'il a mis en elle le
plus noble des sentiments que puisse contenir le cÅur de l'homme,
l'amour de la libertÃĐ. La France, c'est le phare qui ÃĐclaire le monde.
Ce phare a ÃĐtÃĐ allumÃĐ par les plus grands hommes que le XVIIIe
siÃĻcle ait produits: par les Voltaire, par les Diderot, par les Grimm,
par les d'Alembert, par les Rousseau, par les Montesquieu, par les
HelvÃĐtius. Dieu n'a pas fait naÃŪtre tant et de si beaux gÃĐnies pour que
leur passage soit inutile et leur trace effacÃĐe. Le canon de la Prusse
peut renverser les remparts de nos villes, il ne renversera pas
l'EncyclopÃĐdie. Restez bons Français et laissez à la Providence le soin
de conduire les ÃĐvÃĐnements.
--Mais enfin, s'ÃĐcriÃĻrent plusieurs voix, il faut cependant que
quelqu'un nous guide. Nous ne vous demandons qu'un conseil, un conseil
ne se refuse pas.
--Mes bons amis, dit le docteur, si j'avais habitÃĐ Paris pendant ces
derniers temps, si j'ÃĐtais de l'AssemblÃĐe nationale, si j'avais suivi de
l'Åil et de la pensÃĐe tout ce qui s'est passÃĐ depuis quatre ou cinq
ans en France et à l'ÃĐtranger, peut-Être en effet pourrais-je vous
guider dans ce que vous avez à faire, vous autres provinciaux, en ces
terribles circonstances, oÃđ l'incurie, la mauvaise foi et la trahison de
la royautÃĐ vous ont mis. Mais je ne suis qu'un pauvre mÃĐdecin n'ayant
plus aucune prÃĐtention à la vie publique, et priant la Providence de ne
pas me dÃĐtourner de ma voie, et de me laisser au milieu de vous pour y
faire le peu de bien auquel je suis appelÃĐ.
--Mais vous, docteur, qu'allez-vous faire maintenant? demanda la foule.
--Ce que j'ai fait par le passÃĐ, c'est-Ã -dire continuer ma mission
ici-bas, vous soutenir dans vos dÃĐfaillances, vous guÃĐrir dans vos
maladies. Ãbloui par les rÊves de ma jeunesse et par les folles
illusions de l'espÃĐrance, j'ai cru d'abord que j'ÃĐtais nÃĐ pour les
grandes choses et que ma place ÃĐtait marquÃĐe au milieu des cataclysmes
que les rÃĐvolutions allaient imposer à la sociÃĐtÃĐ. Je me trompais. Comme
Jacob, j'ai luttÃĐ avec l'ange, et je suis las de la lutte. J'ai pensÃĐ un
instant que l'homme ÃĐtait le rival de Dieu, et, Ã l'instar de Dieu,
pouvait crÃĐer. Dieu a eu pitiÃĐ de mon nÃĐant; il m'a pris comme un
sculpteur sublime prend un apprenti. Et il m'a donnÃĐ Ã achever son
Åuvre ÃĐbauchÃĐe. Voilà tout; il m'a payÃĐ mon travail sinon en orgueil,
du moins en bonheur. Merci à Dieu!
Ces paroles parurent causer à la foule qui les ÃĐcoutait, non seulement
un grand ÃĐtonnement, mais une profonde tristesse; quelques-uns de ceux
qui paraissaient les chefs du rassemblement ÃĐchangÃĻrent quelques paroles
entre eux, puis ils firent signe que l'on ouvrÃŪt les rangs pour laisser
passer le docteur.
Mais un d'eux, se plaçant sur son chemin comme un dernier obstacle:
--Si vous ne savez pas ce que vous valez, monsieur MÃĐrey, nous le
savons, nous, et nous ne permettrons pas qu'un homme de votre science et
de votre patriotisme reste ÃĐtranger et perdu dans une petite ville comme
la nÃītre, lorsque vont se passer les ÃĐvÃĐnements les plus graves que les
annales d'un peuple ait dÃĐroulÃĐs à la face du monde; l'ennemi est en
France; l'ennemi est à Paris surtout; la France a besoin de tous ses
enfants, et il ne sera pas dit qu'un des plus dignes lui aura fait
dÃĐfaut. Allez maintenant, monsieur Jacques MÃĐrey. Demain vous aurez de
nos nouvelles.
Et il livra passage au docteur, qui rentra chez lui sans que personne
songeÃĒt plus à l'arrÊter.
Le docteur avait hÃĒte de revoir Ãva. Depuis la veille au soir, il
l'avait quittÃĐe, et, ÃĐtant parti avant le jour, n'avait pas voulu la
rÃĐveiller.
Ãva l'attendait sur la porte du jardin.
--Tu venais au-devant de moi, mon cher amour? lui dit Jacques MÃĐrey.
--Je vous sentais approcher; puis tout à coup vous vous Êtes arrÊtÃĐ,
n'est-ce pas?
--Oh! ce n'est pas moi qui me suis arrÊtÃĐ, c'est cette brave population
qui me demandait des conseils sur ce qu'elle avait à faire. Je lui ai
dit qu'elle avait à me laisser revenir bien vite prÃĻs de mon Ãva.
--Eh bien, moi aussi je me suis arrÊtÃĐe oÃđ j'ÃĐtais, car j'avais dÃĐjÃ
fait quelques pas au-devant de vous.
--Et quand ils ne se sont plus opposÃĐs à mon retour?
--Je me suis sentie enlevÃĐe de terre, et je suis accourue.
--Viens, chÃĻre Ãva! lui dit-il en enveloppant sa taille flexible de son
bras; j'ai à causer avec toi de choses sÃĐrieuses.
Et il l'entraÃŪna sous le berceau de tilleuls.
* * * * *
Tandis que le docteur causait de choses sÃĐrieuses avec Ãva, c'est-Ã -dire
s'assurait de son amour et lui affirmait le sien, la ville ÃĐtait dans
une agitation croissante, que redoublaient encore les ÃĐlections à la
nouvelle AssemblÃĐe, c'est-à -dire à la Convention nationale.
Ces ÃĐlections se faisaient à ChÃĒteauroux.
à Argenton, comme ailleurs, les deux partis ÃĐtaient en prÃĐsence:
Le parti du roi;
Le parti du peuple.
Ceux qui s'adressaient à Jacques MÃĐrey et qui lui demandaient ce qu'il y
avait à faire, c'ÃĐtaient ceux du parti populaire qui, le regardant à la
fois comme un savant mÃĐdecin, comme un ami des pauvres, comme un homme
dÃĐsintÃĐressÃĐ, pensaient que la rÃĐunion de ces qualitÃĐs devait faire un
bon citoyen, et se tenaient prÊts à suivre ses conseils en tous points.
Mais Jacques MÃĐrey, homme de conscience avant tout, absorbÃĐ qu'il ÃĐtait
depuis six ou sept ans dans son Åuvre, s'ÃĐtant complÃĻtement dÃĐtournÃĐ
des affaires publiques, n'ÃĐtait plus assez au courant de la situation de
la France pour donner un conseil dont il pÃŧt affirmer la valeur.
Puis Jacques MÃĐrey ÃĐtait à cet ÃĒge oÃđ, quand l'homme aime, il aime avec
toutes les puissances de son Être; sans autre amour que celui de la
science à l'ÃĐpoque oÃđ, dans toute sa sÃĻve juvÃĐnile, il ÃĐparpille son
amour dans toutes les femmes, il avait gardÃĐ concentrÃĐ en lui-mÊme cet
amour qui s'allume à l'adolescence et qui brille de tout son ÃĐclat dans
ce printemps de la vie aux limites duquel il allait arriver, lorsque,
comme une fleur qui s'ouvre, comme un fruit qui se colore, Ãva, rose et
pÊche à la fois, avait commencÃĐ de s'ouvrir et de se colorer sous ses
yeux; d'abord elle avait absorbÃĐ tous ses regards, puis toutes ses
pensÃĐes.
Jacques avait cru faire Åuvre de science en caressant sa crÃĐation--il
avait fait Åuvre d'amour; et, quand Joseph lui avait parlÃĐ de ces
parents inconnus qui pouvaient rÃĐclamer Ãva un jour, lorsqu'il lui avait
montrÃĐ cette piÃĻce d'or dont l'autre morceau demeurait menaçant dans des
mains ÃĐtrangÃĻres, il avait en quelque sorte jetÃĐ un regard sur ce que
serait sa vie sans Ãva, et, prÊt à jeter un cri de dÃĐsespoir à l'aspect
d'une si profonde solitude, d'un dÃĐsert si aride, il avait pris sa tÊte
entre ses mains, en murmurant ces deux mots, qui sortent au moment de la
douleur du cÅur des athÃĐes eux-mÊmes:
--Mon Dieu! mon Dieu!
Et c'ÃĐtait au moment oÃđ il revenait tout frÃĐmissant encore de la grande
ÃĐmotion qu'il avait ÃĐprouvÃĐe, qu'on lui proposait, Ã lui, de mettre de
cÃītÃĐ cet amour qui ÃĐtait devenu toute sa vie, et de s'occuper de ce
problÃĻme insoluble qu'on appelle le ProgrÃĻs, de cette dÃĐesse toujours
fugitive qu'on appelle la LibertÃĐ.
Avant de revoir Ãva, peut-Être eÃŧt-il pu hÃĐsiter. Mais, aprÃĻs l'avoir
revue, c'ÃĐtait chose impossible.
Cette femme, à peine femme encore, n'ÃĐtait-elle pas tout à la fois sa
fille et son amante? On a vu des cÅurs, qui ont besoin d'aimer,
s'attacher dans la solitude à un insecte, à un oiseau, à une fleur; Ã
plus forte raison devait-il s'attacher d'un amour invincible à la femme
qui n'eÃŧt pas existÃĐ sans lui. Il avait trouvÃĐ l'ÃĐcrin vide. Il y avait
mis tout un trÃĐsor de jeunesse, d'intelligence et de beautÃĐ. Maintenant,
l'ÃĐcrin ÃĐtait bien à lui et il pouvait sans crainte et sans remords
l'appuyer sur son cÅur.
Et c'est ce que faisait Jacques MÃĐrey en jurant à Ãva de ne jamais se
sÃĐparer d'elle.
Au moment oÃđ le docteur faisait ce serment, on entendait les sons aigus
de la trompette de Baptiste, lequel--la trompette dÃĐtachÃĐe de sa
bouche--annonçait à haute voix et officiellement la prise des Tuileries
par le peuple, l'arrestation du roi et son incarcÃĐration au Temple.
XVI
L'ÃĐtat de la France
La population d'Argenton, qui n'avait pas pÃĐnÃĐtrÃĐ dans le jardin du
docteur, et qui ignorait les mystÃĻres de l'arbre de science, du berceau
de tilleuls et de la grotte de mousse, ne comprenait rien Ã
l'indiffÃĐrence du docteur pour les affaires publiques.
En effet, si jamais homme avait donnÃĐ des preuves de haine pour la
noblesse et des preuves de dÃĐvouement à la dÃĐmocratie, c'ÃĐtait bien lui.
Refus constant de soigner les riches, refus constant de rien recevoir
pour avoir soignÃĐ les pauvres, promptitude à accourir au premier appel
du malade plÃĐbÃĐien, soit de jour, soit de nuit, voilà ce que l'on avait
toujours trouvÃĐ chez lui lorsqu'on ÃĐtait venu frapper à sa porte.
Et lorsque, pour la premiÃĻre fois, au nom de la mÃĻre commune, au nom de
cette chose sacrÃĐe qu'on appelait la patrie, on venait faire un appel au
citoyen, l'homme se cachait derriÃĻre le savant, le philanthrope
disparaissait.
Elle avait pourtant bien besoin du concours de tous ses enfants, cette
pauvre France!
Autant que le monde avait besoin d'elle.
Et, en effet, en 1791, la France avait paru au monde rajeunie et ÃĐpurÃĐe;
elle semblait dater de l'avÃĻnement au trÃīne de Louis XVI et avoir jetÃĐ
aux ÃĐgouts de Marly sa robe souillÃĐe par Louis XV.
Le nouveau monde la bÃĐnissait comme ayant concouru à sa dÃĐlivrance. Le
vieux monde ÃĐtait amoureux d'elle; de tous les Ãtats tyranniques--et en
91 la tyrannie ÃĐtait partout--des voix gÃĐmissantes l'imploraient;
partout oÃđ elle eÃŧt ÃĐtendu la main vers les peuples, les peuples si
froids et si dÃĐsenchantÃĐs lui eussent serrÃĐ la main; partout oÃđ elle eÃŧt
mis le pied, elle eÃŧt ÃĐtÃĐ reçue à genoux!
C'ÃĐtait la trinitÃĐ sublime de la justice, de la raison et du droit!
C'est qu'Ã cette ÃĐpoque, la France n'ÃĐtant pas entrÃĐe dans la violence,
l'Europe n'ÃĐtait pas entrÃĐe dans la haine.
Et, en effet, que voulait la France de 1791?
à l'intÃĐrieur, la libertÃĐ et la paix pour elle.
à l'extÃĐrieur, la paix et la libertÃĐ pour les autres nations.
Aussi, que disait l'Allemagne qui battait des mains à chaque pas que
faisait la France? ÂŦOh! si la France venait!Âŧ
Quelle autre main que la main de la SuÃĻde ÃĐcrivait sur la table du
successeur du grand Gustave: ÂŦPoint de guerre avec la FranceÂŧ?
C'est qu'Ã cette ÃĐpoque chacun savait bien qu'en travaillant pour elle,
elle travaillait pour le monde!
Toute son ambition se bornait à reprendre LiÃĐge et la Savoie, deux
provinces de France, puisqu'elles parlent la mÊme langue qu'elle.
Des autres puissances, elle ne voulait rien, rien prendre ni rien
accepter.
Aussi, en 91, relevait-elle la tÊte; elle avait le sentiment de sa
puissante et fÃĐconde virginitÃĐ.
Elle savait bien que par cet amour des peuples elle assumait sur elle la
haine des rois. Les haines principales lui venaient de la Russie, de
l'Angleterre, de l'Autriche.
Catherine, que Diderot appelait la grande Catherine, que Voltaire
appelait la SÃĐmiramis du Nord, cette ÃĐtoile polaire qui, pour faire la
lumiÃĻre, devait se substituer au soleil de Louis XIV; Catherine, la
Messaline russe, qui, de plus que la Messaline romaine, avait assassinÃĐ
son Claude; Catherine, qui par le Scythe Souvarov avait accompli les
massacres d'IsmaÃŦl et de Raya, qui avait dÃĐjà dÃĐvorÃĐ une partie de la
Pologne et qui s'apprÊtait à dÃĐvorer l'autre; Catherine, qui, dÃĐpassant
PasiphaÃĐ, _avait une armÃĐe pour amant_, selon la terrible expression de
Michelet; Catherine, insatiable abÃŪme qui ne disait jamais: _Assez!_
Catherine, le jour de la prise de la Bastille, avait reçu un soufflet en
pleine face.
La tyrannie allait donc avoir une barriÃĻre.
Aussi ÃĐcrivait-elle à LÃĐopold pour lui demander comment il ne vengeait
pas les insultes journaliÃĻres faites à sa sÅur Marie-Antoinette.
Aussi avait-elle renvoyÃĐ sans l'ouvrir la lettre par laquelle Louis XVI
lui annonçait qu'il acceptait la Constitution.
L'Angleterre, dans la personne de son ministre, M. Pitt--son roi ÃĐtait
fou et son prince de Galles ivre--, jouissait profondÃĐment de tout ce
qui se passait en France. M. Pitt nous haÃŊssait de toute la puissance de
son terrible gÃĐnie, Ã cause de la part que nous avions prise Ã
l'indÃĐpendance de l'AmÃĐrique. Un Åil sur la carte de l'Inde, l'autre
sur Paris, il voyait les pertes que faisaient nos colonies, les progrÃĻs
que faisait notre rÃĐvolution. La reine avait une telle peur de lui,
qu'elle lui avait envoyÃĐ, quelques jours avant le 10-AoÃŧt, Mme de
Lamballe pour lui demander grÃĒce. _Je n'en parle pas_, disait-elle, _que
je n'aie la petite mort_.
L'Autriche ÃĐtait aussi malade que nous, plus malade encore, en supposant
que des pays despotiques se rÃĐsument dans leurs souverains. Elle ÃĐtait
gouvernÃĐe par le vieux prince de Kaunitz, qui avait quatre-vingt-deux
ans, et par son empereur LÃĐopold, qui en avait quarante-quatre. AppelÃĐ Ã
l'empire un an auparavant, il avait transportÃĐ de Florence à Vienne son
harem italien. Il sentait que, ÃĐpuisÃĐ de dÃĐbauche, il n'avait plus que
des mois à vivre, et, par des aphrodisiaques qu'il prÃĐparait lui-mÊme,
il changeait ses mois en jours. Sa maladie, du reste, ÃĐtait celle des
rois, laquelle consiste à oublier les soucis du trÃīne dans les abus du
plaisir; de là Mme de Pompadour, Mme du Barry, le Parc-aux-Cerfs;
de là les trois cents religieuses de Pierre III de Portugal; de là les
caprices gomorrhÃĐens de FrÃĐdÃĐric; de là les mignons de Gustave; de lÃ
enfin les trois cent cinquante-quatre bÃĒtards d'Auguste de Saxe, dont
l'histoire, la prude qu'elle est, n'a pas daignÃĐ signaler la naissance,
mais que compte un à un la chronique, cette vieille bavarde qui regarde
à travers toutes les serrures, fÃŧt-ce celles de TzarskoiÃĐ-SÃĐlo, de
Windsor, de SchÅnbrÞnn ou de Versailles.
PrÃĻs de Kaunitz et de LÃĐopold, il y avait le jeune Metternich, la plus
grande intelligence de l'ÃĐpoque, qui ne voulait pas qu'on nous fÃŪt la
guerre et qui rÃĐsumait sa politique dans cette image toute rÃĐaliste:
ÂŦLaissez bouillir la rÃĐvolution française dans sa marmite.Âŧ
à ces ennemis extÃĐrieurs, qui n'avaient pas encore donnÃĐ leur programme,
il faut ajouter les ennemis intÃĐrieurs.
Le roi d'abord.
Et qu'ici l'on nous permette une petite digression.
D'oÃđ vient que les rois, au lieu d'acquiescer purement et simplement aux
dÃĐsirs de leurs peuples, rÃĐagissent contre ces dÃĐsirs, et forcÃĐs dans
leurs derniers retranchements, appellent l'ÃĐtranger à leur secours?
C'est que, pour eux, leur peuple est l'ÃĐtranger, et l'ÃĐtranger la
famille.
Ainsi prenons Louis XVI, fils d'une princesse de Saxe, dont il eut le
sang lourd et l'inerte obÃĐsitÃĐ. Il n'a dÃĐjà dans les veines qu'un tiers
de sang français, puisqu'il descend lui-mÊme d'un prince qui avait
ÃĐpousÃĐ une ÃĐtrangÃĻre.--Or, il ÃĐpouse à son tour Marie-Antoinette--Autriche
et Lorraine--; nous voilà avec deux sixiÃĻmes de sang français sur le
trÃīne, deux sixiÃĻmes de Saxe, un sixiÃĻme d'Autriche et un sixiÃĻme de
Lorraine.
Comment voulez-vous que le sang français l'emporte?--Impossible.
Aussi à qui Louis XVI a-t-il recours dans sa lutte politique contre la
France? Ã son beau-frÃĻre d'Autriche, Ã son beau-frÃĻre de Naples, Ã son
neveu d'Espagne, à son cousin de Prusse, c'est-à -dire à sa famille.
Les historiens et mÊme les lÃĐgendaires ont ÃĐtÃĐ rarement justes pour
Louis XVI.
Les lÃĐgendaires ÃĐtaient presque tous de la domesticitÃĐ du roi.
Les historiens sont presque tous du parti de la RÃĐpublique.
Soyons du parti de la postÃĐritÃĐ, c'est le droit du romancier.
Le roi avait reçu du duc de la Vauguyon une ÃĐducation jÃĐsuitique qui
avait modifiÃĐ en mal le cÅur droit qu'il avait reçu de son pÃĻre et de
sa mÃĻre. Jamais ce qu'il restait de cette loyautÃĐ primitive ne lui
permit de comprendre le plan de M. de Kaunitz et de la reine, dÃĐtruire
la RÃĐvolution par la RÃĐvolution. En rÃĐalitÃĐ, le roi n'aimait personne:
ses enfants, parce qu'il doutait de sa paternitÃĐ; la reine, parce qu'il
doutait de son amour; et cependant la reine ÃĐtait la seule qui eÃŧt sur
lui quelque influence. La seule de la famille, bien entendu.
Mais, en ÃĐchange, il ÃĐtait tout aux prÊtres. C'est à leur influence
qu'il faut attribuer ces serments prÊtÃĐs et rÃĐvoquÃĐs, sa faussetÃĐ dans
la comÃĐdie constitutionnelle, ses mensonges politiques enfin.
Il ÃĐtait toujours le roi de 88. La chute de la Bastille ne lui avait
rien appris; 89 ÃĐtait toujours pour lui une ÃĐmeute, et 92 un complot du
duc d'OrlÃĐans.
Jamais il ne voulut admettre le peuple comme une majestÃĐ ÃĐgale à la
majestÃĐ royale. Chez lui, le droit divin primait le droit populaire, et
il tint pour une offense suprÊme que, le 13 septembre 1791, le prÃĐsident
Thouret, qui venait lui faire accepter la Constitution, le voyant
s'asseoir se fÃŧt assis.
Ce fut ce soir-là que M. de Goguelat partit pour Vienne, avec une lettre
du roi pour l'empereur.
à partir de ce moment, les Français ÃĐtaient non seulement l'ÃĐtranger,
mais l'ennemi; et on en appelait contre eux à la famille.
Et voici dans quelle aberration son ÃĐducation jÃĐsuitique et princiÃĻre
jetait Louis XVI: c'est qu'il put en mÊme temps annoncer son acceptation
de la Constitution à tous les rois de l'Europe, et à l'Autriche sa
protestation contre elle.
Il y aurait une histoire bien curieuse à ÃĐcrire--par malheur les
documents de celle-là manquent--, c'est l'histoire du confessionnal de
Louis XVI, c'est-Ã -dire d'un cÅur naturellement bon, d'une ÃĒme
fonciÃĻrement honnÊte aux prises avec l'obstination clÃĐricale. Richelieu
disait que les douze pieds carrÃĐs de l'alcÃīve d'Anne d'Autriche lui
donnaient plus de peine à gouverner que le reste de l'Europe.
Le roi pouvait dire que sa conscience, dans le confessionnal, soutenait
plus d'assauts que Lille.
Mais Lille rÃĐsista comme une ville loyale.
La conscience de Louis XVI se rendit comme Verdun.
Par malheur, en mÊme temps que le roi dÃĐclarait à Vienne que le peuple
français ÃĐtait ennemi du roi, le peuple français se convainquait peu Ã
peu que le roi ÃĐtait son ennemi.
Mais celle que depuis longtemps il regardait comme son ennemie, c'ÃĐtait
la reine.
Sept ans de stÃĐrilitÃĐ, que l'on ne savait à quoi attribuer, tant que
l'on ne connaissait pas l'infirmitÃĐ du roi, ses amitiÃĐs exagÃĐrÃĐes avec
Mmes de Polignac, de Polastron et de Lamballe, dont la derniÃĻre au
moins lui fut fidÃĻle jusqu'Ã la mort; ses imprudences avec Arthur Dillon
et de Coigny, ses folles matinÃĐes, ses plus folles nuits au petit
Trianon, ses largesses folles à ses favorites, qui la firent appeler
_madame DÃĐficit_, son opposition à l'AssemblÃĐe, qui la fit appeler
_madame Veto_, cette prÃĐfÃĐrence ÃĐternelle donnÃĐe à l'Autriche sur la
France, cet orgueil des CÃĐsars allemands qu'elle mettait son
amour-propre à ne pas voir plier, ce cri continuel dans l'attente de
l'ennemi, tantÃīt à Madame Ãlisabeth, tantÃīt à Mme de Lamballe: ÂŦMa
sÅur Anne, ne vois-tu rien venir?Âŧ en avaient fait l'exÃĐcration des
Français.
Ils venaient, ces Prussiens tant dÃĐsirÃĐs, tant attendus, ils venaient
prÃĐcÃĐdÃĐs de la terreur pour le peuple et de l'espÃĐrance pour la royautÃĐ.
Ils venaient, le manifeste du duc de Brunswick à la main, et ils
commençaient dÃĻs la frontiÃĻre à le mettre à exÃĐcution. Ils venaient, et
dÃĐjà la cavalerie autrichienne ÃĐtait aux environs de Sarrelouis,
enlevant les maires patriotes et les rÃĐpublicains connus. Puis les
uhlans, dans leurs passe-temps, leur coupaient les oreilles et les leur
clouaient au front.
La nouvelle fut terrible aux Parisiens quand ils la lurent dans les
bulletins officiels. Mais la terreur fut plus grande encore quand,
l'armoire de fer forcÃĐe, on eut connaissance d'une lettre adressÃĐe à la
reine dans laquelle on lui annonçait avec joie que les tribunaux
arrivaient derriÃĻre les armÃĐes, et que les ÃĐmigrÃĐs rÃĐunis à l'armÃĐe du
roi de Prusse, dÃĐjà en possession de Longwy, instruisaient le procÃĻs de
la RÃĐvolution et prÃĐparaient les potences destinÃĐes aux
rÃĐvolutionnaires.
Puis venait l'exagÃĐration qui accompagne d'ordinaire les grandes
catastrophes.
C'ÃĐtait, disait-on, Ã Paris que les contre-rÃĐvolutionnaires en
voulaient; tout ce qui avait trempÃĐ dans la RÃĐvolution y passerait. Si
les Autrichiens ont enfermÃĐ Ã Olmutz La Fayette, qui avait voulu sauver
le roi, ou plutÃīt la reine--et remarquez que l'enchanteresse avait
successivement usÃĐ Mirabeau, La Fayette et Barnave--, Ã plus forte
raison rÃĐagiraient-ils contre les trente mille personnes qui avaient ÃĐtÃĐ
chercher le roi à Versailles; contre les vingt mille qui avaient ramenÃĐ
le roi de Varennes; contre les quinze mille qui avaient envahi le
chÃĒteau le 20 juin et contre les dix mille qui l'avaient forcÃĐ le 10
aoÃŧt.
On les exterminera depuis la premiÃĻre jusqu'Ã la derniÃĻre.
La mise en scÃĻne ÃĐtait dÃĐjà arrÊtÃĐe.
Dans une grande plaine dÃĐserte--il n'y a pas de plaine dÃĐserte en
France, mais les souverains ayant dit: ÂŦLes dÃĐserts valent mieux que les
peuples rÃĐvoltÃĐs,Âŧ on en ferait une; et les Parisiens indiquaient la
plaine Saint-Denis, oÃđ l'on brÃŧlerait tout, moissons, arbres, maisons--,
on dresserait un trÃīne à quatre faces: un pour LÃĐopold, un pour le roi
de Prusse, un pour l'impÃĐratrice de Russie, l'autre pour M. Pitt. Sur
ces quatre faces, on dresserait quatre ÃĐchafauds. La population, vil
bÃĐtail, serait chassÃĐe alors aux pieds des rois alliÃĐs. LÃ , comme au
jugement dernier, on sÃĐparerait les bons des mauvais, et les mauvais
(les rÃĐvolutionnaires, bien entendu), on les guillotinerait.
Mais, Ã peu d'exceptions prÃĻs, les rÃĐvolutionnaires, c'ÃĐtait tout le
monde, c'ÃĐtaient les cent mille hommes qui avaient pris la Bastille,
c'ÃĐtaient les trois cent mille hommes qui s'ÃĐtaient jurÃĐ fraternitÃĐ au
Champ de Mars, c'ÃĐtaient tous ceux qui avaient mis la cocarde tricolore
à leur oreille.
Et ceux qui voyaient plus loin se disaient:
ÂŦHÃĐlas! c'est non seulement la France qui pÃĐrira, mais la pensÃĐe de la
France; c'est la libertÃĐ du monde qui sera ÃĐtouffÃĐe dans son berceau,
c'est le droit, c'est la justice.Âŧ
Et toutes ces menaces qui ÃĐpouvantaient Paris rÃĐjouissaient la reine.
Une nuit, raconte Mme Campan--qui n'est pas suspecte de
jacobinisme--, une nuit que la reine veillait, c'ÃĐtait quelques jours
avant le 10 aoÃŧt, et que, à travers les persiennes de la fenÊtre de sa
chambre restÃĐe ouverte, selon l'habitude qu'elle en avait fait prendre,
elle suivait la marche de la nuit, elle appela deux fois Mme Campan,
qui couchait dans sa chambre.
Mme Campan lui rÃĐpondit.
La reine, au clair de lune, s'efforçait de lire une lettre; cette lettre
lui apprenait la prise de Longwy et la marche rapide des Prussiens sur
Paris.
La reine calcula les lieux, puis les jours, et, avec un soupir de
satisfaction:
--Il ne leur faut que huit jours, et, avec huit jours, nous serons
sauvÃĐs!
Ces huit jours ÃĐcoulÃĐs, les Prussiens ÃĐtaient encore à Longwy et la
reine au Temple.
C'ÃĐtaient tous ces ÃĐvÃĐnements, dont le bruit ÃĐtait parvenu jusqu'Ã
Argenton, qui avaient portÃĐ le parti populaire à demander des conseils Ã
Jacques MÃĐrey.
XVII
L'homme propose
Le lendemain, vers neuf heures du matin, Jacques MÃĐrey ÃĐtant à son
laboratoire et Ãva à son orgue, on entendit au bout de la rue une grande
rumeur qui allait s'approchant.
Cette rumeur n'avait rien d'inquiÃĐtant, car c'ÃĐtaient les cris de joie
qui y dominaient particuliÃĻrement.
Jacques ouvrit la fenÊtre, jeta un coup d'Åil dans la rue, et vit une
grande foule portant des drapeaux. En tÊte marchait la musique, et en
avant de la musique Baptiste avec sa trompette.
Le docteur referma la fenÊtre et se remit à son fourneau.
Au bout de cinq minutes, il lui sembla que toute cette foule s'arrÊtait
devant sa maison.
La porte de son laboratoire s'ouvrit et Ãva parut, toute pÃĒle et tout
ÃĐmue.
--Qu'as-tu, ma chÃĻre enfant? s'ÃĐcria le docteur en allant à elle.
--Ces gens, dit-elle, cette foule, tout ce monde, c'est pour vous, mon
ami.
--Comment, pour moi, demanda Jacques.
--Oui. Elle est arrÊtÃĐe devant la maison. Et, tenez, voilà la trompette
de Baptiste qui va nous annoncer quelque chose.
Et elle porta machinalement ses mains à ses oreilles.
En effet, la trompette de Baptiste fit entendre son air habituel; il
n'en savait qu'un.
Puis la parole succÃĐda au son, et, d'une voix claire et parfaitement
accentuÃĐe:
--Il est fait à savoir, dit-il, aux concitoyens d'Argenton, que le
citoyen Jacques MÃĐrey a ÃĐtÃĐ nommÃĐ hier dÃĐputÃĐ Ã la Convention.
--Vive le citoyen Jacques MÃĐrey!
Et toute la foule rÃĐpÃĐta:
--Vive le citoyen Jacques MÃĐrey!
En ce moment, un pas se fit entendre dans l'escalier et Antoine parut Ã
son tour, et, frappant du pied, prononça les paroles sacramentelles:
--_Centre de vÃĐritÃĐ, cercle de justice._
Et aussitÃīt il ajouta:
--Tous les gens qui sont en bas demandent le DrJacques MÃĐrey.
Le docteur regarda Ãva.
--Il faut y aller, dit-elle.
Le docteur descendit, Ãva le suivit tremblante.
Le docteur s'arrÊta sur la porte de la rue, qui dominait la voie
publique de la hauteur de cinq ou six marches.
à son apparition, la musique entonna l'air fraternel:
OÃđ peut-on Être mieux...
Baptiste, qui ne voulait pas rester muet au milieu de la symphonie
universelle, emboucha sa trompette et joua son air.
Tout ce charivari cessa pour faire de nouveau place aux cris de ÂŦVive
Jacques MÃĐrey, notre dÃĐputÃĐ Ã la Convention!Âŧ
Jacques MÃĐrey avait compris. C'ÃĐtait cela que lui annonçait le patriote
qui lui avait barrÃĐ le passage la veille, et qui avait dit en le lui
rouvrant:
--Allez, demain vous aurez de nos nouvelles.
Mais, depuis la veille, le docteur n'avait pas changÃĐ d'avis; les naÃŊves
protestations d'amour d'Ãva l'avaient au contraire encore plus
profondÃĐment confirmÃĐ dans sa rÃĐsolution.
Il fit signe qu'il voulait parler, tout le monde cria:
--Silence.
--Mes amis, dit-il, j'ai un vif regret que vous n'ayez pas voulu croire
à mes paroles d'hier. Ma dÃĐtermination est la mÊme aujourd'hui. Je vous
remercie du grand honneur que vous m'avez fait; mais je n'en suis pas
digne et je me rÃĐcuse.
--Tu n'en as pas le droit, citoyen MÃĐrey, dit une voix.
--Comment! s'ÃĐcria le docteur; je n'ai pas le droit de faire de moi-mÊme
ce que je veux?
--L'homme ne s'appartient pas à lui-mÊme; il appartient à la nation,
reprit le citoyen qui avait parlÃĐ en passant des derniers rangs aux
premiers, et quiconque osera soutenir le contraire sera proclamÃĐ par moi
mauvais citoyen.
--Je suis un philosophe et non un homme politique, je suis un mÃĐdecin et
non un lÃĐgislateur.
--Soit! philosophe, tu as mÃĐditÃĐ sur la grandeur et la chute des
empires; mÃĐdecin, tu as ÃĐtudiÃĐ les maladies du corps humain; philosophe,
tu as vu que la libertÃĐ ÃĐtait aussi nÃĐcessaire à l'esprit, pour vivre et
se dÃĐvelopper, que l'air aux poumons pour hÃĐmatoser le sang et pour
respirer. Quand l'empire romain a-t-il commencÃĐ Ã tomber moralement (et
dans les empires tout abaissement moral prÃĐsage la chute physique)?
quand les CÃĐsars se sont faits tyrans. Tu es mÃĐdecin, as-tu dit? et que
crois-tu donc qu'est un peuple, sinon un tout immense soumis aux lois de
l'individu? Seulement, l'individu vit des annÃĐes et le peuple des
siÃĻcles; mais pendant ces siÃĻcles le corps social comme le corps humain
a ses maladies qu'il faut soigner, et dont il faut le guÃĐrir; tout
lÃĐgislateur ne saurait Être mÃĐdecin, mais tout mÃĐdecin peut Être
lÃĐgislateur. CicÃĐron l'a dit, quand un membre est gangrenÃĐ, il faut le
couper pour sauver le reste du corps. Accepte le mandat qui t'est
offert, Jacques MÃĐrey; prends la lancette, le bistouri, la scie; il y a
de l'ouvrage à la cour pour les mÃĐdecins et surtout pour les
chirurgiens.
--Comme chirurgien, la place est prise, dit Jacques MÃĐrey, et vous avez
là -bas un terrible tireur de sang qu'on appelle Marat. à lui seul il
suffira, je l'espÃĻre.
--Ce n'est ni avec la lancette, ni avec le bistouri, ni avec la science
que Marat veut tirer le sang, c'est avec la hache; j'ai parlÃĐ d'un
chirurgien et non d'un bourreau.
--Quand vous aurez besoin de moi là -bas, reprit Jacques avec la
tristesse de l'homme qui rÃĐpond à de bonnes raisons par de mauvaises,
j'irai, mais le moment n'est pas venu. N'avez-vous pas SieyÃĻs qui est la
logique, Vergniaud qui est l'ÃĐloquence, Robespierre qui est l'intÃĐgritÃĐ,
Condorcet qui est la science, Danton qui est la force, PÃĐtion qui est la
loyautÃĐ, Roland qui est l'honneur? que ferais-je, moi pauvre ver luisant
au milieu de pareils flambeaux?
--Tu ferais ton devoir, auquel tu manques aujourd'hui, Jacques MÃĐrey!
Dieu ne t'a pas donnÃĐ une haute intelligence et un profond savoir pour
que tu enfouisses le tout au fond d'une province, quand Paris, le
cerveau de la France, est en travail de la libertÃĐ. Pour la rÃĐussite
d'un tel travail, il faut la rÃĐunion de toutes les capacitÃĐs; ne vois-tu
pas que c'est une volontÃĐ providentielle qui centralise dans Paris tout
ce que la province a d'esprits supÃĐrieurs? L'AssemblÃĐe nationale a
proclamÃĐ les droits de l'homme; la Constituante, la souverainetÃĐ du
peuple. Il reste à la Convention nationale quelque chose de grand Ã
proclamer; tu peux Être de ceux-là qui crieront au monde: ÂŦLa France est
libre!Âŧ et tu refuses! Jacques MÃĐrey. Je te le dis, tu passes à cÃītÃĐ
d'une gloire immortelle comme un aveugle prÃĻs d'un trÃĐsor. Jacques
MÃĐrey, la France pouvait t'honorer, elle te mÃĐprisera; elle pouvait te
bÃĐnir, elle te maudira.
--Et qui donc es-tu pour t'obstiner à forcer ainsi ma volontÃĐ?
--Je suis ton collÃĻge Hardouin, ÃĐlu aujourd'hui en mÊme temps que toi Ã
ChÃĒteauroux, et je me faisais une gloire de m'asseoir là -bas prÃĻs de
toi, d'appuyer ta parole, de la combattre peut-Être.
--Eh bien, Hardouin, pardonne-moi le premier et implore mon pardon de
ceux qui nous ÃĐcoutent; mais une cause secrÃĻte, une cause que je dois
taire, une cause plus importante que toutes celles que je viens de dire,
m'enchaÃŪne ici.
Hardouin monta les quelques marches qui le sÃĐparaient de Jacques MÃĐrey.
--Cette cause, je la connais, dit-il à voix basse et en s'approchant de
son oreille; tu aimes, lÃĒche cÅur, et tu sacrifies tes concitoyens,
ton pays, ton honneur à un amour insensÃĐ; prends garde, ton amour est ta
faute: Dieu te punira par ton amour.
Mais Jacques MÃĐrey ne l'ÃĐcoutait plus. L'Åil fixÃĐ sur une espÃĻce de
ruelle qui communiquait directement du centre de la ville à sa maison,
il regardait venir avec inquiÃĐtude un groupe composÃĐ de quatre
personnes, si toutefois on peut appeler un groupe quatre personnes
marchant deux à deux et à une certaine distance les uns des autres.
Les deux personnes qui marchaient en tÊte ÃĐtaient le seigneur de
Chazelay, que l'on commençait à appeler le _ci-devant_ seigneur, et le
commissaire de la ville, ceint de son ÃĐcharpe.
Les deux autres ÃĐtaient Joseph le braconnier et sa mÃĻre. Il faut dire
que ceux-ci avaient plutÃīt l'air de se faire traÃŪner que de suivre de
bonne volontÃĐ.
Ils semblaient venir droit à la maison de Jacques MÃĐrey, que le
commissaire dÃĐsignait du doigt au seigneur de Chazelay.
Le docteur, de son cÃītÃĐ, semblait les voir venir avec une angoisse
croissante. Il ÃĐprouvait ce qu'ÃĐprouvent instinctivement les animaux
quand un orage, s'amassant au ciel, charge l'air d'ÃĐlectricitÃĐ et
suspend le tonnerre au-dessus de leur tÊte.
La foule s'ÃĐcarta devant le commissaire de police, tout en grondant à la
vue du seigneur de Chazelay.
Le commissaire de police marcha droit au docteur.
--Citoyen Jacques MÃĐrey, lui dit-il, je te somme, si tu ne veux encourir
les peines portÃĐes par la loi contre les coupables de sÃĐquestration de
mineur, de remettre à l'instant mÊme entre les mains du citoyen
FÃĐlix-Adrien-Prosper de Chazelay sa fille HÃĐlÃĻne de Chazelay, que tu
retiens depuis six ans enfermÃĐe dans ta maison, et qui t'a ÃĐtÃĐ confiÃĐe
par Joseph Blangy et sa mÃĻre, qui n'en ÃĐtaient que dÃĐpositaires, pour
lui donner comme mÃĐdecin les soins que nÃĐcessitait son ÃĐtat.
Un cri dÃĐchirant ÃĐclata derriÃĻre le docteur. Ce cri, c'ÃĐtait Ãva qui
l'avait poussÃĐ: elle venait d'entrouvrir la porte et avait entendu la
sommation du commissaire de police.
Elle serait tombÃĐe ÃĐvanouie si le docteur ne l'eÃŧt soutenue entre ses
bras.
--Est-ce là la jeune fille que vous avez remise il y a sept ans entre
les mains du DrMÃĐrey? demanda le commissaire en s'adressant à Joseph
Blangy, ainsi qu'Ã sa mÃĻre, et en dÃĐsignant Ãva.
--Oui, monsieur, rÃĐpondit le braconnier; quoiqu'il y ait une grande
diffÃĐrence entre l'idiote sans forme humaine et sans intelligence que le
docteur a reçue de nos mains, et ce qu'est aujourd'hui mademoiselle Ãva.
--Elle ne s'appelle pas Ãva, mais HÃĐlÃĻne, dit le seigneur de Chazelay.
--Ah! s'ÃĐcria le docteur, il ne lui restera rien de moi; pas mÊme le nom
que je lui avais donnÃĐ.
--Allons, du courage, sois homme! dit Hardouin en lui serrant la main.
--Ah! c'est toi qui m'as portÃĐ malheur! s'ÃĐcria Jacques MÃĐrey.
--Je t'aiderai à le supporter, rÃĐpondit Hardouin.
Puis, comme des murmures se faisaient entendre dans la foule à la vue de
cet homme foudroyÃĐ, et à celle d'Ãva, qui, revenue à elle, se suspendait
d'un bras à son cou en sanglotant:
--Je reconnais, dit le seigneur de Chazelay, que les soins que vous avez
donnÃĐs à ma fille mÃĐritent rÃĐmunÃĐration, et je suis prÊt à vous compter
telle somme que vous demanderez pour cette cure qui vous fait le plus
grand honneur.
--Oh! malheureux! dit Jacques MÃĐrey, qui offre de l'argent en ÃĐchange de
la beautÃĐ, du talent, de l'intelligence! n'avez-vous pas compris qu'on
ne fait pas ce que j'ai fait pour de l'argent, et que c'ÃĐtait elle seule
qui pouvait me payer?
--Vous payer, et comment cela?
--Je l'aime, monsieur, s'ÃĐcria Ãva.
Et tout ce qu'il y avait d'ÃĒme, de cÅur et de passion en elle, Ãva le
mit dans ce cri.
--Monsieur le commissaire, dit le seigneur de Chazelay, voilà qui
tranche la question. Vous comprenez que la derniÃĻre et l'unique
hÃĐritiÃĻre d'une maison comme la nÃītre ne peut pas ÃĐpouser le premier
venu.
Jacques, à cette insulte, frissonna de la tÊte aux pieds et releva son
front plissÃĐ par la colÃĻre.
--Oh! mon ami, mon bien-aimÃĐ, murmura Ãva, pardonne-lui; il ne connaÃŪt
que la noblesse des hommes et ne sait pas ce que c'est que la noblesse
de Dieu.
--Monsieur, dit Jacques redevenant homme, voici Mlle HÃĐlÃĻne de
Chazelay que, Ã la vue de tous, je remets entre vos mains. Belle, chaste
et pure, digne, je ne dirai pas d'Être l'ÃĐpouse d'un roi, d'un prince ou
d'un noble, mais digne d'Être la femme d'un honnÊte homme.
--Oh! Jacques, Jacques, vous m'abandonnez! s'ÃĐcria Ãva.
--Je ne vous abandonne point. Je cÃĻde à la force; j'obÃĐis à la loi; je
me courbe devant la majestÃĐ de la famille: je vous rends à votre pÃĻre.
--Vous savez, monsieur MÃĐrey, ce que je vous ai dit relativement au
payement?
--Assez, monsieur! la population tout entiÃĻre d'Argenton s'est chargÃĐe
d'acquitter votre dette: elle m'a nommÃĐ membre de la Convention.
--Faites avancer la voiture, Blangy.
Blangy fit un signe, une voiture en grande livrÃĐe s'avança; un laquais
poudrÃĐ ouvrit la portiÃĻre. Jacques MÃĐrey soutint Ãva pour descendre les
quatre ou cinq marches qui conduisaient à la rue; puis, aprÃĻs lui avoir
donnÃĐ devant la foule un baiser au front, il la remit entre les mains de
son pÃĻre.
Celui-ci l'emporta ÃĐvanouie dans la voiture, qui partit au galop.
Scipion jeta un regard douloureux sur le docteur et suivit la voiture.
--Lui aussi! murmura Jacques MÃĐrey.
--Et maintenant, dit Hardouin, vous acceptez, n'est-ce pas?
Le feu du gÃĐnie et la flamme de la colÃĻre brillÃĻrent tout ensemble dans
les yeux de Jacques MÃĐrey.
--Oh! oui, dit-il, j'accepte. Et malheur à ces rois qui jurent et qui
trahissent leur serment! malheur à ces princes qui reviennent avec
l'ÃĐtranger l'ÃĐpÃĐe nue contre leur mÃĻre! malheur à ces seigneurs aux
enfants desquels nous donnons notre science, notre vie, notre amour, que
nous tirons des limbes pour en faire des crÃĐatures dignes de
s'agenouiller devant Dieu un lis à la main, et qui, pour nous remercier
nous appellent les premiers venus! malheur à eux!--Au revoir,
Hardouin!--Merci, citoyens ÃĐlecteurs; vous entendrez parler de moi, je
vous le promets, je vous le jure!
Et, d'un geste superbe, prenant le Ciel à tÃĐmoin du serment qu'il venait
de faire, il rentra chez lui, et là , loin de tous les yeux, sans tÃĐmoins
de sa faiblesse, il tomba ÃĐtendu sur le tapis, sanglotant, s'enfonçant
les mains dans les cheveux, et criant:
--Seul! seul! seul!
XVIII
Une exÃĐcution place du Carrousel
Le samedi 26 aoÃŧt 1792, la diligence de Bordeaux dÃĐposait rue du Bouloi
le citoyen Jacques MÃĐrey, dÃĐputÃĐ Ã la Convention.
Une tristesse profonde planait sur Paris. DÃĐcidÃĐment Longwy, chose dont
on avait doutÃĐ pendant trois jours, ÃĐtait pris par trahison, et
l'AssemblÃĐe nationale avait dÃĐcrÃĐtÃĐ Ã l'instant mÊme que tout citoyen
qui, dans une place assiÃĐgÃĐe, parlerait de se rendre, aprÃĻs
confrontation faite avec les tÃĐmoins qui auraient entendu la proposition
infÃĒme, et affirmation de ceux-ci, serait, sans autre forme de procÃĻs,
mis à mort.
Les souverains alliÃĐs avaient, le 24 aoÃŧt, pris possession de Longwy au
nom du roi de France.
La Commune de Paris, dans laquelle s'ÃĐtait dÃĐjà incarnÃĐ le sentiment de
la RÃĐpublique, avait exigÃĐ de l'AssemblÃĐe la crÃĐation d'un tribunal
extraordinaire, et, malgrÃĐ la rÃĐsistance de Choudieu, qui avait dit: _On
veut une inquisition, je rÃĐsisterai jusqu'Ã la mort_; malgrÃĐ celle de
Thuriot, qui s'ÃĐtait ÃĐcriÃĐ: _La RÃĐvolution n'est pas seulement à la
France, nous en sommes comptables à l'humanitÃĐ_, le tribunal
extraordinaire avait ÃĐtÃĐ votÃĐ.
Il faut dire que, pendant les quelques jours qui venaient de s'ÃĐcouler,
la situation ne s'ÃĐtait point embellie. Le voile de deuil qui couvrait
la France s'ÃĐpaississait de plus en plus; les Prussiens ÃĐtaient partis
de Coblentz le 30 juillet. Ils avaient avec eux toute une cavalerie
d'ÃĐmigrÃĐs--ces messieurs ÃĐtaient trop fiers pour servir dans
l'infanterie; ils voulaient bien sauver le roi, mais à cheval. Cette
cavalerie montait à quatre-vingt-dix escadrons. Le 18 aoÃŧt, ils avaient
fait leur jonction avec le gÃĐnÃĐral autrichien. Les deux armÃĐes, fortes
de cent mille hommes, avaient investi et pris Longwy.
L'ennemi marchait sur Verdun.
La Fayette, rÃĐpublicain en AmÃĐrique, constitutionnel en France, La
Fayette, qui n'avait pas fait un pas depuis 83, c'est-Ã -dire depuis
l'indÃĐpendance de l'AmÃĐrique jusqu'au 10 aoÃŧt, c'est-Ã -dire jusqu'Ã la
chute de la monarchie française et que nous devions, sans qu'il eÃŧt fait
un pas, retrouver en 1830 tel qu'il ÃĐtait en 1792, La Fayette avait
appelÃĐ son armÃĐe à marcher sur Paris pour y dÃĐfaire le 10-AoÃŧt; mais
l'armÃĐe n'avait pas bougÃĐ, et c'ÃĐtait lui qui avait ÃĐtÃĐ obligÃĐ de fuir,
comme plus tard devait fuir Dumouriez, dont il eÃŧt fait le pendant dans
l'histoire si les Autrichiens, en l'arrÊtant et en le faisant
prisonnier, n'avaient point donnÃĐ Ã BÃĐranger l'occasion de faire ce
vers:
Des fers d'Olmutz nous effaçons l'empreinte.
L'AssemblÃĐe l'avait dÃĐcrÃĐtÃĐ d'accusation. Dumouriez l'avait remplacÃĐ Ã
l'armÃĐe de l'Est, en mÊme temps que Kellermann remplaçait Luckner Ã
l'armÃĐe du Nord.
On apprenait en mÊme temps l'insurrection de la VendÃĐe.
à l'est, la guerre du grand jour, la guerre ÃĐtrangÃĻre.
à l'ouest, la guerre des tÃĐnÃĻbres, la guerre civile.
L'une marchant au-devant de l'autre, Paris mis entre les deux.
Sans compter deux ennemis puissants:
Le prÊtre, la femme.
Le prÊtre, inviolable dans cette sombre forteresse de chÊne oÃđ il se
retire et qu'on appelle le confessionnal.
La femme, endoctrinÃĐe par lui, et qui a pour elle les pleurs et les
soupirs sur l'oreiller.
--Qu'as-tu? demande le mari.
--Notre pauvre roi qui est au Temple! Notre pauvre curÃĐ qu'on veut
forcer de prÊter serment! la sainte Vierge s'en voile le visage; le
petit JÃĐsus en pleure.
Et le lit devenait l'alliÃĐ du confessionnal.
Mais, par bonheur, voici l'arriÃĻre-garde du Nord qui s'avance. Un corps
de trente mille Russes vient de se mettre en marche.
La Commune de Paris, plus en contact avec tous que l'AssemblÃĐe, sentait
la conspiration contre-rÃĐvolutionnaire ramper du palais à la mansarde et
des carrefours aux prisons.
Elle rugissait.
L'AssemblÃĐe se sentait impuissante à repousser sans quelque grand coup
l'ennemi du dehors, et surtout l'ennemi du dedans.
Elle s'effrayait.
Prenant un terme moyen, au lieu du grand coup que rÊvait la Commune,
elle avait dÃĐcrÃĐtÃĐ une grande dÃĐmonstration.
--Mais que demandent donc les rÃĐpublicains? disaient les
constitutionnels, les larmes aux yeux; les Suisses sont morts, les
Tuileries sont foudroyÃĐes, le trÃīne est en poussiÃĻre; le roi est au
Temple, les royalistes sont en prison. Demain va avoir lieu la fÊte
expiatoire du 10-AoÃŧt, et ce soir mÊme, on exÃĐcute, en face des
Tuileries, ce bon Laporte, ce fidÃĻle serviteur du roi, qui est venu
annoncer à l'AssemblÃĐe nationale, au nom de son maÃŪtre en fuite, que ce
maÃŪtre n'avait jamais jurÃĐ la Constitution que contraint et forcÃĐ, de
sorte qu'il aimait mieux quitter la France que de tenir son serment.
C'est vrai! les cent-suisses ÃĐtaient morts: mais la masse des royalistes
ÃĐtait en armes et prÊte à agir; le roi avait perdu les Tuileries, avait
perdu son trÃīne, avait perdu sa libertÃĐ; mais, en perdant les Tuileries,
le trÃīne et la libertÃĐ, il gardait l'Europe; mais, en rompant avec la
France, il avait tous les rois pour alliÃĐs et tous les prÊtres pour
amis. On allait cÃĐlÃĐbrer l'apothÃĐose des morts du 10-AoÃŧt: mais, le soir
oÃđ l'on avait appris la trahison de Longwy, les royalistes s'ÃĐtaient
montrÃĐs par groupes autour du Temple, ÃĐchangeant des signes avec le roi;
on allait exÃĐcuter Laporte: mais, tandis qu'on punissait le valet
innocent, on laissait le maÃŪtre coupable conspirer tout à son aise.
ÂŦL'histoire, dit Michelet, n'a gardÃĐ le souvenir d'aucun peuple qui soit
entrÃĐ si loin dans la mort. Quand la Hollande, voyant Louis XIV Ã ses
portes, n'eut de ressource que de s'inonder, que de se noyer elle-mÊme,
elle fut en moindre danger, car elle avait l'Europe pour elle; quand
AthÃĻnes vit le trÃīne de XerxÃĻs sur le rocher de Salamine, perdit terre,
se jeta à la nage, n'eut plus que l'eau pour patrie, elle fut en moindre
danger; elle ÃĐtait toute sur sa flotte, puissante, organisÃĐe dans la
main du grand ThÃĐmistocle, et elle n'avait pas la trahison dans son
sein; la France ÃĐtait dÃĐsorganisÃĐe et presque dissoute, trahie, livrÃĐe
et vendue.Âŧ
C'ÃĐtait juste en ce moment, c'est-Ã -dire dans l'aprÃĻs-midi du 26 aoÃŧt,
que Jacques MÃĐrey arrivait à Paris et se faisait conduire à l'hÃītel de
_Nantes_, qui dressait ses cinq ÃĐtages sur la place du Carrousel.
Jacques MÃĐrey commença par rÃĐparer le dÃĐsordre causÃĐ Ã sa toilette par
une nuit et deux journÃĐes de diligence. Son intention ÃĐtait d'aller
immÃĐdiatement rendre visite à ses deux amis Danton et Camille
Desmoulins.
C'ÃĐtait Danton qui, du temps oÃđ il ÃĐtait avocat au conseil du roi, avait
obtenu pour Baptiste la pension viagÃĻre qui avait si fort ÃĐtonnÃĐ les
bonnes gens d'Argenton.
Mais, au moment oÃđ, sa toilette achevÃĐe, il s'approchait machinalement
de la fenÊtre, il vit s'arrÊter à quinze pas de l'hÃītel une charrette
peinte en rouge et portant tout un mÃĐcanisme peint de la mÊme couleur.
Deux hommes, avec des bonnets rouges et des carmagnoles, ÃĐtaient assis
sur la premiÃĻre banquette de la voiture.
Un cabriolet suivait. Un homme, tout vÊtu de noir, en descendit.
La RÃĐvolution ne lui avait rien fait changer à son costume: il portait
la cravate blanche, les bas de soie et la poudre. Il paraissait ÃĒgÃĐ de
soixante-cinq à soixante-six ans.
C'ÃĐtait Monsieur de Paris, autrement dit le bourreau.
Les deux hommes en carmagnole et en bonnet rouge ÃĐtaient ses aides.
Le cabriolet s'ÃĐloigna. Monsieur de Paris resta pour faire dresser la
guillotine.
Jacques MÃĐrey ÃĐtait restÃĐ immobile à la fenÊtre. Il avait beaucoup
entendu parler de la nouvelle invention de M. Guillotin, et il avait
mÊme soutenu avec le cÃĐlÃĻbre Cabanis une discussion sur la douleur plus
ou moins grande que devait causer la section des vertÃĻbres, et sur la
persistance de la vie chez le dÃĐcapitÃĐ.
Il n'ÃĐtait pas du tout de l'avis de M. Guillotin, qui prÃĐtendait que les
gens qui auraient affaire à sa machine en seraient quittes pour une
lÃĐgÃĻre fraÃŪcheur sur le cou, et qui affirmait qu'il n'avait qu'une
crainte, c'est que la mort par la guillotine serait si douce qu'elle
accroÃŪtrait le nombre des suicides, et qu'on ne saurait comment se
dÃĐfaire des vieillards las de la vie qui voudraient absolument finir Ã
l'aide de la nouvelle invention.
Jacques MÃĐrey ne pouvait pas descendre pour examiner de prÃĻs le fatal
instrument, qui grandissait à vue d'Åil sous ses yeux; mais il
pouvait inviter Monsieur de Paris à monter chez lui, et avoir ainsi d'un
professeur ÃĐmÃĐrite tous les renseignements qu'il dÃĐsirait obtenir sur
l'invention et les amÃĐliorations de l'Åuvre philanthropique qui, ne
pouvant pas faire l'ÃĐgalitÃĐ des Français devant la vie, avait fait au
moins l'ÃĐgalitÃĐ des Français devant la mort.
Et, comme il commençait à tomber une pluie fine qui le servait Ã
merveille dans son dessein:
--Monsieur, dit-il à l'homme habillÃĐ de noir, il n'est point absolument
besoin que vous restiez dehors et vous fassiez mouiller pour suivre
l'ÃĐrection de votre machine; montez chez moi, vous verrez aussi bien que
de la place, et vous serez à couvert. En outre, comme je sais que vous
Êtes un homme instruit, quelque peu mÃĐdecin mÊme, nous causerons
sÃĐrieusement de notre art commun, car je suis, moi, mÃĐdecin tout à fait.
Monsieur de Paris, reconnaissant à l'aspect et à la parole de celui qui
l'interpellait qu'il avait affaire à un homme sÃĐrieux et comme il faut,
salua, et, donnant un dernier ordre à ses aides, il prit l'escalier
latÃĐral par lequel on montait aux appartements.
Jacques MÃĐrey attendait l'homme noir à sa porte, qu'il tenait
entrouverte pour lui indiquer l'endroit oÃđ il ÃĐtait attendu.
Le bourreau entra.
Tout le monde sait que l'exÃĐcuteur des hautes Åuvres, M. Sanson,
ÃĐtait un homme parfaitement distinguÃĐ.
Jacques MÃĐrey le reçut et le traita en consÃĐquence.
AprÃĻs les premiers compliments ÃĐchangÃĐs:
--Monsieur, dit-il à l'exÃĐcuteur des hautes Åuvres, j'ai connu
autrefois un trÃĻs habile praticien qui s'ÃĐtait, avant M. Guillotin,
beaucoup occupÃĐ de la mÊme question qui a illustrÃĐ ce dernier.
--Ah! oui, dit Sanson, vous voulez parler du DrLouis, n'est-ce pas?
celui qui ÃĐtait mÃĐdecin par quartier du roi?
--Justement, dit Jacques, j'ai ÃĐtudiÃĐ sous lui, et j'ai ÃĐtÃĐ son ÃĐlÃĻve.
--Eh bien, monsieur, reprit Sanson, je peux vous donner sur le
DrLouis et sur ses essais tous les renseignements que vous pouvez
dÃĐsirer. Un jour, il nous convoqua à quatre heures du matin, dans la
cour de BicÊtre. Un instrument dans le genre de celui-ci ÃĐtait dressÃĐ,
et trois cadavres de la nuit mÊme attendaient l'expÃĐrience qui devait
Être faite. Ce fut la premiÃĻre fois que je vis opÃĐrer le couperet et que
je le mis en mouvement; car, vous savez, monsieur, que ce sont mes aides
qui font tout, et que je n'ai, moi, qu'Ã dÃĐtacher l'anneau du clou qui
le retient et à le laisser glisser dans la rainure, comme vous pourrez
d'ailleurs le voir tout à l'heure, si vous voulez assister--et vous Êtes
à merveille pour cela--à l'exÃĐcution de ce pauvre diable de Laporte.
--Oui, monsieur, c'est ce que je ferai, rÃĐpondit Jacques MÃĐrey, et au
point de vue de la science, car je vous prie de croire que je ne suis
nullement sanguinaire; mais revenons à l'instrument du Dr Louis, qui,
autant que je puis me le rappeler, s'appela mÊme un temps la _petite
Louisette_. Je crois que l'expÃĐrience dont vous parlez ne lui fut pas
favorable.
--C'est-Ã -dire, monsieur, que les deux premiÃĻres exÃĐcutions rÃĐussirent Ã
merveille. La tÊte fut dÃĐtachÃĐe des cadavres comme elle l'eÃŧt ÃĐtÃĐ
d'hommes vivants; mais la troisiÃĻme ÃĐchoua.
--Ãtait-il arrivÃĐ quelque accident à la machine ou ÃĐtait-ce un vice de
conformation? demanda le DrMÃĐrey.
--C'ÃĐtait un vice de conformation, non pas dans la machine, monsieur,
mais dans le couperet. Le couperet tombait à plat, ce qui n'eÃŧt rien
empÊchÃĐ s'il eÃŧt ÃĐtÃĐ secondÃĐ par une masse de plomb comme celle qui pÃĻse
sur lui aujourd'hui.
--Ah! je comprends! dit Jacques MÃĐrey; ce fut le DrGuillotin qui
inventa la taille en biseau et, comme AmÃĐric Vespuce, il dÃĐtrÃīna
Christophe Colomb.
--Non, monsieur, non; la chose ne s'est pas passÃĐe comme cela; le
roi--je vous demande pardon, c'est une vieille habitude--, le citoyen
Capet, voulais-je dire, qui s'occupe de mÃĐcanique, voulut non pas voir
celle du DrLouis, mais s'en faire rendre compte; on lui en fit un
dessin exact, qu'il examina avec soin; puis tout à coup, prenant une
plume: ÂŦLà ! dit-il, est le dÃĐfaut.Âŧ Et il traça sur le fer cette ligne
savante qui de carrÃĐ le rendit triangulaire. Le DrGuillotin alla
trouver le DrLouis avec le dessin du roi--pardon, du citoyen Capet--;
et, comme le DrLouis ÃĐtait dÃĐjà fort ennuyÃĐ qu'on eÃŧt donnÃĐ Ã son
invention le nom de _petite Louisette_, n'ayant pas besoin de cela pour
sa rÃĐputation, il autorisa son confrÃĻre, le DrGuillotin, à faire à sa
machine toutes les corrections qui lui conviendraient et mÊme à la
baptiser de son nom. Voilà comment le DrGuillotin est devenu l'auteur
de cet instrument de supplice qui abaisse notre profession au niveau des
plus humbles professions mÃĐcaniques, puisque maintenant, pour trancher
une tÊte, il s'agit tout simplement de dÃĐcrocher un anneau d'un clou, et
qu'il n'est plus besoin, comme au temps oÃđ on dÃĐcollait avec l'ÃĐpÃĐe, de
force ni d'adresse.
--Et vous regrettez ce temps là ? dit Jacques MÃĐrey.
--Oui, monsieur; l'ÃĐpÃĐe à la main, nous ÃĐtions des justiciers; la
ficelle à la main, nous ne sommes plus que des bourreaux. Vous Êtes
jeune, vous, et vous regardez en avant; moi je suis vieux et je
regrette le temps passÃĐ; mon fils, qui est mon premier aide et qui a
quarante-deux ans, s'y est fait tout de suite; mon petit-fils, qui en a
douze, n'y pensera plus et fera la chose comme si elle s'ÃĐtait toujours
passÃĐe ainsi.
--Mais, dit Jacques MÃĐrey, excusez mon indiscrÃĐtion, monsieur; vous
paraissez voir avec tristesse les prÃĐparatifs de cette exÃĐcution.
--Oui, monsieur, c'est vrai. Je vous demande pardon de ne pas vous
appeler citoyen et de ne pas vous tutoyer; mais comme vous pouvez le
voir, et comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis vieux et ne puis
arriver à perdre mes anciennes habitudes. Oui, cette exÃĐcution
m'attriste profondÃĐment; je puis vous l'avouer, Ã vous, monsieur, qui me
paraissez Être un philosophe; nous sommes, dans notre famille, les vieux
serviteurs de la royautÃĐ; il m'en coÃŧte, Ã mon ÃĒge, de changer de maÃŪtre
et de devenir le valet du peuple.
--Mais alors pourquoi, pouvant dÃĐlÃĐguer votre fils à votre place pour
l'exÃĐcution de ce soir, pourquoi la faites-vous vous-mÊme?
--Quoique M. Laporte ne soit ni un grand seigneur, ni un noble, c'est un
homme ÃĐminent, qui a servi le roi avec fidÃĐlitÃĐ: j'aurais cru manquer Ã
tous mes devoirs en n'assistant pas moi-mÊme à ses derniers moments; il
peut avoir quelque mission suprÊme à me confier, quelque secret
important à me dire; je lui manquerais sur l'ÃĐchafaud, et, quoique je ne
sache pas si j'en descendrai vivant, tant je me sens faible, j'ai cru
qu'il ÃĐtait de mon devoir d'y monter. Le soir de mon mariage, il y a de
cela quarante-quatre ans, nous ÃĐtions en train de danser joyeusement
lorsqu'une troupe de jeunes seigneurs qui revenaient de quelque joyeuse
expÃĐdition, voyant le premier ÃĐtage que j'habitais illuminÃĐ comme pour
une fÊte, monta et demanda le maÃŪtre de la maison.
ÂŧJe m'approchai et m'inclinai devant eux, attendant respectueusement
qu'ils voulussent bien dire la cause de leur visite.
Âŧ--Monsieur, me dit celui qui paraissait chargÃĐ de porter la parole pour
les autres, nous sommes, comme vous pouvez le voir, des seigneurs de la
Cour; il nous semble de bien bonne heure pour rentrer chez nous; vous
nous paraissez en fÊte, quelque baptÊme ou quelque mariage? Nous vous
promettons de ne porter malheur ni à l'enfant, ni à la mariÃĐe.
Âŧ--Monsieur, rÃĐpondis-je, ce serait un grand honneur pour nous, mais je
doute que vous nous le fassiez quand vous saurez qui je suis.
Âŧ--Qui Êtes-vous donc? demanda-t-il.
Âŧ--Je suis Monsieur de Paris, rÃĐpondis-je.
Âŧ--Comment! dit l'un d'eux, qui n'avait pas encore parlÃĐ; comment,
monsieur, c'est vous qui dÃĐcapitez, qui pendez, qui rouez, qui cassez
les bras et les jambes?
Âŧ--C'est-Ã -dire, monsieur, entendons-nous, ce sont mes aides qui font
tout cela, lorsqu'il s'agit du commun et de criminels vulgaires; mais
lorsque, par hasard, le patient est un grand seigneur comme vous autres,
messieurs, je me fais un honneur de remplir toutes ces fonctions
moi-mÊme.
ÂŧVingt ans aprÃĻs, nous nous retrouvÃĒmes face à face sur l'ÃĐchafaud, ce
jeune homme et moi; je lui tins ma parole, je l'exÃĐcutai moi-mÊme, et je
le fis souffrir le moins que je pus. C'ÃĐtait le baron de
Lally-Tollendal.Âŧ
Jacques MÃĐrey s'inclina; il admirait cette conscience d'autant plus
sincÃĻrement qu'en effet Sanson ÃĐtait fort pÃĒle, et, Ã la vue des
premiÃĻres baÃŊonnettes qui apparaissaient au guichet du Carrousel,
paraissait prÃĻs de se trouver mal.
Jacques MÃĐrey lui offrit un verre de vin.
--Oui, monsieur, lui dit-il, si vous voulez me faire l'honneur de
trinquer avec moi.
--Je le veux bien, rÃĐpondit le docteur; mais à la condition que vous
ferez raison à mon toast, quel qu'il soit.
--C'est convenu, monsieur; c'est bien le moins que je vous doive pour
le grand honneur que vous me faites.
Jacques MÃĐrey sonna, demanda une bouteille de madÃĻre et deux verres.
Il les emplit à moitiÃĐ, en prÃĐsenta un au bourreau, et, le choquant au
sien:
--Ã l'abolition de la peine de mort! dit-il.
--Oh! de grand cÅur, monsieur, dit Sanson. Dieu m'ÃĐpargnerait ainsi
de bien tristes journÃĐes que je prÃĐvois.
Les deux hommes choquÃĻrent de nouveau leur verre et le vidÃĻrent d'un
trait.
--Maintenant, dit l'exÃĐcuteur des hautes Åuvres, serait-ce indiscret
à moi de demander le nom de l'homme qui n'a pas dÃĐdaignÃĐ de toucher mon
verre du sien.
--Je m'appelle Jacques MÃĐrey, monsieur, et suis dÃĐputÃĐ Ã la Convention.
--Ah! monsieur, laissez-moi vous baiser la main, car d'aprÃĻs ce que vous
venez de dire, vous ne condamnerez pas à mort notre pauvre roi.
--Non, parce que je crois fermement que nul homme n'a le droit de
reprendre ce qu'il n'a pas donnÃĐ et ce qu'il ne peut pas rendre: la vie!
Mais la peine la plus dure aprÃĻs la mort, je la demanderai pour lui, car
ce baron de Lally, dont vous parliez tout à l'heure et que vous avez
exÃĐcutÃĐ, ÃĐtait, prÃĻs de l'homme qui a voulu livrer la France Ã
l'ÃĐtranger, plus blanc que la neige. Allez, monsieur, faites votre
office terrible, et n'oubliez pas, toutes les fois que vous passerez sur
cette place, qu'il y a au premier ÃĐtage de l'hÃītel de _Nantes_ un
philosophe qui vous sait grÃĐ de plaindre les victimes que vous exÃĐcutez,
d'appeler Louis XVI ÂŦle roi,Âŧ et non ÂŦCapet,Âŧ de dire ÂŦmonsieurÂŧ au lieu
de ÂŦcitoyen,Âŧ et qui est tout prÊt à vous serrer la main chaque fois que
vous lui tendrez la vÃītre.
Sanson s'inclina avec la dignitÃĐ d'un homme qui vient d'Être relevÃĐ Ã
ses propres yeux, et sortit.
En effet, les troupes commandÃĐes pour l'exÃĐcution commencÃĻrent à envahir
le Carrousel et formÃĻrent un carrÃĐ autour de l'ÃĐchafaud, ÃĐcartant tout
le monde et laissant un espace vide entre les spectateurs et la fatale
machine. La curiositÃĐ ÃĐtait encore grande, car c'ÃĐtait la quatriÃĻme ou
cinquiÃĻme fois qu'elle opÃĐrait, et comme l'avait dit le grand-pÃĻre
Sanson, c'ÃĐtait la premiÃĻre fois qu'il allait _assister_ un patient.
Il ÃĐtait dÃĐjà sur l'ÃĐchafaud lorsque le carrÃĐ se forma. Il avait essayÃĐ
du pied chaque marche de l'escalier; il avait pesÃĐ sur les planches de
la plate-forme pour s'assurer de leur soliditÃĐ; il faisait fonctionner
la bascule pour voir si rien ne l'arrÊterait; enfin il faisait glisser
le couperet dans sa rainure pour voir si la rainure ÃĐtait suffisamment
graissÃĐe.
C'est ainsi que, avant la reprÃĐsentation d'une piÃĻce importante, le
machiniste fait, la toile baissÃĐe, la rÃĐpÃĐtition de ses dÃĐcors.
L'exÃĐcution ÃĐtait fixÃĐe pour neuf heures; elle devait se faire aux
flambeaux pour produire une plus grande impression.
à huit heures trois quarts, on commença d'entendre les roulements du
tambour, qui, dÃĐtendu à dessein, rendait ce son sourd et funÃĻbre qui
accompagne les convois.
BientÃīt les premiÃĻres torches parurent à la porte du Carrousel qui donne
sur la Seine. Le condamnÃĐ venait de la Conciergerie, et, pour surcroÃŪt
de peine, il devait Être exÃĐcutÃĐ devant ce palais qu'il avait, pendant
prÃĻs de quarante ans, habitÃĐ avec le maÃŪtre pour lequel il allait
mourir.
La charrette oÃđ il ÃĐtait amenÃĐ ÃĐtait entourÃĐe d'escadrons de cavalerie;
en tÊte du cortÃĻge marchaient une soixantaine de _sans-culottes_ portant
des torches.
Le carrÃĐ de soldats s'ouvrit pour laisser passer la charrette et son
conducteur, assis sur le timon.
Le condamnÃĐ ÃĐtait seul dans le fatal tombereau; il avait refusÃĐ un
prÊtre assermentÃĐ, et nul n'ayant prÊtÃĐ serment n'avait osÃĐ risquer sa
tÊte à l'accompagner sur l'ÃĐchafaud. Il ÃĐtait en chemise, en culotte et
en bas de soie noire; le col de sa chemise ÃĐtait coupÃĐ au ras des
ÃĐpaules et ses cheveux au ras de la nuque.
Il regarda avec tristesse, mais non avec crainte, l'ÃĐchafaud dressÃĐ
devant lui.
--Est-il temps de descendre? demanda-t-il à haute voix.
--Attendez que l'on vous aide, cria un des valets.
--Inutile, rÃĐpondit le patient, et, pourvu qu'on me mette le marchepied,
je descendrai seul.
Puis, avec un sourire, et regardant le double rang d'infanterie et de
cavalerie qui entourait l'ÃĐchafaud:
--Vous n'avez pas peur que je me sauve, n'est-ce pas? dit-il.
On enleva alors la planche qui fermait le tombereau par derriÃĻre, on y
plaça le marchepied. Le patient descendit seul et sans aide, tourna
autour du tombereau, suivi du valet qui avait apportÃĐ le marchepied, et,
en avant de l'escalier, oÃđ l'attendait le grand-pÃĻre Sanson pour l'aider
à monter sur la plate-forme, il trouva l'huissier, qui lui lut sa
condamnation à mort _pour cause de trahison au peuple_.
--Ne pourriez-vous ajouter: _et de fidÃĐlitÃĐ au roi?_ demanda Laporte.
--Ce qui est ÃĐcrit est ÃĐcrit, dit l'huissier. Vous n'avez pas de
rÃĐvÃĐlation à faire?
--Non, rÃĐpondit Laporte, sinon que j'espÃĻre que les trois quarts des
Français sont coupables comme moi, et, à ma place, se seraient conduits
comme moi.
L'huissier se dÃĐrangea et dÃĐmasqua l'escalier de l'ÃĐchafaud.
Sanson lui offrit le bras. Le patient, orgueilleux de montrer qu'il
avait conservÃĐ toute sa force en face de la mort, refusait de s'y
appuyer.
Sanson lui dit deux mots tout bas, et il ne fit plus aucune difficultÃĐ
de monter, aidÃĐ par lui.
Il monta lentement, mais chacun put remarquer que c'ÃĐtait l'exÃĐcuteur
qui ralentissait son pas; pendant ce temps, ils parlaient bas, et sans
doute Laporte le chargeait-il de ses volontÃĐs derniÃĻres.
ArrivÃĐs sur la plate-forme, ils causÃĻrent encore quelques secondes, puis
Sanson lui demanda:
--Ãtes-vous prÊt?
--M'est-il permis de faire ma priÃĻre? demanda Laporte.
Sanson fit de la tÊte signe que oui.
Le patient s'agenouilla, mais il indiqua que ses mains liÃĐes derriÃĻre le
dos le gÊnaient pour prier.
Sanson les lui dÃĐlia à la condition qu'il se laisserait lier de nouveau
lorsque la priÃĻre serait terminÃĐe.
Laporte rapprocha ses deux mains et dit à haute voix la priÃĻre suivante,
que l'on put entendre au milieu du silence solennel qui se faisait
autour de l'ÃĐchafaud:
--Mon Dieu! pardonnez-moi mes pÃĐchÃĐs et regardez comme expiation la mort
douloureuse que je vais supporter pour avoir ÃĐtÃĐ fidÃĻle à mon roi. Qu'il
sache que, à l'heure de ma mort, mon ÃĒme est à Dieu et que mon cÅur
est à lui.
Puis il ajouta en latin:
--_In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum._
--_Amen!_ dit à haute voix l'exÃĐcuteur.
De grands murmures coururent dans la foule; mais lorsqu'on vit le
condamnÃĐ se relever, faire le signe de la croix en se tournant du cÃītÃĐ
des Tuileries, et donner sans rÃĐsistance ses mains à lier, cette
rÃĐsignation de victime toucha la foule, qui se tut.
Ce qui suivit eut la durÃĐe de l'ÃĐclair.
Le condamnÃĐ fut poussÃĐ sur la bascule, sa tÊte glissa à travers la
lucarne, le couperet tomba.
--La tÊte! la tÊte! cria la foule.
Le bourreau s'approcha d'un pas ferme, fouilla dans le panier, tirant
par les cheveux blancs la tÊte souillÃĐe de sang, et la montra au peuple,
qui battit des mains.
Mais, en mÊme temps, on le vit vaciller, ses doigts se dÃĐtendirent et
lÃĒchÃĻrent la tÊte, qui roula de l'ÃĐchafaud à terre, tandis que lui
tombait mort sur la plate-forme.
--Un mÃĐdecin! un mÃĐdecin! criÃĻrent les aides.
--Me voilà ! rÃĐpondit Jacques MÃĐrey.
Et, se suspendant d'une main au balcon, il se laissa tomber dans la rue.
Non seulement la foule, mais la troupe elle-mÊme s'ouvrit devant lui. On
le vit rapidement traverser l'espace vide, monter deux à deux l'escalier
de la plate-forme, en criant:
--Enlevez-lui son habit!
Alors, à genoux prÃĻs du corps inerte, il lui posa la tÊte sur son genou,
et dÃĐchirant sa chemise de maniÃĻre à mettre le bras à dÃĐcouvert, il
fouilla rapidement la veine d'un coup de lancette.
Mais, quoiqu'il se fÃŧt passÃĐ dix secondes à peine entre la chute de
l'exÃĐcuteur et la tentative du docteur pour le rendre à la vie, le sang
ne vint pas.
Le bourreau, fidÃĻle à son devoir, ÃĐtait mort prÃĻs de la victime, mort
fidÃĻle à son roi.
XIX
Madame Georges Danton et madame Camille Desmoulins
On se rappelle que, au moment oÃđ il venait de secouer la poussiÃĻre de la
route pour se rendre chez ses deux amis, Danton et Desmoulins, Jacques
MÃĐrey, en s'approchant de la fenÊtre, avait vu se dresser l'ÃĐchafaud, et
que c'ÃĐtait ce spectacle nouveau pour lui qui l'avait retenu.
Aussi, aprÃĻs une nuit qui ne fut pas exempte de cauchemars et dans
laquelle il vit à plusieurs reprises la tÊte pÃĒle et sanglante de
Laporte pendue par ses cheveux blancs à la main du bourreau, et oÃđ, tout
endormi, il chercha sa trousse pour y trouver une lancette, Jacques
MÃĐrey se leva-t-il encore tout troublÃĐ des ÃĐvÃĐnements de la veille.
Il eÃŧt cru certainement avoir ÃĐtÃĐ le jouet de quelque mauvais rÊve s'il
n'eÃŧt eu devant lui la façade des Tuileries encore toute criblÃĐe des
balles populaires et toute tachÃĐe du massacre des Suisses.
D'ailleurs, la guillotine ÃĐtait restÃĐe debout, et des groupes de curieux
stationnaient autour d'elle pour se raconter les dÃĐtails inouÃŊs qui
avaient accompagnÃĐ et suivi l'exÃĐcution de la veille.
à neuf heures du matin, on lui avait annoncÃĐ qu'un monsieur, vÊtu de
noir à la maniÃĻre de l'ancien rÃĐgime, dÃĐsirait lui parler.
Il lui avait fait demander son nom. Mais celui-ci avait refusÃĐ de
rÃĐpondre, lui faisant dire tout simplement qu'il ÃĐtait le fils de celui
à qui, la veille, il avait inutilement tentÃĐ de rendre la vie.
Le docteur avait compris à l'instant mÊme que celui qui voulait lui
parler ÃĐtait le fils de Sanson, ÃĐlevÃĐ par la mort de son pÃĻre au titre
de _Monsieur de Paris_.
Il donna l'ordre de faire entrer à l'instant mÊme.
Et, en effet, il ne s'ÃĐtait point trompÃĐ.
--Monsieur, lui dit Sanson, je sais qu'il est peu convenable à moi de me
prÃĐsenter chez vous, fÃŧt-ce pour vous offrir mes remerciements; mais
notre premier aide, Legros, m'a dit avec quel empressement vous aviez
tentÃĐ de porter secours à mon pÃĻre; plus le cercle qui nous enferme dans
la famille est infranchissable pour les ÃĐtrangers, plus l'amour de la
famille est grand chez nous. J'adorais mon pÃĻre, monsieur... (Et, en
effet, en disant ces mots, les larmes tombaient silencieusement des yeux
de l'homme qui parlait.) Il en est rÃĐsultÃĐ que j'ai mieux aimÃĐ ÃŠtre
indiscret, inconvenant mÊme, et venir vous dire: ÂŦMonsieur, je
n'oublierai jamais votre dÃĐvouement à l'humanitÃĐ,Âŧ que d'Être soupçonnÃĐ
par vous d'ingratitude envers vous, d'indiffÃĐrence pour mon pÃĻre. Je ne
sais en quoi et si jamais je puis vous Être utile, mais, dans quelque
circonstance que ce soit, soyez certain, monsieur, que je risquerai ma
vie pour la vÃītre.
--Monsieur, lui dit Jacques MÃĐrey, croyez que je suis aise de vous voir;
j'ai eu le plaisir de boire hier à l'abolition de la peine de mort un
verre de vin d'Espagne avec monsieur votre pÃĻre; je l'avais invitÃĐ Ã
monter chez moi, d'abord pour lui ÃĐpargner la pluie qui tombait Ã
torrents, et ensuite pour lui faire une question toute spÃĐciale;
l'intÃĐrÊt de la conversation m'en a fait oublier le but.
--Dites, monsieur, reprit Sanson, et, si je peux rÃĐpondre à cette
question, je le ferai avec bonheur.
--Je voulais connaÃŪtre l'opinion de votre pÃĻre sur la persistance de la
vie chez les dÃĐcapitÃĐs; Ã dÃĐfaut de l'opinion de votre pÃĻre, me
ferez-vous l'honneur de me dire la vÃītre?
--Monsieur, rÃĐpondit Sanson, ce n'est pas à nous autres, qui ne faisons
que lÃĒcher le fil qui tient le couperet, qu'il faut demander cela, c'est
à nos aides. Si vous voulez, je vais appeler celui qui est chargÃĐ des
derniers dÃĐtails. Et je crois que là -dessus il pourra vous donner tous
les renseignements que vous dÃĐsirez.
Le docteur fit un signe approbatif.
Sanson s'approcha de la fenÊtre, appela un gros garçon rouge et de
joyeuse humeur qui dÃĐjeunait assis sur la bascule de la guillotine avec
un morceau de pain et des saucisses.
Le garçon leva la tÊte, regarda qui l'appelait, sauta du haut en bas de
la plate-forme sans se donner la peine de se servir de l'escalier, et
accourut au premier ÃĐtage de l'hÃītel de _Nantes_, oÃđ l'attendaient
Jacques MÃĐrey et Sanson fils.
--Legros, dit l'exÃĐcuteur à celui qu'il venait d'appeler, voici
monsieur, que tu reconnais bien, n'est-ce pas?
--Je le crois bien, citoyen Sanson, que je le reconnais; c'est lui qui a
sautÃĐ hier de la fenÊtre du premier pour venir porter secours à ton
pÃĻre, comme j'ai sautÃĐ aujourd'hui du haut en bas de la plate-forme pour
venir demander ce que tu dÃĐsirais de moi.
--Voulez-vous, monsieur, adresser vous-mÊme à ce garçon la question que
vous avez à lui faire? demanda Sanson.
--Je voulais te demander, citoyen Legros, dit Jacques MÃĐrey, employant
la langue en usage à cette ÃĐpoque, si tu croyais à la persistance de la
vie chez les dÃĐcapitÃĐs.
Legros regarda le docteur en homme qui n'a pas compris.
--Persistance de la vie? demanda-t-il. Qu'est-ce que cela veut dire?
--Cela veut dire que je dÃĐsire savoir si tu crois que, une fois sÃĐparÃĐes
l'une de l'autre, les deux parties du corps du dÃĐcapitÃĐ souffrent
encore.
--Tiens! dit Legros, tu me fais juste la mÊme question que le citoyen
Marat m'a dÃĐjà faite. Connais-tu le citoyen Marat?
--De rÃĐputation seulement. J'ai quittÃĐ Paris il y a dix ans, et n'y suis
de retour que depuis hier.
--Ah! c'est un pur, celui-là , le citoyen Marat; et, si nous en avions
seulement dix comme lui, en trois mois la RÃĐvolution serait faite.
--Je le crois bien, dit Sanson, hier il demandait 293 000 tÊtes!
--Et qu'as-tu rÃĐpondu au citoyen Marat, quand il t'a fait la mÊme
question que moi?
--Je lui ai rÃĐpondu que pour le corps, je n'en savais rien, mais que
pour la tÊte, j'en ÃĐtais sÃŧr.
--Tu crois qu'il y a douleur sentie et apprÃĐciÃĐe par la tÊte une fois
sÃĐparÃĐe du corps?
--Ah çà ! mais tu crois donc que, parce qu'on les guillotine, les
aristocrates sont morts, toi? Eh bien! ÃĐcoute, on en guillotine trois
aujourd'hui; c'est pas beaucoup; j'ai un panier tout neuf, veux-tu que
je te le montre demain? Ils en auront ravagÃĐ le fond avec leurs dents.
--Cela peut Être une action toute machinale, une derniÃĻre contraction
nerveuse, dit le docteur comme s'il se fÃŧt parlÃĐ Ã lui-mÊme, mais
frissonnant encore des termes expressifs dont s'ÃĐtait servi le valet
Legros.
Puis, se retournant vers Sanson:
--Monsieur, dit-il, je crois qu'il y a un moyen plus sÃŧr que celui-là ;
et, si vous rÃĐpugnez à en faire l'ÃĐpreuve, laissez ce brave garçon, qui
ne me paraÃŪt pas d'une sensibilitÃĐ alarmante, faire l'ÃĐpreuve à votre
place. AussitÃīt la tÊte coupÃĐe, qu'il la prenne par les cheveux et qu'il
lui crie son nom à l'oreille. Il verra bien à l'Åil du dÃĐcapitÃĐ s'il
a entendu.
--Oh! si ce n'est que ça, dit Legros, ce n'est pas bien difficile.
--Monsieur, dit Sanson, je tenterai l'ÃĐpreuve moi-mÊme, pour vous Être
agrÃĐable et pour vous prouver ma reconnaissance, et, ce soir, un mot de
moi que vous trouverez à l'hÃītel vous en dira le rÃĐsultat.
Peut-Être la conversation eÃŧt-elle durÃĐ plus longtemps, mais un coup de
canon que l'on entendit indiqua que la fÊte des morts commençait.
Le 27 aoÃŧt ÃĐtait, on se le rappelle, consacrÃĐ Ã cette fÊte.
L'ordonnateur de ces sortes de solennitÃĐs ÃĐtait un des administrateurs
de la Commune. Il se nommait Sergent.
C'ÃĐtait un artiste, non pas prÃĐcisÃĐment dans son art--de son art il
ÃĐtait graveur et dessinateur--, mais artiste en fÊtes rÃĐvolutionnaires;
son patriotisme, un peu exagÃĐrÃĐ peut-Être, ÃĐtait l'inÃĐpuisable volcan
auquel il demandait ses inspirations sombres, lugubres, splendides, Ã la
hauteur des fÊtes qu'il avait à cÃĐlÃĐbrer.
C'ÃĐtait lui qui, aux dÃĐsastreuses nouvelles venues de l'armÃĐe, avait, le
22 juillet 1792, proclamÃĐ la _patrie en danger_.
C'ÃĐtait lui qui, le 27 aoÃŧt de la mÊme annÃĐe, un mois à peine aprÃĻs
cette proclamation, venait d'organiser la fÊte des morts.
Au milieu du grand bassin des Tuileries, une pyramide gigantesque
couverte de serge noire avait ÃĐtÃĐ dressÃĐe.
Sur cette pyramide ÃĐtaient tracÃĐes en lettres rouges des inscriptions
rappelant les massacres de Nancy, de NÃŪmes, de Montauban, du Champ de
Mars, imputÃĐs, comme on le sait, aux royalistes.
C'ÃĐtait pour faire pendant à cette pyramide que la guillotine ÃĐtait
restÃĐe debout.
On avait rÃĐservÃĐ pour cette journÃĐe trois exÃĐcutions capitales, elles
faisaient partie du programme de la fÊte.
à onze heures du matin, sortirent de la Commune de Paris, c'est-à -dire
de l'hÃītel de ville, entourÃĐes d'un nuage d'encens et, comme eÃŧt fait
une thÃĐorie athÃĐnienne dans la rue des TrÃĐpieds, marchant au milieu des
parfums, les veuves et les orphelines du 10-AoÃŧt, en robes blanches,
serrÃĐes de ceintures à la taille, portant dans une arche, sur le modÃĻle
de l'arche d'alliance, cette fameuse pÃĐtition du 17 juillet 1791 qui
hÃĒtivement avait demandÃĐ la RÃĐpublique, et qui reparaissait à son heure
comme les choses fatalement dÃĐcrÃĐtÃĐes.
De temps en temps, une femme vÊtue de noir marchait seule, portant une
banniÃĻre noire, sur laquelle ÃĐtaient ÃĐcrits ces trois mots: MORT POUR
MORT.
AprÃĻs cette procession lugubre et menaçante, comme pour rÃĐpondre à son
appel, marchait ou plutÃīt roulait une statue colossale de la Loi, assise
dans un fauteuil et tenant son glaive.
DerriÃĻre la Loi, venait immÃĐdiatement le terrible tribunal
rÃĐvolutionnaire instituÃĐ le 17 aoÃŧt et qui approvisionnait dÃĐjà la
guillotine.
MÊlÃĐe au tribunal, toute la Commune s'avançait, conduisant la statue de
la LibertÃĐ.
Puis enfin les juges et les tribunaux chargÃĐs de dÃĐfendre cette libertÃĐ
au berceau, et au besoin de la venger.
Les deux statues s'arrÊtÃĻrent un instant de chaque cÃītÃĐ de la guillotine
pour voir tomber la tÊte d'un condamnÃĐ, et continuÃĻrent leur chemin.
Il serait difficile, sans l'avoir vu, de se faire une idÃĐe de ce
qu'ÃĐtait un pareil cortÃĻge s'avançant à travers une population morne de
tristesse ou ivre de vengeance, accompagnÃĐ des chants de Marie-Joseph
ChÃĐnier et de la musique de Gossec.
Jacques MÃĐrey regarda dÃĐfiler le cortÃĻge lugubre; puis, sentant que la
douleur publique ÃĐgalait sa douleur privÃĐe, avec un triste sourire sur
les lÃĻvres, il prit le chemin de la demeure de Danton.
Danton et Camille Desmoulins, ces deux amis que la mort elle-mÊme qui
sÃĐpare tout ne put sÃĐparer, demeuraient à quelques pas l'un de l'autre.
Danton occupait un petit appartement du passage du Commerce, au premier
ÃĐtage d'une sombre et triste maison qui faisait et fait probablement
encore aujourd'hui arcade entre le passage et la rue de
l'Ãcole-de-MÃĐdecine.
Camille Desmoulins demeurait au second ÃĐtage d'une maison de la rue de
l'Ancienne-ComÃĐdie.
Ce fut chez Danton que Jacques MÃĐrey se prÃĐsenta d'abord. Le dÃĐputÃĐ de
Paris n'ÃĐtait point chez lui. Le docteur n'y trouva que Mme Danton.
Jacques MÃĐrey lui ÃĐtait complÃĻtement inconnu de visage; mais, Ã peine se
fut-il nommÃĐ, que Mme Danton, qui avait souvent entendu parler de lui
comme d'un homme du plus grand mÃĐrite, l'accueillit en ami de la maison
et le força de s'asseoir.
Danton venait d'Être nommÃĐ, depuis trois jours seulement, ministre de la
Justice, ce qu'ignorait encore Jacques MÃĐrey. Et il ÃĐtait en train de
s'installer dans son ministÃĻre.
Quant à sa femme, elle hÃĐsitait à abandonner son modeste appartement,
rÃĐpÃĐtant sans cesse à son mari: ÂŦJe ne veux pas habiter l'hÃītel de la
justice; il nous y arrivera malheur.Âŧ
Qu'on nous permette, puisque nous allons pendant quelque temps vivre
avec de nouveaux personnages, de peindre, au fur et à mesure qu'ils se
prÃĐsenteront à nous, les personnages avec lesquels nous allons vivre.
Danton, qui n'ÃĐtait point chez lui, et que nous retrouverons comme
OrphÃĐe prÊt à Être dÃĐchirÃĐ par des bacchantes, ÃĐtait d'Arcis-sur-Aube;
avocat au conseil du roi, mais avocat sans cause, il se maria avec la
fille d'un limonadier ÃĐtabli au coin du pont Neuf. Dans cette union,
c'ÃĐtait la femme qui apportait pour dot sa confiance dans l'avenir; non
seulement elle avait rÊvÃĐ, mais elle avait devinÃĐ le plus puissant
athlÃĻte rÃĐvolutionnaire qui dÃŧt combattre et renverser la royautÃĐ.
Ãtait-ce pour cela, ÃĐtait-ce parce qu'elle ÃĐtait grande, calme et belle
comme la NiobÃĐ antique, que Danton l'adorait? Non. C'ÃĐtait probablement
parce que, la premiÃĻre, elle avait eu foi en lui.
L'Orient a dit: la femme, c'est la fortune.
Cette premiÃĻre femme de Danton, ce fut sa fortune à lui, tant qu'elle
vÃĐcut.
Nous avons vu plus tard un second exemple de bonheur portÃĐ par la femme:
NapolÃĐon fut invulnÃĐrable tant qu'il fut l'ÃĐpoux de JosÃĐphine.
Les premiÃĻres annÃĐes du mariage de Danton avaient ÃĐtÃĐ dures. L'argent
manquait souvent dans le jeune mÃĐnage; alors, on allait s'asseoir à la
table du limonadier, et si la table du limonadier ÃĐtait trop surchargÃĐe
par la prÃĐsence des deux jeunes ÃĐpoux, le mÃĐnage ÃĐmigrait une seconde
fois et s'en allait à Fontenay-sous-Bois, prÃĻs Vincennes.
Danton avait ÃĐtÃĐ nommÃĐ membre de la Commune de Paris, et en opinions
violentes il atteignait les plus exagÃĐrÃĐes de ses confrÃĻres.
C'est grÃĒce à cette violence et surtout à ces paroles prononcÃĐes à la
tribune: ÂŦQue faut-il pour renverser les ennemis du dedans et repousser
les ennemis du dehors? De l'audace, de l'audace, et encore de l'audace!Âŧ
qu'entre l'invasion et le massacre, il avait obtenu la terrible, nous
dirons presque la mortelle faveur, d'Être ministre de la Justice.
Il venait encore de recevoir une formidable mission.
La trahison de Longwy prÃĻs de s'accomplir, la trahison de Verdun que
l'on craignait, avaient fait voter par l'AssemblÃĐe nationale une levÃĐe
de trente mille volontaires à Paris et dans les environs.
C'ÃĐtait Danton qui avait ÃĐtÃĐ chargÃĐ de faire cette razzia dans les
familles. De sorte qu'à chaque instant sa femme s'attendait à le voir
rentrer poursuivi par les mÃĻres et les orphelins dont il enlevait les
fils et les pÃĻres.
Il venait depuis la veille seulement de proclamer ces enrÃīlements
volontaires, et l'on dressait sur toutes les places, dans tous les
carrefours, des thÃĐÃĒtres, oÃđ les magistrats seraient chargÃĐs de recevoir
les signatures de ceux qui sauraient ÃĐcrire, ou les consentements de
ceux qui ne le sauraient pas, et oÃđ les tambours devaient par un
roulement annoncer chaque enrÃīlement nouveau.
Puis, pour le lendemain, il s'apprÊtait à demander à l'AssemblÃĐe une
chose bien autrement terrible quand on connaÃŪt l'esprit des Français:
c'ÃĐtaient les visites domiciliaires.
Danton avait sa mÃĻre.
Les deux femmes vivaient ensemble; elles soignaient à qui mieux mieux
les deux enfants de Danton:
L'un qui datait de la prise de la Bastille, l'autre de la mort de
Mirabeau.
MÃĐrey causa longuement avec cette femme, qui l'intÃĐressait d'une façon
ÃĐtrange, car il avait vu sur son visage les signes d'une mort prÃĐcoce;
ses yeux profondÃĐment cernÃĐs par les veilles et par les larmes, ses
pommettes brÃŧlÃĐes par la fiÃĻvre, le reste de son visage blÊmi par les
craintes incessantes, ce saint devoir accompli de nourrir elle-mÊme les
enfants qu'elle avait donnÃĐs à son mari, tout cela disait au mÃĐdecin:
ÂŦTu as sous les yeux une victime marquÃĐe pour la mort.Âŧ
Et de cet intÃĐrÊt qui avait pris le cÅur de Jacques, de cette douceur
que la pitiÃĐ avait communiquÃĐe à sa voix, il ÃĐtait ressorti un charme
qui avait ÃĐtÃĐ chercher jusqu'au fond de son ÃĒme la confiance de la
pauvre crÃĐature.
Elle lui raconta alors combien de fois elle l'avait arrÊtÃĐ dans ces
emportements terribles qui faisaient bondir de terreur l'AssemblÃĐe tout
entiÃĻre; elle lui parla du roi qu'elle aimait et qu'elle ne voulait pas
voir coupable, de la pieuse Madame Ãlisabeth qu'elle admirait, de la
reine qu'elle essayait d'excuser; elle lui dit que, lorsque son mari
avait fait le 10-AoÃŧt, c'est-Ã -dire avait renversÃĐ le roi, il lui avait
jurÃĐ que, une fois renversÃĐ, le roi lui serait sacrÃĐ et qu'il ferait
tout au monde pour lui sauver la vie.
Et Jacques MÃĐrey ÃĐcoutait tout cela avec une profonde tristesse, car il
sentait que Danton avait pris là des engagements qu'il ne pourrait
tenir, et il voyait la malheureuse femme, dont il eÃŧt pu compter les
jours, entrer à chaque secousse plus rapidement dans la mort.
Il promit de chercher Danton dans tout Paris.
Trouver Danton n'ÃĐtait pas difficile; partout oÃđ il passait, ses pas
ÃĐtaient marquÃĐs; partout oÃđ il parlait, sa voix formidable laissait un
ÃĐcho.
S'il le trouvait, il le ramÃĻnerait à la maison, et là , lui qui
paraissait si calme et si doux, il calmerait et adoucirait Danton.
Pauvre femme! elle ÃĐtait loin de se douter quelle flamme brÃŧlait dans ce
cÅur qu'elle croyait apaisÃĐ, et quels serments de vengeance avait
prononcÃĐs cette voix douce et consolante.
Jacques MÃĐrey se rendit tout droit du passage du Commerce à la rue de la
Vieille-ComÃĐdie.
Il monta au second ÃĐtage de la maison qui lui avait ÃĐtÃĐ indiquÃĐe, sonna
et demanda Camille Desmoulins.
Camille Desmoulins ÃĐtait sorti comme Danton. Dans ces jours terribles,
les hommes d'action se tenaient peu chez eux.
C'ÃĐtaient les femmes qui gardaient la maison comme d'anciennes Romaines;
les hommes agissaient, les femmes pleuraient.
Celle qui vint lui ouvrir la porte accourut rapidement et lui ouvrit en
s'essuyant les yeux.
Celle-là n'ÃĐtait pas comme Mme Danton, marquÃĐe d'avance pour la
tombe; elle ÃĐtait pleine de jeunesse, exubÃĐrante de vie; elle avait la
lÃĻvre rose, l'Åil vif, les joues fraÃŪches, et sur tout cela cependant
on sentait que l'insomnie et les larmes avaient passÃĐ; mais il y a un
ÃĒge et un ÃĐtat de santÃĐ oÃđ l'insomnie aiguise le regard, oÃđ les larmes
font sur les joues l'effet de la rosÃĐe sur les fleurs.
--Ah! monsieur, dit-elle vivement, j'avais cru reconnaÃŪtre la maniÃĻre de
sonner de Camille; je sais cependant bien qu'il a sa clef pour rentrer Ã
toute heure de la journÃĐe et de la nuit; mais, quand on attend, on
oublie tout. Venez-vous de sa part, monsieur?
--Non, madame, rÃĐpondit Jacques MÃĐrey; j'ai deux amis seulement à Paris,
oÃđ je suis arrivÃĐ d'hier: Georges Danton et votre cher Camille; car je
prÃĐsume que je parle à sa bien-aimÃĐe Lucile. Ce que vous me dites
m'apprend qu'il n'est point à la maison.
--HÃĐlas! non, monsieur, il est sorti avec l'aube. Il avait dit qu'il
rentrerait avant midi et il est deux heures. Mais vous dites que vous
Êtes son ami; entrez donc, monsieur, entrez. Nous sommes dans un moment
oÃđ il va avoir besoin de tous ses amis. Dites-moi votre nom, monsieur,
afin que, si vous voulez entrer et l'attendre un instant avec moi, je
sache à qui je parle, ou que, si vous vous en allez, je puisse lui dire
qui est venu.
Jacques MÃĐrey se nomma.
--Comment, c'est vous! s'ÃĐcria Lucile; si vous saviez combien de fois je
l'ai entendu prononcer votre nom! Il paraÃŪt que vous Êtes un grand
savant, et que vous pourriez, si vous vouliez, jouer un rÃīle dans notre
sainte RÃĐvolution. Plus de vingt fois, il a dit dans les heures de
danger: ÂŦAh! si Jacques ÃĐtait ici, quel bon conseil il nous donnerait!Âŧ
Entrez donc, monsieur, entrez donc!
Et Lucile, avec une familiaritÃĐ toute juvÃĐnile, prit le docteur par le
revers de son habit, le tira dans l'antichambre, et, refermant la porte
derriÃĻre lui, le conduisit ainsi jusque dans un petit salon, oÃđ elle lui
montra un canapÃĐ et lui fit signe de s'asseoir.
--Tenez, continua-t-elle, dans cette fameuse nuit du 10-AoÃŧt, je me
rappelle qu'il a demandÃĐ Ã Danton oÃđ vous ÃĐtiez, et que Danton lui a
rÃĐpondu que vous ÃĐtiez dans une petite ville de province, Ã Argenton, je
crois.
--Oui, madame.
--Vous voyez bien que je vous dis la vÃĐritÃĐ. ÂŦIl faut lui ÃĐcrire,
disait-il à Danton, il faut lui ÃĐcrire.Âŧ
--Et que rÃĐpondit Danton?
--Danton haussa les ÃĐpaules: ÂŦIl est heureux là -bas, dit-il, ne
troublons pas des gens heureux dans leur bonheur.Âŧ Puis, comme nous
ÃĐtions à table, et que Camille et Danton mangeaient seuls, il remplit
son verre, le choqua contre celui de Camille, et lui dit quelques mots
en latin que je ne compris pas, mais que j'ai retenus. Je n'ai pas osÃĐ
en demander l'explication à Camille.
--Vous les rappelez-vous, demanda Jacques, assez pour me les dire sans y
rien changer?
--Oh! oui. _Edamus et bibamus, cras enim moriemur._
--Aujourd'hui, madame, dit Jacques, je puis vous traduire ces mots, car
le danger est passÃĐ, et ils s'appliquaient au danger: ÂŦBuvons et
mangeons, avait dit Danton à votre mari, car nous mourrons demain.Âŧ
--Ah! si j'avais entendu cela, je serais morte de peur. Jacques sourit.
--Je vous connaissais de rÃĐputation, madame, et, Ã votre charmant visage
mutin, orageux et fantasque, j'aurais cru que vous ÃĐtiez brave.
--Je le suis quand il est là , brave; si je meurs avec lui, vous verrez
comme je mourrai bravement; mais si je meurs loin de lui et sans lui, je
ne peux rÃĐpondre de rien. Vous n'ÃĐtiez pas ici, n'est-ce pas, monsieur,
pendant la nuit et la journÃĐe du 10-AoÃŧt?
--Je crois avoir eu l'honneur de vous dire, madame, que je n'ÃĐtais
arrivÃĐ Ã Paris que d'hier.
--Ah! c'est vrai. Mais je vous l'ai dit, quand il n'est pas là , je suis
folle. Si vous l'aviez vu cette nuit-là , tout homme que vous Êtes, vous
auriez eu peur aussi, allez.
En ce moment, on entendit le bruit d'une clef qui grinçait dans la
serrure.
--Ah! c'est lui, s'ÃĐcria-t-elle; c'est Camille!
Et, bondissant du salon dans l'antichambre, elle laissa Jacques MÃĐrey
seul, admirant cette nature primesautiÃĻre, prompte au rire, prompte aux
larmes, recevant toutes les impressions sans essayer jamais d'en cacher
aucune.
Elle rentra pendue au cou de Camille, les lÃĻvres sur les lÃĻvres.
Jacques MÃĐrey poussa un profond soupir; il pensait à Ãva.
Camille lui tendit les deux mains.
Camille ÃĐtait petit, mÃĐdiocrement beau et bÃĐgayait en parlant. Comment
avait-il conquis cette Lucile si jolie, si gracieuse, si accomplie?
Par l'attrait du cÅur, par le charme du plus piquant esprit.
Il fit grande fÊte à cet ami de collÃĻge qu'il n'avait pas vu depuis dix
ans; les questions et les rÃĐponses se croisÃĻrent, tandis que Lucile,
assise sur un de ses genoux, le regardait avec une indicible tendresse.
Camille voulut retenir Jacques à dÃŪner, Lucile joignit ses instances Ã
celles de son ami, et fit une adorable petite moue lorsque Jacques
refusa.
Mais Jacques annonça qu'il avait promis à Mme Danton de chercher son
mari et de le lui ramener. Alors, ni l'un ni l'autre n'insistÃĻrent plus;
seulement ils s'engagÃĻrent à aller passer la soirÃĐe chez Danton et à y
retrouver Jacques MÃĐrey, si toutefois Jacques MÃĐrey retrouvait Danton.
XX
Les enrÃīlements volontaires
Pendant les trois ou quatre heures que Jacques MÃĐrey avait passÃĐes chez
Danton et chez Camille Desmoulins, Paris, surtout en se rapprochant des
quartiers du centre, avait complÃĻtement changÃĐ d'aspect. On se serait
cru dans quelqu'une de ces places fortes menacÃĐes par l'approche de
l'ennemi.
Partout des bureaux d'enrÃīlement, c'est-Ã -dire des plates-formes
pareilles à des thÃĐÃĒtres, s'ÃĐtaient ÃĐlevÃĐes comme si le gÃĐnie de la
France n'avait eu qu'Ã frapper avec sa baguette le sol de Paris pour les
en faire sortir.
à chaque angle de rue, des factionnaires rÃĐpÃĐtaient pour mot d'ordre,
les uns: _La patrie est en danger_; les autres: _Souvenez-vous des morts
du 10-AoÃŧt_.
Danton avait fixÃĐ au mÊme jour cette fÊte funÃĻbre et les enrÃīlements
volontaires, afin que le deuil rejaillÃŪt sur la vengeance.
Il n'avait pas fait fausse route. Cet appel des sentinelles à tous ceux
qui passaient, ce cortÃĻge de veuves et d'orphelines qui sillonnaient les
rues de la capitale, le saint et terrible drapeau du danger de la
patrie, drapeau noir dont les longs plis flottaient à l'hÃītel de ville
et qu'on retrouvait sur tous les grands monuments publics, inspiraient
un sentiment de solidaritÃĐ profond à toutes les classes de la sociÃĐtÃĐ.
C'ÃĐtait à qui se ferait recruter pour la patrie, offrant des uniformes,
allant de maison en maison. Les enrÃīlÃĐs volontaires, tout enrubannÃĐs,
parcouraient les rues en tous sens et en criant: ÂŦVive la nation! Mort Ã
l'ÃĐtranger!Âŧ
Tout autour des thÃĐÃĒtres oÃđ l'on s'inscrivait, c'ÃĐtaient des
embrassements, des larmes, des chants patriotiques, au milieu desquels
ÃĐclatait _la Marseillaise_, connue à peine.
Puis, d'heure en heure, un coup sourd, un de ces bruits qui retentissent
dans toutes les ÃĒmes, un coup de canon, se faisait entendre, rappelant
à chacun, si on avait pu l'oublier, que l'ennemi n'ÃĐtait plus qu'Ã
soixante lieues de Paris.
Jacques MÃĐrey avait ÃĐtÃĐ droit à l'hÃītel de ville, c'est-à -dire à la
Commune. Danton venait d'en sortir. Il allait à l'AssemblÃĐe, disait-on,
c'est-à -dire à cÃītÃĐ des Feuillants.
L'hÃītel de ville ÃĐtait encombrÃĐ de jeunes gens qui venaient s'enrÃīler;
l'immense drapeau noir flottait à la fenÊtre du milieu et semblait
envelopper tout Paris.
La Commune ÃĐtait en permanence.
On sentait que c'ÃĐtait là le cÅur de la RÃĐvolution; l'air que l'on y
respirait donnait l'amour de la patrie, l'enthousiasme de la libertÃĐ.
Mais là ÃĐtait le cÃītÃĐ brillant, le mirage, si l'on peut dire, de la
situation; là ÃĐtaient les beaux jeunes gens pleins d'ardeur, se grisant
à leurs propres cris de ÂŦVive la nation! Mort aux traÃŪtres!Âŧ Mais ce
qu'il eÃŧt fallu voir pour se faire une idÃĐe du sacrifice, c'ÃĐtait
l'appartement, c'ÃĐtait la mansarde, c'ÃĐtait la chaumiÃĻre d'oÃđ le
volontaire sortait! c'ÃĐtait le pÃĻre sexagÃĐnaire qui, aprÃĻs avoir remis
aux mains de son enfant le vieux fusil rouillÃĐ, ÃĐtait retombÃĐ sur son
fauteuil, faible, en face de l'abandon; c'ÃĐtait la vieille mÃĻre au
cÅur brisÃĐ, aux sanglots intÃĐrieurs, faisant le paquet du voyage--et
quel voyage que celui qui mÃĻne à la bouche du canon ennemi!--et
ramassant les quelques sous ÃĐpargnÃĐs à grand-peine sur sa propre
nourriture, et les nouant au coin du mouchoir avec lequel elle s'essuie
les yeux.
HÃĐlas! nos mÃĻres, matrones de la RÃĐpublique, femmes de l'Empire, ont
toutes eu deux accouchements: le premier, joyeux, qui nous mettait au
jour; le second, terrible, qui nous envoyait à la mort.
Tous ne mouraient pas, je le sais bien; beaucoup revenaient mutilÃĐs et
fiers, quelques-uns avec la glorieuse ÃĐpaulette; mais combien dont on
n'entendait plus parler et dont on attendait inutilement des nouvelles,
pendant de longs mois, pendant de longues annÃĐes!
La SibÃĐrie, qui l'eÃŧt cru? ÃĐtait devenue un espoir.
AprÃĻs cette dÃĐsastreuse campagne de Russie, oÃđ de six cent mille hommes
il en revint cinquante mille, on se disait:
--Il aura ÃĐtÃĐ fait prisonnier par les Russes et envoyÃĐ en SibÃĐrie. Il y
a si loin de la SibÃĐrie en France, qu'il lui faut bien le temps de
revenir, Ã ce pauvre enfant.
Et la mÃĻre ajoutait en frissonnant:
--On dit qu'il fait bien froid en SibÃĐrie!
Puis, de temps en temps, on entendait dire en effet qu'un ÃĐchappÃĐ de cet
enfer de glaces ÃĐtait arrivÃĐ dans telle ville, dans tel village, dans
tel hameau.
C'ÃĐtaient cinq lieues, c'ÃĐtaient dix lieues, c'ÃĐtaient vingt lieues Ã
faire. Qu'importe! on les faisait, Ã pied, Ã ÃĒne, en charrette. On
arrivait dans la famille joyeuse.
--OÃđ est-il?
--Le voilà .
Et l'on voyait un spectre hÃĒve, dÃĐcharnÃĐ, aux yeux creux, Ã qui,
maintenant qu'il ÃĐtait arrivÃĐ, les forces manquaient.
--En restait-il encore aprÃĻs vous? demandait la mÃĻre haletante.
--Oui, l'on m'a dit qu'il y avait encore des prisonniers à Tobolsk, Ã
Tomsk, à Irkoutsk! Peut-Être votre enfant est-il dans l'une de ces trois
villes. J'en suis bien revenu, pourquoi n'en reviendrait-il pas, lui?
Et la mÃĻre s'en allait moins triste, et, au retour, rÃĐpÃĐtait à ses
voisins, qui l'accueillaient avec sollicitude, les paroles qu'elle avait
entendues.
--Il en est bien revenu! pourquoi mon enfant n'en reviendrait-il pas?
Et la mort chaque jour faisait un pas vers elle, et, sur son lit
d'agonie, s'il survenait quelque bruit inusitÃĐ, la pauvre vieille se
soulevait encore et demandait:
--_Est-ce lui?_
Ce n'ÃĐtait pas lui.
Elle retombait, poussait un soupir et mourait.
Donner leurs enfants à cette guerre implacable du monde entier contre la
France, Ã ce gouffre de Curtius qui engloutissait des victimes par
milliers et ne se refermait pas, quelques-unes s'y rÃĐsignaient, mais la
plupart ne pouvaient supporter cette pensÃĐe et tombaient dans des accÃĻs
de rage et de maudissement.
Aussi Danton, revenant de l'hÃītel de ville à l'AssemblÃĐe nationale,
forcÃĐ de traverser les halles, tomba-t-il dans un groupe de ces femmes
furieuses.
Il fut reconnu.
Danton, c'ÃĐtait la RÃĐvolution faite homme. Sa face bouleversÃĐe,
sillonnÃĐe, labourÃĐe par les passions, en portait à la fois les beautÃĐs
et les ravages. Dans ce visage couvert de scories, comme les abords d'un
volcan, Ã peine les yeux ÃĐtaient-ils visibles, exceptÃĐ lorsqu'ils
lançaient des ÃĐclairs. Le nez s'efface presque sous la grÊle de la
petite vÃĐrole. La bouche s'ouvre terrible, entre les puissantes
mÃĒchoires de l'homme de lutte. Dans ce tempÃĐrament tout sensuel, oÃđ
domine la chair, il y avait du dogue, du lion et du taureau; enfin,
derriÃĻre cette laideur sublime, beaucoup de cÅur. Un cÅur
_gÃĐnÃĐreux_, dit BÃĐranger; un cÅur _magnanime_, dit Royer-Collard.
--Ah! te voilà ! lui criÃĻrent les femmes, toi qui as fait insulter le roi
le 20 juin! toi qui as fait mitrailler le palais le 10-AoÃŧt! (Les dames
de la halle ÃĐtaient en gÃĐnÃĐral royalistes.) Aujourd'hui, tu nous prends
nos enfants; on voit bien que tu es aveugle de passer par les halles; te
voici entre nos mains, tu n'en sortiras plus!
Et deux d'entre elles allongÃĻrent le bras pour porter la main sur
Danton.
Mais lui les repoussa du geste.
--Bacchantes du ruisseau! s'ÃĐcria-t-il avec son rire terrible qui
ressemblait à un rugissement, ne savez-vous donc point qu'on ne touche
pas à Danton sans tomber mort? Danton, c'est l'arche. Le 20 juin, votre
roi, si c'eÃŧt ÃĐtÃĐ un vrai roi, il fÃŧt mort plutÃīt que de mettre le
bonnet rouge. Je ne suis pas roi, Dieu merci! mais essayez de me le
mettre malgrÃĐ moi, votre bonnet rouge, et vous verrez! Le 10-AoÃŧt! mais,
si celui que vous appelez votre roi eÃŧt ÃĐtÃĐ un homme, il se serait fait
tuer avant qu'un seul d'entre nous eÃŧt mis le pied dans son palais!
Votre roi! Est-ce que c'est moi qui vous prends vos enfants? C'est lui.
--Comment, lui? interrompirent cent voix.
--Oui, lui! Contre qui vont-ils marcher, vos enfants? Contre l'ennemi.
Qui a attirÃĐ l'ennemi en France? C'est le roi. Qu'allait-il faire hors
de France, lorsque de braves patriotes l'ont arrÊtÃĐ Ã Varennes? Chercher
l'ennemi! Eh bien, l'ennemi est venu. Faut-il l'accueillir comme on l'a
fait à Longwy? Faut-il lui ouvrir les portes de Paris? Faut-il devenir
Prussien, Autrichien, Cosaque? à folles crÃĐatures! peut-Être les
attendez-vous avec impatience, ces assassins, ces brÃŧleurs, ces
violeurs! et dans le geste que vous faites pour les inviter à venir,
peut-Être y a-t-il encore plus d'obscÃĐnitÃĐ que de trahison.
--Que dis-tu donc là ? s'ÃĐcriÃĻrent les femmes.
--Ce que je dis? reprit Danton en montant sur une borne, je dis que, si
vous croyez, parce que vous les avez portÃĐs dans votre ventre, parce
qu'ils sont sortis de vos entrailles, parce que vous les avez nourris de
votre lait, si vous croyez que vos enfants sont à vous, vous vous
trompez ÃĐtrangement! Vos enfants sont à la patrie. L'amour, la
gÃĐnÃĐration, l'enfantement, tout cela est pour la patrie! La maternitÃĐ
individuelle n'est qu'un moyen de donner des dÃĐfenseurs à la mÃĻre
commune, la France! Ah! misÃĐrables renÃĐgates que vous Êtes! la France se
met d'un cÃītÃĐ, et vous de l'autre; la France crie: ÂŦÃ moi! Ã l'aide! au
secours!Âŧ Vos enfants s'ÃĐlancent à ce cri et vous les retenez! Il ne
vous suffit pas d'Être des mÃĻres lÃĒches, vous Êtes des filles impies.
Oh! moi aussi, j'ai deux enfants, nÃĐs dans des heures sacrÃĐes; que la
France me les demande, je lui dirai: ÂŦMÃĻre, les voilà !Âŧ J'ai une femme
que j'adore; que la France me la demande, je lui dirai: ÂŦMÃĻre, la
voilà !Âŧ Et que, aprÃĻs mes enfants et ma femme, la France me crie: ÂŦà ton
tour!Âŧ je bondirai au-devant du gouffre en disant: ÂŦMÃĻre, me voici!Âŧ
Les femmes se regardÃĻrent ÃĐtonnÃĐes.
--Ã sainte libertÃĐ! s'ÃĐcria Danton, moi qui croyais le jour du sacrifice
arrivÃĐ, et le jour de la fraternitÃĐ prÃĻs d'ÃĐclore, je me trompais donc!
à natures perverses, c'ÃĐtait à vous qu'il ÃĐtait rÃĐservÃĐ de me briser le
cÅur, c'ÃĐtait à vous qu'il ÃĐtait donnÃĐ de faire une chose plus
difficile que de tirer le sang de mes veines, c'ÃĐtait à vous qu'il ÃĐtait
donnÃĐ de me tirer les larmes des yeux! Malheur à qui fait pleurer
Danton, car il fait pleurer la LibertÃĐ mÊme!
Et des larmes, de vraies larmes d'amour pour la France, commencÃĻrent de
couler sur les joues de Danton.
C'est qu'en effet Danton ÃĐtait la voix sombre et sublime de la patrie;
ce n'ÃĐtait point à tort qu'il disait: _Celui qui fait pleurer Danton
fait pleurer la LibertÃĐ_. L'acte chez lui ÃĐtait au service de la parole;
il dit de sa voix ÃĐnergique et profonde: ÂŦQue la RÃĐvolution soit!Âŧ et la
RÃĐvolution fut.
NÃĐe de lui, la RÃĐvolution mourut avec lui.
à la vue de ces pleurs roulant sur le visage de Danton, les femmes
bouleversÃĐes n'y purent tenir plus longtemps: les unes l'arrachÃĻrent de
la borne et le serrÃĻrent entre leurs bras; les autres s'enfuirent en
cachant leur visage dans leur tablier.
Jacques MÃĐrey avait vu toute cette scÃĻne depuis le commencement jusqu'Ã
la fin. D'abord, il s'ÃĐtait tenu à l'ÃĐcart, prÊt à porter secours à son
ami, si besoin ÃĐtait; puis il avait admirÃĐ cette prodigieuse ÃĐloquence
qui savait se plier à toutes les circonstances, parlementaire à la
tribune, populaire sur la borne; il avait entendu ses premiÃĻres paroles
burlesques, violentes, obscÃĻnes; il avait vu ce masque effrayant
s'animer et s'embellir de sa fureur vraie ou simulÃĐe; il avait senti
pÃĐnÃĐtrer jusqu'au fond de son cÅur ces syllabes brusques dardÃĐes
comme des coups d'ÃĐpÃĐe, puis, quand Danton pleura, lui, laissa tout
naturellement couler ses larmes.
Danton, dÃĐbarrassÃĐ de ces femmes, s'essuya le visage, vit Jacques MÃĐrey
à dix pas de lui, le reconnut et se prÃĐcipita dans ses bras.
Danton, nous l'avons dit, se rendait à l'AssemblÃĐe nationale. Les
premiers mots, les premiÃĻres preuves d'affection ÃĐchangÃĐes entre les
deux amis:
--Il n'y a pas de temps à perdre, dit Danton à Jacques; je vais Ã
l'AssemblÃĐe pour y provoquer une mesure de la plus haute importance;
viens avec moi.
L'AssemblÃĐe ÃĐtait dans une grande agitation: des nouvelles venaient
d'arriver de Verdun. L'ennemi ÃĐtait à ses portes et le commandant
Beaurepaire avait fait le serment de se faire sauter la cervelle plutÃīt
que de se rendre. Mais on assurait qu'il y avait dans la ville un comitÃĐ
royaliste qui forcerait la main au commandant Beaurepaire.
à la vue de Danton, un grand murmure se fit.
Danton ne parut pas mÊme l'entendre.
Il monta à la tribune, et, sans trouble, sans hÃĐsitation, il demanda les
visites domiciliaires.
Une opposition trÃĻs vive ÃĐclata, on parla de la libertÃĐ compromise, du
domicile violÃĐ, du secret du foyer mis au grand jour.
Danton laissa dire avec un calme dont on l'eÃŧt cru incapable; puis,
quand la tempÊte fut apaisÃĐe:
--Quand une armÃĐe ÃĐtrangÃĻre est à soixante lieues de la capitale, quand
une armÃĐe royaliste est au cÅur de Paris, il faut que ceux qui sont
sous la main de la France sentent peser cette main sur eux. Vous Êtes
tous d'avis que sans la RÃĐvolution nous pÃĐririons, que la RÃĐvolution
seule peut nous sauver. Eh bien, si je reprÃĐsente comme ministre de la
Justice la RÃĐvolution, il faut que je connaisse les obstacles qu'on nous
oppose et les ressources qui nous restent. Que venez-vous me parler de
libertÃĐ compromise, de domicile violÃĐ, de secrets mis au grand jour!
Quand la patrie est en danger, tout appartient à la patrie, hommes et
choses. Au nom de la patrie, je demande, j'exige les visites
domiciliaires!
Danton l'emporta. Les visites domiciliaires furent dÃĐcrÃĐtÃĐes, et, pour
qu'on n'eÃŧt pas le temps de rien cacher aux visiteurs, on dÃĐcida
qu'elles commenceraient la nuit mÊme.
Jacques MÃĐrey se chargea d'aller tranquilliser Mme Danton; quant Ã
lui, Danton, il se rendrait sans perdre un instant au ministÃĻre de la
Justice, oÃđ il donnerait ses ordres, et oÃđ il prendrait ses mesures pour
qu'ils fussent exÃĐcutÃĐs.
Il invitait Mme Danton, si elle craignait quelque chose, Ã venir l'y
rejoindre.
La pauvre femme craignait tout; elle fit charger une voiture de ses
effets les plus nÃĐcessaires, et se dÃĐcida, ce qu'elle n'avait pu faire
encore, Ã aller habiter le sombre hÃītel avec son mari.
Jacques MÃĐrey l'y conduisit. Mme Danton voulait le retenir à l'hÃītel;
elle pensait que plus il y aurait d'hommes dÃĐvouÃĐs autour de son mari,
moins il y aurait à craindre pour lui.
Mais il ÃĐtait quatre heures du soir; la gÃĐnÃĐrale commençait de battre
dans toutes les rues, et chacun ÃĐtait averti de rentrer chez soi à six
heures prÃĐcises.
En un instant, la population disparut comme par enchantement; on
entendit ce fatal claquement des portes qui se ferment, claquement que
nous avons si souvent entendu depuis; toutes les fenÊtres suivirent
l'exemple des portes. Des sentinelles furent mises aux barriÃĻres, la
Seine fut gardÃĐe, et, quoique les visites ne dussent commencer qu'Ã une
heure du matin, chaque rue fut interceptÃĐe par des patrouilles de
soixante hommes.
Jacques MÃĐrey ne voulait pas, pour son dÃĐbut à Paris, commencer par
dÃĐsobÃĐir à la loi. Au milieu de la solitude la plus absolue, il rentra Ã
l'hÃītel de _Nantes_, et, mourant de faim, se fit servir à dÃŪner.
On lui apporta sur une assiette un billet proprement pliÃĐ et cachetÃĐ de
cire noire. Le cachet reprÃĐsentait une cloche fÊlÃĐe avec cette devise:
SANS SON.
à ce cachet noir, à ce jeu de mots lugubre qui servait à indiquer que
l'ÃĐpÃŪtre venait du bourreau, Jacques MÃĐrey devina ce que contenait la
lettre.
C'ÃĐtait l'ÃĐclaircissement qu'il avait demandÃĐ Ã l'exÃĐcuteur sur la
persistance de la vie aprÃĻs la sÃĐparation de la tÊte et du corps.
Il ne se trompait pas. Voici la brÃĻve explication que contenait la
lettre:
_Citoyen,_
_J'ai fait l'ÃĐpreuve moi-mÊme. Ayant tranchÃĐ la tÊte à un condamnÃĐ
nommÃĐ LeclÃĻre, j'ai saisi, au moment oÃđ elle allait tomber dans le
panier, la tÊte par les cheveux, et ayant approchÃĐ son oreille de
ma bouche, j'ai criÃĐ son nom. L'Åil fermÃĐ s'est rouvert avec
l'expression de l'effroi, mais s'est refermÃĐ presque aussitÃīt._
_L'ÃĐpreuve n'en est pas moins dÃĐcisive; la vie persiste, c'est du
moins mon avis._
_Celui qui n'ose se dire votre serviteur,_
SANSON.
Cette presque certitude flatta l'amour-propre de Jacques MÃĐrey,
puisqu'elle confirmait son opinion; mais elle lui Ãīta quelque peu de son
appÃĐtit.
Il voyait toujours dans la pÃĐnombre de sa chambre cette tÊte sanglante
aux mains du bourreau, l'Åil gauche dÃĐmesurÃĐment ouvert et ÃĐcoutant
avec la double expression de l'angoisse et de l'effroi.
XXI
L'ouvrage noir!
Jacques achevait à peine son dÃŪner que la porte s'ouvrit et que Danton
entra.
Le docteur se leva avec ÃĐtonnement.
--Oui, c'est moi, lui dit Danton, qui voyait l'effet produit par sa
prÃĐsence inattendue. Depuis que je t'ai rencontrÃĐ, j'ai beaucoup
rÃĐflÃĐchi; tu vois dans quel ÃĐtat est Paris?
--Il est ÃĐvident que le sentiment de la terreur y est profond, rÃĐpondit
Jacques.
--Et tu ne vois pas cependant comme moi dans les profondeurs de la
situation. Je vais t'y conduire, et alors tu me remercieras d'avoir
trouvÃĐ moyen de t'ÃĐloigner de Paris.
--Ne puis-je donc pas vous Être utile ici?
--Non! car ta mission ne commence que le 20 septembre, et jusque-là tu
dois rester ÃĐtranger à tous les ÃĐvÃĐnements qui vont se passer ici.
Quelques-uns y laisseront leur vie.
Jacques fit un mouvement d'insouciance.
--Je sais qu'en acceptant la charge de dÃĐputÃĐ Ã la Convention, tu as
fait le sacrifice de la tienne; mais beaucoup y laisseront leur
rÃĐputation ou leur honneur. Or, tu dois te prÃĐsenter à la Convention pur
de tout engagement, libre de tout parti. Il sera temps pour toi, une
fois que tu seras à l'AssemblÃĐe, de te faire jacobin ou cordelier, de
t'asseoir dans la plaine ou sur la montagne.
--Que va-t-il donc, Ã ton avis, se passer ici?
--Je vois encore vaguement l'avenir, si prochain qu'il soit, mais j'y
flaire du sang, et beaucoup. Il faut que la lutte de la Commune et de
l'AssemblÃĐe cesse. Jusqu'Ã prÃĐsent, l'AssemblÃĐe s'est laissÃĐe traÃŪner Ã
la suite de la Commune. Chaque fois que l'AssemblÃĐe essaye de s'en
dÃĐfaire, la Commune montre les dents à l'AssemblÃĐe, qui recule.
L'AssemblÃĐe, mon cher Jacques, c'est la force selon la loi et avec la
loi; la Commune, c'est la force populaire sans contrÃīle et sans limites.
L'AssemblÃĐe, dans une de ses reculades, a votÃĐ un million par mois pour
la Commune de Paris. Elle n'est pas, comme tu le comprends bien, dÃĐcidÃĐe
à renoncer en se suicidant à un pareil subside. Elle a placÃĐ sa
dictature entre des mains effrayantes--non pas entre les mains d'hommes
du peuple, j'en aurais moins peur que de celles oÃđ elle se trouve--, des
lettrÃĐs de taverne, des scribes de ruisseau, un HÃĐbert qui a ÃĐtÃĐ
marchand de contremarques, un Chaumette, cordonnier manquÃĐ, mais
dÃĐmagogue rÃĐussi; c'est à ce dernier qu'elle a eu l'idÃĐe de donner le
pouvoir sans limite d'ouvrir et de fermer les prisons, d'arrÊter et
d'ÃĐlargir; tous ensemble ils ont pris cette mortelle dÃĐcision d'afficher
aux portes de chaque prison les noms des prisonniers. Or, pendant que le
peuple lit ces noms et rÊve le massacre, les prisonniers eux-mÊmes les
provoquent; ceux de l'Abbaye, par exemple, insultent les gens du
quartier à travers leurs grilles; ils font entendre des chansons
antirÃĐvolutionnaires; ils boivent à la santÃĐ du roi, aux Prussiens, Ã
leur prochaine dÃĐlivrance; leurs maÃŪtresses viennent les voir, manger et
boire avec eux; les geÃīliers sont devenus les valets de chambre des
nobles, les commissionnaires des riches; l'or roule à l'Abbaye et le
peuple qui manque de pain montre le poing à cet insolent Pactole qui
coule dans les prisons. Paris est inondÃĐ de faux assignats. OÃđ dit-on
qu'on les fabrique? dans les prisons mÊmes; vrais ou non, ces bruits se
rÃĐpandent et exaspÃĻrent la foule. Joins à cela un Marat qui, tordant sa
vilaine bouche, demande tous les matins cinquante mille, cent mille,
deux cent mille tÊtes. Non contente de fouler aux pieds toute libertÃĐ
individuelle, cette fÃĐroce dictature d'oÃđ je sors et que je voudrais
contenir en vain s'attaque à une libertÃĐ bien autrement dangereuse, à la
libertÃĐ de la presse. Quand c'est Marat qu'elle devrait poursuivre,
c'est un jeune patriote plein de dÃĐvouement et d'intelligence qu'elle
attaque; c'est Girey qu'elle poursuit, qu'elle poursuit jusqu'au
ministÃĻre de la Guerre oÃđ il s'est rÃĐfugiÃĐ. L'AssemblÃĐe, mise en
demeure, a ÃĐtÃĐ forcÃĐe de mander à sa barre le prÃĐsident de la Commune
Huguenin. Huguenin n'a point paru. L'AssemblÃĐe, il y a une heure, a
cassÃĐ la Commune, en dÃĐclarant qu'une nouvelle Commune serait nommÃĐe par
les sections dans les vingt-quatre heures. Au reste, singuliÃĻre anomalie
qui prouvera dans quel ÃĐpouvantable gÃĒchis nous sommes: l'AssemblÃĐe, en
cassant la Commune, a dÃĐclarÃĐ qu'elle avait bien mÃĐritÃĐ de la patrie.
--_Ornandum et tollandum_, a dit CicÃĐron.
--Oui, mais voilà que la Commune ne veut Être ni couronnÃĐe ni chassÃĐe.
La Commune veut rester, rÃĐgner par la terreur; elle restera et rÃĐgnera.
--Et tu crois qu'elle aura l'audace d'ordonner quelque grand massacre?
--Elle n'aura pas besoin d'ordonner; elle laissera faire, elle laissera
Paris dans l'ÃĐtat de sourde fureur oÃđ est le peuple; elle laissera crier
les ventres vides, hurler les estomacs affamÃĐs; et si une voix a le
malheur de crier: ÂŦAssez de statues brisÃĐes comme cela! assez de marbres
en morceaux! assez de plÃĒtres en poussiÃĻre! au lieu de nous en prendre Ã
ces effigies, prenons-nous-en à ces aristocrates qui boivent à la
victoire des ÃĐtrangers, Ã ce roi qui les appelle: Ã l'Abbaye, au Temple
d'abord, Ã la frontiÃĻre aprÃĻs!Âŧ alors, tout sera dit. Il n'y a que la
premiÃĻre goutte de sang qui coÃŧte à verser. La premiÃĻre goutte versÃĐe,
il en coulera des flots.
--Mais, dit Jacques MÃĐrey, n'y a-t-il donc point parmi vous un homme qui
puisse dominer la situation et diriger l'esprit des masses?
--Nous ne sommes en rÃĐalitÃĐ que trois hommes populaires, dit Danton.
Marat, qui veut et qui prÊche le massacre; Robespierre, qui aurait
l'autoritÃĐ; moi, qui aurais peut-Être la force.
--Eh bien?
--Nous ne pouvons recourir à Marat pour empÊcher ce qu'il demande.
Robespierre ne se risquera pas à se mettre en travers du flot
populaire. Pour chasser des cÅurs le dÃĐmon du massacre, pour faire
rougir la mort d'elle-mÊme, pour la faire rentrer dans le nÃĐant d'oÃđ
elle sort, il faut Être CÃĐsar ou Gustave-Adolphe.
--Non, rÃĐpliqua Jacques MÃĐrey, il faut Être Danton; il faut prendre un
drapeau et parler à ces hommes comme tu as parlÃĐ hier à ces femmes qui
voulaient te dÃĐchirer. Beaucoup peuvent approuver l'idÃĐe du massacre,
mais, crois-moi, les massacreurs sont peu nombreux. Mets aux portes des
prisons tes deux mille enrÃīlÃĐs volontaires d'aujourd'hui; dis-leur que
le prisonnier, tant que la sentence n'est point portÃĐe contre lui, est
sacrÃĐ; qu'il est sous la loi de la nation tout entiÃĻre, et que la prison
est un asile plus inviolable que le sanctuaire. Ils t'ÃĐcouteront, et
pleins d'enthousiasme, ils donneront, s'il le faut, leur vie pour la
noble cause dont tu les auras chargÃĐs.
--Ah! ma foi! non, dit Danton avec insouciance; ils se sont enrÃīlÃĐs pour
marcher à l'ennemi, et je ne veux pas tromper leur attente; je ne
pousserai point au massacre, mais je ne m'y opposerai pas; j'y
risquerais ma vie.
--Et depuis quand Danton mÃĐnage-t-il sa vie? dit en riant Jacques MÃĐrey.
--Depuis que je m'aperçois que personne ne ferait ce qui reste à faire:
à ÃĐtablir la RÃĐpublique. Ce n'est pas ce fou furieux de Marat qui peut
Être le Brutus de la nouvelle rÃĐpublique--lui ne fait pas le fou, il
l'est rÃĐellement--. Ce n'est pas cet hypocrite de Robespierre, qui en
est peut-Être le Washington; il s'est opposÃĐ Ã la guerre que tout le
monde voulait, et va Être un an ou deux à rÃĐtablir sur sa base sa
popularitÃĐ ÃĐbranlÃĐe. Il n'y a donc que moi. Eh bien! moi, je te le dirai
tout bas, au risque de t'ÃĐpouvanter, moi, je ne suis pas bien convaincu
qu'il soit sage de marcher à un ennemi terrible en laissant un ennemi
plus terrible derriÃĻre soi. Le peuple, dans les grands cataclysmes
rÃĐvolutionnaires, a parfois de ces subites et foudroyantes
illuminations. Oui, l'ennemi à craindre, le vÃĐritable ennemi, celui qui
perdra la France si nous le laissons vivre, conspirer, correspondre, de
sa prison du Temple et du Temple au camp de FrÃĐdÃĐric-Guillaume, c'est le
roi, ce sont les royalistes et tous les aristocrates.
--Comment, tu laisserais la vengeance populaire monter jusqu'au roi?
--Non, car la mort des royalistes et des aristocrates suffira pour
ÃĐpouvanter le roi et l'empÊcher de continuer ses coupables menÃĐes.
D'ailleurs, ce n'est pas dans un orage populaire qu'il faut que le roi
meure, c'est par un jugement public, c'est par un arrÊt de la nation,
c'est de la mort des traÃŪtres, des transfuges et des parjures.
--Mais je croyais que tu avais fait serment à ta femme non seulement de
ne jamais prendre part à la mort du roi, mais de le dÃĐfendre.
--Ami, aux jours de rÃĐvolution, bien fou qui fait de pareils serments,
et plus fous encore sont ceux qui y croient. Si j'ai fait le serment que
tu dis, c'ÃĐtait avant la fuite de Varennes, il y a dÃĐjà longtemps de
cela, et des serments faits à cette ÃĐpoque je me souviens à peine.
Laisse ÃĐcouler encore deux ou trois mois, je l'aurai oubliÃĐ tout à fait.
Et puis, aprÃĻs tout, est-ce donc un sang si pur que celui qui coulera
par-dessous les portes des prisons? De faux Français, de mauvais
citoyens, des traÃŪtres, des parricides! Et puisque nous avons des hommes
qui consentent à faire l'_ouvrage noir_, comme disent les Russes,
couvrons-nous le visage, gÃĐmissons et laissons-les faire. Il est bon,
crois-moi, de compromettre Paris tout entier aux yeux du monde, afin que
Paris sache qu'il n'y a pas de pardon pour lui s'il laisse entrer
l'ennemi dans ses murs.
Jacques MÃĐrey regarda Danton, et vit dans les lignes calmes de son
visage les preuves d'une inÃĐbranlable dÃĐcision; il n'agirait pas, mais,
comme il le disait, il n'empÊcherait pas les autres d'agir.
--Tu as raison, Danton, dit Jacques MÃĐrey, je ne suis pas encore assez
profondÃĐment trempÃĐ dans le stoÃŊcisme rÃĐvolutionnaire pour dire comme
toi: ÂŦTel sang est pur, tel sang est impur;Âŧ pour moi, mÃĐdecin, le sang
est encore la matiÃĻre la plus prÃĐcieuse à la vie, de la chair coulante,
une liqueur composÃĐe de fibrine, d'albumine et de sÃĐrositÃĐ, que je dois
essayer de faire rentrer dans les veines de l'homme au lieu de l'en
faire sortir: envoie-moi donc bien vite là oÃđ je puisse faire le bien
sans faire le mal, et oÃđ je ne sois pas obligÃĐ de passer par le mal pour
arriver au bien.
--Voilà justement ce qui m'a fait venir te trouver. Ãcoute, voici en
deux mots ce qui se passe là -bas. Le 19 aoÃŧt 1792, les Prussiens et les
ÃĐmigrÃĐs sont entrÃĐs en France. Ils entrÃĻrent par une pluie battante,
prÃĐsage terrible pour eux.
--Tu crois aux prÃĐsages?
--Ne sommes-nous pas des Romains? Les Romains y croyaient, faisons comme
eux.--Ils se prÃĐsentÃĻrent le 20 devant Longwy, c'est-Ã -dire que, de
Coblence à Longwy, ils ont mis vingt jours à faire quarante lieues. Au
huitiÃĻme coup de canon, Longwy se rendit, et le roi FrÃĐdÃĐric-Guillaume y
fit son entrÃĐe. Au lieu de marcher immÃĐdiatement sur Verdun, ils
restÃĻrent huit jours campÃĐs autour de leur conquÊte; ils y sont encore.
La France, pendant ce temps, resta sur la dÃĐfensive. Or, la dÃĐfensive ne
va point à la France. La France n'est point un bouclier, c'est une ÃĐpÃĐe:
sa force est dans son attaque.
ÂŧCes huit jours d'hÃĐsitation de l'ennemi ont sauvÃĐ la France; pendant
ces huit jours, deux mille hommes sont partis chaque jour de Paris; tu
crois que les enrÃīlements volontaires datent d'aujourd'hui, tu te
trompes. Il a fallu, il y a trois jours, un dÃĐcret de l'AssemblÃĐe pour
forcer de rester à leur atelier les typographes qui imprimaient les
sÃĐances; il a fallu ÃĐtendre le dÃĐcret aux serruriers, tous auraient pris
le fusil, pas un ne serait restÃĐ pour en faire. Nos ÃĐglises, dÃĐsertes
par la disparition d'un culte inutile, sont devenues des ateliers oÃđ des
milliers de femmes travaillent au salut commun: elles prÃĐparent les
tentes, les habits, les ÃĐquipements militaires, chacune couvre et
rÃĐchauffe d'avance son enfant qui part et qui va combattre l'ennemi.
ÂŧDans ces ÃĐglises mÊmes s'accomplit sous leurs yeux une action
mystÃĐrieuse et salutaire. Sur ma proposition, l'AssemblÃĐe a dÃĐcidÃĐ que
l'on fouillera les tombeaux et qu'on emploiera pour la dÃĐfense du pays
le cuivre et le plomb des cercueils.Âŧ
Jacques MÃĐrey regarda Danton avec plus d'admiration encore que
d'ÃĐtonnement.
--Et c'est sur ta proposition, dit-il, que l'AssemblÃĐe a rendu ce
dÃĐcret?
--Oui, rÃĐpondit Danton. Si prÃĻs de pÃĐrir, la France des vivants
n'avait-elle pas le droit de demander secours à la France des morts?
Crois-tu que ces morts dont on a ouvert et pris les cercueils ne les
eussent point donnÃĐs pour sauver leurs enfants et les enfants de leurs
enfants? Quant à moi, au premier tombeau ouvert, il m'a semblÃĐ entendre
ce cri sorti des abÃŪmes de la mort: ÂŦPrenez non seulement nos cercueils,
mais nos ossements, si de nos ossements vous pouvez vous faire des armes
contre l'ennemi.Âŧ
Jacques MÃĐrey se leva.
--Danton, dit-il, tu es vraiment grand, plus grand encore que je ne
croyais!
--Non, mon ami, rÃĐpondit Danton avec simplicitÃĐ, c'est la France qui est
grande et non pas nous. Nous, nous n'atteignons pas la hauteur de cette
femme, de cette mÃĻre qui apporta à l'AssemblÃĐe sa croix d'or, son
cÅur d'or, son dÃĐ d'argent, tandis que sa fille, une enfant de douze
ans, apportait sa timbale d'argent et une piÃĻce de quinze sous. Le jour
oÃđ j'ai vu cela, vois-tu, j'ai dit: ÂŦLa France a vaincu! Avec ta croix
d'or, avec ton cÅur d'or, avec ton dÃĐ d'argent, femme; avec ta
timbale d'argent, avec tes quinze sous, enfant, la France va lever des
armÃĐes.Âŧ Non; oÃđ nous fÃŧmes grands, sais-tu oÃđ ce fut? C'est lorsque la
Gironde, les jacobins et les cordeliers sont tombÃĐs d'accord pour
confier la dÃĐfense nationale au seul homme qui pouvait sauver la France.
--Ã Dumouriez?
--Ã Dumouriez. Les Girondins le haÃŊssaient, et non sans raison; ils
l'avaient fait arriver au ministÃĻre, et lui les en avait chassÃĐs; les
jacobins ne l'aimaient nullement, ils savaient trÃĻs bien qu'il portait
deux masques et jouait un double jeu; mais ils savaient aussi qu'il
serait ambitieux de gloire et qu'avant tout il voudrait vaincre.
--Et toi, qu'as-tu fait?
--J'ai fait plus que les autres. Je lui ai envoyÃĐ Fabre d'Ãglantine, ma
pensÃĐe, Westermann, mon bras, Westermann, c'est-Ã -dire le 10-AoÃŧt en
personne. Tous les vieux soldats, les Luckner et les Kellermann, lui ont
ÃĐtÃĐ infÃĐriorisÃĐs. Dillon son chef lui a ÃĐtÃĐ soumis. Toutes les forces de
la France ont ÃĐtÃĐ mises dans sa main.
--Et tu ne doutes pas, tu ne trembles point parfois de t'Être trompÃĐ?
--Si fait, et tu vas voir tout à l'heure que si, puisque c'est à cette
occasion que je te fais partir. Tu vas te rendre à Verdun; tu
t'entendras avec Beaurepaire pour organiser la meilleure dÃĐfense
possible; puis, si Verdun est pris, tu te rendras immÃĐdiatement prÃĻs de
Dumouriez. Je te donnerai des lettres qui t'accrÃĐditeront prÃĻs de lui;
tu l'ÃĐtudieras profondÃĐment. S'il marche franchement, droitement, dans
la voie de la RÃĐpublique, tu l'y encourageras par ton exemple et par tes
ÃĐloges; s'il hÃĐsite, si tu vois en lui quelque embarras, quelque
manÅuvre suspecte, tu lui brÃŧleras la cervelle et tu donneras le
commandement à Kellermann. Voici tes pouvoirs.
--Se bornent-ils là ?
--Si l'ennemi est vaincu, ne pas le pousser à bout en le mettant dans
une position dÃĐsespÃĐrÃĐe. J'ai tout lieu de croire que FrÃĐdÃĐric-Guillaume
ne tient pas ÃĐnormÃĐment à la coalition. Une grande bataille, une grande
victoire, et que les Prussiens arrivent à sortir de France, toute leur
machine est dÃĐmontÃĐe. D'ailleurs, on m'attendra, et c'est moi qui me
charge de faire la conduite à ces messieurs.
--Prends garde, Danton, si tu ÃĐpargnes l'armÃĐe prussienne aprÃĻs avoir
laissÃĐ frapper si cruellement Paris, on dira que tu as reçu des subsides
du roi Guillaume.
--Bon! on dira bien autre chose de moi, va! Mais nous autres, hommes de
lutte, qui faisons et qui dÃĐfaisons les rÃĐvolutions, nous sommes comme
ces chefs barbares que leurs soldats enfermaient d'abord dans un
cercueil d'or, puis dans un cercueil de plomb, puis enfin dans un
cercueil de chÊne. Le premier historien qui nous exhume ne voit que le
cercueil de chÊne; le second le brise et ne trouve que le cercueil de
plomb; le troisiÃĻme, plus consciencieux que les autres, fouille plus
loin qu'eux et trouve le cercueil d'or. C'est dans celui-là que je serai
enseveli, Jacques.
Jacques tendit la main à cet homme ÃĐtrange, qui venait de grandir d'une
coudÃĐe sous ses yeux.
--Et quand partirai-je? demanda-t-il.
--Ce soir, et il n'y a pas une minute à perdre. Verdun est à prÃĻs de
soixante lieues de Paris, il te faut vingt-cinq heures pour y aller.
Voilà dix mille francs en or, il faut que tu en fasses assez.
--J'en aurai trop.
--Tu rendras tes comptes à ton retour. Songe que tu es en mission pour
le gouvernement, et qu'aucun obstacle ne doit arrÊter un homme qui a le
sabre au cÃītÃĐ, deux pistolets à sa ceinture et dix mille francs dans sa
poche.
--Rien ne m'arrÊtera.
--Adieu, bonne chance! Tu vas faire la besogne sainte, poÃĐtique,
glorieuse; nous, nous allons faire l'_ouvrage noir_. Adieu!
Deux heures aprÃĻs, Jacques MÃĐrey ÃĐtait en route.
XXII
Beaurepaire
Quand le jour vint, Jacques MÃĐrey ÃĐtait dÃĐjà à ChÃĒteau-Thierry.
Nous devons dire que, se retrouvant seul avec ses souvenirs, Jacques
MÃĐrey s'y ÃĐtait abandonnÃĐ complÃĻtement. Il avait oubliÃĐ Danton,
Dumouriez, Beaurepaire, Paris, Verdun, pour se replonger tout entier
dans sa pauvre petite ville d'Argenton et en revenir au cÅur de son
cÅur--comme dit Hamlet--, Ã Ãva.
Quelle douce et triste nuit que cette nuit passÃĐe tout entiÃĻre avec
l'absente. Combien de soupirs, combien d'exclamations à moitiÃĐ
ÃĐtouffÃĐes! Combien de fois le doux nom d'Ãva fut-il rÃĐpÃĐtÃĐ, les bras
ÃĐtendus pour saisir le vide!
Paris et sa sanglante fantasmagorie faisaient fuir le rÊve adorÃĐ. Mais,
aussitÃīt que disparaissaient l'ÃĐchafaud, les tÊtes coupÃĐes au poing du
bourreau, les hurlements des femmes, les cris sortis des prisons, le pas
rÃĐgulier des patrouilles nocturnes, il rentrait par la porte d'or dans
la vie du pauvre amant.
Mais à peine le jour fut-il venu que la vie rÃĐelle, comme une femme
jalouse, vint rÃĐclamer le voyageur et s'emparer de lui par tous les
sens. Les routes sont couvertes de volontaires qui rejoignent en
chantant _la Marseillaise_. Les collines sont hÃĐrissÃĐes de camps, de
gardes nationaux à droite et à gauche du chemin, le vieux paysan armÃĐ
veille sur son sillon.
--OÃđ sont tes enfants, vieillard?
--Ils marchent à l'ennemi.
--Et quand l'ennemi les aura tuÃĐs?
--Il faudra nous tuer à notre tour.
Un pays dÃĐfendu ainsi est invahissable.
C'ÃĐtait ce hÃĐrissement de baÃŊonnettes et de piques que voyait ou plutÃīt
que sentait l'ennemi, et voilà pourquoi il a si peu insistÃĐ, si peu
combattu, si peu profitÃĐ du temps.
Puis, il faut le dire, le chef de cette coalition, si menaçant dans ses
manifestes, ÃĐtait assez inerte de sa personne. Jeune, il avait eu de
beaux succÃĻs guerriers sous le grand FrÃĐdÃĐric. Il ÃĐtait restÃĐ brave,
spirituel, plein d'expÃĐrience; mais l'abus des plaisirs continuÃĐ au-delÃ
de l'ÃĒge avait tuÃĐ la dÃĐtermination rapide. L'aigle ÃĐtait devenu myope.
Plus Jacques MÃĐrey avançait sur la route, plus les rangs des volontaires
s'ÃĐpaississaient.
Un peu au-delà de Sainte-Menehould, il rencontra sur la route un
bivouac. Il fit arrÊter sa voiture et demanda à parler au chef du
dÃĐtachement.
Le chef du dÃĐtachement ÃĐtait le colonel Galbaud, conduisant à Verdun le
17e rÃĐgiment d'infanterie, un bataillon de volontaires nationaux et
quatre canons.
Jacques MÃĐrey se fit reconnaÃŪtre de Galbaud. Celui-ci, par ordre de
Dumouriez, venait prendre le commandement temporaire de la ville pour la
dÃĐfendre jusqu'Ã la derniÃĻre extrÃĐmitÃĐ, cette place ÃĐtant en ce moment
une des clefs de la France.
Galbaud arrivait à marches forcÃĐes et craignait de ne pas arriver Ã
temps.
Il chargea Jacques MÃĐrey d'annoncer sa venue à Beaurepaire et de lui
donner au besoin l'ordre de faire une sortie, si Verdun ÃĐtait entourÃĐ,
pour protÃĐger son arrivÃĐe.
Jacques comprit qu'il n'y avait pas de temps à perdre et ordonna aux
postillons de redoubler de vitesse.
Les postillons brÃŧlÃĻrent le pavÃĐ.
Au point du jour, on aperçut la ville et l'on entendit une canonnade; en
mÊme temps, Jacques MÃĐrey vit la cÃīte Saint-Michel se couvrir de
troupes.
C'ÃĐtaient les Prussiens qui arrivaient et qui investissaient la ville.
Heureusement, la route par laquelle arrivait Jacques MÃĐrey ÃĐtait encore
libre.
Le tout ÃĐtait d'arriver avant les Prussiens.
--Cinq louis d'or si nous entrons dans Verdun! cria Jacques MÃĐrey au
postillon.
La voiture partit comme une trombe, passa sur le front de l'avant-garde
prussienne à trois cents pas d'elle, et, au milieu d'une grÊle de
balles, se fit ouvrir la porte de la ville, qui se referma derriÃĻre
elle.
--OÃđ trouverai-je le colonel Beaurepaire? demanda Jacques MÃĐrey.
Mais, au milieu de l'ÃĐpouvante gÃĐnÃĐrale que produisait l'arrivÃĐe des
Prussiens, au milieu des portes et fenÊtres qui se fermaient, des
habitants effarÃĐs qui regagnaient leurs maisons, il eut bien de la peine
à obtenir une rÃĐponse positive.
Le colonel Beaurepaire ÃĐtait en conseil à l'hÃītel de ville.
Au moment oÃđ Jacques MÃĐrey en montait les degrÃĐs, il trouva le
commandant de place qui les descendait.
Il le reconnut et se fit reconnaÃŪtre.
Tous deux montÃĻrent en voiture et se rendirent chez le commandant.
Un jeune officier attendait avec une impatience visible.
--Eh bien? demanda-t-il.
--La dÃĐfense à outrance est arrÊtÃĐe.
--Dieu soit louÃĐ! dit le jeune officier en levant au ciel des yeux bleus
d'une douceur infinie. Donnez-moi un poste oÃđ je puisse glorieusement
combattre et mourir, n'est-ce pas, commandant?
--Sois tranquille, rÃĐpondit Beaurepaire, ce n'est pas les hommes comme
toi que l'on oublie.
--Alors, je vais attendre ici, n'est-ce pas?
--Attends.
Jacques MÃĐrey et Beaurepaire entrÃĻrent dans un cabinet retirÃĐ dont les
murailles ÃĐtaient couvertes de plans de la ville de Verdun.
--Qu'est-ce que ce jeune homme? demanda Jacques MÃĐrey; j'ai presque
envie de te demander, ajouta-t-il en riant, quelle est cette jeune
fille?
--Cette jeune fille est un de nos plus braves officiers. Il se nomme
Marceau. Il est ici comme chef du bataillon d'Eure-et-Loir. Tu le verras
au feu.
Jacques MÃĐrey justifia de ses pouvoirs à Beaurepaire et lui demanda
quels ÃĐtaient ses moyens de dÃĐfense.
--Par ma foi! dit celui-ci, nous pourrions rÃĐpondre comme les
Spartiates: _Nos poitrines_; comme garnison, 3 000 hommes à peu prÃĻs; 12
mortiers, dont deux hors de service; 32 piÃĻces de canon de tout calibre,
dont deux dÃĐmontÃĐes; 99 000 boulets de 24 et 22 511 de tous calibres.
Ajoutez à cela, pour armer des volontaires s'il s'en prÃĐsente, 143
fusils d'infanterie, 368 de dragons et 71 pistolets.
--Tu sortais du conseil dÃĐfensif quand je suis arrivÃĐ?
--Oui. Il avait d'abord mis la ville en ÃĐtat de siÃĻge, ordonnÃĐ de
dÃĐpaver les rues et dÃĐfendu les attroupements sous peine de mort.
--Ces ordres seront-ils exÃĐcutÃĐs?
--Regarde dans la rue.
--En effet, on commence à dÃĐpaver. TrÃĻs bien. Maintenant, au plus
pressÃĐ.
Et alors Jacques MÃĐrey raconta à Beaurepaire qu'il avait rencontrÃĐ
Galbaud, qui venait pour s'enfermer dans Verdun avec un ordre de
Dumouriez et un renfort de troupes.
--Morbleu! s'ÃĐcria Beaurepaire, rien ne peut m'Être plus agrÃĐable que ce
que vous me dites là . C'est la responsabilitÃĐ qu'il m'enlÃĻve et par
consÃĐquent la vie qu'il me donne. Commandant en chef de la place,
j'avais jurÃĐ de m'ensevelir sous ses ruines; commandant en second, je
suis le sort de tous. Ma femme et mes enfants te doivent une belle
chandelle, mon cher Galbaud!
--Mais tu sais que la ville est complÃĻtement entourÃĐe.
--Oui, et c'est pour cela qu'il faut aider l'entrÃĐe de Galbaud par une
sortie. J'ai justement là l'homme des sorties, Marceau.
Il sonna: un planton entra.
--PrÃĐvenez le chef de bataillon Marceau que je l'attends.
On eÃŧt dit que le jeune officier avait ÃĐtÃĐ magnÃĐtiquement averti du
dÃĐsir de son chef, tant il apparut rapidement.
--Marceau, lui dit Beaurepaire, prends trois cents hommes d'infanterie,
tous les cavaliers de la garnison, trois compagnies de grenadiers de la
garde nationale et ceux des notables de la ville qui voudront
t'accompagner en amateurs.
--Je me charge de ceux-là , dit Jacques MÃĐrey.
--Tu viens avec nous? demanda Marceau.
--Oui, et je ne vous serai pas inutile, ne fÃŧt-ce que comme chirurgien.
--Le citoyen, dit Beaurepaire à Marceau, est envoyÃĐ par le pouvoir
exÃĐcutif.
--Et, comme j'aurai peut-Être des ordres rigoureux à donner, des mesures
rigoureuses à prendre, je ne suis pas fÃĒchÃĐ qu'on me voie un peu à la
besogne et que l'on sache au besoin à qui l'on obÃĐit! Allons examiner le
terrain.
MÃĐrey partit avec Marceau, s'empara d'un fusil de dragon, bourra ses
poches de cartouches, tandis que Marceau faisait battre le rappel,
sonner le boute-selle, et demander des hommes de bonne volontÃĐ parmi les
notables.
Cinq ou six se prÃĐsentÃĻrent.
Puis Marceau et MÃĐrey montÃĻrent avec une lunette sur un des clochers les
plus ÃĐlevÃĐs de la ville, et ils aperçurent au loin l'avant-garde de
Galbaud qui arrivait par la route de Sainte-Menehould. Un cordon de
Prussiens leur fermait l'entrÃĐe de la ville.
En descendant du clocher, ils reçurent un imprimÃĐ de la part du duc de
Brunswick.
Beaucoup de citoyens avaient de ces imprimÃĐs et les lisaient.
Par quel moyen le duc les avait-il introduits dans la ville, nul ne le
savait.
Donc, il avait des communications cachÃĐes avec Verdun.
C'ÃĐtait une sommation de rendre la ville.
J'ai cherchÃĐ inutilement dans Thiers et dans Michelet la sommation faite
à la ville par le duc de Brunswick. Plus heureux qu'eux, lorsque je me
suis rendu à Verdun pour y chercher la trace de mes hÃĐros, j'ai retrouvÃĐ
cette sommation entiÃĻre. Comme on y rencontre le caractÃĻre orgueilleux
du Prussien, et ses menaces farouches suivies de cet inexplicable repos,
incomprÃĐhensible pour tous ceux qui n'en ont pas reconnu comme nous la
vÃĐritable cause, c'est-Ã -dire le suicide de la volontÃĐ dans l'excÃĻs des
plaisirs, nous donnons ici cette sommation tout entiÃĻre.
La voici:
_Les sentiments d'ÃĐquitÃĐ et de justice qui animent Leurs MajestÃĐs
l'empereur et le roi de Prusse, ont suspendu les opÃĐrations
qu'elles auraient pu ordonner pour mettre sur-le-champ la ville en
leur pouvoir. Elles dÃĐsirent prÃĐvenir autant qu'il est en elles
l'effusion du sang. En consÃĐquence, j'offre à la garnison de livrer
aux troupes prussiennes les portes de la ville et celles de la
citadelle, de sortir dans les vingt-quatre heures avec armes et
bagages, Ã l'exception de l'artillerie. Dans ce cas, elle et les
habitants seront mis sous la protection de Leurs MajestÃĐs ImpÃĐriale
et Royale; mais si elles rejetaient cette offre gÃĐnÃĐreuse, elles ne
tarderaient pas d'ÃĐprouver les malheurs qui seraient les suites
naturelles de ce refus: elles seraient soumises à une exÃĐcution
militaire et les habitants livrÃĐs à toutes les fureurs du soldat._
BRUNSWICK.
Marceau rassembla ses hommes. Jacques MÃĐrey se mit à la tÊte des
notables dans les rangs des gardes nationaux, et l'on se massa derriÃĻre
la porte de France, de maniÃĻre qu'il n'y eÃŧt plus qu'Ã l'ouvrir au
moment donnÃĐ. Une sentinelle placÃĐe sur les remparts devait indiquer le
moment oÃđ Galbaud attaquerait de son cÃītÃĐ.
Au premier coup de fusil des tirailleurs de Galbaud, la porte s'ouvrit;
la cavalerie se porta en avant et l'infanterie de la garnison et la
garde nationale se jetÃĻrent de chaque cÃītÃĐ par Jardin-Fontaine et
Thierville.
à la cÃīte de Varennes, on rencontra l'ennemi.
Par malheur, il avait eu le temps de faire filer sur ce point des
renforts considÃĐrables, et particuliÃĻrement la cavalerie des ÃĐmigrÃĐs.
Le combat fut acharnÃĐ des deux cÃītÃĐs; les deux troupes patriotes furent
lancÃĐes à plusieurs reprises l'une au-devant de l'autre. Jacques MÃĐrey
en arriva un moment à voir reluire les baÃŊonnettes de Galbaud; mais rien
ne put rompre la haie vivante placÃĐe entre les deux armÃĐes pour les
empÊcher de se rejoindre.
Un instant il sembla à Jacques MÃĐrey voir passer, à travers la fumÃĐe de
la mousqueterie, un cavalier ayant la taille et le visage du marquis de
Chazelay. Il l'appela de la voix et le dÃĐfia du geste; mais le fantÃīme
ne rÃĐpondit point et rentra dans la fumÃĐe d'oÃđ un instant il ÃĐtait
sorti.
Puis, en ce moment, les Prussiens ayant fait un effort violent, les
patriotes furent repoussÃĐs. De nouveaux renforts arrivÃĻrent: les rangs
ennemis s'ÃĐpaissirent; tout espoir de faire jonction avec Galbaud
disparut, et Marceau, ÃĐpuisÃĐ, couvert du sang de ses adversaires,
luttant un contre dix, fut forcÃĐ de donner le signal de la retraite.
La petite troupe rentra dans la ville, et Galbaud, renonçant à l'espoir
d'entrer dans Verdun, se retira de son cÃītÃĐ.
Le bombardement commença le 31 aoÃŧt, à onze heures du soir, et dura
jusqu'Ã une heure du matin. Il ne produisit que peu d'effet, quoique les
habitants de la ville haute, quartier aristocratique et clÃĐrical,
eussent illuminÃĐ leurs maisons pour diriger les coups de l'ennemi.
Le 1er septembre, à trois heures du matin, le roi de Prusse vint à la
batterie Saint-Michel, et le feu recommença pendant cinq heures.
Quelques maisons commencÃĻrent à s'enflammer.
Quant à l'artillerie verdunoise, elle n'atteignait point les hauteurs
oÃđ ÃĐtaient les Prussiens, et par consÃĐquent ne leur faisait aucun mal.
Au reste, un seul assiÃĐgÃĐ fut tuÃĐ, c'ÃĐtait un ex-constituant nommÃĐ
Gillion, qui ÃĐtait venu s'enfermer dans Verdun, à la tÊte des
volontaires de Saint-Mihiel; il fut frappÃĐ d'un ÃĐclat d'obus sur le quai
de la Boucherie.
Cependant, les femmes ÃĐtaient rÃĐunies en foule sur la place de
l'HÃītel-de-Ville, oÃđ se tenait le conseil dÃĐfensif en permanence et oÃđ
Beaurepaire avait un logement sÃĐparÃĐ de celui de sa femme et de ses
enfants.
Ces femmes poussaient de grands cris, demandant aux membres du conseil
d'avoir pitiÃĐ d'elles et de leurs enfants, et de ne pas achever la ruine
du pays et des propriÃĐtÃĐs particuliÃĻres.
DiffÃĐrentes dÃĐputations venaient de diffÃĐrentes partie de la ville pour
supplier le conseil dÃĐfensif d'accepter les conditions offertes la
veille par le roi de Prusse dans la sommation qu'il avait introduite
dans Verdun.
En mÊme temps, on entendait la trompette d'un parlementaire.
AprÃĻs une courte discussion, Ã la majoritÃĐ de dix voix contre deux, il
fut convenu qu'on le recevrait.
Il fut introduit les yeux bandÃĐs, et demandant si le bombardement de la
nuit avait changÃĐ quelque chose à la dÃĐcision de la ville.
Cette demande exposÃĐe, on le fit sortir sans lui avoir dÃĐbandÃĐ les yeux.
La parole fut d'abord à Beaurepaire, qui se contenta de dire:
--J'ai promis de m'ensevelir sous les ruines de Verdun, l'ennemi n'y
entrera qu'en passant sur mon cadavre.
Puis, comme tous les regards se tournaient sur Jacques MÃĐrey, que l'on
savait chargÃĐ d'une mission particuliÃĻre:
--Citoyens, dit-il, vous le savez, Verdun est la clef de la France. Le
brave colonel de Beaurepaire vient de vous dire ce qu'il compte faire.
Vous m'avez vu au feu aujourd'hui sans que rien me forçÃĒt d'y aller;
mais, ayant exposÃĐ ma vie pour vous, il m'a semblÃĐ que mon droit serait
plus grand de vous dire ce que la France attend de vous.
ÂŧLa France attend de vous un grand acte d'hÃĐroÃŊsme: tenez huit jours et
vous avez donnÃĐ le temps à Paris d'organiser la dÃĐfense, et vous avez
sauvÃĐ la patrie, et vous aurez le droit de mettre cette lÃĐgende au bas
des armes de la ville:
Âŧ_Ã Verdun la France reconnaissante._
ÂŧDÃĐfendez-vous. Je courrai les mÊmes dangers que vous, et, s'il le faut,
je mourrai avec vous.Âŧ
Soutenu par cette double allocution, le conseil exÃĐcutif demanda une
trÊve de vingt-quatre heures pour rendre une rÃĐponse dÃĐfinitive à Sa
MajestÃĐ FrÃĐdÃĐric-Guillaume.
On fit revenir le parlementaire et on lui transmit la rÃĐponse du comitÃĐ.
--Messieurs, dit-il, je suis venu demander un _oui_ ou un _non_, pas
autre chose; Sa MajestÃĐ le roi de Prusse est pressÃĐe.
--Nous n'avons pas d'autre rÃĐponse à lui faire, rÃĐpliqua Beaurepaire;
s'il est pressÃĐ, qu'il agisse.
--Alors, messieurs, dit le jeune parlementaire, prÃĐparez-vous Ã
l'assaut.
--Et vous, dites à votre maÃŪtre, rÃĐpliqua Beaurepaire, que si dans
l'assaut nous sommes obligÃĐs de cÃĐder au grand nombre des assiÃĐgeants,
nous savons oÃđ sont les magasins de poudre et nous saurons ouvrir les
tombeaux des vainqueurs sur le champ mÊme de leur victoire.
Cette fiÃĻre rÃĐponse porta ses fruits. Les vingt-quatre heures de trÊve
furent accordÃĐes.
Jacques MÃĐrey savait que, dans les circonstances oÃđ l'on se trouvait,
les heures avaient la valeur des jours, et il espÃĐrait pouvoir faire
traÃŪner le siÃĻge en longueur en l'embarrassant dans d'interminables
pourparlers.
Mais les corps administratifs et judiciaires envoyÃĻrent une dÃĐputation
composÃĐe de vingt-trois membres porteurs d'une supplique dans laquelle
ils disaient que, pour ÃĐviter la ruine entiÃĻre et la subversion totale
de la place, il leur paraissait indispensable d'accepter les conditions
offertes à la garnison de la part du duc de Brunswick au nom du roi de
Prusse, puisque cette capitulation conservait à la nation sa garnison et
ses armes: tandis que la ruine de la ville ne serait d'aucune utilitÃĐ Ã
la patrie.
On lut cette lettre devant Marceau, qui se trouvait là par hasard. Il se
leva.
--Et moi, dit-il, au nom de l'armÃĐe, au nom de mon bataillon, au mien,
je demande que la ville profite des dix-huit heures de trÊve qui lui
restent pour se mettre en ÃĐtat de rÃĐsister aux coalisÃĐs.
Mais, comme si cette rÃĐponse avait ÃĐtÃĐ entendue de la rue, des plaintes,
des gÃĐmissements, des lamentations montÃĻrent jusqu'aux fenÊtres de la
salle du conseil, qui ÃĐtaient ouvertes. C'ÃĐtait un chÅur d'enfants,
de femmes, de vieillards rassemblÃĐs sur les degrÃĐs de l'hÃītel de ville
pour joindre leurs larmes et leurs supplications aux vÅux secrets de
ceux des membres dÃĐfensifs qui ÃĐtaient pour la reddition de la ville.
Ces vÅux ne tardÃĻrent point à se formuler, et le conseil se sÃĐpara ou
plutÃīt proposa de se sÃĐparer, en remettant au lendemain la rÃĐdaction de
la capitulation.
Jacques MÃĐrey avait les yeux fixÃĐs sur Beaurepaire, il le vit pÃĒlir
lÃĐgÃĻrement:
--Pardon, citoyens, dit-il, est-il bien dÃĐcidÃĐ dans vos esprits, je ne
dirai pas dans vos cÅurs, que malgrÃĐ ce qui vous a ÃĐtÃĐ dit de la
nÃĐcessitÃĐ pour la France que Verdun tienne, vous Êtes dans l'intention
de rendre la ville?
--Nous reconnaissons l'impossibilitÃĐ de la dÃĐfense, rÃĐpondirent les
membres du conseil d'une seule voix.
--Et si je ne pense pas comme vous, si je refuse cette capitulation?
insista Beaurepaire.
--Nous ouvrirons nous-mÊmes les portes de Verdun au roi de Prusse, et
nous nous en remettrons à sa gÃĐnÃĐrositÃĐ.
Beaurepaire jeta sur ces hommes un regard de mÃĐpris terrible:
--Eh bien, messieurs, dit-il, j'avais fait le serment de mourir plutÃīt
que de me rendre; survivez à votre honte et à votre dÃĐshonneur, puisque
vous le voulez, mais, moi, je serai fidÃĻle à mon serment. Voilà mon
dernier mot. Je meurs libre. Citoyen Jacques MÃĐrey, tu rendras pour moi
tÃĐmoignage.
Et, tirant un pistolet de sa poche, avant qu'on eÃŧt eu le temps, non
seulement de s'opposer à son dessein, mais encore de le deviner, il se
brÃŧla la cervelle.
Jacques MÃĐrey reçut dans ses bras ce martyr de l'honneur.
* * * * *
Le lendemain, tandis que les jeunes filles de Verdun, couvertes de
voiles blancs, jetant des fleurs sur la route que devait suivre le roi
de Prusse pour se rendre à l'hÃītel de ville et portant des dragÃĐes dans
des corbeilles, allaient ouvrir au vainqueur la porte de Thionville, la
garnison sortait avec les honneurs de la guerre par la porte de
Sainte-Menehould, escortant un fourgon attelÃĐ de chevaux noirs oÃđ se
trouvait le cadavre de Beaurepaire enseveli dans un drapeau tricolore.
Elle ne voulait pas laisser le cadavre du hÃĐros prisonnier des
Prussiens.
Le bataillon d'Eure-et-Loir formait l'arriÃĻre-garde et, le dernier,
marchait Marceau, son commandant.
L'avant-garde prussienne suivit l'armÃĐe française jusqu'Ã
Livry-la-Perche pour observer Clermont.
Là , elle s'arrÊta.
Alors Marceau, se dressant sur ses ÃĐtriers, leur envoya au nom de la
France cet adieu menaçant:
--Au revoir, dans les plaines de la Champagne!
XXIII
Dumouriez
Si nous nous sommes si longtemps arrÊtÃĐ sur le siÃĻge de Verdun et sur la
mort hÃĐroÃŊque de Beaurepaire, c'est que, Ã notre avis, aucun historien
n'a donnÃĐ Ã la prise de Verdun l'importance qu'elle a en histoire, et Ã
la mort de Beaurepaire l'admiration que lui doit l'historien, ce grand
prÊtre de la postÃĐritÃĐ.
Voici à quelle occasion j'ai ÃĐtÃĐ Ã mÊme de remarquer cette ÃĐtrange
lacune.
J'ai toujours ÃĐtÃĐ indignÃĐ, mÊme sous la Restauration, des autels
poÃĐtiques que l'on tentait d'ÃĐlever à ces prÃĐtendues vierges de Verdun
qui avaient ÃĐtÃĐ, des fleurs d'une main, des dragÃĐes de l'autre, ouvrir Ã
l'ennemi les portes de leur ville natale, qui ÃĐtait la clef de la
France.
Cette trahison envers la patrie n'a d'excuse que dans l'ignorance de
femmes qui ont cÃĐdÃĐ aux ordres de leurs parents et qui n'avaient pas le
sentiment du crime qu'elles commettaient.
Les prÊtres aussi y furent pour beaucoup.
Il en rÃĐsulta que, voulant rÃĐpondre par un livre aux vers de Delille et
de Victor Hugo, je cherchai, voilà tantÃīt sept ou huit ans, des
documents sur cette reddition de Verdun, qui n'eut pas une mÃĐdiocre part
aux 2 et 3 septembre.
Je m'adressai tout d'abord tout naturellement au plus volumineux de nos
historiens, Ã M. Thiers. Mais M. Thiers, prÃĐoccupÃĐ de la bataille de
Valmy, qu'il est pressÃĐ de gagner, se contente de dire, page 198 de
l'ÃĐdition de Furne: ÂŦLes Prussiens s'avançaient sur Verdun.Âŧ
Puis, page 342: ÂŦLa prise de Verdun excita la vanitÃĐ de FrÃĐdÃĐric.Âŧ
Puis, page 347: ÂŦGalbaud, envoyÃĐ pour renforcer la garnison de Verdun,
ÃĐtait arrivÃĐ trop tard.Âŧ Pas un mot de plus; de Beaurepaire, il n'est
pas question.
Le fait n'est cependant pas commun.
Une ville rendue contre la volontÃĐ d'un commandant de place qui se brÃŧle
la cervelle;
Vingt-trois citoyens, convaincus d'en avoir ouvert les portes Ã
l'ennemi, exÃĐcutÃĐs le 25 avril 1794;
Dix femmes, dont la plus vieille ÃĒgÃĐe de cinquante-cinq ans et la plus
jeune de dix-huit, les suivant sur l'ÃĐchafaud pour avoir offert des
fleurs et des bonbons à l'ennemi, cela valait la peine d'Être relatÃĐ, ne
fÃŧt-ce que dans une note.
Quant à Dumouriez, dans ses MÃĐmoires, il ne dit que quelques mots de
Verdun, et appelle Beaurepaire, Beauregard!
Quand ce ne serait que pour cette erreur, Dumouriez mÃĐriterait le titre
de traÃŪtre.
Michelet, l'admirable historien, cet homme à qui les gloires de la
France sont si chÃĻres, parce qu'il est lui-mÊme une de ces gloires, ne
passe pas ainsi à cÃītÃĐ du cercueil de Beaurepaire sans s'arrÊter.
Il s'y agenouille, il y prie.
ÂŦUn sentiment tout semblable, dit-il, fit vibrer la France en ce qu'elle
eut de plus profond quand un cercueil la traversa, rapportÃĐ de la
frontiÃĻre, celui de l'immortel Beaurepaire, qui, non point par des
paroles, mais par un acte d'un seul coup, lui dit ce qu'elle devait
faire en pareille circonstance.
ÂŧBeaurepaire, ancien officier de carabiniers, avait formÃĐ, commandÃĐ
depuis 89 l'intrÃĐpide bataillon des volontaires de Maine-et-Loire. Au
moment de l'invasion, ces braves eurent peur de n'arriver pas assez
vite. Ils ne s'amusÃĻrent point à parler le long de la route: ils
traversÃĻrent la France au pas de charge et se jetÃĻrent dans Verdun.
ÂŧIls avaient un pressentiment qu'au milieu des trahisons dont ils
ÃĐtaient environnÃĐs, ils devaient pÃĐrir; aussi chargÃĻrent-ils d'avance un
dÃĐputÃĐ patriote de faire leurs adieux à leurs familles, _de les
consoler et de dire qu'ils ÃĐtaient morts_. Beaurepaire venait de se
marier et n'en fut pas moins ferme. Le conseil de guerre assemblÃĐ,
Beaurepaire rÃĐsista à tous les arguments de la lÃĒchetÃĐ; voyant enfin
qu'il ne gagnait rien sur ces nobles officiers dont le cÅur tout
royaliste ÃĐtait dÃĐjà dans l'autre camp:
Âŧ--Messieurs, dit-il, j'ai jurÃĐ de ne me rendre que mort; survivez Ã
votre honte. Je suis fidÃĻle à mon serment; voici mon dernier mot: je
meurs!
ÂŧIl se fit sauter la cervelle.
ÂŧLa France se reconnut, frÃĐmit d'admiration; elle mit la main sur son
cÅur et y sentit monter la foi. La patrie ne flotta plus aux regards,
incertaine et vague; on la vit rÃĐelle, vivante. On ne doute guÃĻre des
dieux à qui l'on sacrifie ainsi.Âŧ
Mais des _vierges de Verdun_, Michelet n'en parle point.
Sans doute il n'a pas voulu, prÃĻs d'une si belle tache de sang, mettre
une tache de boue.
Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'aucun historien, aucun
chroniqueur, aucun contemporain, ne parle de Mme de Beaurepaire. Je
crois avoir rencontrÃĐ les seules lignes qui aient ÃĐtÃĐ ÃĐcrites sur elle
dans une brochure intitulÃĐe _Les rÃĐminiscences du roi de Prusse_.
En effet, cette brochure contient l'anecdote suivante, qui se rapporte
probablement à elle.
ÂŦLe duc de Weimar, auquel la rÃĐputation des bonbons et des liqueurs de
Verdun ÃĐtait bien connue, s'informa de la boutique oÃđ l'on pouvait
trouver ce qui se faisait de mieux. On nous conduisit chez un marchand
nommÃĐ Le Roux, au coin d'une petite place. Cet homme nous reçut avec
beaucoup d'amabilitÃĐ, et ne manqua point en effet à nous servir
parfaitement.
ÂŧLorsqu'il commençait à faire nuit, notre collation fut troublÃĐe par un
bien triste incident. La maison d'en face ÃĐtait habitÃĐe _par une jeune
femme_, _parente_ du dÃĐfunt commandant de place. On lui avait cachÃĐ
l'ÃĐvÃĐnement jusqu'Ã cet instant; mais il fallut bien le lui apprendre.
Elle en fut si cruellement affectÃĐe, qu'elle tomba ÃĐtendue à terre, en
proie à des attaques de nerfs et à des convulsions extrÊmement
violentes. On ne put l'emporter qu'avec la plus grande peine.Âŧ
Il est probable que l'on ne voulÃŧt pas dire aux princesses que cette
jeune femme ÃĐtait Mme de Beaurepaire, et qu'on leur dit seulement que
c'ÃĐtait une parente du commandant de place.
La reddition de Verdun eut un immense retentissement par toute la
France.
Paris ÃĐpouvantÃĐ crut voir l'ennemi à ses portes. Il y ÃĐtait en effet,
puisqu'en cinq ÃĐtapes il franchissait la distance qui l'en sÃĐparait. On
battit la gÃĐnÃĐrale par toute la ville; on sonna le tocsin; le canon
grondait d'heure en heure.
C'est alors que Danton, seul, inÃĐbranlable et comprenant le parti que
l'on pouvait tirer du dÃĐvouement de Beaurepaire, se prÃĐcipita au milieu
de l'AssemblÃĐe bouleversÃĐe, et, montant à la tribune, rendit compte des
mesures prises pour sauver la patrie, et dit ces mÃĐmorables paroles
enregistrÃĐes par l'histoire:
--Le canon que vous entendez n'est point le canon d'alarme, c'est le pas
de charge sur nos ennemis. Pour les vaincre, pour les atterrer, que
faut-il? De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace!
Ce fut alors que le dÃĐvouement hÃĐroÃŊque de Beaurepaire fut racontÃĐ comme
savait raconter Danton.
à l'instant mÊme une commission fut nommÃĐe qui proposa le dÃĐcret
suivant:
I
L'AssemblÃĐe nationale dÃĐcrÃĻte que le corps de Beaurepaire,
commandant le premier bataillon de Maine-et-Loire, sera dÃĐposÃĐ au
PanthÃĐon français.
II
L'inscription suivante sera placÃĐe sur sa tombe:
IL AIMA MIEUX SE DONNER LA MORT
QUE DE CAPITULER AVEC LES TYRANS
III
Le prÃĐsident est chargÃĐ d'ÃĐcrire à la veuve et aux enfants de
Beaurepaire.
Le nom de Beaurepaire fut donnÃĐ Ã une rue qui a, jusqu'Ã ce jour, nous
le croyons du moins, conservÃĐ ce nom glorieux, que nous prions M.
Haussmann de transporter à une autre si celle-là ÃĐtait dÃĐmolie.
Tandis que l'AssemblÃĐe nationale rend ses derniers honneurs Ã
Beaurepaire, tandis que Marceau, qui a tout perdu dans la ville, armes
et chevaux, rÃĐpond à un reprÃĐsentant du peuple qui lui demande: ÂŦQue
voulez-vous que l'on vous rende?--Un sabre pour venger notre dÃĐfaite!Âŧ
tandis que le roi de Prusse, entrÃĐ Ã Verdun, s'y trouve si commodÃĐment
qu'il y reste une semaine, occupÃĐ Ã donner des bals, Ã manger des
dragÃĐes et à affirmer qu'il ne vient en France que pour rendre la
royautÃĐ aux rois, les prÊtres aux ÃĐglises, la propriÃĐtÃĐ aux
propriÃĐtaires, tandis que le paysan dresse l'oreille et comprend que
c'est la contre-rÃĐvolution qui entre en France; que celui qui a un fusil
prend un fusil, que celui qui a une fourche prend sa fourche, que celui
qui a une faux prend sa faux, cinq gÃĐnÃĐraux ÃĐtaient rÃĐunis dans la salle
du conseil de l'hÃītel de ville de Sedan, sous la prÃĐsidence de leur
gÃĐnÃĐral en chef Dumouriez.
Nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu'une faute, qu'une faiblesse ou
mÊme qu'une mauvaise action doit faire perdre à un homme tous les
mÃĐrites de sa vie passÃĐe. Non, les actions humaines doivent Être pesÃĐes
une à une, et à chacune l'historien doit apporter la part de louage ou
de blÃĒme.
On comprend que ces quelques lignes ne tombent de notre plume que pour
nous aider à aborder une des plus ÃĐtranges personnalitÃĐs de notre
ÃĐpoque, c'est-Ã -dire un homme qui, royaliste au fond, sauva la
RÃĐpublique, qui fit plus que La Fayette pour la France, moins que lui
contre elle, et qui cependant fut dÃĐshonorÃĐ, exilÃĐ de France, mourut en
Angleterre sans ÃĐveiller un regret, tandis que La Fayette rentra sous
des arcs de triomphe, devint le patriarche de la rÃĐvolution de 1830, et
mourut glorieux et honorÃĐ au milieu de sa glorieuse et honorable
famille.
Dumouriez pouvait avoir à cette ÃĐpoque cinquante-six ans; leste, dispos,
nerveux, Ã peine en paraissait-il quarante-cinq. NÃĐ en Picardie quoique
d'origine provençale, il avait l'esprit du MÃĐridional et la volontÃĐ de
l'homme du centre. Sa tÊte fine s'illuminait, dans certaines occasions,
de regards pleins de feu. Esprit intelligent, cerveau complet, il ÃĐtait
bon à tout. Il avait tout à la fois, chose rare, la rouerie du diplomate
et le courage obstinÃĐ du soldat.
à vingt ans simple hussard, il s'ÃĐtait fait hacher en morceaux par six
cavaliers plutÃīt que de se rendre; mais à trente il s'ÃĐtait laissÃĐ
engrener dans cette diplomatie secrÃĻte de Louis XV, mÃĐdiocrement
honorable en ce qu'elle touchait à l'espionnage. Tout cela fut effacÃĐ
sous Louis XVI par la fondation du port de Cherbourg, dont il fut le
premier agent.
C'ÃĐtait un de ces hommes à peu prÃĻs universels, dont les grandes
connaissances peuvent Être appliquÃĐes à tout, mais auxquels il faut
l'occasion. Jusque-là elle ne s'ÃĐtait pas prÃĐsentÃĐe. Serait-il grand
diplomate, serait-il gÃĐnÃĐral victorieux? nul ne pouvait le dire, et
peut-Être lui-mÊme n'avait-il pas encore la mesure exacte de son gÃĐnie.
PortÃĐ en 1792 au ministÃĻre par les girondins, c'est-Ã -dire par les
ennemis du roi, il ÃĐtait sorti des Tuileries complÃĻtement ralliÃĐ au roi,
à la suite d'une scÃĻne avec Marie-Antoinette. Au fond, Dumouriez avait
bon cÅur et ÃĐtait impressionnable aux femmes.
Deux jeunes filles vÊtues en hussard, qui ÃĐtaient ses aides de camp, qui
ne le quittaient sur le champ de bataille que pour exÃĐcuter ses ordres,
les demoiselles de Fernig, dont j'ai connu le frÃĻre, servent de preuve Ã
ce que j'avance.
Il n'y avait donc rien d'ÃĐtonnant à ce que Danton se dÃĐfiÃĒt d'un pareil
homme, et à ce qu'il envoyÃĒt le Dr MÃĐrey, dont il connaissait la
franchise, pour le surveiller.
La sÃĐance s'ouvrait au moment oÃđ nous introduisons le lecteur dans la
salle du conseil.
--Citoyens, dit Dumouriez, en s'adressant à ses cinq collÃĻgues, je vous
ai rÃĐunis pour vous faire part de la situation grave oÃđ nous nous
trouvons.
ÂŧJe vais rÃĐsumer les faits en quelques mots.
ÂŧLe 19 aoÃŧt 1792, il y a quinze jours de cela, les Prussiens et les
ÃĐmigrÃĐs sont entrÃĐs en France. Si nous ÃĐtions des Romains, je vous
dirais qu'ils sont entrÃĐs dans un jour nÃĐfaste, dans un jour de
tonnerre, de pluie et de grÊle; mais ce ne fut que sur les deux heures
qu'ils arrivÃĻrent à Brehain, la ville oÃđ ils s'arrÊtÃĻrent pour passer la
nuit, pendant que leurs dÃĐtachements pillent les campagnes
environnantes. Pour en arriver là , Brunswick, le hÃĐros de Rossbach, a
fait de Coblentz à Longwy quarante lieues en vingt jours.
ÂŧCette invasion, qui, au dire du roi de Prusse, ne devait Être qu'une
promenade militaire de la frontiÃĻre à Paris, ne se prÃĐsente pas, il faut
le dire, sous un aspect d'activitÃĐ bien redoutable.
ÂŧMais, citoyens, mon systÃĻme est toujours de croire, quand un ennemi
aussi expÃĐrimentÃĐ que le nÃītre commet une faute, mon systÃĻme est
toujours de croire qu'il a une raison de la commettre, ce qui ne
m'empÊche pas d'en profiter.
Âŧ60 000 Prussiens, hÃĐritiers de la gloire et des traditions du grand
FrÃĐdÃĐric, s'avancÃĻrent donc en une seule colonne sur notre centre, le 22
aoÃŧt dernier. Ils sont entrÃĐs à Longwy, et hier nous avons entendu le
canon du cÃītÃĐ de Verdun.
ÂŧLes Prussiens sont donc devant Verdun, s'ils ne sont point à Verdun.
Âŧ26 000 Autrichiens, commandÃĐs par le gÃĐnÃĐral Clerfayt, les soutiennent
à droite en marchant sur Stenay.
Âŧ16 000 Autrichiens, sous les ordres du prince Hohenlohe-Kirchberg, et
10 000 Hessois, flanquent la gauche des Prussiens.
ÂŧLe duc de Saxe-Teschen occupe les Pays-Bas et menace les places fortes.
ÂŧLe prince de CondÃĐ, avec 6 000 ÃĐmigrÃĐs, s'est portÃĐ sur Philippsburg.
ÂŧTout au contraire, nos armÃĐes sont disposÃĐes de la façon la plus
malheureuse pour rÃĐsister à une masse de 60 000 hommes. Beurnonville,
Moreton et Duval rÃĐunissent 30 000 hommes dans les trois camps de
Maulde, de Maubeuge et de Lille.
ÂŧL'armÃĐe de 33 000 hommes que nous commandons est complÃĻtement
dÃĐsorganisÃĐe par la fuite de La Fayette, qui s'ÃĐtait fait aimer d'elle;
mais cela ne m'inquiÃĻte que secondairement. Si je ne m'en fais pas
aimer, je m'en ferai craindre.
Âŧ20 000 hommes sont à Metz, commandÃĐs par Kellermann.
Âŧ15 000 hommes, sous Custine, sont à Landau.
ÂŧBiron est en Alsace avec 30 000. Inutile non seulement de nous occuper
de lui, mais d'y penser.
ÂŧNous n'avons donc à opposer à nos 60 000 Prussiens que mes 23 000
hommes et les 20 000 de Kellermann, en supposant qu'il consente Ã
m'obÃĐir et veuille bien faire sa jonction avec moi.
ÂŧVoilà la situation claire, nette, prÃĐcise. Vos avis?Âŧ
Le plus jeune des gÃĐnÃĐraux c'ÃĐtait ce beau Dillon, qui passait pour
avoir ÃĐtÃĐ l'amant de la reine. AprÃĻs l'ÃĐchauffourÃĐe de QuiÃĐvrain, son
frÃĻre, que l'on avait pris pour lui, avait ÃĐtÃĐ tuÃĐ par ses propres
soldats, sous le prÃĐtexte que l'amant de la reine ne pouvait Être qu'un
traÃŪtre.
Quant à lui, on citait à l'appui de ce bruit d'intimitÃĐ avec
Marie-Antoinette deux faits:
On avait reconnu à son colback une magnifique aigrette, montÃĐe en
diamants, que l'on avait vue deux ou trois jours auparavant à la
coiffure de la reine, et dans la cour des Tuileries il avait passÃĐ une
revue parÃĐ de cette aigrette.
Puis on racontait que, Ã un bal oÃđ il avait eu l'honneur de valser avec
la reine, la reine, qui aimait cette danse à la folie, s'ÃĐtait arrÊtÃĐe
tout ÃĐtourdie pour reprendre haleine, sans s'apercevoir que le roi ÃĐtait
derriÃĻre elle, et, se penchant nonchalamment sur l'ÃĐpaule du bel
officier, lui avait dit:
--Mettez la main sur mon cÅur, vous verrez comme il bat.
--Madame, dit, en arrÊtant la main de Dillon, le roi qui avait entendu,
le colonel aura la galanterie de vous croire sur parole.
Arthur Dillon ÃĐtait non seulement d'une beautÃĐ remarquable, mais il
ÃĐtait brave à toute ÃĐpreuve, et si l'on pouvait reprocher quelque chose
à son intelligence guerriÃĻre, c'ÃĐtait trop de tÃĐmÃĐritÃĐ.
--Citoyens, dit-il, c'est avec la timiditÃĐ d'un jeune homme que j'oserai
donner mon avis devant des hommes de votre distinction et de votre
expÃĐrience. Mais je crois, d'aprÃĻs ce que vient de nous dire le gÃĐnÃĐral
en chef, notre ligne de dÃĐfense impossible, et serais d'avis de gagner
la Flandre et d'agir contre les Pays-Bas autrichiens de maniÃĻre à opÃĐrer
une diversion qui forçÃĒt les ennemis de revenir sur Bruxelles, oÃđ
d'ailleurs la prÃĐsence des Français ferait certainement ÃĐclater une
rÃĐvolution.
Il salua et se rassit; le gÃĐnÃĐral Monet se leva.
--Il me semble, dit-il, tout en rendant justice à l'intention de notre
jeune collÃĻgue, que nous retirer en Flandre serait abandonner le poste
oÃđ la France nous a placÃĐs. Je propose de nous retirer vers ChÃĒlons et
de dÃĐfendre la ligne de la Marne.
En ce moment, le soldat de planton annonça qu'un cavalier couvert de
poussiÃĻre, arrivant de Verdun, demandait à parler sans retard au gÃĐnÃĐral
en chef.
Dumouriez consulta de l'Åil le conseil. Il reconnut dans tous les
regards l'aviditÃĐ des nouvelles.
--Faites entrer, dit-il.
Jacques MÃĐrey parut avec le costume moitiÃĐ civil, moitiÃĐ militaire des
reprÃĐsentants du peuple: redingote bleue à larges revers avec une
ceinture supportant un sabre et des pistolets, chapeau à plumes
tricolores, culotte de peau collante, bottes molles montant au-dessus du
genou.
--Citoyens, dit-il, je suis porteur de mauvaises nouvelles; mais les
mauvaises nouvelles ne supportent pas de retard, voilà pourquoi j'ai
insistÃĐ pour Être introduit prÃĻs de vous. Verdun a ÃĐtÃĐ livrÃĐ Ã l'ennemi;
Beaurepaire, son commandant, s'est brÃŧlÃĐ la cervelle. Le gÃĐnÃĐral Galbaud
est en retraite sur Paris, par Clermont et Sainte-Menehould. Et je viens
vous dire de la part de Danton que le salut de la France est entre vos
mains.
Et, s'avançant vers le gÃĐnÃĐral en chef, il lui prÃĐsenta la lettre dont
il ÃĐtait porteur.
Dumouriez salua, prit la lettre sans la lire.
--Citoyens, dit-il, quelle est l'opinion de la majoritÃĐ?
Les trois gÃĐnÃĐraux qui n'avaient point encore parlÃĐ se levÃĻrent, et l'un
des trois, parlant pour lui et les deux autres:
--GÃĐnÃĐral, dit-il, nous nous rallions à l'avis du gÃĐnÃĐral Monet.
--C'est-à -dire que vous Êtes d'avis de vous retirer vers ChÃĒlons et de
dÃĐfendre la ligne de la Marne.
--Oui, citoyen gÃĐnÃĐral, rÃĐpondirent les trois officiers d'une seule
voix.
--C'est bien, dit Dumouriez; citoyens, j'aviserai.
Et, levant la sÃĐance, il salua et congÃĐdia les officiers.
Puis, se tournant vers Jacques MÃĐrey:
--Citoyen reprÃĐsentant, dit-il, tu as besoin d'un bain, d'un bon
dÃĐjeuner et d'un bon lit; tu trouveras tout cela chez moi, si tu me fais
l'honneur d'accepter l'hospitalitÃĐ que je t'offre.
--De grand cÅur, dit Jacques MÃĐrey, d'autant plus que j'ai à vous
laisser pressentir des nouvelles de Paris plus intÃĐressantes et plus
terribles encore peut-Être que ne sont celles de Verdun.
Dumouriez, avec la courtoisie d'un ancien gentilhomme, sourit, salua et
passa devant pour montrer le chemin au messager.
Il le conduisit à la salle à manger, oÃđ l'attendaient, pour se mettre Ã
table, Westermann et Fabre d'Ãglantine.
--Citoyens, dit-il à Westermann et à Fabre d'Ãglantine, vous allez
dÃĐjeuner aussi rapidement que possible; puis, comme il faut faire face
aux nouvelles qui viennent d'arriver, Westermann, vous allez vous rendre
à Metz et donner à Kellermann l'ordre de venir me joindre sans perdre
une minute à Valmy. Vous, Fabre, vous allez prendre un cheval, et vous
rendre à toute bride à ChÃĒlons, oÃđ vous arrÊterez la retraite de
Galbaud, que vous ramÃĻnerez avec ses deux ou trois mille hommes Ã
RÃĐvigny-aux-Vaches, oÃđ ils garderont jusqu'Ã nouvel ordre les sources de
l'Aisne et de la Marne.
Les deux hommes dÃĐsignÃĐs firent un mouvement.
--Voici monsieur, dit Dumouriez, qui est envoyÃĐ comme vous par Danton,
avec les mÊmes instructions que vous. Il reste prÃĻs de moi et suffira Ã
me brÃŧler la cervelle si besoin est.
--Mais, dit Westermann, notre mission est de rester prÃĻs de toi, citoyen
gÃĐnÃĐral, et non d'aller oÃđ tu nous envoies.
--Notre mission est de servir la patrie; or, pour le service de la
patrie, je vous ordonne, moi, gÃĐnÃĐral en chef de l'armÃĐe de l'Est, vous,
Westermann, d'aller à Metz et de m'amener Kellermann, et, à dÃĐfaut de
Kellermann, ses vingt mille hommes. Vous aurez tout à la fois dans votre
poche sa destitution et votre nomination; Ã vous, Fabre, d'aller Ã
Clermont et d'arrÊter la retraite. Si Galbaud essaye de vous rÃĐsister,
vous l'arrÊterez au milieu de ses hommes et l'enverrez pieds et poings
liÃĐs au ComitÃĐ de Salut public. C'est ce que je ferai moi-mÊme pour le
premier qui me rÃĐsistera.
ÂŧPendant que vous dÃĐjeunerez, j'ÃĐcrirai les ordres et le citoyen MÃĐrey
prendra un bain, Ã la sortie duquel je le mettrai au courant de mes
intentions. DÃĐjeunez donc, chers amis; et toi, citoyen, mon valet de
chambre va te conduire au bain; tu sais oÃđ est la salle à manger; au
sortir du bain, je t'y attendrai.Âŧ
Fabre et Westermann se mirent à table. Dumouriez entra dans son cabinet,
qui confinait à la salle à manger, et Jacques MÃĐrey suivit le valet de
chambre du gÃĐnÃĐral, qui le conduisait au bain.
XXIV
Les Thermopyles de la France
Lorsque Jacques MÃĐrey, le corps convenablement frottÃĐ par le valet de
chambre du gÃĐnÃĐral et les habits convenablement ÃĐpoussetÃĐs par son
hussard, entra dans la salle à manger, Dumouriez y ÃĐtait seul et
attendait.
--Citoyen, dit-il à Jacques MÃĐrey, je ne suis point ÃĐtonnÃĐ que Danton me
soupçonne et multiplie autour de moi ses agents; d'un mot, je vais le
rassurer, et vous aussi.
Jacques MÃĐrey s'inclina.
--La situation est mauvaise, continua Dumouriez, mais telle que pouvait
la dÃĐsirer un homme de ma trempe. La bataille que je vais livrer sauvera
ou perdra la France. Je suis ambitieux et je veux attacher mon nom à la
victoire. Je veux qu'on dise: ÂŦLes Prussiens n'ÃĐtaient plus qu'Ã cinq
journÃĐes de Paris; Dumouriez, un homme inconnu, a sauvÃĐ la nation.Âŧ
Remarquez que je dis la nation.--D'autres, Villars à Denain, le marÃĐchal
de Saxe à Fontenoy, ont sauvÃĐ le royaume; Dumouriez, à l'Argonne, aura
sauvÃĐ la nation. La forÊt d'Argonne, c'est les Thermopyles de la France.
Je les dÃĐfendrai et serai plus heureux que LÃĐonidas. DÃĐjeunons!
Puis, en s'asseyant, il frappa sur un timbre.
--Appelle ThÃĐvenot et mes deux officiers d'ordonnance, dit Dumouriez,
montrant en mÊme temps un fauteuil à Jacques MÃĐrey.
Quelques secondes aprÃĻs, un jeune homme portant l'uniforme de chef de
brigade entra. Il pouvait avoir trente à trente-deux ans, avait l'Åil
ferme et intelligent, ÃĐtait de grande taille, et salua Dumouriez, qui
lui tendit familiÃĻrement la main.
--Le chef de brigade ThÃĐvenot, dit Dumouriez; mon premier aide de camp
toujours, mon conseiller quelquefois.
Puis, indiquant le docteur:
--Le citoyen Jacques MÃĐrey, docteur mÃĐdecin, dit-il en souriant d'une
certaine façon, pour le moment reprÃĐsentant du peuple attachÃĐ Ã ma
personne.
Puis, comme deux jeunes gens vÊtus en officiers de hussards, paraissant
quinze ou seize ans, entraient, il continua:
--Messieurs de Fernig, qui font sous moi leurs premiÃĻres armes, et que
j'aime comme mes enfants.
Et, en effet, l'Åil plein d'expression et mÊme un peu dur de
Dumouriez devint, en regardant les deux jeunes gens, d'une douceur
extrÊme.
Tous deux s'approchÃĻrent de lui, il rÃĐunit leurs quatre mains dans les
deux siennes en leur souriant paternellement.
Eux l'embrassÃĻrent tour à tour au front.
Jacques MÃĐrey, qui s'ÃĐtait soulevÃĐ sur son siÃĻge pour ThÃĐvenot, se leva
tout à fait pour les deux frÃĻres, ou plutÃīt pour les deux sÅurs, dont
il reconnut à l'instant mÊme le sexe.
--Nous allons nous battre, et rudement, selon toute probabilitÃĐ, reprit
Dumouriez; s'il arrivait malheur à l'un ou l'autre de ces enfants, je
vous le recommande, docteur.
Et, presque malgrÃĐ lui, sa bouche laissa ÃĐchapper un soupir.
--Le citoyen MÃĐrey, qui avait ÃĐtÃĐ envoyÃĐ par notre _ami_ Danton à Verdun
(et Dumouriez souligna par son sourire et par son intonation le mot
ami), est arrivÃĐ nous annonçant que, comme Longwy, la ville s'est rendue
aux premiers coups de canon.
--Est-ce que Beaurepaire n'ÃĐtait pas là ? demanda ThÃĐvenot.
--Beaurepaire, forcÃĐ de capituler par la municipalitÃĐ, s'est brÃŧlÃĐ la
cervelle pour ne pas signer la capitulation, dit Jacques MÃĐrey.
--Mais ce n'est pas le tout, dit Dumouriez; le docteur, qui a quittÃĐ
Paris il y a trois jours seulement, prÃĐtend qu'il va s'y passer des
choses terribles.
--Dans quel genre? demanda ThÃĐvenot.
Les deux jeunes hussards ÃĐtaient muets, mais leur regard parlait pour
eux.
--Ce que j'ai cru deviner dans les quelques mots que Danton m'a dits,
reprit le docteur, c'est qu'il ÃĐtait important de compromettre Paris
tout entier en le trempant jusqu'au cou dans la rÃĐvolution, afin que les
Parisiens, n'attendant point de pardon des souverains alliÃĐs,
s'ensevelissent sous les ruines de la capitale.
--Et de quelle façon Danton s'y prendra-t-il?
--On a parlÃĐ du massacre des prisons. On ne peut, dit-on, envoyer les
volontaires à la frontiÃĻre en laissant derriÃĻre eux un ennemi plus
dangereux que celui qu'ils vont combattre.
--En effet, dit Dumouriez, que la nouvelle n'ÃĐtonna ni ne rÃĐvolta, c'est
peut-Être un moyen.
Les deux jeunes gens avaient ÃĐchangÃĐ un regard avec ThÃĐvenot, qui leur
rÃĐpondit par un mouvement d'ÃĐpaules.
Leur regard disait _compassion_, le mouvement d'ÃĐpaules de ThÃĐvenot
signifiait _nÃĐcessitÃĐ_.
En ce moment, le bruit d'un cheval entrant au galop dans la cour se fit
entendre. Les deux jeunes filles firent un mouvement pour se lever,
Dumouriez les arrÊta d'un regard.
Puis, Ã ThÃĐvenot:
--Voyez ce que c'est, dit-il.
ThÃĐvenot alla à la fenÊtre, qu'il ouvrit. Il se trouvait à la hauteur du
courrier qui arrivait.
--De quelle part? demanda ThÃĐvenot.
--Le gÃĐnÃĐral verra, rÃĐpondit le courrier en tendant son pli au chef de
brigade.
--DÃĐpÊche pour vous seul, à ce qu'il paraÃŪt, dit ThÃĐvenot.
Et il remit la dÃĐpÊche au gÃĐnÃĐral, en criant aux gens de la maison qui
aidaient le courrier à mettre pied à terre, brisÃĐ qu'il ÃĐtait par la
route:
--Ayez soin à ce que cet homme ne manque de rien.
--Pour _moi seul_, mon cher ThÃĐvenot, rÃĐpÃĐta Dumouriez. Vous savez que
je n'ai pas de secrets pour vous ni pour personne, ajouta-t-il en se
tournant du cÃītÃĐ du docteur.
Et brisant le cachet:
--Ah! c'est du prince, dit-il; pardon, je ne pourrai jamais m'habituer Ã
l'appeler _ÃgalitÃĐ_. Que voulez-vous, mon cher ThÃĐvenot, je suis un
aristocrate, c'est connu.
Puis, se tournant vers Jacques MÃĐrey, et lisant au fur et à mesure:
--Vous aviez raison, docteur, lui dit-il, cela a commencÃĐ avant-hier par
des voitures de prisonniers que l'on amenait à l'Abbaye. La moitiÃĐ des
prisonniers ont ÃĐtÃĐ tuÃĐs dans les voitures, l'autre moitiÃĐ dans la cour
de l'ÃĐglise oÃđ on les avait fait entrer. De là le massacre s'est ÃĐtendu
à l'Abbaye et va probablement s'ÃĐtendre aux autres prisons. C'est Marat
et Robespierre qui ont fait le coup. Danton n'a point paru; il ÃĐtait au
Champ de Mars passant la revue des volontaires.
Puis s'interrompant:
--Ah! par ma foi, dit-il, il y en a trop long, et puis c'est une affaire
entre _bourgeois_, qui ne nous regarde pas, nous autres militaires.
Lisez, docteur, lisez.
Et il jeta la lettre du duc d'OrlÃĐans de l'autre cÃītÃĐ de la table, avec
une expression de mÃĐpris indiquant combien il se trouvait heureux d'Être
gÃĐnÃĐral en chef sur le thÃĐÃĒtre de la guerre au lieu d'Être ministre Ã
Paris.
Jacques MÃĐrey la prit avec un calme prouvant qu'il n'avait rien à faire
avec le mÃĐpris de Dumouriez, et la lut d'un bout à l'autre.
--Ah! dit-il, l'Assemble a rÃĐclamÃĐ l'abbÃĐ Sicard et l'a sauvÃĐ.
--Cette bonne AssemblÃĐe! s'ÃĐcria Dumouriez, elle a osÃĐ! Mais elle va se
faire donner le fouet par la Commune.
--Manuel, continua Jacques, a sauvÃĐ de son cÃītÃĐ Beaumarchais.
--Par ma foi! dit Dumouriez, il eÃŧt pu mieux choisir.
--Le duc continue, dit Jacques MÃĐrey, en vous annonçant qu'il vous
enverra un courrier tous les jours, et en demandant si vous voulez ses
deux fils pour aides de camp.
Et Jacques MÃĐrey posa la lettre sur la table.
--Diable! fit Dumouriez, voilà de ces demandes auxquelles il faut songer
avant d'y rÃĐpondre. Comme il y va, monseigneur! deux princes dans mon
armÃĐe! On verra.
Chacun demeura sÃĐrieux ou tout au moins pensif pendant le reste du
repas. Seules les deux sÅurs ÃĐchangÃĻrent quelques mots tout bas, puis
Dumouriez se leva, et, s'adressant à ThÃĐvenot et à Jacques:
--Citoyens, leur dit-il, faites-moi le plaisir de me suivre dans mon
cabinet.
Tous deux se levÃĻrent et suivirent Dumouriez.
--Eh bien! demanda ThÃĐvenot, qu'a-t-on dÃĐcidÃĐ au conseil?
--Rien de bon. Dillon a proposÃĐ une pointe en Flandre. C'ÃĐtait bon il y
a quinze jours. L'ennemi serait à Paris avant que nous fussions Ã
Bruxelles. Les autres veulent se retirer derriÃĻre la Marne. Laisser
l'ennemi faire un pas de plus en France serait une honte; il n'y est
dÃĐjà entrÃĐ que trop avant. Alors, continua Dumouriez, j'ai rÃĐpondu que
je rÃĐflÃĐchirais; mais dÃĐjà mon plan ÃĐtait fait. J'ai dit tout à l'heure
à notre cher hÃīte que les bois de l'Argonne seraient les Thermopyles de
la France. Je tiendrai parole. Voici, sur la plus grande ÃĐchelle oÃđ j'ai
pu le trouver, un plan de la forÊt d'Argonne qui s'ÃĐtend, vous le voyez,
de Semuy à Triaucourt. Maintenant il nous faudrait un homme pratique, un
garde de la forÊt; nous n'en sommes qu'à sept ou huit lieues; faites
monter à cheval un hussard qui prenne un cheval en main, et qu'il nous
amÃĻne le premier garde venu.
--Inutile, citoyen gÃĐnÃĐral, dit Jacques MÃĐrey.
--Pourquoi inutile? demanda Dumouriez.
--Mais parce que je suis de Stenay, parce que pendant dix ans j'ai
herborisÃĐ, chassÃĐ et pÊchÃĐ mÊme dans la forÊt d'Argonne, qui est en
quelque sorte enfermÃĐe par deux riviÃĻres, l'Oise et l'Aisne, et que je
connais ma forÊt mieux qu'aucun garde.
--Alors, dit Dumouriez, le citoyen Danton nous a rendu un double
service.
ÂŧVois-tu, ThÃĐvenot, dit Dumouriez s'animant, vois-tu tous les avantages
de mon plan? Outre que l'on ne recule pas, outre que l'on ne se rÃĐduit
pas à la Marne comme derniÃĻre ligne de dÃĐfense, on fait perdre Ã
l'ennemi un temps prÃĐcieux, on l'oblige à rester dans la Champagne
pouilleuse, sur un sol dÃĐsolÃĐ, fangeux, stÃĐrile, insuffisant à la
nourriture d'une armÃĐe; on ne lui cÃĻde pas un pays riche et fertile oÃđ
il pourrait hiverner. Si l'ennemi, aprÃĻs avoir perdu quelques jours
devant la forÊt, veut la trouver, il y rencontre Sedan et toute la ligne
des places fortes des Pays-Bas; remonte-t-il du cÃītÃĐ opposÃĐ, il trouve
Metz et l'armÃĐe de Kellermann. Kellermann, moi et Galbaud rÃĐunissons
alors cinquante mille hommes, et à la rigueur nous pouvons livrer
bataille; d'ailleurs ne vois-tu pas que le ciel est d'intelligence avec
nous: une pluie constante, infatigable, tombe sur les Prussiens et les
mouille à fond; ils ont dÃĐjà trouvÃĐ la boue en Lorraine; vers Metz et
Verdun, la terre, d'aprÃĻs les rapports qui me sont faits, commence à se
dÃĐtremper: la Champagne sera pour eux une vÃĐritable fondriÃĻre; les
paysans ÃĐmigrent, les grains disparaissent comme si un tourbillon les
avait emportÃĐs; il ne restera plus pour l'ennemi que trois choses sur la
route: les raisins verts, la maladie et la mort.
--Bravo, gÃĐnÃĐral, cria ThÃĐvenot. Ah! voilà oÃđ je vous reconnais.
Jacques MÃĐrey lui tendit la main. Il n'y avait point à se tromper Ã
l'enthousiasme qui brillait dans ses yeux.
--GÃĐnÃĐral, lui dit-il, disposez de moi comme garde, comme soldat, mais
associez-moi d'une façon ou de l'autre à cette grande action qui va
sauver la France. Soyons vainqueurs d'abord, et je me charge d'Être le
Grec de Marathon.
--Eh bien! fit Dumouriez, dites-nous vite ce que vous pensez des
passages qui traversent la forÊt d'Argonne? Il n'y a pas un instant Ã
perdre, les fers de nos chevaux sont rouges.
Jacques MÃĐrey se pencha sur la carte.
--Ãcoutez, ThÃĐvenot, dit Dumouriez, et ne perdez pas un mot de ce qu'il
va dire.
--Soyez tranquille, gÃĐnÃĐral.
Il y avait quelque chose de solennel, presque de sacrÃĐ, dans ces trois
hommes qui, inclinÃĐs sur une carte, conspiraient l'honneur de la France
et le salut de trente millions d'hommes!
--Il y a, dit Jacques MÃĐrey au milieu du plus profond silence, cinq
dÃĐfilÃĐs dans la forÊt d'Argonne. Suivez-les sous mon doigt. Le premier,
à l'extrÃĐmitÃĐ du cÃītÃĐ de Semuy, appelÃĐ le _ChÊne Populeux_; le second, Ã
la hauteur de Sugny, appelÃĐ la _Croix-au-Bois_; le troisiÃĻme, en face
BrÃĐcy, appelÃĐ _Grand-PrÃĐ_; le quatriÃĻme, en face Vienne-la-ville, appelÃĐ
la _Chalade_; le cinquiÃĻme, enfin, qui n'est autre que la route de
Clermont à Sainte-Menehould, appelÃĐ les _Islettes_. Les plus importants
sont ceux de _Grand-PrÃĐ_ et des _Islettes_.
--Malheureusement aussi les plus ÃĐloignÃĐs de nous; aussi à ceux-là je me
porterai moi-mÊme avec tout mon monde.
--Maintenant, dit Jacques MÃĐrey, pour accomplir cette opÃĐration, vous
avez deux routes: l'une qui passe derriÃĻre la forÊt et qui dÃĐrobe votre
marche à l'ennemi, l'autre qui passe devant et qui la lui rÃĐvÃĻle.
Dumouriez rÃĐflÃĐchit un instant.
--Je passerai devant, dit-il; en nous voyant faire ce mouvement, je
connais Clerfayt, c'est M. Fabius en personne; il croira qu'il m'est
arrivÃĐ des renforts et que j'attaque sÃĐparÃĐment Autrichiens et
Prussiens; il se retirera derriÃĻre Stenay, dans son camp fortifiÃĐ de
Brouenne. Mettez-vous là , ThÃĐvenot.
ThÃĐvenot s'assit, et, tout fiÃĐvreux de la mÊme fiÃĻvre qui brÃŧlait le
gÃĐnÃĐral en lutte avec son gÃĐnie, tira à lui plume et papier, et
attendit.
--Ãcrivez, dit Dumouriez. Donnez ordre à Deubouquet de quitter le
dÃĐpartement du Nord et de venir occuper le ChÊne Populeux;--à Dillon, de
se mettre en marche entre la Meuse et l'Argonne. Je le suivrai avec le
corps d'armÃĐe. Il marchera jusqu'aux Islettes, qu'il occupera, ainsi que
la Chalade, forçant tout devant lui. Vous m'avez priÃĐ de vous employer,
docteur; je ne sais pas refuser ces demandes-là aux bons patriotes. Je
vous mets au poste du danger; vous serez son guide.
--Merci, dit Jacques, tendant la main à Dumouriez.
--Moi, continua Dumouriez, je me charge de la Croix-aux-Bois et de
Grand-PrÃĐ. Y Êtes-vous?
--Oui, dit ThÃĐvenot qui, sous la dictÃĐe du gÃĐnÃĐral, avait pris
l'habitude d'ÃĐcrire aussi vite que la parole.
--Maintenant, ordre à Beurnonville de quitter la frontiÃĻre des Pays-Bas,
oÃđ il n'a rien à faire, et d'Être à Rethel le 13 avec dix mille hommes.
--Et maintenant, faites battre le dÃĐpart et sonner le boute-selle.
Ce dernier ordre fut donnÃĐ par Dumouriez aux deux frÃĻres ou aux deux
sÅurs Fernig, qui s'ÃĐlancÃĻrent au grand galop dans la ville.
Un quart d'heure aprÃĻs, l'ordre de Dumouriez ÃĐtait exÃĐcutÃĐ, et l'on
entendait, dominant le brouhaha qu'il occasionnait, les fanfares
ÃĐclatantes de la trompette et les sourds roulement du tambour.
XXV
La Croix-au-Bois
Deux heures aprÃĻs, toute l'armÃĐe ÃĐtait en marche et campait à quatre
heures de Sedan.
Le lendemain, Dillon avait connaissance des avant-postes de Clerfayt,
occupant les deux rives de la Meuse.
Une heure aprÃĻs, sous la conduite de Jacques MÃĐrey, le gÃĐnÃĐral Miakinsky
attaquait avec quinze cents hommes les vingt-quatre mille Autrichiens de
Clerfayt, qui, ainsi que l'avait prÃĐvu Dumouriez, se retirait et se
renfermait dans son camp de Brouenne. Dillon passa devant le ChÊne
Populaire qui, nous l'avons dit, devait Être occupÃĐ et dÃĐfendu par le
gÃĐnÃĐral Dubouquet, et continua sa marche entre la Meuse et l'Argonne,
suivi par Dumouriez et ses quinze mille hommes.
Le surlendemain, Dumouriez ÃĐtait à Baffu; là , il s'arrÊtait pour occuper
les dÃĐfilÃĐs de la Croix-aux-Bois et de Grand-PrÃĐ.
Dillon continua audacieusement son chemin; il fit garder la Chalade, en
passant, par deux mille hommes, et arriva aux Islettes, oÃđ il trouva
Galbaud avec quatre mille hommes.
Le gÃĐnÃĐral ÃĐtait venu là de lui-mÊme, et n'avait pas encore vu Fabre
d'Ãglantine, qui courait aprÃĻs lui sur la route de ChÃĒlons.
C'est aux Islettes que Jacques MÃĐrey fut d'une vÃĐritable utilitÃĐ Ã
Dillon; il connaissait le pays, ravins et collines. Il indiqua au
gÃĐnÃĐral, sur le haut de la montagne qui domine les Islettes, un
emplacement admirable pour ÃĐtablir une batterie qui rendait ce passage
inabordable et dont, aprÃĻs soixante-seize ans, on voit encore
l'emplacement aujourd'hui.
Outre cette batterie, Dillon ÃĐleva d'excellents retranchements, fit des
abatis d'arbres qui formÃĻrent sur la route autant de barricades, et se
rendit complÃĻtement maÃŪtre des deux routes qui conduisent Ã
Sainte-Menehould et de Sainte-Menehould à ChÃĒlons. Les travaux de
Dumouriez à Grand-PrÃĐ ÃĐtaient non moins formidables: l'armÃĐe ÃĐtait
rangÃĐe sur des hauteurs s'ÃĐlevant en amphithÃĐÃĒtre; au pied de ces
hauteurs ÃĐtaient de vastes prairies que l'ennemi ÃĐtait forcÃĐ d'aborder Ã
dÃĐcouvert.
Deux ponts ÃĐtaient jetÃĐs sur l'Aire, deux avant-gardes dÃĐfendaient ces
deux ponts; en cas d'attaque, elles se retiraient en les brÃŧlant; et, en
supposant Dumouriez chassÃĐ de hauteur en hauteur, il descendait sur le
versant opposÃĐ, trouvait l'Aisne qu'il mettait entre lui et les
Prussiens en faisant sauter ces deux ponts.
Or, il ÃĐtait à peu prÃĻs certain que l'ennemi ÃĐchouerait dans ses
attaques et que de ce poste ÃĐlevÃĐ Dumouriez dominerait tranquillement la
situation.
Le 8, on apprit que, la veille, Dubouquet, avec six mille hommes, avait
occupÃĐ le passage du ChÊne Populeux; le seul qui restÃĒt libre ÃĐtait donc
celui de la Croix-aux-Bois, situÃĐ entre le ChÊne Populeux et le
Grand-PrÃĐ. Dumouriez y alla de sa personne, fit rompre la route, abattre
les arbres et y mit pour le dÃĐfendre un colonel avec deux escadrons et
deux bataillons.
DÃĻs lors sa promesse ÃĐtait remplie; l'Argonne, comme les Thermopyles,
ÃĐtait gardÃĐe. Paris avait devant lui un retranchement que celui qui
l'avait ÃĐlevÃĐ regardait lui-mÊme comme inexpugnable.
Le duc d'OrlÃĐans avait tenu parole. Jour par jour, Dumouriez avait ÃĐtÃĐ
instruit des massacres des prisons; sous une apparente insouciance, ces
hideux assassinats de Mme de Lamballe à l'Abbaye, des enfants Ã
BicÊtre, des femmes à la SalpÊtriÃĻre, lui soulevaient le cÅur; il
notait les assassins sur le calepin des reprÃĐsailles, et se promettait,
tout en souriant à ces horribles nouvelles, une affreuse vengeance si
jamais il arrivait au pouvoir.
Le duc d'OrlÃĐans lui-mÊme n'ÃĐtait pas restÃĐ impassible aux massacres. On
avait portÃĐ la tÊte de Mme de Lamballe sous ses fenÊtres, sous
prÃĐtexte qu'une amie de la reine devait Être une ennemie du duc
d'OrlÃĐans; mais on l'avait forcÃĐ de saluer cette tÊte, mais on avait
forcÃĐ Mme de Buffon de la saluer. Elle s'ÃĐtait levÃĐe de table, et,
pÃĒle jusqu'Ã la lividitÃĐ, Ã moitiÃĐ morte, elle avait paru au balcon.
Le duc d'OrlÃĐans, qui payait un douaire à Mme de Lamballe, ÃĐcrivait Ã
Dumouriez:
_Ma fortune, Ã cette mort, s'est augmentÃĐe de 300 000 francs de
rente, mais ma tÊte ne tient qu'à un fil._
_Je vous envoie mes deux fils aÃŪnÃĐs, sauvez-les._
DÃĻs lors il n'y avait plus à balancer, il fallait les prendre. Le 10, le
duc de Chartres arriva de la Flandre française avec son rÃĐgiment, dans
lequel son frÃĻre, le duc de Montpensier, servait comme lieutenant.
C'ÃĐtait à cette ÃĐpoque un beau et brave jeune homme de vingt ans Ã
peine, ayant ÃĐtÃĐ ÃĐlevÃĐ Ã la Jean-Jacques par Mme de Genlis,
extrÊmement instruit, quoique son instruction fÃŧt plus ÃĐtendue que
profonde. Dans les quelques combats oÃđ il s'ÃĐtait trouvÃĐ, il avait fait
preuve d'un rare courage.
Son frÃĻre n'ÃĐtait encore qu'un enfant, mais un enfant charmant, comme
celui que j'ai connu et qui portait le mÊme nom que lui.
Dumouriez les reçut à merveille, et dÃĻs ce jour une idÃĐe pointa dans son
esprit.
Louis XVI ÃĐtait devenu impossible; trop de fautes, et mÊme de parjures,
l'avaient rendu odieux à la nation. La RÃĐpublique ÃĐtait imminente; mais
serait-elle durable? Dumouriez ne le croyait pas. Le comte de Provence
et le comte d'Artois, en s'exilant, avaient renoncÃĐ au trÃīne de France.
Il ne fallait que populariser, par deux ou trois victoires auxquelles il
prendrait part, le nom du duc de Chartres, et, Ã un moment donnÃĐ, le
prÃĐsenter à la France comme un moyen terme entre la rÃĐpublique et la
royautÃĐ.
Ce fut le rÊve que fit et que caressa Dumouriez à partir de ce moment.
Avec le duc de Chartres et son frÃĻre, le corps que Dumouriez avait
commandÃĐ dans les Flandres vint le rejoindre; il ÃĐtait composÃĐ d'hommes
trÃĻs braves, trÃĻs aguerris, trÃĻs dÃĐvouÃĐs. S'il restait quelque doute sur
Dumouriez, ce que les nouveaux venus racontÃĻrent de leur gÃĐnÃĐral
l'effaça.
Puis Dumouriez, avec sa haute intelligence, comprenait que c'est surtout
le moral du soldat qu'il faut soutenir. Il ordonna à la musique de jouer
trois fois par jour. Il donna des bals sur l'herbe avec des
illuminations sur les arbres, bals auxquels il attira toutes les jolies
filles de Cernay, de Melzicourt, de Vienne-le-ChÃĒteau, de la Chalade, de
Saint-Thomas, de Vienne-la-ville et des Islettes. Les deux princes
commencÃĻrent leur ÃĐtude de la popularitÃĐ en faisant danser des
paysannes. Les deux jeunes hussards les aidaient de leur mieux. Deux ou
trois fois Dumouriez invita les officiers prussiens et autrichiens de
Stenay, de Dun-sur-Meuse, de Charny et de Verdun à y venir: s'ils
fussent venus, il leur eÃŧt fait visiter ses retranchements. Ils ne
vinrent pas et il ne put se donner le plaisir de cette gasconnade.
Les souffrances cependant ÃĐtaient à peu prÃĻs les mÊmes pour nos soldats
que pour l'ennemi: la pluie cinq jours sur six; on ÃĐtait obligÃĐ de
sabler avec le gravier de la riviÃĻre l'endroit sur lequel on dansait;
mauvais vin, mauvaise biÃĻre; mais il y avait dans l'air et dans la
parole du chef la flamme du Midi; en voyant le gÃĐnÃĐral gai, le soldat
chantait; en voyant le gÃĐnÃĐral manger son pain bis en riant, le soldat
mangeait son pain noir en criant: ÂŦVive la nation!Âŧ
Un jour, il se passa une chose grave, et qui montra d'outre en outre
l'esprit de cette armÃĐe sur laquelle reposait le salut de la France.
Chaque jour, des dÃĐtachements de volontaires arrivaient et ÃĐtaient
incorporÃĐs dans des rÃĐgiments. ChÃĒlons, comme les autres villes, envoya
son contingent; mais ChÃĒlons s'ÃĐtait, au profit de la RÃĐvolution,
dÃĐbarrassÃĐ de ce qu'il avait de pis: c'ÃĐtait une tourbe de drÃīles, parmi
lesquels se trouvaient une cinquantaine d'hommes qui, sur la circulaire
de Marat, avaient septembrisÃĐ de leur mieux. Ils aboyÃĻrent en criant:
ÂŦVive Marat! la tÊte de Dumouriez! la tÊte de l'aristocrate! la tÊte du
traÃŪtre.Âŧ Ils croyaient rallier à eux les trois quarts de l'armÃĐe, ils
se trouvÃĻrent seuls. Puis, tandis qu'ils faisaient de leur mieux pour
mettre la discorde parmi les patriotes, Dumouriez monta à cheval avec
ses hussards. Les mutins virent d'un cÃītÃĐ mettre quatre canons en
batterie, de l'autre cÃītÃĐ un escadron prÊt à charger. Dumouriez ordonna
à ses canonniers d'allumer les mÃĻches, à ses hussards de tirer le sabre
du fourreau; il en fit autant qu'eux, et, s'approchant d'eux à la
distance d'une trentaine de pas:
--L'armÃĐe de Dumouriez, dit-il à haute voix, ne reçoit dans ses rangs
que de bons patriotes et des gens honnÊtes. Elle a en mÃĐpris les
maratistes et en horreur les assassins. Il y a au milieu de vous des
misÃĐrables qui vous poussent au crime. Chassez-les vous-mÊmes de vos
rangs ou j'ordonne à mes artilleurs de faire feu, et je sabre avec mes
hussards ceux qui seront encore debout. Donc, vous entendez, pas de
maratistes, pas d'assassins, pas de bourreaux dans nos rangs.
Chassez-les. Devenez bons, braves et grands comme ceux parmi lesquels
vous avez l'honneur d'Être admis!
Cinquante ou soixante hommes furent chassÃĐs. Ils disparurent comme s'ils
s'ÃĐtaient abÃŪmÃĐs sous terre. Le reste rentra dans les rangs et prit
l'esprit de l'armÃĐe, complÃĻtement pur des excÃĻs de l'intÃĐrieur.
Jusqu'au 10 septembre, le roi de Prusse resta à Verdun, rÃĐpÃĐtant à qui
voulait l'entendre qu'il venait pour rendre _au roi la royautÃĐ, les
ÃĐglises aux prÊtres, les propriÃĐtÃĐs aux propriÃĐtaires_.
Ces mots, nous l'avons dÃĐjà dit, avaient fait dresser l'oreille au
paysan. S'il ne s'ÃĐtait agi que de rendre l'ÃĐglise aux prÊtres, le
sentiment de la France, qui est profondÃĐment religieux, leur en eÃŧt de
lui-mÊme rouvert les portes, mais en rendant les ÃĐglises aux prÊtres, on
rendait les biens au clergÃĐ.
Or, on avait confisquÃĐ pour quatre milliards de biens aux couvents et
aux ordres religieux, et par les ventes qui depuis janvier en avaient
ÃĐtÃĐ la suite, ces propriÃĐtÃĐs avaient passÃĐ de la main morte à la
vivante, des paresseux aux travailleurs, des abbÃĐs libertins, des
chanoines ventrus, des ÃĐvÊques fastueux aux honnÊtes laboureurs[A]; en
huit mois, une France nouvelle s'ÃĐtait faite.
Le 10, cependant, les Prussiens se dÃĐcidÃĻrent à se mettre en mouvement;
ils sondÃĻrent tous nos avant-postes, escarmouchÃĻrent sur le front de
tous nos dÃĐtachements.
Sur plusieurs points, nos soldats ÃĐtaient si dÃĐsireux d'en arriver à une
action dÃĐcisive, qu'ils escaladÃĻrent leurs retranchements et chargÃĻrent
à la baÃŊonnette.
Le soir mÊme, il y eut rapport chez le gÃĐnÃĐral. Jacques MÃĐrey, qui
n'avait aucune fonction fixe, s'ÃĐtait chargÃĐ d'inspecter tous les
postes. Il revint de son inspection en disant que le passage de la
Croix-aux-Bois n'ÃĐtait pas suffisamment gardÃĐ.
Mais, sur ce point, il ne trouva malheureusement point d'accord avec le
colonel qui y commandait. Le passage de la Croix-aux-Bois ÃĐtait le seul
que les Prussiens n'eussent pas ÃĐprouvÃĐ. Le colonel prÃĐtendit qu'il leur
ÃĐtait inconnu, et que non seulement il y avait assez d'hommes pour le
garder, mais qu'il pouvait encore envoyer deux ou trois cents hommes au
camp de Grand-PrÃĐ.
Jacques MÃĐrey insista prÃĻs de Dumouriez; mais le colonel, qui tenait Ã
prouver qu'il avait raison, envoya à la Chalade un bataillon et un
escadron.
La nuit suivante, tourmentÃĐ par ses pressentiments, Jacques MÃĐrey monta
à cheval et s'achemina vers le passage de la Croix-aux-Bois.
Mais peu à peu d'autres pensÃĐes que celles qui avaient dÃĐterminÃĐ son
dÃĐpart leur succÃĐdÃĻrent dans son esprit, et il se mit à rÊver comme il
rÊvait quand il ÃĐtait seul.
à Ãva;
à sa vie si vide depuis qu'elle semblait et mÊme qu'elle ÃĐtait si
agitÃĐe.
Oui, certes, Jacques MÃĐrey ÃĐtait un excellent patriote; oui, la France
tenait dans son cÅur la place qu'elle devait y tenir, mais elle n'y
avait rien fait perdre à la toute-puissance du souvenir d'Ãva.
OÃđ ÃĐtait-elle? que devenait-elle? Ne lui avait-elle pas ÃĐtÃĐ arrachÃĐe
avant que la crÃĐation complÃĻte, non pas du corps, mais du cerveau fÃŧt
accomplie?
Elle resterait belle, il y avait mÊme à parier qu'elle embellirait
encore; mais son esprit serait-il assez soutenu par l'ÃĐducation pour
conserver un sens moral qui pousse toujours son libre arbitre au bien;
sa mÃĐmoire serait-elle assez tenace pour continuer d'enfermer dans son
cÅur le souvenir de celui qui, aprÃĻs Dieu, l'avait faite ce qu'elle
ÃĐtait?
--Oh! murmurait Jacques.
La clartÃĐ s'ÃĐtait faite dans son esprit, mais il y avait encore du
trouble dans son ÃĒme...
Et il voyait peu à peu son image s'obscurcissant dans cette ÃĒme pour
ainsi dire inachevÃĐe, jusqu'Ã ce qu'elle se confondit dans cette nuit du
passÃĐ oÃđ flottent les rÊves vains sortis par la porte d'ivoire.
Jacques MÃĐrey avait jetÃĐ la bride sur le cou de son cheval. Il n'ÃĐtait
plus sur la limite de la forÊt d'Argonne, il ne suivait plus les rives
de l'Aisne, il n'allait plus surveiller le passage menacÃĐ de la
Croix-aux-Bois. Il ÃĐtait à Argenton, dans la maison mystÃĐrieuse, sous
l'arbre de la science; il conduisait Ãva dans la grotte oÃđ pour la
premiÃĻre fois elle lui avait dit qu'elle l'aimait et oÃđ elle le lui
redisait encore. Il revivait enfin sa vie heureuse, quand tout à coup il
crut entendre le pÃĐtillement de la fusillade suivi du cri d'alarme!
D'un mÊme mouvement, il se dressa sur ses ÃĐtriers et son cheval hennit.
Toute la fantasmagorie du passÃĐ disparut alors comme dans une fÃĐerie.
Pareil à un dormeur qu'un rÊve avait transportÃĐ dans des jardins
dÃĐlicieux, sous un lumineux soleil, et qui se rÃĐveille la nuit dans un
dÃĐsert, au milieu des prÃĐcipices, lui se rÃĐveilla dans un chemin boueux,
dans une forÊt sombre, trempÃĐ par une pluie fine et glacÃĐe, au milieu
des ÃĐclairs de l'artillerie et de la fusillade qui illuminaient
l'ÃĐpaisseur du bois.
Jacques MÃĐrey mit son cheval au galop, mais, en arrivant à la petite
plaine de LongwÃĐe, il se trouva au milieu des fuyards.
Il devina tout, la Croix-aux-Bois avait ÃĐtÃĐ attaquÃĐe comme il l'avait
prÃĐvu, la position ÃĐtait forcÃĐe par les Autrichiens et les ÃĐmigrÃĐs
commandÃĐs par le prince de Ligne.
Une espÃĻce de bataillon carrÃĐ s'ÃĐtait formÃĐ au commencement de la petite
plaine. Jacques MÃĐrey courut là oÃđ on rÃĐsistait encore. Mais, comme il y
arrivait, trois ou quatre cents cavaliers chargeaient le colonel
français au milieu de ses quelques centaines d'hommes, avec lesquels il
essayait de soutenir la retraite.
Jacques MÃĐrey se jeta au milieu de la mÊlÃĐe.
Le colonel luttait corps à corps avec deux des cavaliers, qui, par une
charge de fond, avaient, au cri de ÂŦVive le roi!Âŧ rompu le carrÃĐ. De ses
deux coups de pistolets, Jacques les jeta à bas de leurs chevaux, mais Ã
l'instant mÊme il se trouva entourÃĐ; il mit le sabre à la main; puis, au
milieu des tÃĐnÃĻbres, para et porta quelques coups. La nuit ÃĐtait
complÃĻtement sombre, on ne voyait qu'Ã la lueur des coups de pistolet.
Deux ou trois coups ÃĐchangÃĐs firent une de ces clartÃĐs ÃĐphÃĐmÃĻres; mais Ã
cette clartÃĐ Jacques crut reconnaÃŪtre, sous l'uniforme gris et vert des
ÃĐmigrÃĐs, le seigneur de Chazelay. Il jeta un cri de rage, poussa son
cheval sur lui; mais au mÊme instant il sentit son cheval faiblir des
quatre pieds: une balle qui lui ÃĐtait destinÃĐe l'avait atteint à la tÊte
au moment oÃđ il le faisait cabrer pour franchir l'obstacle. Il s'abÃŪma
entre les pieds des chevaux, resta un instant immobile, s'abritant au
cadavre de l'animal mort; puis, se relevant et se glissant par une
ÃĐclaircie, il se trouva sous le dÃīme de la forÊt, c'est-à -dire dans une
profonde obscuritÃĐ.
Il ne pouvait rien dans cette terrible ÃĐchauffourÃĐe qui livrait un des
passages à l'ennemi, mais il pouvait beaucoup s'il prÃĐvenait à temps
Dumouriez de cette catastrophe. Il s'appuya au tronc d'un chÊne, se tÃĒta
pour voir s'il n'avait rien de cassÃĐ; puis s'orientant, il se rappela
qu'un petit sentier conduisait de LongwÃĐe à Grand-PrÃĐ, et que ce sentier
cÃītoyait une des sources de l'Aisne; il ÃĐcouta, entendit à quelques pas
de lui le murmure d'un ruisseau, descendit une courte berge, trouva la
source. DÃĻs lors il ÃĐtait tranquille, comme il avait trouvÃĐ le ruisseau
il trouva le sentier, ÃĐloignÃĐ seulement d'une lieue et demie de
Grand-PrÃĐ. Il y fut en trois quarts d'heure.
Deux heures du matin sonnaient au moment oÃđ, trempÃĐ tout à la fois de
pluie et de sueur, couvert de boue et de sang, il frappait à la porte du
gÃĐnÃĐral.
XXVI
Le prince de Ligne
Jacques MÃĐrey avait instinctivement trop l'intelligence des accidents de
guerre pour communiquer la nouvelle à un autre qu'au gÃĐnÃĐral en chef.
C'est, en pareil cas, le sang-froid, la dÃĐcision rapide et surtout le
silence du gÃĐnÃĐral qui sauvent l'armÃĐe.
Il connaissait la chambre de Dumouriez et s'apprÊtait à le faire
rÃĐveiller par le planton qui veillait dans son antichambre, lorsqu'il
vit que la lumiÃĻre filtrait à travers les rainures de la porte.
Il frappa à cette porte. La voix ferme et nette du gÃĐnÃĐral lui rÃĐpondit:
--Entrez.
Dumouriez n'ÃĐtait pas encore couchÃĐ. Il travaillait à ses MÃĐmoires, oÃđ
il avait l'habitude de consigner jour par jour ce qui lui arrivait.
En retard de quelques jours, il se remettait au courant.
--Ah! ah! dit-il en voyant MÃĐrey couvert de boue et de sang. Mauvaise
nouvelle, je parie!
--Oui, gÃĐnÃĐral; le passage de la Croix-aux-Bois est forcÃĐ par les
Autrichiens.
--J'en avais le pressentiment. Et le colonel?
--TuÃĐ.
--C'est ce qu'il avait de mieux à faire.
Dumouriez alla en toute hÃĒte à un grand plan de la forÊt d'Argonne pendu
au mur.
--Ah! dit-il philosophiquement, il faut que chaque homme ait le dÃĐfaut
de ses qualitÃĐs. Ardent à concevoir, je manque souvent de patience dans
l'exÃĐcution. J'aurais dÃŧ ÃĐtudier chaque passage de mes propres yeux; je
ne l'ai pas fait, et, imbÃĐcile que je suis, j'ai ÃĐcrit à l'AssemblÃĐe que
l'Argonne ÃĐtait les Thermopyles de la France! Voilà mes Thermopyles
forcÃĐs, et tu n'es pas mort, LÃĐonidas?
--Heureusement, dit Jacques MÃĐrey, aprÃĻs les Thermopyles, Salamines!
--Cela vous est bien aisÃĐ Ã dire, fit Dumouriez avec le plus grand
calme. Et si Clerfayt ne perd pas son temps, selon son habitude, s'il
tourne la position de Grand-PrÃĐ, si avec ses trente mille Autrichiens il
occupe les passages de l'Aisne, tandis que les Prussiens m'attaqueront
de face, enfermÃĐ avec mes vingt-cinq mille hommes par soixante-quinze
mille hommes, par deux cours d'eau et de la forÊt, je n'ai plus qu'à me
rendre ou à faire tuer mes hommes depuis le premier jusqu'au dernier. La
seule armÃĐe sur laquelle comptÃĒt la France est anÃĐantie, et messieurs
les alliÃĐs peuvent tranquillement prendre la route de la capitale.
--Il faut, sans perdre un instant, les dÃĐbusquer de là , gÃĐnÃĐral.
--C'est bien ce que je vais essayer de faire. Ãveillez ThÃĐvenot dans la
chambre à cÃītÃĐ.
Jacques MÃĐrey ouvrit la porte et appela ThÃĐvenot. ThÃĐvenot ne dormait
jamais que d'un Åil; il sauta à bas de son lit, passa un pantalon et
accourut.
--La Croix-aux-Bois est forcÃĐe, lui dit Dumouriez; faites ÃĐveiller
Charot, qu'il parte avec six mille hommes, et que, coÃŧte que coÃŧte, il
reprenne le passage.
ThÃĐvenot ne prit que le temps de s'habiller, s'ÃĐlança vers le quartier
du gÃĐnÃĐral Charot, le rÃĐveilla et lui transmit l'ordre du gÃĐnÃĐral.
Pendant ce temps, Jacques MÃĐrey donnait à Dumouriez tous les dÃĐtails de
ce qui s'ÃĐtait passÃĐ sous ses yeux à la Croix-aux-Bois.
Lorsque Dumouriez apprit qu'il ÃĐtait revenu au camp de Grand-PrÃĐ par des
sentiers traversant la forÊt, il lui demanda s'il pouvait par ces mÊmes
sentiers guider une colonne qui attaquerait en flanc tandis que Charot
attaquerait en tÊte.
Jacques MÃĐrey s'engagea à conduire cette colonne, pourvu qu'elle fÃŧt
formÃĐe d'infanterie seulement; quant à la cavalerie, il regardait comme
une chose impossible de la faire passer par de pareils chemins.
Quelque diligence que l'on y mÃŪt, il ÃĐtait grand jour lorsque la colonne
fut prÊte à partir. Mais Dumouriez rÃĐflÃĐchit qu'une attaque de jour
entraÃŪnait avec elle trop de chances diverses, tandis que, attaquÃĐ la
nuit d'un cÃītÃĐ par lequel il ne pouvait pas attendre l'ennemi, et en
mÊme temps obligÃĐ de se dÃĐfendre en tÊte, il y avait lieu de tout
espÃĐrer.
Il fallait trois heures au gÃĐnÃĐral Charot pour faire les trois lieues
qu'il avait à franchir par la chaussÃĐe de l'Argonne, trajet qui
nÃĐcessitait un double dÃĐtour. Il ne fallait qu'une heure et demie Ã
Jacques pour conduire sa colonne à la hauteur de LongwÃĐe.
Il fut donc convenu que Charot partirait à cinq heures pour arriver à la
nuit close à l'entrÃĐe du dÃĐfilÃĐ, et Jacques à six heures et demie. Les
premiers coups de canon de Charot, qui amenait avec lui deux piÃĻces de
campagne, devaient servir de signal à MÃĐrey pour charger.
MÃĐrey eut donc le temps de changer d'habits et de prendre un bain avant
de se remettre en route, et, Ã six heures et demie, avec son costume de
reprÃĐsentant, un fusil de munition à la main, il prit la tÊte de la
colonne.
Le duc de Chartres avait demandÃĐ Ã ÃŠtre de l'expÃĐdition. Mais Dumouriez
lui avait dit en riant:
--Patience, patience, monseigneur; attendez une belle bataille à la
lumiÃĻre du soleil, les combats de nuit ne vont pas aux princes du sang.
Puis il avait ajoutÃĐ Ã voix basse:
--Surtout quand ils sont aptes à succÃĐder!
à huit heures, MÃĐrey et ses cinq cents hommes voyaient à un quart de
lieue, Ã travers les arbres, les feux des bivouacs qui coupaient la
forÊt sur toute la ligne du dÃĐfilÃĐ, mais qui se groupaient plus nombreux
autour du village de LongwÃĐe oÃđ ÃĐtait le quartier gÃĐnÃĐral du prince de
Ligne.
Chaque soldat posa son sac à terre, s'assit sur son sac, mangea un
morceau de pain, but une goutte d'eau-de-vie, et plein d'impatience
attendit.
Vers dix heures, on entendit les premiers coups de fusil ÃĐchangÃĐs entre
les avant-postes autrichiens et l'avant-garde française.
Puis, dix minutes aprÃĻs, le grondement du canon annonça que l'artillerie
venait de se mÊler de la partie.
DÃĻs les premiers coups de fusil, la petite colonne conduite par Jacques
avait vu un grand trouble se manifester sur toute la ligne du dÃĐfilÃĐ; on
voyait à la lueur des feux les soldats saisir leurs armes et courir du
cÃītÃĐ de l'attaque.
Jacques avait toutes les peines du monde à maintenir ses hommes, mais
ses instructions ÃĐtaient prÃĐcises: ne pas donner avant le premier coup
de canon.
Ce premier coup de canon tant attendu se fit enfin entendre. Les soldats
saisirent leurs fusils et, Jacques MÃĐrey à leur tÊte, s'ÃĐlancÃĻrent.
--Ã la baÃŊonnette! cria Jacques MÃĐrey. Ne faites feu qu'au dernier
moment!
Et tous s'ÃĐlancÃĻrent à ce cri magique de ÂŦVive la nation!Âŧ qui, rÃĐpÃĐtÃĐ
par l'ÃĐcho de la forÊt, eÃŧt pu faire croire aux Autrichiens et aux
ÃĐmigrÃĐs qu'il ÃĐtait poussÃĐ par dix mille voix.
Mais, pour combattre contre la France, les ÃĐmigrÃĐs n'en ÃĐtaient pas
moins braves. Le cri de ÂŦVive le roi!Âŧ rÃĐpondit au cri de ÂŦVive la
nation!Âŧ Et, pareille à un tourbillon, une charge de cavalerie, conduite
par un homme de trente à trente-cinq ans, portant l'uniforme de colonel
autrichien, habit blanc, pantalon rouge, ceinture d'or, descendit du
haut de la colline oÃđ le village ÃĐtait situÃĐ.
--Feu à vingt pas, et recevez les survivants sur vos baÃŊonnettes!
Puis, d'une voix qui fut entendue de tous:
--Ã moi l'officier! cria-t-il.
Et, se plaçant au milieu du chemin, à la tÊte de la colonne, il attendit
que les premiers cavaliers fussent à vingt pas de lui, ajusta
l'officier, et fit feu.
Cinq cents coups de fusil accompagnÃĻrent le sien.
Chacun s'ÃĐtait postÃĐ le plus commodÃĐment possible pour tirer; chacun
avait visÃĐ Ã la lueur du feu des bivouacs. La chaussÃĐe ne permettait Ã
la cavalerie de charger que sur huit hommes de front; mais les balles,
en se croisant, avaient plongÃĐ des deux cÃītÃĐs dans les rangs; plus de
cent chevaux et de deux cents cavaliers tombÃĻrent.
Quant à l'officier, emportÃĐ par le galop de son cheval, il vint rouler
auprÃĻs de Jacques MÃĐrey, tuÃĐ roide d'une balle au milieu de la poitrine.
La chaussÃĐe ÃĐtait tellement obstruÃĐe de cadavres d'hommes et de chevaux,
que les derniers rangs ne purent franchir la barricade sanglante qui
venait de se lever entre eux et les patriotes.
Quelques-uns des survivants, ÃĐchappÃĐs au massacre, vinrent se jeter sur
les baÃŊonnettes et furent tuÃĐs ou pris.
--Rechargez! cria MÃĐrey, et feu à volontÃĐ!
Les patriotes rechargÃĻrent leurs fusils, et, s'ÃĐlançant sous bois de
chaque cÃītÃĐ de la chaussÃĐe, ce que ne pouvaient faire les cavaliers, ils
les poursuivirent en les fusillant. Quant à ceux qui ÃĐtaient dÃĐmontÃĐs,
c'ÃĐtait l'affaire de la baÃŊonnette; tous se dÃĐfendaient avec
acharnement, d'abord parce qu'ils ÃĐtaient tous braves, ensuite parce
qu'ils savaient que tout prisonnier ÃĐmigrÃĐ ÃĐtait un homme fusillÃĐ.
Donc ils aimaient mieux en finir sur le champ de bataille que dans les
fossÃĐs d'une citadelle ou contre un vieux mur.
Au reste, on entendait le canon de Charot qui se rapprochait, indication
sÃŧre que les Autrichiens battaient en retraite; ils avaient fait la mÊme
faute: la Croix-aux-Bois prise, ils ne l'avaient pas fait garder par un
nombre d'hommes assez considÃĐrable.
Les fuyards arrivÃĻrent sur les derriÃĻres de la colonne autrichienne,
annonçant que l'armÃĐe ÃĐtait coupÃĐe, que le corps des ÃĐmigrÃĐs ÃĐtait aux
trois quarts exterminÃĐ, et que son chef, le prince de Ligne, avait ÃĐtÃĐ
tuÃĐ par le premier coup de fusil qui avait ÃĐtÃĐ tirÃĐ.
Le dÃĐsordre se mit dans les rangs des Autrichiens et des ÃĐmigrÃĐs; chacun
se jeta dans les bois, tirant de son cÃītÃĐ. La rÃĐsistance cessa ou à peu
prÃĻs; trois ou quatre cents Autrichiens furent tuÃĐs, autant pris; deux
cent cinquante ÃĐmigrÃĐs restÃĻrent sur le champ de bataille.
Quelques-uns, aprÃĻs une rÃĐsistance dÃĐsespÃĐrÃĐe, furent conduits Ã
Dumouriez.
Quant à Jacques MÃĐrey, à peine le combat avait-il cessÃĐ qu'il songea aux
blessÃĐs. Les ambulances ÃĐtaient encore mal organisÃĐes à cette ÃĐpoque, ou
plutÃīt elles ne l'ÃĐtaient pas du tout. Craignant quelque retour offensif
de l'ennemi, il fit rÃĐunir tous les chevaux sans maÃŪtre que l'on put
trouver, y compris celui du prince de Ligne, que l'on reconnut à sa
housse et à ses fontes brodÃĐes d'or, et les employa à transporter les
blessÃĐs à Vouziers, oÃđ il ÃĐtablit le quartier gÃĐnÃĐral de ses malades,
laissant à un plus ambitieux que lui le soin de porter la nouvelle de la
victoire au gÃĐnÃĐral en chef.
Jacques MÃĐrey ordonna que les Autrichiens fussent amenÃĐs avec des soins
ÃĐgaux à ceux qui ÃĐtaient accordÃĐs aux Français; et, couchÃĐs dans les
mÊmes chambres, ils recevaient les mÊmes soins.
Mais, Ã peine l'ambulance ÃĐtait-elle installÃĐe, Ã peine les premiers
pansements ÃĐtaient-ils faits, que le canon se fit entendre de nouveau,
et cette fois en se rapprochant de Vouziers, ce qui indiquait que
c'ÃĐtait le gÃĐnÃĐral Charot qui à son tour battait en retraite.
En effet, au bout de deux heures, quelques-uns de ces hommes qui
semblent avoir des ailes aux pieds pour annoncer les catastrophes
arrivÃĻrent à Vouziers, se disant suivis du corps d'armÃĐe du gÃĐnÃĐral
Charot qui battait en retraite.
Clerfayt, comprenant l'importance de la position de la Croix-aux-Bois,
ÃĐtait accouru au canon avec les trente mille hommes qui lui restaient,
et, avec ces trente mille hommes, il avait renversÃĐ tout ce qui
s'opposait à son passage.
On annonça à Jacques MÃĐrey qu'un des soldats qui avaient combattu sous
lui avait à lui remettre divers objets prÃĐcieux qu'il ne voulait
remettre à personne. Il fit venir l'homme; c'ÃĐtait un caporal. Il avait
fouillÃĐ le chef des ÃĐmigrÃĐs, avait trouvÃĐ sur lui une bourse contenant
cent vingt louis, un portefeuille dans lequel ÃĐtait une lettre commencÃĐe
pour sa femme, une montre enrichie de diamants et plusieurs bagues
prÃĐcieuses.
Il apportait le tout au docteur, sous ce prÃĐtexte tout militaire que,
puisque c'ÃĐtait lui qui avait tuÃĐ le prince, c'ÃĐtait lui qui en devait
hÃĐriter.
--Mon ami, lui dit Jacques MÃĐrey, je ne me crois aucun droit à tous ces
objets, et cependant, comme ils sont entre mes mains, voilà à mon avis
ce qu'il faut en faire: il faut faire venir des mÃĐdecins de MÃĐziÃĻres, de
Sedan, de Rethel, de Reims et de Sainte-Menehould, accepter le
dÃĐvouement de ceux qui seront riches, et payer les soins de ceux qui
seront pauvres avec les cent vingt louis du prince de Ligne. Es-tu de
cet avis?
--Parfaitement, citoyen reprÃĐsentant.
--Comme le prince de Ligne n'est point un ÃĐmigrÃĐ, mais un prince de
Hainaut, et que ses biens ne sont pas confisquÃĐs, mon avis est encore
qu'il faut remettre le portefeuille, la montre et les bijoux trouvÃĐs sur
lui au gÃĐnÃĐral Dumouriez; il les fera passer à sa femme, qui, quoi que
tu en dises, a encore plus de droits à son hÃĐritage que moi.
--C'est encore juste, dit le caporal.
--Enfin, continua Jacques, comme il ne faut pas t'Ãīter aux yeux de qui
de droit le mÃĐrite de ta belle action, c'est toi qui porteras au
gÃĐnÃĐral, avec une lettre de moi, le portefeuille, la montre et les
bijoux. AprÃĻs quoi, aussi vite que possible, tu me rapporteras ici la
rÃĐponse du gÃĐnÃĐral, et, comme il faut que cette rÃĐponse arrive le plus
tÃīt possible, tu prendras le cheval du prince, que je regarde comme ma
propriÃĐtÃĐ, et tu diras au gÃĐnÃĐral que je le prie, pour l'amour de moi,
de le mettre dans ses ÃĐcuries.
Quatre heures aprÃĻs, le caporal ÃĐtait de retour sur un cheval que
Dumouriez envoyait à Jacques MÃĐrey en ÃĐchange du sien.
Il ÃĐtait porteur d'une lettre de Dumouriez qui ne contenait que ces
mots:
_Venez vite: j'ai besoin de vous._
DUMOURIEZ.
--Eh bien! dit-il au soldat, tu as l'air content, mon brave.
--Je crois bien, rÃĐpondit celui-ci: le gÃĐnÃĐral m'a fait sergent et m'a
donnÃĐ sa propre montre.
Et il montra à Jacques MÃĐrey la montre que lui avait donnÃĐe Dumouriez.
--Bon, dit en riant Jacques, elle est d'argent.
--Oui, rÃĐpondit le soldat; mais les galons sont d'or!
XXVII
Kellermann
Jacques MÃĐrey trouva Dumouriez calme, quoique la situation fÃŧt presque
dÃĐsespÃĐrÃĐe.
Charot, au lieu de se retirer sur Grand-PrÃĐ, avait ÃĐtÃĐ prÃĐvenu et
s'ÃĐtait retirÃĐ sur Vouziers.
Dumouriez, avec ses quinze mille hommes, se trouvait sÃĐparÃĐ de Charot,
qui ÃĐtait, comme nous l'avons dit, Ã Vouziers, et de Dubouquet, qui
ÃĐtait au ChÊne Populeux, par les trente mille hommes de Clerfayt.
Le gÃĐnÃĐral en chef ÃĐcrivait.
Il donnait l'ordre à Beurnonville de hÃĒter sa marche sur Rethel, oÃđ il
n'ÃĐtait pas encore et oÃđ il eÃŧt dÃŧ Être le 13; à Charot et à Dubouquet
de faire leur jonction et de marcher sur Sainte-Menehould.
Enfin, il ÃĐcrivait une derniÃĻre lettre à Kellermann, dans laquelle il le
priait, quelques bruits qu'il entendÃŪt venir de l'armÃĐe, et si
dÃĐsastreux que fussent ces bruits, de ne pas s'arrÊter un instant et de
marcher sur Sainte-Menehould.
Il chargea des deux premiÃĻres lettres ses deux jeunes hussards, qui,
connaissant le pays et admirablement montÃĐs, pouvaient en quatre ou cinq
heures atteindre Alligny par un dÃĐtour; il leur ordonna de prendre deux
chemins diffÃĐrents, afin que si l'un des deux ÃĐtait arrÊtÃĐ en route,
l'autre supplÃĐÃĒt.
Tous deux partirent.
Alors, prenant Jacques MÃĐrey à part:
--Citoyen Jacques MÃĐrey, lui dit-il, depuis deux jours vous nous avez
donnÃĐ de telles preuves de patriotisme et de courage, et de votre cÃītÃĐ
vous m'avez vu agir si franchement, qu'il ne peut plus y avoir entre
nous ni doutes ni soupçons.
Jacques MÃĐrey tendit sa main au gÃĐnÃĐral.
--à qui avez-vous besoin que je rÃĐponde de vous comme de moi-mÊme?
dit-il.
--Il n'est pas question de cela. Vous allez prendre mon meilleur cheval
et vous rendre au-devant de Kellermann; vous ne lui parlerez pas en mon
nom, le vieil Alsacien est blessÃĐ d'avoir ÃĐtÃĐ mis sous les ordres d'un
plus jeune gÃĐnÃĐral que lui, voilà pourquoi il ne se presse pas d'obÃĐir;
mais vous lui parlerez au nom de la France, notre mÃĻre à tous; vous lui
direz que la France, les mains jointes, le supplie de faire sa jonction
avec moi; une fois sa jonction faite, je lui abandonnerai le
commandement s'il le dÃĐsire, et je servirai sous lui comme gÃĐnÃĐral,
comme aide de camp, comme soldat. Kellermann, trÃĻs brave, est en mÊme
temps prudent jusqu'à l'irrÃĐsolution: il ne doit Être qu'à quelques
lieues d'ici. Avec ses 20 000 hommes, il passera partout; trouvez-le,
amenez-le. Dans mon plan, je lui rÃĐserve les hauteurs de Gizaucourt;
mais qu'il se place oÃđ il voudra, pourvu que nous puissions nous donner
la main. Voilà mon plan: Dans une heure, je lÃĻve le camp; je m'adosse Ã
Dillon, que je laisse aux Islettes. Je rallie Bournonville et mes vieux
soldats du camp de Maulde, cela me fait 25 000 hommes; les 6 000 hommes
de Charot et les 4 000 de Dubouquet me font 35 000 hommes; les 20 000 de
Kellermann, 55 000. Avec 55 000 soldats gais, alertes, bien portants, je
ferai tÊte, s'il le faut, à 80 000 hommes. Mais il me faut Kellermann.
Sans Kellermann, je suis perdu et la France est perdue. Partez donc, et
que le gÃĐnie de la nation vous mÃĻne par la main!
Une heure aprÃĻs, en effet, Dumouriez recevait un parlementaire prussien
qu'il promenait par tout le camp de Grand-PrÃĐ; mais le parlementaire
ÃĐtait à peine à CheviÃĻres, qu'il faisait dÃĐcamper et marcher en silence,
ordonnant de laisser tous les feux allumÃĐs.
L'armÃĐe ignorait que le dÃĐfilÃĐ de la Croix-aux-Bois avait ÃĐtÃĐ forcÃĐ.
Elle ignorait le motif de cette marche et croyait faire un simple
changement de position. Le lendemain, Ã huit heures du matin, on avait
traversÃĐ l'Aisne et l'on s'arrÊtait sur les hauteurs d'Autry.
Le 17 septembre, aprÃĻs deux de ces paniques inexplicables qui
ÃĐparpillent une armÃĐe comme un tourbillon fait d'un tas de feuilles
sÃĻches, tandis que des fuyards couraient annoncer à Paris que Dumouriez
ÃĐtait passÃĐ Ã l'ennemi, que l'armÃĐe ÃĐtait vendue, Dumouriez entrait Ã
Sainte-Menehould avec son armÃĐe en excellent ÃĐtat; il y ÃĐtait accompagnÃĐ
par Dubouquet, Charot et Beurnonville, et il ÃĐcrivait à l'AssemblÃĐe
nationale:
_J'ai ÃĐtÃĐ obligÃĐ de quitter le camp de Grand-PrÃĐ, lorsqu'une
terreur panique s'est mise dans l'armÃĐe; dix mille hommes ont fui
devant quinze cent hussards prussiens. La perte ne monte pas à plus
de cinquante hommes et quelques bagages._
_Tout est rÃĐparÃĐ. Je rÃĐponds de tout!_
Pendant ce temps, Jacques MÃĐrey courait aprÃĻs Kellermann.
Il ne le rejoignit que le 17, vers cinq heures du matin, Ã Saint-Dizier.
En apprenant le 17 l'ÃĐvacuation des dÃĐfilÃĐs, il s'ÃĐtait mis en retraite.
Ce qu'avait prÃĐvu Dumouriez serait arrivÃĐ s'il n'avait eu l'idÃĐe
d'envoyer Jacques MÃĐrey à Kellermann.
Jacques MÃĐrey lui expliqua tout comme eÃŧt pu le faire le stratÃĐgiste le
plus consommÃĐ. Il lui raconta tout ce qui ÃĐtait arrivÃĐ, lui fit toucher
du doigt les ressources infinies du gÃĐnie de Dumouriez; il lui dit
quelle gloire ce serait pour lui de participer au salut de la France, et
il lui dit tout cela en allemand, dans cette langue rude qui a tant de
puissance sur le cÅur de ceux qui l'ont bÃĐgayÃĐe tout enfant.
Kellermann, convaincu, donna l'ordre de la retraite et le lendemain
celui de marcher sur Gizaucourt.
Le 19 au soir, Jacques MÃĐrey entrait au galop dans la ville de
Sainte-Menehould, et entrait chez Dumouriez en criant:
--Kellermann!
Dumouriez leva les yeux au ciel et respira.
Il avait vu pendant toute la journÃĐe les Prussiens venir, par le
passage de Grand-PrÃĐ, occuper les collines qui sont au-delà de
Sainte-Menehould et le point culminant de la route.
Le roi de Prusse s'ÃĐtait logÃĐ Ã une mauvaise auberge appelÃĐe l'_Auberge
de la Lune_, ce qui fit donner à son campement, ou plutÃīt à son bivouac,
le nom de _Camp de la Lune_, nom que cette hauteur porte encore
aujourd'hui.
Chose ÃĐtrange! l'armÃĐe prussienne ÃĐtait plus prÃĻs de Paris que l'armÃĐe
française, l'armÃĐe française plus prÃĻs de l'Allemagne que l'armÃĐe
allemande.
Le 20 au matin, Dumouriez sortit de Sainte-Menehould pour aller prendre
sa position de bataille, et fut tout ÃĐtonnÃĐ de voir les hauteurs de
Gizaucourt dÃĐgarnies et celles de Valmy occupÃĐes.
Y avait-il erreur, ou Kellermann, forcÃĐ d'obÃĐir, avait-il voulu au moins
prendre une position de son choix?
Par malheur, sa position ÃĐtait mauvaise pour la retraite. Il est vrai
qu'elle ÃĐtait bonne pour le combat. Seulement, il fallait vaincre.
Battu, Kellermann ÃĐtait obligÃĐ de faire passer son armÃĐe par un seul
pont; à droite ou à gauche, des marais à enfoncer jusqu'au cou si l'on
essayait de se replier.
Mais, pour le combat, nous le rÃĐpÃĐtons, la position ÃĐtait belle et
hardie.
Le matin, de la fenÊtre de l'_Auberge de la Lune_, le roi de Prusse
regarda avec sa lunette la position des deux gÃĐnÃĐraux.
Puis, aprÃĻs avoir bien regardÃĐ, il passa la lunette à Brunswick.
Brunswick examina à son tour.
--Qu'en pensez-vous? demanda le roi de Prusse.
--Ma foi! sire, dit Brunswick en secouant la tÊte, je pense que nous
avons devant nous des gens qui veulent vaincre ou mourir.
--Mais, en effet, dit le roi en indiquant Valmy, il me semble que ce
n'est pas là , comme nous l'avait dit M. de Calonne, une armÃĐe de
_vagabonds_, de _tailleurs_ et de _savetiers_.
--DÃĐcidÃĐment, dit Brunswick en rendant au roi sa lunette, je commence Ã
croire que la RÃĐvolution française est une chose sÃĐrieuse.
En ce moment, un brouillard commença de flotter dans l'air et de se
rÃĐpandre dans la plaine, cachant l'une à l'autre chacune des trois
armÃĐes.
Mais l'instant d'ÃĐclaircie avait suffi à Dumouriez pour juger la
position de Kellermann.
Si Clerfayt et ses Autrichiens s'emparaient du mont Yron, placÃĐ derriÃĻre
Valmy, ils canonnaient de là Kellermann, qui, ayant les Prussiens en
tÊte et les Autrichiens en queue, ne pouvait recevoir de lui aucun
secours. Il envoya donc le gÃĐnÃĐral Steingel avec 4 000 hommes pour
occuper le mont Yron, qui n'ÃĐtait occupÃĐ que par quelques centaines
d'hommes qui ne pouvaient rÃĐsister.
Puis il ordonna à Beurnonville d'appuyer Steingel avec seize bataillons.
Enfin, il dÃĐpÊcha Charot avec neuf bataillons et huit escadrons pour
occuper Gizaucourt.
Mais Charot s'ÃĐgara dans le brouillard et alla se heurter à Kellermann,
auquel il demanda ses ordres, et qui, dÃĐjà embarrassÃĐ de ses vingt mille
hommes sur son promontoire de Valmy, le renvoya à Dumouriez.
Dumouriez le renvoya à Gizaucourt; mais Brunswick, de son cÃītÃĐ, avait
reconnu la faute que l'on avait commise en n'occupant pas tout d'abord
ce village, qui offrait une position aussi avantageuse que le mont de la
Lune, et l'avait fait occuper.
Vers onze heures, le brouillard se leva. Dumouriez, avec son ÃĐtat-major
si leste et si ÃĐlÃĐgant, traversa la plaine de Dammartin-la-Planchette Ã
Valmy, alla serrer la main de Kellermann, honneur qu'il rendait à son
doyen d'ÃĒge, puis, sous prÃĐtexte de communiquer avec lui, il lui laissa,
avec le titre de son officier d'ordonnance, le jeune duc de Chartres.
Puis, tout bas à celui-ci:
--C'est ici, dit-il, que sera le danger; c'est ici que vous devez Être.
Arrangez-vous de maniÃĻre à Être remarquÃĐ.
Le jeune prince sourit, serra la main de Dumouriez.
Il n'avait pas besoin de cette recommandation.
Quelque temps avant que le brouillard eÃŧt disparu, les Prussiens, qui
avaient une batterie de soixante piÃĻces de canon braquÃĐes sur Valmy,
sachant que les Français ne pouvaient bouger de là , commencÃĻrent le feu.
Tout à coup, nos jeunes soldats entendirent ÃĐclater un tonnerre, et en
mÊme temps un ouragan de fer s'abattit sur eux.
Ils commençaient leur ÃĐducation militaire par la chose la plus
difficile: recevoir sans bouger le feu de l'ennemi.
Nos artilleurs rÃĐpondaient, c'est vrai; mais leurs boulets à eux
portaient-ils? Au reste, c'est ce qu'ils verraient bientÃīt, le
brouillard s'enlevait doucement et se dissipait peu à peu.
Quand le brouillard eut disparu tout à fait, les Prussiens virent
l'armÃĐe française à son poste, pas un homme n'avait bougÃĐ.
En ce moment oÃđ la lumiÃĻre du soleil reparut comme pour voir cette
grande lutte de laquelle dÃĐpendait le destin de la France, les obus des
Prussiens, mieux dirigÃĐs, tombÃĻrent sur deux caissons qui ÃĐclatÃĻrent; il
en rÃĐsulta un peu de trouble. Kellermann mit son cheval au galop pour
juger lui-mÊme de l'importance de l'accident. Un boulet atteignit le
cheval à la poitrine, à 25 centimÃĻtres du genou du gÃĐnÃĐral: l'homme et
l'animal roulÃĻrent dans la poussiÃĻre. Un instant on les crut tuÃĐs tous
deux; mais Kellermann se releva avec une ardeur toute juvÃĐnile, monta
sur un cheval qu'on lui amenait, refusant celui du duc de Chartres qui
avait mis pied à terre et qui lui offrait le sien. Mais, lorsqu'il
arriva sur le lieu de la catastrophe, le calme ÃĐtait dÃĐjà rÃĐtabli.
Brunswick, voyant que, contre toute attente, cette prÃĐtendue armÃĐe de
vagabonds, de tailleurs et de savetiers recevait la mitraille avec le
calme de vieux soldats, pensa qu'il fallait en finir et ordonna de
charger. Entre onze heures et midi, il forma trois colonnes qui reçurent
l'ordre d'enlever le plateau de Valmy.
Kellermann voit les colonnes se former, donne le mÊme ordre, mais
seulement ajoute:
--Ne pas tirer; attendre les Prussiens à la baÃŊonnette.
Du camp de la Lune à Valmy, il y a à peu prÃĻs deux kilomÃĻtres; le
terrain, pendant un quart de kilomÃĻtre, descend par une pente douce;
puis, pendant trois quarts de kilomÃĻtre à peu prÃĻs, on coupe en travers
une petite vallÃĐe, on arrive à un ressaut de terrain, puis, au bout de
deux cents pas, se prÃĐsente la montÃĐe assez abrupte de Valmy.
Il y eut un moment de silence pendant lequel on n'entendit que le
tambour prussien battant la charge; les trompettes de la cavalerie qui
accompagnaient les colonnes pour les soutenir se taisaient. Le roi de
Prusse et Brunswick, appuyÃĐs au mur de l'auberge, leur lunette à la
main, ne perdaient pas un dÃĐtail.
Pendant ce moment de silence, les trois colonnes prussiennes ÃĐtaient
descendues et commençaient de franchir l'espace intermÃĐdiaire.
Brunswick et le roi de Prusse ne perdaient pas de vue le plateau de
Valmy; ils virent les vingt mille hommes de Kellermann, les six mille
hommes de Steingel et les trente mille hommes de Dumouriez mettre leurs
chapeaux au bout de leurs fusils et faire retentir la vallÃĐe d'un seul
cri, du cri tonnant de ÂŦVive la nation!Âŧ
Puis le canon commença de gronder. Seize grosses piÃĻces du cÃītÃĐ de
Kellermann, trente piÃĻces du cÃītÃĐ de Dumouriez; Kellermann serrant les
Prussiens en tÊte, Dumouriez les brisant en flanc.
Et, dans chaque intervalle des dÃĐtonations de l'artillerie, les chapeaux
toujours agitÃĐs au bout des baÃŊonnettes, et l'ÃĐternel cri de ÂŦVive la
nation!Âŧ
Brunswick repoussa avec colÃĻre les canons de sa lunette les uns dans les
autres.
--Eh bien? demanda le roi de Prusse.
--Il n'y a rien à faire contre de pareils hommes, dit Brunswick; ce sont
des fanatiques.
Les Prussiens montaient toujours, fermes et sombres; chaque volÃĐe de
Kellermann plongeait en profondeur et traçait de longs sillons dans les
rangs; chaque volÃĐe de Dumouriez coupait les lignes par des vides
immenses; les lignes flottaient un instant, puis se remplissaient de
nouveau, et le mouvement de progression continuait.
Mais, arrivÃĐ au ressaut de terrain que nous avons indiquÃĐ, c'est-Ã -dire
à un tiers de portÃĐe de canon de Valmy, il sembla qu'une barriÃĻre de fer
et de feu, que personne ne peut franchir, venait de s'ÃĐlever; les vieux
soldats de FrÃĐdÃĐric s'y entassaient par monceaux; mais, comme aux flots,
Dieu criait:
--Vous n'irez pas plus loin!
Et ils n'allÃĻrent pas plus loin; ils n'eurent pas l'honneur d'aborder
nos jeunes soldats. Brunswick frÃĐmissant ordonna d'arrÊter un massacre
inutile: Ã quatre heures, il fit sonner la retraite. La bataille ÃĐtait
gagnÃĐe.
L'ennemi venait de faire son premier pas en arriÃĻre; la France ÃĐtait
sauvÃĐe.
Le jeune duc de Chartres n'avait rien fait et n'avait rien pu faire de
remarquable. Il ÃĐtait restÃĐ bravement au milieu du feu. C'est tout ce
que lui demandait Dumouriez, et cela suffisait à ce que son nom fÃŧt dans
le bulletin de la bataille.
* * * * *
Que l'on ne s'ÃĐtonne pas que celui qui ÃĐcrit ces lignes s'ÃĐtende avec
une si profonde vÃĐnÃĐration sur tous les dÃĐtails de notre grande, de
notre sainte, de notre immortelle RÃĐvolution; ayant à choisir entre la
vieille France, Ã laquelle appartenaient ses aÃŊeux, et la France
nouvelle, Ã laquelle appartenait son pÃĻre, il a optÃĐ pour la France
nouvelle; et, comme toutes les religions raisonnÃĐes, la sienne est
pleine de confiance et de foi.
J'ai visitÃĐ cette longue ligne qui s'ÃĐtend du camp de la Lune à ce
ressaut que ne purent franchir les Prussiens. J'ai gravi la colline de
Valmy, vÃĐritable _Scala santa_ de la RÃĐvolution, que tout patriote
devrait monter à genoux. J'ai baisÃĐ cette terre sur laquelle, pendant
une de ces journÃĐes qui dÃĐcident des destins du monde, battirent tant de
vaillants cÅurs et oÃđ le vieux Kellermann, l'un des deux sauveurs de
la patrie, voulut que le sien fÃŧt enterrÃĐ.
Puis je me relevai en disant avec fiertÃĐ:
--LÃ aussi ÃĐtait mon pÃĻre, venu du camp de Maulde comme simple
brigadier, avec Beurnonville.
Un an aprÃĻs, il ÃĐtait gÃĐnÃĐral de brigade.
Un an aprÃĻs, il ÃĐtait gÃĐnÃĐral en chef.
XXVIII
Les hommes de la Convention
Ce fut le lendemain de la grande journÃĐe que nous venons de raconter,
que la salle de spectacle des Tuileries s'ouvrit pour recevoir les
membres de la Convention.
Nous connaissons tous ce petit thÃĐÃĒtre de cour, destinÃĐ Ã contenir cinq
cents personnes à peine et qui allait recevoir sept cent quarante-cinq
conventionnels.
En gÃĐnÃĐral, plus l'arÃĻne est petite, plus le combat est acharnÃĐ.
Le rapprochement, qui rend l'amitiÃĐ plus solide, rend la haine plus
grande.
Quand deux ennemis se touchent, ils ne se menacent plus, ils se
frappent.
Que devait Être la Convention?
Un concile politique oÃđ la France, ÃĐcrivant son nouveau dogme, allait
assurer son unitÃĐ.
Par malheur, avant d'Être, elle ÃĐtait dÃĐjà divisÃĐe.
Et cependant oÃđ ÃĐtait le centre de l'unitÃĐ vitale? oÃđ ÃĐtait le cÅur
de la France dans la Convention?
Forte comme elle l'ÃĐtait, la France pouvait lutter contre le monde.
Mais pouvait-elle lutter contre elle-mÊme?
LÃ ÃĐtait la question.
Triompherait-elle avec le schisme de la Montagne et de la Gironde dans
son sein?
Triompherait-elle avec la guerre civile dans la VendÃĐe?
Elle ne craignait pas la royautÃĐ. Le jour oÃđ le roi avait menti, il
avait donnÃĐ sa dÃĐmission.
UN ROI NE MENT PAS.
Elle craignait sa guerre civile de l'Ouest, ses prÊtres armant le peuple
contre le peuple.
Ce qu'elle craignait, c'est ce qui arriva.
Au fur et à mesure qu'ils entraient, ces hommes, tous enfants du
10-AoÃŧt, tous inspirÃĐs de l'esprit qui avait prÃĐsidÃĐ Ã cette grande
journÃĐe, ces hommes se dÃĐsignaient par les noms de royalistes et
d'hommes de Septembre.
Ces hommes qui venaient combattre pour la France et qui, au lieu de
combattre pour la France, avaient combattu l'un contre l'autre, ces
hommes s'ignoraient complÃĻtement.
Ils se frappÃĻrent sans se connaÃŪtre.
Les girondins n'ÃĐtaient pas royalistes, c'ÃĐtaient eux que l'on dÃĐsignait
sous ce nom.
Ce fut un discours de Vergniaud qui fit le 10-AoÃŧt. ÂŦNous avons vu,
avait-il dit en dÃĐsignant du doigt les Tuileries, nous avons vu vingt
fois la terreur sortir de ce chÃĒteau. Qu'elle y rentre une fois, et que
tout soit dit!Âŧ
Les montagnards n'avaient rien à faire avec _Septembre_. On savait que
Danton lui-mÊme, qui en avait pris la responsabilitÃĐ pour que le sang
versÃĐ ne tachÃĒt point la France, on savait que Danton n'y ÃĐtait pour
rien.
On savait que c'ÃĐtait Marat et Robespierre qui avaient tout fait, avec
un agent secondaire, Panis.
Les deux accusations ÃĐtait donc fausses.
Presque tous les girondins, qu'on accusait de _royalisme_, votÃĻrent la
mort du roi.
Presque tous les montagnards dÃĐsapprouvÃĻrent Septembre.
Seulement, ils ne voulurent pas que _Septembre_ fÃŧt puni. Au moment oÃđ
la France avait besoin de tous ses enfants, ce n'ÃĐtait pas le moment,
parmi les plus ardents patriotes, de se juger, de se punir et de
s'ÃĐpurer.
On a calculÃĐ du reste que, sur sept cent quarante-cinq membres qui
s'assirent sur les bancs de la Convention le jour de son ouverture, cinq
cents n'ÃĐtaient ni girondins ni montagnards; tous ces nouveaux arrivants
de province, marchands, avocats, bourgeois, professeurs, journalistes,
venaient en amis du bien, de l'humanitÃĐ, de la France. Ils voulaient
tous la prospÃĐritÃĐ de la nation; mais ils n'ÃĐtaient, nous le rÃĐpÃĐtons,
ni girondins ni montagnards.
C'ÃĐtait à la Montagne à les attirer à elle par la terreur.
C'ÃĐtait à la Gironde à les rallier à son parti par l'ÃĐloquence.
Cependant on put voir, Ã la nomination du prÃĐsident et des secrÃĐtaires,
combien _l'horreur_ de Septembre dominait _l'envie_ qu'inspirait la
Gironde.
PÃĐtion fut nommÃĐ prÃĐsident.
Les six secrÃĐtaires furent: Camus et Rabaud-Saint-Ãtienne, deux
constituants;
Les quatre autres, Brissot, Vergniaud, Lassource, des girondins;
Condorcet, un ami de la Gironde, qui devait mourir avec elle, et par sa
mort comme par sa vie--juste qu'il ÃĐtait--la justifier dans l'histoire.
Pas un homme de la Montagne, tout est pris à droite. La majoritÃĐ est
donc à la droite.
Aussi, dÃĻs son entrÃĐe, la masse, cette ÃĐternelle victime de l'erreur,
ÃĐtait-elle dans l'erreur. Ses instincts vulgaires, ses craintes
personnelles, la vue basse de la bourgeoisie, ne lui permettaient pas de
regarder en face l'ÃĐnergique lÃĐgion de la Montagne, dans laquelle ÃĐtait
le salut national.
Il est vrai qu'au sommet de cette ÃĒpre et dure Montagne siÃĐgeait la pÃĒle
et froide figure de Robespierre, peau de parchemin collÃĐe sur un crÃĒne
d'inquisiteur, sphinx ÃĐtrange posant ÃĐternellement des ÃĐnigmes dont il
ne disait jamais le mot; Danton, masque terrible du damnÃĐ, avec sa
bouche torse, son visage labourÃĐ par la petite vÃĐrole, sa voix de
dictateur, son attitude de tyran; et Marat, ce roi des batraciens, qui
semblait, comme Philippe-ÃgalitÃĐ, avoir renoncÃĐ Ã la royautÃĐ--des
reptiles--pour s'appeler Marat tout court; Marat, par son pÃĻre Sarde;
Marat, par sa mÃĻre Suisse, n'ouvrant la bouche que pour demander _des
tÊtes_, n'ouvrant ses lÃĻvres jaunes que pour demander _du sang_.
Danton le mÃĐprisait, Robespierre le haÃŊssait, et tous deux cependant le
tolÃĐraient.
Marat faisait peur physiquement et moralement.
En opposition à cette masse de rÃĐpublicains farouches, formÃĐe à cette
heure encore du double club des Jacobins et des Cordeliers, on voyait
les vingt-neuf girondins autour desquels se groupait le parti de la
Gironde, tous hommes de bien sur lesquels la calomnie mÊme n'avait pas
de prise, ou n'avait à reprocher que des fautes communes à beaucoup dans
cette ÃĐpoque de mÅurs lÃĐgÃĻres, plusieurs jeunes et beaux, presque
tous pleins de talent, Brissot, Roland, Condorcet, Vergniaud, Louvet,
GensonnÃĐ, Duperret, Lassource, FonfrÃĻde, Ducos, Garat, Fauchet, PÃĐtion,
Barbaroux, Guadet, Buzot, Salles, Sillery.
Ãvidemment la sympathie ÃĐtait là .
Chacun prit sa place bruyamment.
Puis on fit l'appel nominal.
Quand on en vint au nom de Jacques MÃĐrey, Danton rÃĐpondit pour lui:
--En mission prÃĻs de Dumouriez.
L'appel nominal fini, le prÃĐsident et les secrÃĐtaires nommÃĐs, la
Convention constituÃĐe enfin, le premier qui parla, au milieu d'un
silence solennel, fut le cul-de-jatte Couthon, l'apÃītre de Robespierre.
Il se souleva, et de sa place dit quelques paroles qui avaient une
portÃĐe immense.
--Je propose d'ouvrir la nouvelle session en jurant haine à la royautÃĐ,
haine à la dictature, haine à toute puissance individuelle.
Quoique venant de la Montagne, la proposition fut accueillie par un
bravo unanime, auquel succÃĐda un formidable cri de: ÂŦVive la nation!Âŧ
On eÃŧt dit l'ÃĐcho de celui qui avait ÃĐtÃĐ poussÃĐ la veille sur le champ
de bataille de Valmy.
Mais Danton se leva.
On fit silence.
--Avant, dit-il, d'exprimer mon opinion sur le premier acte que doit
faire l'AssemblÃĐe nationale, qu'il me soit permis de rÃĐsigner dans son
sein les fonctions qui m'avaient ÃĐtÃĐ dÃĐlÃĐguÃĐes par l'AssemblÃĐe
lÃĐgislative. Je les ai reçues au bruit du canon; hier nous avons reçu la
nouvelle que la jonction des armÃĐes ÃĐtait faite; aujourd'hui la jonction
des reprÃĐsentants est opÃĐrÃĐe. Je ne suis plus que mandataire du peuple,
et c'est en cette qualitÃĐ que je vais parler. Il ne peut exister de
constitution que celle qui sera textuellement, nominativement, acceptÃĐe
par la majoritÃĐ des assemblÃĐes primaires. Ces vains fantÃīmes de
dictature dont on voudrait effrayer le public, dissipons-les; disons
qu'il n'y a de constitution que celle qui est acceptÃĐe du peuple.
Jusqu'ici, on l'a agitÃĐ, il fallait l'ÃĐveiller contre les tyrans.
Maintenant que les lois sont aussi terribles contre ceux qui les
violeraient que le peuple l'a ÃĐtÃĐ en foudroyant la tyrannie, qu'elles
punissent tous les coupables, abjurons toute exagÃĐration, dÃĐclarons que
_toute propriÃĐtÃĐ territoriale et industrielle sera ÃĐternellement
maintenue_.
Cette dÃĐclaration rÃĐpondait si merveilleusement aux paroles du roi de
Prusse à Verdun et aux craintes de la France, qu'elle fut couverte
d'applaudissements, quoiqu'elle vÃŪnt de celui que l'on regardait comme
le chef des septembriseurs.
Et, en effet, la crainte gÃĐnÃĐrale n'ÃĐtait pas le massacre. Chacun savait
bien que, dans ce cas, organiser la dÃĐfense serait chose facile. Non, la
crainte gÃĐnÃĐrale ÃĐtait qu'on ne reprÃŪt les biens des ÃĐmigrÃĐs, et que
l'on ne dÃĐclarÃĒt nuls les ventes et les achats.
Le peuple français avait admirablement compris le mot _rÃĐvolution_. Il
l'avait dÃĐcomposÃĐ, il savait qu'il voulait dire: PropriÃĐtÃĐ facile, Ã bon
marchÃĐ, Ã la portÃĐe de tous, un toit pour le pauvre, un foyer pour le
vieillard, un nid pour la famille.
Au milieu des bravos suscitÃĐs par cette promesse de l'Adamastor de la
Chambre, deux voix protestÃĻrent.
--J'eusse mieux aimÃĐ, dit Cambon, que Danton se bornÃĒt à sa premiÃĻre
proposition, c'est-Ã -dire qu'il ÃĐtablÃŪt seulement le droit que le peuple
a de voter sa constitution. Mais Danton est en opposition avec lui-mÊme.
Quand la patrie est en danger, a-t-il dit, tout appartient à la patrie.
Qu'importe alors que la propriÃĐtÃĐ subsiste si la personne pÃĐrit!
Du groupe des girondins une voix, celle de Lassource, s'ÃĐleva:
--Danton, s'ÃĐcria-t-il, en demandant que l'on consacre la propriÃĐtÃĐ, la
compromet. Y toucher, mÊme pour l'affermir, c'est l'ÃĐbranler. La
propriÃĐtÃĐ est antÃĐrieure à la loi!
La Convention alla aux voix et les deux propositions de Danton furent
rÃĐsumÃĐes ainsi:
1š Il ne peut y avoir de constitution que lorsqu'elle est acceptÃĐe par
le peuple;
2š La sÃŧretÃĐ des personnes et des propriÃĐtÃĐs est sous la sauvegarde de
la nation.
Ce fut alors que Manuel se leva et dit, en ÃĐtendant la main avec ce
geste qui commande l'attention et le silence:
--Citoyens, ce n'est pas tout! Vous avez consacrÃĐ la souverainetÃĐ du
vrai souverain, _le peuple_; il faut le dÃĐbarrasser de son faux
souverain, _le roi_.
à ces mots, une voix de droite s'ÃĐcria:
--Le peuple seul doit juger.
Mais, à ces mots, GrÃĐgoire, l'ÃĐvÊque de Blois, se leva.
GrÃĐgoire avait eu une grande autoritÃĐ dans la premiÃĻre assemblÃĐe oÃđ il
avait siÃĐgÃĐ. Il s'y ÃĐtait trouvÃĐ le chef du clergÃĐ populaire. La fusion
des ordres consommÃĐe, il avait ÃĐtÃĐ ÃĐlu secrÃĐtaire à la presque
unanimitÃĐ, avec Mounier, SieyÃĻs, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre et
Chapelier. Dans la DÃĐclaration des droits de l'Homme, il fit inscrire
celle de ses devoirs, et le nom de Dieu; le premier il avait adhÃĐrÃĐ Ã la
constitution civile du clergÃĐ.
Les membres de la Constituante ne pouvaient Être rÃĐÃĐlus à la
LÃĐgislative. GrÃĐgoire alors s'ÃĐtait ÃĐtabli dans son diocÃĻse et avait
publiÃĐ ses lettres pastorales; enfin, Ã la presque unanimitÃĐ encore, il
avait ÃĐtÃĐ nommÃĐ Ã la Convention.
On attendait avec impatience les paroles qui allaient sortir de sa
bouche dans cette grave question.
--Inutile d'attendre, dit-il; certes, personne ne proposera jamais de
conserver en France la race funeste des rois. Nous savons trop bien que
toutes les dynasties n'ont jamais ÃĐtÃĐ que des races dÃĐvorantes vivant de
chair humaine. Mais il faut pleinement rassurer les amis de la libertÃĐ;
il faut dÃĐtruire ce talisman dont la force magique serait propre Ã
stupÃĐfier encore bien des hommes. Je demande donc que, par une loi
solennelle, vous consacriez l'abolition de la royautÃĐ.
Au milieu des bravos et des cris frÃĐnÃĐtiques de toute l'AssemblÃĐe,
d'accord en principe sur ce point, le montagnard Bascle se leva:
--Je demande, dit-il, que l'on ne prÃĐcipite rien et qu'on attende le
vÅu du peuple.
Mais GrÃĐgoire, qui s'ÃĐtait rassis, se redressa à ces paroles, et, tirant
du plus profond de son cÅur cette terrible phrase, il la jeta au
visage de son adversaire:
--Le roi est dans l'ordre moral ce que le monstre est dans l'ordre
physique.
Et, à l'instant mÊme, d'un ÃĐlan unanime, toute la salle s'ÃĐcria:
--La royautÃĐ est abolie.
En ce moment, un homme dont la pÃĒleur dÃĐnonçait la fatigue, les habits
un long voyage, le costume un reprÃĐsentant du peuple aux armÃĐes, entra
brusquement dans la salle, tenant entre ses bras trois drapeaux, deux
autrichiens et un prussien.
--Citoyens, s'ÃĐcria-t-il l'Åil rayonnant d'enthousiasme, l'ennemi est
battu, la France est sauvÃĐe. Dumouriez et Kellermann vainqueurs vous
envoient ces drapeaux pris sur les vaincus. J'arrive à temps pour
entendre la grande voix de la Convention proclamer l'abolition de la
royautÃĐ. Place parmi vous, citoyens, car je suis des vÃītres!
Et, sans rÃĐpondre aux signes que lui faisait Danton pour venir prendre
place prÃĻs de lui sur la Montagne, il alla s'asseoir, agitant son
chapeau aux plumes tricolores encore tout imprÃĐgnÃĐes de la fumÃĐe de la
bataille:
--Vive la RÃĐpublique! cria-t-il, et qu'elle date sa naissance du jour
qui l'a consolidÃĐe: 21 septembre 1792.
* * * * *
Et en mÊme temps on entendit le canon tonner. Il croyait ne tonner que
pour la victoire de Valmy, il tonnait en mÊme temps pour l'abolition de
la royautÃĐ et la proclamation de la rÃĐpublique.
Et, de mÊme qu'en terminant le dernier chapitre nous nous sommes
inclinÃĐs devant ces hommes qui avaient sauvÃĐ militairement la France,
inclinons-nous devant ces autres hommes dont la mission ÃĐtait bien
autrement dangereuse et fut pour eux bien autrement mortelle.
Une seule fois j'ai ÃĐtÃĐ appelÃĐ Ã assister à un spectacle donnÃĐ dans
cette salle des Tuileries oÃđ se tint cette formidable sÃĐance que nous
venons de rapporter, et tant d'autres qui en furent la suite et la
consÃĐquence.
On jouait _le Misanthrope_ et _Pourceaugnac_.
On applaudissait ce double chef-d'Åuvre de MoliÃĻre, qui prÃĐsente les
deux faces de son auteur, le rire et les larmes.
Deux rois et deux reines ÃĐtaient assis avec une foule de princes sur une
estrade et applaudissaient.
Et je me demandais comment les rois osaient entrer dans une pareille
salle, oÃđ la royautÃĐ avait ÃĐtÃĐ abolie, oÃđ la rÃĐpublique avait ÃĐtÃĐ
proclamÃĐe, oÃđ tant de spectres sanglants secouaient leurs linceuls, sans
craindre que ce dÃīme, qui avait entendu les applaudissements du 21
septembre 1792, ne s'ÃĐcroulÃĒt sur eux.
Oui, certes, nous devons beaucoup à ces hommes, à MoliÃĻre, à Corneille,
à Racine, qui ont tant fait pour la gloire de la France, à laquelle ils
ont consacrÃĐ leur gÃĐnie.
Mais combien ne devons-nous pas plus à ces hommes qui ont prodiguÃĐ leur
sang pour la libertÃĐ.
Les premiers ont fondÃĐ les principes de l'art.
Les autres ont consacrÃĐ ceux du droit.
Sans les premiers nous serions encore ignorants peut-Être; sans les
autres, Ã coup sÃŧr, nous serions encore esclaves.
Et ce qu'il y a d'admirable dans ces hommes de 1792, c'est que tous
lavÃĻrent dans leur propre sang leurs erreurs ou leurs crimes.
Je mets à part Marat, dont le couteau de Charlotte Corday a fait
justice, et qui n'ÃĐtait d'aucun parti.
Les girondins, qui causÃĻrent la mort du roi, furent punis de cette mort
par les cordeliers.
Les cordeliers furent punis de la mort des girondins par les
montagnards.
Les montagnards furent punis de la mort des girondins par les hommes de
thermidor.
Enfin ceux-ci se dÃĐtruisirent entre eux.
Ce qu'ils ont fait de mal, ils l'ont emportÃĐ dans leurs tombes
sanglantes.
Ce qu'ils ont fait de bon est restÃĐ.
Et tous, malgrÃĐ leurs erreurs, leurs fautes, leurs crimes mÊmes, ÃĐtaient
de grands citoyens, d'ardents amis de la patrie; leur amour jaloux pour
la France les aveugla, ce fut cet amour frÃĐnÃĐtique qui en fit des
Orosmane et des Othello politiques: ils haÃŊrent et tuÃĻrent parce qu'ils
aimaient.
Mais, parmi ces sept cent quarante-cinq hommes, pas un traÃŪtre, pas un
concussionnaire. Rien de lÃĒche en eux. Fondateurs de la rÃĐpublique, ils
l'avaient dans le cÅur. La rÃĐpublique, c'ÃĐtait leur foi, c'ÃĐtait leur
espoir, c'ÃĐtait leur dÃĐesse. Elle montait avec eux dans la charrette,
elle les soutenait dans le douloureux trajet de la Conciergerie à la
place de la RÃĐvolution. C'ÃĐtait elle qui les faisait sourire jusque sous
le couteau.
Le dix thermidor, elle ne voulut point descendre de l'ÃĐchafaud et fut
guillotinÃĐe entre Saint-Just et Robespierre.
Et voilà ce à quoi je pensais, voilà ce que je voyais comme à travers un
nuage dans cette salle des Tuileries oÃđ des rois et des reines,
inintelligents du passÃĐ et insoucieux de l'avenir, applaudissaient ces
deux excellents comÃĐdiens que l'on appelait Mlle Mars et Monrose.
Notre rÃĐcit serait incomplet si, le lendemain de ce grand jour que nous
venons de faire apparaÃŪtre rayonnant dans le lointain de notre histoire,
nous ne suivions pas Jacques MÃĐrey retournant prÃĻs de Dumouriez, portant
des instructions secrÃĻtes de Danton.
Jacques MÃĐrey avait ÃĐtÃĐ absent trois jours; Ã son retour Ã
Sainte-Menehould, il ne trouva rien de changÃĐ: les Français, faisant
toujours face à la France, semblaient l'envahir; les Prussiens, lui
tournant le dos, semblaient la dÃĐfendre.
Les instructions de Danton ÃĐtaient prÃĐcises:
Tout faire pour que les Prussiens abandonnassent la France, et, en
abandonnant matÃĐriellement la France, abandonnassent moralement le roi.
En somme, la bataille de Valmy n'ÃĐtait qu'un ÃĐchec; ce n'ÃĐtait point une
bataille, mais une canonnade; comme nous l'avons dit, les Prussiens y
avaient perdu douze ou quinze cents hommes, nous sept à huit cents.
Les Prussiens n'ÃĐtaient nullement entamÃĐs matÃĐriellement; dÃĐmoralisÃĐs,
oui.
Les deux armÃĐes comptaient un nombre à peu prÃĻs ÃĐgal de combattants,
soixante-dix à soixante-quinze mille hommes; mais celle des coalisÃĐs
ÃĐtait dans un ÃĐtat dÃĐplorable.
Les escarmouches sur le front de l'armÃĐe n'amenaient aucun rÃĐsultat, et
il avait ÃĐtÃĐ convenu d'un commun accord de les cesser; mais Dumouriez
avait dÃĐtachÃĐ toute sa cavalerie dans les environs: il avait lancÃĐ tous
ses cavaliers à cette chasse des vivres dont nos soldats se faisaient un
plaisir et qui amenait l'abondance dans notre camp tout en poussant la
famine dans le camp prussien.
L'armÃĐe coalisÃĐe perdait deux ou trois cents hommes par jour de la
dysenterie.
Cependant Sa MajestÃĐ FrÃĐdÃĐric-Guillaume tint bon pendant douze jours.
Mais nul n'ÃĐtait, dans toute cette armÃĐe composÃĐe d'ÃĐlÃĐments divers,
plus troublÃĐ que le roi de Prusse lui-mÊme. Il y avait schisme dans son
camp, guerre civile dans sa tente, combat dans son cÅur.
Le roi avait une maÃŪtresse qu'il adorait. Les femmes n'aiment pas la
guerre; la comtesse de Lichtenau ÃĐtait à la tÊte du parti des
pacifiques; elle s'ÃĐtait avancÃĐe jusqu'Ã Spa et n'osait aller plus loin.
Elle craignait pour la vie de son royal amant, bien plus encore pour son
cÅur; les fÊtes qu'on lui avait donnÃĐes à Verdun, ces vierges voilÃĐes
qui avaient ÃĐtÃĐ au-devant de lui avec des fleurs et des dragÃĐes,
n'ÃĐtaient aucunement rassurantes. On voile souvent les vilains visages;
mais plus souvent encore les beaux. Elle ÃĐcrivait au roi des lettres
dÃĐsespÃĐrÃĐes.
En ÃĐchange, la nouvelle de l'ÃĐchec de Valmy avait ÃĐtÃĐ reçue par le parti
de la paix avec autant de joie que la trahison de Verdun avait causÃĐ de
terreur. Brunswick, qui prenait ses soixante-huit ans, voyant que la
campagne de France ne serait point, comme il l'avait cru, prÃĐcisÃĐment
une promenade militaire, aspirait au repos et à son duchÃĐ, loin de se
douter encore que son fameux manifeste les lui ferait perdre tous les
deux. Le roi, de l'avis de Brunswick et des pacifistes, n'ÃĐtait plus
retenu que par un certain respect humain. Ã toutes les observations des
uns et des autres, et mÊme de sa maÃŪtresse, il rÃĐpondit:
--Mais la cause des rois, mais la libertÃĐ de Louis XVI! c'est une
affaire d'honneur qu'un roi ne saurait abandonner sans une suprÊme
honte.
Puis, il faut le dire, les nouvelles arrivaient dÃĐsastreuses pour la
coalition. Le 21 septembre, abolition de la royautÃĐ et proclamation de
la rÃĐpublique; le 24, ChambÃĐry ouvre ses portes; le 29, c'est Nice: la
rÃĐpublique, comme le Nil, commençait à dÃĐborder sur le monde pour le
fertiliser.
Vers les derniers jours de septembre, le malaise devint intolÃĐrable dans
l'armÃĐe des coalisÃĐs. FrÃĐdÃĐric-Guillaume, que l'empereur d'Autriche et
l'impÃĐratrice Catherine attendaient à la table splendide oÃđ ils
dÃĐvoraient la Pologne, n'avait pas de quoi manger dans son camp.
Dumouriez lui envoya douze livres de cafÃĐ, c'est tout ce qu'il en avait
lui-mÊme.
Ces douze livres de cafÃĐ furent le prÃĐtexte des accusations qui
s'ÃĐlevÃĻrent contre Dumouriez, et, il faut le dire aussi, la seule
preuve.
Aux propositions faites par les premiers parlementaires envoyÃĐs,
Dumouriez avait rÃĐpondu au nom de l'AssemblÃĐe:
--Les Français ne traiteront avec l'ennemi que lorsqu'il sera sorti de
France.
Mais les instructions secrÃĻtes que rapportait Jacques MÃĐrey ÃĐtaient loin
d'avoir cette rudesse toute romaine:
Remporter une victoire moins glorieuse, mais aussi importante que celle
de Valmy, sans combattre;
Ne pas pousser l'ennemi à un de ces dÃĐsespoirs qui nous ont valu CrÃĐcy
et Poitiers;
Reconduire l'armÃĐe prussienne avec tous les honneurs de la guerre, mais
enfin la reconduire jusqu'Ã la frontiÃĻre;
Constater bien clairement que FrÃĐdÃĐric-Guillaume, en abandonnant la
cause de Louis XVI, abandonnait la cause des rois; au lieu de mettre
obstacle à la retraite des Prussiens, leur donner toute facilitÃĐ de
l'opÃĐrer.
Enfin, le 1er octobre, les Prussiens, ne pouvant tout à la fois
rÃĐsister à l'ÃĐpidÃĐmie et à la disette, commencÃĻrent à dÃĐcamper.
Ils firent une lieue ce jour-là , une lieue le lendemain, mais enfin
c'ÃĐtaient deux lieues en arriÃĻre.
Le 30 septembre, une entrevue avait eu lieu entre Kellermann et
Brunswick.
Brunswick avait devinÃĐ le plan de Dumouriez, mais Kellermann, esprit
moins dÃĐliÃĐ, ne l'avait pas compris.
Kellermann tenait absolument à poser les bases d'un arrangement.
Brunswick l'ÃĐvitait; il trouvait qu'il avait bien assez ÃĐcrit comme
cela.
Trop peut-Être!
--Mais, insista Kellermann, comment tout cela finira-t-il?
--Rien de plus simple, rÃĐpondit Brunswick; nous nous en retournerons
chacun chez nous, comme les gens de la noce.
--D'accord, dit Kellermann. Mais qui payera les frais de la noce? Il me
semble que l'empereur, qui a attaquÃĐ le premier, nous doit bien les
Pays-Bas pour indemniser la France.
--Quant à cela, la chose ne nous regarde en rien; c'est l'affaire des
plÃĐnipotentiaires.
Et, comme nous l'avons dit, la retraite commença le lendemain.
La retraite fut un ÃĐchange de bons procÃĐdÃĐs. Dillon seul, qui
n'approuvait pas cette maniÃĻre de faire la guerre, se fit donner deux ou
trois fois sur les ongles en voulant serrer l'ennemi de trop prÃĻs.
L'ennemi, on le caressait, on le choyait, on lui donnait du pain et du
vin pour qu'il eÃŧt la force de gagner plus vite la frontiÃĻre.
Verdun fut abandonnÃĐ le 14, Longwy le 22.
Enfin, le 26 octobre, le dernier Prussien vivant repassait la frontiÃĻre.
L'armÃĐe coalisÃĐe laissait trente-cinq mille morts pour engraisser les
plaines de la Champagne.
XXIX
Une soirÃĐe chez Talma
Le 25 octobre de la mÊme annÃĐe, il y avait double fÊte, au thÃĐÃĒtre des
VariÃĐtÃĐs du Palais-Royal, oÃđ Monvel avait engagÃĐ nos meilleurs artistes,
un peu effarouchÃĐs par les premiers ÃĐvÃĐnements de la rÃĐvolution.
Mlle AmÃĐlie-Julie Candeille, qui ÃĐtait la maÃŪtresse de Vergniaud,
donnait la premiÃĻre reprÃĐsentation de sa piÃĻce de _la Belle FermiÃĻre_,
oÃđ elle jouait le rÃīle principal, et Dumouriez, le vainqueur de Valmy,
devait venir au thÃĐÃĒtre.
Enfin, aprÃĻs la reprÃĐsentation, artistes, comÃĐdiennes, auteurs et hommes
politiques devaient se rencontrer chez Talma, dans la petite maison de
la rue Chantereine qu'il venait d'acheter, et oÃđ il donnait une de ces
soirÃĐes, moitiÃĐ bal, moitiÃĐ bel esprit, oÃđ l'on dansait et oÃđ l'on
disait des vers.
Dumouriez ÃĐtait arrivÃĐ depuis quatre jours à Paris avec Jacques, chez
lequel il avait trouvÃĐ un homme qui lui convenait sous tous les
rapports.
L'Åil loyal et profond du docteur l'inquiÃĐtait bien de temps en
temps, en ce qu'il plongeait jusqu'au fond de sa poitrine, comme s'il
n'ÃĐtait pas entiÃĻrement convaincu du dÃĐvouement de Dumouriez à la
RÃĐpublique; mais sous ce rapport il avait affaire à forte partie;
d'ailleurs les faits ÃĐtaient là pour dÃĐmentir les soupçons.
On accusait Dumouriez d'avoir ÃĐtÃĐ un peu trop courtois pour les
Prussiens en retraite; mais Jacques MÃĐrey savait d'oÃđ lui en ÃĐtait venu
l'ordre, puisque cet ordre c'ÃĐtait lui-mÊme qui l'avait transmis.
Dumouriez, sous prÃĐtexte de prÃĐsenter au ministÃĻre son plan favori de
l'invasion belge, ÃĐtait revenu à Paris ÃĐtudier de son Åil intelligent
la situation. La royautÃĐ abolie, la rÃĐpublique proclamÃĐe, venaient
mettre un obstacle à son plan favori: faire du duc de Chartres un roi
de France; mais il savait combien facilement la France, bonne fille au
fond, se laisse aller à ses haines et à ses enthousiasmes du moment.
Il pensait donc que tout espoir n'ÃĐtait point perdu et qu'il fallait
laisser faire au temps.
à sa premiÃĻre entrevue avec Mme Roland, Dumouriez, qui n'avait pas
encore changÃĐ les talons rouges de Versailles contre les bottes de
Valmy, avait traitÃĐ un peu trop lestement la sÃĐvÃĻre matrone qui disait
d'elle-mÊme: ÂŦPersonne moins que moi n'a connu la voluptÃĐ.Âŧ Mme
Roland, qui ÃĐtait le vÃĐritable ministre, qui sentait sa supÃĐrioritÃĐ sur
Roland et qui craignait avant tout le ridicule pour son mari, lui avait
plus gardÃĐ rancune de ses façons cavaliÃĻres envers elle, que de sa chute
du ministÃĻre. En tout cas, le ministÃĻre girondin avait ÃĐtÃĐ admirable
pour Dumouriez. Il l'avait, dans la mesure de son pouvoir, soutenu
physiquement, et, dans la mesure de sa popularitÃĐ, soutenu moralement.
C'ÃĐtait à Dumouriez vainqueur de reconnaÃŪtre à son retour à Paris la
part que ses loyaux ennemis avaient prise à sa victoire, et à amener,
s'il ÃĐtait possible, un rapprochement entre la Montagne et la Gironde.
La chose ÃĐtait d'autant plus facile qu'il y avait dÃĐjà eu rapprochement
entre Dumouriez et Danton.
La premiÃĻre reprÃĐsentation de _la Belle FermiÃĻre_ devait complÃĐter ce
raccommodement.
En arrivant à Paris, Dumouriez s'ÃĐtait prÃĐsentÃĐ au ministÃĻre de
l'IntÃĐrieur; puis, en passant du cabinet du ministre au salon de Mme
Roland, il avait fait prendre dans sa voiture un magnifique bouquet
qu'il lui avait offert. Mme Roland avait reçu en souriant cet emblÃĻme
des choses frivoles et ÃĐphÃĐmÃĻres; et, sur cette demande de Dumouriez:
--Voyons, que pensez-vous de moi?
Elle avait rÃĐpondu:
--Je vous crois quelque peu royaliste.
Puis elle ÃĐtait entrÃĐe, en femme politique, dans les projets de son
mari et de ses collÃĻgues; elle avait reconnu la grande intelligence de
Dumouriez; mais plus cette intelligence ÃĐtait grande, plus il fallait
s'en dÃĐfier.
--Plus vous avez de talent, lui dit-elle, plus vous Êtes dangereux, et
la RÃĐpublique dÃĐsormais se gardera bien de vous subordonner les autres
gÃĐnÃĐraux.
Dumouriez haussa les ÃĐpaules:
--La dÃĐfiance est le dÃĐfaut des rÃĐpubliques; c'est avec la dÃĐfiance
qu'elles tuent le gÃĐnie; c'est la dÃĐfiance qui crÃĐe ces ÃĐternelles
paniques, ces cris de trahison poussÃĐs au hasard, qui Ãītent toute force
morale à l'homme que vous employez, et qui l'envoient impuissant et
dÃĐsarmÃĐ devant l'ennemi. Si les autres gÃĐnÃĐraux ne m'avaient pas ÃĐtÃĐ
subordonnÃĐs, je n'eusse pas pu rÃĐunir les forces de Beurnonville aux
miennes, je n'eusse pas pu tirer Kellermann de Metz et le conduire Ã
temps à Valmy, et à l'heure qu'il est les Prussiens seraient à Paris et
c'est moi qui serais prisonnier à Berlin.
Dumouriez quitta Mme Roland pour se rendre à la Convention; c'ÃĐtait
là qu'on l'attendait.
Il y avait eu changement de gouvernement; il y avait donc un nouveau
serment à prÊter.
Mais Dumouriez s'ÃĐtait avancÃĐ Ã la barre, avait ÃĐcoutÃĐ les compliments
de PÃĐtion, et avait rÃĐpondu:
--_Je ne vous ferai pas de nouveaux serments._ Je me montrerai digne de
commander aux enfants de la libertÃĐ et de soutenir les lois que le
peuple souverain va se faire par votre organe.
Le soir, il se prÃĐsenta aux jacobins. La derniÃĻre fois, il n'avait pas
marchandÃĐ avec la situation, et il avait mis le bonnet rouge; cette
fois, il y vint tout simplement avec son chapeau de gÃĐnÃĐral; quoique ce
fÃŧt le mÊme qu'il portait à Valmy, il fut reçu trÃĻs froidement.
Collot-d'Herbois le comÃĐdien monta à la tribune, remercia le gÃĐnÃĐral de
l'ÃĐminent service qu'il avait rendu à la patrie; mais lui reprocha
d'avoir reconduit le roi de Prusse _avec trop de politesse_.
Danton lui succÃĐda à la tribune, et, aprÃĻs avoir expliquÃĐ les causes de
cette conduite courtoise:
--Console-nous, lui dit-il, par des victoires sur l'Autriche, de ne pas
voir ici le despote de Prusse.
On le voit, Ã la coupe oÃđ Dumouriez croyait venir boire le vin enivrant
de la victoire, l'ingratitude dÃĐmocratique mÊlait dÃĐjà son fiel.
Deux des plus grands gÃĐnÃĐraux de la RÃĐvolution, deux des hommes à qui la
RÃĐpublique devait ses premiÃĻres et ses plus belles victoires, devaient
boire successivement à la coupe amÃĻre:
à peine vidÃĐe par Dumouriez, elle allait se remplir pour Pichegru.
Enfin, comme nous l'avons dit, cette fameuse soirÃĐe devait tout
raccommoder, et c'ÃĐtait à l'Åuvre innocente de Mlle Candeille que
le baiser de paix devait se donner.
Roland avait mis sa loge à la disposition de Dumouriez.
Mme Roland devait y venir; puis, quand Roland aurait fini son labeur
ministÃĐriel, il les rejoindrait.
Danton avait louÃĐ la loge à cÃītÃĐ, pour lui, sa femme et sa mÃĻre.
Soit qu'il se trompÃĒt de loge, soit qu'il le fÃŪt exprÃĻs, il entra avec
Dumouriez et sa femme dans la loge de Roland et s'y installa. Mme
Roland et Mme Danton ne se connaissaient pas. Mme Roland ÃĐtait un
grand esprit, Mme Danton ÃĐtait un grand cÅur. Les deux femmes
devaient se convenir; les deux femmes liÃĐes rapprocheraient les deux
maris.
Puis l'effet ÃĐtait admirable pour le public:
On avait vu, dans la mÊme loge, Dumouriez et Mme Roland, Danton et
Vergniaud! car Vergniaud avait promis de venir. La maladresse d'une
ouvreuse de loge fit manquer tout ce beau plan.
Lorsque Mme Roland se prÃĐsenta au bras de Vergniaud pour entrer dans
sa loge:
--Pardon, madame, lui dit l'ouvreuse, mais la loge est occupÃĐe.
Mme Roland voulut savoir qui se permettait d'occuper une loge qui
ÃĐtait louÃĐe au nom de son mari.
--Ouvrez toujours, dit-elle.
La femme ouvrit.
Mme Roland jeta un coup d'Åil rapide dans sa loge, reconnut
Dumouriez, vit Danton avec une femme tenant la place qu'elle devait
occuper.
Elle savait Danton peu soucieux de l'honorabilitÃĐ des femmes avec
lesquelles il se montrait en public; elle prit Mme Danton pour une
femme prÃĻs de laquelle elle ne pouvait s'asseoir.
--C'est bien, dit-elle.
Et elle repoussa la porte, qui se ferma seule.
Avant que Danton l'eÃŧt ouverte, elle avait gagnÃĐ l'escalier.
D'ailleurs ce refus d'entrer dans une loge oÃđ se trouvait Mme Danton
ÃĐtait une insulte. Danton adorait sa femme, et d'autant plus en ce
moment, qu'elle avait dÃĐjà le cÅur brisÃĐ par les journÃĐes de
Septembre. Une violente palpitation la prit, Ã la suite de laquelle elle
s'ÃĐvanouit. Elle ÃĐtait dÃĐjà atteinte de la maladie dont elle mourut,
d'une anÃĐmie. Une partie du sang versÃĐ le 2 septembre semblait Être le
sien.
Il avait un dernier espoir de revoir Roland chez Talma; quant à sa
femme, Ã coup sÃŧr elle n'y viendrait pas.
Danton passa sa soirÃĐe dans la mÊme loge que Dumouriez, qui fut fort
applaudi, mais beaucoup moins que s'il eÃŧt apparu au public entre Mme
Roland et Vergniaud.
Dieu seul sait combien coÃŧta de tÊtes cette vivacitÃĐ de Mme Roland Ã
refermer la porte de sa loge.
La piÃĻce de Mlle Candeille, quoique appartenant à cette littÃĐrature
molle et insipide de l'ÃĐpoque, eut un grand succÃĻs et resta au
rÃĐpertoire. Quarante ans aprÃĻs cette premiÃĻre reprÃĐsentation, j'y vis
dÃĐbuter Mlle Mante.
Le spectacle fini, l'auteur nommÃĐ au milieu des applaudissements,
Danton chercha inutilement son ami Jacques MÃĐrey pour lui confier sa
femme, dont la santÃĐ commençait à l'inquiÃĐter; mais Jacques MÃĐrey, qui
devait venir le joindre au spectacle, n'avait point paru.
Les deux hommes reconduisirent Mme Danton chez elle, la laissÃĻrent
passage du Commerce, et revinrent rue Chantereine, chez Talma.
La soirÃĐe ÃĐtait des plus brillantes. Talma ÃĐtait dÃĐjà à cette ÃĐpoque Ã
l'apogÃĐe de sa rÃĐputation. Quoique appartenant par son opinion au club
des Jacobins, quoique liÃĐ intimement avec David, l'ami de Marat, il
appartenait par l'esprit, par l'art, par la littÃĐrature, Ã la Gironde,
le plus ÃĐlÃĐgant de tous les partis. Il en rÃĐsultait qu'il rÃĐunissait
chez lui hommes d'Ãtat, poÃĻtes, artistes, peintres, gÃĐnÃĐraux, de toutes
les opinions et de tous les partis.
Lorsque Dumouriez et Danton entrÃĻrent, Mlle Candeille avait eu le
temps de changer de costume et de venir recevoir les fÃĐlicitations de
ses camarades.
Ces fÃĐlicitations ÃĐtaient d'autant plus sincÃĻres que c'ÃĐtait un talent,
comme poÃĻte, qui ne portait ombrage à personne.
Les nouveaux venus joignirent leurs compliments à ceux que Mlle
Candeille ÃĐtait en train de recevoir, et, comme on venait de lui offrir
une couronne de laurier, elle força Dumouriez de l'accepter.
Dumouriez la prit et alla la dÃĐposer sur un buste de Talma, oÃđ elle se
fixa dÃĐfinitivement.
Talma prÃĐsenta à Dumouriez tous ces hommes portant dÃĐjà des noms
cÃĐlÃĻbres ou qui devaient le devenir. Tous ces noms ÃĐtaient connus de
Dumouriez, l'un des gÃĐnÃĐraux les plus lettrÃĐs de l'armÃĐe; mais, ÃĐloignÃĐ
par son ÃĐtat de la sociÃĐtÃĐ parisienne, il ne connaissait que les noms.
LÃ ÃĐtaient LegouvÃĐ, ChÃĐnier, Arnaud, Lemercier, Ducis, David, Girodet,
Prud'hon, LethiÃĻre, Gros, Louvet de Couvrai, Pigault-Lebrun, Camille
Desmoulins, Lucile, Mlle de Keralio, Mlle Cabarrus, Cabanis,
Condorcet, Vergniaud, Guadet, GensonnÃĐ, Garat, Mlle Raucourt, Rouget
de l'Isle, MÃĐhulo, les deux Baptiste, Dazincourt, Fleury, Armand
Dugazon, Saint-Prix, Larive, Monvel, tout l'art, toute la politique du
temps.
LÃ enfin, Dumouriez, applaudi par tous, goÃŧtait cette joie sans mÃĐlange
du triomphateur au triomphe duquel ne se mÊle pas la voix de l'esclave.
Il croyait du moins que la chose se passerait ainsi.
Tout à coup une rumeur sourde courut dans les salons; une inquiÃĐtude
vague sembla s'emparer de tout le monde, et le nom de Marat, vingt fois
rÃĐpÃĐtÃĐ, tomba sur les conviÃĐs du grand artiste, non pas comme des
langues de feu, mais comme des gouttes d'huile bouillante.
--Marat! dit Talma, que vient-il faire ici? Que l'on m'appelle deux
domestique, et qu'on me le mette à la porte!
Mais David s'y opposa.
--Laisse-moi d'abord voir ce qu'il veut, dit David, ensuite tu
dÃĐcideras.
Talma fit un signe d'assentiment.
David s'avança jusqu'au vestibule.
--Que veux-tu? demanda-t-il à Marat.
--Je veux parler au citoyen Dumouriez, rÃĐpondit Marat.
--Ne pourrais-tu choisir un autre moment que celui oÃđ l'on donne une
fÊte?
--Pourquoi donne-t-on des fÊtes à un traÃŪtre?
--Un traÃŪtre qui vient de sauver la patrie.
--Un traÃŪtre! un traÃŪtre! un traÃŪtre! te dis-je.
--Mais enfin que viens-tu demander?
--Je viens demander sa tÊte.
--Avec combien d'autres? demanda Danton qui parut à la porte.
--Avec la tienne, dit Marat, avec celle de tous ceux qui ont pactisÃĐ
avec le roi de Prusse. Oui, ajouta-t-il en montrant le poing, on sait
que vous avez reçu chacun deux millions.
--Laissez entrer ce fou afin que je le saigne! Il voit rouge! dit
Cabanis.
Marat entra.
Mais dÃĐjà beaucoup avaient disparu ou avaient passÃĐ dans les piÃĻces Ã
cÃītÃĐ.
Dugazon avait pris une pelle et l'avait mise à rougir au feu.
Marat ÃĐtait flanquÃĐ de deux jacobins, longs et maigres, ayant la tÊte de
plus que lui.
Il venait demander compte à Dumouriez de l'ÃĐpuration des volontaires de
ChÃĒlons, dont il avait fait chasser les maratistes et ceux qui
demandaient du sang.
Il comptait, le folliculaire gonflÃĐ de fiel et de venin, ÃĐpouvanter le
gÃĐnÃĐral vainqueur comme il ÃĐpouvantait les badauds de Paris.
Dumouriez l'attendit, calme, appuyÃĐ sur le pommeau de son sabre.
--Qui Êtes vous? demanda-t-il.
--Je suis Marat, rÃĐpondit celui-ci, tordant sa bouche baveuse.
--Je n'ai affaire ni à vous ni à vos pareils.
Et il lui tourna le dos avec un profond mÃĐpris.
Tous ceux qui entouraient le gÃĐnÃĐral, et particuliÃĻrement les
militaires, ÃĐclatÃĻrent de rire.
--Ah! dit Marat, ce soir je vous fais rire, demain je vous ferai
pleurer!
Et il sortit en montrant le poing et en menaçant.
à peine fut-il sorti, que Dugazon tira du feu la pelle rouge, prit une
poignÃĐe de sucre en poudre, et, sans dire une parole, partout oÃđ avait
passÃĐ Marat, brÃŧla du sucre.
Cet ÃĐpisode grotesque rendit la gaietÃĐ qui avait disparu.
Mais le but de la rÃĐunion de la Gironde à la Montagne ÃĐtait manquÃĐ,
aussi bien dans le salon de la rue Chantereine que dans la loge du
thÃĐÃĒtre des VariÃĐtÃĐs du Palais-Royal.
Danton, en rentrant chez lui, trouva Jacques MÃĐrey qui l'attendait avec
impatience.
Le docteur vint à lui, et, sans lui donner le temps de l'interroger:
--Ami, lui dit-il, je ne veux pas, quelques jours aprÃĻs mon entrÃĐe à la
Convention, demander un congÃĐ, mais il faut, pour une affaire de la plus
haute importance, que tu m'obtiennes une mission qui me laisse quinze
jours de libertÃĐ appliquÃĐs à mes propres affaires.
--Diable! fit Danton, Ã qui veux-tu que je demande cela? Je suis mal
avec Servan et Clavier. Ce qui vient d'arriver ce soir ne m'a pas mis au
mieux avec Roland. Mlle Manon Philippon, ajouta-t-il avec un accent
de mÃĐpris, lui aura racontÃĐ la chose à sa maniÃĻre. Il reste donc Garat,
le ministre de la justice.
--Et comment es-tu avec celui-là ?
--Oh! celui-là n'a rien à me refuser.
--C'est Garat justement qui a proposÃĐ, le 9 octobre dernier, la loi qui
prononce la peine de mort contre les ÃĐmigrÃĐs pris les armes à la main et
leur exÃĐcution immÃĐdiate, n'est-ce pas?
--C'est lui.
--Eh bien! qu'il me charge de rechercher l'identitÃĐ du seigneur de
Chazelay, pris à Mayence le 21 et fusillÃĐ le 22. Bien entendu que la
mission est tout honoraire, et que je ferai les recherches à mes frais.
--La chose a l'importance que tu lui donnes?
--Il y va de mon bonheur.
--Tu auras ta mission demain.
Jacques MÃĐrey avait lu le soir mÊme dans le _Moniteur_:
ÂŦLe chef d'une petite bande d'ÃĐmigrÃĐs, aprÃĻs avoir combattu en Champagne
avec ses hommes, voyant qu'il n'y avait plus rien à faire de ce cÃītÃĐ-là ,
est venu vers les premiers jours d'octobre s'enfermer dans la ville de
Mayence.
ÂŧMais la ville de Mayence s'ÃĐtant rendue le 21 octobre dernier, et
aucune condition n'ayant ÃĐtÃĐ stipulÃĐe par le gouverneur en faveur des
ÃĐmigrÃĐs, M. de Chazelay a ÃĐtÃĐ pris les armes à la main et, en vertu de
la loi du 9 octobre, fusillÃĐ dans les vingt-quatre heures.
ÂŧOn dit que le seigneur de Chazelay possÃĐdait de grands biens dans le
dÃĐpartement de la Creuse, aux environs de la ville d'Argenton.
ÂŧEncore un bel hÃĐritage pour la RÃĐpublique!Âŧ
Le lendemain, Jacques MÃĐrey avait sa mission signÃĐe Garat, mission Ã
laquelle il pouvait consacrer depuis le 26 octobre jusqu'au 10 novembre
inclusivement.
En consÃĐquence, sans perdre un seul instant, il repartit pour Mayence
avec une lettre de recommandation du gÃĐnÃĐral Dumouriez pour le gÃĐnÃĐral
Custine.
La veille de son dÃĐpart, sur la proposition de Garnier (de Saintes), la
Convention avait rendu un dÃĐcret qui bannissait les ÃĐmigrÃĐs à perpÃĐtuitÃĐ
et qui punissait de mort ceux qui rentraient en France--sans distinction
d'ÃĒge ni de sexe.
XXX
Une lettre d'Ãva
Jacques MÃĐrey n'avait pas perdu un instant: Ã dix heures du matin, des
chevaux de poste ÃĐtaient attelÃĐs à une solide calÃĻche de voyage; et lui,
attendait sa mission en costume de voyageur.
à onze heures du matin, Danton lui remettait l'ordre signÃĐ Garat, les
deux amis s'embrassaient, et à onze heures cinq minutes, aprÃĻs avoir
recommandÃĐ Ã Danton de veiller sur la santÃĐ de sa femme, Jacques MÃĐrey
criait au postillon:
--Route d'Allemagne!
C'ÃĐtait celle qu'il venait de faire à son retour avec Dumouriez.
Il revit ChÃĒteau-Thierry, ChÃĒlons. Il salua en passant le champ de
bataille de Valmy, encore tout bosselÃĐ de tombes. Il trouva Verdun
occupÃĐ, par une trop grande rigueur peut-Être, à faire oublier sa trop
grande faiblesse. Les reprÃĐsailles commençaient: les malheureuses jeunes
filles, dont la plupart, sans comprendre la grandeur d'un pareil crime,
avaient ÃĐtÃĐ ouvrir les portes au roi de Prusse, ÃĐtaient arrÊtÃĐes, et
l'on instruisait leur procÃĻs. On sait que plus tard elles furent
exÃĐcutÃĐes.
Il entra dans le Palatinat par Kaiserslautern et arriva à Mayence le
troisiÃĻme jour aprÃĻs son dÃĐpart; il avait fait deux cents lieues en
soixante heures. Mais le gÃĐnÃĐral Custine avait continuÃĐ sa marche, et il
ÃĐtait dÃĐjà à Francfort-sur-le-Mein.
Jacques MÃĐrey s'informa auprÃĻs des officiers restÃĐs en garnison Ã
Mayence, s'il n'ÃĐtait pas à leur connaissance que les ÃĐmigrÃĐs pris les
armes à la main eussent ÃĐtÃĐ fusillÃĐs.
Le fait ÃĐtait exact, et la chose avait mÊme fait une profonde sensation
dans la ville; le dÃĐcret ÃĐtait du 9, et c'ÃĐtait la premiÃĻre fois qu'il
ÃĐtait appliquÃĐ.
Il l'avait ÃĐtÃĐ dans toute sa rigueur. Aucun des sept accusÃĐs n'avait
ÃĐchappÃĐ Ã la peine capitale.
Il demanda les noms de ces malheureux: on les avait oubliÃĐs.
Enfin on lui dit qu'un des officiers qui avaient fait partie du conseil
de guerre ÃĐtait encore à Mayence, et on lui donna son nom et son
adresse.
Jacques MÃĐrey alla le trouver.
L'officier, qui ÃĐtait un capitaine, se rappelait parfaitement que le chef
des six cavaliers ÃĐmigrÃĐs avait dÃĐclarÃĐ se nommer Charles-Louis-Ferdinand
de Chazelay; mais, en tout cas, il trouverait le dossier dans les mains
du rapporteur, qui ÃĐtait le plus jeune membre du conseil, et qui
appartenait comme officier d'ordonnance à la maison militaire du gÃĐnÃĐral
Custine.
Or, nous l'avons dit, le gÃĐnÃĐral ÃĐtait à Francfort.
Jacques MÃĐrey s'ÃĐtait muni des noms du jeune officier, il se nommait
_Charles AndrÃĐ_.
Le lendemain, au point du jour, Jacques MÃĐrey se prÃĐsenta chez le
gÃĐnÃĐral; il ÃĐtait dÃĐjà levÃĐ et s'apprÊtait à passer une revue de son
corps d'armÃĐe.
Son titre de reprÃĐsentant du peuple effraya d'abord quelque peu Custine.
Custine appartenait comme Dumouriez, par ses antÃĐcÃĐdents, au parti
royaliste, et si son bras avait loyalement combattu, peut-Être sa
conscience n'avait-elle pas toujours ÃĐtÃĐ de l'avis de son bras.
La lettre de Dumouriez le rassura. Ce fut donc avec un grand allÃĐgement
du cÅur qu'il fit appeler l'officier d'ordonnance Charles AndrÃĐ, et
lui donna l'ordre de mettre à la disposition de Jacques MÃĐrey tous les
documents qu'il pouvait avoir sur le ci-devant seigneur de Chazelay.
Le jeune officier promit d'Être à l'HÃītel d'Angleterre dans une
demi-heure, avec le dossier du mort et les papiers qui avaient ÃĐtÃĐ
trouvÃĐs sur lui et qui constataient son identitÃĐ.
Il tint parole.
Ces papiers consistaient dans son interrogatoire, dans le procÃĻs-verbal
d'exÃĐcution, et dans trois lettres à lui ÃĐcrites par sa sÅur,
ex-chanoinesse à Bourges.
L'interrogatoire ÃĐtait conçu en ces termes:
ÂŦLe 21 octobre, Ã huit heures du soir, a comparu devant le Conseil de
guerre ÃĐtabli dans la ville de Mayence pour juger les ÃĐmigrÃĐs pris les
armes à la main, le ci-devant seigneur de Chazelay, lequel a rÃĐpondu de
la façon suivante aux questions qui lui ont ÃĐtÃĐ faites:
ÂŧD. Vos noms, prÃĐnoms et qualitÃĐs?
ÂŧR. Charles-Louis-Ferdinand, seigneur de Chazelay.
ÂŧD. Votre ÃĒge?
ÂŧR. Quarante-cinq ans.
ÂŧD. Le lieu de votre naissance?
ÂŧR. Le chÃĒteau de Chazelay, prÃĻs Argenton.
ÂŧD. Pourquoi avez-vous quittÃĐ la France?
ÂŧR. Pour ne pas Être complice des crimes qui s'y commettaient.
ÂŧD. OÃđ avez-vous ÃĐtÃĐ en quittant la France?
ÂŧR. Me joindre au corps des ÃĐmigrÃĐs qui servait en Champagne sous le
prince de Ligne.
ÂŧD. Quand avez-vous quittÃĐ la Champagne?
ÂŧR. Huit jours aprÃĻs la bataille de Valmy, quand j'ai su de la bouche
mÊme de M. de Calonne que la retraite ÃĐtait dÃĐcidÃĐe.
ÂŧD. Pourquoi quittiez-vous la Champagne?
ÂŧR. Parce qu'il n'y avait plus rien à y faire.
ÂŧD. Et vous Êtes venu à Mayence pour y prendre de nouveau du service
contre la France?
ÂŧR. Non pas contre la France, mais contre le gouvernement qui la
dÃĐshonore.
ÂŧD. Vous connaissez le dÃĐcret de la Convention du 9 octobre, qui
condamne à la peine de mort tout ÃĐmigrÃĐ pris les armes à la main?
ÂŧR. Je le connais mais ne le reconnais pas.
ÂŧD. Vous n'avez rien à dire pour votre dÃĐfense?
ÂŧR. NÃĐ royaliste et catholique, je meurs royaliste et catholique,
c'est-Ã -dire dans la foi de mes pÃĻres.
ÂŧLe prÃĐvenu ÃĐloignÃĐ, le conseil a dÃĐlibÃĐrÃĐ; mais comme
Charles-Louis-Ferdinand, ci-devant seigneur de Chazelay, n'a rien dit
qui pÃŧt appuyer sa dÃĐfense, et qu'au contraire il a ÃĐtÃĐ pour ainsi dire
au-devant du chÃĒtiment qu'il avait mÃĐritÃĐ, il a ÃĐtÃĐ condamnÃĐ Ã
l'unanimitÃĐ Ã la peine de mort.
ÂŧLe condamnÃĐ, rappelÃĐ devant le conseil, a entendu tranquillement la
lecture de son arrÊt et a rÃĐpondu par le cri de "Vive le roi!" à la
demande à lui faite s'il n'avait rien à ajouter ou à rÃĐclamer.
ÂŧLe lendemain, au point du jour, il a ÃĐtÃĐ fusillÃĐ et enterrÃĐ dans les
fossÃĐs de la citadelle.Âŧ
Jacques MÃĐrey resta quelque temps absorbÃĐ en lui-mÊme par cette lecture.
La conduite du seigneur de Chazelay en face du tribunal qui le jugeait
ÃĐtait celle d'un mauvais patriote, c'est vrai, mais d'un gentilhomme
brave et loyal qui, ayant engagÃĐ son serment au roi, tient son serment Ã
la rigueur.
Comment cette foi politique se trouvait-elle dans le mÊme homme qui,
vis-Ã -vis de lui, avait manquÃĐ Ã toutes les lois de la dÃĐlicatesse?
C'est que la plupart du temps, chez l'homme, la conscience n'est qu'une
affaire d'ÃĐducation; l'ÃĐducation de la noblesse en gÃĐnÃĐral lui traçait
des devoirs pour ce qui ÃĐtait au-dessus d'elle, mais laissait la plus
grande latitude pour ce qui ÃĐtait au-dessous.
Or, dans l'esprit du seigneur de Chazelay, un mÃĐdecin de village ÃĐtait
tellement au-dessous de lui, que sa conscience, qui lui avait si
courageusement fait affronter la mort pour un principe politique, ne lui
avait rien inspirÃĐ en faveur du grand principe moral qu'il avait violÃĐ.
Le droit divin n'ÃĐtait pas seulement pour les rois, il ÃĐtait aussi pour
la noblesse, et, de mÊme que le roi rÃĐgnait de droit divin sur la
noblesse, la noblesse rÃĐgnait de droit divin sur ce qu'elle appelait le
peuple.
--Pardon, lieutenant, dit le docteur, aprÃĻs avoir roulÃĐ pendant un
instant ces pensÃĐes dans son cerveau et en avoir tirÃĐ les dÃĐductions que
nous en avons tirÃĐes nous-mÊme, mais ne m'avez-vous pas dit que trois
lettres ÃĐtaient jointes au dossier de M. de Chazelay?
--En effet, les voici, dit le jeune officier.
--Est-ce une indiscrÃĐtion que de demander à en prendre connaissance?
--Aucunement; j'ai ordre de vous communiquer les piÃĻces, et mÊme de vous
en laisser prendre les copies.
--Ces lettres, disiez-vous, ÃĐtaient de Mlle de Chazelay,
ex-chanoinesse aux Augustines de Bourges.
--Voulez-vous me permettre de vous les passer par rang de date?
Jacques MÃĐrey fit un signe affirmatif.
La premiÃĻre ÃĐtait du 16 aoÃŧt; elle disait:
_Mon trÃĻs cher et trÃĻs honorÃĐ frÃĻre_,
_Je suis revenue à Bourges avec le prÃĐcieux dÃĐpÃīt dont vous m'avez
chargÃĐe._
_Mais jusqu'Ã prÃĐsent je ne puis, en vÃĐritÃĐ, l'apprÃĐcier que du
cÃītÃĐ physique; quant au cÃītÃĐ moral, je n'ai reçu de vous qu'une
belle crÃĐature sans initiative et sans volontÃĐ, ne rÃĐpondant pas Ã
son nom d'HÃĐlÃĻne et ne donnant signe d'intelligence qu'Ã celui
d'Ãva._
_Au nom d'Ãva, en effet, son Åil brille un instant; elle
l'arrÊte sur la personne qui l'a prononcÃĐ; mais comme cette
personne n 'est pas celle qu'elle cherche, son Åil se referme
aussitÃīt et elle retombe dans sa somnolence habituelle._
_Je vous demande donc la permission de continuer à l'appeler Ãva,
puisque c'est le seul nom auquel elle rÃĐponde._
_Vous me dites, dans votre lettre reçue ce matin, que vous Êtes
dÃĐcidÃĐ Ã quitter la France et à aller prendre du service Ã
l'ÃĐtranger, et vous voulez bien, sur cette grande rÃĐsolution,
prendre l'avis d'une pauvre servante du Seigneur._
_Mon avis est qu'un Chazelay, dont les ancÊtres ont participÃĐ Ã
deux croisades, et qui porte d'azur à la croix pattÃĐe d'argent,
cantonnÃĐe d'une fleur de lys d'or, ne doit point pactiser, mÊme par
sa prÃĐsence, avec les choses qui se passent aujourd'hui._
_Partez donc, et quand vous trouverez à propos que nous allions
vous rejoindre, ÃĐcrivez-moi; vos ordres seront ponctuellement
exÃĐcutÃĐs._
_Votre sÅur obÃĐissante et qui vous aime,_
Marie DE CHAZELAY,
En religion SÅUR ROSALIE.
Cette lettre ÃĐtait dÃĐjà de la plus haute importance pour Jacques MÃĐrey.
Il savait quelle profonde douleur avait ressentie Ãva de leur
sÃĐparation. L'amour est ÃĐgoÃŊste jusqu'Ã la cruautÃĐ. La douleur d'Ãva
mettait un baume sur la sienne.
Le jeune officier lui passa la seconde.
_C'est avec un grand bonheur que j'ai appris que vous ÃĐtiez arrivÃĐ
à Verdun, oÃđ vous Êtes du moins en sÃŧretÃĐ. J'ai ÃĐtÃĐ enchantÃĐe de
l'accueil que S. M. le roi de Prusse vous a fait, et ne puis
qu'applaudir à la rÃĐsolution que vous avez prise d'entrer dans les
volontaires du prince de Ligne; c'est un noble seigneur de vieille
souche, un vrai prince du saint-empire; ce doit Être, d'aprÃĻs son
ÃĒge et le portrait que vous m'en faites, le fils de Charles-Joseph,
le petit-fils de Claude de l'Amoral second; son pÃĻre,
Charles-Joseph, ÃĐtait un des plus braves et des plus spirituels
gentilshommes qui aient existÃĐ. Un Chazelay peut servir sans
dÃĐroger sous un l'Amoral._
_HÃĐlÃĻne va un peu mieux, quoiqu'elle s'obstine à ne pas rÃĐpondre Ã
ce nom qu'elle semble ne pas connaÃŪtre. Au reste, depuis le jour oÃđ
je l'ai emmenÃĐe du chÃĒteau de Chazelay, pas un mot n'est sorti de
sa bouche. Elle a commencÃĐ Ã prendre quelques cuillerÃĐes de
potage, qui, avec un ou deux verres de sirop qu'elle avale par
jour, suffisent à la soutenir. Hier, au lieu de la faire asseoir Ã
la fenÊtre donnant sur la cour, je l'ai fait asseoir à celle
donnant sur le jardin. Ã la vue de la verdure et du petit cours
d'eau qui l'arrose, elle a jetÃĐ un faible cri, s'est soulevÃĐe sur
son fauteuil et est retombÃĐe en disant d'une voix dÃĐsespÃĐrÃĐe: ÂŦNon!
non! non!Âŧ Je ne sais ce qu'elle voulait dire, mais au moins elle a
parlÃĐ._
_Comme je crois qu'il y a beaucoup de mauvaise volontÃĐ dans ce
mutisme et d'entÊtement dans cette prostration, ayant entendu du
bruit dans la chambre de votre fille avant-hier, aprÃĻs que Jeanne
l'eÃŧt mise au lit, hier soir, je me mÃĐnageai, Ã l'aide d'un trou
pratiquÃĐ dans la boiserie, la facilitÃĐ de voir ce qu'elle faisait
lorsque Jeanne fut sortie de sa chambre._
_Elle se leva et en s'appuyant aux meubles elle alla s'agenouiller
sur le prie-Dieu placÃĐ au-dessous du crucifix qui est entre les
deux fenÊtres, et là , je ne sais si ce fut des lÃĻvres ou du
cÅur, car je n'entendis rien, là elle fit ou parut faire une
longue priÃĻre._
_Il paraÃŪt que cet homme prÃĻs duquel elle est restÃĐe trop
longtemps, pour son malheur, n'ÃĐtait pas dÃĐnuÃĐ de tout sentiment
chrÃĐtien, puisque la pauvre enfant cherche un refuge en Dieu et
prie._
_Voilà pour le moment tout ce que j'ai à vous dire. J'espÃĻre que
cette lettre, que j'adresse à Verdun avec ordre de faire suivre,
vous arrivera._
Marie DE CHAZELAY,
En religion SÅUR ROSALIE.
Jacques MÃĐrey tendit vivement la main pour avoir la troisiÃĻme lettre.
Voici ce qu'elle contenait:
_TrÃĻs cher et trÃĻs honorÃĐ frÃĻre,_
_D'aprÃĻs ce que vous me dites de la victoire des Prussiens Ã
Grand-PrÃĐ et de la dÃĐroute de l'armÃĐe française, ce n'est pas nous
qui irons vous rejoindre en Allemagne, mais vous qui, dans quelques
jours, serez à Paris._
_HÃĐlas! vous y arriverez trop tard pour empÊcher les crimes
abominables qui ont ÃĐtÃĐ commis, mais à temps du moins pour les
venger._
_Notre pauvre roi et la famille royale sont, comme vous le savez,
prisonniers au Temple. On parle de mettre l'ÃĐlu du Seigneur en
jugement; mais le Seigneur pressera votre marche pour que ce crime
atroce, le plus odieux de tous, ne s'accomplisse pas._
_Il n'y aurait rien d'ÃĐtonnant que ce fÃŧt cet homme que vous avez
cru reconnaÃŪtre à la lueur d'un coup de pistolet qui fÃŧt en effet
dans les rangs des rÃĐpublicains. Il a ÃĐtÃĐ nommÃĐ, comme vous le
savez, membre de la Convention, et j'ai lu sur un journal qu'il
ÃĐtait parti pour l'armÃĐe de l'Est avec une mission pour Dumouriez._
_HÃĐlÃĻne a essayÃĐ de mettre une lettre à la poste; mais elle a si peu
de jugement que, sans penser que Jeanne, au lieu de la porter à la
poste, me la remettrait, elle l'a confiÃĐe à Jeanne._
_Jeanne me l'a apportÃĐe comme une honnÊte fille qu'elle est. C'est
le fruit d'une tÊte en dÃĐlire. Je vous l'envoie pour que vous
puissiez juger par vous-mÊme de la folle passion de cette enfant et
de la nÃĐcessitÃĐ de lui faire quitter la France le plus tÃīt
possible, si, contre notre attente, vous n'ÃĐtiez pas dans quelques
jours à Paris._
_Inutile de vous dire que j'ai recommandÃĐ Ã Jeanne d'assurer HÃĐlÃĻne
que sa lettre avait ÃĐtÃĐ mise à la poste; il en sera de mÊme de
toutes celles qu'elle continuera de lui ÃĐcrire._
Jacques MÃĐrey jeta un cri; il venait de reconnaÃŪtre entre les deux pages
de la lettre de Mlle de Chazelay l'ÃĐcriture d'Ãva.
Il jeta de cÃītÃĐ la lettre de Mlle de Chazelay et dÃĐvora les lignes
suivantes:
_Mon ami, mon maÃŪtre, mon roi--je dirais mon Dieu si je ne devais
pas garder Dieu pour le supplier de te rÃĐunir à moi._
_J'ai voulu mourir quand j'ai compris que nous ÃĐtions sÃĐparÃĐs et que
l'on m'a dit que c'ÃĐtait pour toujours._
_Mon pÃĻre ou a eu peur de ma rÃĐsolution ou s'est lassÃĐ de mes
plaintes. Ã tout ce que l'on me disait je rÃĐpondais par ton nom
adorÃĐ, ou par ces mots: Je l'aime!_
_Il a fait venir ma tante, la chanoinesse de Bourges, et il m'a
donnÃĐe à elle pour qu'on veille sur moi._
_On me croit folle. Peu s'en faut que je ne le sois, et j'ai mes
idÃĐes bien troubles. Si ce n'est que je te vois sans cesse devant
mes yeux et que je sais que tu vis, je me croirais morte et dÃĐjÃ
dans le pays des ombres, tant tout me paraÃŪt gris, terne,
impalpable. Cela doit Être ainsi quand le cÅur est mort et qu'on
est enfermÃĐ dans le tombeau._
_Quitter le chÃĒteau de Chazelay a ÃĐtÃĐ pour moi une nouvelle douleur.
LÃ je n'ÃĐtais qu'Ã trois ou quatre lieues de toi, mon bien-aimÃĐ, et
à chaque porte qui s'ouvrait je croyais que c'ÃĐtait toi qui allais
paraÃŪtre._
_En montant dans la voiture, ou plutÃīt quand on m'a portÃĐe dans la
voiture, je me suis ÃĐvanouie; depuis lors je n'ai jamais bien
complÃĻtement repris mes sens._
_Le second jour de mon arrivÃĐe à Bourges, on m'a fait asseoir à la
fenÊtre du jardin au lieu de me faire asseoir à celle de la rue. LÃ
j'ai jetÃĐ un cri de joie et il m'a semblÃĐ qu'un rayon de lumiÃĻre
m'inondait et que je me trouvais en face de notre Ãden. Il y avait
une pelouse comme la nÃītre, pas de tonnelle de tilleul, pas d'arbre
de la science, et surtout pas de Jacques MÃĐrey._
_Ã mon bien-aimÃĐ, je n'ai qu'une pensÃĐe, je n'ai qu'une espÃĐrance,
je ne fais à Dieu qu'une priÃĻre: Te revoir!_
_Si je ne te revois, je mourrai. Mais, sois tranquille, auparavant
je ferai tout au monde pour te rejoindre._
_Je procÃĻde de toi, j'allais à toi, sans toi il n'y a plus de moi._
ÃVA.
--Oh! monsieur, s'ÃĐcria Jacques MÃĐrey, vous avez dit, n'est-ce pas, que
je puis copier les piÃĻces dont je dÃĐsirerais avoir le double?
--Faites mieux, interrompit le jeune officier qui comprenait le dÃĐsir du
docteur, laissez-nous copie de cette lettre, que vous certifierez
conforme, et gardez l'original.
Jacques MÃĐrey jeta les bras au cou du jeune officier, voulut lui
rÃĐpondre pour le remercier, mais les larmes ÃĐtouffÃĻrent sa voix.
Il baisa vingt fois la lettre d'Ãva, puis, d'une main tremblante, il
commença à la copier.
La lettre copiÃĐe, il l'appuya sur son cÅur.
--Monsieur, dit-il au jeune officier, je n'oublierai jamais ce que vous
venez de faire pour moi.
L'officier paraissait avoir quelque chose à lui dire. Mais il hÃĐsitait.
Jacques vit son hÃĐsitation et la comprit.
--Monsieur, lui dit-il, je n'ai pas besoin de vous dire que j'aime la
fille de M. de Chazelay et que c'est moi qu'elle aime. Cette lettre que
la mort de son pÃĻre fait passer dans mes mains d'une si douloureuse
façon m'ÃĐtait adressÃĐe, comme mon nom deux fois rÃĐpÃĐtÃĐ dans la lettre en
fait foi. Je vais rentrer en France et faire tout au monde pour revoir
la pauvre enfant qui sans moi est perdue. Savez-vous quelque chose de
plus que ce que vous m'avez dit?
--Monsieur, rÃĐpondit le jeune officier, je me compromets en vous avouant
tout cela; mais je suis sÃŧr que vous me garderez le secret. C'est moi
qui ai commandÃĐ le feu le matin de l'exÃĐcution, et, sur le terrain mÊme
oÃđ elle allait avoir lieu, M. de Chazelay m'a remis une lettre pour sa
sÅur, en me priant de la lui faire passer comme sa volontÃĐ derniÃĻre.
Je lui ai promis de mettre la lettre à la poste, et je lui ai tenu ma
parole.
--Et, demanda Jacques MÃĐrey, en recevant votre promesse, il n'a rien
dit?
--Il a murmurÃĐ ces mots: ÂŦPeut-Être arrivera-t-elle à temps.Âŧ
Jacques MÃĐrey sonna, baisa une derniÃĻre fois la lettre d'Ãva, la mit sur
son cÅur, embrassa le jeune officier, fit mettre des chevaux de poste
à sa voiture, passa au quartier gÃĐnÃĐral pour remercier Custine et lui
serrer la main; puis, avec le mÊme laconisme que, trois jours
auparavant, il avait dit: _Route d'Allemagne_, il dit: _Route de
France_.
Et la voiture partit avec une ÃĐgale rapiditÃĐ.
XXXI
Recherches inutiles
Jacques MÃĐrey, à son retour, traversa la France avec la mÊme vitesse
qu'Ã son dÃĐpart. Seulement, Ã Kaiserslautern, au lieu de prendre la
route de la Champagne par Sainte-Menehould, il prit celle de la Lorraine
par Nancy.
Il allait droit à Bourges.
En arrivant à l'HÃītel de la Poste, il s'informa si l'on connaissait Ã
Bourges une demoiselle de Chazelay, ex-chanoinesse.
à cette demande, le maÃŪtre de poste s'approcha.
--Citoyen, dit-il (le 10 du mÊme mois d'octobre, dont on gagnait la fin,
un dÃĐcret avait substituÃĐ les noms de _citoyen_ et _citoyenne_ aux
appellations de _monsieur_ et de _madame_), citoyen, nous connaissons
parfaitement la personne dont vous vous informez, seulement elle n'est
plus à Bourges.
--Depuis quand? demanda Jacques MÃĐrey.
--Tenez-vous à le savoir d'une façon positive?
--TrÃĻs positive. Je viens de faire plus de quatre cents lieues pour la
voir.
--Je vais vous dire cela d'aprÃĻs mon registre.
Le maÃŪtre de poste alla consulter son registre et cria de l'intÃĐrieur:
--Elle est partie le 23, Ã quatre heures de l'aprÃĻs-midi.
--Seule ou accompagnÃĐe?
--AccompagnÃĐe de sa niÃĻce, que l'on disait trÃĻs malade, et d'une femme
de chambre.
--Vous Êtes sÃŧr qu'elles ÃĐtaient trois?
--Parfaitement, car je leur ai fait observer qu'elles pouvaient ne
mettre que deux chevaux à la voiture et payer le troisiÃĻme _en
l'air_[B]; ce à quoi la chanoinesse a dit: ÂŦMettez-en trois, mettez-en
quatre, s'il le faut, nous sommes pressÃĐes.Âŧ Alors je leur ai mis leurs
trois chevaux et elles sont parties.
--Pour oÃđ sont-elles parties?
--Je n'en sais, ma foi! rien.
--Vous devez le savoir.
--Comment cela?
--Je prÃĐsume que vous ne vous Êtes pas exposÃĐ Ã donner des chevaux sans
vous Être fait prÃĐsenter le passeport.
--Oh! pour un passeport, elles en avaient un, seulement pour quel pays?
le diable m'emporte si je me le rappelle!
--Ce serait fÃĒcheux, mon ami, dit gravement Jacques MÃĐrey, si vous
l'aviez oubliÃĐ.
--Dans tous les cas, si vous y tenez absolument, vous pourrez le savoir
à la prÃĐfecture qui l'a dÃĐlivrÃĐ.
--C'est vrai, dit Jacques MÃĐrey.
Et, comme il n'avait pas de temps à perdre:
--Ã la prÃĐfecture! cria-t-il.
Le postillon monta le rue au galop, et au galop entra dans la cour.
Jacques MÃĐrey sauta rapidement à terre; mais pensant qu'il fallait faire
plus de façons avec un prÃĐfet qu'avec un maÃŪtre de poste, il se munit de
la lettre de Garat qui le chargeait de rechercher l'identitÃĐ du seigneur
de Chazelay, et, sa lettre à la main, il entra dans le cabinet du
prÃĐfet.
--Citoyen prÃĐfet, dit-il, je suis chargÃĐ par le ministre de la Justice,
dont voici l'ordre, de constater l'identitÃĐ du ci-devant seigneur de
Chazelay, qui a ÃĐtÃĐ fusillÃĐ le 20 du prÃĐsent mois à Mayence. J'arrive de
Mayence, oÃđ cette identitÃĐ a ÃĐtÃĐ constatÃĐe; mais ma mission ne
s'arrÊtait point à lui; elle s'ÃĐtendait aux autres membres de sa
famille, à sa sÅur et à sa fille, qui habitent Bourges.
--Mais qui ne l'habitent plus, monsieur; elles sont parties le 24 de ce
mois-ci.
--Et oÃđ sont-elles allÃĐes?
--Je ne pourrais pas vous le dire prÃĐcisÃĐment; leur passeport ÃĐtait pour
l'Allemagne.
--Et quel est le mÃĐdecin qui soignait la jeune fille?
--Un excellent mÃĐdecin, trÃĻs patriote, M. Dupin.
--Seriez-vous assez bon pour me dire oÃđ demeure M. Dupin?
--Tout prÃĻs, rue de l'ArchevÊchÃĐ.
Jacques MÃĐrey salua le prÃĐfet, et se fit conduire chez M. Dupin.
Là , le mÊme interrogatoire recommença et faillit amener les mÊmes
rÃĐponses; mais, pressÃĐ de questions, le mÃĐdecin voulut bien se rappeler
qu'il avait dÃĐsignÃĐ les eaux de Baden ou de Wiesbaden, seulement il ne
se rappelait plus lesquelles.
Restait à Jacques MÃĐrey à s'assurer, chose par laquelle il eÃŧt dÃŧ
commencer peut-Être, si quelque ÃĒme vivante n'ÃĐtait point restÃĐe à la
maison qui pÃŧt donner des nouvelles de celles qui l'habitaient.
Mais le postillon fit observer à Jacques MÃĐrey que, s'il le tenait une
heure encore ainsi, il arriverait à lui faire doubler sa poste, ce qui
ÃĐtait dÃĐfendu par les statuts de l'administration.
Jacques MÃĐrey reconnut la vÃĐritÃĐ de l'observation et se fit ramener
HÃītel de la Poste.
LÃ , le docteur s'informa de la demeure de Mlle de Chazelay.
Elle habitait la maison nš 23 de la rue du PrieurÃĐ.
Jacques prit un gamin qui ÃĐtait commissionnaire à l'hÃītel et se fit
conduire.
La maison nš 23 de la rue du PrieurÃĐ ÃĐtait hermÃĐtiquement close.
Le gamin frappa à toutes les portes et à toutes les fenÊtres; fenÊtres
et portes restÃĻrent fermÃĐes.
Une voisine sortit et rÃĐpÃĐta ce que Jacques MÃĐrey savait dÃĐjà ,
c'est-Ã -dire que le 23, vers quatre heures de l'aprÃĻs-midi, ces dames
ÃĐtaient parties.
Elles avaient tout fermÃĐ, emportÃĐ toutes les clefs, et la chanoinesse,
interrogÃĐe sur son retour probable, avait dit qu'elle allait rejoindre
son frÃĻre en Allemagne et qu'elle ignorait si elle reviendrait jamais.
Par la date du dÃĐpart, il ÃĐtait ÃĐvident qu'elles ignoraient encore la
mort de M. de Chazelay.
Maintenant, qu'ÃĐtait devenue la lettre qu'il avait ÃĐcrite à l'heure de
sa mort?
Le facteur passait.
Jacques MÃĐrey l'appela.
--Mon ami, demanda Jacques MÃĐrey, Mlle de Chazelay a-t-elle dit en
partant oÃđ il fallait lui adresser ses lettres?
--Non, monsieur, rÃĐpondit le facteur.
--Elles en ont reçu une cependant depuis leur dÃĐpart.
--Elles ne l'ont pas reçue, dit le facteur, puisqu'elles n'y ÃĐtaient
pas.
--Je te remercie de m'avoir fait remarquer que j'ÃĐtais encore plus bÊte
que toi, mon ami, lui dit Jacques MÃĐrey. Mais cette lettre, qu'en as-tu
fait?
--Bon! comme elle ÃĐtait affranchie, je l'ai lancÃĐe par-dessous la porte;
quand ces dames reviendront, elles la trouveront.
Jacques MÃĐrey fit un geste d'impatience; le facteur le remarqua.
--Pourquoi donc aussi affranchissent-ils leurs lettres? dit-il. Du
moment oÃđ les lettres sont affranchies, la poste ne s'en occupe plus.
Et le facteur passa son chemin, enchantÃĐ d'avoir laissÃĐ derriÃĻre lui
cette maxime tout à la louange de l'administration des postes.
Le gamin approcha sa joue des pavÃĐs et regarda par-dessous la porte.
--Tiens, dit-il, on la voit, la lettre. Rien ne serait plus facile que
de l'attirer avec une baguette.
--Mon ami, dit Jacques MÃĐrey aprÃĻs avoir rÃĐflÃĐchi un instant, cette
lettre n'est point à moi, cette lettre n'est point pour moi, je n'ai pas
le droit de la lire.
Et il lui donna six francs en remerciement de la peine qu'il avait prise
de l'accompagner.
Puis il rentra et se fit servir à dÃŪner.
Mais, tout en dÃŪnant, il lui vint une idÃĐe.
Comme le petit commissionnaire, pour les six francs qu'il avait reçus,
croyait devoir rester pour toute la journÃĐe au service du voyageur, et
qu'il se tenait à la porte de la salle à manger son chapeau à la main:
--Comment t'appelles-tu? lui demanda Jacques.
--Francis, monsieur, pour vous servir, rÃĐpondit l'enfant.
--Va me chercher le postillon qui, le 23, a conduit Mlle de Chazelay.
--Je le connais, dit le gamin, c'est Pierrot.
--Tu en es sÃŧr?
--Si j'en suis sÃŧr! Ã preuve qu'il m'a donnÃĐ un coup de fouet parce que
j'avais ramassÃĐ et que je mangeais une prune qui ÃĐtait tombÃĐe du panier
de provisions de mademoiselle Jeanne.
Et Jacques se rappela en effet que, dans une de ses trois lettres à son
frÃĻre, Mlle de Chazelay dÃĐsignait sa femme de chambre sous le nom de
Jeanne.
--Eh bien! va me chercher Pierrot, garçon, dit Jacques au
commissionnaire.
Pierrot accourut avec une promptitude qui annonçait que Francis lui
avait parlÃĐ des façons libÃĐrales du voyageur.
Le postillon avait le visage souriant.
--C'est toi, lui demanda Jacques, qui as conduit la voiture de Mlle
de Chazelay, le 24 octobre dernier, Ã trois heures de l'aprÃĻs-midi?
--Mlle de Chazelay? attendez donc, dit Pierrot, une vieille à mine de
religieuse, avec une femme de chambre et une jeune fille qui avait l'air
malade, n'est-ce pas?
--C'est cela, dit Jacques MÃĐrey.
--Tu sais bien, Pierrot, que tu m'as donnÃĐ un coup de fouet?
--Je ne m'en souviens plus, dit Pierrot.
--Ah! mais moi je m'en souviens, dit Francis.
--Ãa devait Être moi, ça devait Être moi, dit le postillon en essuyant
sa bouche avec la manche de sa veste, geste familier aux Berrichons.
--Alors tu te rappelles qu'elles ont pris la route de Dijon?
--Oh non! pas tout à fait.
--Alors celle d'Auxerre?
--Non plus, dit Pierrot en secouant la tÊte, oh! vous n'y Êtes pas.
--Comment, je n'y suis pas?
--Je ne voudrais pas vous contrarier, mais vous me demandez la vÃĐritÃĐ,
n'est-ce pas? faut que je vous la dise.
--Vous ne me contrariez pas, mon ami; au contraire, vous me rendrez
service en m'indiquant la vÃĐritable route qu'elles ont prise. Il faut
que je les rejoigne, comprenez-vous? pour une affaire de la plus haute
importance.
--Ah bien! si vous voulez les rejoindre, ça n'est ni sur la route de
Dijon, ni sur la route d'Auxerre qu'il faut courir.
--Mais sur laquelle alors?
--C'est tout l'opposÃĐ, sur celle de ChÃĒteauroux.
Un ÃĐclair passa dans l'esprit de Jacques.
--Ah! dit-il, elles sont allÃĐes au chÃĒteau de Chazelay. Les chevaux à ma
voiture, mon ami, les chevaux tout de suite!
--Bon, dit Pierrot, c'est justement à mon tour de conduire.
Et il s'ÃĐlança dans la cour. Francis disparut en mÊme temps que lui.
Un quart d'heure aprÃĻs, les chevaux ÃĐtaient à la voiture et Pierrot en
selle.
Jacques MÃĐrey paya sa dÃĐpense, chercha des yeux son petit
commissionnaire pour lui donner le reste de la monnaie que lui avait
rendue le maÃŪtre de poste, mais il ne le vit nulle part.
La voiture partit au grand trot, ce qui ÃĐtait la preuve toujours que
Francis n'avait pas gardÃĐ le secret sur son ÃĐcu.
Mais, en sortant de la ville, Jacques MÃĐrey vit son commissionnaire qui
lui barrait la route.
Sur ses signes rÃĐitÃĐrÃĐs qu'il avait quelque chose à dire à son voyageur,
Pierrot arrÊte sa voiture.
Le gamin sauta lestement sur le marchepied.
--Qu'y a-t-il encore? demanda Jacques MÃĐrey.
--Il y a, rÃĐpondit Francis, que, puisque vous allez courir aprÃĻs Mlle
de Chazelay jusqu'Ã ce que vous la rejoigniez, il vaut mieux lui porter
sa lettre que de la laisser sous la grand-porte. Elle a plus de chance
pour arriver.
--Eh bien? demanda Jacques MÃĐrey.
--Eh bien! la voilà , dit Francis en jetant la lettre dans la voiture, en
sautant au bas du marchepied, et en criant à Pierrot: ÂŦFouette,
postillon.Âŧ
Jacques MÃĐrey rÃĐflÃĐchit que ce que venait de lui dire l'enfant ÃĐtait
plein de logique; que la lettre que venait de lui remettre Francis
contenait, selon toute probabilitÃĐ, les derniÃĻres volontÃĐs du pÃĻre
d'Ãva; qu'en la laissant oÃđ elle ÃĐtait, le vent et la pluie l'auraient
bientÃīt rendue illisible; que mieux valait donc que, dÃĐpositaire fidÃĻle,
il la conservÃĒt intacte et inconnue jusqu'au moment oÃđ il la remettrait
à l'une des deux personnes qui avaient le droit de l'ouvrir, à Ãva ou Ã
Mlle de Chazelay.
Il la mit en consÃĐquence dans la poche secrÃĻte de son portefeuille.
XXXII
La maison vide
Jacques MÃĐrey ne s'ÃĐtait pas trompÃĐ. Mlle de Chazelay ÃĐtait bien
venue à Argenton, et, comme il ÃĐtait impossible d'aller en voiture au
chÃĒteau, elle avait louÃĐ trois chevaux à la seule auberge de la ville,
et s'ÃĐtait fait conduire à Chazelay par des hommes conduisant les trois
montures au pas.
Les trois femmes y avaient passÃĐ une nuit, et le lendemain elles ÃĐtaient
revenues.
Puis on avait remis les chevaux de poste à la voiture, et cette fois on
ÃĐtait parti pour La ChÃĒtre, Saint-Amand, Autun, la Bourgogne, etc., etc.
Or, comme Mlle de Chazelay avait cinq jours d'avance sur Jacques
MÃĐrey; comme, n'ayant pas reçu la derniÃĻre lettre de son frÃĻre qui lui
annonçait son exÃĐcution, elle n'avait pu qu'obÃĐir à l'avant-derniÃĻre
lettre dans laquelle il lui ordonnait sans doute de le rejoindre; comme
les eaux de Baden-Baden ou de Wiesbaden n'ÃĐtaient qu'un moyen d'ouvrir
aux trois fugitives les portes de l'Allemagne, Jacques MÃĐrey, brisÃĐ de
fatigue, ayant fait plus de six cents lieues par de mauvaises routes, ne
jugea point urgent de se remettre en voyage, et se fit descendre à la
porte de sa maison, si longtemps appelÃĐe _la maison mystÃĐrieuse_, et qui
n'ÃĐtait plus que _la maison vide_.
Il y avait un peu plus de deux mois qu'il l'avait quittÃĐe.
Au bruit de la voiture s'arrÊtant devant la porte, la vieille Marthe
accourut et jeta un grand cri.
Elle avait cru ne jamais revoir son maÃŪtre.
Lorsque Jacques MÃĐrey fut entrÃĐ et que la porte se fut refermÃĐe, il
s'arrÊta au bas de l'escalier, ne sachant oÃđ aller d'abord et tirÃĐ de
tous cÃītÃĐs par ses souvenirs.
Sa mÃĐmoire rÃĐunissait dans un seul embrassement ces sept annÃĐes qui,
aujourd'hui qu'elles ÃĐtaient ÃĐcoulÃĐes, semblaient n'avoir eu que la
durÃĐe d'un jour.
Il voyait Ãva depuis le moment oÃđ il l'avait dÃĐroulÃĐe sur le tapis aux
yeux de Marthe, objet informe, Être inachevÃĐ, jusqu'à celui oÃđ elle
avait ÃĐtÃĐ si cruellement arrachÃĐe de ses bras par un homme que la mort
avait arrachÃĐ de la vie avec la mÊme cruautÃĐ, la mÊme impitoyable
froideur.
Et, quoiqu'elle ne fÃŧt plus dans la maison, elle y flottait comme flotte
une ombre invisible, et perceptible cependant, aux lieux que son corps a
habitÃĐs.
Tout ÃĐtait comme Jacques MÃĐrey l'avait laissÃĐ. Il monta d'abord à la
chambre d'enfant d'Ãva, et retrouva le berceau dans lequel elle ÃĐtait
restÃĐe de sept à dix ans, c'est-à -dire à cette ÃĐpoque vÃĐgÃĐtative de la
vie oÃđ, chrysalide d'amour, la beautÃĐ et l'intelligence luttaient tout
ensemble contre la laideur et le nÃĐant.
Puis à sa chambre de jeune fille, oÃđ elle commença devant le miroir
magique à dÃĐrouler et à nouer ses longs cheveux en cambrant sa taille de
roseau aussi onduleuse que ces beaux torses de Jean Goujon dont les bras
soutiennent des corbeilles tandis que le bas du corps se perd et se
divinise dans les draperies.
Puis de là il monta dans l'atelier, oÃđ l'orgue ÃĐtait restÃĐ ouvert et
muet; il se rappela le jour oÃđ, Ã la suite d'une commotion ÃĐlectrique
qui l'avait enveloppÃĐe d'un fluide vivifiant, elle ÃĐtait allÃĐe
d'elle-mÊme au piano, et, à son ÃĐternel ÃĐtonnement, avait jouÃĐ les
mesures indÃĐcises, mais reconnaissables, d'un air entendu la veille. LÃ
ÃĐtaient les livres oÃđ ses yeux avaient dÃĐchiffrÃĐ le premier mot, et
lorsqu'il s'approcha sans le voir du haut de l'armoire oÃđ il ÃĐtait
couchÃĐ, le chat inapprivoisable bondit sur la fenÊtre par laquelle il
avait l'habitude de fuir.
Là , pÊle-mÊle sur les chaises, ÃĐtaient les livres dans lesquels elle
avait ÃĐtudiÃĐ la chimie, l'astronomie, la botanique; le dernier qu'elle
avait ouvert, encore à l'endroit oÃđ la lecture s'ÃĐtait arrÊtÃĐe.
Je ne connais pas d'endroits sous le vaste dÃīme des cieux oÃđ tombe du
passÃĐ une mÃĐlancolie plus douce que dans une chambre devenue vide par
une longue absence ou par la mort, aprÃĻs avoir ÃĐtÃĐ habitÃĐe, vivifiÃĐe,
animÃĐe par une belle crÃĐature de quinze ans; son essence juvÃĐnile a
passÃĐ dans tout; son haleine, l'ÃĐmanation qui flotte autour de toute sa
personne, composent une atmosphÃĻre à part qui vous fait amoureux avant
qu'on ne sache mÊme ce que c'est que l'amour.
Et qu'est-ce alors, quand on le sait!
Les bras tendus, car un voile flottait devant ses yeux, Jacques MÃĐrey,
ne la voyant plus au milieu de cette vapeur qui semblait, comme le nuage
de Virgile, cacher une dÃĐesse, Jacques MÃĐrey alla instinctivement Ã
l'orgue et posa au hasard, on l'eÃŧt cru du moins, ses deux mains sur les
touches.
Un frÃĐmissement sonore s'ÃĐchappa de l'instrument divin; pendant dix
minutes, Jacques MÃĐrey n'en tira que des harmonies, au milieu desquelles
une plainte revenant sans cesse laissait tomber une larme sur le
cÅur, ÃĐveillant la mÊme sensation que, dans un caveau sombre, fait
ÃĐprouver la goutte d'eau qui tombe rÃĐguliÃĻrement dans un bassin de
cristal.
Au bout de quelques instants cette plainte mÃĐlodieuse fut insuffisante,
elle se traduisit par le nom d'Ãva; mais, Ã peine Jacques MÃĐrey
l'avait-il prononcÃĐ trois fois, qu'il ne put supporter ce crescendo de
douleur et que son cÅur ÃĐclata en sanglots.
Le docteur s'ÃĐlança hors de la chambre sans avoir rien vu de ses anciens
instruments de chimie: creusets à poussiÃĻre de mercure, cornues
impuissantes et oubliÃĐes, matrice rouge de cinabre, aux rebords de
laquelle s'est figÃĐe une ÃĐcume d'argent vermeil, vase dans lequel le
carbone pur a commencÃĐ de se transformer en diamant, il oublia tout. Ce
nom d'Ãva ÃĐtait le glas funÃĻbre qui mettait au tombeau tous ces rÊves
que la science avait caressÃĐs, comme Ixion la nuÃĐe de laquelle naquit le
peuple fabuleux des Centaures.
En deux bonds il franchit l'escalier, et du troisiÃĻme il se trouva dans
le jardin.
LÃ ses souvenirs ÃĐtaient non moins pressÃĐs, non moins vivants, non moins
tendres, et, par consÃĐquent, non moins douloureux.
LÃ ÃĐtait le ruisseau dans lequel, pour la premiÃĻre fois, elle se regarda
en buvant; la tonnelle oÃđ elle ÃĐcoutait chanter le rossignol jusqu'Ã une
heure du matin; l'arbre oÃđ, pour la premiÃĻre fois, en se dressant pour
cueillir la pomme vermeille, elle s'aperçut qu'elle ÃĐtait nue et rougit
de pudeur.
Et Jacques MÃĐrey allait du ruisseau à la tonnelle, de la tonnelle Ã
l'arbre de la science, se disant que son espoir ÃĐtait insensÃĐ, et n'en
espÃĐrant pas moins voir tout à coup apparaÃŪtre Ãva à l'angle de quelque
buisson, au dÃĐtour de quelque allÃĐe.
Mais ce fut surtout en s'approchant de la grotte que le cÅur lui
battit; c'ÃĐtait là , au murmure de cette source, qui, avec le ruisseau
ÃĐchappÃĐ du pied de l'arbre de la science, alimentait la petite riviÃĻre
du jardin, qu'appuyÃĐs tous deux à la roche moussue, Ãva lui avait dit
pour la premiÃĻre fois qu'elle l'aimait.
Cette voix chÃĐrie, cet accent mÃĐlodieux qui pÃĐnÃĻtre jusqu'au fond du
cÅur, ce mot pour lequel toutes les langues de la terre ont choisi
leurs plus douces voyelles, leurs consonnes les plus euphoniques, ne
l'entendrait-il plus?
Pour lui seul n'y aurait-il plus de printemps, plus de soleil, plus
d'amour?
Dans quelle erreur profonde ÃĐtait-il lorsque, jetÃĐ dans ces dÃĐbats
solennels de la tribune qui faisaient et qui dÃĐfaisaient des monarchies,
dans ces grandes luttes de la guerre qui chassaient la terreur d'un camp
dans l'autre et qui renvoyaient ÃĐclater sur l'Allemagne l'orage qui
grondait sur la France, dans quelle erreur profonde ÃĐtait-il quand il
avait espÃĐrÃĐ donner tout cela en pÃĒture à son cÅur, à la place de son
amour?
Oh! son amour, il ÃĐtait, certes, depuis son dÃĐpart d'Argenton, demeurÃĐ
au fond de toute chose; pas un jour, pas une heure, pas un instant, il
n'avait cessÃĐ d'y songer, et voilà que, depuis qu'il ÃĐtait rentrÃĐ dans
cette maison, pas une seconde il n'avait pensÃĐ Ã ces grandes
catastrophes au milieu desquelles il avait dÃĐjà jouÃĐ et allait encore
jouer un rÃīle.
Voilà qu'il avait oubliÃĐ, comme si jamais ils n'eussent existÃĐ, Danton,
Dumouriez, Kellermann, Valmy, le roi de Prusse, Brunswick, la Montagne,
la Gironde, l'ÃĐloquent Vergniaud, Mme Roland la sainte, Mme Danton
la martyre, l'immonde Marat laissant derriÃĻre lui chez Talma sa trace
fÃĐtide, et le faible roi prisonnier au Temple, avec une femme coupable,
deux enfants innocents, une sÅur angÃĐlique.
OÃđ retrouver Ãva? Vivre tous les jours qui lui restaient à vivre sans
jamais entendre parler de princes ou de rois, sans jamais voir reluire
au soleil d'or d'une ÃĐpaulette ou la lame d'un sabre, sans savoir s'il y
avait un monde autour de cette maison et de ce jardin qui ÃĐtaient son
univers, voilà le seul bonheur qu'il eÃŧt demandÃĐ Ã Dieu, s'il n'eÃŧt
placÃĐ Dieu si haut, que nos douleurs les plus poignantes, comme nos
joies les plus sublimes, ne pouvaient, partant de si bas, monter jusqu'Ã
lui.
Nous avons racontÃĐ les rÊves du jour, nous n'essayerons pas de peindre
ceux de la nuit.
Le premier bruit qu'entendit Jacques MÃĐrey dans la maison fut celui
d'Antoine ouvrant sa porte et frappant du pied en criant:
--_Cercle de vÃĐritÃĐ, centre de justice!_
Jacques MÃĐrey eut du bonheur à revoir celui à qui il avait rendu un
ÃĐclair de raison, n'ayant pas pu lui rendre sa raison tout entiÃĻre.
DerriÃĻre lui monta Baptiste, qu'il reconnut à son tour au bruit que
faisait sa jambe de bois frappant chaque marche de l'escalier.
Si Antoine lui devait une partie de sa raison, celui-là lui devait une
partie de son corps.
C'ÃĐtaient deux hommes à qui Jacques MÃĐrey eÃŧt pu dire ÂŦMourez pour moi,Âŧ
et qui seraient morts sans demander pour quelle cause il demandait leur
vie.
Au reste, toute la ville d'Argenton ÃĐtait rassemblÃĐe devant la porte de
la maison mystÃĐrieuse. Seulement, comme on savait Jacques MÃĐrey triste,
on avait banni toute gaietÃĐ de la rÃĐception qu'on voulait lui faire.
C'ÃĐtaient des ÃĐlecteurs qui venaient remercier leur mandataire d'avoir
dÃĐjà illustrÃĐ son mandat. Et, en effet, on avait appris à Argenton la
conduite que Jacques MÃĐrey avait menÃĐe à Verdun. On savait qu'il s'ÃĐtait
chaudement battu à Grand-PrÃĐ, et que c'ÃĐtait lui enfin qui avait
rapportÃĐ Ã la Convention les trois drapeaux conquis dans la campagne.
Ils avaient lu dans le journal la mort du seigneur de Chazelay; il ÃĐtait
peu regrettÃĐ dans le pays: on savait tout le mal qu'il avait fait Ã
Jacques MÃĐrey. Et cependant, comme on connaissait l'amour immense qu'il
avait pour sa fille, toute cette foule, toute vulgaire qu'elle fÃŧt, qui
attendait Jacques pour le remercier du passÃĐ et le prier de se continuer
dans l'avenir, eut la dÃĐlicatesse de ne pas lui dire un mot du pÃĻre ni
de la fille.
Mais ce fut à qui lui parlerait, obtiendrait un mot de lui, lui
toucherait la main, lui jetterait son vÅu de bonheur. Si l'on eÃŧt
osÃĐ, pour gagner sa voiture, Jacques MÃĐrey eÃŧt marchÃĐ sur des jonchÃĐes
de feuilles et de fleurs.
Les chevaux arrivÃĻrent; au bruit des grelots, chacun s'ÃĐcarta.
Au moment de monter en voiture, Jacques MÃĐrey fit signe qu'il voulait
parler.
AussitÃīt il se fit un grand silence.
--Mes amis, dit-il, nous allons entrer dans une sÃĐrie de luttes
terribles. Peut-Être y laisserai-je ma vie, mais à coup sÃŧr je n'y
laisserai pas mon honneur, et vous serez toujours non seulement
contents, mais fiers de votre ÃĐlu. Si je viens à succomber dans la
lutte, je vous recommande ma vieille Marthe et mes deux bons amis
Antoine et Baptiste, c'est tout ce que je laisserai sur la terre aprÃĻs
moi.
Puis, comme la voiture s'ÃĐbranlait pour partir, il n'y put rÃĐsister plus
longtemps, et ce cri ÃĐchappa de son cÅur:
--Si elle revient, n'est-ce pas, vous me le ferez savoir?
Et, de toutes ces bouches qui semblaient attendre cette confidence pour
parler, de tous ces cÅurs qui semblaient attendre cet appel pour
s'ouvrir, s'ÃĐchappa cette promesse unanime:
--Oh oui! oui! oui!
Pas une voix n'avait nommÃĐ Ãva, et tous savaient que c'ÃĐtait d'elle
qu'il avait voulu parler.
XXXIII
OÃđ Jacques MÃĐrey perd la piste
En quittant Argenton, la voiture prit la route de Saint-Amand. C'ÃĐtait
le mÊme postillon qui avait conduit Mlle de Chazelay qui conduisait
Jacques MÃĐrey.
à la premiÃĻre poste, c'est-à -dire à La ChÃĒtre, de nouvelles informations
furent prises, et de postillon à postillon on eut encore une certitude.
à Saint-Amand, les renseignements commencÃĻrent à Être plus difficiles;
il fallut consulter les livres de poste, trÃĻs exactement tenus à cette
ÃĐpoque à cause des lois contre les ÃĐmigrÃĐs.
à Autun, on perdit la trace. Probablement les voyageuses avaient passÃĐ
pendant la nuit, et le maÃŪtre de poste n'avait pas jugÃĐ Ã propos de se
lever pour inscrire les chevaux sur son registre.
à Dijon, comme on dit en termes de chasse, on en revit, puis on
continua, sur des indices plus ou moins certains, la route jusqu'Ã
Strasbourg.
à Strasbourg, on se retrouva dans l'incertitude. Les trois dames avaient
logÃĐ Ã l'HÃītel du _Corbeau_. Le nom de Mlle de Chazelay, voyageant
avec une femme de chambre, ÃĐtait ÃĐcrit sur les registres, et le maÃŪtre
de l'hÃītel avait ÃĐtÃĐ faire virer le passeport au comitÃĐ, qui avait
envoyÃĐ un de ses membres accompagnÃĐ d'un mÃĐdecin pour s'assurer si
vÃĐritablement une des dames ÃĐtait malade et avait besoin de prendre les
eaux.
Le mÃĐdecin trouva, en effet, la plus jeune des trois voyageuses si
faible, si pÃĒle, si souffrante, qu'il ne fit aucune difficultÃĐ pour lui
laisser continuer son voyage.
Mlle de Chazelay avait passÃĐ le Rhin à Kehl, et s'ÃĐtait arrÊtÃĐe Ã
Baden, Ã l'HÃītel des _Ruines_.
LÃ , elle avait annoncÃĐ qu'elle comptait rester un mois tandis que sa
niÃĻce prendrait les eaux; elle avait fait son prix avec le maÃŪtre de
l'hÃītel, puis tout à coup, à la lecture d'un journal, la plus ÃĒgÃĐe des
voyageuses ÃĐtait tombÃĐe dans une attaque de nerfs et avait dÃĐclarÃĐ
qu'elle voulait partir à l'instant pour Mayence.
Mais la plus jeune des voyageuses ÃĐtait si souffrante, que le mÃĐdecin
des eaux, qui l'avait dÃĐjà visitÃĐe, avait dÃĐclarÃĐ qu'elle ne pouvait
supporter la voiture.
On avait alors, comme faisaient les voyageurs à cette ÃĐpoque, frÊtÃĐ une
jolie barque, et l'on avait pris la voie du Rhin.
Il n'y avait dans tout cela aucun doute pour Jacques MÃĐrey, ces dames
ÃĐtaient venues à Baden-Baden, en effet, avec l'intention d'y prendre les
eaux, puis Mlle de Chazelay avait lu dans un journal, tombÃĐ par
hasard entre ses mains, l'exÃĐcution de son frÃĻre.
De là l'attaque de nerfs et la rÃĐsolution de partir à l'instant pour
Mayence.
Mais Jacques MÃĐrey savait d'avance que Mlle de Chazelay ne trouverait
sur l'exÃĐcution de son frÃĻre que les renseignements vagues qu'il eÃŧt
trouvÃĐs lui-mÊme s'il n'avait pas eu une mission spÃĐciale à ce sujet.
Les voyageuses seraient donc forcÃĐes d'aller jusqu'Ã Francfort. Mais Ã
Francfort aucune piÃĻce ne leur serait communiquÃĐe, si ce n'est une copie
de l'interrogatoire et le procÃĻs-verbal d'exÃĐcution pour servir
d'extrait mortuaire.
Maintenant Custine serait-il toujours à Francfort? Dans ce temps de
rapides conquÊtes, on ne savait jamais oÃđ retrouver les gÃĐnÃĐraux.
Il s'informerait en passant par Mayence.
Le hasard servit Jacques MÃĐrey à merveille; depuis la veille le gÃĐnÃĐral
Custine avait ÃĐtabli son quartier à Mayence, laissant garnison Ã
Francfort, qui ÃĐtait encore fortifiÃĐ Ã cette ÃĐpoque.
C'ÃĐtait un jour de voyage de moins, et, on se le rappelle, le docteur
n'avait que quinze jours de congÃĐ.
Il arriva le 2 novembre à Mayence.
Il alla serrer la main du gÃĐnÃĐral, qui paraissait fort triste. Il ÃĐtait
question de faire le procÃĻs de Louis XVI.
La Convention le jugerait.
Louis XVI, jugÃĐ par la Convention, ÃĐtait d'avance condamnÃĐ Ã mort.
M. de Custine, homme de vieille race, pouvait-il rester au service d'un
gouvernement qui aurait condamnÃĐ son roi?
Toutes ces choses ne furent pas dites mais devinÃĐes, aprÃĻs quoi Jacques
demanda s'il pourrait revoir son jeune ami Charles AndrÃĐ?
Le gÃĐnÃĐral sonna.
--Voyez dans les bureaux, dit-il, si le citoyen Charles AndrÃĐ s'y
trouve.
Puis, se tournant vers le docteur:
--Ã propos, lui dit-il, n'oubliez pas de lui demander une lettre arrivÃĐe
pour vous le lendemain ou le surlendemain de votre dÃĐpart. Charles
AndrÃĐ, ne sachant oÃđ vous l'envoyer, l'aura gardÃĐe.
Les deux hommes se quittÃĻrent poliment, mais sans regrets. Ces deux
natures opposÃĐes s'emboÃŪtaient mal l'une avec l'autre.
Quelle diffÃĐrence avec Charles AndrÃĐ! Les deux jeunes gens n'avaient eu
besoin que d'un regard pour lire au fond du cÅur l'un de l'autre;
aussi fut-ce les bras ouverts qu'ils s'abordÃĻrent.
En deux mots, Jacques lui expliqua la cause de son retour.
--Je les ai vues, dit Charles AndrÃĐ; c'est à moi qu'elles se sont
adressÃĐes.
--Ãva ÃĐtait bien souffrante? demanda Jacques.
--Bien souffrante, mais bien belle.
Jacques hÃĐsita un instant; il avait les timiditÃĐs d'un premier amour.
--Vous lui avez parlÃĐ? demanda-t-il en hÃĐsitant.
--Oui, j'ai eu le bonheur de rester seul avec elle, elle qui semblait
muette ou trop faible pour parler. Je m'approchai d'elle et lui dis:
Âŧ--Mademoiselle, je l'ai vu.
ÂŧElle bondit.
Âŧ--Vous avez vu Jacques MÃĐrey? dit-elle.
ÂŧElle avait devinÃĐ que c'ÃĐtait de vous que je voulais parler.
Âŧ--J'ai vu Jacques MÃĐrey, repris-je; j'ai vu l'homme qui vous aime plus
que sa vie.
ÂŧElle poussa un cri et me jeta les bras au cou.
Âŧ--Vous Êtes mon ami pour toujours, dit-elle. Oh! moi aussi je l'aime!
je l'aime! je l'aime!
ÂŧEt elle ferma les yeux comme si elle allait mourir.
Âŧ--Mademoiselle, lui dis-je, votre tante peut revenir d'un moment Ã
l'autre; laissez-moi vous dire.
Âŧ--Oui, dites, dites.
Âŧ--Une lettre que vous lui aviez ÃĐcrite se trouvait dans les papiers de
votre pÃĻre.
Âŧ--Comment cela?
Âŧ--Je l'ignore. Mais, en visitant les papiers, il a reconnu l'ÃĐcriture
et m'a demandÃĐ de copier cette lettre.
Âŧ--Oh! cher Jacques!
Âŧ--Puis, la lettre copiÃĐe, j'ai pris la copie et lui ai laissÃĐ
l'original.
Âŧ--Vous avez fait cela? s'ÃĐcria la belle enfant folle de joie.
Âŧ--Oui. Ai-je eu tort?
Âŧ--Comment vous appelez-vous, monsieur?
Âŧ--Charles AndrÃĐ.
Âŧ--Votre nom est là , dit-elle en mettant la main sur son cÅur.
ÂŧJe m'inclinai.
Âŧ--Ah! lui dis-je, mademoiselle, c'est trop de reconnaissance.
Âŧ--Vous ne savez pas tout ce que je lui dois, Ã cet homme, Ã ce gÃĐnie, Ã
cet ange du ciel! J'ÃĐtais une pauvre crÃĐature, dÃĐnuÃĐe, abandonnÃĐe, ne
connaissant rien à sept ans qu'un chien, Scipion; c'ÃĐtait mon seul ami.
Je ne parlais pas, je ne voyais pas, je ne pensais pas. Il m'a donnÃĐ la
voix; il m'a soufflÃĐ la pensÃĐe pendant sept ans, comme le sculpteur
florentin penchÃĐ sur les portes du baptistÃĻre de Notre-Dame-des-Fleurs.
Il a ciselÃĐ mon corps, mon cÅur, mon esprit; tout ce que je sais, je
le lui dois; tout entiÃĻre je suis à lui. Pourquoi me trouvez-vous froide
à la mort de mon pÃĻre? c'est que je ne connais mon pÃĻre que pour nous
avoir sÃĐparÃĐs. Je n'avais jamais pleurÃĐ, je ne savais pas ce que c'ÃĐtait
que les larmes: mon pÃĻre m'est apparu et j'ai manquÃĐ mourir de douleur!
ÂŧEn ce moment, sa tante rentra.
Âŧ--Si vous le revoyez jamais, me dit-elle en me serrant la main,
dites-lui que je l'aime.
ÂŧMlle de Chazelay entendit ces derniers mots.
Âŧ--Qui aimez-vous si fort? demanda-t-elle sÃĻchement.
Âŧ--Jacques MÃĐrey, madame, rÃĐpondit la jeune fille.
Âŧ--Vous Êtes folle, dit Mlle de Chazelay.
Âŧ--Je le serai peut-Être un jour, rÃĐpondit la jeune fille; mais qui
m'aura rendue folle? vous le savez.
Âŧ--Dans tous les cas, Ã partir d'aujourd'hui, dites-lui adieu pour
toujours; jamais nous ne rentrerons en France. Venez.
ÂŧMlle de Chazelay suivit sa tante, et je ne les ai pas revues.Âŧ
--Merci, mon ami, merci, s'ÃĐcria Jacques MÃĐrey au comble de la joie.
J'en sais tout ce que je pouvais espÃĐrer de savoir. Elles vont ou Ã
Vienne ou à Berlin. Elles ÃĐmigrent.
Un soupir passa à travers ses lÃĻvres.
--Je ne puis les suivre à l'ÃĐtranger, et d'ailleurs le gÃĐnÃĐral m'a dit
que vous aviez une dÃĐpÊche à me remettre.
--Ah! c'est vrai, dit Charles AndrÃĐ.
Et il tira d'un portefeuille une lettre portant le grand cachet de la
RÃĐpublique et le timbre du ministÃĻre de l'IntÃĐrieur.
Jacques MÃĐrey dÃĐcacheta la lettre et la lut.
Lecture faite, il tendit la main au jeune officier.
--Adieu, lui dit-il, je pars.
--Vous partez ainsi, à l'instant mÊme?
--Quel jour du mois sommes-nous? depuis huit ou dix jours que je cours
la poste, je suis brouillÃĐ avec les dates.
--Nous sommes le 2 novembre, rÃĐpondit le jeune officier.
Jacques calcula de tÊte.
--Je serai le 5, dans la journÃĐe, prÃĻs de Dumouriez, dit-il.
--PrÃĻs de Dumouriez? fit Charles AndrÃĐ avec ÃĐtonnement.
--La Convention m'attache à lui dans sa campagne de Belgique, comme elle
m'a attachÃĐ Ã lui dans sa campagne de Champagne.
--Est-ce que vous avez confiance dans cet homme? demanda le jeune
officier.
--Dans son gÃĐnie, oui; dans sa moralitÃĐ, non. Mais quels que soient ses
projets, il a besoin d'une grande victoire. Attendez-vous à un second
Valmy.
--Par oÃđ allez-vous le rejoindre?
--Ma route est toute tracÃĐe: Hombourg, TrÃĻves, MÃĐziÃĻres. Ã MÃĐziÃĻres, je
saurai oÃđ rejoindre Dumouriez.
Les deux jeunes gens se dirent adieu, et, comme Jacques MÃĐrey avait fait
renouveler les chevaux de poste pendant sa visite chez le gÃĐnÃĐral, il
n'eut qu'à monter en voiture et à crier au postillon:
--Route de France, par Hombourg et MÃĐziÃĻres!
XXXIV
La veille de Jemmapes
Dumouriez, nous l'avons dit, ÃĐtait revenu à Paris pour concerter avec le
gouvernement son plan de l'invasion de la Belgique.
Dumouriez avait pris ses mesures pour avoir, dans chaque parti puissant,
un ami puissant dans ce parti:
Il avait Santerre à la Commune;
Il avait Danton à la Montagne;
Il avait GensonnÃĐ aux Girondins.
Ce fut d'abord Santerre, l'homme des faubourgs, qu'il fit agir.
Par Santerre, il obtint que l'idÃĐe du camp sous Paris serait abandonnÃĐe;
que tous les rassemblements que l'on avait faits en hommes, tous les
approvisionnements que l'on avait rÃĐunis en artillerie, en munitions, en
effets de campement, seraient reportÃĐs en Flandre pour servir à son
armÃĐe, qui manquait de tout; qu'on y ajouterait des capotes, des
souliers et six millions d'argent monnayÃĐ pour payer la solde des
soldats jusqu'à leur entrÃĐe dans les Pays-Bas. Une fois là , la guerre
nourrirait la guerre.
Dumouriez ÃĐtait un stratÃĐgiste. Quoique le premier il ait donnÃĐ
l'exemple des victoires remportÃĐes par masses, systÃĻme qui fut adoptÃĐ
depuis avec tant de succÃĻs par NapolÃĐon, c'ÃĐtait un calculateur Ã
longues vues; il prÃĐparait une bataille avec la mÊme intelligence qu'un
grand joueur d'ÃĐchecs prÃĐpare son ÃĐchec au roi et à la reine.
Donc son plan embrassait toute la frontiÃĻre, depuis la MÃĐditerranÃĐe
jusqu'Ã la Moselle.
Montesquiou se maintiendrait le long des Alpes, tout en achevant la
conquÊte de Nice et en conservant la neutralitÃĐ suisse; Biron, à qui on
enverrait des renforts, garderait le Rhin depuis BÃĒle jusqu'Ã Landau.
Douze mille hommes aux ordres du gÃĐnÃĐral Meunier soutiendraient Custine,
qui s'ÃĐtait avancÃĐ comme un fou jusqu'Ã Francfort-sur-le-Mein;
Kellermann quitterait ses quartiers, passerait entre Luxembourg et
TrÃĻves, et, faisant ce que Custine aurait dÃŧ faire, il marcherait sur
Coblentz; quant à lui, Dumouriez, il prendrait l'offensive avec
quatre-vingt mille hommes, et porterait la guerre en Belgique, qu'il
adjoindrait au territoire français; il attaquerait par sa frontiÃĻre
ouverte, là oÃđ, comme le disait lui-mÊme le tÃĐmÃĐraire aventurier, on ne
pouvait se dÃĐfendre qu'en gagnant des batailles.
En partant de Paris, Dumouriez avait dit à la Convention:
--Je serai le 15 Ã Bruxelles et le 30 Ã LiÃĐge.
ÂŦIl se trompa, dit Michelet; il fut à Bruxelles le 14 et à LiÃĐge le 28.Âŧ
L'armÃĐe que commandait Dumouriez ÃĐtait une armÃĐe de volontaires;
quelques vieux soldats seulement de place en place, comme, aprÃĻs une
coupe dans les forÊts, restent debout des ÃĐchantillons de grands chÊnes.
Elle commença par un revers. Il y eÃŧt eu de quoi dÃĐcourager une vieille
armÃĐe qui n'eÃŧt marchÃĐ que selon les lois de la discipline. Celle-ci
marchait à la loi de l'enthousiasme; elle sentait la main de la France
qui la poussait en avant; elle n'en tint pas compte.
On avait mis des rÃĐfugiÃĐs belges à l'avant-garde; c'ÃĐtait pour leur
rendre une patrie qu'on faisait la guerre; il ÃĐtait trop juste qu'ils
missent les premiers le pied sur la terre de la patrie.
à peine furent-ils à la frontiÃĻre que rien ne put les retenir; ils
s'ÃĐlancÃĻrent sur la terre natale et attaquÃĻrent les avant-postes. Les
avant-postes reculÃĻrent. Les Belges se crurent victorieux; ils
poursuivirent les Autrichiens et descendirent des hauteurs dans la
plaine. Dumouriez vit la faute qu'ils commettaient, et il envoya
quelques centaines de hussards, sous la conduite des deux sÅurs
Fernig, pour les soutenir.
Ce fut un bonheur. La cavalerie impÃĐriale les chargeait et allait les
envelopper; sans les hussards et les deux braves enfants qui les
conduisaient, la terre natale s'ouvrait sous leurs pas et se refermait
sur eux.
Beurnonville et Dumouriez, leur lunette à la main, suivaient
l'ÃĐchauffourÃĐe.
Beurnonville voulait se replier et reformer toute cette troupe dispersÃĐe
en dÃĐsordre. Mais Dumouriez cria: ÂŦEn avant!Âŧ et, comme Beurnonville le
regardait avec ÃĐtonnement:
--Il faut, dit-il, garder à tout prix l'offensive; le jour oÃđ, en face
des impÃĐriaux, nous ferons un pas en arriÃĻre, nous serons perdus.
Les craintes de Beurnonville n'ÃĐtaient pas sans raisons; les impÃĐriaux
cÃĐdaient si facilement, ils abandonnaient avec tant de courtoisie les
meilleures positions, qu'il ÃĐtait ÃĐvident qu'ils voulaient nous attirer
sur un terrain connu d'eux et oÃđ ils pussent manÅuvrer tout à leur
aise.
--Ils veulent nous avoir à leur loisir, dit Beurnonville à Dumouriez.
--Je le sais bien, rÃĐpondit celui-ci.
--Ils ont prÃĐparÃĐ leur champ de bataille, dit Beurnonville.
--Je le connais d'avance, rÃĐpondit Dumouriez.
--Ils veulent une grande bataille, Ã votre avis?
--Et au vÃītre aussi, n'est-ce pas?
--Oui.
--Eh bien! ils l'auront, et cette bataille s'appellera Jemmapes.
Et, en effet, les Autrichiens considÃĐraient Jemmapes comme une position
inexpugnable. C'ÃĐtait aussi l'avis du gÃĐnÃĐral Clerfayt, un des hommes
les plus distinguÃĐs de l'armÃĐe impÃĐriale. Beaulieu, qui se fit plus tard
une si grande rÃĐputation en Italie, voulait, au contraire, prendre
vingt-huit ou trente mille vieux soldats, tomber la nuit par surprise
sur toute notre armÃĐe composÃĐe de recrues, l'ÃĐcraser et la disperser.
Mais de pareils coups de main n'ÃĐtaient pas dans les habitudes de la
vieille stratÃĐgie autrichienne: le duc de Saxe-Teschen, qui commandait
l'armÃĐe en chef, prÃĐfÃĐra attendre l'armÃĐe française à Jemmapes et y
combattre à l'abri de ses retranchements.
L'Europe avait les yeux sur la France; elle voyait avec ÃĐtonnement ses
armÃĐes surgir du sol, non pas seulement pour dÃĐfendre ses frontiÃĻres
menacÃĐes, mais pour envahir les frontiÃĻres ennemies. On s'attendait
toujours à quelque grande victoire de la part des coalisÃĐs: mais on
avait entendu le canon de Valmy et l'on avait suivi les Prussiens dans
leur retraite; mais on avait vu Custine envahir le Palatinat et pousser
une pointe tÃĐmÃĐraire jusqu'à Francfort-sur-le-Mein; et voilà que l'on
voyait Dumouriez pousser devant lui toute cette vieille armÃĐe impÃĐriale
qui n'avait jamais eu de rivale que ces grenadiers de FrÃĐdÃĐric, dont
l'ennemi n'avait jamais vu le dos, disait Voltaire, et qui pour la
premiÃĻre fois, dans une retraite de onze jours, nous avaient montrÃĐ
leurs gibernes.
Dumouriez, lui aussi, comme les Autrichiens, voulait une grande
bataille. Depuis cinquante ans les Français avaient la rÃĐputation d'Être
les meilleurs soldats du monde, mais seulement pour un coup de main.
Depuis cinquante ans, en effet, ils n'avaient pas gagnÃĐ une seule grande
bataille rangÃĐe. Valmy ouvrait la sÃĐrie nouvelle; mais Valmy, disait-on,
n'ÃĐtait qu'une canonnade, une bataille gagnÃĐe l'arme au bras.
Le 5 au soir, Dumouriez ÃĐtait à Valenciennes. Mais le 5 au soir, rien de
ce qu'on lui avait promis n'ÃĐtait arrivÃĐ. Servan, le ministre de la
Guerre, surchargÃĐ de travaux, avait succombÃĐ Ã la fatigue et
rÃĐtablissait sa santÃĐ au camp des PyrÃĐnÃĐes; il avait ÃĐtÃĐ remplacÃĐ par
Pache, grand travailleur, homme ÃĐclairÃĐ, simple comme un Spartiate. Il
partait de chez lui le matin, emportant un morceau de pain dans sa
poche, travaillant des journÃĐes entiÃĻres, et ne sortant pas mÊme du
ministÃĻre pour manger.
Le 2 novembre, Dumouriez lui avait ÃĐcrit qu'il lui fallait
indispensablement trente mille paires de souliers, vingt-cinq mille
couvertures, des effets de campement pour quarante mille hommes, et
surtout deux millions d'argent monnayÃĐ pour payer la solde des soldats
dans un pays oÃđ les assignats n'ÃĐtaient point connus et oÃđ chaque homme
serait obligÃĐ de payer ce qu'il consommerait.
Pache donna des ordres pour que Dumouriez eÃŧt tout ce dont il avait
besoin; mais en attendant, le 5 ÃĐtait arrivÃĐ, on ÃĐtait à la veille de la
bataille, et nos soldats n'avaient ni souliers, ni habillements d'hiver,
ni pain, ni eau-de-vie.
Ils avaient bien envie de murmurer quelque peu lorsque, vers trois
heures de l'aprÃĻs-midi, Dumouriez passa dans les rangs; mais aux
premiers qui grognÃĻrent, Dumouriez porta un doigt à sa bouche et,
montrant la montagne de Jemmapes oÃđ ÃĐtaient campÃĐs les Autrichiens:
--Silence! enfants! dit-il, l'ennemi vous entendrait.
Et alors, pour les consoler, il appela les officiers à l'ordre, et leur
lut la lettre du ministre de la Guerre leur annonçant qu'ils recevraient
incessamment tout ce qui leur manquait.
Les soldats battirent des mains et promirent d'attendre.
Et cependant, d'oÃđ ils ÃĐtaient, ils pouvaient voir dans tout son
ensemble la formidable position qu'ils auraient à enlever le lendemain.
Lorsque l'on arrive par la France, on voit, Ã partir du moulin du
Boussu, cet amphithÃĐÃĒtre de coteaux au milieu duquel, entre Jemmapes et
Cuesmes, passe la route qui conduit à Mons. Cet amphithÃĐÃĒtre, en effet,
commence à la ville et finit au village que nous venons de nommer.
Jemmapes est à gauche, Cuesmes est à droite. Jemmapes est bÃĒti au flanc
de la montagne et la couvre en partie. Cuesmes, au pied de la montagne,
au lieu de dÃĐfendre, ÃĐtait dÃĐfendu; les deux montagnes ÃĐtaient hÃĐrissÃĐes
de redoutes; la route qui les coupe en deux passait à travers une forÊt.
Elle ÃĐtait palissadÃĐe, couverte d'abatis d'arbres. DerriÃĻre les derniers
abatis et les derniÃĻres redoutes, outre ces redoutes et ces abatis,
qu'il fallait vaincre et dÃĐloger d'abord, on trouvait toute une armÃĐe,
c'est-Ã -dire dix-neuf mille soldats autrichiens. L'armÃĐe de Dumouriez
ÃĐtait plus nombreuse que celle de l'ennemi; mais peu importait, puisque
l'on pouvait se dÃĐployer et qu'il fallait absolument attaquer par
colonnes.
Or tout dÃĐpendait de ces tÊtes de colonne; enlÃĻveraient-elles des
maisons crÃĐnelÃĐes? escaladeraient-elles des retranchements?
iraient-elles prendre des canons jusque dans leurs batteries?
soutiendraient-elles avec avantage, elles qui n'avaient jamais vu le
feu, ce combat corps à corps oÃđ les vieilles troupes hÃĐsitent si
souvent?
Dumouriez avait portÃĐ son quartier gÃĐnÃĐral au petit village de Rasme. Il
ÃĐtait dÃĐfendu de front par la petite riviÃĻre qui porte ce nom; Ã sa
droite par un bois; Ã sa gauche par les retranchements du Boussu, ÃĐlevÃĐs
par les Autrichiens, et qui, ainsi que nous l'avons dit, ÃĐtaient tombÃĐs
en notre pouvoir.
Il venait de se mettre à table et mangeait avec grand appÃĐtit une soupe
aux choux que venait de lui faire son hÃītesse, regardant du coin de
l'Åil un poulet qui tournait au bout d'une ficelle devant un grand
feu, lorsqu'une voiture s'arrÊta devant la porte et qu'un homme entra en
criant:
--Place ce soir à la table! place demain à la bataille!
Cet homme, c'ÃĐtait Jacques MÃĐrey, qui, comme il l'avait dit, rejoignait
Dumouriez le 5.
Dumouriez jeta un cri de joie et lui tendit les bras.
--Ma foi! dit-il, je n'attendais plus que vous pour Être sÃŧr de la
victoire; vous Êtes mon porte-bonheur; c'est vous qui vous chargerez
pour la Convention des drapeaux de Jemmapes, comme vous vous Êtes chargÃĐ
de ceux de Valmy.
Jacques MÃĐrey se mit à table; tout l'ÃĐtat-major soupa avec la soupe aux
choux, le poulet et du fromage, puis chacun se roula dans son manteau et
attendit le point du jour.
Une heure avant le lever du soleil, Dumouriez ÃĐtait prÊt; car il
n'ignorait pas la nuit que venaient de passer ses soldats, et il savait
que, le jour venu, ils auraient besoin d'Être encouragÃĐs.
L'armÃĐe française, en effet, avait passÃĐ toute la nuit, l'arme au bras,
au fond d'une plaine humide oÃđ il avait ÃĐtÃĐ impossible aux bivacs
d'allumer leur feu. Aussi, pendant cette nuit, Beaulieu pour la seconde
fois avait-il proposÃĐ de tomber sur nos soldats, et, tout affaiblis et
trempÃĐs qu'ils ÃĐtaient, de les anÃĐantir.
Comme la premiÃĻre fois, le gÃĐnÃĐral en chef avait refusÃĐ.
Pour les vieilles troupes habituÃĐes et endurcies aux camps en plein air
et aux bivacs sous la voÃŧte du ciel, cette nuit eÃŧt dÃĐjà ÃĐtÃĐ une nuit
terrible. Lorsque Dumouriez vit ces marÃĐcages, oÃđ le sol tremblait sous
les pieds, et au milieu du brouillard s'agiter toute cette armÃĐe, il fut
effrayÃĐ lui-mÊme de l'ÃĐtat d'anÃĐantissement oÃđ il allait la trouver.
Son ÃĐtonnement fut grand lorsqu'il entendit rire et chanter.
Il leva les yeux au ciel. Jacques MÃĐrey lui posa la main sur l'ÃĐpaule.
--C'est la force infinie de la conscience et du sentiment du droit, lui
dit-il, qui a fait ce miracle.
Et, lorsqu'ils passÃĻrent au milieu d'eux, ils virent que tout en
chantant nos soldats grelottaient; le froid du matin faisait claquer les
dents aux plus vigoureux, et ce qui les glaçait encore plus, c'ÃĐtait de
voir ÃĐtagÃĐs sur la montagne, lorsque le jour parut, les hussards
impÃĐriaux dans leurs belles pelisses, les grenadiers hongrois dans leurs
fourrures et les dragons autrichiens dans leurs manteaux blancs.
--Tout cela est à vous! dit Dumouriez; il ne s'agit que de le prendre.
--Ah! rÃĐpondit un volontaire de Paris, ce ne serait pas difficile si on
avait dÃĐjeunÃĐ.
--Bon! dit Dumouriez; vous dÃĐjeunerez aprÃĻs la bataille; vous en aurez
meilleur appÃĐtit; en attendant, on va vous distribuer à chacun une
goutte d'eau-de-vie.
--Va pour la goutte d'eau-de-vie! rÃĐpondirent les volontaires.
à bienheureuse ÃĐpoque oÃđ les armÃĐes ÃĐtaient chauffÃĐes par leur
enthousiasme, cuirassÃĐes par le fanatisme et vÊtues par la foi!
L'histoire n'oubliera jamais que c'est pieds nus que nos soldats sont
partis l'an Ier de la RÃĐpublique pour conquÃĐrir le monde.
XXXV
Jemmapes
De mÊme qu'en jetant les yeux sur la carte rien n'ÃĐtait plus facile que
de se rendre compte de la bataille de Valmy, de mÊme, en prenant la mÊme
peine, rien ne sera plus facile que de se rendre compte de la bataille
de Jemmapes.
Nous avons dit que l'armÃĐe autrichienne ÃĐtait rangÃĐe sur les collines
qui s'ÃĐtendent en amphithÃĐÃĒtre depuis Jemmapes jusqu'Ã Cuesmes.
Dumouriez adopta le mÊme ordre de bataille.
Le gÃĐnÃĐral Darville, qui occupait l'extrÊme-droite de la ligne, vers
Frameries, fut chargÃĐ de partir avant le jour et d'aller occuper
derriÃĻre la ville de Mons les hauteurs formant la seule retraite des
Autrichiens.
Beurnonville, qui venait aprÃĻs Darville dans notre ordre de bataille,
devait marcher droit sur Cuesmes et l'aborder de face. Le duc de
Chartres, Ã qui, dans son plan de royautÃĐ, Dumouriez destinait les
honneurs de la journÃĐe, reçut le commandement du centre, et en mÊme
temps le grade de gÃĐnÃĐral. Sa mission ÃĐtait d'attaquer Jemmapes de front
en essayant de pousser une partie de ses hommes dans la trouÃĐe que forme
la grande route de Mons entre Jemmapes et Cuesmes. Enfin le gÃĐnÃĐral
FÃĐraud, qui commandait la gauche, devait traverser le village de
Quaregnon et se porter sur les flancs de Jemmapes pour soutenir
l'attaque du prince.
Partout la cavalerie se tenait prÊte à soutenir l'infanterie, et notre
artillerie à battre chaque redoute en flanc et à ÃĐteindre ses feux.
Une rÃĐserve considÃĐrable d'infanterie et de cavalerie se tenait prÊte Ã
marcher derriÃĻre le petit ruisseau de Vasme.
Ce fut le canon qui, des deux cÃītÃĐs, commença l'attaque; puis, comme
l'ordre en avait ÃĐtÃĐ donnÃĐ, FÃĐraud et Beurnonville se dÃĐtachÃĻrent, l'un
allant attaquer la droite de Jemmapes, l'autre attaquant Cuesmes de
front.
Mais ni l'une ni l'autre des deux attaques ne rÃĐussit.
Il ÃĐtait onze heures; on se battait depuis trois heures au milieu du
brouillard, et le brouillard en se levant montra le peu de progrÃĻs que
nous avions faits. Il fallait, pour emporter la position de Jemmapes, un
de ces hommes à qui on dit: ÂŦAllez là , et faites-vous tuer!Âŧ
Dumouriez avait cet homme sous la main: c'ÃĐtait ThÃĐvenot.
ThÃĐvenot traverse Quaregnon, fait cesser la canonnade, entraÃŪne tout le
corps d'armÃĐe de FÃĐraud avec lui, tÊte baissÃĐe, musique en tÊte,
baÃŊonnette au bout du fusil, et aborde les Autrichiens.
De la vallÃĐe, oÃđ l'on ne pouvait, Ã cause du brouillard qui se levait
lentement, voir les progrÃĻs de nos soldats, on les devinait à la musique
dont l'harmonie majestueuse semblait marcher devant la France. De temps
en temps, des volÃĐes de canon couvraient tout autre bruit; mais, dans
les intervalles de la dÃĐtonation, on entendait toujours ces notes
terribles de _la Marseillaise_, devant lesquelles devaient s'ouvrir les
portes de toutes les capitales de l'Europe.
Au bruit de cette musique qui s'ÃĐloignait toujours, Dumouriez comprit
que le moment ÃĐtait venu de lancer le jeune duc de Chartres. Le prince
se met à la tÊte d'une colonne et trouve une brigade qui, voyant
dÃĐboucher par la route de Mons la cavalerie autrichienne, manifestait
une certaine hÃĐsitation.
Mais, dans ce moment mÊme, le domestique de Dumouriez, voyant le gÃĐnÃĐral
qui reculait avec ses hommes, court à lui au milieu du feu, le menace de
prendre sa place avec sa livrÃĐe, lui fait honte et le pousse en avant;
c'est alors qu'arrive le duc de Chartres: ralliant à lui tous les
fuyards, en formant un bataillon auquel il donna le nom de _bataillon de
Jemmapes_, il descend de son cheval qui ne peut gravir la pente trop
escarpÃĐe, et à la tÊte de ces hÃĐros improvisÃĐs pÃĐnÃĻtre au milieu des
feux d'une artillerie qui change la montagne en fournaise, jusqu'au
village de Jemmapes, d'oÃđ il chasse les Autrichiens, et à l'extrÃĐmitÃĐ
duquel il fait sa jonction avec ThÃĐvenot.
Dumouriez, inquiet de ce qui se passait à sa gauche, prend lui-mÊme une
centaine de cavaliers et s'ÃĐlance sur la route de Jemmapes; mais, Ã
peine est-il au tiers de la montagne, qu'il rencontre le duc de
Montpensier envoyÃĐ par son frÃĻre pour lui annoncer que Jemmapes est au
pouvoir des Français.
Du point oÃđ il est arrivÃĐ, il a vu l'hÃĐsitation des troupes qui
attaquent Cuesmes; un triple rang de redoutes arrÊtait Beurnonville, et
cependant, au moment oÃđ Dumouriez arrivait, Dampierre s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐ
seul en avant, et le rÃĐgiment de flanc l'avait suivi, puis nos
volontaires s'ÃĐtaient prÃĐcipitÃĐs, et l'on venait d'enlever le premier
ÃĐtage de la triple redoute.
Mais là il recevait le feu des deux autres. Un instant les volontaires
parisiens crurent qu'on les avait rÃĐunis et entassÃĐs sous le feu de
l'ennemi pour les anÃĐantir. Dumouriez arrive, les trouve ÃĐmus et
sombres, et prononçant dÃĐjà tout bas le mot de trahison. Ce qui
soutenait les deux bataillons jacobins cependant, c'ÃĐtait de voir le
bataillon de la rue des Lombards, qui ÃĐtait girondin, recevoir la mÊme
pluie de feu. Puis ils ÃĐtaient sous les yeux des vieux soldats de
Dumouriez, qui regardaient comment ces conscrits se conduiraient sur le
champ de bataille.
Ce fut en ce moment que Dumouriez, rassurÃĐ sur sa gauche, jugea
important de faire un suprÊme effort sur sa droite et se jeta au milieu
d'eux.
Comme si elle eÃŧt attendu ce moment, la lourde masse des dragons
impÃĐriaux s'ÃĐbranla pour charger l'infanterie parisienne; mais Dumouriez
se plaça à la tÊte de cette infanterie, l'ÃĐpÃĐe à la main.
--Feu à vingt pas seulement! cria Dumouriez. Celui qui aura fait feu
avant aura eu peur.
Tous entendirent cet ordre, tous l'exÃĐcutÃĻrent; ils laissÃĻrent approcher
jusqu'Ã vingt pas cette cavalerie sous laquelle la terre tremblait,
puis à vingt pas les trois bataillons firent feu.
Deux cents chevaux abattus, trois cents hommes tuÃĐs, leur firent un
rempart; puis, ne donnant pas le temps à cette lourde cavalerie de se
rallier, il lança sur elle sa cavalerie lÃĐgÃĻre, qui poursuivit les
dragons jusqu'Ã Mons.
Lui alors se mit à la tÊte des bataillons et entonna _la Marseillaise_.
Ce fut un entraÃŪnement gÃĐnÃĐral; tous ces hommes s'avancÃĻrent à la
baÃŊonnette en chantant l'hymne de la libertÃĐ. Tous sentaient que le
monde avait les yeux fixÃĐs sur eux à cette heure, et chacun d'eux fut un
hÃĐros.
En quelques minutes, les deux autres redoutes furent emportÃĐes, les
canonniers ÃĐgorgÃĐs sur leurs piÃĻces, et les grenadiers hongrois
poignardÃĐs à leurs rangs.
Dumouriez ne fit halte que sur les hauteurs de Cuesmes, de mÊme que
ThÃĐvenot et le duc de Chartres n'avaient fait halte que sur les hauteurs
de Jemmapes.
Par malheur, Darville avait mal compris l'ordre qui lui enjoignait de
garder les collines par lesquelles les Autrichiens devaient faire leur
retraite; il s'arrÊta à Berthatmont et s'amusa à canonner sans aucun
effet les redoutes.
Sans avoir ÃĐtÃĐ chargÃĐ d'aucune mission particuliÃĻre, Jacques MÃĐrey avait
ÃĐtÃĐ vu partout: avec ThÃĐvenot lorsqu'il avait attaquÃĐ la gauche de
Jemmapes; avec le duc de Chartres lorsqu'il avait enfoncÃĐ le centre de
l'ennemi; avec Dumouriez lorsqu'il avait escaladÃĐ les redoutes.
Le lendemain, il se trouvait nommÃĐ sur les rapports des trois chefs.
Le compte des morts fait, il se trouva que de chaque cÃītÃĐ la perte ÃĐtait
à peu prÃĻs ÃĐgale: quatre ou cinq mille morts.
Mais la bataille de Jemmapes avait un rÃĐsultat plus sÃĐrieux qu'un calcul
arithmÃĐtique. La bataille de Jemmapes, c'ÃĐtait la cause des habitants du
monde gagnÃĐe en premiÃĻre instance à Valmy, en appel à Jemmapes.
La bataille de Jemmapes n'ÃĐtait point, comme la bataille de Valmy, la
victoire d'une armÃĐe.
C'ÃĐtait la victoire d'un peuple.
De Jemmapes date l'ÃĻre de l'infanterie française.
Sous Charles-Quint, l'infanterie espagnole fut la premiÃĻre infanterie du
monde.
Sous le grand FrÃĐdÃĐric, ce fut l'infanterie prussienne.
Depuis Jemmapes, c'est l'infanterie française.
à partir de Jemmapes, deux chants patriotiques remplacÃĻrent pour nos
soldats le vin et l'eau-de-vie que l'on verse chez les autres peuples.
Avec _la Marseillaise_ on gagna les batailles de plaine. Avec le _Ãa
ira!_ on enleva les redoutes.
Au lieu de dÃĐjeuner, nos soldats, nus, Ã jeun aprÃĻs une nuit de novembre
passÃĐe dans les marais, avaient chantÃĐ et vaincu.
à deux heures, la bataille ÃĐtait gagnÃĐe sur tous les points; ils
cessÃĻrent de chanter, s'aperçurent qu'ils ÃĐtaient fatiguÃĐs et qu'ils
avaient faim.
Ils s'assirent et demandÃĻrent du pain.
Ils eurent du pain et de la biÃĻre, ce qu'il fallait pour ne pas mourir
de faim.
Mais, Ã l'horizon, les belles plaines de la Belgique, et derriÃĻre elle
le monde.
J'ai visitÃĐ le champ de bataille de Jemmapes, comme j'avais parcouru le
champ de bataille de Valmy.
à Valmy, pas d'autre monument que le cÅur de Kellermann, qui a voulu
avoir sa victoire pour tombeau.
à Jemmapes, rien.
Que la France ait ÃĐtÃĐ ingrate envers ses enfants, c'est tout simple; les
enfants ont deux mÃĻres: celle qui les a enfantÃĐs comme hommes, celle qui
les a enfantÃĐs comme peuples.
à la mÃĻre qui les a enfantÃĐs comme hommes, ils doivent leur amour.
à la mÃĻre qui les a enfantÃĐs comme peuples, ils doivent plus que leur
amour, ils doivent leur sang.
Mais la Belgique, à qui nous ne devions rien et à qui nous donnions la
libertÃĐ, ne devait-elle pas, elle, une pierre à nos soldats?
Cette pierre, elle en a fait sculpter un lion, et elle a mis ce lion sur
le champ de bataille de Waterloo. Ce lion menace la France!
Orgueil de pygmÃĐe, ingratitude de gÃĐant!
XXXVI
Le jugement
Jacques MÃĐrey fut envoyÃĐ Ã Paris par Dumouriez et chargÃĐ de prÃĐsenter Ã
la Convention le jeune Baptiste Renard, qui avait ralliÃĐ une brigade au
moment oÃđ celle-ci pliait.
Il partit le 6, Ã trois heures, courut la poste toute la nuit, et arriva
le 7 à temps pour se prÃĐsenter à la Convention et annoncer la nouvelle,
attendue mais inespÃĐrÃĐe.
--Citoyens reprÃĐsentants, dit-il, messager de Valmy, je viens vous
annoncer la victoire de Jemmapes; en quatre heures, nos braves soldats
ont enlevÃĐ des positions que l'on croyait inexpugnables.
--Comment cela? demanda le prÃĐsident.
--En chantant, rÃĐpondit Jacques MÃĐrey.
--Et que demande le gÃĐnÃĐral pour sa brave armÃĐe?
--Du pain et des souliers.
Il y eut un moment d'enthousiasme immense; les canons des Invalides
semblÃĻrent faire feu d'eux-mÊmes; la nouvelle s'ÃĐlança par toutes les
portes et s'abattit sur Paris.
La grande ville, qui n'ÃĐtait qu'Ã moitiÃĐ rassurÃĐe par la victoire de
Valmy qui la dÃĐbarrassait des Prussiens, fut folle de joie.
Les maisons s'illuminÃĻrent toutes seules et dÃĐgorgÃĻrent leurs habitants;
les rues s'emplirent, les cloches sonnÃĻrent, la foule se porta aux
Tuileries.
Marie-Joseph ChÃĐnier, qui ÃĐtait de la Convention, fit, sÃĐance tenante,
la premiÃĻre strophe de son hymne:
La victoire, en chantant, nous ouvre la barriÃĻre...
MÃĐhul en fit la musique.
Jacques MÃĐrey dÃĐtourna l'attention de lui et la ramena sur le jeune
Baptiste Renard. Il raconta ce qu'il avait fait comme il savait
raconter; il montra l'ÃĒme du soldat sous la livrÃĐe du domestique, et
comment tout avait grandi en France, jusqu'aux cÅurs des mercenaires.
La Convention comprit qu'il fallait qu'elle grandÃŪt celui qui s'ÃĐtait
ÃĐlevÃĐ; elle lui vota et lui donna sÃĐance tenante les ÃĐpaulettes de
capitaine.
Puis elle reprit sa sÃĐance interrompue.
Le jour oÃđ l'on apprit la victoire de Valmy, la RÃĐpublique fut
proclamÃĐe; le jour oÃđ l'on apprit la victoire de Jemmapes, le roi fut
mis en jugement.
Puis les choses marchÃĻrent à pas de gÃĐant.
Bruxelles fut occupÃĐ par le gÃĐnÃĐral Dumouriez.
La Convention rendit un dÃĐcret par lequel elle promettait aide et
secours à tous les peuples qui voudraient renverser leur gouvernement.
Qu'on me permette d'ouvrir ici une parenthÃĻse que je n'ouvrirais pas
dans un autre roman que celui-ci, ni dans un autre journal que _le
SiÃĻcle_.
On a dÃŧ remarquer, ceux du moins qui nous ont lus avec attention,
combien nous avons pris à tÃĒche d'introduire l'histoire nationale dans
nos livres, et combien la popularitÃĐ qu'on nous a faite a ÃĐtÃĐ mise au
service de l'ÃĐducation publique.
Michelet, mon maÃŪtre, l'homme que j'admire comme historien, et je dirai
presque comme poÃĻte, au-dessus de tous, me disait un jour: ÂŦVous avez
plus appris d'histoire au peuple que tous les historiens rÃĐunis.Âŧ
Et ce jour-là , j'ai tressailli de joie jusqu'au fond de mon ÃĒme; ce
jour-là , j'ai ÃĐtÃĐ orgueilleux de mon Åuvre.
Apprendre l'histoire au peuple, c'est lui donner ses lettres de
noblesse, lettres de noblesse inattaquables et contre lesquelles il n'y
aura pas de nuit du 4 aoÃŧt.
C'est lui dire que quoiqu'il ait toujours eu ses racines dans la nation,
que quoiqu'il ait existÃĐ comme commune, comme parlement, comme tiers,
il ne date rÃĐellement que du jour de la prise de la Bastille.
Pour monter dans les carrosses du roi, il fallait faire ses preuves de
1399.
La noblesse du peuple date du 14 juillet.
Il n'y a pas de peuple sans libertÃĐ.
Mais nous qui oublions parfois cette sainte maxime, mais qui toujours Ã
un moment donnÃĐ nous en souvenons, il est bon de voir, malgrÃĐ nos
dÃĐfaillances, Ã quel point nous avons infiltrÃĐ en Europe le principe
rÃĐvolutionnaire; et, disons-le, relativement à la durÃĐe de la vie des
peuples comparÃĐe à la vie humaine, combien rapidement il s'est fait
jour!
Nous venons de dire que le 19 novembre, treize jours aprÃĻs la bataille
de Jemmapes, la Convention, comprenant sa puissance et mesurant son
droit, avait promis protection et secours à tous les peuples qui
voudraient renouveler leur gouvernement.
Pourquoi n'avons-nous pas, l'un aprÃĻs l'autre, le temps de dire ce
qu'ÃĐtaient les rois qui reprÃĐsentaient ces gouvernements?
Angleterre: Georges III, un idiot;--Russie: Catherine, une
goule;--Autriche: François II, un TibÃĻre;--Espagne: Charles IV, un
palefrenier;--Prusse: FrÃĐdÃĐric-Guillaume, un mannequin dont ses
maÃŪtresses tenaient le fil.
Mais les peuples ne marchent que les uns aprÃĻs les autres sur la route
de Damas, et il leur faut des annÃĐes de tyrannie pour que les ÃĐcailles
leur tombent des yeux.
L'appel aux peuples de 1792 fut proclamÃĐ; le Brabant seul y rÃĐpondit. La
rÃĐvolution du Brabant fut ÃĐtouffÃĐe.
La rÃĐvolution de 1830 arriva; le gouvernement provisoire appela les
peuples à la libertÃĐ. Trois peuples rÃĐpondirent: L'Italie, la Pologne,
la Belgique.
Deux peuples furent noyÃĐs dans leur sang: l'Italie et la Pologne. La
Belgique y gagna la libertÃĐ et une constitution.
Puis vint la rÃĐvolution de 1848, qui appela tous les peuples à la
rÃĐpublique.
Et alors ce ne fut plus seulement trois peuples qui rÃĐclamÃĻrent leur
libertÃĐ et demandÃĻrent une constitution; ce fut l'Autriche, ce fut la
Prusse, ce fut Venise, ce fut Florence, ce fut Rome, ce fut la Sicile,
ce furent les provinces danubiennes, ce fut tout ce qui est ÃĐclairÃĐ
enfin par le soleil de la civilisation qui proclama la rÃĐpublique.
L'Italie y gagna son unitÃĐ; l'Autriche, la Prusse, les provinces
danubiennes, des constitutions.
_Et nunc intelligite, reges!_
Reprenons la suite des ÃĐvÃĐnements.
Le 27, un dÃĐcret rÃĐunit la Savoie à la France.
Le 30, prise de la citadelle d'Anvers par le gÃĐnÃĐral La Bourdonnaye.
ArrÊtons-nous ici encore un moment et jetons un coup d'Åil sur
l'Angleterre, sur l'Angleterre que nous appelions notre sÅur aÃŪnÃĐe et
que nous appelons notre amie.
L'Angleterre, le pays le plus savant en sciences mÃĐcaniques, le plus
ignorant en force morale, nous avait depuis 1789 regardÃĐ faire, sans
s'inquiÃĐter autrement de nous; elle avait haussÃĐ les ÃĐpaules à notre
enthousiasme, elle avait raillÃĐ nos volontaires; au premier coup de
canon prussien ou autrichien, elle avait cru les voir s'envoler vers
Paris comme une volÃĐe d'oiseaux.
Pitt, ce grand politique qui n'a jamais ÃĐtÃĐ qu'un commis haineux, Pitt,
doublÃĐ des Grenville, voyait la France, envahie par la Prusse, former
une seconde Prusse.
Tout à coup elle voit s'illuminer le cÃītÃĐ de la Belgique. Qu'y a-t-il?
La France est au Rhin; la France est aux Alpes; Anvers est pris!
La baÃŊonnette de la France est sur la gorge de l'Angleterre.
Alors l'ÃŪle aux quatre mers est prise d'une de ces paniques qui lui sont
particuliÃĻres, comme elle en prit une en 1805 quand elle vit NapolÃĐon Ã
Boulogne, un pied sur les bateaux plats, et une autre, en 1842, quand
trois millions de chartistes entourÃĻrent le parlement.
DÃĐjà une sociÃĐtÃĐ anglaise ÃĐtant venue fÃĐliciter la Convention, son
prÃĐsident GrÃĐgoire leur dit à leur grande ÃĐpouvante:
--Estimables _rÃĐpublicains_, la royautÃĐ se meurt sur les dÃĐcombres
fÃĐodaux; un feu dÃĐvorant va les faire disparaÃŪtre; ce feu, c'est la
_DÃĐclaration des droits de l'Homme_.
Vous figurez-vous l'effet que ferait la _DÃĐclaration des droits de
l'Homme_ dans un pays oÃđ un paysan n'a pas le droit de tuer le renard
qui mange ses poules ni le corbeau qui abat ses noix?
Cependant le procÃĻs du roi se poursuivait, et la nÃĐcessitÃĐ de faire
disparaÃŪtre tout ce qui faisait obstacle à la RÃĐvolution devenait
impÃĐrieuse.
Faire la conquÊte du monde, pour la France, n'ÃĐtait pas urgent; mais
faire la conquÊte d'elle-mÊme ÃĐtait nÃĐcessaire.
La France avait contre elle trois principes ennemis:
L'Ãglise;
La noblesse;
La royautÃĐ.
L'Ãglise, on l'a vu par la guerre de la VendÃĐe, qui fut toute aux mains
des prÊtres.
La noblesse, on l'a vu par les six mille ÃĐmigrÃĐs de CondÃĐ qui portÃĻrent
les armes contre la France.
_La royautÃĐ!_ la royautÃĐ, qui ÃĐtait coupable, comme l'ont prouvÃĐ les
royalistes eux-mÊmes, lorsque chacun a rÃĐclamÃĐ, en 1815, la rÃĐcompense
de services qui n'ÃĐtaient rien autre chose que des trahisons, et qui
cependant, par sa fausse ÃĐducation, par son invincible ignorance, par
l'erreur du droit divin, pouvait se croire innocente.
La France s'ÃĐtait dÃĐbarrassÃĐe de l'Ãglise en dÃĐcrÃĐtant la mise en vente
des biens des couvents.
La noblesse avait dÃĐbarrassÃĐ la France d'elle en ÃĐmigrant.
Restait donc la royautÃĐ.
C'ÃĐtait le dernier obstacle; de là tant de haine dans sa destruction.
La maxime favorite de Louis XVI--c'est M. de Malesherbes, son dÃĐfenseur
lui-mÊme, qui l'a dit, maxime qui dÃĐrive directement du fameux mot de
Louis XIV: _L'Ãtat, c'est moi_--ÃĐtait celle-ci:
La loi suprÊme, c'est le salut de l'Ãtat.
Seulement, la question est là : l'Ãtat est-il dans la royautÃĐ ou dans la
nation?
La question est reconnue aujourd'hui, et ceux-là mÊmes qui rÃĻgnent
avouent en montant sur le trÃīne qu'ils ne sont que les mandataires de la
nation.
Il est vrai qu'une fois sur le trÃīne ils l'oublient presque aussitÃīt.
Mais oublier un principe n'est pas le dÃĐtruire, c'est forcer les autres
de s'en souvenir, voilà tout.
L'erreur disait: ÂŦLa loi suprÊme est le salut de l'Ãtat.Âŧ
La vÃĐritÃĐ dit: ÂŦLa loi suprÊme est le salut public.Âŧ
Or le roi avait conspirÃĐ contre le salut public:
_En essayant de sortir du royaume;_
_En continuant ses relations avec ses frÃĻres;_
_En protestant contre la RÃĐvolution dans son adresse au roi de Prusse;_
_En demandant à son beau-frÃĻre ou en faisant demander par la reine, ce
qui ÃĐtait la mÊme chose, les secours de troupes autrichiennes._
La Convention ignorait tout cela, puisque ces faits ne nous furent
rÃĐvÃĐlÃĐs qu'Ã la Restauration; mais elle comprenait instinctivement que
la mort du roi ÃĐtait nÃĐcessaire.
Le roi vivant, qu'en eÃŧt-on fait?
Prisonnier, il eÃŧt constamment conspirÃĐ pour sortir de sa prison.
ExilÃĐ, il eÃŧt constamment conspirÃĐ pour rentrer en France.
La vie du roi ÃĐtait inviolable, dira-t-on.
Mais la vie de la France ÃĐtait-elle moins inviolable que celle du roi?
Tuer un homme est un crime.
Tuer une nation est un forfait.
Et cependant tous ces hommes hÃĐsitaient à porter la main, non pas sur le
roi, mais sur l'homme.
Presque tous, soit dans leurs discours, soit dans leurs ÃĐcrits,
s'ÃĐtaient prononcÃĐs contre la peine de mort.
Ces hommes qui ont tant tuÃĐ--nÃĐcessitÃĐ aux coins de fer!--ces hommes
avaient presque tous pour principe cette premiÃĻre loi de l'humanitÃĐ: ce
qu'il y a de plus sacrÃĐ, c'est la vie humaine.
Duport avait dit: ÂŦRendons l'homme respectable à l'homme.Âŧ
Robespierre avait dit: ÂŦIl faut au moins pour condamner que les jurÃĐs
soient unanimes.Âŧ
Aussi, pour porter le dernier coup à Louis XVI, choisit-on un homme dont
l'entrÃĐe à la Chambre ÃĐtait une violation de la justice: il n'avait que
vingt-quatre ans, Saint-Just.
Ãtrange prÃĐcaution de la Providence.
Il monta à la tribune.
Nous connaissons tous Saint-Just. Nous l'avons vu dans ses portraits,
grave, mince, roide, le cou perdu dans sa cravate de batiste, avec son
teint mat, ses yeux bleu faÃŊence d'une duretÃĐ slave, ses sourcils les
couronnant comme une barre tirÃĐe à la rÃĻgle au-dessus d'eux, avec cela
le front bas et les cheveux descendant jusqu'aux sourcils.
--Pour juger CÃĐsar il n'a fallu, dit-il, d'autre formalitÃĐ que
vingt-deux coups de poignard.
--Il faut tuer, il n'y a plus de loi pour le juger, lui-mÊme les a
dÃĐtruites.
--Il faut le tuer comme ennemi, on ne juge qu'un citoyen; pour juger le
tyran il faudrait d'abord le faire citoyen.
--Il faut le tuer comme coupable pris en flagrant dÃĐlit, la main dans le
sang. La royautÃĐ est d'ailleurs un crime ÃĐternel, un roi est hors la
nature; de peuple à roi, nul rapport naturel.
Il faut lire cette page, que nous empruntons à Michelet, pour se faire
une idÃĐe exacte de l'effet que produisit le discours de Saint-Just.
ÂŦL'atrocitÃĐ du discours eut un succÃĻs d'ÃĐtonnement. MalgrÃĐ les
rÃĐminiscences classiques qui sentaient leur ÃĐcolier (Louis est un
Catilina, etc., etc.), personne n'avait envie de rire. La dÃĐclaration
n'ÃĐtait pas vulgaire; elle dÃĐnotait dans le jeune homme un vrai
fanatisme. Ses paroles, lentes et mesurÃĐes, tombaient d'un poids
singulier et laissaient de l'ÃĐbranlement, comme le lourd couteau de la
guillotine. Par un contraste choquant, elles sortaient, ces paroles
froidement impitoyables, d'une bouche qui semblait fÃĐminine. Sans ses
yeux bleus fixes et durs, ses sourcils fortement barrÃĐs, Saint-Just eÃŧt
pu passer pour une femme. Ãtait-ce la vierge de Tauride? Non, ni les
yeux, ni la peau, quoique blanche et fine, ne portaient à l'esprit un
sentiment de puretÃĐ. Cette peau trÃĻs aristocratique, avec un caractÃĻre
singulier d'ÃĐclat et de transparence, paraissait trop belle et laissait
douter s'il ÃĐtait bien sain.
ÂŧL'ÃĐnorme cravate serrÃĐe, que seul il portait alors, fit dire à ses
ennemis, peut-Être sans cause, qu'il cachait des humeurs froides. Le cou
ÃĐtait comme supprimÃĐ par la cravate, par le collet roide et haut; effet
d'autant plus bizarre que sa taille longue ne faisait point du tout
attendre cet accourcissement du cou. Il avait le front trÃĻs bas, le haut
de la tÊte comme dÃĐprimÃĐ, de sorte que les cheveux, sans Être longs,
touchaient presque aux yeux. Mais le plus ÃĐtrange ÃĐtait son allure d'une
roideur automatique qui n'ÃĐtait qu'Ã lui. La roideur de Robespierre
n'ÃĐtait rien auprÃĻs. Tenait-elle à une singularitÃĐ physique, à un
excessif orgueil, Ã une dignitÃĐ calculÃĐe? Peu importe. Elle intimidait
plus qu'elle ne semblait ridicule. On sentait qu'un Être tellement
inflexible de mouvement devait l'Être aussi de cÅur. Ainsi, lorsque
dans son discours, passant du roi à la Gironde, et laissant là Louis
XVI, il se tourna d'une piÃĻce vers la droite et dirigea sur elle avec sa
parole, sa personne tout entiÃĻre, son dur et meurtrier regard, il n'y
eut personne qui ne sentÃŪt le froid de l'acier.Âŧ
Louis XVI fut condamnÃĐ Ã mort sans sursis à la majoritÃĐ de trente-quatre
voix.
Jacques MÃĐrey motiva ainsi son vote:
--Ennemi de la mort comme mÃĐdecin et ne pouvant cependant mÃĐconnaÃŪtre la
culpabilitÃĐ de Louis XVI, je vote pour la prison perpÃĐtuelle.
Il venait de prononcer deux arrÊts à la fois: celui de Louis XVI et le
sien.
XXXVII
L'exÃĐcution
De tout ce que nous venons d'ÃĐcrire, il demeure clair pour les lecteurs
que Louis XVI fut condamnÃĐ parce qu'_il ÃĐtait un danger national_.
La France, qui devait non seulement vivre et prospÃĐrer par sa mort, mais
secouer, lui mort, l'esprit de la rÃĐvolution sur les autres peuples,
devait mourir avec lui et par lui.
Ce qu'on voulut tuer surtout, avec le roi, c'est _l'appropriation d'un
peuple à un homme_.
Le Breton Lanjuinais l'a dit: ÂŦIl y a de saintes conspirations.Âŧ
Les conspirations saintes, _c'est le retour du droit, c'est la rentrÃĐe
du vrai maÃŪtre dans la maison, c'est l'expulsion de l'intrus_.
Les vrais rÃĐgicides ne sont point ThrasÃĐas et ses complices qui tuÃĻrent
Caligula, ce sont les flatteurs qui persuadÃĻrent à Caligula qu'il ÃĐtait
dieu!
Le roi entendit avec beaucoup de calme sa sentence, que le ministre de
la Justice alla lui lire au Temple.
Une circonstance bizarre, presque providentielle, l'avait depuis
longtemps mis en face de sa propre mort.
M. de Richelieu, le courtisan par excellence, avait à prix d'or, et pour
en faire cadeau à Mme du Barry, achetÃĐ le beau portrait de Charles
Ier par Van Dick.
Quel rapport y avait-il entre Mme du Barry, le roi d'Angleterre et le
peintre flamand?
Il fallait un bien fin courtisan pour le trouver.
Le jeune page qui tient le cheval du roi ÃĐtait portrait comme le roi.
C'ÃĐtait le page favori de Charles Ier. Il s'appelait Bary.
Il s'agissait de faire accroire à Mme du Barry que le page ÃĐtait un
des ancÊtres de son mari.
Ce ne fut pas chose difficile; la pauvre crÃĐature croyait tout ce que
l'on voulait.
Elle avait son appartement dans les mansardes de Versailles. Elle plaça
le tableau debout contre la muraille. Il ÃĐtait de hauteur avec
l'appartement.
M. de Richelieu l'avait au reste renseignÃĐe sur ce qu'ÃĐtait Charles
Ier.
Et quand Louis XV la venait voir, elle le faisait asseoir sur son
canapÃĐ, placÃĐ juste en face du portrait, et elle lui disait:
--Tu vois, la France, c'est un roi qui a eu le cou coupÃĐ pour n'avoir
pas osÃĐ rÃĐsister à son parlement.
Louis XV mourut. Mme du Barry fut exilÃĐe. Le chef-d'Åuvre de Van
Dyck demeura dans les mansardes de Versailles.
Puis les journÃĐes des 5 et 6 octobre arrivÃĻrent. Louis XVI et la famille
royale furent ramenÃĐs à Paris.
Les Tuileries, inhabitÃĐes depuis longtemps, ÃĐtaient dÃĐmeublÃĐes. On prit
au hasard, dans les appartements vides de Versailles, des meubles et des
tableaux.
Les appartements des anciennes favorites fournirent leur contingent.
Louis XVI, en entrant dans sa chambre à coucher, se trouva en face du
portrait de Charles Ier.
Il prit ce hasard pour un avertissement de la Providence, et depuis ce
jour pensa à la mort.
Il dormit profondÃĐment la veille de l'exÃĐcution, se rÃĐveilla avant le
jour, entendit la messe à genoux, refusa de voir la reine à qui il avait
promis de dire adieu la veille, de peur de s'attendrir.
Enfin, Ã huit heures, il sortit de son cabinet et entra dans sa chambre
à coucher, oÃđ l'attendait la troupe.
Tout le monde avait le chapeau sur la tÊte.
--Mon chapeau? demanda Louis XVI.
ClÃĐry le lui remit et il se coiffa.
Puis il ajouta:
--ClÃĐry, voici mon anneau d'alliance; vous le remettrez à ma femme et
lui direz que ce n'est qu'avec peine que je me sÃĐpare d'elle.
Puis, tirant son cachet de sa poche:
--Voici pour mon fils, dit-il.
Sur le cachet ÃĐtaient gravÃĐes les armes de France.
Dans les traditions royales, c'ÃĐtait le trÃīne qu'il lui transmettait.
Il s'approcha d'un homme de la Commune, nommÃĐ Jacques Roux.
--Voulez-vous recevoir mon testament? lui demanda-t-il.
L'homme se recula.
--Je ne suis ici, dit-il, que pour vous conduire à l'ÃĐchafaud.
--Donnez, dit un autre municipal; je m'en charge.
--Prenez-vous votre redingote, sire? demanda ClÃĐry.
Il fit signe que non.
Il ÃĐtait en habit de couleur sombre, en culotte noire, en bas blancs, en
gilet de molleton blanc.
Au fond de la voiture, son confesseur, l'abbÃĐ Edgeworth, Irlandais,
ÃĐlÃĻve des jÃĐsuites de Toulouse, prÊtre non assermentÃĐ, l'attendait.
Il y monta, s'assit prÃĻs de lui. Deux gendarmes montÃĻrent derriÃĻre lui
et s'assirent sur la banquette de devant.
Le roi tenait un livre de messe à la main; il se mit à lire des psaumes.
Il ÃĐtait dans une voiture à lui.
Les rues ÃĐtaient à peu prÃĻs dÃĐsertes, portes et fenÊtres ÃĐtaient
fermÃĐes; personne ne paraissait mÊme derriÃĻre les vitres.
On eÃŧt dit une nÃĐcropole.
Le pouls de Paris ne battait plus que sur la place de la RÃĐvolution.
Il ÃĐtait dix heures dix minutes lorsque la voiture s'arrÊta en face du
pont tournant.
Les commissaires de la Commune ÃĐtaient sous les colonnes du
garde-meuble; ils avaient mission d'assister à la mort et de dresser
procÃĻs-verbal de l'exÃĐcution; autour de l'ÃĐchafaud, une triple batterie
de canons menaçait les spectateurs de trois cÃītÃĐs, laissant entre leurs
affÃŧts et la plate-forme un grand espace vide; de tous cÃītÃĐs on ne
voyait que troupes, car il avait ÃĐtÃĐ question d'un complot pour enlever
le prisonnier.
GrÃĒce à cette quadruple haie de troupes qui environnaient de tous cÃītÃĐs
l'ÃĐchafaud, et qui s'ouvrirent pour laisser passer les condamnÃĐs, les
spectateurs les plus proches ÃĐtaient à plus de trente pas.
Ces militaires ÃĐtaient des fÃĐdÃĐrÃĐs que l'on avait choisis parmi les plus
exaltÃĐs.
Vingt tambours, avec leurs caisses, se tenaient sur la face de
l'ÃĐchafaud oÃđ se trouvait la lucarne, et tournaient le dos par
consÃĐquent au pont Louis XV.
La voiture s'arrÊta à quelques pas des degrÃĐs par lesquels on montait Ã
la plate-forme.
Le roi retrouva quelques paroles impÃĐrieuses pour recommander son
confesseur aux deux gendarmes qui ÃĐtaient avec lui dans la voiture.
Puis il descendit vaillamment le premier; son confesseur le suivit.
Les aides de l'exÃĐcuteur se prÃĐsentÃĻrent pour le dÃĐshabiller, mais lui
fit un pas en arriÃĻre, jeta à terre son habit, son gilet et sa cravate.
Alors, au pied des degrÃĐs, une lutte d'un instant eut lieu entre les
valets et lui.
Ils voulaient lui lier les mains avec des cordes.
Mais alors Sanson s'avança. Comme il l'avait dit à Jacques MÃĐrey, il
ÃĐtait un vieux serviteur de la royautÃĐ.
De grosses larmes roulaient le long de ses joues.
Voyant que le roi ne voulait pas se laisser lier les mains avec des
cordes, il tira de sa poche un mouchoir de fine batiste, et, avec la
mÊme humilitÃĐ qu'un valet de chambre:
--Avec un mouchoir, sire, dit-il.
Ce mot, _sire_, que Louis XVI n'avait entendu depuis si longtemps que
dans la bouche de son dÃĐfenseur Malesherbes, qui, quoique en face de la
Convention, ne l'appela jamais autrement, le toucha profondÃĐment. Il
tendit les deux mains et se les laissa lier avec le mouchoir.
Pendant ce temps, l'abbÃĐ Edgeworth s'ÃĐtait approchÃĐ du roi et lui
disait:
--Souffrez cet outrage comme une derniÃĻre ressemblance avec le Dieu qui
va Être votre rÃĐcompense.
Mais dÃĐjà le roi avait tendu les deux mains, et, en tendant les mains,
acceptant cette comparaison entre lui et JÃĐsus-Christ:
--Je boirai le calice jusqu'Ã la lie, dit-il.
Le roi s'appuya sur le prÊtre pour monter les marches de l'ÃĐchafaud trop
roides pour qu'il pÃŧt les gravir sans soutien; mais à la derniÃĻre marche
une espÃĻce de vertige lui prit; il s'ÃĐlança sur la plate-forme jusqu'Ã
son extrÃĐmitÃĐ et s'ÃĐcria:
--Français, je meurs innocent du crime que l'on m'impute. Je pardonne...
En ce moment, à un signe de Henriot, les vingt tambours partirent à la
fois et ÃĐtouffÃĻrent la voix du roi dans leur roulement.
Le roi devint trÃĻs rouge, frappa du pied en criant d'une voix terrible:
--Taisez-vous!
Mais les tambours continuÃĻrent.
--Je suis perdu, reprit le roi. Je suis perdu.
Et il se livra aux bourreaux.
Mais, pendant qu'on lui mettait les sangles, il continua de crier:
--Je meurs innocent, je pardonne à mes ennemis. Je dÃĐsire que mon sang
apaise la colÃĻre de Dieu.
Les tambours continuÃĻrent de battre et de couvrir sa voix jusqu'Ã ce que
sa tÊte fÃŧt tombÃĐe.
Le valet du bourreau la prit et la montra au peuple. Sanson, appuyÃĐ Ã
la guillotine, ÃĐtait prÊt à se trouver mal.
Pendant les quelques secondes oÃđ le bourreau montra la tÊte au peuple,
le peintre Greuze, qui se trouvait là , et qui au reste avait eu souvent
l'occasion de voir le roi, fit un terrible portrait de cette tÊte
coupÃĐe.
Le corps, placÃĐ dans un panier, fut portÃĐ au cimetiÃĻre de la Madeleine
et plongÃĐ dans la chaux vive.
Pendant ce temps, les fÃĐdÃĐrÃĐs avaient rompu leurs rangs pour tremper
leurs baÃŊonnettes dans le sang. Le peuple se prÃĐcipita à son tour,
acheva de les disperser, et alors, soit haine, soit vexation, chacun
voulut avoir une part de son sang; les uns y trempÃĻrent leurs mouchoirs
et les autres les manches de leurs chemises, les autres enfin du papier.
Quelques cris de grÃĒce se firent entendre.
Pour beaucoup, la sensation que produisit cette mort fut terrible, pour
quelques-uns mortelle.
Un perruquier se coupa la gorge avec son rasoir, une femme se jeta dans
la Seine, un ancien officier mourut de saisissement, un libraire devint
fou.
L'agitation causÃĐe dans Paris par cette exÃĐcution fut doublÃĐe par un
assassinat qui avait eu lieu la veille et qui en faisait craindre
d'autres.
Ce n'ÃĐtait point sans raison qu'on avait parlÃĐ d'un complot ayant pour
but d'enlever le roi. Cinq cents royalistes s'y ÃĐtaient engagÃĐs,
vingt-cinq seulement se rÃĐunirent; la tentative mÊme ÃĐchoua.
Mais un de ces hommes voulut, autant qu'il ÃĐtait en son pouvoir, venger
le roi pour son compte.
C'ÃĐtait un ancien garde du corps nommÃĐ PÃĒris.
Il se tenait cachÃĐ Ã Paris, rÃīdant autour du Palais-Royal, dans le but
de tuer le duc d'OrlÃĐans.
Il ÃĐtait l'amant d'une parfumeuse ayant sa boutique à la galerie de
bois.
AprÃĻs le vote, et aprÃĻs avoir lu les noms de ceux qui avaient votÃĐ, il
alla dÃŪner dans un de ces restaurants souterrains comme il y en avait
quelques-uns au Palais-Royal.
Celui-là avait une certaine rÃĐputation, et se nommait FÃĐvrier.
Il y voit un conventionnel qui soldait sa dÃĐpense, il entend quelqu'un
en passant dire:
--Tiens, c'est Saint-Fargeau!
Il se rappelle qu'il vient de lire que Saint-Fargeau a votÃĐ la mort du
roi.
Il s'approche de lui.
--Vous Êtes Saint-Fargeau? lui demanda-t-il.
--Oui, rÃĐpondit celui-ci.
--Vous avez pourtant l'air d'un homme de bien, dit le garde du corps
d'une voix triste.
--Je le suis en effet, dit Saint-Fargeau.
--Si vous l'ÃĐtiez, vous n'auriez pas votÃĐ la mort du roi.
--J'ai obÃĐi à ma conscience, dit-il.
--Tiens, dit le garde du corps, moi aussi j'obÃĐis à la mienne.
Et il lui passa son sabre au travers du corps.
Le hasard faisait dÃŪner Jacques MÃĐrey à une table voisine. Il s'ÃĐlança,
mais à temps seulement pour recevoir le blessÃĐ entre ses bras.
On le transporta dans la chambre des maÃŪtres de l'ÃĐtablissement, mais en
le posant sur le lit il expira.
--Heureuse mort! s'ÃĐcria Danton en apprenant l'ÃĐvÃĐnement. Ah! si je
pouvais mourir ainsi!
On a vu que, dans le rÃĐcit de la mort du roi, je rectifie une erreur et
donne une explication. L'erreur que je rectifie est d'exonÃĐrer la
mÃĐmoire de Santerre du fameux roulement de tambour.
Santerre s'en ÃĐtait allÃĐ avec la Commune du 10-AoÃŧt. Henriot ÃĐtait venu
avec la Commune rÃĐvolutionnaire.
Je dois cette rectification au fils de Santerre lui-mÊme, qui est venu
me trouver la preuve à la main.
Quant à l'explication, elle porte sur le dÃĐbat qui eut lieu au pied de
l'ÃĐchafaud entre le roi et les exÃĐcuteurs.
Le roi ne luttait pas dans un dÃĐsespoir inintelligent pour prolonger sa
vie. Il luttait pour n'avoir pas les mains liÃĐes avec une corde.
Il ne fit pas de difficultÃĐ lorsqu'il s'agit d'un mouchoir.
Je dois ce curieux dÃĐtail à M. Sanson lui-mÊme, l'avant-dernier
exÃĐcuteur de ce nom.
XXXVIII
Chez Danton
Le soir mÊme de la mort du roi, deux hommes se tenaient prÃĻs du lit
d'une femme, sinon mourante, du moins gravement malade.
L'un ÃĐtait debout, pensif, lui tÃĒtant le pouls dont il comptait les
battements, et ÃĐtant calme et froid comme la science dont il ÃĐtait le
reprÃĐsentant.
L'autre, les doigts enfoncÃĐs dans les cheveux, se pressait violemment la
tÊte de ses deux mains, tandis qu'on voyait le bas de son visage se
couvrir de larmes dont la source ÃĐtait cachÃĐe, et que sa bouche laissait
ÃĐchapper un rÃĒle sourd, indice de colÃĻre plus encore que de douleur.
Ces deux hommes ÃĐtaient Jacques MÃĐrey et Georges Danton.
La mourante ÃĐtait Mme Danton.
En rentrant chez lui, Danton avait trouvÃĐ sa femme dans un tel ÃĐtat de
prostration qu'il avait à l'instant mÊme envoyÃĐ chercher Jacques MÃĐrey;
puis, en l'attendant, l'homme aux violentes ÃĐtreintes avait voulu serrer
la chÃĻre malade contre son cÅur, et doucement elle l'avait repoussÃĐ.
C'ÃĐtait ce faible mouvement de la main d'une femme mourante qui avait
brisÃĐ le cÅur de cet homme à qui l'on croyait un cÅur de bronze.
Dans ce mouvement, si faible qu'il fÃŧt, il y avait la sÃĐparation
ÃĐternelle de deux ÃĒmes.
Danton, dans un moment de faiblesse, avait promis à Mme Danton de ne
pas voter la mort du roi.
Il l'avait non seulement votÃĐe sans sursis, sans remise, mais provoquÃĐe
violemment.
à dix heures et demie du matin, le roi avait ÃĐtÃĐ exÃĐcutÃĐ.
En sortant de la Convention, il ÃĐtait rentrÃĐ chez lui, avait trouvÃĐ sa
femme plus mal, avait voulu l'embrasser, et avait ÃĐtÃĐ repoussÃĐ par
elle.
Il ne cherchait plus mÊme à lire dans les yeux du mÃĐdecin la mort ou la
vie.
MÊme avec la vie, c'ÃĐtait encore la mort pour lui. Cette femme, qu'il
aimait avec toute la passion dont son cÅur ÃĐtait capable, cette femme
qui avait toujours partagÃĐ ses caresses quand elle ne les avait pas
sollicitÃĐes, cette femme l'avait repoussÃĐ.
La mÃĻre de ses deux enfants l'avait repoussÃĐ.
Il y avait donc dans le cÅur de cette femme quelque chose de mort
avant la mort: c'ÃĐtait son amour pour lui.
--Mon ami, dit Jacques MÃĐrey aprÃĻs un instant de silence, veux-tu me
laisser seul un instant avec ta femme?
Danton se leva, sortit en trÃĐbuchant, entra dans la chambre voisine,
referma la porte; mais, malgrÃĐ la porte refermÃĐe, on entendit le bruit
d'un sanglot qui s'achevait en imprÃĐcation.
La malade resta muette, mais tressaillit.
Jacques MÃĐrey s'assit prÃĻs d'elle, gardant la main qu'il tenait entre
les siennes.
--Vous avez eu aujourd'hui une ÃĐmotion violente? demanda Jacques MÃĐrey Ã
Mme Danton.
--N'est-ce point aujourd'hui, Ã dix heures et demie du matin, que le roi
a ÃĐtÃĐ exÃĐcutÃĐ? demanda-t-elle.
--Oui, madame.
--En entendant crier _la mort_, j'ai ÃĐtÃĐ prise d'un vomissement de sang.
--Est-il possible, madame, fit Jacques MÃĐrey, qu'une chose qui vous est
aussi ÃĐtrangÃĻre que la mort du roi ait produit un pareil effet sur vous,
la femme de Danton?
--C'est justement parce que je suis la femme de Danton que la mort du
roi ne saurait m'Être ÃĐtrangÃĻre. Ne suis-je pas la femme de l'homme qui
a votÃĐ la mort sans sursis, sans dÃĐlai, sans appel?
--Trois cent quatre-vingt-dix reprÃĐsentants l'ont votÃĐe avec lui,
insista Jacques MÃĐrey.
--Vous ne l'avez pas votÃĐe, vous! s'ÃĐcria-t-elle avec un accent
profondÃĐment douloureux.
--Ce n'est point parce que le roi ne la mÃĐritait pas, madame, que je ne
l'ai point votÃĐe, c'est parce que mon ÃĐtat de mÃĐdecin et mon peu de
croyance à une autre vie m'obligent de combattre la mort oÃđ je la
rencontre.
Il se fit un silence d'un instant.
--Combien de temps croyez-vous que j'aie encore à vivre? demanda tout Ã
coup Mme Danton.
Jacques tressaillit et la regarda.
--Mais, lui dit-il, la question n'en est pas encore là .
--Ãcoutez, dit Mme Danton en lui pressant faiblement la main, j'ai
reçu trois coups dont un seul suffirait à tuer une existence, et chacun
est entrÃĐ plus profondÃĐment: le 10 aoÃŧt, le 2 septembre et le 21
janvier. Quand je suis entrÃĐe dans ce sombre et froid hÃītel du ministÃĻre
de la Justice, il m'a semblÃĐ entrer dans mon tombeau, et je l'ai dit Ã
Georges en souriant tristement: ÂŦJe n'en sortirai pas vivante.Âŧ Je me
trompais de bien peu, monsieur MÃĐrey, j'en suis sortie mourante.
--Et pourquoi cet hÃītel du ministÃĻre vous faisait-il si grand-peur,
madame?
La malade haussa imperceptiblement les ÃĐpaules.
--Les hommes sont faits pour les rÃĐvolutions, dit-elle. Dieu, en les
crÃĐant forts, leur a dit: ÂŦLuttez et combattez!Âŧ mais les femmes sont
faites pour le foyer et l'amour; Dieu, en les crÃĐant faibles, leur a
dit: ÂŦSoyez ÃĐpouses, soyez mÃĻres!Âŧ Pauvre fille d'un limonadier du coin
du pont Neuf, toute mon ambition s'ÃĐtendait à avoir comme mon pÃĻre une
petite maison à Fontenay ou à Vincennes. Je l'ai ÃĐpousÃĐ pauvre et
obscur; je croyais au gÃĐnie de l'avocat et non à l'orageuse fortune de
l'homme politique; le chÊne a poussÃĐ trop vite et trop vigoureusement,
il a tuÃĐ le pauvre lierre.
La porte se rouvrit à ces mots, et, rugissant de douleur, Danton vint
s'abattre à genoux devant le lit de sa femme, lui baisant les pieds.
--Non! criait-il, non! tu ne mourras pas. N'est-ce pas qu'on peut la
sauver? Eh! mon Dieu! que deviendrais-je donc si tu mourais? Que
deviendraient nos pauvres enfants?
--C'ÃĐtait au nom des pauvres enfants du Temple que je t'avais demandÃĐ de
ne pas voter la mort du pauvre roi.
--Oh! s'ÃĐcria Danton, les femmes ne comprendront donc jamais rien!
Suis-je le maÃŪtre de ce que je fais? pas plus que dans une tempÊte le
patron d'une barque n'est le maÃŪtre de son bateau; une vague me soulÃĻve,
l'autre m'abÃŪme. La femme qui m'aimerait, qui m'aimerait vÃĐritablement,
ne devrait pas me juger, mais se contenter de me plaindre et de panser
mes ÃĐternelles blessures. Les hommes qui, comme moi, jettent une si
terrible abondance de vie en dehors, les tribuns qui nourrissent les
peuples de leur parole, du souffle de leur poitrine, du sang de leur
cÅur, ont besoin du foyer, et, au foyer, de douces mains qui leur
refassent le cÅur, d'une douce haleine qui leur hÃĐmatose le sang;
s'il y trouve les luttes, les querelles, les larmes, il est perdu. Non!
s'ÃĐcria-t-il, non, tu n'as pas le droit d'Être malade! non, tu n'as pas
le droit de mourir. Malade entre deux berceaux! Mourante et voulant
mourir! voilà ce qu'il y a de plus douloureux, et, chaque fois que je
rentre dÃĐchirÃĐ de plus de blessures que RÃĐgulus dans son tonneau, chaque
fois que je laisse à la porte l'armure de l'homme politique et le masque
d'acier, je trouve ici cette blessure bien autrement douloureuse, cette
plaie bien autrement terrible et saignante: la certitude donnÃĐe par
elle-mÊme, par la femme que j'aime, je ne dirai pas plus que la France,
puisque c'est à la France que je la sacrifie, mais plus que ma propre
vie, que dans un mois, dans quinze jours, dans huit jours peut-Être, je
vais Être dÃĐchirÃĐ de moi-mÊme, coupÃĐ en deux, guillotinÃĐ du cÅur;
dis-moi, Jacques, connais-tu un homme aussi malheureux que moi?
Et il se redressa, levant les deux poings au ciel, menaçant et terrible
comme Ajax.
--Mon ami, mon Georges, dit Mme Danton, tu es injuste. Je ne veux
rien, moi! Je ne puis rien, moi! Je me sens glisser sur une pente, voilÃ
tout, la pente de la mort. Chaque jour, je suis un peu moins une femme,
un peu plus une ombre. Je fonds. Je te fuis, je t'ÃĐchappe chaque fois
que tes bras essayent de me serrer contre ton cÅur. Oh! mon Dieu! moi
aussi, s'ÃĐcria-t-elle, je voudrais bien vivre. J'ai ÃĐtÃĐ si heureuse.
Puis elle ajouta tout bas:
--Autrefois!
--Le plus dur dans tout cela, vois-tu, reprit Danton, car je vois bien
qu'elle dit vrai, c'est qu'il ne me sera pas mÊme donnÃĐ de la voir
jusqu'au bout; c'est que je n'aurai pas la consolation de recevoir son
adieu; c'est qu'il me faudra quitter ce lit de mort.
--Et pourquoi cela? Pourquoi cela? s'ÃĐcria la pauvre femme, qui n'avait
pas prÃĐvu cette suprÊme douleur et qui avait rÊvÃĐ de mourir au moins
dans les bras de l'homme qu'elle aimait.
--Mais parce que ma situation contradictoire va ÃĐclater, parce qu'il va
peut-Être m'Être impossible, le roi mort, de mettre Danton d'accord avec
Danton, parce que la France, parce que le monde ont eu les yeux sur moi
dans ce fatal procÃĻs. Elle m'accuse d'avoir votÃĐ la mort. Et c'est moi
qui ai hasardÃĐ le seul moyen de sauver le roi! C'est moi qui ai dit pour
me rapprocher de la Gironde, qui n'a pas eu l'intelligence de me tendre
la main et de nous faire, avec la Commune et les cordeliers, une
majoritÃĐ, c'est moi qui ai dit par deux fois: _La peine, quelle qu'elle
soit, doit-elle Être ajournÃĐe aprÃĻs la guerre?_ Si la Gironde avait dit
oui, la proposition passait. C'ÃĐtait une planche que je posais sur
l'abÃŪme. La Gironde devait y passer la premiÃĻre, donner l'exemple au
centre, qui l'eÃŧt suivie. La Montagne en resta muette d'ÃĐtonnement.
Robespierre me regarda et son Åil brilla de joie. ÂŦIl se perd!
disait-il, il se perd. Il avance vers la Gironde, c'est-Ã -dire vers
l'abÃŪme.Âŧ Vergniaud crut à une ruse: comme si Danton se donnait la peine
de ruser! Au lieu de venir à moi, la Gironde alla à la Montagne: elle
ne voulait que la mort de la royautÃĐ, et sa majoritÃĐ vota la mort du
roi. Du moment oÃđ la droite ÃĐtait divisÃĐe, elle ÃĐtait annulÃĐe. Il ÃĐtait
facile de prÃĐvoir que le centre faible et flottant se porterait vers la
gauche. Eh bien! que pouvais-je faire de plus pour elle? Le 15 dÃĐcembre,
jour oÃđ l'on vota sur la culpabilitÃĐ, je suis restÃĐ ici, prÃĻs d'elle.
J'ai dit que j'ÃĐtais inquiet de sa santÃĐ, et j'ai risquÃĐ ma tÊte. Mon
acte d'accusation commencera par ces mots: ÂŦOÃđ ÃĐtais-tu le 15?Âŧ Quand je
suis rentrÃĐ, le 16, il n'y avait plus de Commune, il n'y avait plus de
Gironde, il n'y avait plus que la Montagne tonnante et rugissante. Mais
la Montagne n'est pas libre, c'est l'esprit jacobin, c'est la pression
jacobine, c'est la police, c'est l'inquisition, c'est la tyrannie. La
RÃĐvolution se faisant purement jacobine perdra ce qu'elle a de grand, de
gÃĐnÃĐreux, d'humanitaire. Je vis que la droite ÃĐtait perdue, et avec la
droite la Convention. Je me vis, moi, Danton, avec ma force et mon
gÃĐnie, asservi à la mÃĐdiocritÃĐ jacobine. J'avais ou à me crÃĐer une force
nouvelle, ou à me laisser dÃĐvorer par la lourde mÃĒchoire de Robespierre.
C'est pour cela que je revins tonnant et terrible, dÃĐterminÃĐ Ã reprendre
la tÊte de la RÃĐvolution. N'ÃĐtais-je pas le plus fort de la Commune? les
gens de la Commune ne sont-ils pas des cordeliers trop heureux de me
suivre. Il me fallait redevenir et je suis redevenu le Danton de la
colÃĻre, du jugement et de la mort. Ils l'ont voulu; j'avais ÃĐtÃĐ
jusque-là le Danton de 92; à partir du 16 dÃĐcembre, je suis le Danton de
93. Ãcoute ceci, ma bien-aimÃĐe femme, mon ÃĐpouse chÃĐrie, dit Danton,
descendant des hauteurs oÃđ il venait de s'ÃĐlever. Je comprends le
sacrifice, je comprends le dÃĐvouement lorsque, en se jetant dans le
gouffre comme Curtius, on est sÃŧr que le gouffre se refermera sur vous
et que la patrie sera sauvÃĐe. Mais aujourd'hui ce n'est pas seulement la
France qu'il s'agit de sauver, c'est le monde. PÃĐrir, qu'est-ce que
c'est cela pÃĐrir? Un homme qui pÃĐrit, c'est une unitÃĐ de moins, un zÃĐro
souvent; mais la France! la France c'est aujourd'hui l'apÃītre, le
dÃĐpositaire des droits et de la libertÃĐ du genre humain. Elle porte Ã
travers les tempÊtes l'arche sainte des lois ÃĐternelles, elle porte
cette lumiÃĻre si longtemps attendue, allumÃĐe par le gÃĐnie aprÃĻs tant de
siÃĻcles. On ne peut pas laisser sombrer l'arche, on ne peut pas laisser
ÃĐteindre la lumiÃĻre avant qu'elle ait illuminÃĐ la France, avant qu'elle
ait ÃĐclairÃĐ le monde. Des temps mauvais viendront peut-Être oÃđ elle
s'affaiblira, oÃđ elle disparaÃŪtra mÊme comme disparaissent les volcans;
mais alors, si l'on ne sait plus oÃđ la trouver, on cherchera dans nos
sÃĐpulcres. La flamme d'une torche n'en rayonne pas moins pour s'Être
allumÃĐe à la lampe d'une tombe!
Mme Danton poussa un soupir et tendit la main à son mari en disant:
--Tu as raison; sois tout ce que tu voudras, mais reste Danton.
XXXIX
La Gironde et la Montagne
Danton l'avait dit: Dans la femme ÃĐtait la pierre d'achoppement de la
RÃĐvolution.
Ce qui se passait chez lui se reproduisait à tout moment et partout.
Depuis le Palais-Royal, regorgeant de maisons de jeu et de maisons de
filles, jusqu'aux steppes de la Bretagne, oÃđ l'on rencontre de lieue en
lieue une chaumiÃĻre, c'ÃĐtait la femme qui ÃĐnervait l'homme.
Si l'on peut compter quelques femmes ardentes et courageuses, comme
Olympe de Gouges et ThÃĐroigne de MÃĐricourt, quelques nobles matrones
patriotes comme Mme Roland et Mme de Condorcet, quelques amantes
dÃĐvouÃĐes comme Mme de Keralio et Lucile, le nombre des torpilles fut
incalculable.
Les ÃĐmotions politiques trop vives, les alternatives de la vie et de la
mort, poussaient l'homme aux plaisirs sensuels.
On accusait Danton de conspirer.
--Est-ce que j'ai le temps! rÃĐpondit-il. Le jour je dÃĐfends ma tÊte ou
demande la tÊte des autres; la nuit je m'acharne à l'amour.
Craignant de mourir, on prenait l'amour comme une distraction.
Las de vivre, on prenait le plaisir comme un suicide.
à mesure qu'un parti politique faiblissait, loin de se recruter, loin de
se dÃĐfendre, il ne songeait plus, comme ces sÃĐnateurs de Capoue qui
s'empoisonnÃĻrent à la fin d'un repas, qu'à se couronner de roses et Ã
mourir.
C'est ainsi que meurt le constitutionnel Mirabeau; c'est ainsi que
mourra le girondin Vergniaud; c'est ainsi que mourra le cordelier
Danton; et qui sait si l'amour du Spartiate Robespierre pour la
LacÃĐdÃĐmonienne CornÃĐlie n'a pas ÃĐnervÃĐ les derniers moments du chef des
jacobins?
Il y avait du plaisir pour tous les tempÃĐraments.
Il y avait le Palais-Royal, tout ÃĐblouissant d'or et de luxe, oÃđ des
courtisanes patentÃĐes venaient à vous et vous priaient d'Être heureux.
Il y avait les salons de Mme de StaÃŦl et de Mme de Buffon, oÃđ l'on
vous permettait de l'Être.
Les filles ÃĐtaient en gÃĐnÃĐral pour l'ancien rÃĐgime, les grands seigneurs
payaient mieux ÃĐvidemment que tous ces nouveaux venus de province
arrivÃĐs pour faire les affaires de la France.
Les deux salons que nous venons de nommer, sans vouloir faire et sans
permettre qu'il soit fait aucune comparaison, tenaient l'autre extrÃĐmitÃĐ
de l'ÃĐchelle sociale, mais, comme les ÃĐtages infÃĐrieurs, avaient une
tendance à la rÃĐaction.
Supposez tous les ÃĐtages intermÃĐdiaires occupÃĐs par la bourgeoisie, qui
depuis le 2 septembre ÃĐtait paralysÃĐe par la peur.
Et vous aurez l'inertie entre deux forces attractives.
Au milieu de ces deux forces attractives, agissant au haut et au bas de
la sociÃĐtÃĐ, les hommes politiques s'ÃĐnervaient.
Dans le milieu inerte, ils se rÃĐsignaient.
Un homme politique qui se rÃĐsigne est un homme perdu.
Tous ces hommes qui ÃĐtaient arrivÃĐs pleins d'enthousiasme, croyant Ã
l'unitÃĐ, Ã l'ÃĐgalitÃĐ, Ã la fraternitÃĐ, et qui voyaient dÃĻs l'abord les
dissensions terribles d'une AssemblÃĐe qui devait durer trois ou quatre
ans, faisaient naturellement un soubresaut en arriÃĻre; alors ils ÃĐtaient
attirÃĐs dans un des milieux que nous avons dit, et peu à peu ils y
perdaient non pas la force de mourir, mais celle de vaincre.
Mme de StaÃŦl n'avait jamais ÃĐtÃĐ vÃĐritablement rÃĐpublicaine. Mais, du
temps oÃđ s'il ÃĐtait agi de dÃĐfendre son pÃĻre, elle avait fait une
ardente opposition. ApÃītre de Rousseau d'abord, aprÃĻs la fuite de son
pÃĻre elle devint disciple de Montesquieu. Ambitieuse et ne pouvant jouer
un rÃīle par elle-mÊme, ne pouvant jouer un rÃīle par son honnÊte et froid
mari, elle avait voulu en jouer un par son amant. Un jour, on la vit
tout ÃĐperdue d'amour pour un charmant fat sur la naissance duquel
couraient les bruits les plus ÃĐtranges. M. de Narbonne fut nommÃĐ
ministre de la Guerre; elle lui mit aux mains l'ÃĐpÃĐe de la RÃĐvolution.
La main ÃĐtait trop faible pour la porter, elle passa à celle de
Dumouriez.
On la croyait trÃĻs bien avec les girondins, Robespierre lui aussi; mais
c'ÃĐtait le malheur de ces pauvres honnÊtes gens d'Être compromis, non
point parce qu'ils changeaient d'opinion, mais parce que les modÃĐrÃĐs
prenaient la leur: les girondins ne devenaient pas royalistes, mais bon
nombre de royalistes se faisaient girondins.
Le salon de Mme de Buffon, quoique placÃĐ sous le drapeau du _prince
ÃgalitÃĐ_, n'en passait pas moins pour un salon rÃĐactionnaire, et à coup
sÃŧr celui-là n'avait pas volÃĐ sa rÃĐputation. Les Laclos, les Sillery et
mÊme les Saint-Georges avaient beau faire les dÃĐmocrates, si le dernier
n'ÃĐtait pas un grand seigneur, c'ÃĐtait au moins le bÃĒtard d'un grand
seigneur.
Quand on est trompÃĐ par ce titre, la Gironde, on commence par chercher
dans ce malheureux parti des hommes de Bordeaux ou tout au moins du
dÃĐpartement, mais on est tout ÃĐtonnÃĐ de n'en trouver que trois, les
autres sont Marseillais, Provençaux, Parisiens, Normands, Lyonnais,
Genevois mÊme.
Cette diffÃĐrence d'origine n'a-t-elle pas ÃĐtÃĐ pour quelque chose dans
leur facile dÃĐcomposition? Les hommes d'un mÊme pays ont toujours
quelques points d'homogÃĐnÃĐitÃĐ par lesquels ils se soudent les uns aux
autres; quel lien naturel voulez-vous qu'il y ait entre le Marseillaix
Barbaroux, le Picard Condorcet et le Parisien Louvet?
La premiÃĻre condition de cette dissonance territoriale fut la lÃĐgÃĻretÃĐ.
Il y eut un moment oÃđ la Montagne eut deux chefs: au lieu de la laisser
se diviser par la dualitÃĐ, les girondins se crurent assez forts pour les
abattre l'un aprÃĻs l'autre.
Lorsque Danton donna sa dÃĐmission du ministÃĻre de la Justice, les
girondins lui demandÃĻrent des comptes; des comptes à Danton, qui
rentrait aussi pauvre dans son triste appartement et dans sa sombre
maison des Cordeliers qu'il en ÃĐtait sorti.
Ces comptes, il fallait les rendre. Tant qu'ils n'ÃĐtaient pas rendus,
Danton ÃĐtait accusÃĐ. Il s'abrita sous le drapeau de la Montagne;
Robespierre tenait ce drapeau, il fallait à son tour attaquer
Robespierre.
Robespierre avait toujours avancÃĐ Ã force d'immobilitÃĐ; ce n'ÃĐtait pas
lui qui marchait, c'ÃĐtait le terrain mÊme sur lequel il ÃĐtait placÃĐ; ses
adversaires, en se dÃĐtruisant, ne lui ouvraient pas un chemin pour aller
aux ÃĐvÃĐnements, mais ouvraient un chemin aux ÃĐvÃĐnements pour venir Ã
lui.
Vergniaud n'avait pas voulu qu'on attaquÃĒt Danton, qu'il regardait comme
le gÃĐnie de la Montagne.
Brissot ne voulait point que l'on attaquÃĒt Robespierre, que l'on n'ÃĐtait
pas sÃŧr d'abattre.
Mais Mme Roland haÃŊssait Danton et Robespierre; elle ÃĐtait haineuse
comme sont les ÃĒmes austÃĻres, comme ÃĐtaient les jansÃĐnistes; enfermÃĐe
dans une espÃĻce de temple, elle avait son Ãglise, ses fidÃĻles, ses
dÃĐvots; on lui obÃĐissait comme on eÃŧt obÃĐi à la vertu et à la libertÃĐ
rÃĐunies.
Ces hommages presque divins l'avaient gÃĒtÃĐe; elle avait fait deux grands
pas vers Robespierre, mais tout aux Duplay, elle n'avait eu aucune prise
sur lui.
Elle lui ÃĐcrivit en 91 pour l'attirer au parti qui fut depuis la
Gironde. Il se contenta d'Être poli, et refusa.
Elle lui ÃĐcrivit en 92.
Il ne rÃĐpondit point.
C'ÃĐtait la guerre.
Nous avons vu comment elle avait ÃĐtÃĐ dÃĐclarÃĐe à Danton. On dÃĐcida
d'attaquer Robespierre.
Mais, au lieu de le faire attaquer par un homme comme Condorcet, comme
Roland, comme Rabaut-Saint-Ãtienne, par un pur enfin, on le fit
attaquer par un jeune, ardent, plein de feu, c'est vrai, mais qui ne
pouvait rien contre un homme continent comme Scipion, incorruptible
comme Cincinnatus.
On le fit attaquer par Louvet de Couvrai, par l'auteur d'un roman sinon
obscÃĻne, du moins licencieux; on le fit attaquer par l'auteur de
_Faublas_.
On fit attaquer le visage pÃĒle, la figure austÃĻre, l'ÃĒme intÃĻgre, par un
homme jeune homme souriant, dÃĐlicat et blond, paraissant de dix ans plus
jeune qu'il n'ÃĐtait, par un marchand de scandale qui en avait fait pas
mal pour son compte, car on prÃĐtendait que lui-mÊme ÃĐtait le hÃĐros de
son roman.
Quand il monta à la tribune pour attaquer, il n'y eut qu'un cri:
--Tiens, Faublas!
L'accusation ÃĐchoua.
DÃĻs lors il y eut rupture complÃĻte entre Robespierre et les Roland,
entre la Montagne et la Gironde.
Revenons à ce que nous avons dit au commencement de ce chapitre: que
depuis le Palais-Royal regorgeant de maisons de jeu et de maisons de
filles, jusqu'aux steppes de la Bretagne oÃđ l'on rencontre de lieue en
lieue une chaumiÃĻre, c'ÃĐtait la femme qui ÃĐnervait l'homme.
GÃĐnÃĐreuse contre elle-mÊme, la RÃĐvolution, par un de ses premiers
dÃĐcrets, abolissait la dÃŪme.
Abolir la dÃŪme, c'ÃĐtait faire rentrer en ami dans la famille le prÊtre
qui jusque-là en avait ÃĐtÃĐ regardÃĐ comme l'ennemi.
Faire rentrer le prÊtre dans la famille, c'ÃĐtait prÃĐparer à la
RÃĐvolution son ennemi le plus dangereux: la femme.
Qui a fait la sanglante contre-rÃĐvolution de la VendÃĐe? La paysanne,--la
dame,--le prÊtre.
Cette femme agenouillÃĐe à l'ÃĐglise et disant son chapelet, que
fait-elle? Elle prie.--Non, elle conspire.
Cette femme assise à sa porte, la quenouille au cÃītÃĐ, le fuseau à la
main, que fait-elle? Elle file.--Non, elle conspire.
Cette paysanne qui porte un panier avec des Åufs à son bras, une
cruche de lait sur sa tÊte, oÃđ va-t-elle? Au marchÃĐ.--Non, elle
conspire.
Cette dame à cheval qui fuit les grandes routes et les sentiers battus
pour les landes dÃĐsertes et les chemins à peine tracÃĐs, que
fait-elle?--Elle conspire.
Cette sÅur de charitÃĐ qui semble si pressÃĐe d'arriver, qui suit le
revers de la route en ÃĐgrenant son rosaire, que fait-elle? Elle se rend
à l'hÃīpital voisin.--Non, elle conspire.
Ah! voilà ce qui les rendait furieux, ces hommes de la RÃĐvolution qui se
sont baignÃĐs dans le sang; voilà ce qui les faisait frapper à tÃĒtons,
tuer au hasard. C'est qu'ils se sentaient enveloppÃĐs de la triple
conspiration de la paysanne, de la dame et du prÊtre, et qu'ils ne les
voyaient pas.
Eh bien! tout sortait de l'ÃĐglise, de cette sombre armoire de chÊne
qu'on appelle le confessionnal.
Lisez la lettre de l'armoire de fer, la lettre des prÊtres rÃĐfractaires
rÃĐunis à Angers, en date du 9 fÃĐvrier 1792. Quel est le cri du prÊtre?
Ce n'est pas d'Être sÃĐparÃĐ de Dieu, c'est d'Être sÃĐparÃĐ de ses
pÃĐnitentes. _On ose rompre ces communications_ que l'Ãglise non
seulement permet, mais autorise.
OÃđ croyez-vous que soit le cÅur du prÊtre? Dans sa poitrine? Non, le
cÅur n'est pas oÃđ il bat, il est oÃđ il aime; le cÅur du prÊtre est
au confessionnal.
Et, s'il est permis de comparer les choses profanes aux choses sacrÃĐes,
nous vous montrerons cet acteur ou cette actrice. Sublimes de sentiment,
de poÃĐsie, de passion, pour qui jouent-ils si ardemment, pour qui
tentent-ils d'atteindre à la perfection? Pour un Être idÃĐal qu'ils se
crÃĐent, qui est dans la salle, qui les regarde, qui les applaudit.
Il en est de mÊme du prÊtre, mÊme en le supposant chaste; il a, au
milieu de ses pÃĐnitentes, une jeune fille, mieux encore, une jeune
femme--avec la jeune femme, le champ des investigations est plus
complet--dont le visage, vu à travers le grillage de bois, l'ÃĐclaire
jusqu'Ã l'ÃĐblouissement, dont la voix, dÃĻs qu'il l'entend, s'empare de
tous ses sens et pÃĐnÃĻtre jusqu'Ã son cÅur.
En enlevant au prÊtre la mariage charnel, on lui a laissÃĐ le mariage
spirituel, le seul dont on dÃŧt se dÃĐfier. Aux yeux de l'Ãglise mÊme, ce
n'est pas saint Joseph qui est le vrai mari de la Vierge, c'est le
Saint-Esprit.
Eh bien! dans ces terribles annÃĐes 92, 93, 94, tout homme dont la femme
se confessa eut un Saint-Esprit ignorÃĐ dans la maison. Cent mille
confessionnaux envoyaient la rÃĐaction au foyer domestique, soufflant la
pitiÃĐ pour le prÊtre rÃĐfractaire, soufflant la haine contre la nation,
comme si la nation n'avait pas ÃĐtÃĐ l'homme, la femme, les enfants!
soufflant le doute contre les biens nationaux, c'est-Ã -dire contre la
prospÃĐritÃĐ, le bien-Être, le bonheur de l'avenir.
Voici pour la province, pour la Bretagne et la VendÃĐe surtout. Paris eut
la lÃĐgende du Temple.
Le roi et sa famille affamÃĐs ou à peu prÃĻs!
Le roi avait au Temple trois domestiques et treize officiers de bouche.
Son service se composait de quatre entrÃĐes, de deux rÃītis de trois
piÃĻces chacun, de quatre entremets, de trois compotes, de trois
assiettes de fruits, d'un carafon de bordeaux, d'un de malvoisie, d'un
de madÃĻre.
Pendant les quatre mois que le roi resta au Temple, sa dÃĐpense de bouche
fut de 40 000 francs; 10 000 francs par mois, 333 francs par jour.
On sait que le roi ÃĐtait grand mangeur, puisqu'il _mangeait_ Ã
l'AssemblÃĐe tandis que l'on tuait les dÃĐfenseurs du chÃĒteau qu'il venait
d'abandonner. Mais enfin, avec 333 francs par jour, cinq personnes ne
meurent pas de faim.
Les gens que l'on retrouva fous ou hÃĐbÃĐtÃĐs à la Bastille, ne se
rappelant mÊme pas leur nom, avaient dÃŧ Être plus mal nourris que
ceux-là .
Toute la promenade du roi se composait de terrains secs et nus, avec des
compartiments de gazons flÃĐtris et quelques arbres brÃŧlÃĐs au soleil de
l'ÃĐtÃĐ ou effeuillÃĐs au vent d'automne! Il s'y promenait avec sa sÅur,
sa femme et ses enfants.
Mais Latude, qui resta trente ans dans les cachots de la Bastille, eÃŧt
regardÃĐ comme une grande faveur de faire une pareille promenade une fois
tous les huit jours.
Mais Pellisson, qui dans les mÊmes cachots n'avait pour distraction
qu'une araignÃĐe que son geÃīlier lui ÃĐcrasa, Ã qui on enleva l'encre et
le papier, qui ÃĐcrivit avec le plomb de ses vitres sur les marges de ses
livres, mais Pellisson, que le grand roi tint cinq ans en prison,
n'avait ni la table ni la promenade de Louis XVI.
Mais ce Silvio Pellico, brÃŧlÃĐ par les plombs et dÃĐvorÃĐ par les
moustiques de Venise; mais cet Andryane qui laissait une de ses jambes
gangrenÃĐes aux chaÃŪnes de son cachot, avaient-ils pour satisfaire leur
appÃĐtit un dÃŪner à trois services et un carrÃĐ de terre pour se promener?
Ce n'ÃĐtaient pas des rois, je le sais bien, mais c'ÃĐtaient des hommes;
aujourd'hui qu'on sait qu'un roi n'est qu'un homme, je demande la mÊme
justice pour eux, la mÊme haine pour leurs bourreaux que s'ils eussent
ÃĐtÃĐ rois.
Nous avons employÃĐ tout ce chapitre à tracer le travail sourd qui se
faisait non seulement dans toute la France, mais à Paris, pour sÃĐparer
la misÃĐricordieuse Gironde de l'inexorable Montagne.
Seulement, la rÃĐaction, au lieu d'amener la pitiÃĐ, amena la Terreur.
Veut-on savoir oÃđ la rÃĐaction ÃĐtait arrivÃĐe?--Lisons ces quelques lignes
de Michelet,--puissent-elles donner à la France entiÃĻre l'idÃĐe de lire
les autres!
ÂŦÃ la NoÃŦl de 92, il y eut un spectacle ÃĐtonnant Ã
Saint-Ãtienne-du-Mont; la foule y fut telle que plus de mille personnes
restÃĻrent à la porte et ne purent entrer.
ÂŧChose triste que tout le travail de la RÃĐvolution aboutÃŪt à remplir les
ÃĐglises. DÃĐsertes en 88, elles sont pleines en 92, pleines d'un peuple
qui prie contre la RÃĐvolution, c'est-Ã -dire contre la victoire du
peuple.Âŧ
Ce fut ce qui dÃĐtermina Danton à faire une derniÃĻre tentative pour
rapprocher la Montagne et la Gironde.
XL
Le Pelletier Saint-Fargeau
Voilà ce que Danton avait voulu ÃĐviter.
C'ÃĐtait cette ÃĐpilepsie fanatique qui, Ã la vue du sang de Louis XVI,
allait fonder en face de l'autel de la patrie le culte du roi martyr.
Voilà pourquoi il avait posÃĐ cette question:
ÂŦLa peine, quelle qu'elle soit, sera-t-elle ajournÃĐe aprÃĻs la guerre?Âŧ
S'il avait obtenu ce sursis, d'abord la guerre ne finissait que quatre
ans plus tard, en 1797, Ã la paix de Campo Formio.
Pendant ces quatre ans, la pitiÃĐ, la misÃĐricorde, la gÃĐnÃĐrositÃĐ, vertus
françaises, faisaient leur Åuvre.
Louis XVI ÃĐtait jugÃĐ et condamnÃĐ, ce qui ÃĐtait d'un grand et solennel
exemple. Mais il n'ÃĐtait pas exÃĐcutÃĐ, ce qui ÃĐtait un exemple plus grand
et plus solennel encore.
FonfrÃĻde ne comprit point, il se sÃĐpara de Danton, parla au nom de la
Gironde et rÃĐduisit les trois questions à cette effroyable simplicitÃĐ:
Louis est-il coupable?
Notre dÃĐcision sera-t-elle ratifiÃĐe?
Quelle peine?
Elles obtinrent ces trois rÃĐponses, plus laconiques encore que les
demandes:
Est-il coupable?--OUI.
Notre dÃĐcision sera-t-elle ratifiÃĐe?--NON.
Quelle peine?--LA MORT.
Maintenant le salut de la France ÃĐtait dans l'unitÃĐ.
Par qui et à quelle occasion faire prÊcher cette unitÃĐ?
L'occasion ÃĐtait trouvÃĐe: les funÃĐrailles de Le Pelletier
Saint-Fargeau.
Restait à dÃĐsigner l'orateur.
Il fallait pour cela un homme dans le passÃĐ duquel on ne pÃŧt pas trouver
trace d'une idÃĐe contraire à l'unitÃĐ.
Or il y avait un homme qui n'ÃĐtait apparu que deux fois à la Chambre
pour y annoncer deux victoires, et qui chaque fois avait ÃĐtÃĐ reçu au
bruit des applaudissements.
Une troisiÃĻme fois il s'ÃĐtait levÃĐ et ÃĐtait montÃĐ Ã la tribune pour
apporter son vote, et son vote, il l'avait formulÃĐ d'une voix si ferme,
que, quoique ce fÃŧt un vote de clÃĐmence, il avait ÃĐtÃĐ ÃĐcoutÃĐ sans
murmures.
Il avait dit:
--Je vote pour la prison perpÃĐtuelle, parce que ma profession de mÃĐdecin
m'ordonne de combattre la mort, sous quelque aspect qu'elle se prÃĐsente.
Quelques voix mÊme avaient applaudi.
Cet homme s'asseyait sur les mÊmes bancs que la Gironde.
On s'ÃĐtait demandÃĐ quel ÃĐtait cet homme, et l'on avait appris que
c'ÃĐtait un mÃĐdecin nommÃĐ Jacques MÃĐrey, envoyÃĐ par la ville de
ChÃĒteauroux.
à la suite de cette conversation qui eut lieu au pied du lit de Mme
Danton, Danton dÃĐcida que l'homme qui prendrait la mort de Le Pelletier
Saint-Fargeau pour prÃĐtexte de l'unitÃĐ serait Jacques MÃĐrey.
Jacques MÃĐrey accepta le rÃīle actif qu'il avait jouÃĐ jusque-là dans la
RÃĐvolution. On ne lui avait pas encore permis de dÃĐvelopper son talent
d'orateur.
L'ÃĐtait-il, orateur? Il n'en savait rien lui-mÊme: il allait s'en
assurer.
L'ÃĐloge ÃĐtait beau à faire. Pour arriver à cette vie d'unitÃĐ dont la
RÃĐpublique avait si grand besoin, il avait fait pour l'enfant un plan
d'ÃĐducation et de vie commune qui suffisait à sa gloire.
Le Pelletier avait une fille: elle fut solennellement adoptÃĐe par la
France et reçut le nom sacrÃĐ de fille de la RÃĐpublique; ce fut elle
qui, sous les voiles noirs et accompagnÃĐe de douze autres enfants,
conduisait le deuil.
Et, en effet, c'ÃĐtait à des enfants de conduire le deuil de celui qui
avait consacrÃĐ sa vie à cette grande idÃĐe: _donner une ÃĐducation sans
fatigue à une enfance heureuse_.
Le corps ÃĐtait exposÃĐ au milieu de la place VendÃīme, Ã la place oÃđ est
aujourd'hui la colonne. La poitrine du mort ÃĐtait nue afin que tout le
monde pÃŧt voir la blessure; l'arme qui l'avait faite, tout ensanglantÃĐe
encore, ÃĐtait à cÃītÃĐ.
La Convention tout entiÃĻre entourait le cÃĐnotaphe; au son d'une musique
funÃĻbre, le prÃĐsident souleva la tÊte du mort et lui mit une couronne de
chÊne et de fleurs.
Alors à son tour Jacques MÃĐrey sortit des rangs, rejeta en arriÃĻre sa
belle chevelure noire, monta deux marches, mit un pied sur la troisiÃĻme,
s'inclina devant le mort, et, d'une voix qui fut entendue de tous ceux
non seulement qui remplissaient la place, mais qui occupaient les
fenÊtres comme les gradins d'un immense cirque, il prononça les paroles
suivantes[C]:
ÂŦCitoyens reprÃĐsentants,
ÂŧLaissez-moi d'abord vous fÃĐliciter de l'unanimitÃĐ que vous avez fait
ÃĐclater aux yeux du monde qui avait les yeux fixÃĐs sur vous, le
lendemain de la mort de Capet. Un roi ÃĐgoÃŊste a pu dire insolemment un
jour: _l'Ãtat, c'est moi_. La Convention, dÃĐvouÃĐe au grand principe de
l'unitÃĐ, a pu dire depuis huit jours: _la France est en moi_.
ÂŧToutes les grandes mesures que vous avez prises ont ÃĐtÃĐ prises Ã
l'unanimitÃĐ.
Âŧà l'unanimitÃĐ vous avez votÃĐ, le 21 janvier, l'adresse annonçant aux
dÃĐpartements la mort du tyran; rÃĐdigÃĐe par la Convention, elle prend et
donne à chacun de nous sa part de la mort qui a rendu la libertÃĐ Ã la
France.
ÂŧUnanimitÃĐ pour le vote des 900 millions d'assignats à ÃĐmettre;
unanimitÃĐ pour la levÃĐe de 300 000 hommes; unanimitÃĐ pour la dÃĐclaration
de guerre à cette orgueilleuse Angleterre qui a osÃĐ envoyer ses
passeports à notre ambassadeur.
ÂŧMaintenant la France a compris la grandeur de sa mission. Il ne lui
reste pas seulement à dÃĐfendre la France contre la ligue des rois, il
lui reste à fonder l'unitÃĐ de la patrie, l'indivisibilitÃĐ de la
RÃĐpublique. Point de vie sans unitÃĐ; se diviser, c'est pÃĐrir!Âŧ
Ce que venait de dire Jacques MÃĐrey rÃĐpondait si complÃĻtement à la
pensÃĐe gÃĐnÃĐrale, qu'il fut interrompu par d'unanimes applaudissements.
ÂŦLa France a trop longtemps souffert de ses divisions sous la prÃĐtendue
unitÃĐ royale pour croire à l'unitÃĐ d'une monarchie, et c'est pour cela
qu'elle a votÃĐ l'abolition de la royautÃĐ, la fondation de la RÃĐpublique,
la mort du tyran.
ÂŧLa France ne peut admettre non plus comme applicable à son gouvernement
ni l'unitÃĐ fÃĐdÃĐrative des Ãtats-Unis, ni l'unitÃĐ fÃĐdÃĐrative de la
Hollande, ni l'unitÃĐ fÃĐdÃĐrative de la Suisse.
ÂŧPeut-Être la chose ÃĐtait-elle possible avec la France divisÃĐe en
provinces; elle est devenue impossible avec la France divisÃĐe en
dÃĐpartements.
ÂŧRoyalisme et fÃĐdÃĐralisme sont deux mots sacrilÃĻges. Seul un meurtrier
de l'humanitÃĐ peut les prononcer. Et remarquez bien que jamais ce
problÃĻme de l'unitÃĐ n'a ÃĐtÃĐ posÃĐ devant un grand empire; 89 n'y pensait
pas; nous y rÃĐpondrons tous en 93.
ÂŧLe sphinx est là sur la place de la RÃĐvolution.
ÂŧDevine ou meurs!
ÂŧUnitÃĐ, avons-nous rÃĐpondu en lui jetant la tÊte d'un roi.
ÂŧEt cependant rien ne nous guidait que le gÃĐnie de la France.
ÂŧRousseau, lumiÃĻre insuffisante! Son _Contrat social_ dit: unitÃĐ pour un
petit Ãtat.
ÂŧSon _Gouvernement de la Pologne_ dit: fÃĐdÃĐralisme pour un grand.
ÂŧQu'ÃĐtait l'ancienne France? une royautÃĐ fÃĐdÃĐrative; et Louis XI
seulement a commencÃĐ l'unitÃĐ.
ÂŧSi Louis XI eÃŧt vÃĐcu de nos jours, il eÃŧt ÃĐtÃĐ rÃĐpublicain et membre de
la Convention.
ÂŧQui a proclamÃĐ le premier l'unitÃĐ indivisible de la France le 9 aoÃŧt
91?
ÂŧNotre illustre collÃĻgue Rabaut-Saint-Ãtienne. Inclinons-nous devant le
prÃĐcurseur.
ÂŧLa Gironde, Ã qui j'ai l'honneur d'appartenir en 92, veut quitter Paris
menacÃĐ par les Prussiens; une dÃĐfaillance ÃĐtait permise dans ces jours
de deuil; elle avait ralliÃĐ l'AssemblÃĐe presque entiÃĻre à son opinion.
L'arche de la France, le palladium de ses libertÃĐs, allait chercher un
refuge dans ces riches et fidÃĻles provinces du centre qui avaient abritÃĐ
la royautÃĐ de Charles VII contre les Anglais.
ÂŧUn homme, un seul, dit non. Il est vrai que cet homme est un gÃĐant.
ÂŧDevant le _non_ de Danton, Paris se rassura et demeura immobile.
ÂŧLe canon de Valmy fit le reste.
ÂŧLe christianisme lui-mÊme, qui avait de si puissants moyens d'unitÃĐ,
n'est arrivÃĐ qu'Ã fonder la _dualitÃĐ_.
ÂŧIl a fait un peuple de rois, de princes, d'aristocrates, de riches, de
privilÃĐgiÃĐs, de savants, de lettrÃĐs, de poÃĻtes, le monde de Louis XIV,
de Racine, de Boileau, de Corneille, de MoliÃĻre, de Voltaire, et,
au-dessous de ce peuple d'en haut, le peuple d'en bas, le peuple des
esclaves, des serfs, des misÃĐrables, le peuple pauvre, abandonnÃĐ, sans
culture, ne sachant ni lire ni ÃĐcrire, n'ayant pas une langue mais des
patois, et ne comprenant pas mÊme la langue dans laquelle il demandait Ã
Dieu son pain quotidien.
ÂŧJe sais bien qu'un voile couvre encore cette grande question de
l'unitÃĐ; nous marchons vers l'idÃĐal, mais avant d'y arriver nous avons
à traverser comme tant d'autres une forÊt tÃĐnÃĐbreuse dÃĐfendue par tous
les monstres de l'ignorance, une rÃĐgion inconnue que l'ÃĐducation
rÃĐpartie à tous pourra seule ÃĐclairer.
ÂŧNous n'avons soulevÃĐ qu'un coin du voile, et ce que nous voyons nous
montre une civilisation flottant à la surface, une lumiÃĻre ne pÃĐnÃĐtrant
pas jusqu'aux couches infÃĐrieures de la sociÃĐtÃĐ. Nous avons inventÃĐ le
thÃĐÃĒtre populaire, nous avons dÃĐcrÃĐtÃĐ les fÊtes nationales, mais celui
qui est mort lÃĒchement assassinÃĐ allait nous donner l'enseignement
public, la premiÃĻre tentative d'ÃĐducation de la vie commune.
ÂŧÃtait-ce son gÃĐnie, ÃĐtait-ce son cÅur qui lui avait rÃĐvÃĐlÃĐ ce grand
secret de l'avenir?
ÂŧJe n'hÃĐsiterai point à dire que c'ÃĐtait son cÅur qui l'avait ÃĐlevÃĐ
au-dessus de lui-mÊme, par la bontÃĐ d'une admirable nature; l'assassin
royaliste a devinÃĐ que ce cÅur contenait la pensÃĐe la plus gÃĐnÃĐreuse
et la plus fÃĐconde de l'avenir. Il l'a frappÃĐ au cÅur. Mais il ÃĐtait
trop tard, le projet de Le Pelletier ne mourra pas avec lui. Il nous l'a
lÃĐguÃĐ. Nous ferons honneur à la confiance qu'il a mise en nous.
ÂŧEt remarquez, citoyens, que le projet de Le Pelletier n'est point une
thÃĐorie, c'est un projet positif applicable dÃĻs demain, dÃĻs aujourd'hui,
à l'instant mÊme.
ÂŧIl n'y aura jamais d'ÃĐgalitÃĐ et de fraternitÃĐ rÃĐelle que là oÃđ la
sociÃĐtÃĐ aura fondÃĐ une ÃĐducation commune et nationale; c'est l'Ãtat qui
doit donner cette ÃĐducation dans la commune natale, afin que le pÃĻre et
la mÃĻre puissent le surveiller en ne perdant pas l'enfant de vue.
ÂŧCelui qui est couchÃĐ là et qui nous entend, si quelque chose de nous
survit à ce qui a ÃĐtÃĐ nous, avait vu ce triste spectacle de l'enfant
pauvre, grelottant et affamÃĐ, Ã qui la porte de l'ÃĐcole ÃĐtait close et Ã
qui le pain de l'esprit ÃĐtait refusÃĐ parce qu'il n'avait pas de quoi
payer le pain du corps.
ÂŧPlus que tous tu as besoin d'instruction, lui criait la tyrannie,
puisque tu es plus pauvre que tous; tu demandes l'ÃĐducation pour devenir
honnÊte homme et citoyen utile; ramasse un couteau et fais-toi bandit!
ÂŧNon, si l'enfant est pauvre, il sera nourri, habillÃĐ, instruit par
l'ÃĐcole; la misÃĻre ici-bas, nous le savons, c'est le partage de l'homme;
elle doit le poursuivre, elle doit l'atteindre, mais quand il sera assez
fort pour lutter contre elle. La misÃĻre s'attaquant à l'enfance est une
impiÃĐtÃĐ. L'homme a des fautes à expier. à l'homme le malheur, mais
l'enfant doit Être garanti du malheur par son innocence!
ÂŧLes Grecs avaient deux mots pour rendre la mÊme idÃĐe: la patrie pour
les hommes, la matrie pour l'enfant.
ÂŧL'ÃĐducation au Moyen Ãge s'appelait _castoiement_, c'est-Ã -dire
_chÃĒtiment_. Chez nous, l'ÃĐducation s'appellera maternitÃĐ.
ÂŧBÃĐnissons l'homme honnÊte et bon qui a fait descendre la RÃĐvolution
jusqu'aux mains des petits enfants, qui leur fait tÃĐter la justice avec
le lait, qui leur assure qu'ÃĐloignÃĐs du sein maternel ils n'auront plus
ni faim ni soif, et qui, en leur retirant la mÃĻre de la nature, leur
donnera deux mÃĻres d'adoption, la Patrie et la Providence.Âŧ
Le discours de Jacques MÃĐrey, tout humanitaire et si peu en harmonie
avec ceux qui se faisaient à cette ÃĐpoque, produisit un grand effet.
Danton l'embrassa; Vergniaud vint lui serrer la main; Robespierre lui
sourit.
Le convoi immense, se dÃĐroulant d'un bout à l'autre de la rue
Saint-HonorÃĐ, soulevait partout un deuil rÃĐel.
Et, en effet, tous ceux de ces hommes dont l'Åil pÃĐnÃĐtrait quelque
peu dans l'avenir savaient bien que cette union dont Jacques MÃĐrey avait
fait l'ÃĐloge n'ÃĐtait qu'une union momentanÃĐe. Vergniaud avait dit: _La
RÃĐvolution est comme Saturne: elle dÃĐvorera tous ses enfants_. Et tous
les girondins, les premiers, s'attendant à Être dÃĐvorÃĐs, avaient le
pressentiment de leur mort prochaine. Ce deuil, ces funÃĐrailles,
c'ÃĐtaient leurs funÃĐrailles, c'ÃĐtait leur deuil; seulement, cette terre
qu'ils arroseraient de leur sang serait-elle stÃĐrile ou fÃĐconde?
Ils pouvaient bien se faire alors cette question avec inquiÃĐtude,
puisque aujourd'hui, soixante-quinze ans aprÃĻs que ce sang a coulÃĐ, nous
nous la faisons encore avec dÃĐsespoir.
Le Pelletier avait les honneurs du PanthÃĐon. Sur les marches, le frÃĻre
de Le Pelletier prononça en signe de sÃĐparation ÃĐternelle le mot:
ÂŦAdieu!Âŧ
Et, sur le corps du martyr, sur la blessure encore ouverte, sur l'arme
qui l'avait frappÃĐ, montagnards et girondins firent le serment d'oublier
leur haine, et se jurÃĻrent, au nom de l'unitÃĐ de la patrie, union et
fraternitÃĐ.
XLI
La trahison
Un mois s'ÃĐcoula, pendant lequel les promesses faites sur le corps de Le
Pelletier Saint-Fargeau furent loyalement tenues de part et d'autre. La
Gironde avait encore la majoritÃĐ morale. Quoique Robespierre eÃŧt dÃĐjÃ
l'influence rÃĐvolutionnaire, Danton et ses cordeliers faisaient, selon
qu'ils se portaient à la droite ou à la Montagne, la majoritÃĐ numÃĐrique.
Mais, au milieu de ce calme douteux, on voyait tout à coup briller un
ÃĐclair, ou tout à coup on entendait un roulement de tonnerre. La foudre
ne tombait pas, mais on la sentait suspendue au-dessus de la France.
Cinq ou six jours aprÃĻs l'exÃĐcution, on apprit tout à coup que Basville,
notre ambassadeur à Rome, dans une ÃĐmeute que le pape n'avait rien fait
pour rÃĐprimer, avait ÃĐtÃĐ assassinÃĐ.
Un perruquier l'avait frappÃĐ d'un coup de rasoir.
La nouvelle coÃŊncidait avec l'arrivÃĐe à Rome de Mesdames Victoire et
AdÃĐlaÃŊde, filles du roi Louis XV et tantes du roi.
Le pape Pie VI fit comme Pilate, il se lava les mains du sang de
Basville, mais justice ne fut pas faite du meurtre.
Il y avait longtemps que la France avait à se plaindre de ce pontife
bellÃĒtre, qui se faisait comme les courtisanes de Rome une figure avec
du blanc et du rouge, qui portait frisÃĐs à l'enfant ses cheveux
autrefois blonds, devenus blancs; qui, adorateur de sa propre beautÃĐ,
laquelle n'avait pas nui à son avancement dans sa scandaleuse jeunesse,
avait voulu, en montant sur le trÃīne pontifical, prendre le nom de
Formose, et qui ne s'ÃĐtait arrÊtÃĐ dans ce dÃĐsir que par l'atroce
rÃĐputation qu'avait laissÃĐe le premier du nom, dont Ãtienne VI dÃĐterra
le cadavre pour lui faire son procÃĻs; pape ÃĐtrange qui, plus colÃĐrique
encore que Jules II bÃĒtonnant ses cardinaux, souffletait son tailleur
parce que sa culotte faisait un pli.
Pie VI avait fortement contribuÃĐ Ã la mort de Louis XVI, en
l'encourageant dans sa rÃĐsistance dont il lui faisait un devoir, et le
jour oÃđ il mourut à Valence, sur cette terre française qu'il avait
ensanglantÃĐe, il eut à rÃĐpondre du demi-million d'hommes que nous a
coÃŧtÃĐ la guerre de VendÃĐe.
Grand bruit à la Convention pour le meurtre de Basville. Kellermann,
tout brillant encore des rayons de Valmy, est envoyÃĐ Ã l'armÃĐe d'Italie,
et, en prenant congÃĐ de la Convention, dit au milieu des
applaudissements:
--Je vais à Rome!
Puis, vers la fin de fÃĐvrier, bruit dans Paris à propos de la crÃĐation
d'un nouveau milliard d'assignats.
Baisse des assignats, hausse des marchandises, l'ouvrier ne recevait pas
plus et, au contraire, recevait moins, le boulanger et l'ÃĐpicier lui
demandant davantage.
Paris demande en vain le _maximum_, mais le 23 fÃĐvrier Marat imprime:
ÂŦLe pillage des magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs
mettrait fin à ces malversations.Âŧ
Le lendemain, on pille les magasins et, sans l'intervention des fÃĐdÃĐrÃĐs
de Brest, on pendait les marchands.
AprÃĻs une sÃĐance assez orageuse, la Gironde obtient que les auteurs et
les instigateurs du pillage seront poursuivis par les tribunaux.
Mais le coup terrible fut en mÊme temps l'insurrection vendÃĐenne et la
trahison de Dumouriez.
à l'est, le sabre autrichien; à l'ouest, le poignard de la VendÃĐe; au
nord, l'Angleterre; au sud, l'Espagne.
En partant de Paris, Dumouriez avait dit:
--Je serai le 15 Ã Bruxelles, le 30 Ã LiÃĐge.
Il se trompait. Nous l'avons dit, et plus grand que nous l'a dit avant
nous. Dumouriez se trompait: le 14 il ÃĐtait à Bruxelles, et le 28 Ã
LiÃĐge.
Les instructions de Dumouriez ÃĐtaient: _Envahir la Belgique, la rÃĐunir Ã
la France_.
Mais ainsi la RÃĐvolution marchait trop vite et la question se trouvait
par trop simplifiÃĐe.
Les Belges sentent si bien qu'ils sont dans la main de la France, et que
cette main est une main amie, qu'ils offrent les clefs de Bruxelles Ã
Dumouriez.
--Gardez-les, rÃĐpondit Dumouriez, et _ne souffrez plus d'ÃĐtrangers chez
vous_.
Paroles à double entente; dites contre les Autrichiens, elles pouvaient,
elles devaient Être, elles furent interprÃĐtÃĐes contre la France.
Les Français, tout libÃĐrateurs qu'ils ÃĐtaient, n'ÃĐtaient-ils pas _des
ÃĐtrangers_ pour les Belges?
Là commençait la trahison de Dumouriez.
Quinze jours aprÃĻs, la Convention recevait une adresse couverte de
trente mille signatures demandant, quoi? LE MAINTIEN DES PRIVILÃGES.
Nous avons toujours eu l'inÃĐgalitÃĐ, nous la voulons toujours.
La lecture de cette pÃĐtition produisit à la Chambre la premiÃĻre tempÊte
sÃĐrieuse qu'il y eÃŧt eu depuis la mort du roi.
Les girondins appuyÃĻrent la pÃĐtition belge, et invoquÃĻrent le respect du
principe de la souverainetÃĐ des peuples!
Danton se leva, Danton fit signe qu'il voulait parler. En trois pas il
fut à la tribune, puis sa tÊte puissante, railleuse, apparut ÃĐchevelÃĐe
et menaçante.
--Ã Gironde, Gironde! dit-il, seras-tu donc toujours esclave de
principes ÃĐtroits et qui ne sont pas faits pour notre ÃĐpoque? Ne vois-tu
pas que la rÃĐvolution marche à pas de gÃĐant? que 93 a laissÃĐ loin
derriÃĻre lui 92? que 91 est à peine visible pour nous dans les brumes du
passÃĐ? que 90 se perd dans la nuit, et que 89 est de l'antiquitÃĐ?
Oublies-tu que les quatre ou cinq mille lois qui ont vu le jour dans
cette pÃĐriode ont ÃĐtÃĐ faites au point de vue de la royautÃĐ
constitutionnelle et non pas au point de vue rÃĐpublicain? Nous sommes
rÃĐpublicains depuis trois mois, nous sommes libres depuis six semaines,
il est temps que nous entrions dans une nouvelle pÃĐriode et que nous
soyons rÃĐvolutionnaires.
ÂŧLe principe de la souverainetÃĐ des peuples, dis-tu, Ãī honnÊte mais
aveugle Gironde! est-ce que les Belges sont un peuple? La Belgique
royaume indÃĐpendant est une invention anglaise. L'Angleterre ne veut pas
l'indÃĐpendance de la Belgique, elle a peur de la France à Anvers et sur
l'Escaut. Il n'y a jamais eu de Belgique, il n'y en aura jamais; il y a
eu et il y aura toujours des Pays-Bas. Le peuple belge n'est-il pas
souverain, souverain indÃĐpendant et libre? Et tu rÃĐclames pour lui la
libertÃĐ, Gironde! C'est la libertÃĐ du suicide.
ÂŧLe peuple belge! continua Danton, mais à quoi reconnaÃŪtrez-vous qu'il y
a là un peuple? à un confus assemblage de villes? Mais les villes n'ont
jamais pu se grouper sÃĐrieusement en province.
ÂŧNe voyez-vous pas d'oÃđ part le coup?
ÂŧDe cet ennemi ÃĐternel que trouvera sans cesse la religion devant elle,
du clergÃĐ.
ÂŧClergÃĐ dans la VendÃĐe, clergÃĐ en Belgique, clergÃĐ Ã Paris,
contre-rÃĐvolution partout.
ÂŧC'est le clergÃĐ des Pays-Bas, dirigÃĐ par van Cupen et Vaudernot, qui a
armÃĐ le peuple contre Joseph II, qui, plus belge que les Belges, voulait
les dÃĐbarrasser de leurs moines.
ÂŧQue voulait Joseph II? Ouvrir l'Escaut. L'Europe, l'Angleterre en tÊte,
fut contre lui; alors il tenta de faire deux grands ports d'Ostende et
d'Anvers; il avait comptÃĐ sans les jalousies municipales du Brabant, de
Malines, de Bruxelles. DivisÃĐs, les Belges voulurent rester divisÃĐs.
Ainsi pÃĐrit l'Italie, par la jalousie, la haine, la division.
ÂŧD'ailleurs, qu'est-ce que trente mille signatures pour trois millions
d'hommes? Ne reconnaissez-vous donc pas dans cette adresse le _credo_
des jÃĐsuites? Entendez-vous le jÃĐsuite Feller qui non seulement crie,
mais qui imprime:
Âŧ"Mille morts plutÃīt que de prÊter ce serment exÃĐcrable: _ÃgalitÃĐ,
libertÃĐ, souverainetÃĐ du peuple!_--_ÃgalitÃĐ_, rÃĐprouvÃĐe de Dieu,
contraire à l'autoritÃĐ lÃĐgitime;--_libertÃĐ_, c'est-à -dire licence,
libertinage, monstre de dÃĐsordre;--_souverainetÃĐ du peuple_, invention
sÃĐduisante du prince des tÃĐnÃĻbres."
ÂŧEt c'est cette mÊme population fanatique qui, en octobre, encombrait
Sainte-Gudule, montant à genoux, pour l'anÃĐantissement de la maison
d'Autriche, le chemin du Saint-Sacrement, c'est elle qui hurle
aujourd'hui contre la France.
Âŧà Belges! malheur à vous, malheur à ceux qui vous trompÃĻrent; les cris
de vos arriÃĻres-petits-enfants maudiront un jour votre mÃĐmoire.
ÂŧEh bien! je vous le dis, ce sont toutes ces fausses apprÃĐciations de
notre droit rÃĐvolutionnaire qui nous perdent. Donnons la main aux
peuples qui sont las de la tyrannie, et la France est sauvÃĐe, et le
monde est libre; que vos commissaires pleins d'ÃĐnergie partent cette
nuit, ce soir mÊme; qu'ils disent à la classe opulente: "Le peuple n'a
que du sang, il le prodigue; vous, misÃĐrables, prodiguez vos richesses."
Quoi! nous avons une nation comme la France pour levier, la raison comme
point d'appui, et nous n'avons pas encore bouleversÃĐ le monde! Je suis
sans fiel, non par vertu, mais par tempÃĐrament. (Et son petit Åil
ÃĐtincelant, dÃĐchirÃĐ par un ÃĐclair, se tourna presque malgrÃĐ lui sur
Robespierre.) La haine est ÃĐtrangÃĻre à mon caractÃĻre; je n'en ai pas
besoin. Ma force est en dehors de la haine. Je n'ai de passion que le
bien public. Je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous me
fatiguez de vos dissensions. Je vous rÃĐpudie comme traÃŪtres. Appelez-moi
buveur de sang, que m'importe! Avant tout conquÃĐrons la libertÃĐ, mais
non pour nous seuls, pour tous. Que des lois prises en dehors de l'ordre
social ÃĐpouvantent les rebelles. Le peuple veut des mesures terribles,
soyons terribles avec intelligence pour empÊcher le peuple de l'Être
aveuglÃĐment. Organisez sÃĐance tenante votre tribunal rÃĐvolutionnaire;
que demain vos commissaires soient partis; que la France se lÃĻve, coure
aux armes; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libre
malgrÃĐ elle, s'il le faut; que le commerce de l'Angleterre soit ruinÃĐ;
que le monde soit vengÃĐ!Âŧ
Vergniaud s'apprÊtait à rÃĐpondre et à discuter la question de droit. Il
retomba sur son banc, ÃĐcrasÃĐ par les applaudissements qui ÃĐclataient non
seulement de toutes les parties de la salle, mais des tribunes.
On vit que Danton avait quelque chose à dire encore.
Et, en effet, il ÃĐtait restÃĐ les deux mains appuyÃĐes sur la tribune, la
tÊte inclinÃĐe sur la poitrine, ses vastes flancs soulevÃĐs par de
profonds soupirs.
Il releva la tÊte, l'expression de son visage avait complÃĻtement changÃĐ.
Un abattement profond s'ÃĐtait emparÃĐ de sa personne.
--Citoyens reprÃĐsentants, dit-il, ne vous ÃĐtonnez pas de ma tristesse:
ma tristesse n'est point pour la patrie; la patrie sera sauvÃĐe,
dussions-nous y pÃĐrir tous. Mais, tandis que je viens vous demander la
vie d'un peuple, la mort est chez moi, la mort inflexible, inexorable,
qui marque du doigt sur la pendule les heures qui restent à vivre à la
personne que j'ai le plus aimÃĐe au monde. Ã nul de vous, dans un pareil
moment, je n'oserais dire: ÂŦQuitte le lit d'agonie de ta femme et va oÃđ
la patrie t'appelle, avec la certitude qu'Ã ton retour tu ne la
trouveras plus.Âŧ
Et de grosses larmes, des larmes vÃĐritables, coulÃĻrent de ses yeux.
--Eh bien! continua-t-il d'une voix rauque et altÃĐrÃĐe par les sanglots,
envoyez-moi en Belgique, je suis prÊt à partir; car moi seul puis
quelque chose sur l'homme qui nous trahit et sur le peuple que l'on
trompe.
De tous cÃītÃĐs ces cris retentirent:
--Pars! pars! punis Dumouriez, sauve la Belgique!
Danton fit signe à Jacques MÃĐrey et s'ÃĐlança hors de la Chambre.
Jacques MÃĐrey rencontra Danton dans le corridor. Danton l'entraÃŪna dans
le cabinet d'un des secrÃĐtaires.
Ils ÃĐtaient seuls.
Danton se jeta dans les bras de son ami. En tÊte à tÊte avec lui, il
n'essayait pas de lui cacher ses larmes.
--Ah! lui dit-il, c'est toi que j'aurais dÃŧ envoyer en Belgique; mais,
ÃĐgoÃŊste que je suis, j'ai besoin de toi ici.
--Pauvre ami! dit MÃĐrey, lui serrant la main.
--Tu as vu ma femme hier, dit Danton.
--Oui.
--Comment va-t-elle?
MÃĐrey fit un mouvement d'ÃĐpaules.
--S'affaiblissant toujours, dit-il.
--Tu n'as aucun espoir de la sauver?
Jacques MÃĐrey hÃĐsita.
--Parle-moi comme à un homme, lui dit Danton.
--Aucun, dit Jacques.
Danton poussa un soupir tirÃĐ du plus profond de son cÅur.
--Combien de jours penses-tu qu'elle puisse vivre encore?
--Huit jours, dix jours, douze peut-Être; mais une hÃĐmorragie peut
l'emporter au moment oÃđ elle s'y attendra le moins.
--Mon ami, lui dit Danton, tu as tout entendu. Je pars; je vais essayer
de sauver la Belgique que je plains, et Dumouriez que j'aime malgrÃĐ moi.
Tout ce que la science a de ressources, emploie-le pour prolonger sa
vie. Ne m'ÃĐcris pas: elle est morte ou elle va mourir; non, rien,
laisse-moi dans l'ignorance, c'est le doute; le doute, c'est encore
l'espÃĐrance.
Jacques MÃĐrey fit signe d'obÃĐissance.
--Si elle meurt, continua Danton d'une voix ÃĐtouffÃĐe, embaume son corps,
dÃĐpose-le dans un cercueil de chÊne qui s'ouvrira avec une clef; puis
dÃĐpose le cercueil dans un caveau provisoire. Ã mon retour, je lui
achÃĻterai une tombe dÃĐfinitive; mais, avant de la rendre pour toujours Ã
la terre, je veux... je veux la revoir.
Jacques lui serra la main et dÃĐtourna la tÊte; à son tour il pleurait.
--Tu promets de faire tout ce que je demande? demanda Danton.
--Je te le jure, dit Jacques.
--Attends encore, reprit Danton.
MÃĐrey fit signe qu'il ÃĐcoutait.
--Nous sommes des hommes, nous, dit-il; nourris du lait viril de la
raison, nous avons mesurÃĐ les prÃĐjugÃĐs politiques et religieux en les
combattant et nous les avons vaincus; mais elle, c'est une femme; elle
est restÃĐe humble et croyante; il ne faut ni la mÃĐpriser ni lui en
vouloir; c'est moi qui l'ai tuÃĐe par mes actes violents.
Danton hÃĐsita.
--Parle, lui dit Jacques.
--Elle demandera sans doute un prÊtre; si elle n'en demande point, c'est
peut-Être qu'elle n'osera. Offre-lui-en un de toi-mÊme; laisse-le lui
choisir assermentÃĐ ou non. Quel qu'il soit, tu peux le protÃĐger,
protÃĻge-le. D'ailleurs, dans toutes ces pieuses commissions, elle aura
sa mÃĻre qui recevra ses confidences et l'aidera. Quant aux deux enfants,
ils sont trop faibles pour rien comprendre à leur malheur; laisse-les
lui jusqu'au dernier moment, si le mal n'a rien de contagieux.
--Tu seras ponctuellement obÃĐi.
--Et je t'aurai une reconnaissance ÃĐternelle.
--Dois-je t'accompagner chez toi?
--Non, je la quitte; je veux la voir seul; je veux lui dire adieu!
Puis, regardant Jacques:
--Toi aussi, lui dit-il, tu as un profond chagrin.
Jacques sourit tristement.
--Le tien a-t-il conservÃĐ quelque espoir?
--Bien peu, dit Jacques.
--Eh bien! Ã mon retour, tu me le raconteras, et l'inconsolable tentera
de te consoler.
--Au revoir!... HÃĐlas! Ã elle je vais dire adieu.
Et les deux hommes se jetÃĻrent dans les bras l'un de l'autre.
Puis Danton sortit avec un visage dÃĐsespÃĐrÃĐ.
Jacques le regarda s'ÃĐloigner avec une profonde tristesse; puis, lorsque
la porte se fut refermÃĐe sur lui:
--Heureux les humbles de science et les pauvres d'esprit, dit-il; ils
croient à quelque chose au-delà de ce monde; tandis que nous!...
Et il sortit avec un visage plus dÃĐsespÃĐrÃĐ en regardant le ciel que
Danton n'ÃĐtait sorti en regardant la terre.
XLII
La communion de la terre
LiÃĐge n'avait pas suivi l'exemple de Bruxelles; elle s'ÃĐtait donnÃĐe de
grand cÅur à la RÃĐvolution. Sur cent mille votants, quarante
seulement avaient refusÃĐ de se donner à la France, et dans tout le pays
LiÃĐgeois qui rÃĐunissait vingt mille votants, il n'y eut que
quatre-vingt-douze voix contre la rÃĐunion.
Il y a trois ou quatre ans, habitant momentanÃĐment LiÃĐge, j'eus le
malheur d'ÃĐcrire: _LiÃĐge est une petite France ÃĐgarÃĐe en Belgique_.
Cette phrase, bien historique cependant, souleva un tonnerre de
malÃĐdictions contre moi.
HÃĐlas! le malheur de LiÃĐge fut d'Être trop française! AprÃĻs avoir cru Ã
la parole de la monarchie sous Louis XI, elle crut à la parole de la
rÃĐpublique sous la Convention; deux fois elle fut perdue par sa trop
grande sympathie pour nous. Les LiÃĐgeois avaient à me reprocher
l'ingratitude de la France. Ils niÃĻrent le dÃĐvouement de LiÃĐge.
Par malheur, LiÃĻge ne savait pas quel ÃĐtait cet homme à face double
qu'on appelait Dumouriez. Elle ignorait qu'il est difficile de tenir
droite et haute l'ÃĐpÃĐe loyale du soldat quand on a tenu la plume ambiguÃŦ
des diplomaties secrÃĻtes de Louis XV; elle ne vit en lui que le
dÃĐfenseur de l'Argonne, que le vainqueur de Jemmapes, que l'homme qui
avait eu besoin de se faire une position pour la vendre. Elle ne savait
pas que cet homme ne pouvait s'empÊcher d'ÃĐcrire, de se mettre en avant,
de se proposer; qu'aprÃĻs Valmy, il avait ÃĐcrit au roi de Prusse, aprÃĻs
Jemmapes à Metternich; qu'avant d'entrer en Hollande, il ÃĐcrivait Ã
Londres à M. de Talleyrand.
Il attendait toutes ces rÃĐponses qui ne venaient pas, lorsque Danton,
qu'il n'attendait point, arriva.
Il le trouva, entre Aix-la-Chapelle et LiÃĐge, derriÃĻre une petite
riviÃĻre qui ne pouvait servir de dÃĐfense, la RoÃŦr.
Ce dut Être une curieuse entrevue que celle de ces deux hommes.
Danton--chose incontestable--, avec son matÃĐrialisme en toute chose,
avait un immense amour de la patrie.
Dumouriez, tout aussi matÃĐrialiste, mais plus hypocrite, n'avait, lui,
qu'une volontÃĐ bien arrÊtÃĐe de tout sacrifier, mÊme la France, à son
ambition.
Assez ÃĐtonnÃĐ en voyant Danton, il se remit aussitÃīt.
--Ah! dit-il, c'est vous?
--Oui, dit Danton.
--Et vous venez pour moi?
--Oui.
--De votre part ou de celle de la Convention?
--De toutes les deux. C'est moi qui ai proposÃĐ de vous envoyer
quelqu'un, et c'est moi qui en mÊme temps ai proposÃĐ d'y venir.
--Et que venez-vous faire?
--Voir si vous trahissez, comme on le dit.
Dumouriez haussa les ÃĐpaules:
--La Convention voit des traÃŪtres partout.
--Elle a tort, dit Danton, il n'y a pas tant de traÃŪtres qu'elle le
croit, et puis n'est pas traÃŪtre qui veut.
--Qu'entendez-vous par là ?
--Que vous Êtes trop cher à acheter, Dumouriez; voilà pourquoi vous
n'Êtes pas encore vendu.
--Danton! dit Dumouriez en se levant.
--Ne nous fÃĒchons pas, dit Danton, et laissez-moi, si je le puis, faire
de vous l'homme que j'ai cru que vous ÃĐtiez, ou l'homme que vous pouvez
Être.
--Avant tout, là oÃđ sera Danton, restera-t-il une place qui puisse
convenir à Dumouriez?
--Si un autre que Danton pouvait tenir la place de Danton, soyez certain
que je la lui cÃĐderais bien volontiers. Mais il n'y a que moi qui,
d'une main, puisse souffleter ce misÃĐrable qu'on appelle Marat, et de
l'autre arracher, quand le moment sera venu, le masque de cet hypocrite
qu'on appelle Robespierre. Mon avenir, c'est la lutte contre la
calomnie, contre la haine, contre la dÃĐfiance, contre la sottise. Comme
je l'ai dÃĐjà fait plus d'une fois, et comme je viens de le faire à la
derniÃĻre sÃĐance de la Convention, je serai obligÃĐ de me ranger avec des
gens que je mÃĐprise ou que je hais, contre des gens que j'estime et que
j'aime. Crois-tu que je n'estime pas plus Condorcet que Robespierre et
que je n'aime pas mieux Vergniaud que Saint-Just? Eh bien! si la Gironde
continue à faire fausse route, je serai forcÃĐ de briser la Gironde, et
cependant la Gironde n'est ni fausse ni traÃŪtre; elle est sottement
aveugle. Crois-tu que ce ne sera pas un triste jour pour moi que celui
oÃđ je demanderai à la tribune la mort ou l'exil d'hommes comme Roland,
Brissot, Guadet, Barbaroux, ValazÃĐ, PÃĐtion?... Mais, que veux-tu,
Dumouriez, tous ces gens-là ne sont que des rÃĐpublicains.
--Et que te faut-il donc?
--Il me faut des rÃĐvolutionnaires.
Dumouriez secoua la tÊte.
--Alors, dit Dumouriez, je ne suis pas l'homme qu'il te faut, car je ne
suis ni rÃĐvolutionnaire ni rÃĐpublicain.
Danton haussa les ÃĐpaules.
--Que m'importe! dit Danton, tu es ambitieux.
--Et, Ã ton avis, comment suis-je ambitieux?
--Par malheur, ce n'est ni comme ThÃĐmistocle ni comme Washington; tu es
ambitieux comme Monck. Belle renommÃĐe dans l'avenir que celle d'avoir
remis sur le trÃīne un Charles II!
--Les ThÃĐmistocle ne sont pas de nos jours.
--Aussi ai-je dit: ou un Washington.
--Accepterais-tu donc un Washington?
--Oui, quand la rÃĐvolution du monde sera faite.
--Celle de la France ne te suffit pas?
--Les vÃĐritables tempÊtes ne sont pas celles qui soulÃĻvent un coin de
l'OcÃĐan; ce sont celles qui l'agitent d'un pÃīle à l'autre, et voilà oÃđ
tu as manquÃĐ Ã ta mission, Dumouriez. Au lieu de faire la tempÊte en
Belgique, et le vent de nos grandes journÃĐes ne demandait pas mieux que
de souffler de l'Atlantique à la mer du Nord, tu y as fait le calme; au
lieu de rÃĐunir la Belgique à la France, tu l'as laissÃĐe maÃŪtresse
d'elle-mÊme.
--Et que devais-je faire?
--Tu devais mettre une main forte sur la Belgique et t'en servir pour
dÃĐlivrer l'Allemagne; la Belgique devait Être pour toi un instrument de
guerre et pas autre chose. Tu devais pousser en avant la vaillante
population du pays wallon, qui ne demandait pas mieux, et en faire
l'ÃĐpÃĐe de la France contre l'Autriche. Toi, pendant ce temps, tu aurais
organisÃĐ le Brabant et les Flandres; tu aurais dÃĐcrÃĐtÃĐ la rÃĐvolution
partout; tu aurais saisi les biens des prÊtres, des ÃĐmigrÃĐs, des
crÃĐatures de l'Autriche; tu en aurais fait l'hypothÃĻque et la garantie
du million d'assignats que nous venons d'ÃĐmettre. Tu devais enfin ne
plus rien demander à la France, ni pain, ni solde, ni vÊtements, ni
fourrage. La Belgique devait fournir tout cela.
--Et de quel droit aurais-je disposÃĐ du bien des Belges?
--Est-ce sÃĐrieusement que tu demandes cela? Du droit du sang que l'on
venait de verser pour eux à Jemmapes; du droit de l'Escaut qui va nous
coÃŧter une guerre acharnÃĐe, interminable, ruineuse contre l'Angleterre.
Quand nous entreprenons pour la Belgique et pour le monde une lutte qui
dÃĐvorera peut-Être un million de Français; quand la France rÃĐpandra du
sang à faire dÃĐborder le Rhin et la Meuse, la Belgique hÃĐsiterait Ã
donner en ÃĐchange dix, vingt, trente, quarante millions! Impossible!
Quand la France s'est levÃĐe, en 89, elle a dit: _Tout privilÃĻge du petit
nombre est usurpation. J'annule et casse par un acte de ma volontÃĐ tout
ce qui fut fait sous le despotisme._ Eh bien! du moment oÃđ la France a
mis ce principe en avant, elle ne doit pas s'en dÃĐpartir. Partout oÃđ
elle entre, elle doit se dÃĐclarer franchement pouvoir rÃĐvolutionnaire,
se dÃĐclarer franchement, sonner le tocsin. Si elle ne le fait pas, si
elle donne des mots et pas d'actes, les peuples, laissÃĐs à eux-mÊmes,
n'auront pas la force de briser leurs fers. Nos gÃĐnÃĐraux doivent donner
sÃŧretÃĐ aux personnes, aux propriÃĐtÃĐs, mais celles de l'Ãtat, celles des
princes, celles de leurs fauteurs, de leurs satellites, celles des
communautÃĐs laÃŊques et ecclÃĐsiastiques, c'est le gage des frais de la
guerre. Rassurez les peuples envahis, donnez-leur une dÃĐclaration
solennelle que jamais vous ne traiterez avec leurs tyrans. S'il s'en
trouvait d'assez lÃĒches pour traiter eux-mÊmes avec la tyrannie, la
France leur dira: ÂŦDÃĻs lors, vous Êtes mes ennemis,Âŧ et elle les
traitera comme tels. Oh! quand on creuse, en fait de rÃĐvolution, il faut
creuser profond, sans quoi l'on creuse sa propre fosse.
--Mais alors, dit Dumouriez, qui avait ÃĐcoutÃĐ avec la plus profonde
attention, vous voulez donc qu'ils deviennent comme nous misÃĐrables et
pauvres?
--PrÃĐcisÃĐment, dit Danton; il faut qu'ils deviennent pauvres comme nous,
misÃĐrables comme nous; ils accourront à nous, nous les recevrons.
--Et aprÃĻs?
--Nous en ferons autant en Hollande.
--Et aprÃĻs?
--Non, non, plus loin, toujours plus loin, jusqu'Ã ce que nous ayons
fait la terre à notre image.
Dumouriez se leva.
--Vous Êtes fou, dit-il.
Et il alla s'appuyer le front à une vitre; la tÊte lui flambait.
--C'est vous qui Êtes fou, dit tranquillement Danton, puisque c'est vous
qui Êtes forcÃĐ de rafraÃŪchir votre tÊte.
Puis, aprÃĻs un instant de silence:
--Vous avez donc oubliÃĐ ce que vous avez dit à Cambon, quand nous vous
avons fait nommer gÃĐnÃĐral de l'armÃĐe que nous envoyions en Belgique,
reprit Danton.
--J'ai dit bien des choses, rÃĐpliqua Dumouriez du ton d'un homme qui ne
se croit pas obligÃĐ de se souvenir de tout ce qu'il a dit.
--Vous avez dit: ÂŦEnvoyez-moi là -bas et je me charge de faire passer vos
assignats.Âŧ
--Faites qu'ils ne perdent pas, et alors je les ferai passer, dit
Dumouriez.
--Le beau mÃĐrite, fit Danton; mais c'est à vous autres gÃĐnÃĐraux de la
RÃĐvolution de nous conquÃĐrir assez de terre pour que nos assignats ne
perdent pas; la RÃĐvolution française n'est pas seulement une rÃĐvolution
d'idÃĐes, c'est une rÃĐvolution d'intÃĐrÊts, c'est l'ÃĐmiettement de la
propriÃĐtÃĐ dont l'assignat est le signe. Vous n'avez qu'un assignat de
vingt francs, mon brave homme, soit, nous vous donnerons pour vingt
francs de terre; quand vous aurez pour vingt francs de terre vous en
voudrez quarante, rien n'altÃĻre comme la propriÃĐtÃĐ. Il y a chez nos
paysans et mÊme chez ceux de la VendÃĐe, il y a chez les paysans belges,
il y a chez les paysans du monde entier, qui ont ÃĐtÃĐ pauvres, qui ont
connu la glÃĻbe, la corvÃĐe, le servage, qui ont fÃĐcondÃĐ enfin la terre
pour d'autres, il y a une religion bien autrement enracinÃĐe que la
religion catholique, apostolique et romaine, il y a la religion
naturelle, celle de la terre; appelez tous les indigÃĻnes à cette
communion, et que l'assignat en soit l'hostie! Et alors vous pourrez
dire à tous les rois du monde: ÂŦOh! rois du monde, nous sommes plus
riches que vous tous.Âŧ
--Et c'est alors, dit en riant Dumouriez, que vous me permettrez d'Être
Washington.
--Alors soyez ce que vous voudrez, car la France sera assez forte pour
ne plus craindre mÊme CÃĐsar.
--Mais jusque-là ...
--Jusque-là , si vous songez à trahir, à nous donner un roi ou à vous
faire dictateur, guerre à mort!
--Oh! quant à moi, fit Dumouriez, ma tÊte tient bien sur mes ÃĐpaules;
elle y est soutenue par vingt-cinq mille soldats.
--Et la mienne, dit Danton, par vingt-cinq millions de Français.
Et les deux hommes se quittÃĻrent sur ces paroles, envisageant dÃĐjÃ
chacun de son cÃītÃĐ le moment oÃđ l'on en viendrait aux mains.
XLIII
LiÃĐge
Deux heures aprÃĻs, Danton ÃĐtait à LiÃĐge, examinant par lui-mÊme l'ÃĐtat
des esprits.
L'annonce de l'arrivÃĐe du cÃĐlÃĻbre tribun fut reçue diversement par les
LiÃĐgeois, mais cependant il est juste de dire que le sentiment le plus
gÃĐnÃĐral fut celui de la crainte.
Depuis que Danton, voyant Marat, Robespierre et Panis assez lÃĒches pour
renier le 2 septembre, qui ÃĐtait leur Åuvre, avait pris la
responsabilitÃĐ de ces terribles journÃĐes, il apparaissait aux
populations ignorantes de son dÃĐvouement comme le fantÃīme de la terreur.
En voyant ce visage labourÃĐ par la petite vÃĐrole, bouleversÃĐ par les
passions, en ÃĐcoutant cette voix tonnante qui avait quelque chose du
rauquement du lion, le premier sentiment qu'on ÃĐprouvait ÃĐtait l'effroi.
Ceux-là seuls qui avaient vu ce visage terrible s'adoucir devant la
douleur, cet Åil orageux se mouiller des larmes de la pitiÃĐ, qui
avaient senti pÃĐnÃĐtrer jusqu'Ã leur cÅur cette voix dont les cordes
douces ÃĐtaient accompagnÃĐes d'un tendre frÃĐmissement, savaient tout ce
qu'il y avait dans cette ÃĒme d'amour pour la France et de fraternitÃĐ
pour le genre humain.
à peine arrivÃĐ, Danton se rendit à la commune, oÃđ il convoqua au son de
la cloche, comme au jour des grandes assemblÃĐes nationales, les notables
et le peuple.
Là il monta à la tribune, là il exposa le plan de la France; il mit son
cÅur à nu, le montra plein de l'amour des peuples opprimÃĐs. Il
raconta Valmy, il raconta Jemmapes, il expliqua la nÃĐcessitÃĐ de la mort
du roi. Il dÃĐplora que la France eÃŧt fait le procÃĻs d'un seul individu
et non pas celui de la race tout entiÃĻre. Il les montra assignÃĐs tour Ã
tour à la barre de la Convention, faisant dÃĐfaut, mais accusÃĐs, mais
jugÃĐs tour à tour, FrÃĐdÃĐric-Guillaume avec ses maÃŪtresses, Gustave de
SuÃĻde avec ses mignons, Catherine de Russie avec ses amants; LÃĐopold,
ÃĐpuisÃĐ Ã quarante ans, et composant lui-mÊme les aphrodisiaques à l'aide
desquels il essaye de redevenir homme; Ferdinand, nouveau Claude aux
mains d'une autre Messaline; enfin Charles IV d'Espagne pansant ses
chevaux, tandis que son favori Manuel Godoy et sa femme Marie-Louise
conduisaient son royaume à la guerre civile et à la famine. Le procÃĻs,
non pas du roi, mais de la royautÃĐ, fait alors, la rÃĐvolution commençait
la conquÊte du monde.
Puis, tout en exaltant le dÃĐvouement de LiÃĐge, tout en montrant ce
qu'elle venait de mettre au jour de courage et de patriotisme, il sÃĐpara
la Belgique en vrais Belges et en faux Belges.
Il montra que les vrais Belges ÃĐtaient ceux-là qui voulaient la vie de
la Belgique, c'est-Ã -dire qu'elle respirÃĒt par l'Escaut et par Ostende
cet air vivace de la mer que l'on appelle le commerce.
Il montra que les vrais Belges ÃĐtaient ceux-là qui voulaient la tirer
des mains improductives et ÃĐgoÃŊstes des moines pour la remettre aux
mains de ses grands artistes, les Rubens, les van Dyck, les Paul Porter,
les RuysdaÃŦl et les Hobbema.
Il montra enfin que les vrais Belges ÃĐtaient ceux qui reniaient la
vieille tyrannie des Pays-Bas, la suprÃĐmatie des villes sur les
campagnes, qui voulaient la libertÃĐ et l'ÃĐgalitÃĐ pour les paysans comme
pour les notables et qui luttaient franchement contre les faux Belges,
qui mettaient la patrie dans les confrÃĐries et les corporations et qui
voulaient maintenir le pays ÃĐtouffÃĐ et captif.
Tout cela, c'est ce que les LiÃĐgeois avaient pensÃĐ tous, mais ce que
personne ne leur avait formulÃĐ encore; puis on sait combien dans ses
moments de grandeur Danton se transfigurait. Homme ÃĐtrange qui avait
l'enthousiasme et qui n'avait pas la foi!
Tout à coup une vague inquiÃĐtude se rÃĐpand dans l'auditoire; quelques
personnes entrent et ressortent effarÃĐes, et trois ou quatre voix font
entendre ces paroles terribles:
--Les Français sont en retraite sur LiÃĐge!... Dans une heure, les
Autrichiens seront ici!...
--Un cheval et vingt-cinq hommes de bonne volontÃĐ pour faire une
reconnaissance! s'ÃĐcria Danton.
Les vingt-cinq hommes se prÃĐsentÃĻrent; dans dix minutes ils seront Ã
cheval à la porte de l'hÃītel de ville.
Au bout de cinq minutes, on amenait à Danton un cheval tout caparaçonnÃĐ.
Il saute dessus en excellent cavalier qu'il ÃĐtait, court à la boutique
d'un armurier, achÃĻte une paire de pistolets, les charge, les met dans
ses fontes, se fait donner un sabre dont la poignÃĐe aille à sa puissante
main, paye en or, met son chapeau à plumes au bout de son sabre, crie:
ÂŦÃ moi les volontaires!Âŧ les rÃĐunit et s'ÃĐlance sur la route de
Maestricht.
Quinze jours auparavant, Miranda, qui l'a attaquÃĐe parce que, sur la
parole de Dumouriez, Ã la premiÃĻre bombe elle devait se rendre, a jetÃĐ
sur Maestricht cinq mille bombes, et cela inutilement.
Avant d'arriver aux portes de LiÃĐge, Danton a dÃĐjà rencontrÃĐ des
fugitifs. Ils appartiennent au corps d'armÃĐe de Miaczinsky qui, aprÃĻs un
combat meurtrier contre les Autrichiens commandÃĐs par le prince de
Cobourg, combat dans lequel il a dÃĐfendu une à une les maisons
d'Aix-la-Chapelle, est obligÃĐ de faire retraite sur LiÃĐge.
Alors Danton change de route, et, au lieu de s'avancer vers Maestricht,
il pousse sa reconnaissance du cÃītÃĐ d'Aix-la-Chapelle.
Il interroge alors les fugitifs et apprend que, outre le prince de
Cobourg et les Autrichiens qu'il a devant lui, le prince Charles pousse
hardiment les impÃĐriaux au-delà de la Meuse et est à Tongres. Mais cela
ne lui suffit pas, il veut voir de ses yeux; il s'avance jusqu'Ã
Soumagne, et voit de là les tÊtes de colonnes autrichiennes qui
dÃĐbouchent d'Henry-Chapelle.
Il n'y a rien à faire qu'à protÃĐger dans sa retraite cette noble
population de LiÃĐge. Il rentre dans la ville. Il espÃĐrait y trouver
Miranda, dont on lui avait fort vantÃĐ le calme et le courage; il n'y
trouve que Valence, Dampierre et Miaczinsky, qui, se jugeant trop
faibles pour risquer une bataille, veulent se retirer immÃĐdiatement sur
Saint-Trond, oÃđ ils feront leur jonction avec Miranda et oÃđ ils
attendront Dumouriez. DÃĻs lors, il n'y a pas un instant à perdre. Au son
des cloches, Danton rassemble de nouveau les LiÃĐgeois au palais
communal. Là , il expose la situation à cette malheureuse population sans
lui rien cacher, lui offre l'hospitalitÃĐ au nom de la France; il ne
l'abandonnera pas qu'elle ne soit hors de danger, mais il lui avoue
qu'il y va de la mort pour elle à ne pas s'exiler.
Il ÃĐtait cinq heures de l'aprÃĻs-midi; la neige tombait à ce point que
les Autrichiens ne crurent pas devoir se risquer dans les trois lieues
qui leur restaient à faire pour atteindre LiÃĐge. Heureux rÃĐpit donnÃĐ Ã
la ville. S'ils eussent continuÃĐ leur marche, ils surprenaient les
LiÃĐgeois avant qu'ils eussent eu le temps d'ÃĐvacuer la ville.
C'est là que Danton dÃĐploie cette merveilleuse activitÃĐ dont la nature
l'a douÃĐ pour les situations extrÊmes. Il va chez les riches, quÊte de
l'argent pour les pauvres, met en rÃĐquisition tous les chevaux, toutes
les voitures, toutes les charrettes, envoie commander du pain à Landen
et à Louvain, fait prÃĐvenir Bruxelles de l'ÃĐmigration, garnit les
charrettes de paille et de foin et y entasse les femmes et les enfants,
fait placer les malades dans les voitures les plus douces, forme un
corps de cavalerie avec les quatre cents chevaux qu'il trouve dans la
ville, un corps d'infanterie avec tout ce qu'il y a d'hommes valides,
donne son cheval au bourgmestre, et se met à l'arriÃĻre-garde, à pied, le
fusil sur l'ÃĐpaule.
Dans la nuit du 4 mars, par un temps ÃĐpouvantable plus froid qu'en
hiver, par une grÊle effroyable qui lui coupe le visage, la lugubre
procession se met en chemin, comme ces anciennes populations chassÃĐes
par les barbares et qui, sans savoir oÃđ elles s'arrÊtaient, allaient en
quÊte d'une nouvelle patrie.
Il y avait huit lieues de LiÃĐge à Landen.
Les pleurs des enfants, les gÃĐmissements des femmes, les plaintes des
malades et des blessÃĐs, mÊlÃĐs à la population fugitive, faisaient de
cette retraite quelque chose qui brisait le cÅur et surtout le
cÅur de Danton, si pitoyable aux LiÃĐgeois.
Puis joignez à cette douleur profonde la sÃĐparation de Paris, cet
arrachement du cÅur; sa femme adorÃĐe mourante dans sa triste maison
du passage du Commerce, qu'il trouverait vide en rentrant.
Et cependant il n'eut pas l'idÃĐe d'abandonner un instant, mauvais
pasteur, le troupeau douloureux qu'il conduisait. Son devoir ÃĐtait lÃ
qui le rivait à la triste ÃĐmigration bien plus sÃŧrement qu'une chaÃŪne.
Vers huit heures, les premiÃĻres voitures atteignirent Landen. Alors
Danton passa de l'arriÃĻre-garde à la tÊte de la colonne; il fit ouvrir
toutes les portes, faire du feu devant toutes les maisons et barricader
avec les voitures vides la rue de Maestricht.
Des sentinelles à cheval furent placÃĐes sur la grand-route. Si l'on
avait à craindre une attaque de l'ennemi, c'ÃĐtait du cÃītÃĐ de
Saint-Trond, que nos troupes avaient abandonnÃĐ pendant la nuit.
Vers midi, les sentinelles se retirÃĻrent; on entendait les pas d'une
troupe de chevaux.
Danton plaça dans les deux premiÃĻres maisons une vingtaine de chevaliers
de l'arquebuse et une soixantaine d'autres derriÃĻre les charrettes; il
recommanda à chacun de viser les hommes et d'ÃĐpargner les chevaux dont
on avait besoin pour les malades et les nouvelles charrettes que l'on
pourrait se procurer à Landen.
Ces cavaliers dont on avait entendu le bruit, c'ÃĐtait un escadron de
uhlans qui allaient à la dÃĐcouverte.
La neige tombait ÃĐpaisse, on ne voyait pas à cinquante pas devant soi;
les cavaliers autrichiens approchÃĻrent sans dÃĐfiance jusqu'Ã trente pas
de la barricade. Tout à coup une fusillade terrible ÃĐclata, et une
soixantaine d'hommes tombÃĻrent de leurs chevaux qui, tout effarÃĐs,
s'ÃĐlancÃĻrent dans toutes les directions.
Les uhlans en dÃĐsordre se retirÃĻrent pour aller se reformer à un quart
de lieue, puis ils revinrent au grand galop sur la barricade; mais, en
arrivant à la ligne de morts qu'ils avaient laissÃĐe, ils essuyÃĻrent une
seconde grÊle de balles qui leur faucha encore une trentaine d'hommes.
Cette fois ils tournÃĻrent bride, mais pour ne plus reparaÃŪtre.
Chacun se mit alors à courir aprÃĻs les chevaux sans maÃŪtre, tandis que
de nouveaux volontaires accourus au bruit commencÃĻrent à dÃĐpouiller les
uhlans de leurs pelisses et de leurs colbacks, destinÃĐs à faire des
fourrures pour les femmes et pour les enfants.
Toutes les maisons de la rue de Saint-Trond furent ouvertes pour
recevoir les LiÃĐgeois fugitifs, et de grands feux furent faits dans les
cheminÃĐes. LÃ , on eut du pain et de la biÃĻre en abondance. Danton paya
en bons sur le trÃĐsorier gÃĐnÃĐral.
à deux heures, on put se remettre en route. Il n'y avait que six lieues
de Landen à Louvain. Les chevaux, les pelisses et les colbacks des
uhlans avaient apportÃĐ de grands soulagements dans la retraite.
Ils avaient ÃĐtÃĐ d'autant mieux reçus que nous n'avions eu ni tuÃĐs ni
blessÃĐs.
On arriva à Louvain vers neuf heures du soir. Toute la ville ÃĐtait
illuminÃĐe pour faciliter les bivouacs dans la rue; les femmes et les
enfants furent reçus dans les maisons, les hommes restÃĻrent dehors.
Danton refusa les logements et les lits qu'on lui offrait, il se jeta
sur une botte de paille et dormit.
Il se rÃĐveilla sombre et frissonnant entre minuit et une heure. Il avait
vu sa femme en rÊve. Il ÃĐtait convaincu qu'elle ÃĐtait morte à cette
heure et ÃĐtait venue lui dire adieu.
C'ÃĐtait dans la nuit du 6 au 7 mars.
Le lendemain, il voulait prendre congÃĐ des pauvres fugitifs; ils
n'avaient plus rien à craindre de l'ennemi. Les lignes françaises
s'ÃĐtaient reformÃĐes derriÃĻre Saint-Trond. Le corps d'armÃĐe de Miranda
tout entier bivaquait entre Landen et Louvain.
Mais il semblait à ces pauvres gens que Danton, ce tribun si redoutÃĐ,
cet homme de sang, ÃĐtait leur palladium. Les femmes se mirent à genoux
sur son chemin; elles firent joindre les mains aux petits enfants.
Il pensa à ses petits enfants et à sa femme, poussa un soupir... mais il
resta.
XLIV
L'agonie
Pendant ce temps, Jacques MÃĐrey, fidÃĻle à la promesse qu'il avait faite
à son ami, luttait contre le mal de tout le pouvoir de la science.
En quittant Danton dans le cabinet d'un des secrÃĐtaires de la
Convention, il avait laissÃĐ Ã celui-ci deux heures pour faire ses adieux
à sa femme; mais les adieux du terrible olympien n'ÃĐtaient pas de ceux
que l'on fait à une femme mourante.
Il trouva Mme Danton souriante et brisÃĐe tout à la fois.
à cette ÃĐpoque, oÃđ les travaux chimiques du dix-neuviÃĻme siÃĻcle sur le
sang n'ÃĐtaient point faits encore et oÃđ l'on ignorait sa composition et
ses ÃĐlÃĐments, la maladie dont Mme Danton ÃĐtait atteinte n'ÃĐtait point
ou ÃĐtait à peine connue sous le nom d'anÃĐmie, mais sous le nom
d'anÃĐvrisme, avec lequel on la confondait.
Toute excitation exagÃĐrÃĐe et persistante du systÃĻme nerveux peut amener
l'anÃĐmie, c'est-Ã -dire sinon l'absence du moins l'appauvrissement du
sang; mais ce sont surtout les chagrins et l'abattement moral prolongÃĐs
qui ont ce rÃĐsultat fatal; alors les globules sanguins qui composent en
partie le sang diminuent dans des proportions effrayantes, et des
hÃĐmorragies se produisent par l'effet plus aqueux du sang.
On comprend parfaitement, le tempÃĐrament de Mme Danton ÃĐtant donnÃĐ
comme celui d'une femme calme, douce et religieuse, que les ÃĐvÃĐnements
auxquels son mari avait pris part, que ceux bien plus encore dont il
avait ÃĐtÃĐ le hÃĐros, eussent produit sur la santÃĐ de sa femme ce terrible
changement.
Jacques MÃĐrey l'avait dÃĐjà examinÃĐe avec la plus grande attention; mais
le docteur, au courant de la science, la dÃĐpassant quelquefois à force
de travail et de gÃĐnie, ne pouvait voir autre chose dans l'ÃĐtat de
Mme Danton que ce qu'y eÃŧt vu le plus habile mÃĐdecin.
La malade ÃĐtait couchÃĐe sur une chaise longue; elle avait le visage
blÊme, les lÃĻvres pÃĒles, les joues dÃĐcolorÃĐes. Il dÃĐcouvrit les bras et
la poitrine: les bras et la poitrine avaient la teinte blafarde du
visage. La langue et toutes les muqueuses participaient à cette pÃĒleur.
Il lui prit le poignet; le pouls ÃĐtait petit, insensible, intermittent;
parfois la chaleur de la peau ÃĐtait diminuÃĐe.
Mme Danton regarda tristement Jacques MÃĐrey.
--Voulez-vous me dire ce que vous ÃĐprouvez? lui demanda-t-il.
--Une grande difficultÃĐ de vivre, rÃĐpondit la malade; de l'essoufflement
au moindre exercice.
--Des palpitations?
--Oui, des ÃĐtourdissements, des ÃĐtouffements, des ÃĐblouissements, des
tintements d'oreille.
--Y a-t-il longtemps que vous avez perdu du sang?
--Ce matin, la valeur d'un verre à peu prÃĻs.
--Par la bouche ou par le nez?
--Par le nez.
--L'a-t-on mis de cÃītÃĐ?
--Oui, ma belle-mÃĻre a dÃŧ le mettre à part.
Jacques appela Mme Danton la mÃĻre; elle apporta le sang qu'elle avait
conservÃĐ dans un plat creux.
La fibrine ÃĐtait presque nulle, tout ÃĐtait tournÃĐ en sÃĐrositÃĐ.
Jacques prit un papier et une plume.
Puis il prescrivit une dÃĐcoction de quinquina et une prÃĐparation
martiale, espÃĻce d'opiat que l'on faisait avec de la limaille de fer et
du miel.
Mme Danton devait prendre trois petits verres à bordeaux de quinquina
en dÃĐcoction par jour, et toutes les heures manger une cuillerÃĐe à cafÃĐ
de miel et de limaille.
Elle devait boire, chaque fois qu'elle aurait soif, une tisane amÃĻre.
Jacques prit congÃĐ de Mme Danton.
Elle le suivit des yeux, et, lorsqu'il fut à la porte, comme il se
retournait, leurs yeux se rencontrÃĻrent.
--Vous voulez me demander quelque chose, dit Jacques, qui se rappela les
confidences que Danton lui avait faites relativement aux tendances
religieuses de sa femme.
--Oui, dit-elle.
Jacques se rapprocha de son lit.
Elle lui prit la main et le regarda.
--Je suis femme, dit-elle, et fidÃĻle à la croyance de nos pÃĻres, je ne
voudrais pas mourir hors de l'Ãglise. Promettez-moi de me dire quand il
sera temps d'envoyer chercher un prÊtre.
--Rien ne presse, madame, rÃĐpondit Jacques.
--Il ne faudrait point par crainte de m'impressionner, continua Mme
Danton, m'exposer à ne pas remplir mes devoirs religieux. Je ferais une
mauvaise mort. Et d'ailleurs, ajouta-t-elle, il me faut un peu de temps
pour trouver un prÊtre.
--Vous voulez un prÊtre non assermentÃĐ? demanda le docteur.
--Oui, fit-elle en baissant les yeux.
--Prenez garde, ces hommes-là sont des fanatiques qui ne comprennent
point la parole de Dieu. Ils seront implacables.
--Pour moi? n'ai-je pas toujours ÃĐtÃĐ bonne mÃĻre et chaste ÃĐpouse?
--Non, pour votre mari.
Elle resta pensive un instant.
--Je veux essayer d'abord d'un prÊtre non assermentÃĐ, dit-elle; s'il est
trop sÃĐvÃĻre, vous m'en irez chercher un autre à votre choix.
Jacques s'inclina.
--Cette pensÃĐe de la confession vous tourmente-t-elle? demanda Jacques.
--Oui, je l'avoue.
--Eh bien! quand il sera temps, je prÃĐviendrai votre belle-mÃĻre et elle
viendra avec le prÊtre.
Mme Danton sourit, laissa retomber sa tÊte sur le dossier de la
chaise longue, et poussa un soupir de satisfaction.
Pendant un jour ou deux, les remÃĻdes du docteur opÃĐrÃĻrent avec une
certaine efficacitÃĐ. Mais le troisiÃĻme jour les symptÃīmes fÃĒcheux
reprirent le dessus. La vue se troubla, des points noirs se dessinÃĻrent
sur les objets, la susceptibilitÃĐ nerveuse devint extrÊme. Jacques
constata ces symptÃīmes, ordonna les toniques les plus efficaces qu'il
put trouver, mais, en quittant Mme Danton, il dit à la belle-mÃĻre:
--Demain, allez chercher le prÊtre.
Le lendemain, le docteur comptait n'aller voir la malade qu'Ã sa sortie
de la sÃĐance, afin de lui laisser tout le temps d'accomplir ses devoirs
religieux; mais, vers les deux heures de l'aprÃĻs-midi, Camille
Desmoulins accourut, lui annonçant que Mme Danton ÃĐtait au plus mal.
Il priait Jacques de tout quitter pour lui porter secours.
Le docteur fut ÃĐtonnÃĐ; il connaissait les accidents habituels de la
maladie, et ne croyait pas à la mort avant quatre ou cinq jours.
Il interrogea Camille, qui ne put rien lui dire autre chose, sinon que
la belle-mÃĻre de Mme Danton ÃĐtait accourue chez lui pour lui dire que
sa fille ÃĐtait au plus mal.
Jacques prit une voiture et se fit conduire passage du Commerce; les
enfants et la belle-mÃĻre pleuraient; Mme Danton priait, les yeux
fermÃĐs et les mains jointes.
Des larmes coulaient entre ses paupiÃĻres fermÃĐes.
Il demanda ce qui s'ÃĐtait passÃĐ.
La belle-mÃĻre secoua la tÊte.
--Il a refusÃĐ l'absolution? demanda Jacques.
--Il l'a maudite.
--Pourquoi lui avez-vous dit chez qui il ÃĐtait? Le nom des mourants
n'est pas un pÃĐchÃĐ, et le prÊtre n'a pas besoin de le savoir.
--Oh! je ne l'avais pas dit, rÃĐpondit Mme Danton la mÃĻre; je m'ÃĐtais
rappelÃĐ votre recommandation. Mais, en entrant ici, il a vu le portrait
de mon fils, par David. Il l'a reconnu, alors sa poitrine s'est gonflÃĐe
de colÃĻre, ses yeux sont devenus sanglants, il a ÃĐtendu la main vers la
peinture.
Âŧ--Pourquoi avez-vous le portrait de ce rÃĐprouvÃĐ ici? a-t-il demandÃĐ.
ÂŧNous n'avons rÃĐpondu ni l'une ni l'autre.
Âŧ--Tant que ce portrait sera ici, a-t-il dit en ÃĐtendant le poing vers
lui, Dieu n'y entrera pas!
ÂŧAlors Georges, l'aÃŪnÃĐ des fils de Danton, s'est avancÃĐ vers le prÊtre
et lui a dit:
Âŧ--Pourquoi montrez-vous le poing à papa?
Âŧ--Cet homme est ton pÃĻre! s'est ÃĐcriÃĐ le prÊtre.
Âŧ--Mais oui, cet homme est mon pÃĻre, a rÃĐpondu l'enfant.
Âŧ--ArriÃĻre, reptile!
Âŧ--Monsieur! a dit ma belle-fille en ÃĐtendant les bras vers son enfant.
Âŧ--Ah! vous Êtes sa mÃĻre, ah! vous Êtes la femme de cet homme, ah! vous
avez vÃĐcu avec ce Satan, avec ce rÃĐprouvÃĐ, avec cet antÃĐchrist, et vous
espÃĐrez le pardon du Seigneur. Jamais! jamais! jamais! mourez dans
l'impÃĐnitence finale. Je vous maudis, et que ma malÃĐdiction tombe sur
lui, sur vous et sur vos enfants, jusqu'Ã la troisiÃĻme et la quatriÃĻme
gÃĐnÃĐration.
ÂŧEt il est sorti.
ÂŧLes enfants pleuraient, ma fille s'est ÃĐvanouie. J'ai couru chez
Camille et vous l'ai envoyÃĐ. Voilà l'histoire telle qu'elle s'est
passÃĐe.Âŧ
--Le misÃĐrable! s'ÃĐcria Jacques. Je l'avais prÃĐvu.
Puis, se tournant vers Mme Danton, qui restait muette et immobile:
--Je vais vous en chercher un, moi, dit-il, et qui ne vous maudira pas.
Il sortit, remonta dans son fiacre, courut à la Convention et ramena
l'ÃĐvÊque de Blois, le digne GrÃĐgoire.
Celui-ci entra avec le sourire sur les lÃĻvres et la bÃĐnÃĐdiction dans le
cÅur.
--Je ne vous ferai qu'une question, madame, lui dit-il.
Elle rouvrit ses yeux pleins de larmes, et, voyant le costume ÃĐpiscopal
de son visiteur:
--Laquelle, monseigneur? demanda-t-elle.
--Aimez-vous votre mari?
--Je l'adore, dit-elle.
--Eh bien! rÃĐpliqua l'ÃĐvÊque, vous avez dÃŧ souffrir au-delà des pÃĐchÃĐs
que vous avez commis. Je vous absous.
Alors il s'assit prÃĻs d'elle, lui parla de Dieu, de sa bontÃĐ infinie; il
alla chercher les fibres les plus secrÃĻtes du cÅur de la mÃĻre et de
l'ÃĐpouse, et, comme il vit que, rassurÃĐe sur elle, c'ÃĐtait pour le salut
de son mari qu'elle tremblait, il lui montra Dieu crÃĐant dans sa science
de l'avenir les hommes pour les ÃĐpoques oÃđ ils doivent vivre, et
mesurant sa misÃĐricorde aux missions terribles que les Titans
rÃĐvolutionnaires reçoivent de lui.
Il l'avait trouvÃĐe dans les larmes et rebelle à la mort. Il la quitta
pleine d'espÃĐrance et tendant les bras à la grande consolatrice de tous
les maux.
Jacques, dÃĻs lors, n'eut plus qu'Ã adoucir matÃĐriellement, autant qu'il
ÃĐtait en son pouvoir, le terrible passage de l'ÃĐternitÃĐ.
Le lendemain, la maladie avait fait de nouveaux progrÃĻs et les symptÃīmes
ÃĐtaient plus graves. La vue se perdait tout à coup, et, pendant des
intervalles qui allaient toujours s'augmentant, l'enflure des jambes
gagnait le corps; il y avait des syncopes pendant lesquelles on croyait
que la malade allait succomber; la parole devenait lente et
inintelligible.
La journÃĐe du 4 au 5 se passa ainsi.
Les journÃĐes du 5 et du 6 ne furent qu'une longue agonie. De temps en
temps, la malade rouvrait les yeux et les fixait sur le portrait de son
mari, qu'elle voyait comme à travers un brouillard. Elle voulait parler,
mais elle ne pouvait articuler qu'une espÃĻce de souffle modulÃĐ dans
lequel on croyait reconnaÃŪtre le nom de baptÊme de son mari: Georges.
Enfin, vers le soir du 6, le coma s'empara d'elle; vers minuit, elle fit
quelques mouvements produits par une convulsion; enfin, entre minuit et
une heure, elle prononça distinctement le mot: ÂŦAdieu!Âŧ et expira.
Jacques MÃĐrey alla à la pendule, et l'arrÊta à minuit trente-sept
minutes.
C'ÃĐtait juste l'heure à laquelle Danton avait affirmÃĐ qu'elle lui ÃĐtait
apparue.
Jacques suivit de point en point les instructions de Danton; il plongea
le cadavre dans une dissolution concentrÃĐe de sublimÃĐ corrosif, il le
mit dans une biÃĻre de chÊne s'ouvrant à l'aide d'une serrure, dont il
garda la clef. Enfin, aprÃĻs toutes les cÃĐrÃĐmonies de l'Ãglise, aprÃĻs une
messe mortuaire, oÃđ officia l'ÃĐvÊque de Blois, le cadavre de la noble
crÃĐature fut dÃĐposÃĐ dans un caveau provisoire du cimetiÃĻre Montparnasse.
Celui qui la conduisit à sa derniÃĻre demeure ne se doutait pas que, dans
ce mÊme pays oÃđ il avait contribuÃĐ Ã dÃĐtruire la royautÃĐ et la
superstition, sous le rÃĻgne du fils de Philippe-ÃgalitÃĐ, l'archevÊque de
Paris, M. de QuÃĐlen, refuserait une messe à son cadavre, et qu'il serait
portÃĐ Ã sa derniÃĻre demeure sans priÃĻres et sans prÊtre, au milieu du
concours vengeur de vingt mille citoyens.
XLV
Retour de Danton
Pendant l'absence de Danton, un orage terrible s'ÃĐtait ÃĐlevÃĐ contre la
Gironde.
Nous avons expliquÃĐ aussi briÃĻvement que possible d'oÃđ venait son
impopularitÃĐ.
Les girondins n'ÃĐtaient pas devenus royalistes, comme on le disait, mais
les royalistes, de nom du moins, s'ÃĐtaient faits girondins.
On sait de quelle popularitÃĐ ils avaient joui d'abord; la rÃĐvolution, au
20 juin et au 10 aoÃŧt, avait ÃĐtÃĐ en eux.
Les jacobins, de leur cÃītÃĐ, s'ÃĐtaient jetÃĐs dans des excÃĻs qu'Ã tort ou
à raison ils avaient cru nÃĐcessaires à la rÃĐvolution.
Ils avaient fait les journÃĐes de Septembre.
Les girondins regardaient les actes des 2 et 3 septembre comme des
crimes atroces; ils avaient demandÃĐ la poursuite de ces crimes.
Ils firent, comme nous l'avons dit, accuser Robespierre à la tribune.
Par qui? Par Roland qui ÃĐtait l'intÃĐgritÃĐ; par Condorcet qui ÃĐtait la
science; par Brissot qui ÃĐtait la loyautÃĐ; par Vergniaud qui ÃĐtait
l'ÃĐloquence? Non. Par Louvet, l'auteur de _Faublas_, c'est-Ã -dire aux
yeux de tous par la frivolitÃĐ.
Robespierre rÃĐpondit par deux mensonges. Il dit qu'il n'avait jamais eu
de relation avec le comitÃĐ de surveillance de la Commune, premier
mensonge; il rÃĐpondit qu'il avait cessÃĐ d'aller à la Commune avant les
exÃĐcutions, second mensonge.
Les honneurs de la sÃĐance furent pour Robespierre. De ce jour date le
premier nuage jetÃĐ sur la popularitÃĐ de la Gironde.
Il s'agissait d'ÃĐlire un nouveau maire. Un ex-cordonnier de la rue
Mauconseil, nommÃĐ Lhuillier, balança trois jours le candidat girondin,
Chambon, qui fut nommÃĐ Ã grand'peine.
Signe grave et sinistre, la majoritÃĐ flottait entre elle et les
jacobins.
Les jacobins et la Montagne avaient cru la mort du roi indispensable, et
ils avaient, comme un seul homme, votÃĐ la mort du roi, sans appel et
sans sursis.
Les girondins, au contraire, au moment de la chute du roi, avaient eu
l'imprudence de lui ÃĐcrire; puis, le moment venu de voter, ils avaient
votÃĐ ensemble, les uns pour la mort simple, les autres pour la mort avec
sursis, les autres pour la mort avec appel.
Les girondins ÃĐtaient donc divisÃĐs, et ils avaient donnÃĐ prise aux
montagnards et aux jacobins, qui leur reprochaient à tout moment leur
faiblesse politique.
Danton, nous l'avons dit encore, avait fait un pas pour se rapprocher de
la Gironde. La Gironde s'ÃĐtait ÃĐloignÃĐe de lui.
Guadet l'avait appelÃĐ septembriseur.
Danton s'ÃĐtait contentÃĐ de secouer tristement la tÊte.
--Guadet, lui dit-il, tu as tort, tu ne sais pas pardonner, tu ne sais
pas sacrifier ton sentiment à la patrie, tu es opiniÃĒtre; tu pÃĐriras!
Danton avait laissÃĐ aller la Gironde à la dÃĐrive.
Les girondins avaient eu un ministÃĻre tirÃĐ du cÅur mÊme de la
Gironde: Roland, LariviÃĻre et Servan.
Ce ministÃĻre n'avait pas su se maintenir en position.
Ils avaient eu un gÃĐnÃĐral girondin: Dumouriez.
Mais, aprÃĻs avoir gagnÃĐ deux batailles, aprÃĻs avoir sauvÃĐ la France Ã
Valmy et à Jemmapes, il avait ÃĐtÃĐ accusÃĐ de ne l'avoir sauvÃĐe qu'au
profit du duc de Chartres. Un voyage qu'il avait fait à Paris, quelques
ouvertures qu'il avait risquÃĐes, avaient donnÃĐ crÃĐance à ces bruits que
les girondins n'osaient pas dÃĐmentir. Seulement, Dumouriez ÃĐtait l'homme
heureux, et par consÃĐquent l'homme indispensable.
Mais voilà qu'en quelques jours une grÊle de nouvelles plus effrayantes
les unes que les autres viennent s'abattre sur Paris.
La premiÃĻre est la rÃĐvolte de Lyon.
Lyon, avec ses maisons à dix ÃĐtages, avec ses caves noires oÃđ
s'enterrent les canuts, Lyon ÃĐtait le refuge des agents d'ÃĐmigration,
des prÊtres rÃĐfractaires et des religieuses exaltÃĐes. Les grands
commerçants qui ne faisaient plus travailler, les marchands qui ne
vendaient plus pactisaient avec les nobles. Nobles, commerçants et
marchands ÃĐtaient royalistes et se disaient girondins, mais ces
prÃĐtendus girondins avaient armÃĐ un bataillon de fÃĐdÃĐrÃĐs qui, sous le
titre des _Fils de famille_, insultaient les municipaux, brisaient la
statue de la libertÃĐ et les bustes de Jean-Jacques.
Encore une accusation sourde qui retombait sur les girondins. Ce n'ÃĐtait
pas le tout. De mÊme qu'à la panique de Valmy, quinze cents hommes
s'ÃĐtaient ÃĐparpillÃĐs, fuyant et criant partout que l'armÃĐe ÃĐtait battue.
Les fugitifs traversaient la Belgique, les uns à pied, les autres Ã
cheval, disant que Dumouriez trahissait et qu'il avait vendu la France.
Dumouriez, l'homme des girondins!
Mais Dumouriez avait commis des crimes bien autrement graves que de se
laisser battre. à son passage à Bruges, on lui avait donnÃĐ un bal.
Un petit jeune homme, tout en achevant sa contredanse, se prÃĐsenta Ã
lui, disant qu'il ÃĐtait commissaire du corps exÃĐcutif et qu'il se
rendait à Ostende et à Nieuport pour faire monter des batteries et
mettre ces deux places en ÃĐtat de dÃĐfense.
Le gÃĐnÃĐral le regarda par-dessus son ÃĐpaule et lui dit:
--Renfermez-vous dans vos fonctions civiles, monsieur, exÃĐcutez-les
modÃĐrÃĐment et ne vous mÊlez pas de la partie militaire, qui me regarde.
Un autre commissaire, nommÃĐ Lintaud, lui ÃĐcrivait une lettre dans
laquelle il le tutoyait et lui ordonnait de marcher immÃĐdiatement au
secours de Ruremonde.
Dumouriez envoya cette lettre au ministÃĻre de la Guerre avec cette
apostille: _Cette lettre devrait Être datÃĐe de Charenton_.
Un troisiÃĻme, nommÃĐ Cochelet, avait ÃĐcrit au gÃĐnÃĐral Miranda,
lieutenant de Dumouriez, lui ordonnant de prendre Maestricht avant le 20
fÃĐvrier, sans quoi, disait-il, il le dÃĐnoncerait comme traÃŪtre.
On comprend que toutes ces noises de Dumouriez contre les agents de la
Convention ne raccommodaient pas ses affaires avec les jacobins.
Ces nouvelles, en arrivant à Paris, excitÃĻrent un grand tumulte non
seulement dans les rues, mais au sein mÊme de la Convention.
Une grande foule se prÃĐcipita dans la salle, envahissant les tribunes et
criant à pleins poumons:
--Ã bas les traÃŪtres! Ã bas les contre-rÃĐvolutionnaires!
C'est au milieu d'un effroyable tumulte que plusieurs voix criÃĻrent tout
à coup: ÂŦDanton! Danton!Âŧ et que celui-ci, dont la voiture s'ÃĐtait
brisÃĐe et qui avait fait les trente derniÃĻres lieues à cheval et à franc
ÃĐtrier, entra couvert de boue à l'AssemblÃĐe.
à cet aspect, tout le monde se tut.
Alors, d'une voix tonnante:
--Citoyens reprÃĐsentants, dit-il, le ministre de la Guerre vous cache la
vÃĐritÃĐ; j'arrive de Belgique, j'ai tout vu; voulez-vous des dÃĐtails?
Sept cents voix rÃĐpondirent par le cri:
--Parlez! Parlez!
Alors Danton, avec l'ÃĐnergie que nous lui connaissons, fait le rÃĐcit
qu'on a lu dans le chapitre prÃĐcÃĐdent; il lui montre toute cette brave
population de LiÃĐge, hommes, femmes, vieillards, enfants, nos alliÃĐs,
abandonnant leurs maisons, mourant de faim, de froid, par les grands
chemins, se rÃĐfugiant à Bruxelles et n'ayant d'espoir que dans la
France.
Seulement, oÃđ la France puisera-t-elle son espoir? Dumouriez est en
plein retraite; une partie de l'armÃĐe est en pleine dÃĐroute.
Puis il ajoute:
--La loi du recrutement sera trop lente; il faut que Paris s'ÃĐlance.
Alors, de toutes les tribunes et de tous les bancs un cri s'ÃĐlance:
--Dumouriez à la barre! Mort à Dumouriez! mort aux traÃŪtres!
Mais Danton s'ÃĐcrie:
--Dumouriez n'est pas si coupable que vous le croyez. On lui a promis
trente mille hommes de renfort; il n'a rien; il faut que des
commissaires parcourent les quarante-huit sections, appellent les
citoyens aux armes et les somment de tenir leur serment; il faut qu'une
proclamation soit adressÃĐe à l'instant aux Parisiens; s'ils tardent,
tout est perdu; la Belgique est envahie; armons-nous, dÃĐfendons-nous,
sauvons nos femmes et nos enfants; qu'on arbore à l'HÃītel de Ville le
grand drapeau qui annonce que la patrie est en danger, et que le drapeau
noir flotte sur les tours de Notre-Dame!
Puis, au milieu des applaudissements, des bravos, Danton, pÃĒle comme un
spectre, sombre comme la nuit, descend du haut de la Montagne vers
l'endroit oÃđ Jacques MÃĐrey, non moins pÃĒle et non moins sombre,
l'attendait.
Les deux hommes n'ÃĐchangÃĻrent que deux mots.
--Morte? demanda Danton.
--Oui, rÃĐpondit MÃĐrey.
--La clef?
--La voilà .
Et Danton sortit comme un fou des Tuileries.
Il sauta dans une des voitures qui stationnaient pendant toutes les
sÃĐances à la porte des Tuileries, mit un assignat de dix francs dans la
main du cocher, en lui disant:
--Ventre à terre! passage du Commerce.
Le cocher fouetta ses chevaux, qui partirent aussi vite que peuvent
partir deux chevaux de fiacre.
Au pont Neuf, un embarras de voitures arrÊta le fiacre; Danton passa sa
tÊte bouleversÃĐe par la portiÃĻre et cria:
--Place!
Un cabriolet avait engagÃĐ sa roue avec une charrette.
Le cocher du cabriolet tirait de son cÃītÃĐ, le charretier tirait du sien.
--Place! cela t'est aisÃĐ Ã dire, fit le cocher du cabriolet. Fais-toi
faire place toi-mÊme, si tu peux.
Le conducteur de la charrette tirait avec cet entÊtement plein de
malveillance du conducteur des grosses voitures qui savent que les
petites ne peuvent rien contre elles. AttelÃĐ de deux chevaux, il
continuait de marcher et traÃŪnait à reculons le cabriolet et son cheval.
Danton jeta un regard sur la physionomie sournoisement riante de cet
homme et vit qu'il ÃĐtait inutile de lui rien demander. Il ouvrit la
portiÃĻre, sauta à bas de son fiacre, s'approcha, passa une ÃĐpaule sous
l'arriÃĻre de la charrette, et d'un violent effort la jeta sur le cÃītÃĐ.
Puis il remonta dans sa voiture en criant au cocher:
--Passe, maintenant.
AprÃĻs une pareille preuve de force, Danton pensait bien que personne ne
se mettrait plus sur sa route; aussi les autres voitures
s'ÃĐcartÃĻrent-elles en une seconde, et cinq minutes aprÃĻs Danton ÃĐtait Ã
la porte de la triste maison.
Là , il sauta à terre, monta rapidement les deux ÃĐtages; mais, arrivÃĐ Ã
la porte, il s'arrÊta tout tremblant.
Il n'osait sonner.
Enfin il tira le cordon et la sonnette retentit.
Des pas alourdis s'approchaient de la porte.
--C'est ma mÃĻre, murmura-t-il.
Et, en effet, la porte s'ouvrit, et Mme Danton, vÊtue de deuil, parut
sur le seuil.
Les deux enfants, en deuil comme la grand-mÃĻre, ÃĐtaient venus voir
curieusement qui sonnait.
--Mon fils! murmura la vieille.
--Papa! balbutiÃĻrent les enfants.
Mais Danton ne parut voir ni les uns ni les autres; il entra sans dire
une parole, ouvrit toutes les portes, comme s'il espÃĐrait dans chaque
chambre retrouver celle qu'il avait perdue.
Puis, le dernier cabinet ouvert, il se jeta tout ÃĐperdu dans la chambre
à coucher, enveloppa de ses bras les oreillers sur lesquels elle avait
rendu le dernier soupir, et les baisa convulsivement avec des cris et
des larmes.
La vieille mÃĻre profita de ce moment oÃđ son cÅur semblait se fondre
pour pousser les enfants dans ses bras.
Il les prit, les pressa contre sa poitrine.
--Ah! dit-il, qu'elle a dÃŧ avoir de peine à vous quitter.
Puis il tendit la main à sa mÃĻre, l'attira à lui et appuya un baiser sur
chacune de ses joues flÃĐtries.
--Et maintenant, dit-il, qu'on me laisse seul.
--Comment, seul? s'ÃĐcria Mme Danton.
--Ma mÃĻre, dit-il, il y a une voiture à la porte; montez dedans avec les
enfants, conduisez-les chez Camille, laissez-les et restez vous-mÊmes
avec Lucile, et envoyez-moi Camille, il faut que je lui parle Ã
l'instant mÊme; voici un second assignat de dix francs que vous donnerez
au cocher pour qu'il reste à ma disposition.
Dix minutes aprÃĻs, Camille accourait se jeter dans les bras de Danton.
--Il faut, lui dit celui-ci, que tu te fasses reconnaÃŪtre du commissaire
de police du quartier, que tu ailles avec lui jusqu'au cimetiÃĻre
Montparnasse. Le corps de ma femme est dÃĐposÃĐ dans un caveau provisoire;
le commissaire de police t'autorisera à mettre la biÃĻre dans le fiacre;
tu me la rapporteras; je veux revoir encore une fois celle que j'ai tant
aimÃĐe.
Camille ne fit pas une observation, il obÃĐit.
Camille se nomma et nomma Danton. Le nom de celui-ci inspirait une si
grande terreur, que le commissaire ne chercha pas mÊme à discuter; il
monta en fiacre avec Camille Desmoulins, se rendit au cimetiÃĻre
Montparnasse, alla au caveau provisoire, se fit remettre la biÃĻre, que
deux fossoyeurs portÃĻrent dans le fiacre.
Danton entendit le roulement de la voiture qui s'arrÊtait devant la
porte; il descendit ou plutÃīt se prÃĐcipita dans les escaliers, remercia
Camille et le commissaire, qui avait voulu s'assurer qu'il venait bien
au nom de Danton.
Camille voulut faire signe à deux commissionnaires qui jouaient aux
cartes sur une borne; mais Danton l'arrÊta, fit ses remerciements au
magistrat, chargea l'objet sur ses ÃĐpaules et le monta au second ÃĐtage.
Une grande table avait ÃĐtÃĐ prÃĐparÃĐe dans la chambre à coucher de Mme
Danton; il posa la biÃĻre dessus. Puis, se tournant vers Camille, il lui
tendit la main.
--Je veux Être seul! dit-il.
--Et si je ne voulais pas te laisser seul, moi?
--Je te rÃĐpÃĐterais: _Je veux Être seul_.
Et il prononça ces paroles avec une telle ÃĐnergie, que Camille vit bien
qu'il n'y avait pas d'observations à lui faire.
Il sortit.
RestÃĐ seul en face de la biÃĻre, Danton tira de sa poche la clef que lui
avait remise le docteur, lui fit faire un double tour dans la serrure;
puis, avant d'oser lever le couvercle, il attendit un instant.
La morte ÃĐtait enveloppÃĐe dans son suaire. Danton en ÃĐcarta les plis.
Alors on dit qu'il enveloppa le corps de ses deux bras, l'arracha à la
biÃĻre, et, l'emportant sur le lit oÃđ elle ÃĐtait morte, essaya de la
faire revivre dans un funÃĻbre et sacrilÃĻge embrassement.
XLVI
_Surge, carnifex_
Ainsi, aprÃĻs une lutte de sept mois, aprÃĻs deux grandes batailles
gagnÃĐes, Paris se retrouvait dans la mÊme situation qu'en aoÃŧt 1792.
Comme en avril 1792, Danton venait de faire un appel au patriotisme des
enfants de Paris.
Comme en 1792, Marat criait, ayant un ÃĐcho dans la Montagne, qu'il
fallait abattre la contre-rÃĐvolution et surtout ne pas laisser derriÃĻre
soi d'ennemis.
Paris fut admirable.
D'autant plus admirable que cette fois il n'y avait plus
d'enthousiasme--non, l'enthousiasme avait ÃĐtÃĐ noyÃĐ dans le sang de
Septembre--, mais seulement du dÃĐvouement.
Le faubourg envoya une garde à la Convention, et en deux jours fit trois
ou quatre mille volontaires qu'il arma et ÃĐquipa.
Les halles furent sublimes: une seule section, celle de la halle au blÃĐ,
donna mille volontaires. Ils dÃĐfilÃĻrent à l'AssemblÃĐe, muets, sombres,
la tÊte inclinÃĐe en avant par l'habitude de porter des sacs sur leur
tÊte. Ils quittÃĻrent tout, leur mÃĐtier, leur femme et leurs enfants,
mÃĐritant par le cÅur comme par le titre qu'ils s'ÃĐtaient donnÃĐ
eux-mÊmes de _Forts pour la patrie_.
Le soir, il y eut aux halles repas lacÃĐdÃĐmonien; chacun apporta ce qu'il
avait; ceux-là le pain, ceux-ci le vin, ceux-ci la viande et le poisson;
ceux qui arrivÃĻrent les mains vides se mirent à table comme les autres,
et comme les autres mangÃĻrent.
Un cri unanime de ÂŦVive la nation!Âŧ se fit entendre; puis on se sÃĐpara;
chacun avait ses adieux à faire, on partait le lendemain.
Maintenant, toutes ces nouvelles, qui accablaient les girondins
puisqu'elles venaient à la suite d'un ministÃĻre girondin, par les fautes
d'un gÃĐnÃĐral girondin et par la rÃĐvolte d'une ville girondine,
donnaient prise sÃĐrieuse aux meneurs rÃĐvolutionnaires, c'est-Ã -dire Ã
leurs ennemis rÃĐunis: Montagne, Commune, jacobins, cordeliers,
faubourgs.
Les girondins, presque tous avocats, nous l'avons dit, prÊchaient la
soumission à la loi. Ils disaient: ÂŦTombons, mais lÃĐgalement.Âŧ
Ils oubliaient que les lois dont ils voulaient mourir victimes ÃĐtaient
des lois faites en 91 et 92, c'est-Ã -dire pour une ÃĐpoque de monarchie
constitutionnelle et non pour une ÃĐpoque de rÃĐvolution.
La loi qu'ils invoquaient ÃĐtait tout simplement le suicide de la
RÃĐpublique.
Il y avait un moyen d'obvier à tout, c'ÃĐtait de tirer du sein de la
Convention mÊme un tribunal qui concentrerait tous les pouvoirs dans ses
mains, et qui prendrait le titre du _tribunal rÃĐvolutionnaire_.
Pour lui, il n'y aurait d'autre loi que la loi du salut public.
Par lui, l'influence des girondins s'appuyant sur la loi ancienne ÃĐtait
neutralisÃĐe. C'ÃĐtait à eux de se soumettre à la _loi nouvelle_. S'ils
voulaient rÃĐsister, on les briserait.
Et c'est ce que ne voulait pas encore la Convention. La Convention
sentait parfaitement combien l'affaiblirait la mort d'hommes ÃĐloquents,
honnÊtes, dÃĐvouÃĐs à la RÃĐpublique, ayant un immense parti, et dont le
seul crime ÃĐtait l'hÃĐsitation à mettre le pied dans le sang.
Mais il y a dans tous les partis des enfants perdus qui veulent Ã
quelque prix que ce soit le triomphe de leur idÃĐe; les enfants perdus de
la RÃĐvolution se rÃĐunissaient à l'ÃvÊchÃĐ et y formaient une sociÃĐtÃĐ
rÃĐguliÃĻre qui n'ÃĐtait pas reconnue par la grande sociÃĐtÃĐ jacobine.
Cette sociÃĐtÃĐ avait trois chefs: l'Espagnol Guzman; Tallien, ancien
scribe de procureur; Collot-d'Herbois, ex-comÃĐdien.
Les chefs secondaires ÃĐtaient un jeune homme nommÃĐ Varlet, qui avait
hÃĒte de tuer; Fournier, l'Auvergnat, ancien planteur, ne connaissant que
le fouet et le bÃĒton, et cÃĐlÃĻbre dans les massacres d'Avignon; le
Polonais Lazouski, hÃĐros du 10-AoÃŧt et qui ÃĐtait l'idole du faubourg
Saint-Antoine.
Les six conjurÃĐs--on peut donner le nom de conjuration à un pareil
projet--se rÃĐunirent au cafÃĐ Corazza et dÃĐcidÃĻrent de profiter du
trouble dans lequel ÃĐtait Paris pour y soulever une ÃĐmeute. Il
s'agissait tout simplement, au milieu de l'ÃĐmeute, de faire marcher une
section sur le club des Jacobins et l'autre sur la Commune.
Cette derniÃĻre section, accusant la Convention de laisser ÃĐchapper le
pouvoir à ses mains dÃĐbiles, forcerait la Commune de le prendre.
La Commune, ayant des pouvoirs dictatoriaux, ÃĐpurerait alors la
Convention; les girondins seraient alors expulsÃĐs par l'AssemblÃĐe
elle-mÊme, ou, si elle refusait, ils seraient tuÃĐs pendant le tumulte.
Danton, prÃĐoccupÃĐ de la mort de sa femme, n'y mettrait aucun obstacle;
Robespierre, qui à toute occasion invectivait la Gironde, à coup sÃŧr
laisserait faire. Les girondins eux-mÊmes fournissaient des armes contre
eux.
Dans leur bonne intention, et pour rassurer Paris, leurs journaux,
dirigÃĐs par Gorsas et FiÃĐvÃĐe, disaient que LiÃĐge ÃĐtait ÃĐvacuÃĐe, mais
n'ÃĐtait pas prise, et que, en tout cas, l'ennemi n'oserait se hasarder
en Belgique.
Et en mÊme temps les LiÃĐgeois, dÃĐmenti vivant, arrivaient à moitiÃĐ nus,
les pieds meurtris de la route, traÃŪnant leurs femmes par les bras,
portant leurs enfants sur leurs ÃĐpaules, mourant de faim, invoquant la
loyautÃĐ de la France, et à son dÃĐfaut la vengeance de Dieu.
Le nouveau maire de la Commune et son rapporteur, prÃĐvoyant ce qui
allait se passer, et voulant soustraire le pouvoir auquel ils
appartenaient à cette responsabilitÃĐ dont ils ÃĐtaient menacÃĐs d'ÃĐpurer
la Convention, se prÃĐsentÃĻrent le 10 au matin à l'AssemblÃĐe.
Ils demandÃĻrent des secours pour les familles de ceux qui partaient,
mais ils demandaient surtout un tribunal rÃĐvolutionnaire pour juger les
mauvais citoyens. Puis des volontaires apparurent à leur tour pour faire
leurs adieux à la Convention.
--PÃĻres de la patrie, disaient-ils, n'oubliez pas que nous allons
mourir, et que nous vous laissons nos enfants.
La harangue ÃĐtait courte et digne de Spartiates.
Mais implicitement, pour le salut de ces enfants laissÃĐs à la
Convention, elle rÃĐclamait un tribunal rÃĐvolutionnaire.
Alors Carnot se leva, Carnot que l'on nomma plus tard l'organisateur de
la victoire.
--Citoyens, dit-il aux volontaires, vous n'irez pas seuls à la
frontiÃĻre, nous irons avec vous, nous vaincrons avec vous ou nous
mourrons avec vous.
Et l'AssemblÃĐe, Ã l'unanimitÃĐ, dÃĐcida que quatre-vingt-deux membres de
la Convention se transporteraient aux armÃĐes.
Des dÃĐputÃĐs avaient ÃĐtÃĐ chargÃĐs de visiter les sections; ils revinrent
en disant que toutes insistaient pour la crÃĐation d'un tribunal
rÃĐvolutionnaire. Jean Bon Saint-AndrÃĐ se leva, appuyant la demande, qui
paraissait commandÃĐe par la volontÃĐ gÃĐnÃĐrale.
Pendant ce temps, Levasseur rÃĐdigeait la proposition.
Deux hommes doux et bons qui ignoraient quel instrument de mort ils
bÃĒtissaient!
Jean Bon Saint-AndrÃĐ, un pasteur protestant qui nous improvisa une
marine, la lança à la mer, se fit marin, de prÊtre qu'il ÃĐtait, et nous
lÃĐgua, aprÃĻs le fatal combat du 1er juin 1794, la consolante lÃĐgende
du _Vengeur_, qui n'est pas encore, mais qui deviendra un jour de
l'histoire.
Levasseur, un mÃĐdecin qui, envoyÃĐ Ã une armÃĐe en pleine rÃĐvolte, arrÊta
et soumit la rÃĐvolte d'un mot.
Le tribunal rÃĐvolutionnaire fut votÃĐ en principe, mais on en remit Ã
plus tard l'organisation.
En ce moment, et au milieu du tumulte, Danton, qui depuis trois jours
n'ÃĐtait pas venu à l'AssemblÃĐe, parut.
Danton, c'est-Ã -dire l'ombre de Danton! Danton, les genoux tremblants,
les joues pendantes, les yeux rougis par les larmes, les cheveux
blanchis aux tempes, encore livide de son contact avec la mort.
Il monta lentement et lourdement à la tribune. On eÃŧt dit qu'il sentait
peser sur lui, sur sa douleur et sur les suites qu'elle avait eues, les
regards de toute l'AssemblÃĐe.
Les regards de la Gironde surtout l'enveloppaient.
Ce grand parti et ceux qui s'y ÃĐtaient rattachÃĐs comprenaient que cet
homme qui montait à la tribune, que cet homme qu'ils avaient flÃĐtri du
nom de septembriseur, que cet homme dont ils avaient refusÃĐ l'alliance,
portait en lui leur salut ou leur mort.
On sentait qu'à la terreur qui pesait dÃĐjà sur l'AssemblÃĐe, Danton
apportait un supplÃĐment de terreur.
--Vous avez, dit-il d'une voix rauque, votÃĐ _en principe_ l'existence
future du tribunal rÃĐvolutionnaire, vous n'en avez pas dÃĐcrÃĐtÃĐ
l'_organisation_. Quand sera-t-il organisÃĐ? quand fonctionnera-t-il? et
quand satisfaction contre les traÃŪtres sera-t-elle donnÃĐe au peuple?
Avec les obstacles que nous rencontrons dans cette AssemblÃĐe mÊme, nul
ne le sait.
Puis, avec un sourire terrible:
--Parlons donc d'autre chose, dit-il. Je vous rappellerai,
continua-t-il, qu'en septembre on sauva les prisonniers pour dettes, en
ouvrant les prisons la veille du massacre. Eh bien! aujourd'hui, je ne
dis pas que les circonstances soient les mÊmes, mais il est toujours
temps d'accomplir une Åuvre juste. Aujourd'hui, consacrÃĐ est ce
principe que nul ne peut Être privÃĐ de sa libertÃĐ que pour avoir forfait
à la sociÃĐtÃĐ: plus de prisonniers pour dettes, plus de contrainte par
corps; abolissons ces vieux restes de la loi romaine des douze tables et
du servage du Moyen Ãge; abolissons enfin la tyrannie de la richesse sur
la misÃĻre; que les propriÃĐtaires ne s'alarment point, ils n'ont rien Ã
craindre: respectez la misÃĻre, elle respectera l'opulence.
L'AssemblÃĐe frÃĐmit. L'homme du 2 septembre annonçait-il un 12 mars?
En tout cas, elle comprit le sens et la portÃĐe de la nouvelle loi qu'on
lui demandait; elle se leva avec empressement, et, Ã l'unanimitÃĐ, elle
vota l'abolition de la contrainte par corps.
--Ce n'est pas assez, ajouta Danton; ordonnez que les prisonniers de
cette catÃĐgorie soient ÃĐlargis à l'instant mÊme.
Et l'ÃĐlargissement immÃĐdiat fut votÃĐ.
Puis Danton se rassit, ou plutÃīt retomba sur son banc, dans le muet
silence de la mort.
En ce moment, un homme assis au banc des girondins dÃĐchira une feuille
de ses tablettes, ÃĐcrivit dessus ces deux mots de MÃĐcÃĻne à Octave:
ÂŦ_Surge, carnifex!_ LÃĻve-toi, bourreau!Âŧ
Et il signa: _Jacques MÃĐrey_.
Danton, auquel un huissier remit la feuille dÃĐchirÃĐe des tablettes du
docteur, tourna lentement un regard atone de son cÃītÃĐ.
Jacques MÃĐrey se leva, et, comme le commandeur à don Juan, il fit signe
à Danton de le suivre.
Danton le suivit.
Jacques MÃĐrey prit le corridor, ouvrit ce cabinet du secrÃĐtaire de
l'AssemblÃĐe oÃđ il avait dÃĐjà eu une confÃĐrence avec Danton, et attendit
celui-ci.
Danton apparut un instant aprÃĻs lui à la porte.
--Ferme cette porte et viens, dit MÃĐrey.
Danton obÃĐit.
--Au nom du dernier soupir de ta femme, que j'ai reçu, dit Jacques
MÃĐrey, oÃđ veux-tu en venir, malheureux?
--Ã vous sauver tous, dit Danton d'une voix sourde, et cela malgrÃĐ
vous-mÊmes, qui voulez vous perdre.
--Ãtrange maniÃĻre de t'y prendre! dit MÃĐrey avec ironie.
--On voit bien que tu n'as pas ÃĐtÃĐ ministre de la Justice et que tu ne
sais pas ce qui se passe. Je vais te le dire en deux mots, puis je
rentrerai pour faire un dernier effort en votre faveur. TÃĒchez d'en
profiter.
--Parle! reprit Jacques MÃĐrey.
--Commençons par la province, dit Danton--ça ne sera pas long, sois
tranquille--, et finissons par Paris. Tu sais que Lyon est rÃĐvoltÃĐ. La
Convention n'avait pas une armÃĐe à envoyer à Lyon. La Convention a fait
ce qu'eÃŧt fait Sparte: elle a envoyÃĐ un citoyen hÃĐroÃŊque, un cÅur
intrÃĐpide, un homme que le sang n'effraye pas, car tous les jours depuis
vingt ans il se lave les mains dans le sang, le boucher Legendre. Il a
parlÃĐ comme s'il avait eu une armÃĐe de cent mille hommes derriÃĻre lui.
On lui a prÃĐsentÃĐ une pÃĐtition factieuse, il l'a mise en morceaux et l'a
lancÃĐe à la tÊte de ceux qui la lui prÃĐsentaient.
Âŧ--Et si nous t'en faisions autant que tu viens d'en faire à notre
pÃĐtition! s'ÃĐcria un des factieux.
Âŧ--Faites! a-t-il rÃĐpondu. Coupez mon corps en quatre-vingt-quatre
morceaux et envoyez les morceaux aux quatre-vingt-quatre dÃĐpartements;
chacun d'eux m'ÃĐlÃĻvera une tombe et chacun d'eux vouera mes assassins Ã
l'infamie.
ÂŧQu'est devenu Legendre? Nous n'en savons rien! assassinÃĐ probablement.
Et sais-tu sous quel nom et sous quelle banniÃĻre ses Lyonnais se sont
rÃĐvoltÃĐs? Sous le nom de _girondins_, sous la banniÃĻre de la _Gironde_.
Le bataillon des Fils de famille, _tous girondins_, s'est emparÃĐ de
l'Arsenal, de la poudre, des canons; peut-Être, à cette heure, les
Sardes occupent-ils la seconde capitale de la France et le drapeau blanc
flotte-t-il sur la place des Terreaux!
ÂŧSais-tu ce qui se passe en Bretagne et en VendÃĐe? La Bretagne et la
VendÃĐe sont en pleine rÃĐvolte; pendant que l'Autrichien nous met la
pointe de l'ÃĐpÃĐe sur la poitrine, la VendÃĐe nous met le poignard dans le
dos. LÃ , du moins, ils ne se font pas passer pour girondins.
ÂŧMais votre gÃĐnÃĐral girondin trahit en Belgique, lui; nous avons Ã
craindre non seulement la retraite mais l'anÃĐantissement de l'armÃĐe; il
ne nous y resterait ni un seul homme ni une seule ville, si Cobourg y
avait lancÃĐ ses hussards et avait su profiter de l'irrigation des
Belges, qui seraient tombÃĐs sur nos fugitifs et les eussent anÃĐantis. Et
cependant ce Dumouriez, il faut que nous le gardions jusqu'Ã ce qu'il
nous perde, ou que nous nous sauvions en le perdant.
ÂŧMaintenant, à Paris, voilà ce qui s'y passe. Les membres du club de
l'ÃvÊchÃĐ ont dÃĐcrÃĐtÃĐ la mort de vingt-deux d'entre vous. Ces
vingt-deux-là seront assassinÃĐs sur leurs bancs à la Chambre; le reste
du parti sera emprisonnÃĐ Ã l'Abbaye, et on renouvellera sur lui la
justice anonyme de Septembre.
ÂŧVeux-tu savoir ce qu'a dit Marat ce matin avant de venir à l'AssemblÃĐe?
"On nous appelle buveurs de sang, a-t-il dit, eh bien! mÃĐritons ce nom
en buvant le sang des ennemis. La mort des tyrans est la derniÃĻre raison
des esclaves. CÃĐsar fut assassinÃĐ en plein sÃĐnat; traitons de mÊme les
reprÃĐsentants infidÃĻles à la patrie, et immolons-les sur leurs bancs,
thÃĐÃĒtres de leurs crimes."
ÂŧAlors Mamin, le mÊme qui a portÃĐ la tÊte de la princesse de Lamballe
pendant toute une journÃĐe au bout d'une pique, Mamin s'est proposÃĐ, lui
et quarante de ses ÃĐgorgeurs, pour vous assassiner tous cette nuit Ã
domicile.
ÂŧHÃĐbert a appuyÃĐ. "La mort sans bruit, donnÃĐe dans les tÃĐnÃĻbres, a-t-il
dit, vengera la patrie des traÃŪtres et montrera la main du peuple
suspendue à toute heure sur la tÊte des conspirateurs."
ÂŧEh bien! voilà ce qui a ÃĐtÃĐ dÃĐcidÃĐ: l'assassinat de jour en pleine
Convention, ou l'assassinat chez vous, nuitamment, dans vos demeures,
comme à la Saint-BarthÃĐlemy.
ÂŧDevines-tu maintenant ce que j'ai voulu faire pour vous? En proposant
de faire ÃĐlargir les prisonniers pour dettes, j'ai voulu vous faire
comprendre que la mort ÃĐtait suspendue au-dessus de vos tÊtes, j'ai
voulu vous donner un dernier avis.
ÂŧTu as mal interprÃĐtÃĐ mes paroles, tant mieux. Tu me forces Ã
m'expliquer clairement, je m'explique. Je ne veux pas votre mort. Je ne
vous aime pas; mais j'aime votre talent, votre patriotisme, tout mal
entendu qu'il est; votre honnÊtetÃĐ, tout impolitique qu'elle soit.
Rentre, va t'asseoir prÃĻs de tes amis; dis-leur comme venant de toi,
comme venant de moi, si tu veux, mais de moi ils se dÃĐfieront, dis-leur,
cette nuit, ou de se rÃĐunir en armes pour se dÃĐfendre, ou de ne point
coucher chez eux. Demain, demain, il fera jour! Demain, le tribunal
rÃĐvolutionnaire sera organisÃĐ, et, si vous Êtes vÃĐritablement des
traÃŪtres, c'est à un tribunal que vous rÃĐpondrez de votre trahison.Âŧ
MÃĐrey tendit la main à Danton.
--Il ne faut pas m'en vouloir, dit-il, j'ai ÃĐtÃĐ trompÃĐ par l'apparence.
--T'en vouloir! dit Danton en haussant les ÃĐpaules, pourquoi faire? On a
besoin de la haine pour Être Robespierre ou Marat, on n'a pas besoin de
la haine pour Être Danton, va.
MÃĐrey avait dÃĐjà fait quelques pas vers la porte, quand Danton bondit
vers lui.
--Ah! dit-il en le serrant dans ses bras et en le prenant sur son
cÅur à l'ÃĐtouffer. J'oubliais ce que tu as fait pour moi, ami; je ne
sais pas ce qui arrivera, mais tu as ta place dans mon cÅur. Si tu es
obligÃĐ de fuir, viens chez moi, et je rÃĐponds de ta vie, dussÃĐ-je te
cacher dans le caveau oÃđ elle est renfermÃĐe!
Et, suffoquant au souvenir de sa femme comme un enfant que les larmes
ÃĐtouffent, il ÃĐclata en sanglots dans les bras de son ami.
XLVII
Le tribunal rÃĐvolutionnaire
Danton ÃĐtait bien instruit. Pendant qu'il dÃĐvoilait le complot à son ami
Jacques MÃĐrey, ce complot s'accomplissait.
Ces hommes dont la mission ÃĐtait d'Être à la tÊte de toutes les actions
sanglantes, ce flot rÃĐvolutionnaire dont la nature ÃĐtait de dÃĐborder
sans cesse, à qui tout ce qui tendait à fixer la RÃĐvolution ÃĐtait
insupportable, tous ces hommes, las du nom d'assassins que Vergniaud et
ses amis leur lançaient sans cesse du haut de la tribune, s'ÃĐtaient mis
en mouvement; ils avaient couru à la section des Gravilliers. Elle ÃĐtait
peu nombreuse; ceux qui ÃĐtaient prÃĐsents, brisÃĐs de fatigue, dormaient.
--Nous venons, dirent les conspirateurs, au nom des jacobins; les
jacobins veulent une insurrection, et que la Commune saisisse la
souverainetÃĐ, qu'elle ÃĐpure la Convention.
Mais la section des Gravilliers ÃĐtait dans la main du prÊtre assermentÃĐ
Jacques Roux, celui qu'on avait prÃĐsentÃĐ Ã Louis XVI pour l'accompagner
à l'ÃĐchafaud et qu'il avait refusÃĐ.
Il flaira un crime sous cette proposition; il rÃĐpondit que le peuple
ÃĐtait assemblÃĐ dans un repas civique et que c'ÃĐtait au peuple qu'il
fallait s'adresser.
Ãconduits, ils s'ÃĐloignÃĻrent.
Puis ils s'adressÃĻrent à la section des Quatre-Nations, rÃĐunie Ã
l'Abbaye, firent le mÊme mensonge, obtinrent l'adhÃĐsion de quelques
membres, qui se joignirent à eux.
ArmÃĐs de cette adhÃĐsion, ils se rendirent au repas civique qui
s'ÃĐtendait de l'HÃītel de Ville jusqu'aux halles.
On proposa à tous les convives, dÃĐjà un peu ÃĐchauffÃĐs par le vin,
d'aller fraterniser avec les jacobins.
La proposition fut acceptÃĐe.
Pendant qu'ils se mettaient en marche, Jacques MÃĐrey rentrait dans la
salle, laissant à Danton restÃĐ derriÃĻre lui le temps de se calmer. Assis
à gauche de Vergniaud, il lui communiqua l'avis de Danton tendant à leur
faire quitter la salle.
Vergniaud le communiqua aux autres girondins. Pas un ne bougea.
Danton rentra à son tour. Cette figure bouleversÃĐe ÃĐtait mobile comme
l'ouragan. Chacun interprÃĐta à sa guise la dÃĐcomposition de ses traits,
sa pÃĒleur mortelle, ses soupirs profonds, qui semblaient prÊts à faire
ÃĐclater sa poitrine.
On venait de lire la lettre de Dumouriez; Robespierre ÃĐtait à la
tribune, et, contre toute attente, il disait:
--Je ne rÃĐponds pas de lui, mais j'ai encore confiance en lui.
Puis, comme il ne pouvait monter à la tribune sans accuser, il ajouta
que le moment demandait un pouvoir unique, secret, rapide, une
vigoureuse action gouvernementale. Puis il accusa la Gironde, comme
toujours, revenant à son ÃĐternel refrain, disant que depuis trois mois
Dumouriez demandait à envahir la Hollande, et que depuis trois mois les
girondins l'en empÊchaient.
Danton ÃĐtait restÃĐ debout prÃĻs de la porte, l'Åil fixÃĐ sur les
girondins, qui, impassibles sur leurs bancs, malgrÃĐ l'avis donnÃĐ,
ÃĐtaient restÃĐs pour faire face à la mort.
à cette nouvelle accusation de Robespierre, Danton tressaillit.
--La parole aprÃĻs toi! cria-t-il à Robespierre.
--Tout de suite, rÃĐpondit celui-ci, j'ai fini.
Et, tandis qu'il descendait les marches de la tribune d'un cÃītÃĐ, Danton
les montait de l'autre. Il suivit des yeux Robespierre jusqu'Ã ce que
celui-ci eÃŧt regagnÃĐ sa place entre Cambon et Saint-Just.
--Tout ce que tu viens de dire est vrai, fit-il; mais il ne s'agit point
ici d'examiner les causes de nos dÃĐsastres, il s'agit d'y porter remÃĻde.
Quand l'ÃĐdifice est en feu, je ne m'occupe pas des fripons qui enlÃĻvent
les meubles, j'ÃĐteins l'incendie. Nous n'avons pas un moment à perdre
pour sauver la RÃĐpublique. Voulons-nous Être libres? Agissons. Si nous
ne le voulons plus, pÃĐrissons! car nous l'avons tous jurÃĐ. Mais non,
vous achÃĻverez ce que nous avons commencÃĐ. Marchons! Prenons la
Hollande, et Carthage est dÃĐtruite. L'Angleterre ne vivra que pour la
libertÃĐ! Le parti de la libertÃĐ n'est pas mort en Angleterre. Tendez la
main à tous ceux qui appellent la dÃĐlivrance: la patrie est sauvÃĐe, et
le monde est libre. Faites partir vos commissaires; qu'ils partent ce
soir, qu'ils partent cette nuit; qu'ils disent à la classe opulente: ÂŦIl
faut que l'aristocratie de l'Europe succombe sous nos efforts, paye
notre dette ou que vous la payiez; le peuple n'a que du sang et le
prodigue; allons, misÃĐrables riches, dÃĐgorgez vos richesses!Âŧ
Des applaudissements auxquels se mÊlÃĻrent malgrÃĐ eux ceux des girondins
lui coupÃĻrent la parole.
Danton interrompit d'un geste impatient les applaudissements qui
l'empÊchaient de continuer, et, comme si l'avenir lui apparaissait, il
continua avec un visage rayonnant:
--Voyez, citoyens, les belles destinÃĐes qui vous attendent! Quoi, quand
vous avez une nation entiÃĻre pour levier, l'horizon pour point d'appui,
vous n'avez pas encore bouleversÃĐ le monde?
Les applaudissements l'interrompirent de nouveau.
Mais lui, toujours impatient d'Être enrayÃĐ dans sa route, sans leur
donner le temps de s'ÃĐteindre, continua:
--Je sais bien qu'il faut pour cela du caractÃĻre, et vous en avez manquÃĐ
tous; je mets de cÃītÃĐ toutes les passions, elles me sont toutes
parfaitement ÃĐtrangÃĻres, exceptÃĐ celle du bien public. Dans des
circonstances plus difficiles, quand l'ennemi ÃĐtait aux portes de Paris,
j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors: ÂŦVos discussions sont
misÃĐrables; je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous qui me
fatiguez de vos contestations particuliÃĻres, au lieu de vous occuper du
salut public, je vous rÃĐpudie tous comme traÃŪtres à la patrie: Je vous
mets tous sur la mÊme ligne. Attaquez-moi à votre tour, calomniez-moi Ã
votre tour; que m'importe ma rÃĐputation! que la France soit libre, et
que mon nom soit flÃĐtri!Âŧ
à ce cri de Danton, qui rÃĐvÃĐlait toute sa pensÃĐe, qui expliquait
Septembre et le fardeau sanglant dont il s'ÃĐtait chargÃĐ, il n'y eut
qu'un cri d'admiration dans toute la salle.
C'ÃĐtait le propre de cet homme d'exciter tous les sentiments extrÊmes:
haine, terreur, enthousiasme.
Et cependant la Convention hÃĐsitait encore. Mais un lÃĐgiste estimÃĐ,
dÃĐputÃĐ de Montpellier, qui fut plus tard rapporteur du Code civil, plus
tard second consul, plus tard enfin archichancelier de l'empire, le doux
et calme CambacÃĐrÃĻs, se leva, et, de sa place, dit sans emportement:
--Il faut, sÃĐance tenante, dÃĐcrÃĐter l'organisation d'un tribunal
rÃĐvolutionnaire; il faut que tous les pouvoirs vous soient confiÃĐs,
citoyens reprÃĐsentants, car vous devez les exercer tous; plus de
sÃĐparation entre le corps dÃĐlibÃĐrant et le corps qui exÃĐcute.
En ce moment, un homme vint dire quelques mots tout bas à l'oreille de
Danton; et comme il voyait que beaucoup de membres, trouvant la sÃĐance
suffisamment longue, se levaient et voulaient remettre à la nuit le vote
et l'organisation du tribunal, de la tribune qu'il avait gardÃĐe:
--Je somme, dit-il d'une voix tonnante, tous les bons citoyens de ne pas
quitter leur poste!
Chacun s'arrÊta à ce commandement: ceux qui avaient fait dÃĐjà quelques
pas revinrent à leurs bancs, ceux qui n'avaient fait que se lever se
rassirent.
Danton ÃĐtendit un long regard sur l'AssemblÃĐe pour s'assurer que chacun
ÃĐtait à son poste.
--Eh quoi! citoyens, dit-il, vous alliez encore vous sÃĐparer sans
prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la RÃĐpublique! Vous ne
savez donc pas combien il est important de prendre des dÃĐcisions
judiciaires qui punissent les contre-rÃĐvolutionnaires. C'est pour eux
que le tribunal que nous rÃĐclamons est nÃĐcessaire, car ce tribunal doit
supplÃĐer au tribunal suprÊme de la vengeance, aveugle parfois, qui peut
frapper l'innocent pour le coupable, le bon pour le mauvais; l'humanitÃĐ
vous ordonne d'Être terribles pour dispenser le peuple d'Être cruel.
Organisons-le donc aujourd'hui, sans retard, à l'instant mÊme, non pas
bon, cela est impossible, mais le moins mauvais qu'il se pourra, afin
que le glaive de la loi pÃĻse sur la tÊte de ses ennemis au lieu du
poignard des assassins; et, cette grande Åuvre terminÃĐe, je vous
rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, aux
ministÃĻres que vous devez organiser. Le moment est venu, soyons
prodigues d'hommes et d'argent. Prenez-y garde, citoyens, vous rÃĐpondez
au peuple de nos armÃĐes, de son sang, de sa fortune.
ÂŧJe demande donc que le tribunal soit organisÃĐ sÃĐance tenante; je
demande que la Convention juge mes raisons et mÃĐprise les qualifications
injurieuses qu'on ose me donner; pas de retard: ce soir, organisation du
tribunal rÃĐvolutionnaire, organisation du pouvoir exÃĐcutif; ce soir,
dÃĐpart de vos commissaires. Que la France entiÃĻre se lÃĻve, que vos
armÃĐes marchent à l'ennemi; que la Hollande soit envahie, que la
Belgique soit libre; que le commerce anglais soit ruinÃĐ; que nos armes
partout victorieuses portent aux peuples la dÃĐlivrance et le bonheur
qu'ils attendent vainement depuis trois mille ans, et que le monde soit
vengÃĐ!Âŧ
C'ÃĐtait à cette heure le cÅur de la France lui-mÊme qui battait dans
la poitrine de Danton. Ses paroles retentissaient pressÃĐes comme les
battements du tambour; c'ÃĐtait le pas de charge de la libertÃĐ s'ÃĐlançant
à la conquÊte du monde.
Il descendit de la tribune soulevÃĐ dans les bras de ses amis; puis il
chargea CambacÃĐrÃĻs, auquel il parlait pour la premiÃĻre fois, mais qui
ÃĐtait venu lui porter un si utile concours, de veiller sur l'exÃĐcution
des mesures qui venaient d'Être votÃĐes d'enthousiasme.
Puis il s'ÃĐlança hors de la Convention; le devoir qu'il s'ÃĐtait imposÃĐ
dans cette journÃĐe terrible l'appelait ailleurs.
Cet homme qui ÃĐtait venu lui parler tout bas ÃĐtait venu lui dire:
--On propose en ce moment aux jacobins l'ÃĐgorgement de la Gironde.
Voilà ce qui se passait:
Nous avons laissÃĐ les conspirateurs de l'ÃvÊchÃĐ, aprÃĻs avoir entraÃŪnÃĐ Ã
leur suite quelques membres de la section des Quatre-Nations, proposant
aux convives du repas civique d'aller fraterniser avec les jacobins.
La proposition acceptÃĐe, on suivit la rue Saint-HonorÃĐ avec des chants
patriotiques et les cris de: ÂŦVaincre ou mourir!Âŧ
Ce fut ainsi qu'ils entrÃĻrent aux Jacobins, beaucoup à moitiÃĐ ivres,
quelques-uns le sabre à la main.
Un volontaire du Midi s'avança alors au milieu de la salle, et, dans un
patois à peine intelligible:
--Citoyens, dit-il, je demande à faire une motion. La patrie ne peut
Être sauvÃĐe que par l'ÃĐgorgement des traÃŪtres. Cette fois il faut faire
maison nette: tuer les ministres perfides, les reprÃĐsentants infidÃĻles.
à ces mots, une femme qui ÃĐcoutait des tribunes descendit rapidement
l'escalier qui conduisait à la porte du club, et allant sur les
premiÃĻres marches de celui qui remontait à la rue, elle heurta un homme
qui se prÃĐcipitait dans le club.
Deux noms s'ÃĐchangÃĻrent:
--Danton! s'ÃĐcria cette femme.
--LodoÃŊska! murmura Danton.
Mais il ne s'arrÊta point, il ne lui adressa point la parole. Elle, de
son cÃītÃĐ, s'enfuit comme plus ÃĐpouvantÃĐe qu'auparavant.
Danton comprit pourquoi cette femme fuyait.
C'ÃĐtait la maÃŪtresse de Louvet, c'ÃĐtait celle dont il avait mis le nom
et tracÃĐ le portrait dans son roman de _Faublas_, c'ÃĐtait celle enfin
qui, compagne de sa fuite et de son exil, devait, essayant de le suivre
jusque dans la tombe, boire à l'heure de sa mort les six potions d'opium
que le malade devait boire en six nuits.
La dose ÃĐtait trop forte, l'estomac de la femme dÃĐvouÃĐe ne put la
supporter; elle la rejeta et fut sauvÃĐe malgrÃĐ elle.
Danton avait compris. On dÃĐcrÃĐtait la mort des girondins; LodoÃŊska,
prÃĐsente, se sauvait pour annoncer à son amant et à ses amis le complot
qui s'organisait contre eux et que lui-mÊme avait dÃĐcouvert à Jacques.
En le voyant, la terreur de la pauvre femme s'ÃĐtait augmentÃĐe; elle
croyait Danton l'ennemi de la Gironde.
Danton, au contraire, qui faisait en ce moment tout ce qu'il pouvait
pour se rapprocher d'elle, venait pour sauver les girondins.
Il se prÃĐcipita dans la salle. Un cri d'ÃĐtonnement sortit de toutes les
bouches. Le cordelier Danton chez le jacobin Robespierre! le chasseur
entrait dans l'antre du tigre.
Mais lui, l'athlÃĻte au bras puissant et à la voix tonnante, eut bientÃīt
ÃĐcartÃĐ ceux qui s'opposaient à son entrÃĐe et fait taire ceux qui ne
voulaient point qu'il parlÃĒt.
Une fois à la tribune, il ÃĐtait maÃŪtre de l'assemblÃĐe.
Alors il expliqua à tous ces hommes qu'en voulant sauver la patrie ils
allaient la perdre; que ce n'ÃĐtait pas par des assassinats et des
ÃĐgorgements qu'on rÃĐtablissait la tranquillitÃĐ et la confiance
publiques; que ce n'ÃĐtait point des martyrs qu'il fallait faire, mais
des coupables qu'il fallait frapper; il leur annonça qu'un tribunal
rÃĐvolutionnaire venait d'Être votÃĐ; qu'à ce tribunal seul dÃĐsormais
appartiendrait la connaissance des dÃĐlits politiques. Puis l'habile
orateur, aprÃĻs quelques louanges à leur patriotisme, aprÃĻs une
excitation de rejoindre promptement l'armÃĐe, aprÃĻs le serment fait par
lui, Danton, eux partis, de veiller sur la RÃĐpublique, il les convia Ã
aller fraterniser aux cordeliers, oÃđ Camille Desmoulins, prÃĐvenu, les
attendait.
Et eux, changÃĐs tout à coup:
--Il a raison, dirent-ils. Vive la Nation!
Et ils s'ÃĐloignÃĻrent pour aller fraterniser avec les cordeliers.
En un seul bond, Danton fut des jacobins à la Convention, de la rue
Saint-HonorÃĐ aux Tuileries.
Personne ne s'ÃĐtait aperçu de son absence. Pas un girondin ne s'ÃĐtait
levÃĐ de son banc.
On votait l'organisation du tribunal rÃĐvolutionnaire.
Voici ce qu'on dÃĐcrÃĐtait, ce que dÃĐcrÃĐtaient les girondins eux-mÊmes,
forgeant la hache qui devait abattre leurs tÊtes:
ÂŦNeuf juges nommÃĐs par la Convention jugeront ceux qui lui seront
envoyÃĐs par dÃĐcret de la Convention: nulle forme d'instruction; point de
jurÃĐs; tous les moyens admis pour former la conviction.
ÂŧOn poursuivra non seulement ceux qui prÃĐvariquent dans leurs fonctions,
mais ceux qui les dÃĐsertent ou les nÃĐgligent; ceux qui, par leur
conduite, leurs paroles ou leurs ÃĐcrits, pourraient ÃĐgarer le peuple;
ceux qui, par leurs anciennes places, rappellent les prÃĐrogatives
usurpÃĐes par les despotes.
ÂŧIl y aura toujours, dans la salle du tribunal, un membre pour recevoir
les dÃĐnonciations.Âŧ
Les girondins avaient votÃĐ pour le tribunal rÃĐvolutionnaire, mais non
point pour une semblable rÃĐdaction, Ã laquelle se fÃŧt certes opposÃĐ
Danton s'il se fÃŧt trouvÃĐ là , puisque Danton, comme eux, devait Être
condamnÃĐ par ce tribunal.
Ils votÃĻrent contre la rÃĐdaction. La majoritÃĐ l'emporta.
--C'est l'inquisition! s'ÃĐcria Vergniaud, et pire que celle de Venise!
Et il s'ÃĐlança hors de la Convention, suivi de tous ses amis, qui pour
la premiÃĻre fois commençaient à entrevoir la profondeur du gouffre oÃđ on
les poussait.
XLVIII
LodoÃŊska
Louvet, que nous avons vu imprudemment ÃĐlevÃĐ par ses amis, logeait dans
la rue Saint-HonorÃĐ, Ã quelques pas seulement du club des jacobins. Sa
hardiesse à accuser l'homme populaire par excellence, l'hÃīte du
menuisier Duplay, l'incorruptible Robespierre, comme on l'appelait, le
dÃĐsignait à la haine du peuple, et il savait que du premier soulÃĻvement
il serait la premiÃĻre victime. Aussi sa vie ÃĐtait-elle d'avance celle
d'un proscrit. Il ne sortait, mÊme pour aller à la Convention, qu'armÃĐ
d'un poignard et de deux pistolets. La nuit, il demandait asile Ã
quelque ami, et ne rentrait que furtivement dans sa propre maison pour
visiter la jeune et belle crÃĐature qui s'ÃĐtait dÃĐvouÃĐe à lui.
Cette femme, dont l'Åil inquiet ÃĐpiait sans cesse, entendit passer
avec des vocifÃĐrations et des chants patriotiques cette dÃĐputation qui
se rendait aux Jacobins; au milieu de ces vocifÃĐrations, elle entendit
les cris de: ÂŦMort aux girondins!Âŧ et, soit prÃĐoccupation, soit rÃĐalitÃĐ,
elle crut mÊme entendre celui de: ÂŦMort à Louvet!Âŧ
Alors elle descendit, se mÊla aux groupes, pÃĐnÃĐtra dans la salle avec
eux, monta aux tribunes pour s'y dissimuler, et là , dans toute son
ÃĐtendue, elle entendit la motion d'ÃĐgorger _les traÃŪtres, les ministres
perfides et les reprÃĐsentants infidÃĻles_.
Pour elle, il n'y avait pas de doute; ce que demandait cette voix,
c'ÃĐtait la mort de son amant et de tout le parti dont il ÃĐtait un des
chefs.
On a vu comment elle s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐe hors de la salle, comment elle
avait rencontrÃĐ Danton sur la porte, et comment, dans son ignorance du
but qui l'amenait, sa fuite n'avait ÃĐtÃĐ que plus prÃĐcipitÃĐe.
OÃđ courait-elle?
Elle n'en savait rien d'abord elle-mÊme. Ce jour-là , elle n'avait point
de rendez-vous pris avec Louvet. Chez qui allait-elle porter la nouvelle
terrible? chez Roland? car Roland ÃĐtait l'ÃĒme de la Gironde. Mais la
sÃĐvÃĻre Mme Roland, l'inspiratrice de son mari, mÊme pour un danger de
mort, consentirait-elle à recevoir chez elle la maÃŪtresse de l'auteur de
_Faublas_? Non.
Chez Vergniaud? Mais Vergniaud n'ÃĐtait jamais chez lui. Tous ces hommes
de la RÃĐvolution, sachant le peu de temps qu'ils avaient à vivre,
essayaient de doubler leur existence par l'amour. Vergniaud ne serait
pas chez lui; il serait chez Mlle Candeille, la charmante actrice,
qui, dans son ÃĐgoÃŊsme, ne laisserait pas sortir son amant, de crainte
qu'il lui arrivÃĒt malheur.
Chez KervÃĐlagan? Mais sans doute ÃĐtait-il dÃĐjà au faubourg
Saint-Marceau, au milieu des fÃĐdÃĐrÃĐs bretons, s'il n'ÃĐtait pas encore
parti de Paris.
Mais n'ÃĐtait-ce point achever de perdre les girondins que de leur faire
chercher un refuge dans les rangs des Bretons, au moment oÃđ la Bretagne
se soulevait?
Au moment oÃđ, arrÊtÃĐe au coin de la rue de l'Arbre-Sec, elle hÃĐsitait
pour savoir si elle continuerait sa route ou franchirait le pont Neuf,
elle vit passer prÃĻs d'elle un homme qu'elle crut reconnaÃŪtre pour un
des leurs.
Il marchait calme et avec l'insouciance de l'homme ou qui ne connaÃŪt pas
le danger ou qui le mÃĐprise.
Elle alla à lui.
--Citoyen, dit-elle, je suis LodoÃŊska, la maÃŪtresse de Louvet; il me
semble que je reconnais en vous un girondin, ou tout au moins un ami de
la Gironde.
Celui auquel elle s'adressait la salua respectueusement.
--Vous ne vous trompez pas, madame, lui dit-il, sans partager toutes les
opinions de la Gironde, je partagerai probablement son sort. JetÃĐ dans
Paris par un grand amour et une grande haine, je me suis assis sur un
des bancs de vos amis, espÃĐrant y faire la guerre à la noblesse et ses
privilÃĻges, dont j'ÃĐtais victime: je me suis trompÃĐ. La RÃĐpublique est
tellement forte, Ã ce qu'il paraÃŪt, que ses enfants se divisent, et que
je n'assiste plus qu'Ã des rÃĐcriminations de parti, qu'Ã des accusations
de faiblesse ou de trahison. Vous pouvez donc vous fier à moi, madame;
mon nom est Jacques MÃĐrey.
LodoÃŊska avait entendu prononcer ce nom comme celui d'un mÃĐdecin savant,
humanitaire et dÃĐvouÃĐ Ã la RÃĐpublique. Elle saisit son bras.
--Aidez-moi à les sauver, dit-elle, et à vous sauver vous-mÊme.
Jacques MÃĐrey secoua la tÊte.
--Je crois bien, dit-il, que nous sommes tous perdus. Peu m'importe! Ã
moi qui ne tenais à la vie que par mon amour. Je peux dire cela à vous
qui ne vivez que par le vÃītre, madame; mais je n'en suis pas moins tout
à vos ordres, si je peux vous aider en quelque chose.
--Mais vous ne savez donc pas ce qui se passe, s'ÃĐcria LodoÃŊska.
--Oh! si fait! dit Jacques, je suis au courant de tout; je quitte la
Convention.
--Mais vous ne quittez pas, comme moi, les jacobins, dit LodoÃŊska. Vous
ne savez pas que la section des Quatre-Nations et les volontaires de la
Halle sont venus au nombre de mille, avec des chants frÃĐnÃĐtiques et des
cris fÃĐroces, demander la mort des girondins.--Et tenez, dit-elle, en
lui montrant une nouvelle colonne d'hommes du peuple qui s'avançait dans
la rue Saint-HonorÃĐ, la plupart armÃĐs de sabres et de piques; et tenez,
voilà les bourreaux!
Et, en effet, ces hommes, en passant devant LodoÃŊska et Jacques MÃĐrey,
laissÃĻrent ÃĐchapper des imprÃĐcations de colÃĻre et des menaces de mort.
--Allons chez PÃĐtion, lui dit Jacques MÃĐrey; c'est là que se sont donnÃĐ
rendez-vous tous nos amis.
PÃĐtion demeurait rue Montorgueil. MÃĐrey et LodoÃŊska franchirent les
halles pleines de tumulte et de cris; les femmes, qui croyaient que
c'ÃĐtait à la trahison du ministre de la guerre Beurnonville et du
gÃĐnÃĐral en chef Dumouriez et des girondins qu'ÃĐtait dÃŧ l'enrÃīlement
forcÃĐ des derniers volontaires, ÃĐtaient toutes armÃĐes de couteaux
qu'elles agitaient sans nommer personne, mais en demandant la mort des
traÃŪtres. Quelques-unes avaient des piques et demandaient à marcher,
elle aussi, sur la Convention.
--Ah! murmurait LodoÃŊska, et quand on pense que c'est aux hommes du 20
juin, aux hommes du 10 aoÃŧt, aux hommes du 21 septembre, qu'on fait de
pareils reproches, n'est-ce point à dÃĐgoÃŧter les martyrs du peuple de
mourir pour lui?
Ils traversÃĻrent toutes ces halles oÃđ, sur les tables tachÃĐes de vin,
restaient des verres à moitiÃĐ vides, et l'on gagna la maison de PÃĐtion.
LÃ , en effet, comme le mot d'ordre en avait ÃĐtÃĐ donnÃĐ aux girondins
avant de se sÃĐparer, toute la Gironde ÃĐtait rÃĐunie.
En entrant dans la salle de la rÃĐunion, LodoÃŊska aperçut Louvet, courut
à lui, lui sauta au cou en criant:
--Je t'ai retrouvÃĐ, je ne te quitte plus.
Alors, entraÃŪnant son amant dans un angle de la salle, elle laissa Ã
Jacques MÃĐrey le soin de tout expliquer.
Alors Jacques MÃĐrey, en omettant seulement sa confÃĐrence avec Danton,
raconta comment il avait rencontrÃĐ LodoÃŊska et ajouta ce qu'il avait vu
et entendu.
Alors la majoritÃĐ des girondins dÃĐcida qu'il ÃĐtait inutile d'aller
braver la mort à la Convention; une sÃĐance de nuit ÃĐtait plus dangereuse
encore, dans les circonstances oÃđ l'on se trouvait, qu'une sÃĐance de
jour, et, on l'a vu, la sÃĐance du jour avait ÃĐtÃĐ plus que tumultueuse.
Chacun alors chercha l'asile oÃđ il pourrait passer la nuit. Vergniaud et
Jacques MÃĐrey dÃĐclarÃĻrent que rien ne les empÊcherait d'aller à la
Convention. Quant à PÃĐtion, au lieu d'aller chercher dehors un asile,
aprÃĻs avoir ÃĐcoutÃĐ ce que LodoÃŊska et Louvet lui disaient du pÃĐril couru
par lui, il alla à la fenÊtre, l'ouvrit, ÃĐtendit la main au-dehors, et,
la rentrant toute mouillÃĐe:
--Il pleut, dit-il, il n'y aura rien.
Et, quelque supplication qu'on lui fÃŪt, il refusa de quitter la maison.
Jacques MÃĐrey, qui ÃĐtait restÃĐ plus inconnu que les autres et plus
populaire en mÊme temps, parce que c'ÃĐtait lui qui ÃĐtait venu apporter
la nouvelle de la victoire de Valmy et de celle de Jemmapes, offrit sa
chambre à Louvet et à LodoÃŊska, à peu prÃĻs sÃŧr que son logement, oÃđ il
ne recevait personne, auquel personne ne lui ÃĐcrivait, ÃĐtait inconnu des
assassins.
Puis, lorsqu'il les eut installÃĐs chez lui, il marcha droit à la
Convention, oÃđ il trouva Vergniaud dÃĐjà ÃĐtabli sur son banc.
Cette colonne qui avait rencontrÃĐ LodoÃŊska et Jacques MÃĐrey, cette
colonne qui s'avançait jetant l'insulte et la menace aux girondins, se
rendait à l'imprimerie de Gorsas, rÃĐdacteur en chef de la _Chronique de
Paris_, celui-là mÊme qui avait annoncÃĐ, comme nous l'avons dit, que
LiÃĐge n'ÃĐtait pas prise par les Autrichiens, au moment oÃđ les LiÃĐgeois
proscrits, fugitifs, se rÃĐpandaient dans les rues de Paris, augmentant
par leur prÃĐsence la haine que l'on portait aux girondins.
Les ÃĐmeutiers dÃĐchirÃĻrent les feuilles dÃĐjà tirÃĐes, brisÃĻrent les
presses, dispersÃĻrent les caractÃĻres et pillÃĻrent les ateliers.
Quant à Gorsas, un pistolet à chaque main, il passa inconnu au milieu
des assassins qui demandaient sa tÊte, agitant ses pistolets et criant
comme les autres:
--Mort à Gorsas!
à la porte, il trouva un flot de peuple si ÃĐpais qu'il craignit d'Être
reconnu par les imprimeurs de quelque autre presse; il se glissa dans
une cour par une porte entrouverte qu'il ferma derriÃĻre lui, puis il
sauta par-dessus le mur de cette cour, et s'en alla droit à la section
dont il faisait partie.
La section rÃĐsolut d'aller avec lui porter plainte à la Convention.
Pendant ce temps-là , les ÃĐmeutiers dÃĐcidaient d'en faire autant chez
FiÃĐvÃĐe, qui, comme Gorsas, publiait une feuille girondine.
Comme chez Gorsas, tout fut pillÃĐ, brÃŧlÃĐ, jetÃĐ Ã la rue.
La colonne dÃĐvastatrice ne comptait pas se borner là . Elle alla à la
Convention pour y demander la mort de trois cents dÃĐputÃĐs. On sentait
Marat derriÃĻre toutes ces demandes. Marat prÃĐvoyait toujours par
chiffres.
Mais voilà que, tandis que les ÃĐmeutiers entraient d'un cÃītÃĐ, Gorsas et
les membres de la section entraient par l'autre comme accusateurs.
Gorsas, tenant toujours ses deux pistolets à la main, s'ÃĐlança à la
tribune.
Inviolable à double titre, comme journaliste, comme membre de la
Convention, il venait demander justice contre ceux qui avaient brisÃĐ ses
presses.
Les ÃĐmeutiers s'arrÊtÃĻrent ÃĐtonnÃĐs: ils venaient comme accusateurs des
girondins, et voilà qu'ils ÃĐtaient accusÃĐs comme pillards, comme voleurs
et comme assassins.
Un dÃĐputÃĐ alors monta à la tribune, c'ÃĐtait BarrÃĻre. Il se tourna vers
les ÃĐmeutiers:
--Je ne sais pas, dit-il, ce que vous venez chercher ou demander ici; je
sais seulement que l'on a parlÃĐ cette nuit de couper des tÊtes de
dÃĐputÃĐs. Citoyens, dit-il en ÃĐtendant vers eux une main menaçante,
sachez, une fois pour toutes, que les tÊtes des dÃĐputÃĐs sont bien
assurÃĐes; les tÊtes des dÃĐputÃĐs sont non seulement posÃĐes sur leurs
ÃĐpaules, mais sur tous les dÃĐpartements de la RÃĐpublique. Qui donc
oserait dÃĐcapiter un dÃĐpartement de la France? Le jour oÃđ ce crime
s'accomplirait, la RÃĐpublique serait dissoute. Allez, mÃĐchants citoyens,
ajouta-t-il, et ne revenez plus dans de semblables intentions.
Les ÃĐmeutiers dÃĐlibÃĐrÃĻrent un instant. Puis un des chefs s'avança,
protesta de son dÃĐvouement et de celui de ses hommes à la RÃĐpublique, et
demanda à dÃĐfiler devant les reprÃĐsentants au cri de ÂŦVive la nation!Âŧ
Cette faveur leur fut accordÃĐe.
Au moment oÃđ ils passaient devant les bancs de la Gironde, occupÃĐs
seulement par Vergniaud et par Jacques MÃĐrey, tous deux se levÃĻrent,
croisÃĻrent les bras en maniÃĻre de dÃĐfi.
Cette nuit, nuit du 10 au 11 mars, la Convention, n'ayant plus ni
argent, ni armÃĐe organisÃĐe, ni force intÃĐrieure, ni unitÃĐ qui assurÃĒt
son existence, la Convention crÃĐa ce fantÃīme sanglant qui ÃĐpouvante
l'Europe depuis prÃĻs d'un siÃĻcle et qui fit la RÃĐvolution si longtemps
incomprise: LA TERREUR!
On l'avait invoquÃĐe armÃĐe d'un glaive contre Paris, Paris la renvoya
armÃĐe d'une hache au monde.
L'armÃĐe, vaincue non point par la lutte, par des combats, mais par le
doute et la lassitude, l'armÃĐe, dÃĐmoralisÃĐe, fuyait devant l'ennemi;
elle allait rentrer en France, livrer la France!
Elle vit la Terreur à la frontiÃĻre, elle s'arrÊta et fit face Ã
l'ennemi.
Cette armÃĐe, c'ÃĐtait tout ce qui restait à la RÃĐpublique. Rien à envoyer
à Lyon; rien à envoyer à Nantes.
Nos volontaires ÃĐtaient à peine suffisants pour maintenir la Belgique
qui nous ÃĐchappait.
On envoya nos volontaires en Belgique.
à Lyon, Collot-d'Herbois; à Nantes, Carrier.
C'est-Ã -dire la Terreur!
XLIX
Deux hommes d'Ãtat
La sÃĐance avait durÃĐ jusqu'au jour, Danton s'ÃĐtait endormi sur son banc,
ÃĐcrasÃĐ de fatigue; personne ne songeait à le rÃĐveiller.
On eÃŧt dit un lion endormi dont nul n'osait s'approcher.
Jacques MÃĐrey laissa la salle s'ÃĐvacuer entiÃĻrement, ÃĐchangea une
poignÃĐe de main, un sourire et un haussement d'ÃĐpaules avec Vergniaud,
puis il alla à Danton, et lui posa la main sur l'ÃĐpaule.
Danton s'ÃĐveilla par un brusque mouvement et porta la main à sa
poitrine, oÃđ ÃĐtait cachÃĐ un poignard.
Chacun de ces hommes, en s'endormant libre, ignorait s'il ne
s'ÃĐveillerait pas prisonnier le lendemain. Quelques minutes de repos
avaient suffi à rendre la force au colosse.
Quant à Jacques MÃĐrey, il avait cette force invincible des travailleurs
et des savants habituÃĐs à lutter contre le sommeil.
Jacques prit le bras de Danton et sortit avec lui de la Convention.
Dans le corridor, ils rencontrÃĻrent Marat qui causait avec Panis.
En voyant Danton, Marat vint à lui, jeta un regard de haine, en passant,
sur Jacques, dit quelques mots à l'oreille de Danton, et s'ÃĐloigna.
--Pouah! dit Danton avec un profond sentiment de dÃĐgoÃŧt. Du sang! Le
misÃĐrable! toujours du sang; il ne lui faut que du sang! Sortons d'ici,
la moitiÃĐ de ces hommes me fait horreur ou pitiÃĐ; j'ai besoin de
respirer un air pur.
Et il entraÃŪna Jacques dans le jardin des Tuileries.
On ÃĐtait au 11 mars, au matin. La gelÃĐe ÃĐtait fraÃŪche, la terre couverte
d'une lÃĐgÃĻre couche de neige; des stalactites de glace, dans lesquelles
se reflÃĐtaient comme dans des girandoles de cristal le soleil levant,
pendaient aux arbres, et cependant on sentait que ce manteau d'hiver
ÃĐtait jetÃĐ sur les ÃĐpaules du bon avril; les ramiers, volant d'arbre en
arbre et se poursuivant dÃĐjà avec des roucoulements d'amour, faisaient
tomber des branches une pluie de diamants, tandis que les moineaux
devenus moins frileux commençaient à reparaÃŪtre et sautillaient en
caquetant, Ã travers les lilas et les seringas des parterres.
Danton respira à pleine poitrine quelques haleines de cet air printanier
et sa nature toute sanguine sembla se reprendre à la vie.
--Voilà , dit-il, des arbres, des ramiers et des oiseaux à qui tous nos
dÃĐbats sont bien indiffÃĐrents, et qui ne connaissent ni montagnards, ni
girondins, ni jacobins, ni cordeliers.
--Ajoute, dit MÃĐrey, ni Robespierre, ni Marat; ils sont bien heureux.
--Admire, philosophe, continua Danton, comme au milieu de tout cela la
nature poursuit sa route immuable. Dans un mois, les bourgeons vont
pousser sur ces arbres, ces oiseaux s'aimer, ces fleurs s'ouvrir, un
chant d'amour emplira la crÃĐation, les nids se suspendront aux branches,
le pollen fÃĐcondateur flottera dans l'air, jusqu'aux fenÊtres de la
Convention les hirondelles viendront gazouiller: "Nous voilà de retour
pour accomplir la grande Åuvre du Seigneur, l'Åuvre qui, de
l'enchaÃŪnement de la vie à la mort, fait l'ÃĐternitÃĐ. Que faites-vous,
vous autres rois de la crÃĐation, vous aimez-vous comme nous?"
ÂŧDeux voix leur rÃĐpondront: "Haine!" glapissantes comme celle du renard
qui dira: "DÃĐfiez-vous, citoyens; dÃĐfiez-vous de vos pÃĻres, dÃĐfiez-vous
de vos mÃĻres, dÃĐfiez-vous de vos frÃĻres, de vos amis et de vos enfants.
Nous sommes entourÃĐs de traÃŪtres. Dumouriez trahit, Valence trahit,
Custine trahit, la droite trahit, la plaine trahit, la Gironde trahit.
Une chaÃŪne de trahisons nous enveloppe: Pitt en tient un bout; je vois
d'ici celui qui tient l'autre; et les anneaux de cette chaÃŪne sont
d'or."
ÂŧL'autre, coassante comme celle des crapauds: "Du sang! du sang! du
sang!"
ÂŧEh! tu en auras du sang, poursuivit Danton avec un sourire
mÃĐlancolique. Combien de nous qui verront encore ce printemps ne verront
pas le printemps prochain, et plus encore ne verront pas l'autre.Âŧ
--Tu es de sinistre augure, ce matin, Danton.
Danton haussa les ÃĐpaules:
--Je suis comme cet homme dont parle l'historien Joseph, qui pendant
sept jours tourna autour de la ville sainte en criant: ÂŦMalheur Ã
JÃĐrusalem; malheur à JÃĐrusalem!Âŧ et le huitiÃĻme jour cria: ÂŦMalheur Ã
moi-mÊme!Âŧ Une pierre lancÃĐe des remparts lui brisa la tÊte.
--Nous sommes JÃĐrusalem, n'est-ce pas, nous autres girondins, dit
Jacques, et toi l'homme à la prophÃĐtie?
--Que veux-tu! Dieu nous a tous frappÃĐs d'aveuglement.
--Mais puisque toi seul vois clair, puisque toi seul sais ton chemin au
milieu de cette foule d'insensÃĐs, pourquoi ne t'ÃĐloignes-tu pas de ces
deux hommes, dont l'un, Marat, dÃĐshonore ta politique, dont l'autre,
Robespierre, use ta popularitÃĐ? et ta popularitÃĐ usÃĐe, tu l'as dit
toi-mÊme, menacera ta vie!
--Que veux-tu? dit insoucieusement Danton, voilà le printemps qui
revient, je ne suis pas un lÃĐpreux comme Marat, je ne suis pas un
hypocrite comme Robespierre, je suis un homme de chair et de sang, je
veux vivre les quelques jours qui me restent à vivre.
--Danton, prends-y garde, dans la situation oÃđ est la France, dans la
situation oÃđ est la RÃĐpublique, avec la place que tu as conquise dans la
Convention, une pareille insouciance ou un pareil dÃĐcouragement sont un
crime. Ne vois-tu pas que le vaisseau de la France, pour avoir trop de
pilotes, n'en a pas un seul? Ne laisse pas prendre le gouvernail ni par
un hypocrite ni par un fou. Saisis les affaires de ta main puissante;
mets un frein à la populace: donne une impulsion à l'esprit public, une
direction à l'AssemblÃĐe; ÃĐcrase comme de vils reptiles Marat dans sa
bave et Robespierre dans son orgueil; toi seul en ce moment peux à la
Convention ce que tu voudras; sois l'homme que je dis; prÊte la force
au cÃītÃĐ faible mais honnÊte de l'AssemblÃĐe, nous oublierons le passÃĐ et
nous te suivrons; ton ambition sera le salut de la patrie.
Danton fixa ses yeux sur ceux de Jacques, et sembla vouloir lire
jusqu'au fond de son ÃĒme.
Puis, s'arrÊtant tout à coup:
--Au nom de qui me parles-tu? demanda-t-il.
--Au nom de ceux, rÃĐpondit le girondin, qui mÃĐprisent Marat et qui
dÃĐtestent Robespierre.
--Que je mÃĐprise Marat, tout le monde le sait, puisque tout haut je l'ai
dit en pleine tribune; mais qui t'a dit que je dÃĐtestais Robespierre?
--Ton intÃĐrÊt politique, et, à dÃĐfaut de l'intÃĐrÊt politique, ton
instinct de conservation. Robespierre a dÃĐjà murmurÃĐ contre toi des
paroles sinistres, et, si tu ne le prÃĐviens pas, il te prÃĐviendra.
--Es-tu chargÃĐ d'un mandat prÃĻs de moi?
--Non, mais je suis prÊt à accepter le tien.
--Et tu me rÃĐpondrais de tes girondins?
--Je ne rÃĐponds que d'une chose, du dÃĐsir de t'avoir pour chef. Je te
crois à la fois homme de renversement et de fondation.
--Tu me crois cela, toi, parce que tu me connais depuis longtemps; mais
tes amis... tes amis n'ont pas confiance en moi; je me perdrais pour
eux, et, dÃĐpopularisÃĐ, ils me livreraient à mes ennemis. Non! _Alea
jacta est!_ Que la mort dÃĐcide!
--Danton...
--Non, il y a entre vous autres et moi un abÃŪme infranchissable, le sang
de Septembre, que je n'ai pas fait couler cependant. Un jour que nous
aurons du temps à perdre, je te raconterai cela. En attendant, ÃĐcoute,
MÃĐrey; je t'aime depuis longtemps; derniÃĻrement, tu as fait pour moi
tout ce qu'un ami, tout ce qu'un frÃĻre pouvait faire. Eh bien! pendant
que je suis puissant encore, demande-moi quelque chose.
Jacques regarda Danton:
--Que veux-tu que je te demande? Je suis un savant, beaucoup plus riche
qu'un savant ne l'est d'ordinaire. J'ai en Champagne et du cÃītÃĐ de
l'Argonne des biens assez considÃĐrables. Je suis mÃĐdecin et, si je
voulais exercer ma profession, je gagnerais des monceaux d'or. Je me
suis fait nommer dÃĐputÃĐ, ou plutÃīt on m'a nommÃĐ dÃĐputÃĐ malgrÃĐ moi. Je
n'ai acceptÃĐ que dans ma haine des privilÃĻges que je voulais combattre.
J'ai votÃĐ pour la prison perpÃĐtuelle dans le procÃĻs de Louis XVI parce
que, mÃĐdecin, je ne pouvais voter pour la mort; mais depuis, mon vote a
constamment prÃĐcÃĐdÃĐ ou suivi les votes les plus ardents au bien de la
nation. Que veux-tu faire pour moi? Je ne dÃĐsire rien, et ce que je
regrette, tu ne peux me le rendre.
--Qui sait? rÃĐflÃĐchis. Demain peut-Être les tempÊtes de la tribune nous
ÃĐloigneront à tout jamais l'un de l'autre. Demande-moi ce que tu
voudras, et, à ton grand ÃĐtonnement, peut-Être pourrais-je selon ton
dÃĐsir.
--Oh! c'est une trop longue histoire, dit Jacques MÃĐrey.
--Ãcoute, dit Danton: j'ai achetÃĐ et meublÃĐ une maison de campagne sur
les coteaux de SÃĻvres. Montons en voiture et viens dÃĐjeuner avec moi. Tu
n'as aucun besoin de rentrer, personne qui t'attende?
--Non, au contraire, plus tard je rentrerai, plus ceux qui sont chez moi
m'en sauront grÃĐ.
--Eh bien! voilà une voiture, montons-y; viens, et tu me conteras ton
histoire tout le long du chemin.
Tous deux montÃĻrent en voiture.
--Ã SÃĻvres! dit Danton.
La voiture partit.
Alors Jacques MÃĐrey, dont le cÅur trop plein dÃĐbordait depuis six
mois, raconta toute sa longue histoire à Danton, et, à son grand
ÃĐtonnement, cet homme de bronze l'ÃĐcouta sans en perdre une parole,
laissant son visage reflÃĐter toutes les ÃĐmotions de son cÅur.
Enfin Jacques aborda le vÃĐritable motif de sa confidence. Lorsqu'il lui
eut dit la fuite, ou plutÃīt l'enlÃĻvement d'Ãva par Mlle de Chazelay,
lorsqu'il lui eut dit comment, Ã Mayence, il avait perdu sa trace, ne
pouvant la suivre au cÅur de l'Allemagne, il lui demanda, demande
difficile à faire, car elle touchait à cette accusation de trahison
ÃĐternellement suspendue sur la tÊte de Danton par Robespierre, il lui
demanda en hÃĐsitant:
--Toi qui as tant de relations à l'ÃĐtranger, pourrais-tu me dire oÃđ elle
est?
Danton le regarda fixement.
--Ma vie est là , dit Jacques MÃĐrey, et, si je n'ai pas l'espoir de la
retrouver, comme je ne crois à rien, quand la France n'aura plus besoin
de moi, je me brÃŧlerai la cervelle.
Et il serra la main de Danton.
On ÃĐtait arrivÃĐ Ã la porte de la maison de campagne. Le fiacre s'arrÊta,
les deux hommes en descendirent, sans dire un mot de plus, et montÃĻrent
dans une jolie salle à manger situÃĐe au premier ÃĐtage.
Un grand feu brÃŧlait dans l'ÃĒtre, une table ÃĐtait dressÃĐe avec plusieurs
couverts.
--Tu attends du monde à dÃĐjeuner? dit Jacques.
--Non, mais je reviens rarement seul; mon domestique sait cela, et il
s'arrange en consÃĐquence.
Puis il s'approcha de la fenÊtre, et, tandis que Jacques MÃĐrey se
rÃĐchauffait les pieds, il posa son front brÃŧlant sur la vitre glacÃĐe et
demeura immobile.
MÃĐrey comprit qu'il attendait une apparition quelconque.
Au bout de quelques minutes, Danton fit un mouvement.
Puis, tournant la tÊte sur l'ÃĐpaule:
--Viens voir, dit-il à Jacques.
--Quoi voir? demanda celui-ci.
--Regarde! dit Danton.
Et il approcha la tÊte de MÃĐrey du carreau le plus voisin de celui par
lequel il regardait lui-mÊme.
Jacques vit alors, de l'autre cÃītÃĐ d'un petit jardin pouvant avoir
vingt-cinq à trente pas de long, accoudÃĐe à une fenÊtre ouverte, une
petite tÊte blonde perdue dans ce que l'on appelait alors une palatine.
L'enfant pouvait avoir seize ans.
--Comment la trouves-tu? demanda Danton.
--C'est une charmante jeune fille, dit Jacques MÃĐrey.
--Ressemble-t-elle à ton Ãva?
--Toutes les femmes blondes se ressemblent, dit Jacques, exceptÃĐ pour
celui qui les aime.
--Laisse-moi ouvrir la fenÊtre et causer un peu avec elle.
--Tu la connais?
--Oui.
--Et tu causes avec elle?
--Sans doute. Il faut d'abord que je l'habitue à ma laideur.
--Et puis aprÃĻs?
--Je l'habituerai à ma rÃĐputation.
--Et puis aprÃĻs?
--J'en ferai ma femme.
--Ta femme! s'ÃĐcria Jacques MÃĐrey en regardant Danton avec stupeur, et
il y a huit jours à peine que ta premiÃĻre femme est morte!
--Oui, c'ÃĐtait chose convenue du vivant de l'excellente crÃĐature que
j'ai perdue; Louise Gely, c'est son nom, est sa filleule, et elle l'a
dÃĐsignÃĐe pour servir de mÃĻre à ses enfants.
Danton ouvrit la fenÊtre.
Jacques MÃĐrey se retira en arriÃĻre.
Alors celui qu'on appelait l'homme de sang entama une idylle de Gessner
avec cette jeune fille. Il lui parla du printemps, de l'amour, des
fleurs, de la vie calme, du bonheur conjugal. Il fut jeune, il fut
tendre, il fut amoureux, il fut poÃĐtique. Jacques, la tÊte posÃĐe sur sa
main, regardait et ÃĐcoutait avec stupÃĐfaction. Il comprenait la
fascination de cet homme sur une femme, comme celle du serpent sur
l'oiseau; enfin ce fut Danton qui le premier dit à la douce jeune fille
de prendre garde à la fraÃŪcheur du temps, de se garantir de cet air
glacÃĐ qui montait de la Seine au sommet des collines. Il entendit la
fenÊtre de Louise se refermer, et Danton rayonnant referma la sienne.
Du bout des doigts, en rentrant chez elle, Louise avait envoyÃĐ un
baiser.
--En vÃĐritÃĐ, lui dit Jacques en le voyant refermer la fenÊtre, s'asseoir
à table rayonnant, comme nous l'avons dit, et demander son dÃĐjeuner, en
vÃĐritÃĐ, tu me confonds.
--Pourquoi cela? demanda Danton; parce que devant toi philosophe, parce
que devant toi mÃĐdecin, je suis homme. Que t'ai-je dit ce matin? Que
probablement tu ne verrais pas les fleurs de 94 et moi de 95. Eh bien!
je veux vivre jusque-là .
--Alors tu penses que cette jeune fille t'aimera?
--Le sais-je? J'ai rendu de grands services à sa famille; le pÃĻre ÃĐtait
huissier audiencier au parlement; je lui a fait avoir une place
lucrative au ministÃĻre de la Marine. On leur a dit quelques mots dÃĐjà de
mariage; le pÃĻre est royaliste, la mÃĻre est dÃĐvote. Comme tout cela va
bien! Hier, je leur ai fait une visite: le pÃĻre m'a reprochÃĐ Septembre,
la mÃĻre m'a dit que l'homme qui ÃĐpouserait sa fille accomplirait avant
de l'ÃĐpouser ses devoirs de religion.
--Tu feras cela?
--Moi, je ferai tout ce que l'on voudra pour arriver à l'accomplissement
de mon dÃĐsir. Je suis le tribun de la libertÃĐ, mais je suis le serf de
la nature. Il y a un complot dans tout cela, complot de la sainte femme
qui est morte et qui ÃĐtait royaliste; en me remariant à une belle jeune
fille royaliste, elle croit du fond de sa tombe me tirer de la
RÃĐvolution, crÃĐer un dÃĐfenseur à la veuve et à l'orphelin du Temple.
--Penses-tu parfois à de semblables utopies?
--Moi? (Danton haussa les ÃĐpaules.) Je ne pense à rien. L'enfant du
Temple, ÃgalitÃĐ, Chartres, Monsieur, frÃĻre du roi, comme ils
l'appellent, est-ce que cela n'est pas frappÃĐ de mort et ne mourra pas
de soi-mÊme? Ce que je veux, moi, c'est de doubler mes jours avec mes
nuits; c'est, la nuit, de m'acharner à l'amour, le jour au combat; c'est
de lutter, de m'ÃĐpuiser, de me tuer moi-mÊme si c'est possible avant
qu'ils me tuent! Ne m'a-t-on pas appelÃĐ le Mirabeau de 93?
Et, en parlant ainsi, Danton dÃĐvorait des viandes saignantes et buvait
en proportion. Pour soutenir cette puissante nature, il fallait des
repas de lion.
Le dÃĐjeuner fini:
--Reviens-tu à Paris? lui demanda Jacques.
--Ma foi! non, dit Danton. Je suis fatiguÃĐ, je vais rester toute la
journÃĐe ici; me refaire un peu par les yeux et, qui sait? peut-Être par
la parole. C'est la premiÃĻre fois que la chaste enfant me jette une
caresse: je vais lui reporter le baiser qu'elle m'a envoyÃĐ.
--Je puis prendre ton fiacre alors?
--Parfaitement, Ã moins que tu ne prÃĐfÃĻres rester avec moi.
--Non, il faut que j'aille rendre la libertÃĐ Ã deux tourtereaux que la
voix de mon ami Danton a effrayÃĐs.
--Bon! je parie que c'est à Louvet et à LodoÃŊska?
--Justement, dit en riant Jacques.
--Si je puis sauver ces deux-là , dit Danton, je le ferai, ils s'aiment
trop.
--Et si tu ne peux les sauver? demanda Jacques.
--Je tÃĒcherai qu'ils meurent ensemble.
Jacques tendit la main à Danton; Danton la lui serra cordialement. Puis,
comme Jacques essayait de la retirer, il la retint.
--Jacques, dit-il, c'est à Mayence que tu as perdu la trace de ton Ãva
et de Mlle de Chazelay?
--Oui.
--Eh bien! sois tranquille, je les retrouverai. Mais ne dis jamais ni
par qui ni comment tu auras eu de leurs nouvelles.
Jacques poussa un cri et se jeta dans les bras de Danton avec des larmes
plein les yeux.
--Eh bien! lui dit Danton, tu vois que, toi aussi, tu es un homme!
L
Trahison de Dumouriez
Robespierre avait dit dans la fameuse sÃĐance de la Convention que nous
avons essayÃĐ de mettre sous les yeux du lecteur:
--_Je ne rÃĐponds pas de Dumouriez, mais j'ai confiance en lui._
Si nous revenons encore à Dumouriez, c'est que le sort des girondins
ÃĐtait liÃĐ Ã son sort, et que le sort de notre hÃĐros, Jacques MÃĐrey,
ÃĐtait liÃĐ au sort des girondins.
Certes nous eussions pu passer plus rapidement que nous ne l'avons fait
sur ces ÃĐpoques terribles. Mais quel est l'homme de cÅur, le vrai
patriote qui, penchÃĐ, la plume à la main, sur ces deux annÃĐes 92 et 93,
sur ces deux abÃŪmes, ne sera pas pris du vertige de raconter?
Peut-Être eÃŧt-il mieux valu pour l'intÃĐrÊt de notre livre, en rapprocher
les deux parties romanesques, et n'ÃĐcrire entre elles deux que ces mots:
ÂŦJacques MÃĐrey, nommÃĐ dÃĐputÃĐ Ã la Convention nationale, y adopta le
parti des girondins, et, vaincu comme eux, fut proscrit avec eux.Âŧ
Mais, plus nous avançons en ÃĒge, plus nous marchons sur ce terrain
mouvant de l'art et de la politique, plus nous sommes convaincus que,
dans des jours de lutte comme ceux oÃđ nous sommes, et tant que le grand
principe proclamÃĐ par nos pÃĻres ne sera pas la religion du monde
nouveau, chacun doit apporter sa part de rÃĐhabilitation à ces hommes
trop calomniÃĐs par les idylles royalistes, par ce miel de belladone et
d'aconit, doux aux lÃĻvres, mortel à l'intelligence et au cÅur.
Revenons donc à Dumouriez, et, une fois de plus, lavons la Montagne,
dans la personne de Danton, et la Gironde, dans celle de Guadet et de
GensonnÃĐ, de toute complicitÃĐ avec ce traÃŪtre, qui n'eut pas mÊme le
prÃĐtexte de l'ingratitude du pays pour servir d'excuse à sa trahison.
Cette trahison, il l'avait dÃĐjà dans le cÅur en quittant Paris au
mois de janvier; il s'ÃĐtait engagÃĐ vis-à -vis de la coalition à sauver le
roi, et la tÊte du roi ÃĐtait tombÃĐe.
Pour prouver qu'il n'ÃĐtait point complice du meurtre royal, Dumouriez
n'avait d'autre ressource que de livrer la France.
Et, en effet, il ÃĐtait mal avec tous les partis:
Mal avec les jacobins, qui, avec raison, le tenaient pour royaliste ou
tout au moins pour orlÃĐaniste;
Mal avec les royalistes pour avoir deux fois sauvÃĐ la France de
l'invasion, l'une à Valmy, l'autre à Jemmapes;
Mal avec Danton, qui voulait la rÃĐunion des Pays-Bas à la France, tandis
que lui voulait l'indÃĐpendance de la Belgique.
Mal enfin avec les girondins, qui, tandis qu'il nÃĐgociait avec
l'Angleterre, avaient fait brutalement dÃĐclarer la guerre Ã
l'Angleterre.
L'armÃĐe seule ÃĐtait pour lui.
Mais voilà que trois jours aprÃĻs celui oÃđ Robespierre, sans rÃĐpondre de
Dumouriez, avait affirmÃĐ sa confiance en lui, voilà qu'une lettre de
Dumouriez arrive au prÃĐsident de la Convention, au girondin GensonnÃĐ.
C'ÃĐtait le pendant du manifeste de La Fayette.
Une sÃĐparation complÃĻte de principes, une menace à la Convention, un
plan de politique complÃĻtement opposÃĐ Ã la sienne.
BarriÃĻre voulait communiquer la lettre à l'instant mÊme à la Convention,
demander l'arrestation et l'accusation de Dumouriez. Mais un homme
s'opposa à cette double proposition.
Le tribun, dans sa double force physique et morale, ne s'inquiÃĐtait
jamais du mal qui pouvait rÃĐsulter pour lui d'une adhÃĐsion ou d'une
proposition faite par lui. Jusqu'au jour oÃđ il fut contraint pour sa
propre dÃĐfense, et pour ne pas tomber avec eux, de se dÃĐclarer contre
les girondins, il ne sortit jamais de ses lÃĻvres une parole qui ne
s'ÃĐchappÃĒt de son cÅur.
Il disait, puis de ce qu'il avait dit arrivait ce qu'il plaisait à Dieu.
Cette fois encore, sans s'inquiÃĐter de la dÃĐfaveur qui pourrait
rejaillir sur lui de son opposition à cette proposition d'accuser et
d'arrÊter Dumouriez:
--Que faites-vous? s'ÃĐcria-t-il. Vous voulez dÃĐcrÃĐter l'arrestation de
cet homme; mais savez-vous qu'il est l'idole de l'armÃĐe? Vous n'avez pas
vu comme moi, aux parades, les soldats fanatiques baiser ses mains, ses
habits, ses bottes. Au moins faut-il attendre qu'il ait opÃĐrÃĐ la
retraite. Qui la fera, et comment la fera-t-on sans lui?
Puis, d'une seule phrase, il jeta un rayon de soleil sur cette ÃĐtrange
dualitÃĐ que chacun dÃĻs lors put comprendre:
--_Il a perdu la tÊte comme politique, mais non comme gÃĐnÃĐral._
Le comitÃĐ en revint à l'avis de Danton.
Alors cette question fut naturellement posÃĐe:
--Que faut-il faire?
--Envoyer, rÃĐpondit Danton, une commission mixte au gÃĐnÃĐral, pour lui
faire rÃĐtracter sa lettre.
--Mais qui s'exposera à aller attaquer le loup dans son fort?
Danton ÃĐchangea un regard avec Lacroix son collÃĻgue.
--Moi et Lacroix pour la Montagne si l'on veut, rÃĐpondit Danton, pourvu
que GensonnÃĐ et Guadet viennent avec nous pour la Gironde.
La proposition fut transmise à GensonnÃĐ et à Guadet, qui se trouvÃĻrent
bien assez compromis comme cela et qui refusÃĻrent.
Danton s'offrit alors de partir seul avec Lacroix; le comitÃĐ, de son
cÃītÃĐ, s'engagea à garder la lettre jusqu'à son retour.
Et, en effet, au milieu de son armÃĐe, Dumouriez ÃĐtait impossible Ã
arrÊter. Tous ces hommes qu'il avait menÃĐs à la victoire, tous ces
braves qui lui croyaient un cÅur français et qui ignoraient sa
trahison l'eussent dÃĐfendu.
Les volontaires, sans doute, qui quittaient Paris, qui avaient entendu
crier tout haut la trahison de Dumouriez, qui avaient eu un instant
l'intention de venir sur les bancs mÊme de la Convention ÃĐgorger les
girondins comme ses complices, ceux-là se fussent engagÃĐs à aller
arrÊter Dumouriez jusqu'en enfer. Mais les soldats l'eussent dÃĐfendu, et
la guerre civile se trouvait alors transportÃĐe de la France à l'armÃĐe.
Il fallait que les soldats français le vissent au milieu des
Autrichiens, fraternisant avec eux, pour que les armes leur tombassent
des mains, pour que la confiance leur ÃĐchappÃĒt du cÅur.
Mais, avant que le jour se fÃŧt fait sur cette ÃĒme douteuse, avant que
Danton l'eÃŧt rejoint, Dumouriez avait ÃĐtÃĐ contraint par l'ennemi, qui
avait cinquante mille hommes et qui lui en savait trente-cinq mille
seulement, Dumouriez avait ÃĐtÃĐ contraint par l'ennemi d'accepter la
bataille.
La bataille fut une dÃĐfaite. Elle s'appela Nerwinde, du nom du village
oÃđ avait eu lieu l'action la plus meurtriÃĻre. Pris et repris trois fois,
et la troisiÃĻme fois par les Autrichiens, Nerwinde ÃĐtait un charnier de
chair humaine, des rues duquel il fallut enlever quinze cents morts.
La disposition du terrain avait beaucoup de ressemblance avec celui de
Jemmapes.
Le plan fut le mÊme.
Miranda, un vieux gÃĐnÃĐral espagnol, calomniÃĐ par Dumouriez, devenu
Français par amour de la libertÃĐ et qui devait redevenir Espagnol pour
aider Bolivar à fonder les rÃĐpubliques de l'AmÃĐrique du Sud, Miranda
commandait la gauche.
C'ÃĐtait la position de Dampierre à Jemmapes.
Le duc de Chartres, comme à Jemmapes, commandait le centre, le gÃĐnÃĐral
Valence, le gendre de Sillery-Genlis, commandait la droite.
De mÊme qu'à Jemmapes on avait laissÃĐ ÃĐcraser Dampierre jusqu'à ce que
le moment fÃŧt venu de faire donner le duc de Chartres pour dÃĐcider le
succÃĻs de la bataille, de mÊme, à Nerwinde, on devait laisser ÃĐcraser
Miranda jusqu'à ce que Valence, vainqueur à droite, et le duc de
Chartres, vainqueur au centre, revinssent dÃĐlivrer Miranda.
Mais le hasard fit que, dans l'armÃĐe que Dumouriez avait en face de lui,
il y avait aussi un prince.
C'ÃĐtait le prince Charles, fils de l'empereur LÃĐopold, qui, lui aussi,
faisait ses premiÃĻres armes et à la popularitÃĐ duquel il fallait une
victoire.
La supÃĐrioritÃĐ du nombre la lui assura.
Miranda, qui, dans le plan de bataille, devait occuper Leave et OsmaÃŦl,
en ÃĐtait maÃŪtre vers midi. Mais c'est alors que Cobourg, pour mÃĐnager
une victoire au prince Charles, avait poussÃĐ contre Miranda colonnes sur
colonnes.
La plus forte partie du corps français commandÃĐ par le gÃĐnÃĐral espagnol
se composait de volontaires qui, voyant ces masses profondes marcher
vers eux, se dÃĐbandÃĻrent, entraÃŪnant le gÃĐnÃĐral jusqu'Ã Tirlemont,
malgrÃĐ ses efforts surhumains pour les arrÊter.
Dumouriez, vers midi, avait eu l'annonce de la victoire de Miranda, mais
il n'avait eu aucune nouvelle de sa dÃĐfaite. Le bruit que faisait son
propre canon l'empÊchait de calculer le progrÃĻs ou le dÃĐcroissement du
canon des autres.
Enfin, la journÃĐe finie, chassÃĐ de Nerwinde, n'ayant plus que quinze
mille hommes autour de lui, il comptait s'appuyer aux sept ou huit mille
hommes de Miranda.
Mais, des sept ou huit mille hommes de Miranda, il ne restait plus que
quelques centaines de fuyards.
Dumouriez apprend la dÃĐfaite de son lieutenant au moment oÃđ, croyant la
journÃĐe finie, il venait de mettre pied à terre. Il remonte à cheval,
et, accompagnÃĐ de ses deux officiers d'ordonnance, Mlles de Fernig,
suivi de quelques domestiques seulement, part au galop, ÃĐchappe par
miracle aux uhlans qui battent la campagne, arrive à minuit Ã
Tirlemont; il y trouve Miranda presque seul, ÃĐpuisÃĐ des efforts qu'il a
faits.
C'est de Tirlemont qu'il donne des ordres pour la retraite.
DÃĻs le lendemain, Dumouriez opÃĐrait cette retraite, et Cobourg avoue
lui-mÊme dans son bulletin, justifiant le mot de Danton, que si
Dumouriez avait perdu la tÊte comme politique, il ne l'avait pas perdue
comme gÃĐnÃĐral, que cette retraite fut un chef-d'Åuvre de stratÃĐgie.
Mais il n'en est pas moins vrai que Dumouriez avait perdu son prestige;
le gÃĐnÃĐral heureux avait ÃĐtÃĐ vaincu.
à partir de Bruxelles, Danton et Lacroix avaient trouvÃĐ la route pleine
de fugitifs. D'aprÃĻs ces fugitifs, il n'y avait plus d'armÃĐe et l'ennemi
pourrait marcher jusqu'Ã Paris sans obstacle.
De pareilles nouvelles faisaient hausser les ÃĐpaules à Danton.
Les deux commissaires arrivÃĻrent à Louvain.
On leur annonça que l'armÃĐe impÃĐriale ayant attaquÃĐ les deux villages
d'Op et de Neervoelpe, le gÃĐnÃĐral avait couru lui-mÊme au canon.
Les commissaires prirent des chevaux de poste, et, dirigÃĐs eux-mÊmes par
le bruit de l'artillerie, ils parvinrent au cÅur de la bataille, et
là , trouvÃĻrent Dumouriez qui repoussait de son mieux l'ennemi.
En les apercevant, le gÃĐnÃĐral fit un geste d'impatience.
Ils ÃĐtaient parvenus à l'endroit le plus dangereux, et les balles et les
boulets s'abattaient autour d'eux comme grÊle.
--Que venez-vous faire ici? leur cria Dumouriez.
--Nous venons vous demander compte de votre conduite, rÃĐpondirent Danton
et Lacroix.
--Eh, pardieu! dit Dumouriez, ma conduite, la voilà !
Et, tirant son sabre, il se mit à la tÊte d'un rÃĐgiment de hussards,
chargea à fond et s'empara de deux piÃĻces d'artillerie qui
l'incommodaient fort.
Danton et Lacroix ÃĐtaient restÃĐs impassibles.
En revenant, Dumouriez les trouva.
--Que faites-vous là ? dit-il.
--Nous vous attendons, rÃĐpondit Danton.
--Ce n'est pas ici votre place, rÃĐpondit le gÃĐnÃĐral; si l'un de vous
ÃĐtait tuÃĐ ou blessÃĐ, ce ne serait pas l'ennemi qu'on accuserait, ce
serait moi. Allez m'attendre à Louvain; j'y serai ce soir.
Il y avait du vrai dans ce que disait Dumouriez; aussi les deux
commissaires revinrent-ils au pas de leurs chevaux, ne voulant pas en
presser l'allure de peur qu'on ne crÃŧt qu'ils fuyaient.
Dumouriez fut fidÃĻle au rendez-vous.
On comprend que, dÃĻs les premiers mots, la conversation prit un ton
d'aigreur qui n'ÃĐtait pas propre à avancer la rÃĐconciliation du gÃĐnÃĐral
avec la Montagne.
Les deux opinions ÃĐtaient tellement ÃĐloignÃĐes l'une de l'autre, celle de
Danton voulant à tout prix garder la Belgique et lui faire accepter nos
assignats, et celle de Dumouriez, au contraire, voulant que la Belgique
restÃĒt libre, qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre.
La soirÃĐe se passa en rÃĐcriminations mutuelles. Dumouriez se refusa
absolument à dÃĐsavouer sa lettre; tout ce qu'il fit fut d'ÃĐcrire ces
quelques mots:
ÂŦLe gÃĐnÃĐral Dumouriez prie la Convention de ne rien prÃĐjuger sur sa
lettre du 12 mars avant qu'il ait eu le temps de lui en envoyer
l'explication.Âŧ
Les dÃĐputÃĐs partirent vers minuit avec cette lettre insignifiante.
Le lendemain, il y eut une nouvelle attaque de l'armÃĐe impÃĐriale;
Blierbeck fut attaquÃĐ et pris par une colonne de grenadiers hongrois.
Mais elle fut aussitÃīt chassÃĐe, avec perte de plus de la moitiÃĐ des
hommes, par le rÃĐgiment d'Auvergne, commandÃĐ par le colonel Dumas, qui
lui prit deux piÃĻces de canon.
Trois attaques successives eurent lieu et furent repoussÃĐes. Les
Autrichiens, trÃĻs maltraitÃĐs, se retirÃĻrent de quelques lieues en
arriÃĻre.
Mais, dÃĻs le matin de la nuit oÃđ les commissaires ÃĐtaient partis,
Dumouriez, qui dÃĐsormais n'avait plus la crainte d'Être dÃĐrangÃĐ dans ses
nÃĐgociations, envoya le colonel Montjoye au quartier gÃĐnÃĐral du prince
Cobourg.
Il ÃĐtait chargÃĐ d'y voir le colonel Mack, chef de l'ÃĐtat-major de
l'armÃĐe impÃĐriale.
Le prÃĐtexte ÃĐtait, comme toujours, une suspension d'armes, la nÃĐcessitÃĐ
d'ÃĐchanger les prisonniers et d'enterrer les morts.
Mack laissa entendre qu'il serait heureux de confÃĐrer directement avec
le gÃĐnÃĐral français.
Le lendemain de cette ouverture, le colonel Montjoye retournait au
quartier gÃĐnÃĐral et invitait, de la part du gÃĐnÃĐral Dumouriez, le
colonel Mack à venir le mÊme jour à Louvain.
En parlant du colonel, Dumouriez dit dans ses MÃĐmoires: ÂŦ_Officier d'un
rare mÃĐrite_.Âŧ
à cette ÃĐpoque, en effet, telle ÃĐtait la rÃĐputation de Mack.
C'ÃĐtait un homme de quarante et un ans, d'une famille pauvre nÃĐe en
Franconie, entrÃĐ au service de l'Autriche dans un rÃĐgiment de dragons,
et qui avait passÃĐ par tous les grades avant d'arriver à celui de
colonel.
Il avait fait la guerre de sept ans sous le comte de Lacy, et la guerre
de Turquie sous le feld-marÃĐchal Landon.
En 92, il avait ÃĐtÃĐ envoyÃĐ au prince Cobourg, qui lui avait donnÃĐ le
poste de chef d'ÃĐtat-major. N'ayant encore ÃĐprouvÃĐ Ã cette ÃĐpoque aucun
des dÃĐsastres qui l'illustrÃĻrent depuis si tristement, il avait la
rÃĐputation d'un des officiers les plus distinguÃĐs de l'armÃĐe
autrichienne.
Voici ce qui fut ostensiblement conclu avec lui:
1š Qu'il y aurait armistice tacite; que, d'aprÃĻs cet armistice tacite,
les Français se retireraient sur Bruxelles lentement, en bon ordre et
sans Être inquiÃĐtÃĐs.
2š Que les impÃĐriaux ne feraient plus de grandes attaques et que le
gÃĐnÃĐral, de son cÃītÃĐ, ne chercherait pas à livrer bataille.
3š Que l'on se reverrait aprÃĻs l'ÃĐvacuation de Bruxelles pour convenir
des faits ultÃĐrieurs.
Tout ce qui fut dit en dehors de ces trois conventions resta
complÃĻtement inconnu à la France.
Ces conventions furent scrupuleusement tenues de part et d'autre.
Le 25, l'armÃĐe traversa Bruxelles dans le plus grand ordre et se retira
sur Hal.
LI
Rupture de Danton avec la Gironde
Le 29 mars, à huit heures du soir, Danton et Lacroix rentraient à Paris.
Au lieu de rentrer chez lui, passage du Commerce, ou à sa maison de
campagne du coteau de SÃĻvres, Danton, profitant des tÃĐnÃĻbres et du vaste
manteau dans lequel il ÃĐtait cachÃĐ, alla frapper à la porte de Jacques
MÃĐrey.
Sur le mot: ÂŦEntrez!Âŧ la porte s'ouvrit et Danton parut sur le seuil.
Jacques le reconnut, et, tandis que le regard inquiet de Danton
s'assurait qu'ils ÃĐtaient bien seuls, il alla droit à lui, lui tendit la
main.
--Tu arrives? lui dit-il.
--Tout droit de Bruxelles, rÃĐpondit Danton.
Jacques approcha une chaise.
--Je viens à toi, dit Danton, comme à un homme que je crois mon ami, et
à qui je veux prouver que je suis le sien. Ni cette nuit, ni demain je
n'irai à la sÃĐance. Je veux avant d'y mettre le pied savoir bien au
juste oÃđ en est l'opinion. En refusant de venir avec moi auprÃĻs de
Dumouriez, Guadet et GensonnÃĐ se sont perdus et ont perdu la Gironde
avec eux. S'ils ÃĐtaient venus avec moi, s'ils eussent parlÃĐ Ã Dumouriez
avec la mÊme fermetÃĐ que moi, j'ÃĐtais obligÃĐ de rendre tÃĐmoignage, et
mon tÃĐmoignage les dÃĐfendait. OÃđ en est-on ici?
--L'exaspÃĐration est à son comble, rÃĐpondit Jacques. Le comitÃĐ de
surveillance a, la nuit derniÃĻre, lancÃĐ des mandats d'arrÊt contre
ÃgalitÃĐ pÃĻre et fils, et ordonnÃĐ qu'on mÃŪt sous les scellÃĐs les papiers
de Roland.
--Tu vois, dit Danton s'assombrissant: c'est la dÃĐclaration de guerre.
Quelqu'un des vÃītres va faire l'imprudence de m'attaquer demain: il
faudra que je rÃĐponde, et je vous ÃĐcraserai tous, toi malheureusement
comme les autres. Maintenant, ÃĐcoute ceci: Nous avons la nuit et la
journÃĐe de demain devant nous. J'ai encore assez de pouvoir pour te
faire envoyer en mission quelque part, dans le Nord, dans le Midi, Ã nos
armÃĐes des PyrÃĐnÃĐes, par exemple; c'est là que tu serais le plus en
sÃŧretÃĐ; tu n'as aucun engagement avec les girondins.
Jacques ne laissa point achever Danton; il lui posa la main sur le bras:
--Assez, dit-il, tu ne fais pas attention que ton amitiÃĐ pour moi est
presque une insulte. Je n'ai aucun engagement avec les girondins, mais,
n'ayant pas votÃĐ la mort du roi, j'eusse ÃĐtÃĐ repoussÃĐ par la Montagne;
j'ai ÃĐtÃĐ m'asseoir dans leurs rangs, je leur ÃĐtais inconnu, ils m'ont
accueilli; ils ne sont pas mes amis, ils sont mes frÃĻres.
--Eh bien! dit Danton, prÃĐviens ceux d'entre eux que tu voudras sauver,
afin que, d'avance, ils se mÃĐnagent des moyens de fuir lorsque le jour
sera venu. Je ne suis pour rien dans la saisie des papiers de Roland,
mais, selon l'habitude, c'est sur moi qu'on la rejettera. Si l'on ne
m'atteint pas, je me tairai; j'ai, Dieu merci! assez fait pour amener
une alliance entre tes amis et moi; ils m'ont toujours dÃĐdaigneusement
repoussÃĐ; eh bien! ce n'est plus une alliance que je leur propose, c'est
une simple neutralitÃĐ.
--Tu ne doutes pas, rÃĐpondit Jacques, de la douleur que j'ÃĐprouve
lorsque je te vois en butte, d'un cÃītÃĐ, Ã l'ÃĐloquence des girondins, de
l'autre, aux injures des montagnards, mais tu sais qu'il arrive une
heure oÃđ rien ne peut dÃĐtourner le fleuve de sa route. Nous sommes
entraÃŪnÃĐs par une force irrÃĐsistible à l'abÃŪme, rien ne nous sauvera.
J'allais souper, soupe avec moi.
Danton jeta son manteau et s'approcha de la table toute servie.
--D'ailleurs, dit Danton, tu sais que tu n'as pas besoin de chercher un
refuge, tu en as un tout trouvÃĐ chez moi; l'on ne viendra pas t'y
chercher, et vÃŪnt-on t'y chercher, moi vivant il ne tombera pas un
cheveu de ta tÊte.
--Oui, dit Jacques en servant Danton avec le mÊme calme que s'ils
eussent parlÃĐ de choses auxquelles ils fussent ÃĐtrangers; oui, mais ta
tÊte tombera à toi; nous ne sommes plus à ces vieux jours de Rome oÃđ le
gouffre se refermait sur DÃĐcius; on y jettera nos vingt-deux tÊtes, car
je crois qu'on les a dÃĐjà comptÃĐes pour le bourreau, et le gouffre
restera ouvert pour la tienne et pour celles de tes amis. J'ai parfois,
comme le vieux Cazotte, des moments d'illuminisme pendant lesquels je
lis dans l'avenir. Eh bien! mon ami, ce que tu me disais il y a quelques
jours en parlant de ceux qui ont vu ce printemps-ci et qui ne verront
pas l'autre; de ceux qui verront l'autre et pour qui l'autre sera le
dernier, cela m'est souvent revenu dans l'esprit, et j'ai vu dans mes
rÊves bien des tombes sans nom, dans les profondeurs desquelles
cependant je reconnaissais les ensevelis. Parmi ces tombes, je n'ai pas
vu la mienne; je n'irai pas chez toi parce que, je te l'ai dit, je te
perdrais probablement en y allant. J'ai un ami, moins cher que toi
puisque je ne l'ai vu qu'une fois, mais dont la demeure est plus sÃŧre
que la tienne.
--Je ne te demande pas son nom, dit insoucieusement Danton; tu es sÃŧr de
lui, c'est tout ce qu'il me faut. Tu as du bon bourgogne, c'est le seul
vin que j'aime, leur diable de vin de Bordeaux n'est pas fait pour des
hommes. On voit bien que tous tes girondins ont ÃĐtÃĐ nourris de ce
vin-là . Ãloquents et vides! Sais-tu ceux que je crains parmi eux? Ce ne
sont pas les ÃĐloquents comme Vergniaud, comme Guadet, ce sont ceux qui
vous jettent tout à coup à la face, en termes impolis, une injure Ã
laquelle on ne sait que rÃĐpondre. Heureusement que je suis prÃĐparÃĐ Ã
tout. On m'a tant calomniÃĐ que je ne serai pas ÃĐtonnÃĐ le jour oÃđ on
m'accusera d'avoir emportÃĐ sur mon dos les tours de Notre-Dame.
--Que fais-tu ce soir? demanda MÃĐrey. Restes-tu avec moi ici, et veux-tu
que je te fasse dresser un lit?
--Non, dit Danton, j'ai voulu recevoir de toi un avis et t'en donner
un, j'ai voulu te prÃĐparer à ce qui va se passer incessamment,
c'est-à -dire à la chute du parti auquel tu t'es alliÃĐ; comme tu n'es pas
ambitieux, tu n'auras pas à regretter tes espÃĐrances perdues; moi, je
l'ai ÃĐtÃĐ, ambitieux!
Et il poussa un soupir.
--Mais je te jure que si je n'ÃĐtais pas enfoncÃĐ jusqu'Ã la ceinture dans
la question, je te jure que si je ne croyais pas que la France a encore
besoin de ma main, de mon cÅur et de mon Åil, je prendrais Louise,
l'enfant que tu as vue l'autre jour et que je vais revoir ce soir, je
prendrais Louise dans mes bras; je fourrerais dans ses poches et dans
les miennes les trente ou quarante mille francs d'assignats qui me
restent, et je l'emporterais au bout du monde, laissant girondins et
montagnards s'exterminer à leur fantaisie.
Il se leva, reprit son manteau.
--Ainsi, tu dis que ce sera pour aprÃĻs-demain? demanda Jacques MÃĐrey.
--Oui, si tes amis me cherchent querelle; s'ils me laissent tranquille,
ce sera pour dans huit jours, pour dans quinze jours, pour la fin du
mois peut-Être; mais ça ne peut aller loin. Songe en tout cas à ce que
je t'ai dit. Ne te laisse pas arrÊter, sauve-toi, et, si l'ami sur
lequel tu comptes te manque, pense à Danton, il ne te manquera pas.
Les deux hommes se serrÃĻrent la main. Danton avait conservÃĐ sa voiture.
Jacques s'ÃĐtait mis à la fenÊtre pour le suivre des yeux; il l'entendit
donner l'ordre au cocher de le conduire à SÃĻvres, et, regardant le
cabriolet s'ÃĐloigner vers le guichet du bord de l'eau:
--Il est heureux, murmura-t-il, il va revoir son Ãva.
Jacques MÃĐrey avait dit vrai; jamais la Convention n'avait ÃĐtÃĐ plus
tumultueuse. Danton ÃĐtait parti le 16, il revenait le 29. Pendant cet
espace de temps, si court qu'il fÃŧt, une lumiÃĻre s'ÃĐtait faite en
quelque sorte d'elle-mÊme: personne ne doutait plus de la trahison de
Dumouriez. La lettre n'avait pas ÃĐtÃĐ lue, nulle preuve n'ÃĐtait arrivÃĐe,
ses entrevues avec Mack ÃĐtaient encore ignorÃĐes, et cette grande voix
qui n'est que celle du bon sens public, aprÃĻs l'avoir dit tout bas,
disait tout haut:
--Dumouriez trahit.
Le 1er avril, les amis de Roland, qui recevaient leur inspiration de
sa femme bien plus encore que de lui, arrivÃĻrent furieux à la Chambre.
Ils avaient appris qu'on avait saisi les papiers de l'ex-ministre.
Il y avait une chose singuliÃĻre, c'ÃĐtait, à la droite comme à la gauche,
un dÃĐputÃĐ envoyÃĐ par le Languedoc.
Le Languedoc avait envoyÃĐ Ã la Chambre, nous le rÃĐpÃĐtons, deux ministres
protestants, deux vrais CÃĐvenols, aussi amers, aussi ÃĒpres, aussi
violents l'un que l'autre.
à la droite, c'ÃĐtait Lassource, un girondin;
à la gauche, c'ÃĐtait Jean Bon Saint-AndrÃĐ, un montagnard.
Au moment oÃđ Danton entra, Lassource ÃĐtait à la tribune, il annonçait
que Danton et Lacroix, arrivÃĐs depuis l'avant-veille, n'avaient point
encore paru, qu'on avait pu le voir à la Chambre. Que faisaient-ils?
pourquoi cette absence de vingt-quatre heures dans de pareils moments?
Ãvidemment il y avait un secret là -dessous.
--Voilà , disait Lassource, voilà le nuage qu'il faut dÃĐchirer.
En ce moment, nous l'avons dit, Danton entrait. Mais, arrivÃĐ Ã sa place,
au lieu de s'asseoir, soupçonnant qu'il ÃĐtait question de lui, il resta
debout. C'ÃĐtait debout que le Titan voulait Être foudroyÃĐ.
Lassource le vit se dressant devant lui comme une menace; mais, loin de
reculer, il fit un geste dÃĐsignateur.
--Je demande, dit-il, que vous nommiez une commission pour dÃĐcouvrir et
frapper le coupable; il y a assez longtemps que le peuple voit le trÃīne
et le Capitole; il veut maintenant voir la roche TarpÃĐienne et
l'ÃĐchafaud.
Toute la droite applaudit.
La Montagne et la gauche gardÃĻrent le silence.
--Je demande de plus, continua Lassource, l'arrestation d'ÃgalitÃĐ et de
Sillery. Je demande enfin, pour prouver à la nation que nous ne
capitulerons jamais avec un tyran, que chacun de nous prenne
l'engagement solennel de donner la mort à celui qui tenterait de se
faire roi ou dictateur.
Et, cette fois, l'AssemblÃĐe tout entiÃĻre se levant, Gironde comme
jacobins, Plaine comme Montagne, droite comme gauche, chacun, avec un
geste de menace, rÃĐpÃĐta le serment demandÃĐ par Lassource.
Pendant le discours de Lassource, tous les yeux avaient ÃĐtÃĐ un instant
fixÃĐs sur Danton. Jamais peut-Être sa figure bouleversÃĐe n'avait en si
peu de minutes parcouru toutes les gammes de la physionomie humaine. On
avait pu y lire d'abord l'ÃĐtonnement d'un orgueil qui, tout en prÃĐvoyant
cette attaque, la regardait comme impossible; la colÃĻre qui lui
soufflait tout bas de bondir sur cet ennemi qui n'ÃĐtait qu'un insecte
comparÃĐ Ã lui; puis le dÃĐdain d'une popularitÃĐ qui croyait pouvoir tout
braver. L'esprit, à le regarder, se troublait comme l'Åil à plonger
dans un abÃŪme; puis, quand Lassource eut fini, il se pencha vers la
Montagne, en murmurant à demi-voix:
--Les scÃĐlÃĐrats! ce sont eux qui ont dÃĐfendu le roi et c'est moi qu'ils
accusent de royalisme!
Un dÃĐputÃĐ nommÃĐ Delmas l'avait entendu:
--N'allons pas plus loin, dit-il, l'explication qu'on provoque peut
perdre la RÃĐpublique; je demande qu'on vote le silence.
Toute la Convention vota le silence; Danton sentit qu'en ayant l'air de
l'ÃĐpargner on le perdait.
Il bondit à la tribune, renversant ceux qui voulaient s'opposer à son
passage; puis, une fois arrivÃĐ sur cette chaire aux harangues oÃđ il
venait d'Être attaquÃĐ si rudement:
--Et moi, dit-il, je ne veux pas me taire; je veux parler!
La Convention tout entiÃĻre subit son influence, et, malgrÃĐ le vote
qu'elle venait de rendre, elle ÃĐcouta.
Alors, se tournant du cÃītÃĐ de la Montagne et indiquant du geste qu'il
s'adressait aux seuls montagnards:
--Citoyens, dit-il, je dois commencer par vous rendre hommage. Vous qui
Êtes assis sur cette Montagne, vous aviez mieux jugÃĐ que moi; j'ai cru
longtemps que, quelle que fÃŧt l'impÃĐtuositÃĐ de mon caractÃĻre, je devais
tempÃĐrer les moyens que la nature m'a dÃĐpartis, pour employer dans les
circonstances difficiles oÃđ m'a placÃĐ ma mission la modÃĐration que les
ÃĐvÃĐnements me paraissaient commander. Vous m'accusiez de faiblesse, vous
aviez raison, je le reconnais devant la France entiÃĻre. C'est nous qu'on
accuse, nous faits pour dÃĐnoncer l'imposture et la scÃĐlÃĐratesse, et ce
sont les hommes que nous mÃĐnageons qui prennent aujourd'hui l'attitude
insolente de dÃĐnonciateurs.
ÂŧEt pourquoi la prennent-ils? Qui leur donne cette audace? Moi-mÊme, je
dois l'avouer! Oui, moi, parce que j'ai ÃĐtÃĐ trop sage et trop
circonspect; parce que l'on a eu l'art de rÃĐpandre que j'avais un parti,
que je voulais Être dictateur; parce que je n'ai point voulu, en
rÃĐpondant jusqu'ici à mes adversaires, produire de trop rudes combats,
opÃĐrer des dÃĐchirements dans cette AssemblÃĐe. Pourquoi ai-je abandonnÃĐ
aujourd'hui ce systÃĻme de silence et de modÃĐration? Parce qu'il est un
terme à la prudence, parce que, attaquÃĐ par ceux-là mÊmes qui devraient
s'applaudir de ma circonspection, il est permis d'attaquer à son tour et
de sortir des limites de la patience. Nous voulons un roi! eh! il n'y a
que ceux qui ont eu la lÃĒchetÃĐ de vouloir sauver le tyran par l'appel au
peuple qui peuvent Être justement soupçonnÃĐs de vouloir un roi. Il n'y a
que ceux qui ont voulu manifestement punir Paris de son hÃĐroÃŊsme, en
soulevant contre Paris les dÃĐpartements; il n'y a que ceux qui ont fait
des soupers clandestins avec Dumouriez quand il ÃĐtait à Paris; il n'y a
que ceux-là qui sont les complices de sa conjuration!
Et, Ã chaque pÃĐriode, on entendait les trÃĐpignements de la Montagne et
la voix de Marat qui, Ã chacune de ces insinuations:
--Entends-tu, Vergniaud? entends-tu, Barbaroux? entends-tu, Brissot?
--Mais nommez donc ceux que vous dÃĐsignez! criÃĻrent GensonnÃĐ et Guadet Ã
l'orateur.
--Oui, dit Danton; et je nommerai d'abord ceux qui ont refusÃĐ de venir
avec moi trouver Dumouriez, parce qu'ils eussent rougi devant leur
complice; je nommerai Guadet, je nommerai GensonnÃĐ, puisqu'ils veulent
que je parle.
--Ãcoutez! rÃĐpÃĐta Marat de sa voix aigre et criarde; et vous allez
entendre les noms de ceux qui veulent ÃĐgorger la patrie!
--Je n'ai pas besoin de nommer, reprit Danton, vous savez bien tous Ã
qui je m'adresse; je terminerai par un mot qui contient tout. Eh bien!
continua-t-il, je dis qu'il n'y a plus de trÊve possible entre la
Montagne, entre les patriotes qui ont votÃĐ la mort du tyran et les
lÃĒches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniÃĐs par toute la
France!
C'ÃĐtait ce que la Montagne attendait si impatiemment et depuis si
longtemps.
Elle se leva comme un seul homme et poussa une longue exclamation de
joie; la mise en accusation des girondins, de ces ÃĐternels rÃĐprobateurs
du sang, venait d'Être lancÃĐe par celui-là mÊme qui avait essayÃĐ si
longtemps la rÃĐconciliation de la Montagne et de la Gironde.
--Oh! je n'ai pas fini, cria Danton en ÃĐtendant le bras; qu'on me laisse
parler jusqu'au bout.
Et le silence se rÃĐtablit aussitÃīt, mÊme sur les bancs de la Gironde,
silence frÃĐmissant et plein de colÃĻre, mais qui, fidÃĻle jusqu'au bout Ã
son obÃĐissance à la loi, laissait parler sans l'interrompre le tribun
qui l'accusait, par cela mÊme que c'ÃĐtait à lui la parole.
Alors Danton sembla se replier sur lui-mÊme:
--Il y a assez longtemps que je vis de calomnie, continua-t-il; elle
s'est ÃĐtendue sans façon sur mon compte, et toujours elle s'est
d'elle-mÊme dÃĐmentie par ses contradictions; j'ai soulevÃĐ le peuple au
dÃĐbut de la RÃĐvolution, et j'ai ÃĐtÃĐ calomniÃĐ par les aristocrates; j'ai
fait le 10-AoÃŧt, et j'ai ÃĐtÃĐ calomniÃĐ par les modÃĐrÃĐs; j'ai poussÃĐ la
France aux frontiÃĻres et Dumouriez à la victoire, et j'ai ÃĐtÃĐ calomniÃĐ
par les faux patriotes. Aujourd'hui les homÃĐlies misÃĐrables d'un
vieillard cauteleux, Roland, sont les textes de nouvelles inculpations;
je l'avais prÃĐvu. C'est moi qu'on accuse de la saisie de ses papiers,
n'est-ce pas? et j'ÃĐtais à quatre-vingt lieues d'ici quand ils ont ÃĐtÃĐ
saisis. Tel est l'excÃĻs de son dÃĐlire, et ce vieillard a tellement perdu
la tÊte qu'il ne voit que la mort et qu'il s'imagine que tous les
citoyens sont prÊts à le frapper; il rÊve avec tous ses amis
l'anÃĐantissement de Paris! Eh bien! quand Paris pÃĐrira, c'est qu'il n'y
aura plus de RÃĐpublique! Quant à moi, je prouverai que je rÃĐsisterai Ã
toutes les atteintes, et je vous prie, citoyens, d'en accepter l'augure.
--Cromwell! cria une voix partie de la droite.
Alors Danton se dressa de toute sa hauteur.
--Quel est le scÃĐlÃĐrat, dit-il, qui ose m'appeler Cromwell? Je demande
que ce vil calomniateur soit arrÊtÃĐ, mis en jugement et puni. Moi,
Cromwell! Mais Cromwell fut l'alliÃĐ des rois. Quiconque, comme moi,
frappe un roi à la tÊte, devient à jamais l'exÃĐcration de tous les rois!
Puis, se tournant de nouveau vers la Montagne:
--Ralliez-vous, s'ÃĐcrie-t-il, vous qui avez prononcÃĐ l'arrÊt du tyran;
ralliez-vous contre les lÃĒches qui ont voulu l'ÃĐpargner; serrez-vous,
appelez le peuple à ÃĐcraser nos ennemis communs du dedans; confondez par
la vigueur et l'imperturbabilitÃĐ de votre carriÃĻre tous les scÃĐlÃĐrats,
tous les modÃĐrÃĐs, tous ceux qui nous ont calomniÃĐs dans les
dÃĐpartements; plus de paix, plus de trÊve, plus de transaction avec eux!
Un rugissement qui partait de la Montagne lui rÃĐpondit.
--Vous voyez, dit Danton, par la situation oÃđ je me trouve en ce
moment, la nÃĐcessitÃĐ oÃđ vous Êtes d'Être fermes et de dÃĐclarer la guerre
à vos ennemis quels qu'ils soient. Il faut former une phalange
indomptable. Je marche à la RÃĐpublique; marchons-y ensemble. Lassource a
demandÃĐ une commission qui dÃĐcouvre les coupables et fasse voir au
peuple la roche TarpÃĐienne et l'ÃĐchafaud; je la demande, cette
commission, mais je demande aussi que, aprÃĻs avoir examinÃĐ notre
conduite, elle examine celle des hommes qui nous ont calomniÃĐs, qui ont
conspirÃĐ contre l'indivisibilitÃĐ de la RÃĐpublique et qui ont cherchÃĐ Ã
sauver le tyran.
Danton descendit dans les bras des montagnards. La haine ÃĐtait à son
comble entre les girondins et les jacobins. Les girondins n'avaient durÃĐ
si longtemps que parce que Danton les avait ÃĐpargnÃĐs; son discours
venait de briser la digue qui existait entre les deux partis; c'ÃĐtait
maintenant à la colÃĻre et au sang d'y couler.
SÃĐance tenante, au milieu du trouble jetÃĐ dans la droite par le discours
de Danton, la Convention dÃĐcrÃĻte:
Que quatre commissaires seront nommÃĐs pour sommer Dumouriez de
comparaÃŪtre à la barre. Si Dumouriez refuse, ils ont ordre de l'arrÊter.
Ces quatre commissaires sont: le vieux constituant, Camus; deux dÃĐputÃĐs
de la droite, Bancal et Quinette; un montagnard, Lamarque.
Le gÃĐnÃĐral Beurnonville, que Dumouriez nomme son ÃĐlÃĻve, et qu'il aime
tendrement, les accompagnera pour employer toutes les voies de
conciliation avant de rompre avec ce gÃĐnÃĐral que ses victoires ont rendu
populaire, et qui est restÃĐ nÃĐcessaire malgrÃĐ ses dÃĐfaites.
LII
Arrestation des commissaires de la Convention
Dumouriez, dont le projet ÃĐtait de surprendre Valenciennes, avait
transportÃĐ son quartier gÃĐnÃĐral au bourg de Saint-Amand, oÃđ sa cavalerie
de confiance ÃĐtait cantonnÃĐe.
C'ÃĐtait le gÃĐnÃĐral Neuilly qui commandait à Valenciennes et qui, croyant
à tort pouvoir rester maÃŪtre de la place, lui ÃĐcrivait qu'il pouvait en
tous points compter sur son concours et sur celui de la ville.
Cependant Dumouriez commençait à douter. à chaque instant il ÃĐtait
obligÃĐ d'_ÃĐpurer_ l'armÃĐe en faisant arrÊter quelque jacobin.
Le 1er avril, ce fut un capitaine du bataillon de Seine-et-Oise nommÃĐ
Lecointre, fils du dÃĐputÃĐ de Versailles du mÊme nom, et l'un des plus
ardents montagnards, qui dÃĐclamait contre les constitutionnels.
Le mÊme jour, une arrestation eut encore lieu, celle d'un
lieutenant-colonel, officier d'ÃĐtat-major de l'armÃĐe, nommÃĐ de Pile, qui
dÃĐclamait contre le gÃĐnÃĐral en chef.
La veille, le gÃĐnÃĐral Leveneur, qui avait suivi La Fayette dans sa fuite
et que Dumouriez avait pris auprÃĻs de lui, vint lui demander la
permission, sous prÃĐtexte de santÃĐ, de se retirer de l'armÃĐe.
Le gÃĐnÃĐral la lui accorda aussitÃīt.
MÊme permission ÃĐtait accordÃĐe au gÃĐnÃĐral Stetenhoffen.
Enfin il apprenait que Dampierre, le gÃĐnÃĐral Charnel, les gÃĐnÃĐraux
RosiÃĻre et Kermowant avaient donnÃĐ parole aux commissaires de rester
fidÃĻles à la Convention.
Toutes ces nouvelles ÃĐtaient dÃĐsespÃĐrantes, du moment oÃđ l'on sait quel
ÃĐtait le projet de Dumouriez.
Ce projet, que je ne trouve dans aucun historien et qui cependant avait
bien son importance, ÃĐtait celui-ci:
Depuis longtemps Dumouriez se fÃŧt dÃĐclarÃĐ rebelle et eÃŧt marchÃĐ sur
Paris, en supposant que ses soldats eussent voulu le suivre, ce dont il
commençait à douter, s'il n'eÃŧt ÃĐtÃĐ arrÊtÃĐ par la crainte que cette
marche ne fÃŧt fatale au reste de la famille royale enfermÃĐe au Temple.
Voici ce qui avait ÃĐtÃĐ arrÊtÃĐ Ã Tournai entre lui et les gÃĐnÃĐraux de
Valence, Chartres et Thouvenot.
Le colonel Montjoye et le colonel Normann devaient Être envoyÃĐs en
France sous prÃĐtexte d'arrÊter la fuite des dÃĐserteurs de l'armÃĐe; ils
auraient pour le ministre de la Guerre Beurnonville des dÃĐpÊches qui
annonceraient leur sÃĐjour à Paris pendant deux ou trois jours. Ils
devaient, la veille de leur dÃĐpart, envoyer leurs trois cents hommes Ã
Bondy, puis la nuit suivante arriver par le boulevard du Temple,
enfoncer la garde, entrer au Temple, enlever en croupe les quatre
prisonniers, retrouver dans la forÊt une voiture, et les mener à toute
bride jusqu'Ã Pont-Sainte-Maxence, oÃđ un autre corps de cavalerie les
recevrait, puis les conduirait à Valenciennes et à Lille.
Mais pour cela il fallait Être sÃŧr de Lille ou de Valenciennes, et
Dumouriez venait d'apprendre que les deux villes tiendraient pour la
RÃĐvolution.
Ce fut alors que Dumouriez pensa à se procurer le plus d'otages possible
lui rÃĐpondant de la vie des prisonniers.
Et, en attendant des otages plus illustres, il commença par remettre au
gÃĐnÃĐral Clerfayt les deux prisonniers qu'il venait de faire, Lecointre
et de Pile.
Le 2 avril au matin, Dumouriez reçut avis par un capitaine de chasseurs
à cheval, qu'il avait postÃĐ Ã Pont-à -Marck, que le ministre de la Guerre
avait passÃĐ, se rendant à Lille, et disant qu'il se rendait prÃĻs de _son
ami_ le gÃĐnÃĐral Dumouriez.
Dumouriez fut ÃĐtonnÃĐ de cette nouvelle; comment n'ÃĐtait-il pas prÃĐvenu?
Cette nouvelle ne pouvait que l'inquiÃĐter dans la situation politique oÃđ
il se trouvait.
Vers quatre heures de l'aprÃĻs-midi, deux courriers, dont les chevaux
ÃĐtaient couverts d'ÃĐcume, annoncÃĻrent au gÃĐnÃĐral qu'ils ne prÃĐcÃĐdaient
que de quelques instants les commissaires de la Convention nationale et
le ministre de la Guerre. Les courriers ne doutaient point que les
quatre commissaires et le gÃĐnÃĐral Beurnonville ne vinssent pour arrÊter
le gÃĐnÃĐral Dumouriez.
Ils prÃĐcÃĐdaient les commissaires et le gÃĐnÃĐral à si peu de distance, que
ceux-ci arrivÃĻrent au moment mÊme oÃđ ils achevaient leur annonce.
Beurnonville entra le premier; Camus, Lamarque, Bancal et Quinette le
suivaient.
Le ministre embrassa d'abord Dumouriez, sous lequel il avait servi et
qu'il aimait beaucoup; puis il lui montra de la main les commissaires,
et lui dit:
--Mon cher gÃĐnÃĐral, ces messieurs viennent vous notifier un dÃĐcret de la
Convention nationale.
En apprenant l'arrivÃĐe du ministre de la Guerre et des commissaires de
la Convention, tout l'ÃĐtat-major de Dumouriez l'avait entourÃĐ. Il y
avait là le gÃĐnÃĐral Valence, Thouvenot, qui venait d'Être ÃĐlevÃĐ Ã ce
grade, le duc de Chartres, et les demoiselles de Fernig, dans leur
uniforme de hussard.
--Oh! dit Dumouriez, je le connais d'avance, votre dÃĐcret. Vous venez me
reprocher d'avoir ÃĐtÃĐ trop honnÊte homme en Belgique, d'avoir forcÃĐ Ã
rendre l'argenterie aux ÃĐglises, de n'avoir pas voulu empoisonner un
pauvre peuple avec vos assignats. En vÃĐritÃĐ, vous, Camus, qui Êtes un
dÃĐvot, je suis ÃĐtonnÃĐ, je vous l'avoue, qu'un homme qui affiche autant
de religion que vous, qui restez des heures entiÃĻres devant un crucifix
pendu dans votre chambre, vous veniez ici soutenir le vol des vases
sacrÃĐs et des objets de culte d'un peuple ami. Allez voir Ã
Sainte-Gudule les hosties foulÃĐes aux pieds, dispersÃĐes sur le pavÃĐ de
l'ÃĐglise, les tabernacles, les confessionnaux brisÃĐs, les tableaux en
lambeaux; trouvez un moyen de justifier ces profanations, et voyez s'il
y a un autre parti à prendre que de restituer l'argenterie et de punir
exemplairement les misÃĐrables qui ont exÃĐcutÃĐ vos ordres. Si la
Convention applaudit à de tels crimes, si elle ne les punit pas, tant
pis pour elle et pour ma malheureuse patrie. Sachez que s'il fallait
commettre un crime pour la sauver, je ne le commettrais pas. Les crimes
atroces que l'on s'est permis au nom de la France tournent contre la
France, et je la sers en cherchant à les effacer.
--GÃĐnÃĐral, dit Camus, il ne nous appartient pas d'entendre votre
justification, ni de rÃĐpondre à vos prÃĐtendus griefs; nous venons vous
notifier un dÃĐcret de la Convention.
--Votre Convention, dit Dumouriez, voulez-vous que je vous dise ce que
c'est que votre Convention? C'est la rÃĐunion de deux cents scÃĐlÃĐrats et
de cinq cents imbÃĐciles. Je vais marcher sur elle, votre Convention, je
suis assez fort pour me battre devant et derriÃĻre. Il faut un roi à la
France; peu m'importe qu'il s'appelle Louis ou Jacobus!
--Ou mÊme Philippus, n'est-ce pas? dit Bancal.
Dumouriez tressaillit. On venait de le frapper au cÅur de ses
projets.
--Pour la troisiÃĻme fois, dit Camus, voulez-vous passer dans une chambre
à cÃītÃĐ, pour entendre la notification du dÃĐcret de la Convention?
--Mes actions ont toujours ÃĐtÃĐ publiques, dit le gÃĐnÃĐral, elles le
seront jusqu'au bout. Un dÃĐcret donnÃĐ par sept cents personnes ne
saurait Être un mystÃĻre. Mes camarades doivent Être tÃĐmoins de tout ce
qui se passera dans notre entrevue.
Mais alors Beurnonville s'avança:
--Ce n'est point un ordre que nous te donnons, dit-il, c'est une priÃĻre
que je te fais. Qu'un de ces messieurs t'accompagne, nous te
l'accordons.
--Soit! dit Dumouriez. Venez, Valence.
--Seulement la porte restera ouverte, dit Thouvenot.
--La porte restera ouverte, soit, rÃĐpondit Camus.
Camus prÃĐsenta alors au gÃĐnÃĐral le dÃĐcret de la Convention qui lui
ordonnait de se rendre immÃĐdiatement à Paris.
Dumouriez le rendit en haussant les ÃĐpaules.
--Ce dÃĐcret est absurde, dit-il; est-ce que je puis quitter l'armÃĐe
dÃĐsorganisÃĐe, mÃĐcontente comme elle l'est? Si je vous suivais, vous
n'auriez plus dans huit jours un seul homme sous les drapeaux. Lorsque
j'aurai terminÃĐ mon travail de rÃĐorganisation, ou lorsque l'ennemi ne
sera pas à un quart de lieue de moi, j'irai à Paris, moi-mÊme et sans
escorte. Je lis du reste dans ce dÃĐcret que, en cas de dÃĐsobÃĐissance,
vous devez me suspendre de mes fonctions et nommer un autre gÃĐnÃĐral. Je
ne refuse pas positivement l'obÃĐissance, je demande un retard, voilÃ
tout. Maintenant, dÃĐcidez ce que vous avez à faire; suspendez-moi si
vous voulez; j'ai offert dix fois ma dÃĐmission depuis trois mois, je
l'offre encore.
--Nous sommes compÃĐtents pour vous suspendre, dit Camus, mais non pour
recevoir votre dÃĐmission.
--Une fois votre dÃĐmission donnÃĐe, gÃĐnÃĐral, demanda Beurnonville, que
comptez-vous faire?
--Redevenant libre de mes actions, je ferai ce qu'il me conviendra,
rÃĐpondit Dumouriez; mais je vous dÃĐclare, mon cher ami, que je ne
reviendrai point à Paris pour me voir avili par les jacobins et condamnÃĐ
par le tribunal rÃĐvolutionnaire.
--Vous ne reconnaissez donc pas ce tribunal? demanda Camus.
--Si fait, dit le gÃĐnÃĐral. Je le reconnais pour un tribunal de sang et
de crimes, et, tant que j'aurai trois pouces de fer au cÃītÃĐ, je vous
dÃĐclare que je ne m'y soumettrai pas. J'ajoute mÊme que je le regarde
comme l'opprobre d'une nation libre, et que si j'en avais le pouvoir il
serait aboli.
--Citoyen gÃĐnÃĐral, dit Quinette, il ne s'agit d'aucune rÃĐsolution
funeste contre vous. La France vous doit beaucoup, et votre prÃĐsence
fera tomber toutes les calomnies; votre voyage sera court, et, si vous
l'exigez, les commissaires et le ministre resteront au milieu de vos
soldats tant que durera votre absence.
--Et, dit Dumouriez, si les hussards et les dragons dits de la
RÃĐpublique, qu'on a dissÃĐminÃĐs sur la route que je dois suivre,
m'assassinent, soit à Gournay, soit à Roye, soit à Senlis, oÃđ ils
m'attendent, ce ne sera pas de la faute du gÃĐnÃĐral Beurnonville ni de
vous autres, messieurs les commissaires, mais je n'en serai pas moins
assassinÃĐ.
--Citoyen gÃĐnÃĐral, dit Quinette, je m'engage à vous accompagner pendant
toute la route; je m'engage à vous couvrir de mon corps si le danger se
prÃĐsente; je m'engage enfin à vous ramener ici sain et sauf.
--Citoyen gÃĐnÃĐral, dit Bancal, rappelez-vous l'exemple de ces gÃĐnÃĐraux
de Rome ou de GrÃĻce qui, au premier appel de l'arÃĐopage ou des consuls,
venaient rendre compte de leur conduite.
--Monsieur Bancal, reprit Dumouriez, nous nous mÃĐprenons toujours sur
nos citations et nous dÃĐfigurons l'histoire romaine en donnant pour
excuse à nos crimes l'exemple de ces vertus que nous dÃĐnaturons. Les
Romains n'avaient pas tuÃĐ Tarquin comme vous avez tuÃĐ Louis XVI. Les
Romains avaient une rÃĐpublique bien rÃĐglÃĐe et de bonnes lois; ils
n'avaient ni club des jacobins, ni tribunal rÃĐvolutionnaire. Nous sommes
dans un temps d'anarchie. Des tigres veulent ma tÊte, je ne la leur
donnerai pas. Je puis vous faire cet aveu sans craindre que vous
m'accusiez de faiblesse; puisque vous puisez vos exemples chez les
Romains, laissez-moi dire que j'ai jouÃĐ assez souvent le rÃīle de DÃĐcius
pour qu'on me dispense de celui de Curtius.
Bancal reprit la parole. Il ÃĐtait girondin.
--Vous n'avez affaire ni aux jacobins ni au tribunal rÃĐvolutionnaire,
dit-il. Vous n'y Êtes appelÃĐ que pour paraÃŪtre à la barre de la
Convention et pour revenir sur-le-champ à votre armÃĐe.
Le gÃĐnÃĐral secoua la tÊte.
--J'ai passÃĐ le mois de janvier à Paris, dit-il; et certainement, aprÃĻs
des revers, Paris ne s'est pas calmÃĐ depuis. Je sais par vos feuilles
que la Convention est dominÃĐe par Marat, par les jacobins et par les
tribunes. La Convention ne pourrait pas me sauver de leur fureur, et, si
je pouvais prendre sur ma fiertÃĐ de paraÃŪtre devant de pareils juges, ma
contenance seule m'attirerait la mort.
--Assez, dit Camus, nous perdons notre temps en paroles inutiles. Vous
ne voulez pas obÃĐir aux dÃĐcrets de la Convention?
--Non, dit Dumouriez.
--Eh bien! dit Camus, je vous suspens et je vous arrÊte.
Pendant la discussion, tous les familiers de Dumouriez ÃĐtaient entrÃĐs un
à un dans la salle.
--Quels sont tous ces gens-là ? demanda l'intrÃĐpide vieillard en
regardant particuliÃĻrement les demoiselles de Fernig, dont il ÃĐtait
facile de reconnaÃŪtre le sexe malgrÃĐ leur dÃĐguisement. Allons,
donnez-moi tous vos portefeuilles.
--Ah! c'est trop fort! dit Dumouriez en français.
Puis il ajouta en allemand et à voix haute:
--ArrÊtez ces quatre hommes!
Les hussards allemands, qu'on avait fait venir dans la chambre à cÃītÃĐ,
se prÃĐcipitÃĻrent alors dans celle oÃđ ÃĐtait Dumouriez et arrÊtÃĻrent les
quatre commissaires.
--Eh bien! quand je vous l'affirmais, dit Camus, que nous avions affaire
à un traÃŪtre!... Tout prisonnier que je suis, je te dÃĐclare traÃŪtre à la
patrie; tu n'es plus gÃĐnÃĐral; j'ordonne qu'on ne t'obÃĐisse plus!
Alors Beurnonville alla reprendre son rang parmi les commissaires.
--Et moi, dit-il à son tour, je t'ordonne de m'arrÊter avec mes
compagnons, pour qu'on ne croie pas que je pactise avec toi et que,
comme toi, j'ai trahi la nation!
--C'est bien, dit Dumouriez, arrÊtez-le avec les autres; seulement, ayez
les plus grands ÃĐgards pour lui et laissez-lui ses armes.
Les quatre commissaires et le ministre arrÊtÃĐs furent conduits dans la
chambre voisine. Là on leur servit à dÃŪner pendant qu'on attelait la
voiture qui devait les conduire prisonniers à Tournai.
Dumouriez recommanda de nouveau les plus grands ÃĐgards pour le gÃĐnÃĐral
Beurnonville; puis il ÃĐcrivit une lettre au gÃĐnÃĐral Clerfayt, lui
mandant qu'il lui envoyait des otages qui rÃĐpondraient des excÃĻs
auxquels on pourrait se livrer à Paris.
Une heure aprÃĻs, la voiture partait, escortÃĐe de ces mÊmes hussards de
Berchiny qui avaient, le 13 juillet 1789, chargÃĐ dans le jardin des
Tuileries.
En mÊme temps que les commissaires de la Convention partaient pour
Tournai sous escorte, Dumouriez envoyait le colonel Montjoye pour
prÃĐvenir Mack de ce qui s'ÃĐtait passÃĐ, et pour le prier de hÃĒter une
entrevue entre lui, le prince de Cobourg et le prince Charles.
La journÃĐe du lendemain se passa sans que l'ÃĐvÃĐnement du 2 eÃŧt fait
grand bruit et fÃŧt bien connu de l'armÃĐe. Mais cependant, dans
l'aprÃĻs-midi du 3, le mot de _traÃŪtre_ commença de circuler.
Dumouriez voulait s'assurer de CondÃĐ afin d'en purger la garnison, de
rÃĐunir dans cette ville tous ceux de son armÃĐe, soldats ou gÃĐnÃĐraux, qui
voudraient s'attacher à sa fortune, et de CondÃĐ, avec une armÃĐe mixte,
autrichienne et française, marcher sur Paris.
La rÃĐponse du gÃĐnÃĐral Mack avait ÃĐtÃĐ que le 4 au matin le prince
Cobourg, l'archiduc Charles et lui se trouveraient entre Boussu et
CondÃĐ, oÃđ le gÃĐnÃĐral se rendrait de son cÃītÃĐ, et que là on conviendrait
du mouvement à imprimer aux deux armÃĐes.
Le 4 au matin, le gÃĐnÃĐral Dumouriez partit de Saint-Amand avec le duc de
Chartres, le colonel Thouvenot, Montjoye et quelques aides de camp.
Ils n'avaient pour escorte que huit hussards d'ordonnance, qui, avec les
domestiques, formaient un groupe de trente chevaux.
Une escorte de cinquante hussards qu'il avait commandÃĐe se faisant
attendre, Dumouriez, qui voyait se passer l'heure du rendez-vous du
prince de Cobourg, laissa un de ses aides de camp pour se mettre à la
tÊte de l'escorte et lui indiquer la route qu'elle devait suivre.
Parvenu à une demi-lieue de CondÃĐ, entre Fresnes et Doumet, il vit
arriver au grand galop un adjudant qui venait de la part du gÃĐnÃĐral
Neuilly, pour lui dire que la garnison ÃĐtait en grande fermentation et
qu'il serait imprudent à lui d'entrer dans la ville.
Il renvoya cet officier avec ordre de dire au gÃĐnÃĐral Neuilly d'envoyer
au-devant de lui le dix-huitiÃĻme rÃĐgiment de cavalerie dont il croyait
Être sÃŧr.
Il attendrait ce rÃĐgiment à Doumet.
En ce moment, il fut rejoint sur le grand chemin par une colonne de
trois bataillons de volontaires qui marchaient sur CondÃĐ avec leurs
bagages et leur artillerie. ÃtonnÃĐ de voir s'accomplir une marche qu'il
n'avait point ordonnÃĐe, il appela quelques-uns des officiers et leur
demanda oÃđ ils allaient.
Ils rÃĐpondirent qu'ils allaient à Valenciennes.
--Allons donc, dit le gÃĐnÃĐral, vous lui tournez le dos, Ã Valenciennes.
Puis il ordonna de faire halte et s'ÃĐloigna à cent pas du grand chemin
pour entrer dans une maison et donner par ÃĐcrit l'ordre à ces trois
bataillons de retourner au camp de Bruill, d'oÃđ ils ÃĐtaient partis.
Il ÃĐtait dÃĐjà descendu de cheval pour entrer dans la maison, lorsque la
tÊte de colonne rebroussa chemin et se porta sur lui.
Il se remit aussitÃīt en selle et s'ÃĐloigna au petit trot jusqu'Ã ce
qu'il fÃŧt arrÊtÃĐ par un canal qui bordait un terrain marÃĐcageux.
Des cris, des injures, le mot: ÂŦArrÊte! arrÊte!Âŧ et la marche toujours
plus rapide des volontaires, qui avait pris l'allure d'une poursuite, le
forcÃĻrent à passer le canal. Mais son cheval s'ÃĐtant refusÃĐ Ã le
franchir, il abandonna l'animal rÃĐtif et le passa à pied.
Mais alors, aux cris de: ÂŦArrÊte! arrÊte!Âŧ commencÃĻrent de succÃĐder des
coups de fusil.
Il n'y avait pas moyen de faire face à un pareil danger, il fallait
fuir. Mais Dumouriez ne pouvait fuir à pied.
Son neveu, le baron de Schomberg, qui ÃĐtait arrivÃĐ la veille, et qui
avait couru mille dangers pour arriver jusqu'Ã lui, avait sautÃĐ Ã bas de
son cheval, le pressant de le prendre. Dumouriez refusa obstinÃĐment;
mais il sauta sur le cheval d'un domestique du duc de Chartres, qui,
ÃĐtant trÃĻs leste, rÃĐpondait de se sauver à pied.
Pendant ce temps-là , les coups de fusil continuaient.
Deux hussards furent tuÃĐs ainsi que deux domestiques du gÃĐnÃĐral, dont un
portait sa redingote. Thouvenot eut deux chevaux tuÃĐs sous lui, et se
sauva en croupe de ce mÊme Baptiste Renard qui, ayant reformÃĐ un
bataillon en dÃĐroute à Jemmapes, avait ÃĐtÃĐ nommÃĐ capitaine par la
Convention.
Le gÃĐnÃĐral dit lui-mÊme, dans ses MÃĐmoires, que plus de dix mille coups
de fusil furent tirÃĐs sur lui. Son secrÃĐtaire, Quentin, fut pris, et le
cheval du gÃĐnÃĐral, restÃĐ de l'autre cÃītÃĐ du canal, fut conduit en
triomphe à Valenciennes.
Dumouriez ne pouvait rejoindre son camp; les volontaires lui en
coupaient le chemin et ne paraissaient pas dÃĐcidÃĐs à l'ÃĐpargner. Il
longea l'Escaut, et, toujours poursuivi d'assez prÃĻs, il arriva à un bac
en avant du village de Mihers.
Il passa le bac, lui sixiÃĻme.
Il ÃĐtait sur la terre de l'Empire, traÃŪtre et ÃĐmigrÃĐ.
Avec lui ÃĐtaient le gÃĐnÃĐral Valence, le duc de Chartres, Thouvenot,
Schomberg et Montjoye.
Et cependant le lendemain, tant la patrie est chose sacrÃĐe, tant le nom
de traÃŪtre est lourd à porter, Dumouriez, dÃĐterminÃĐ Ã pÃĐrir s'il le
fallait pour se relever, Dumouriez annonça au gÃĐnÃĐral Mack qu'il allait
retourner au camp français voir s'il avait encore quelque chose Ã
attendre de l'armÃĐe.
Mais cette fois il voulut s'exposer seul.
Mack ne voulut pas le laisser partir sans lui donner une escorte de
douze dragons autrichiens.
Ce fut sa perte. Ces manteaux blancs, tant dÃĐtestÃĐs de nos soldats,
criaient trahison contre lui.
Sans eux peut-Être rÃĐussissait-il?
Le bruit s'ÃĐtait rÃĐpandu dans l'armÃĐe que Dumouriez avait failli Être
victime d'un assassinat; on le croyait mort.
Les soldats furent tout joyeux de le revoir vivant. La ligne,
s'attendrissant à sa vue, cria: ÂŦVive Dumouriez!Âŧ
Les volontaires seuls restaient menaçants et sombres.
--Mes amis, dit Dumouriez, passant sur le front de la ligne, je viens de
faire la paix; nous allons à Paris arrÊter le sang qui coule.
Quand les soldats sont en paix, ils demandent la guerre; mais bientÃīt
las, quand la guerre est malheureuse, ils demandent la paix. Cette
nouvelle, annoncÃĐe par Dumouriez, que la paix ÃĐtait faite, produisit une
grande impression.
Il ÃĐtait alors en face du rÃĐgiment de la couronne, et il embrassait un
officier qui s'ÃĐtait distinguÃĐ Ã la bataille de Nerwinde.
Un jeune homme sortit alors des rangs, un fourrier nommÃĐ Fichet; il vint
se placer à la tÊte du cheval de Dumouriez, et, montrant du doigt les
Autrichiens qui l'accompagnaient:
--Qu'est-ce que ces gens-là ? dit-il à Dumouriez. Et qu'est-ce que ces
lauriers qu'ils portent à leurs bonnets? Viennent-ils ici pour nous
insulter?
--Ces messieurs, dit Dumouriez, sont devenus nos amis; ils formeront
notre arriÃĻre-garde.
--Notre arriÃĻre-garde! reprit le jeune fourrier, ils vont entrer en
France! Ils fouleront la terre de France! Nous sommes bien assez de
trente millions de Français pour faire la police chez nous! Des
Autrichiens sur la terre de la RÃĐpublique, c'est une honte, c'est une
trahison! Vous allez leur livrer Lille et Valenciennes! Honte et
trahison! rÃĐpÃĐta-t-il à haute voix.
Ces deux mots, honte et trahison, coururent comme une traÃŪnÃĐe de poudre
sur toute la ligne; Dumouriez fut ajustÃĐ. Le fusil dÃĐtournÃĐ fit long
feu. Un bataillon tout entier le mit en joue.
Dumouriez sentit qu'il ÃĐtait perdu, il piqua son cheval des deux pieds
et s'ÃĐloigna au galop. Les Autrichiens le suivirent. Ils avaient tracÃĐ
entre lui et la France un abÃŪme que jamais il ne put franchir.
Pour lui, la Restauration arriva vainement. Voyant les Bourbons remonter
sur le trÃīne, il comptait sur le bÃĒton de marÃĐchal de France. Ils lui
jetÃĻrent dÃĐdaigneusement une pension de 20 000 francs comme gÃĐnÃĐral en
retraite; et, le 14 mars 1823, ignorÃĐ, oubliÃĐ de ses contemporains,
flÃĐtri par l'histoire, trop sÃĐvÃĻre peut-Être pour lui, il mourut Ã
Turville-Park.
Il avait passÃĐ cinquante ans dans les intrigues, trois ans sur un
thÃĐÃĒtre digne de lui, trente ans en exil.
Deux fois il avait sauvÃĐ la France.
LIII
Le 2 juin
Du moment oÃđ la trahison de Dumouriez fut avÃĐrÃĐe et oÃđ, en livrant les
commissaires de la Convention à l'ennemi, il eut mis le comble à son
crime, les girondins furent perdus et les deux mois qui s'ÃĐcoulÃĻrent
entre le 2 avril et le 2 juin ne furent pour eux qu'une longue agonie.
Jacques MÃĐrey, que son vote à l'occasion de la mort du roi avait, bien
plus que l'ensemble de ses opinions, qui ÃĐtaient jacobines, rangÃĐ parmi
les girondins, avait suivi leur fortune quoiqu'il vÃŪt bien qu'ils
allassent au gouffre.
La sÃĐance qui livra les girondins aux bourreaux fut terrible; elle dura
trois jours, du 31 mai au 2 juin; pendant trois jours, Henriot, l'homme
de la Commune, entoura la Convention de son artillerie; pendant trois
jours, Paris soulevÃĐ autour des Tuileries cria: ÂŦMort aux girondins!Âŧ;
pendant trois jours les tribunes dans la salle mÊme se firent l'ÃĐcho de
ces sanglantes vocifÃĐrations.
Nous eussions voulu faire assister nos lecteurs à ces sÃĐances terribles
oÃđ la Convention, se sentant opprimÃĐe et ne voulant pas voter sous le
couteau la mort de vingt-deux de ses membres, sortit, son prÃĐsident en
tÊte, pour se frayer un passage, et partout fut repoussÃĐe, au Carrousel
comme au pont tournant. Nous eussions voulu vous montrer ces hommes qui
surent si mal combattre et qui surent si bien mourir; attendant sur
l'heure l'assassinat ou la prison, et ne voyant venir ni les assassins
ni les gendarmes; car on avait voulu respecter l'enceinte de la Chambre,
l'inviolabilitÃĐ du dÃĐputÃĐ; s'ÃĐlançant dans ces rues tumultueuses oÃđ la
chasse à l'homme allait commencer, parcourir la Normandie et la
Bretagne, et ne s'arrÊter que dans les landes de Bordeaux, sur le
cadavre de PÃĐtion.
Au milieu du trouble qui rÃĐgnait dans l'AssemblÃĐe, il sembla à Jacques
MÃĐrey que Danton lui faisait signe de sortir.
Il se leva sur son banc, Danton se leva. Il fit un pas vers la porte,
Danton aussi.
Il n'y avait plus de doute, Danton voulait lui parler.
Jacques MÃĐrey descendit sans presser le pas, regardant fiÃĻrement tout
autour de lui pour donner le temps à ses ennemis de l'arrÊter si c'ÃĐtait
leur intention.
Il atteignit ainsi la porte. Le tumulte ÃĐtait si grand que nul ne
s'ÃĐtait aperçu du mouvement qu'il avait fait.
Dans le corridor, il rencontra Danton.
--Fuis, lui dit-il, tu n'as pas un instant à perdre.
Et Danton, lui donnant la main, lui glissa un papier.
--Qu'est-ce que ce papier? lui dit Jacques MÃĐrey en le retenant.
--Ce que tu m'avais demandÃĐ, son adresse.
Jacques jeta un cri d'ÃĐtonnement et de joie, se rapprocha d'un quinquet
pour lire.
Pendant ce temps, Danton disparaissait.
Jacques dÃĐplia le papier et lut:
ÂŦMlle de Chazelay, Josephplatz, nš 11, Vienne.Âŧ
Il se fit alors et instantanÃĐment un changement ou plutÃīt un
bouleversement complet chez le docteur. Son insouciance de la vie
disparut comme par enchantement. Le coup qui venait de le frapper, lui
et ses compagnons, lui sembla un bienfait du sort, et en effet sa
proscription, en lui rendant la libertÃĐ personnelle, lui ouvrait les
portes de l'ÃĐtranger; citoyen français protÃĐgÃĐ par la RÃĐpublique, il
pouvait parcourir impunÃĐment toute l'Allemagne!
Mais, pour parcourir toute l'Allemagne, il fallait d'abord sortir de
France: il fallait, ce qui ÃĐtait bien autrement difficile, sortir de
Paris.
La sÃĐance ÃĐtait finie; un flot de spectateurs dÃĐbordait des tribunes et
s'ÃĐcoulait dans la rue; Jacques MÃĐrey s'y jeta à corps perdu et se
laissa entraÃŪner par lui.
Le flot le poussa rue Saint-HonorÃĐ par le guichet de l'Ãchelle.
Neuf heures du soir sonnaient à l'horloge du Palais-Royal dont toutes
les fenÊtres ÃĐtaient fermÃĐes depuis l'arrestation de son illustre
propriÃĐtaire. Le palais, privÃĐ nuit et jour de toute lumiÃĻre, semblait
un tombeau.
Jacques MÃĐrey n'avait aucun besoin de rentrer à l'HÃītel de Nantes.
Depuis que les girondins ÃĐtaient menacÃĐs et ne savaient jamais si la
sÃĐance s'ÃĐcoulerait sans qu'ils fussent obligÃĐs de fuir, Jacques payait
son appartement ou plutÃīt sa chambre au jour le jour, et portait sur lui
dans une ceinture cinq cents louis en or.
Il avait en plus dans son portefeuille deux ou trois mille francs en
assignats.
Au reste, le danger ÃĐtait moins grand à cette heure oÃđ les trois quarts
de Paris ignoraient encore la proscription des girondins qu'il ne l'eÃŧt
ÃĐtÃĐ le lendemain; mais, sur tout son chemin cependant, le fugitif put se
faire une idÃĐe de l'exaspÃĐration qui rÃĐgnait dans Paris.
Des bandes, lancÃĐes dans les rues par HÃĐbert, par Chaumette, par Guzman,
par Varlet, les unes armÃĐes de piques, les autres de sabres,
quelques-unes de haches, toutes portant des torches, passaient en
criant: ÂŦMort aux traÃŪtres! Mort aux girondins! Mort aux complices de
Dumouriez!Âŧ
Sur la place des Victoires, il rencontra une de ces bandes et n'eut que
le temps de se jeter dans la rue Bourbon-Villeneuve; mais, en arrivant Ã
la rue Montmartre, il vit une autre bande avec des torches qui
descendait de la rue des Filles-Dieu; il se jeta dans la rue de ClÃĐry,
mais, Ã peine y fut-il, que, au coin de la rue PoissonniÃĻre, apparut une
autre bande qui barra complÃĻtement le chemin.
Tout cela marchait vers la Convention.
Celle-là se composait de maratistes qui criaient: ÂŦVive l'ami du
peuple!Âŧ
Ãtre girondin et tomber dans les mains des maratistes, c'ÃĐtait Être
massacrÃĐ Ã coup sÃŧr, et, depuis qu'il possÃĐdait l'adresse d'Ãva, depuis
qu'il avait l'espÃĐrance de la retrouver, Jacques MÃĐrey ne voulait plus
mourir.
Essayer de passer à travers cette bande sans Être reconnu ÃĐtait une
chose impossible, revenir sur ses pas ÃĐtait chose dangereuse.
Une de ces malheureuses crÃĐatures qui se tiennent le soir sur le seuil
d'une porte entrouverte, et qui, sans comparaison avec la GalatÃĐe de
Virgile, fuient cependant comme elle pour Être poursuivies, disparut
dans son allÃĐe. Jacques MÃĐrey s'y ÃĐlança derriÃĻre elle, mais, au lieu de
la suivre dans l'escalier tortueux, repoussa la porte.
La femme se rapprocha de lui.
--Ah! ah! citoyen, dit-elle, il paraÃŪt que tu n'es pas de la mÊme
opinion que tous ces criards-là , qui empÊchent les pauvres filles de
faire leur mÃĐtier.
--Silence! dit Jacques en tirant de sa poche un assignat de cent francs
et en le glissant dans la main de la fille.
Et en mÊme temps, de l'autre main, il essuya son front trempÃĐ de sueur.
La femme vit ce visage noble et intelligent, et, comme la beautÃĐ est une
puissance:
--On ne me paye que quand je travaille, dit-elle. Mais quand je rends
des services c'est pour rien.
Et, enlevant le chapeau de Jacques pour le mieux voir, elle lui essuya Ã
son tour le front avec son mouchoir.
--Ah! par ma foi! tu as raison, mon joli garçon, dit-elle, de ne pas
vouloir te laisser couper la tÊte. Allons, allons, reprends ton
assignat.
Pendant ce temps, la bande passait, criant, hurlant, vocifÃĐrant.
La fille mit la main sur le cÅur de Jacques.
--Et brave avec ça! dit-elle. Son cÅur ne bat pas.
La bande ÃĐtait passÃĐe.
Jacques essaya de faire reprendre son assignat à la fille.
--Inutile, dit-elle, quand j'ai dit non, c'est non.
--Je voudrais cependant bien te laisser un souvenir de moi, dit-il,
cherchant une chaÃŪne, une bague, un objet quelconque.
--Vraiment? dit-elle.
--Parole d'honneur!
--Eh bien! embrasse-moi au front, dit-elle. Depuis ma mÃĻre, personne n'a
eu l'idÃĐe de m'embrasser là .
MÃĐrey, ÃĐtonnÃĐ de trouver une perle dans cet ÃĐgout, Ãīta son chapeau, leva
en souriant les yeux au ciel, et l'embrassa au front avec le mÊme
respect qu'il eÃŧt embrassÃĐ une vierge.
--Ah! dit-elle en soupirant, c'est bon, ces baisers-là .
Puis, rouvrant la porte et voyant la rue libre:
--Maintenant, tu peux partir.
Jacques MÃĐrey portait à la main gauche une de ces bagues fort à la mode
à cette ÃĐpoque: c'ÃĐtait ce qu'on appelait un _jonc_, c'est-à -dire un
cercle d'or surmontÃĐ d'un diamant, valant trois ou quatre cents francs.
Il le passa au doigt de la fille et bondit de l'autre cÃītÃĐ.
--Soit! puisque tu le veux absolument, dit-elle; mais en vÃĐritÃĐ, tu me
gÃĒtes ma satisfaction. En tout cas, bon voyage et bonne chance! Quant Ã
moi, ma promenade est finie pour ce soir. Adieu!
Et elle referma sa porte.
Jacques MÃĐrey continua sa route et arriva au boulevard sans accident.
Mais là , Santerre, à la tÊte du faubourg Saint-Antoine, barrait le
boulevard.
Des sentinelles ÃĐtaient placÃĐes à la rue Saint-Denis et à la rue de
Bondy.
Santerre, Ã cheval, paradait sur le boulevard vide.
Il n'y avait pas à reculer. Jacques MÃĐrey connaissait Santerre pour un
patriote ardent, mais en mÊme temps pour un trÃĻs brave homme.
Il alla droit à lui et mit la main sur le cou de son cheval. Santerre se
baissa, voyant bien que cet inconnu qui venait à lui avait quelque
chose à lui dire.
--Citoyen Santerre, lui dit Jacques, je suis le reprÃĐsentant qui vint
annoncer à l'AssemblÃĐe les deux victoires de Jemmapes et de Valmy.
--C'est vrai, dit Santerre; je te reconnais.
--Je me nomme Jacques MÃĐrey. Je suis ami de Danton, qui m'a offert un
asile chez lui, mais à qui je refuse de peur de le compromettre. Je
siÃĐgeais avec les girondins et je suis proscrit comme eux; descends de
cheval, donne-moi le bras et conduis-moi jusqu'Ã la rue de Lancry.
Demain, tu diras tout bas à Danton ce que tu as fait pour moi, et Danton
te serrera la main.
Santerre ne prononça pas une parole; il descendit de cheval, donna son
bras à Jacques MÃĐrey, et le conduisit jusqu'à la rue de Lancry.
--As-tu besoin que j'aille plus loin? lui demanda-t-il.
--Non, dans cinq minutes je serai arrivÃĐ oÃđ je vais.
--Que Dieu te conduise! dit Santerre oubliant que Dieu ÃĐtait aboli.
--Merci, dit simplement Jacques, j'en eusse fait autant pour toi,
Santerre.
--Je le sais bien, rÃĐpondit le brave brasseur.
Les deux hommes se serrÃĻrent la main et tout fut dit. Jacques MÃĐrey
remonta la rue de Lancry jusqu'Ã la rue Grange-aux-Belles, puis il prit
la rue des Marais, la descendit jusqu'au numÃĐro 33, et là , voyant une
maison basse et sombre, il s'arrÊta, regarda autour de lui pour
s'assurer qu'il n'ÃĐtait point suivi et ne se trompait pas.
Il hÃĐsita un instant entre deux sonnettes, l'une à gauche, prÃĻs d'une
boÃŪte fermant à cadenas; l'autre à droite, pendant à la muraille. Il
tira celle qui ÃĐtait pendue à la muraille.
Presque aussitÃīt la porte s'ouvrit et un homme, vÊtu de noir, cravate
blanche et en culotte courte, s'effaça pour le laisser passer.
Sans doute les deux hommes se reconnurent, car l'homme vÊtu de noir,
ayant saluÃĐ respectueusement Jacques MÃĐrey, referma la porte et marcha
devant lui en disant:
--Par ici, monsieur.
Jacques MÃĐrey le suivit.
L'homme vÊtu de noir le conduisit par un corridor, ÃĐclairÃĐ pour s'y
conduire et voilà tout, à la salle à manger, dont la porte en s'ouvrant
jeta un flot de lumiÃĻre.
En effet, la salle à manger ÃĐtait illuminÃĐe comme pour un jour de fÊte;
six couverts ÃĐtaient mis autour d'une table ÃĐlÃĐgamment servie; cinq
personnes, y compris l'homme vÊtu de noir, semblaient en attendre un
sixiÃĻme.
Ces cinq personnes ÃĐtaient une femme de trente-six à trente-huit ans,
encore belle, deux jeunes filles de seize à dix-huit ans, charmantes
toutes deux, et un garçon de treize ans. L'homme vÊtu de noir faisait la
cinquiÃĻme personne.
à l'arrivÃĐe de Jacques MÃĐrey, tout le monde se leva.
--Femme, et vous, enfants, voyez cet homme, dit-il en montrant Jacques
MÃĐrey, c'est lui qui, sur l'ÃĐchafaud mÊme, n'a pas dÃĐdaignÃĐ de porter
secours à notre...
La femme vint à Jacques MÃĐrey, lui baisa la main, puis les deux jeunes
filles, puis le jeune garçon.
--J'espÃĻre que vous n'oublierez jamais, continua l'homme vÊtu de noir,
qui n'ÃĐtait autre que M. de Paris, que le citoyen Jacques MÃĐrey,
proscrit injustement, est venu demander asile à notre humble toit.
Puis, montrant le sixiÃĻme couvert à Jacques:
--Vous voyez que nous vous attendions, dit-il.
LA SUITE DE CE RÃCIT S'INTITULE
LA FILLE DU MARQUIS.
TABLE DES MATIÃRES
I. Une ville du Berri 5
II. Le docteur Jacques MÃĐrey 14
III. Le chÃĒteau de Chazelay 21
IV. Comme quoi le chien est non seulement l'ami de l'homme,
mais aussi l'ami de la femme 29
V. OÃđ le docteur trouve enfin ce qu'il cherchait 37
VI. Entre chien et chat 44
VII. Une ÃĒme à sa genÃĻse 52
VIII. _Prima che spunti l'aura_ 58
IX. OÃđ le chien boit, oÃđ l'enfant se regarde 67
X. Ãve et la pomme 85
XI. La baguette divinatoire 94
XII. L'anneau sympathique 102
XIII. _Unde ortus?_ 108
XIV. OÃđ il est prouvÃĐ qu'Ãva n'est pas la fille du braconnier
Joseph, mais sans que l'on sache de qui elle est la fille 116
XV. OÃđ il faut abandonner les affaires privÃĐes de nos personnages
pour nous occuper des affaires publiques 125
XVI. L'ÃĐtat de la France 133
XVII. L'homme propose 141
XVIII. Une exÃĐcution place du Carrousel 149
XIX. Madame Georges Danton et madame Camille Desmoulins 163
XX. Les enrÃīlements volontaires 176
XXI. L'ouvrage noir! 185
XXII. Beaurepaire 194
XXIII. Dumouriez 205
XXIV. Les Thermopyles de la France 216
XXV. La Croix-aux-Bois 224
XXVI. Le prince de Ligne 233
XXVII. Kellermann 241
XXVIII. Les hommes de la Convention 250
XXIX. Une soirÃĐe chez Talma 263
XXX. Une lettre d'Ãva 273
XXXI. Recherches inutiles 284
XXXII. La maison vide 291
XXXIII. OÃđ Jacques MÃĐrey perd la piste 298
XXXIV. La veille de Jemmapes 304
XXXV. Jemmapes 311
XXXVI. Le jugement 317
XXXVII. L'exÃĐcution 326
XXXVIII. Chez Danton 334
XXXIX. La Gironde et la Montagne 341
XL. Le Pelletier Saint-Fargeau 350
XLI. La trahison 358
XLII. La communion de la terre 367
XLIII. LiÃĐge 374
XLIV. L'agonie 381
XLV. Retour de Danton 388
XLVI. _Surge, carnifex_ 396
XLVII. Le tribunal rÃĐvolutionnaire 405
XLVIII. LodoÃŊska 413
XLIX. Deux hommes d'Ãtat 420
L. Trahison de Dumouriez 430
LI. Rupture de Danton avec la Gironde 439
LII. Arrestation des commissaires de la Convention 449
LIII. Le 2 juin 461
NOTES:
[A] Michelet, 4e vol., page 216.
[B] Terme de poste qui signifie qu'on peut ne pas mettre le troisiÃĻme
cheval, pourvu qu'on paye moitiÃĐ de son prix.
[C] Ceux qui sont familiers avec ce grand livre qu'on appelle _La
RÃĐvolution_, de Michelet, et qui devrait Être la Bible politique de la
jeunesse française, reconnaÃŪtront dans ce discours la paraphrase d'un
des plus beaux chapitres du grand historien.
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re partie: Le docteur mystÃĐrieu, by Alexandre Dumas
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Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux
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ïŧŋThe Project Gutenberg EBook of CrÃĐation et rÃĐdemption; PremiÃĻre partie:
Le docteur mystÃĐrieux, by Alexandre Dumas
This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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Title: CrÃĐation et rÃĐdemption
PremiÃĻre partie: Le docteur mystÃĐrieux
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— End of Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux —
Book Information
- Title
- Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux
- Author(s)
- Dumas, Alexandre
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- July 22, 2011
- Word Count
- 145,568 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- FR Littérature, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: History - General, Browsing: Literature, Browsing: Fiction
- Rights
- Public domain in the USA.
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