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Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux

French 145,568 words 2426h 8m read Jul 22, 2011

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ïŧŋThe Project Gutenberg EBook of CrÃĐation et rÃĐdemption; PremiÃĻre partie:
Le docteur mystÃĐrieux, by Alexandre Dumas

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Title: CrÃĐation et rÃĐdemption
PremiÃĻre partie: Le docteur mystÃĐrieux

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ïŧŋThe Project Gutenberg EBook of CrÃĐation et rÃĐdemption; PremiÃĻre partie: Le docteur mystÃĐrieux, by Alexandre Dumas This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: CrÃĐation et rÃĐdemption PremiÃĻre partie: Le docteur mystÃĐrieux Author: Alexandre Dumas Release Date: July 22, 2011 [EBook #36812] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CRÉATION ET RÉDEMPTION *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net CRÉATION ET RÉDEMPTION LE DOCTEUR MYSTÉRIEUX PAR ALEXANDRE DUMAS NOUVELLE ÉDITION PARIS MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA LIBRAIRIE NOUVELLE BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT 1875 Droits de reproduction et de traduction rÃĐservÃĐs CRÉATION ET RÉDEMPTION PREMIÈRE PARTIE LE DOCTEUR MYSTÉRIEUX I Une ville du Berri Le 17 juillet 1785, la Creuse, aprÃĻs une matinÃĐe d'orage, roulait profonde et troublÃĐe entre deux rangs de maisons fort peu symÃĐtriquement alignÃĐes sur ses rives, et qui baignaient dans l'eau leur pied de bois. Toutes vieilles et toutes dÃĐlabrÃĐes qu'elles ÃĐtaient, elles n'en souriaient pas moins au soleil, qui, en sortant du double nuage d'oÃđ venait de s'ÃĐchapper l'ÃĐclair, jetait un ardent rayon sur la terre encore trempÃĐe de pluie. Ce tas de maisons boiteuses, borgnes et ÃĐdentÃĐes avait la prÃĐtention d'Être une ville, et cette ville se nommait Argenton. Inutile de dire qu'elle ÃĐtait situÃĐe dans le Berri. Aujourd'hui que la civilisation a effacÃĐ le caractÃĻre des races, des provinces et des citÃĐs, c'est encore un spectacle à faire bondir de joie le cœur de l'artiste qu'Argenton vu des hauteurs qui dominent ses toits chargÃĐs de mousse et de giroflÃĐes en fleur. Montez, par un beau jour, le long de ces rochers oÃđ se tordent des racines pareilles à des couleuvres, frayez vous-mÊme votre chemin, à travers ces blocs que recouvre une fauve et sÃĻche vÃĐgÃĐtation de lichens jaunis, de fougÃĻres ensoleillÃĐes et de ronces rougies, accrochez vos ongles à ces ruines qui se confondent avec le roc par la couleur et la soliditÃĐ de leurs masses, si vastes et si obstinÃĐes, qu'il a fallu les terribles guerre de la Ligue et les puissantes ÃĐpaules de Richelieu pour renverser ces ouvrages de l'art qui, soudÃĐs à l'œuvre de la nature, semblaient aussi impÃĐrissables que leurs bases granitiques; et encore ces guerres d'extermination n'ont-elles pu dÃĐraciner ces indestructibles fondements qui restent là foudroyÃĐs par le canon, dÃĐchirÃĐs par la scie, ÃĐbrÃĐchÃĐs par le vent, broyÃĐs par le sabot des bœufs, ÃĐcaillÃĐs par le fer des chevaux, foulÃĐs par le pied du pÃĒtre, mais immobiles. Au plus haut de ces ruines, faites par les guerres civiles et non par le temps, asseyez-vous et regardez. Au-dessous de vous s'abÃŪme, comme une ville engouffrÃĐe par une catastrophe gÃĐologique, une sauvage et pittoresque cohue de maisons, avec des poutres saillantes, de lourds escaliers de bois qui grimpent extÃĐrieurement à l'ÃĐtage supÃĐrieur, des toits de chaume poudreux et des tuiles noires que recouvre une crasse de vÃĐgÃĐtation spontanÃĐe. Du point oÃđ vous la regardez, la ville semble dÃĐchirÃĐe en deux par une riviÃĻre sombre et encaissÃĐe, dont le nom significatif, _la Creuse_, indique les profondeurs dans lesquelles elle roule. De longues perches, fixÃĐes aux maisons qui bordent son cours, ÃĐtalent comme des drapeaux de mille couleurs le linge en train de sÃĐcher et qui flotte au vent. Ce groupe d'habitations informes, dont les fondements dÃĐchaussÃĐs, la charpente accusÃĐe à vif, les nervures de bois massives attestent l'enfance de l'art de bÃĒtir, est encadrÃĐ dans le plus frais, le plus charmant et le plus naÃŊf paysage qui se puisse voir. Ici, la nature n'a point cherchÃĐ l'effet. Ce bon Berri est de toute la France l'endroit oÃđ la simplicitÃĐ a le plus de caractÃĻre, et Argenton est, je crois, la ville la plus simple du Berri; les moutons, ces armes de la province, si j'ose ainsi dire, y sont plus moutons qu'ailleurs, et les oies qui barbotent dans l'eau rapide de la riviÃĻre y ont admirablement l'air de ce qu'elles sont. Tel est encore Argenton aujourd'hui et tel il devait Être en 1785, car c'est une des rares villes de France que le souffle des rÃĐvolutions modernes et que l'esprit de changement n'a point encore atteinte. Ces maisons, quoique prÃĻs d'un siÃĻcle soit ÃĐcoulÃĐ depuis l'ÃĐpoque que nous venons de citer, ÃĐtaient vieilles alors comme elles le sont aujourd'hui, car depuis longtemps elles ont atteint un ÃĒge qui ne marque plus; si quelque chose ÃĐtonne le touriste, le peintre ou l'architecte, c'est la soliditÃĐ de ces masures; elles ressemblent aux rochers et aux dÃĐbris de fortifications qui les dominent. On dirait qu'elles durent par leur vÃĐtustÃĐ mÊme, et que c'est l'excÃĻs de leur vieillesse qui les fait vivre; il y a si longtemps qu'elles penchent d'un cÃītÃĐ ou de l'autre, qu'elles en ont pris l'habitude et qu'elles n'ont plus de raison honnÊte pour tomber, mÊme du cÃītÃĐ oÃđ elles penchent. Rien ne peut donner une idÃĐe du calme, de l'insouciance et de la placiditÃĐ des habitants d'Argenton ce 17 juillet 1785; le clocher de l'ÃĐglise venait d'ÃĐgrener sur la ville l'_Angelus_ de midi, et, dans ces tranquilles demeures, chacun offrait à Dieu sa paisible misÃĻre comme une expiation de ses fautes et un moyen douloureux mais salutaire de gagner le ciel; cette quiÃĐtude de caractÃĻre est en rapport avec la sÃĐrÃĐnitÃĐ du paysage et avec les occupations uniformes des habitants de cette petite ville, que n'agite ni l'industrie, ni le commerce, ni la politique; entourÃĐs d'une nature toujours la mÊme, d'arbres qu'ils ont toujours connus grands, de maisons qu'ils ont toujours connues vieilles, les habitants d'Argenton ne se voyaient point changer ni vieillir. Comme l'hirondelle qui revenait tous les ans aux toits de leurs maisons, tous les ans la joie du printemps, ÃĐclose dans le soleil d'avril, ramenait dans leurs cœurs le courage de supporter les rudes travaux de l'ÃĐtÃĐ et l'oisivetÃĐ douloureuse de l'hiver. Argenton, malgrÃĐ tous les grands mouvements qui s'ÃĐtaient faits dans les esprits vers la fin du rÃĻgne de Louis XV et au commencement du rÃĻgne de Louis XVI, ne reconnaissait guÃĻre d'autre puissance que celle de l'habitude. Il y avait alors pour Argenton un roi de France qu'on n'avait jamais vu, mais auquel on croyait et auquel on obÃĐissait sur la parole du bailli, comme on croyait et on obÃĐissait à Dieu sur la parole du curÃĐ. Dans une des rues les plus dÃĐsertes et les plus rongÃĐes d'herbe, s'ÃĐlevait une maison peu diffÃĐrente des autres maisons, si ce n'est qu'elle ÃĐtait presque ensevelie sous un immense lierre, dans lequel, le soir, semblaient se rÃĐfugier tous les moineaux de la ville et des environs. MalgrÃĐ leur confiance dans cette maison à l'abri de laquelle ils ne craignaient pas de s'endormir, aprÃĻs avoir longtemps fait tressaillir le feuillage, malgrÃĐ leur caquetage joyeux et bruyant qui commençait avec l'aurore, cette maison ÃĐtait mal famÃĐe. Là, en effet, demeurait un jeune mÃĐdecin venu de Paris depuis trois ans et qui en avait vingt-huit à peine. Pourquoi avait-il devancÃĐ la mode des cheveux courts et non poudrÃĐs que Talma devait inaugurer cinq ans seulement plus tard, dans son rÃīle de Titus? Sans doute parce qu'il lui ÃĐtait plus commode de porter les cheveux courts et sans poudre. Mais, à cette ÃĐpoque, c'ÃĐtait une innovation malheureuse pour un mÃĐdecin; quand la science mÃĐdicale ÃĐtait si souvent mesurÃĐe au dÃĐveloppement gigantesque de la perruque dont se coiffaient les disciples d'Hippocrate, personne ne remarquait que les cheveux du jeune docteur ÃĐtaient ondÃĐs par la nature mieux que n'eÃŧt pu le faire le talent du plus habile coiffeur; personne ne remarquait que ces cheveux, du plus beau noir, encadraient admirablement un visage pÃĒli par les veilles, dont les traits fermes et sÃĐvÃĻres indiquaient surtout l'application à l'ÃĐtude. Quel motif avait portÃĐ cet ÃĐtranger à se retirer dans une ville aussi agreste et prÃĐsentant si peu de ressources à l'exercice de la mÃĐdecine que la ville d'Argenton? Peut-Être le goÃŧt de la solitude et le dÃĐsir du travail non interrompu; et, en effet, ce jeune savant, surnommÃĐ dans la ville _le docteur mystÃĐrieux_ à cause de sa maniÃĻre de vivre, ne frÃĐquentait personne, et, chose doublement scandaleuse dans une petite ville de province, ne mettait pas plus le pied à l'ÃĐglise qu'au cafÃĐ. Mille bruits malveillants et superstitieux couraient sur son compte. Ce n'ÃĐtait pas sans raison qu'il ne portait ni poudre ni perruque, mais cette raison ÃĐtait mauvaise puisqu'il ne la disait pas. On l'accusait d'Être en communication avec les mauvais esprits, et sans doute l'ÃĐtiquette n'ÃĐtait point la mÊme dans le monde nocturne que dans le nÃītre. Mais ces soupçons de magie reposaient surtout sur des cures vraiment merveilleuses que le jeune mÃĐdecin avait opÃĐrÃĐes par des moyens d'une simplicitÃĐ extrÊme; beaucoup de malades condamnÃĐs et abandonnÃĐs par les autres praticiens avaient ÃĐtÃĐ sauvÃĐs par lui en si peu de temps, que les bienveillants criaient au miracle et que les ingrats et les curieux criaient au sortilÃĻge. Or, comme il y a plus d'ingrats et d'envieux que de bienveillants, le docteur avait pour ennemis, non seulement presque tous ceux à qui il avait fait du tort comme concurrent, mais encore tous ceux qu'il avait soulagÃĐs, secourus, guÃĐris comme malades, et le nombre en ÃĐtait grand. Les vieilles femmes qui n'ÃĐtaient pas mÃĐchantes, et on en comptait cinq ou six dans Argenton, disaient de lui qu'il avait le bon œil. C'est en effet une croyance trÃĻs rÃĐpandue dans cette partie du Berri que certains individus naissent non seulement pour le bien ou le mal de leurs semblables, mais encore pour le bien ou le mal de la crÃĐation, ÃĐtendant leur influence jusque sur les animaux, les moissons et les autres productions de la terre. Quelques-uns, aux idÃĐes plus abstraites, attribuaient cette facultÃĐ surprenante de faire des miracles à un souffle de vie que le docteur projetait sur le front de ses malades; d'autres à certains gestes et à certaines paroles qu'il rÃĐcitait tout bas; d'autres enfin à une connaissance approfondie de la nature humaine et de ses lois les plus obscures. Toujours est-il que, si l'on diffÃĐrait sur la cause, nul ne contestait l'ÃĐvidence des phÃĐnomÃĻnes, cette science s'ÃĐtant exercÃĐe publiquement sur les hommes et sur les animaux. Ainsi, un jour, un voiturier qui s'ÃĐtait endormi, comme cela arrive souvent, sur le siÃĻge mobile suspendu en avant de la roue de sa charrette, ÃĐtait tombÃĐ de ce siÃĻge, et ses chevaux, en continuant de marcher, lui avaient ÃĐcrasÃĐ une cuisse sous la roue du gros vÃĐhicule qu'ils traÃŪnaient. Ce n'ÃĐtait pas une cuisse cassÃĐe, c'ÃĐtait une cuisse bel et bien ÃĐcrasÃĐe. Les trois mÃĐdecins d'Argenton s'ÃĐtaient rÃĐunis, et, comme il n'y avait d'autre remÃĻde à l'horrible blessure que la dÃĐsarticulation du col du fÃĐmur, c'est-à-dire une de ces opÃĐrations devant lesquelles reculent les plus habiles praticiens de la capitale, ils avaient dÃĐcidÃĐ d'un commun accord d'abandonner le malade à la nature, c'est-à-dire à la gangrÃĻne, et à la mort qui ne pouvait manquer de la suivre. C'est alors que le pauvre diable, comprenant la gravitÃĐ de sa situation, avait appelÃĐ Ã  son secours le docteur mystÃĐrieux. Celui-ci, ÃĐtant accouru, avait dÃĐclarÃĐ l'opÃĐration grave, mais inÃĐvitable, et, en consÃĐquence avait annoncÃĐ qu'il allait la tenter sans aucun retard. Les trois mÃĐdecins lui avaient fait observer, à titre d'avis charitable, qu'à cÃītÃĐ de la gravitÃĐ de l'_inÃĐvitable opÃĐration_, il y avait la douleur physique pendant la durÃĐe de cette opÃĐration et la terreur morale qu'allait ÃĐprouver, l'opÃĐration terminÃĐe, le malade en voyant une partie de lui-mÊme se dÃĐtacher de lui sous le tranchant du bistouri. Mais le docteur, à cette objection, s'ÃĐtait contentÃĐ de sourire, et, se rapprochant du blessÃĐ, l'avait regardÃĐ fixement en ÃĐtendant la main vers lui, et, d'un ton impÃĐratif, lui avait commandÃĐ de dormir. Les trois mÃĐdecins s'ÃĐtaient regardÃĐs en riant; ÃĐloignÃĐs de Paris, ils avaient bien entendu parler vaguement des phÃĐnomÃĻnes du mesmÃĐrisme, mais ils n'en avaient pas vu l'application. À leur grand ÃĐtonnement, le malade alors, obÃĐissant à l'ordre de dormir que lui avait donnÃĐ le mÃĐdecin, s'ÃĐtait endormi presque subitement. Le docteur lui avait pris la main, et lui avait demandÃĐ de sa voix douce, mais dans laquelle cependant ÃĐtait mÊlÃĐe une nuance de commandement: ÂŦDormez-vous?Âŧ Et, sur la rÃĐponse affirmative, il avait tirÃĐ sa trousse, choisi ses instruments, et, avec la mÊme sÃĐrÃĐnitÃĐ que s'il eÃŧt opÃĐrÃĐ sur un cadavre, il avait sur le corps insensible du blessÃĐ pratiquÃĐ l'effroyable opÃĐration; il avait demandÃĐ dix minutes, et, au bout de neuf minutes, montre à la main, le membre avait ÃĐtÃĐ dÃĐtachÃĐ, emportÃĐ hors de la chambre, le linge tachÃĐ de sang enlevÃĐ, le malade couchÃĐ sur un autre lit; et, au grand ÃĐtonnement des trois mÃĐdecins, l'appareil posÃĐ, l'amputÃĐ s'ÃĐtait, sur l'ordre du docteur, rÃĐveillÃĐ en souriant. La convalescence avait ÃĐtÃĐ longue; mais, lorsqu'elle fut complÃĻte et que le malade put se lever, il trouva un appareil prÃĐparÃĐ par le mÃĐdecin lui-mÊme, et à l'aide duquel, quoiqu'il eÃŧt perdu à peu prÃĻs le quart de sa personne, il retrouva la facultÃĐ de se mouvoir. Mais maintenant qu'allait faire ce malheureux, disaient non seulement les trois mÃĐdecins qui avaient eu l'intention de le laisser mourir, mais encore bon nombre de personnes qui trouvent toujours quelque chose à redire aux ÃĐvÃĐnements et aux dÃĐnouements les mieux conduits? Ne valait-il pas mieux, en effet, laisser mourir le pauvre diable que de prolonger avec une infirmitÃĐ pareille son existence de dix, vingt, trente annÃĐes peut-Être? Qu'allait-il faire? Vivrait-il d'aumÃīnes, et serait-ce une charge de plus pour la commune dÃĐjà si pauvre? Mais tout à coup on apprit par le receveur particulier, qui avait ÃĐtÃĐ avisÃĐ de cette dÃĐcision par celui de la province, qu'une rente de trois cents livres ÃĐtait faite au pauvre diable, sans qu'on sÃŧt d'oÃđ lui venait cette rente et qui l'avait sollicitÃĐe. Sans doute le blessÃĐ n'en savait pas plus que les autres sur le sujet; mais quand il parlait du docteur, c'ÃĐtait habituellement pour dire: --Ah! quant à celui-là, ma vie lui appartient. Il n'a qu'à me la demander et je la lui donnerai de grand cœur. Eh bien, chose presque incroyable pour quiconque ne connaÃŪtrait pas le monde des petites villes, cette splendide cure fut une de celles qui firent le plus de tort au docteur dans la ville d'Argenton; les trois autres mÃĐdecins ayant dÃĐclarÃĐ que peut-Être eussent-ils pu sauver le malade en se servant des mÊmes moyens, mais qu'ils aimaient mieux voir mourir un homme que de lui sauver la vie à pareil prix, attendu qu'ils regardaient l'ÃĒme d'un malade plus prÃĐcieuse que son corps. C'ÃĐtait la premiÃĻre fois que ces trois honnÊtes praticiens parlaient de l'ÃĒme. Un autre jour, jour de foire, un taureau furieux avait jetÃĐ le dÃĐsordre dans le marchÃĐ, et les cris des fuyards, femmes et enfants, ÃĐtaient montÃĐs jusqu'au laboratoire du docteur, qui dominait la place. Le docteur avait mis alors la tÊte à sa fenÊtre et avait vu ce dont il s'agissait. Tout fuyait devant l'animal furieux, qui venait d'ÃĐventrer un boucher, lequel avait eu l'audace de l'attendre une masse à la main. Lui ÃĐtait descendu alors prÃĐcipitamment sans chapeau; ses beaux cheveux jetÃĐs au vent, les angles de la bouche plissÃĐs par cette volontÃĐ de fer qui ÃĐtait une des principales qualitÃĐs ou un des principaux dÃĐfauts de son caractÃĻre, il avait ÃĐtÃĐ se placer tout droit sur la route du taureau, l'appelant du geste. L'animal l'avait à peine aperçu, que, acceptant le dÃĐfi, il s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐ sur lui la tÊte basse... De sorte que son adversaire, n'ayant pas pu rencontrer son œil, avait ÃĐtÃĐ obligÃĐ de se jeter de cÃītÃĐ pour ÃĐviter sa rencontre. Le taureau, emportÃĐ par sa course, l'avait dÃĐpassÃĐ de dix pas, puis s'ÃĐtait retournÃĐ, avait relevÃĐ la tÊte, et avait regardÃĐ de son œil sombre et profond l'audacieux lutteur qui venait lui prÃĐsenter le combat. Mais un instant avait suffi, cet œil sombre et profond de l'animal avait rencontrÃĐ l'œil fixe et dominateur de l'homme, le taureau s'ÃĐtait arrÊtÃĐ court, avait fouillÃĐ la terre des pieds, avait mugi comme pour se donner du courage, mais ÃĐtait restÃĐ immobile; alors, le docteur avait marchÃĐ droit à lui, et l'on avait pu voir à chaque pas qu'il faisait le taureau trembler sur ses jambes et s'affaisser sur lui-mÊme; enfin de son bras ÃĐtendu il avait pu toucher l'animal entre les deux cornes, et, comme un autre AchÃĐloÞs devant un autre Hercule, le taureau s'ÃĐtait couchÃĐ Ã  ses pieds. Une autre occasion s'ÃĐtait encore prÃĐsentÃĐe pour le docteur de montrer l'ÃĐtonnante puissance magnÃĐtique qu'il exerçait sur les animaux. Il s'agissait de ferrer pour la premiÃĻre fois un cheval de trois ans, encore indomptÃĐ, qui avait brisÃĐ tous les liens qui l'attachaient au travail, avait renversÃĐ le marÃĐchal-ferrant et ÃĐtait rentrÃĐ furieux dans son ÃĐcurie, oÃđ personne n'osait aller le chercher, aucune bride ni aucun licou ne lui ÃĐtant restÃĐ sur le corps pour le conduire. Le docteur, qui passait là par hasard, avait d'abord portÃĐ secours à l'homme renversÃĐ; puis, comme le choc avait ÃĐtÃĐ violent, mais que dans la chute la tÊte n'avait point portÃĐ, il invita le marÃĐchal-ferrant à l'attendre, promettant de lui ramener le cheval soumis et obÃĐissant. Et, en effet, accompagnÃĐ de ce rassemblement qui, dans les petites villes, se groupe à toute occasion, il ÃĐtait entrÃĐ dans l'ÃĐcurie du maÃŪtre de poste à qui ce cheval appartenait, et, tout en sifflant, les mains dans ses poches, mais sans perdre le cheval du regard, il s'ÃĐtait approchÃĐ de l'animal furieux, qui avait reculÃĐ devant lui jusqu'à ce qu'il se sentÃŪt acculÃĐ au mur; alors il l'avait pris par les naseaux, et, sans effort, quoique l'on vÃŪt à l'œil sanglant du cheval avec quelle rÃĐpugnance il obÃĐissait à cette puissance supÃĐrieure, il l'avait amenÃĐ, marchant à reculons, jusque dans le travail oÃđ il s'ÃĐtait ÃĐchappÃĐ une heure auparavant, et là, sans qu'il fÃŧt nÃĐcessaire de l'attacher, le contenant et le fascinant toujours, il avait dit au marÃĐchal-ferrant de commercer sa besogne, et à ses quatre pieds, l'un aprÃĻs l'autre, le marÃĐchal avait clouÃĐ les fers sans que le cheval fÃŪt d'autre mouvement que ce frissonnement douloureux de la peau qui est chez les quadrupÃĻdes de son espÃĻce l'aveu de leur dÃĐfaite. On comprend, aprÃĻs de pareils prodiges opÃĐrÃĐs en face de tous vers la fin du dernier siÃĻcle, dans une des villes les moins ÃĐclairÃĐes de France, sous combien d'aspects diffÃĐrents devaient Être jugÃĐ Jacques MÃĐrey.--C'ÃĐtait le nom du docteur. II Le docteur Jacques MÃĐrey Les plus acharnÃĐs parmi les dÃĐtracteurs de Jacques MÃĐrey ÃĐtaient certainement les mÃĐdecins: les uns le traitaient de charlatan, les autres d'empirique, et mettaient sur le compte de la crÃĐdulitÃĐ la plupart des prodiges que l'on racontait. Voyant nÃĐanmoins que l'instinct du merveilleux, si vif chez les classes ignorantes, rÃĐsistait à leur critique et rapprochait du docteur cette foule qu'ils voulaient vainement en ÃĐcarter, ils se dÃĐcidÃĻrent à faire franchement cause commune avec le prÃĐjugÃĐ religieux, et traitÃĻrent de diabolique la science de cet homme qui osait guÃĐrir en dehors des formes autorisÃĐes par l'ÃĐcole. Ce qui appuyait ces accusations, c'est que l'ÃĐtranger ne frÃĐquentait ni l'ÃĐglise ni le presbytÃĻre; si on lui connaissait une doctrine, soulager son prochain, on ne lui connaissait pas de religion. On ne l'avait jamais vu se mettre à genoux ni joindre les mains, et cependant on l'avait surpris plus d'une fois contemplant la nature dans cette attitude de recueillement et de mÃĐditation qui ressemble à la priÃĻre. Mais les mÃĐdecins et le curÃĐ avaient beau dire, il ÃĐtait peu de malades et d'infirmes qui rÃĐsistassent au dÃĐsir de se faire soigner par le mystÃĐrieux docteur, quitte à se repentir plus tard de leur guÃĐrison et de brÃŧler un cierge en guise de remords s'il ÃĐtait vrai qu'ils fussent dÃĐlivrÃĐs de leur mal par l'intervention du diable. Ce qui contribuait surtout à populariser ces lÃĐgendes qui s'attachaient à Jacques MÃĐrey comme à un Être extraordinaire, c'est qu'il ne prodiguait point à tout le monde les bienfaits de sa science et de son ministÃĻre. Les riches ÃĐtaient obstinÃĐment exclus de sa clientÃĻle. Plusieurs d'entre eux ayant rÃĐclamÃĐ Ã  prix d'or les consultations du docteur, il rÃĐpondit qu'il se devait aux pauvres et qu'il y avait, sans lui, assez de mÃĐdecins à Argenton avides de soigner des malades de qualitÃĐ. Que, d'ailleurs, ses remÃĻdes, presque toujours prÃĐparÃĐs par lui-mÊme, ÃĐtaient calculÃĐs sur le tempÃĐrament rustique de la race à laquelle il les appliquait. On pense bien que, pendant cette ÃĐpoque oÃđ commençaient à se soulever toutes les oppositions philanthropiques ou populaires, cette rÃĐsistance donna libre carriÃĻre à la critique des beaux esprits. Ils cherchÃĻrent plus que jamais à jeter des doutes sur une vertu curative qui se bornait aux cures dÃĐmocratiques, et, n'osant affronter l'ÃĐpreuve des gens comme il faut, aimait à envelopper ses services dans la tÃĐnÃĐbreuse reconnaissance des classes ignorantes. Jacques MÃĐrey les laissa dire et n'en poursuivit pas moins son œuvre silencieuse et solitaire. Comme il menait une vie trÃĻs retirÃĐe, comme sa maison ÃĐtait impÃĐnÃĐtrable, comme on voyait chaque nuit veiller à sa fenÊtre une petite lampe, ÃĐtoile du travail, les hommes intelligents et sans parti pris avaient tout lieu de croire, comme nous l'avons dÃĐjà dit, que le savant docteur ÃĐtait venu chercher dans le Berry une solitude aussi inviolable que celle que les anciens anachorÃĻtes allaient chercher dans la ThÃĐbaÃŊde. Quant aux pauvres et aux paysans, que n'ÃĐgarait ni la superstition ni la malveillance, ils disaient de lui: --M. MÃĐrey est comme le Bon Dieu, il ne se montre que par le bien qu'il fait. Or, le 17 juillet 1785, par une chaleur de vingt-cinq degrÃĐs, Jacques MÃĐrey ÃĐtait à son laboratoire surveillant dans une cornue les premiers tressaillements d'une opÃĐration difficile qui avait dÃĐjà plus d'une fois avortÃĐ sous sa main. Il ÃĐtait chimiste et mÊme alchimiste; nÃĐ dans une de ces ÃĐpoques de doute scientifique, politique et social, oÃđ le malaise qui pÃĻse sur une nation pousse les individus à la recherche de l'inconnu, du merveilleux, de l'impossible mÊme, il avait vu Franklin dÃĐcouvrir l'ÃĐlectricitÃĐ et commander au tonnerre; il avait vu Montgolfier enlever ses premiers ballons et conquÃĐrir, en espÃĐrance, il est vrai, plutÃīt qu'en rÃĐalitÃĐ, le domaine de l'air. Il avait vu Mesmer professer le magnÃĐtisme animal, mais il n'avait point tardÃĐ Ã  laisser le maÃŪtre derriÃĻre lui, car on sait que Mesmer, tout ÃĐbloui des premiÃĻres manifestations de cette force inhÃĐrente qu'il rÊva, qu'il reconnut, mais qu'il ne perfectionna point, s'ÃĐtait arrÊtÃĐ devant les convulsions, les spasmes et les merveilles du baquet enchantÃĐ; qu'il n'avait point poussÃĐ ses recherches jusqu'au somnambulisme, à peu prÃĻs semblable en cela à Christophe Colomb, qui, tout heureux d'avoir dÃĐcouvert quelques ÃŪles du nouveau monde, laissa ensuite à un autre l'honneur d'aborder au continent amÃĐricain et de lui donner son nom. M. de PuysÃĐgur, on le sait, avait ÃĐtÃĐ l'AmÃĐric Vespuce de Mesmer, et Jacques MÃĐrey ÃĐtait le disciple direct de M. de PuysÃĐgur. Il avait donc appliquÃĐ Ã  la science de guÃĐrir la vague dÃĐcouverte du maÃŪtre allemand. EmportÃĐ tout jeune par l'inquiÃĐtude du merveilleux, Jacques MÃĐrey s'ÃĐtait jetÃĐ dans la forÊt Noire des sciences occultes. Ce que cet esprit curieux avait explorÃĐ de voies nouvelles et tÃĐnÃĐbreuses, les antres obscurs dans lesquels il ÃĐtait descendu pour consulter les modernes Trophonius, les puits souterrains par la bouche desquels il s'ÃĐtait plongÃĐ au centre des initiations, les heures qu'il avait passÃĐes, muet et debout, devant l'implacable sphinx des connaissances humaines; les combats de Titan qu'il avait engagÃĐs avec la nature pour la faire parler malgrÃĐ elle et lui arracher l'ÃĐternel et sublime secret qu'elle cache dans son sein, tout cela eÃŧt pu faire le sujet d'une ÃĐpopÃĐe scientifique dans le genre du poÃĻme de Jason à la recherche de la Toison d'or. Ce qu'il avait le moins rencontrÃĐ dans ce voyage fabuleux, c'ÃĐtait la toison, c'ÃĐtait l'or. Mais Jacques MÃĐrey, en vÃĐritÃĐ, ne s'en souciait guÃĻre, et il ÃĐtait habituÃĐ Ã  compter comme ses ÃĐcus toutes les ÃĐtoiles du ciel. Puis quelques voix indiscrÃĻtes disaient qu'il ÃĐtait riche et mÊme trÃĻs riche. Les rÊveries des rose-croix, des illuminÃĐs, des alchimistes, des astrologues, des nÃĐcromanciens, des mages, des physiognomistes, il avait tout parcouru, tout sondÃĐ, tout analysÃĐ, et de tout cela il ÃĐtait ressorti pour son esprit et pour sa conscience une religion à laquelle il eÃŧt ÃĐtÃĐ bien difficile de donner un nom. Il n'ÃĐtait ni juif, ni chrÃĐtien, ni turc, ni schismatique, ni huguenot; il n'ÃĐtait ni dÃĐiste, ni animiste, il ÃĐtait panthÃĐiste, plutÃīt; il croyait à un fluide universel rÃĐpandu dans tout l'univers et reliant par une atmosphÃĻre vivante et pleine d'intelligence les mondes entre eux. Il croyait, ou plutÃīt il espÃĐrait, que ce fluide crÃĐateur et conservateur des Êtres pouvait se diriger selon la puissante volontÃĐ de l'homme et recevoir son application de la main de la science. C'est sur cette base qu'il avait ÃĐlevÃĐ un systÃĻme mÃĐdical dont l'audace aurait fait hurler toutes les acadÃĐmies et tous les corps savants; mais une fois que notre docteur s'ÃĐtait dit, je crois croire ceci, ou je dois faire cela, il tenait peu au jugement des hommes, à leur blÃĒme ou à leur approbation; il aimait la science pour la science elle-mÊme et pour le bien qu'il pouvait en tirer et appliquer au profit de l'humanitÃĐ. Quand, ravi au troisiÃĻme ciel de la pensÃĐe, il voyait ou croyait voir les atomes, les simples et les composÃĐs, les infiniment petits et les infiniment grands, les cirons et les mondes, tout cela se mouvant en vertu du droit qu'il appelait magnÃĐtique, oh! alors, tout son corps dÃĐbordait d'amour, d'admiration et de reconnaissance pour la grandeur de la nature, et les applaudissements du monde entier ne lui eussent pas semblÃĐ valoir mieux en ce moment-là que le bruit à peine perceptible que fait l'aile d'un moucheron qui vole. Il avait ÃĐtudiÃĐ la chiromancie dans MoÃŊse et dans Aristote; la physiognomonie avec Porta et Lavater; il avait, dÃĐroulant les lobes du cerveau, pressenti Gall et Spurzheim, et devancÃĐ ainsi la plupart des dÃĐcouvertes modernes en physiologie. Ses aspirations--et cela, nous l'avons dit, tenait à l'ÃĐpoque de malaise dans laquelle il vivait et qui prÃĐcÃĻde tous les grands cataclysmes sociaux et politiques--, ses aspirations, il faut le dire, allaient mÊme plus loin encore que les limites artificielles de la science. Il est un rÊve pour lequel PromÃĐthÃĐe a ÃĐtÃĐ clouÃĐ Ã  son rocher avec des clous d'airain et enchaÃŪnÃĐ avec des chaÃŪnes de diamant; ce qui n'a pas empÊchÃĐ les cabalistes du Moyen Âge, depuis Albert le Grand, dont l'Église a fait un saint, jusqu'à CornÃĐlius Agrippa, dont l'Église a fait un dÃĐmon, de poursuivre la mÊme chimÃĻre audacieuse; ce rÊve ÃĐtait de faire, de crÃĐer, de donner la vie à un homme. Faire un homme, comme disent les alchimistes, en dehors du vase naturel, _extra vas naturale_, tel est l'ÃĐternel mirage, tel est le but qu'ont poursuivi de siÃĻcle en siÃĻcle les inspirÃĐs ou les fous. Alors, et si on arrivait à ce rÃĐsultat, l'arbre de la science confondrait à tout jamais ses rameaux avec l'arbre de la vie; alors, le savant ne serait plus seulement un grand homme, il serait un dieu; alors, l'antique serpent aurait le droit de relever la tÊte et de dire aux successeurs d'Adam: ÂŦEh bien! vous avais-je trompÃĐ?Âŧ Jacques MÃĐrey, qui, pareil à Pic de la Mirandole, pouvait parler sur toutes les choses connues et sur quelques autres encore, passa en revue tous les procÃĐdÃĐs dont les savants du Moyen Âge s'ÃĐtaient servis pour crÃĐer un Être à leur image; mais il trouva tous ces procÃĐdÃĐs ridicules, depuis celui qui couvait la gÃĐnÃĐration de l'enfant dans une courge, jusqu'à cet autre qui avait construit un androÃŊde d'airain. Tous ces hommes s'ÃĐtaient trompÃĐs, ils n'avaient pas remontÃĐ aux sources de la vie. MalgrÃĐ tant d'essais infructueux, le docteur ne dÃĐsespÃĐrait point, voleur sublime, de rencontrer le moyen de dÃĐrober le feu sacrÃĐ. Cette prÃĐoccupation avait ÃĐtouffÃĐ chez lui tous les autres sentiments; son cœur ÃĐtait restÃĐ froid, et à l'ÃĐtat purement matÃĐriel de viscÃĻre chargÃĐ d'envoyer le sang aux extrÃĐmitÃĐs et de le recevoir à son tour. C'ÃĐtait une nature de Dieu, incapable d'aimer un Être qu'il n'aurait point crÃĐÃĐ lui-mÊme. Aussi, seul et triste au milieu de la foule pour laquelle il n'avait pas de regards, ou n'avait que des regards distraits, il payait cher l'ambition de ses dÃĐsirs. Comme le Seigneur avant la crÃĐation du monde, il s'ennuyait. Ce jour-là, Jacques MÃĐrey ÃĐtait assez content de la maniÃĻre dont se comportait dans la cornue la dissolution d'un certain sel dont il ÃĐtudiait les plus heureuses vertus curatives, quand trois coups prÃĐcipitÃĐs retentirent à la porte de la rue. Ces trois coups ÃĐveillÃĻrent les miaulements furieux d'un chat noir, que les mauvaises langues de la ville, les dÃĐvotes surtout, prÃĐtendaient Être le gÃĐnie familier du docteur. Une vieille servante connue dans tout Argenton sous le nom de Marthe la bossue, et qui jouissait pour son compte d'une nuance d'impopularitÃĐ inhÃĐrente à celle du docteur, monta tout essoufflÃĐe l'escalier de bois extÃĐrieur, et entra prÃĐcipitamment dans le laboratoire sans avoir cognÃĐ Ã  la porte, comme c'ÃĐtait l'usage formellement imposÃĐ par le docteur, qui n'aimait point à Être dÃĐrangÃĐ au milieu de ses dÃĐlicates opÃĐrations. --Eh bien! qu'avez-vous donc, Marthe? demanda Jacques MÃĐrey; vous avez l'air tout bouleversÃĐ! --Monsieur, rÃĐpondit-elle, ce sont des gens du chÃĒteau qui viennent vous chercher en toute hÃĒte. --Vous savez bien, Marthe, rÃĐpondit le docteur en fronçant le sourcil, que j'ai dÃĐjà refusÃĐ plusieurs fois de m'y rendre, à votre chÃĒteau; je suis le mÃĐdecin des pauvres et des ignorants; qu'on s'adresse à mon voisin, au Dr Reynald. --Les mÃĐdecins refusent d'y aller, monsieur; ils disent que cela ne les regarde pas. --De quoi s'agit-il donc? --Il s'agit d'un chien enragÃĐ, qui mord tout le monde; si bien que les plus braves garçons d'ÃĐcurie n'osent pas l'aborder, mÊme avec une fourche, et qu'il jette en ce moment la consternation chez le seigneur de Chazelay, car ce malheureux chien s'est rÃĐfugiÃĐ dans la cour mÊme du chÃĒteau. --Je vous ai dit, Marthe, que les affaires du seigneur ne me regardaient pas. --Oui, mais les pauvres gens que le chien a dÃĐjà mordus et ceux qu'il peut mordre encore, cela vous regarde, il me semble. Et, s'ils ne sont pas pansÃĐs immÃĐdiatement, ils deviendront enragÃĐs comme le chien qui les a mordus. --C'est bien, Marthe, dit le docteur, c'est vous qui avait raison et c'est moi qui avais tort. J'y vais. Le docteur se leva, recommanda à Marthe de bien surveiller sa cornue, lui ordonna de laisser aller le feu tout seul, c'est-à-dire en s'ÃĐteignant, et descendit dans la salle du rez-de-chaussÃĐe, oÃđ il trouva en effet deux hommes du chÃĒteau, qui, tout bouleversÃĐs et tout pÃĒles, lui firent un sinistre rÃĐcit des ravages que causait l'animal furieux. Le docteur ÃĐcouta et rÃĐpondit par ce seul mot: --Allons! Un cheval sellÃĐ et bridÃĐ attendait le docteur. Les deux hommes remontÃĻrent sur les chevaux fumants qui les avaient amenÃĐs, et tous trois, ventre à terre, prirent le chemin du chÃĒteau. III Le chÃĒteau de Chazelay À deux ou trois lieues d'Argenton, la campagne change de caractÃĻre; des lambeaux de terre inculte que les habitants appellent des _brandes_, quelques champs recouverts d'une vÃĐgÃĐtation chÃĐtive, des routes pierreuses encaissÃĐes dans des ravines et bordÃĐes de haies sauvages; çà et là, quelques monticules dont les flancs dÃĐchirÃĐs laissent apercevoir l'ocre dans laquelle vient se teindre en rouge l'eau murmurante des ruisseaux, telle est la physionomie gÃĐnÃĐrale des lieux que parcourait au galop la cavalcade. Trois chevaux ÃĐtaient alors pour cette partie du Berri un luxe inouÃŊ; on ne connaissait à cette ÃĐpoque, dans cette bienheureuse province de la France, teintÃĐe encore aujourd'hui en gris foncÃĐ sur la carte de M. le baron Dupin, on ne connaissait, disons-nous, en fait de bÊtes de somme, que l'attelage des anciens rois fainÃĐants. Nos cavaliers rencontrÃĻrent, en effet, dans un des chemins creux qu'ils parcouraient, une chÃĒtelaine des environs, dont le carrosse, traÃŪnÃĐ par un couple de bœufs, se rendait gravement et lentement à un souper de famille; il y avait un jour entier que la pesante machine ÃĐtait en route. Il est vrai qu'elle avait dÃĐjà fait prÃĻs de cinq lieues. Enfin une noire futaie de tourelles se dÃĐtacha sur le paysage un peu sec que le soleil noyait de ses rayons. Cette sombre masse, qui s'ÃĐlevait de terre, prenait, à mesure qu'on s'en approchait, la beautÃĐ farouche de tous les monuments guerriers du Moyen Âge; sa construction pouvait remonter à la fin du XIIIe siÃĻcle. Un art puissant dans sa rusticitÃĐ avait tracÃĐ les plans de cette demeure fÃĐodale, qui projetait son ombre immense sur le village, c'est-à-dire sur quelques pauvres maisons ÃĐgarÃĐes çà et là parmi les arbres à fruits. C'ÃĐtait Chazelay. Le chÃĒteau de Chazelay ÃĐtait anciennement reliÃĐ par une ligne dÃĐfensive aux chÃĒteaux de Luzrac et de Chassin-Grimont, car les petits seigneurs cherchaient à s'appuyer sur leurs voisins pour se fortifier contre les entreprises des hauts et puissants vautours de la fÃĐodalitÃĐ. Mais, à l'ÃĐpoque oÃđ se passe notre histoire, les guerres civiles avaient cessÃĐ depuis longtemps. De condottieri, les nobles ÃĐtaient devenus chasseurs. Quelques-uns mÊme, atteints de doute par la lecture des encyclopÃĐdistes, non seulement ne communiaient plus aux quatre grandes fÊtes de l'annÃĐe, mais lisaient le _Dictionnaire philosophique_ de Voltaire, se moquaient de leur curÃĐ, raillaient une niÃĻce illÃĐgitime, ce qui ne les empÊchait pas d'aller à la messe le dimanche et de se faire encenser dans leur banc de chÊne par les mains du cÃĐlÃĐbrant. Mal à l'aise dans ces lourdes et rugueuses armures de pierre, la plupart des nobles de la dÃĐcadence maudissaient l'art guerrier du Moyen Âge, et auraient volontiers jetÃĐ bas leurs chÃĒteaux, s'ils n'eussent ÃĐtÃĐ retenus par le respect des aÃŊeux, par les privilÃĻges attachÃĐs à ces vieux murs; enfin par les souvenirs de domination et de terreur que de tels ÃĐdifices entretenaient dans l'esprit des paysans. Ils s'efforcÃĻrent du moins d'adoucir et d'humaniser ces aires d'oiseaux de proie; les uns en retouchant la façade, les autres en remplaçant les meurtriÃĻres par des fenÊtres ou des œils-de-bœuf, les autres enfin en supprimant les poternes, les ponts-levis, et les fossÃĐs remplis d'eau, oÃđ les grenouilles coassaient d'autant mieux que, depuis une dizaine d'annÃĐes, les paysans se refusaient à les battre. Mais le chÃĒteau de Chazelay n'ÃĐtait point de ceux qui avaient fait des concessions; il ÃĐtait restÃĐ dans toute la poÃĐsie de son caractÃĻre sombre et taciturne; de petites tourelles latÃĐrales qu'on appelait des poivriÃĻres dominaient la porte d'entrÃĐe, piquÃĐe de dessins de fer et de gros clous à tÊte ronde; des bois de cerf, des pieds de biche et des traces de sanglier, fixÃĐs sur la porte ÃĐpaisse, annonçaient que le seigneur de Chazelay usait largement de son droit de chasse. Cette exposition cynÃĐgÃĐtique se complÃĐtait par cinq ou six oiseaux de nuit, de toutes tailles, depuis la petite chouette jusqu'à l'orfraie. Cette sociÃĐtÃĐ noctambule ÃĐtait prÃĐsidÃĐe par un grand-duc aux ailes ÃĐployÃĐes et dont les plumes arrachÃĐes par le vent, les yeux ronds et vides, les serres crispÃĐes, ÃĐtalaient la double image de la force vaincue et de la mort violente. Il faut dire qu'une certaine terreur superstitieuse entourait ce chÃĒteau. C'ÃĐtait dans le pays une vieille tradition, qui remontait à des siÃĻcles, que cette demeure fÃĐodale ÃĐtait hantÃĐe par un gÃĐnie malfaisant. La vÃĐritÃĐ est que la plupart des seigneurs de Chazelay, comme le grand-duc clouÃĐ sur leur porte, ÃĐtaient morts de mort violente, et que la famille avait ÃĐtÃĐ ÃĐprouvÃĐe par de sanglantes et lugubres catastrophes. Le propriÃĐtaire actuel ÃĐtait un exemple de cette fatalitÃĐ qui pesait, disait-on, sur le chÃĒteau. Il avait perdu, dÃĻs la seconde annÃĐe de son mariage, une femme jeune et charmante. Un soir qu'elle se rendait au bal et qu'elle ÃĐtait accommodÃĐe à la maniÃĻre du temps, c'est-à-dire avec de larges paniers, la chÃĒtelaine avait eu l'imprudence de s'approcher des tisons qui flambaient dans la vaste cheminÃĐe du salon; sa robe avait pris feu rapidement; enveloppÃĐe de ce nimbe ardent, elle avait fui de chambre en chambre, excitant la flamme autour d'elle, au lieu de la calmer, par le courant d'air que sa course crÃĐait. Ses femmes, voyant cette apparition flamboyante, effrayÃĐes des cris qui partaient de ce tourbillon de feu, n'osÃĻrent point lui porter secours, si bien qu'en moins de dix minutes la pauvre crÃĐature ÃĐtait morte au milieu des plus affreuses tortures, et son mari, absent du chÃĒteau en ce moment-là, n'avait retrouvÃĐ qu'une chose informe, calcinÃĐe et sans nom. Elle avait laissÃĐ une fille, sur laquelle le seigneur de Chazelay sembla reporter tout son amour; mais peu à peu cette enfant, qu'on avait vu naÃŪtre dans le village, pour laquelle les cloches joyeuses avaient sonnÃĐ pendant trois jours, que des comtesses et des marquises avaient portÃĐe toute fleurie de dentelles et de rubans sur les fonts baptismaux, cette enfant fut sÃĐquestrÃĐe, puis disparut tout à fait, et le bruit courut qu'elle ÃĐtait morte par accident, et qu'elle avait ÃĐtÃĐ secrÃĻtement enterrÃĐe dans le caveau de la famille. Depuis ce jour, le chÃĒteau de Chazelay, qui ÃĐtait naturellement triste, ÃĐtait devenu funÃĻbre. Un nuage de corbeaux obscurcissait les cinq tourelles dont le toit circulaire et pointu, chargÃĐ d'un artichaut de plomb, dominait les bÃĒtiments et les cours intÃĐrieures. La nuit, on entendait piauler la chouette dans le vieux donjon que blanchissait la lune, et les paysans, saisis d'un tremblement superstitieux, s'ÃĐloignaient de ces fantÃīmes de pierre sur lesquels s'ÃĐtendait, croyait-on, la responsabilitÃĐ d'un crime. Quel ÃĐtait ce crime? À quel seigneur de Chazelay remontait-il? Par quelle filiation morale ÃĐtendait-il son influence sur la destinÃĐe du seigneur actuel? On l'ignorait. De la porte d'entrÃĐe flanquÃĐe des petites tourelles dont nous avons dÃĐjà parlÃĐ, et contre laquelle s'adossait la maison du gardien du chÃĒteau, on pÃĐnÃĐtrait dans une premiÃĻre cour, qui ÃĐtait occupÃĐe par les ÃĐcuries, les ÃĐtables, les greniers, les granges, et, en gÃĐnÃĐral, par tous les bÃĒtiments d'exploitation. C'ÃĐtait la ferme. Était-ce une illusion, ou serait-il vrai que les animaux subissent l'influence morale des lieux oÃđ ils habitent? Toujours est-il que les chiens, sans doute effrayÃĐs par la vue de leur congÃĐnÃĻre furieux, secouaient mÃĐlancoliquement leur chaÃŪne, et que, à l'arrivÃĐe d'un ÃĐtranger, ils firent entendre le hurlement qui, la nuit, annonce aux superstitieux la mort du maÃŪtre ou de l'un de ses plus proches parents. Les bœufs, que l'on dÃĐtelait pour les mener boire, portaient la corne basse et fixaient sur la terre leur grand œil limpide, et les chevaux eux-mÊmes semblaient, comme les superbes coursiers d'Hippolyte, se conformer à la triste pensÃĐe universellement rÃĐpandue sur chacun. De cette cour extÃĐrieure, on dÃĐcouvrait les fossÃĐs de ce qu'on eÃŧt pu appeler la forteresse. Par un pont-levis jetÃĐ sur ces fossÃĐs, et à l'aide d'un passage bas et sombre creusÃĐ dans l'ÃĐpaisseur d'un donjon, sur la muraille duquel s'ÃĐtendait une large tache de rouille ou de sang, on pÃĐnÃĐtrait dans une autre cour. À part les cuisines et quelques salles de l'aile du bÃĒtiment destinÃĐes à marquer la configuration intÃĐrieure du corps de logis, on ne voyait encore rien du chÃĒteau, rien que cette masse puissante et monolithe dont la mÃĐlancolie plombait sur les hommes et les animaux mÊmes. Dans cette premiÃĻre cour, l'herbe poussait entre les cailloux; des instruments de labour ÃĐtaient nÃĐgligemment jetÃĐs çà et là, et quelques canards muets barbotaient dans l'eau stagnante et huileuse des fossÃĐs. Telle ÃĐtait la physionomie ordinaire du chÃĒteau de Chazelay. Mais, au moment oÃđ Jacques MÃĐrey, suivi des deux hommes du chÃĒteau, pÃĐnÃĐtra dans la cour extÃĐrieure, la tristesse habituelle des visages et des choses avait fait place à une terreur et à un dÃĐsordre qu'il est difficile de dÃĐcrire. Des garçons de service, armÃĐs de bÃĒtons, de fourches et de flÃĐaux, avaient d'abord poursuivi un gros chien qui venait d'effrayer le village en en mordant plusieurs autres. HarcelÃĐ et blessÃĐ, mais rendu plus furieux encore par ces blessures, l'animal ne s'ÃĐtait plus bornÃĐ Ã  piller les quadrupÃĻdes; il avait mordu deux des assaillants; puis, trouvant la porte de la ferme seigneuriale ouverte, il s'ÃĐtait glissÃĐ dans la cour et avait ÃĐtÃĐ s'acculer à un enfoncement de la muraille pareil à un four. À la porte du pont-levis, tout le monde s'ÃĐtait arrÊtÃĐ; M. de Chazelay lui-mÊme, au lieu d'aller à l'animal avec son fusil de chasse, s'ÃĐtait enfermÃĐ au chÃĒteau; une frayeur superstitieuse semblait avoir clouÃĐ tout le monde au seuil de ce chÃĒteau fatal, qui, mÊme dans d'autre temps, n'ÃĐtait pas abordÃĐ sans effroi. Ce chien ÃĐtait la forme visible du mauvais gÃĐnie qu'on disait avoir pour ces lieux une prÃĐdilection amÃĻre et nÃĐfaste. Cependant, les chevaux attachÃĐs dans leur ÃĐcurie, les bœufs et les vaches dans leurs ÃĐtables, les chiens enfermÃĐs dans leurs loges, faisaient entendre des lamentations et des aboiements dont tous les cœurs ÃĐtaient glacÃĐs. S'il y a du bruit en enfer, ce bruit doit ressembler aux cris de dÃĐtresse qui sortaient en ce moment-là du chÃĒteau maudit. À travers cet orage de gÃĐmissements, on entendait çà et là quelques voix de femmes, sans doute quelques servantes et des filles de chambre que le chien avait surprises dans leurs travaux et qui, rÃĐfugiÃĐes derriÃĻre leur abri mal assurÃĐ, appelaient au secours. En arrivant dans la premiÃĻre cour, le docteur jeta un regard autour de lui. Il vit deux hommes qui lavaient leurs plaies à une fontaine; l'un ÃĐtait mordu à la joue, l'autre à la main. Il avait prÃĐvu le cas et s'ÃĐtait muni d'un acide corrosif pour donner les premiers soins aux blessÃĐs. Jacques MÃĐrey sauta à bas de son cheval, courut à eux, tira son bistouri, dÃĐbrida les plaies, et, dans les sillons tracÃĐs par la lame d'acier, injecta l'acide qui devait prÃĐvenir les effets de la morsure de l'animal. Puis, les malades pansÃĐs, il s'informa oÃđ ÃĐtait le chien, et ayant appris qu'il ÃĐtait dans la seconde cour, oÃđ personne n'osait pÃĐnÃĐtrer, il ÃĐcarta ceux qui lui barraient le chemin et entra seul rÃĐsolument et sans armes. Les paysans jetÃĻrent un cri d'ÃĐpouvante en voyant le docteur marcher droit à cet enfoncement dans lequel ÃĐtait tapi le chien, et là, s'arrÊtant la bouche souriante, mais les lÃĻvres lÃĐgÃĻrement retroussÃĐes sur ses dents blanches, fixer son regard sur celui du chien. Tous croyaient que l'animal furieux allait se prÃĐcipiter sur le docteur; mais au contraire, le chien, qui ÃĐtait arc-boutÃĐ sur ses quatre pattes, s'abattit avec un gÃĐmissement plaintif. Puis, comme attirÃĐ par une force irrÃĐsistible, il sortit en rampant de l'enfoncement oÃđ il ÃĐtait à moitiÃĐ cachÃĐ. La fureur de son œil sanglant ÃĐtait tombÃĐe; sa gueule, ouverte et remplie d'une ÃĐcume fÃĐtide, s'ÃĐtait fermÃĐe; il se traÃŪna jusqu'aux pieds du docteur comme un coupable qui implore sa grÃĒce, ou plutÃīt comme un malade qui demande sa guÃĐrison; humble, dÃĐsarmÃĐ, vaincu par une force occulte, l'animal semblait se calmer dans cette force et dÃĐposer sa rage aux pieds de l'homme invulnÃĐrable qui le regardait doucement et tranquillement. Le docteur fit un signe, le chien se redressa sur ses jambes de devant, et s'assit, levant des yeux craintifs et suppliants vers le docteur, qui posa sa main sur la tÊte hÃĐrissÃĐe et frÃĐmissante de l'animal. À ce spectacle, l'admiration des paysans ÃĐclata; ils n'avaient jamais lu les rÃĐcits que les poÃĻtes nous ont laissÃĐs d'OrphÃĐe endormant le chien CerbÃĻre et refoulant au fond de sa gorge le triple aboiement du monstre. Mais ces naÃŊfs enfants de la nature n'en furent que plus ÃĐmus de la nouveautÃĐ du prodige; ils se demandaient les uns aux autres ce que le docteur avait pu jeter dans la gueule de l'animal enragÃĐ, et en vertu de quelle loi cet homme commandait à l'aveugle fureur. Enhardis de plus en plus devant l'attitude soumise du chien devant lequel ils tremblaient et reculaient tout à l'heure, les hommes armÃĐs d'instruments aratoires s'approchÃĻrent pour le tuer; mais le docteur, se tournant vers eux avec autoritÃĐ: --ArriÃĻre! dit-il; qu'aucun de vous ne touche à ce chien, je vous le dÃĐfends; celui qui lui ferait le moindre mal serait un lÃĒche. D'ailleurs, ce chien est à moi. Alors, les paysans confondus lui proposÃĻrent des cordes pour lui lier les pattes. --Non, dit Jacques en secouant la tÊte, il n'est pas besoin de cordes, croyez-moi; il me suivra de lui-mÊme, et sans qu'il soit nÃĐcessaire de l'y forcer. --Mais, au moins, criÃĻrent plusieurs voix, muselez-le, docteur, muselez-le! --Inutile, rÃĐpondit Jacques MÃĐrey; j'ai une museliÃĻre plus solide que toutes celles dont vous pouvez vous servir pour lui maintenir la gueule. --Et cette museliÃĻre, quelle est-elle? demandÃĻrent les paysans. --Ma volontÃĐ. Cela dit, il fit un signe au chien. L'animal, à ce geste, se dressa sur ses quatre pattes, releva et fixa sur l'œil de son maÃŪtre son œil obÃĐissant et fatiguÃĐ, poussa par trois fois un aboiement plaintif, et suivit Jacques MÃĐrey avec la mÊme obÃĐissance joyeuse que s'il lui eÃŧt appartenu depuis longtemps. IV Comme quoi le chien est non seulement l'ami de l'homme, mais aussi l'ami de la femme Le lendemain, Jacques MÃĐrey reçut un message du chÃĒteau. Dans une lettre tout juste assez polie pour ne pas Être blessante, le seigneur de Chazelay, qui cependant à la vue du chien s'ÃĐtait retirÃĐ et enfermÃĐ chez lui, le seigneur de Chazelay, qui se piquait d'Être un esprit fort, tÃĐmoignait ne point croire au miracle accompli la veille par le docteur, quoique de sa fenÊtre il eÃŧt pu voir ce miracle s'accomplir. Un chien s'ÃĐtait en effet glissÃĐ dans la ferme du chÃĒteau, et de la premiÃĻre cour ÃĐtait entrÃĐ dans la seconde, oÃđ il avait portÃĐ le trouble et le dÃĐsordre avec lui; mais ce chien ÃĐtait-il rÃĐellement enragÃĐ? Là ÃĐtait le doute; que des gens simples et ignorants crussent à la fascination du regard et de la volontÃĐ, rien n'ÃĐtait plus naturel; mais des gens instruits et bien nÃĐs ne pouvaient raisonnablement admettre de semblables prodiges. Comme cependant le docteur avait fait preuve d'ÃĐnergie et de rÃĐsolution en affrontant la morsure d'un chien qui paraissait Être enragÃĐ, le chÃĒtelain lui envoyait deux piÃĻces d'or, qu'il le priait d'accepter à titre d'honoraires. Jacques MÃĐrey dÃĐchira la lettre et refusa les deux piÃĻces d'or. La science n'ÃĐtait pas la prÃĐoccupation morale de Jacques MÃĐrey, on peut mÊme dire qu'il n'aimait la science que par rapport à un but. Ce but vers lequel tendaient toutes les forces de son esprit, tous les mouvements de son cœur, c'ÃĐtait le but de la philosophie du XVIIIe siÃĻcle, le bonheur du genre humain. Il interrogeait avec M. de Condorcet le moment, encore ÃĐloignÃĐ sans doute (mais qu'importe la distance!) oÃđ la raison perfectible de l'homme dÃĐcouvrirait les causes premiÃĻres des choses, oÃđ les nations ne se feraient plus la guerre, et oÃđ les hommes, dÃĐlivrÃĐs des maux qu'engendrent la misÃĻre et l'ignorance, accompliraient sur la terre une existence indÃĐfinie. L'Écriture sainte n'avoue-t-elle pas elle-mÊme que la mort est la dette du pÃĐchÃĐ, c'est-à-dire la violation des lois naturelles? Or, le jour oÃđ l'homme connaÃŪtrait ces lois et oÃđ il les observerait, l'homme s'affranchirait de sa dette, et, comme cette dette, c'ÃĐtait la mort, l'homme ne mourrait plus. CrÃĐer et ne plus mourir, n'est-ce point l'idÃĐal de la science? Car la science est la rivale de Dieu. L'homme connÃŧt-il les mystÃĻres de toutes les choses de ce monde, l'homme arrivÃĒt-il à exposer devant Dieu lui-mÊme d'irrÃĐfutables thÃĐories, Dieu lui rÃĐpondra: --Si tu sais tout, tu n'es qu'à la moitiÃĐ de ta route; maintenant, crÃĐe un ver ou une ÃĐtoile, et tu seras mon ÃĐgal. AbÃŪmÃĐ dans ces rÊves de bonheur lointain, dans cet espoir de puissance indÃĐfinie, dans cet ÃĒge d'or de l'humanitÃĐ que les poÃĻtes avaient placÃĐ au commencement du monde, parce que les poÃĻtes sont les sublimes enfants de la nature, Jacques MÃĐrey voyait avec un frÃĐmissement d'impatience les obstacles moraux et les barriÃĻres matÃĐrielles qu'opposait la classe des privilÃĐgiÃĐs à l'accomplissement des destinÃĐes de l'homme sur la terre. Nature douce et sensible, comme on disait alors, il ÃĐtait venu à la haine par l'amour. C'est parce qu'il aimait les opprimÃĐs qu'il dÃĐtestait les oppresseurs. À part les deux ou trois fois qu'il l'avait croisÃĐ sur son chemin, le seigneur de Chazelay lui ÃĐtait personnellement inconnu. Il est vrai que Jacques MÃĐrey, esprit supÃĐrieur, n'en voulait point aux hommes, mais aux abus et aux inÃĐgalitÃĐs sociales dont les nobles ÃĐtaient la vivante incarnation. Il refusa l'or du chÃĒteau avec le mÊme dÃĐdain qu'il eÃŧt refusÃĐ les prÃĐsents d'un ennemi. Cette sombre apparition du Moyen Âge fÃĐodal remuait dans son sang plÃĐbÃĐien des souvenirs de colÃĻre; il voyait dans ces vieux murs le signe d'une domination qui, bien que diminuÃĐe, durait encore; il se demandait quelle force pourrait jamais dÃĐraciner ces titaniques monuments de la race conquÃĐrante. Alors, dÃĐcouragÃĐ par la lenteur du progrÃĻs, par l'ÃĐnormitÃĐ des obstacles que rencontre l'affranchissement d'un peuple, il se plongeait avec dÃĐsespoir dans l'ÃĐtude de la nature, seul asile que la sociÃĐtÃĐ telle qu'elle ÃĐtait faite eÃŧt laissÃĐ Ã  la science. Seul, il faisait souvent des promenades au plus profond des bois, et, là, grave, attentif, pareil à Œdipe devant le Sphinx, il semblait interroger l'ÃĒme de l'univers. Le chien qu'il avait sauvÃĐ de sa propre fureur ÃĐtait devenu son ami le plus sincÃĻre et le plus dÃĐvouÃĐ; il suivait le docteur dans toutes ses courses; doux et caressant, il lui obÃĐissait comme l'ombre de sa pensÃĐe. Aussi le curÃĐ de Chazelay ne manqua-t-il pas de dire qu'il y avait dans l'histoire des sorciers plusieurs exemples de cette accointance d'un esprit familier sous la forme d'un animal domestique. Cet animal à coup sÃŧr devait avoir des cornes, et s'il ne les montrait point, c'ÃĐtait pour mieux cacher son jeu. Un jour que Jacques MÃĐrey ÃĐtait parti de bonne heure pour herboriser, il se trouva, sans trop savoir comment il ÃĐtait arrivÃĐ là, sur la lisiÃĻre d'un bois touffu, emmÊlÃĐ, impÃĐnÃĐtrable, comme il en existe encore dans cette partie du Berri, vÃĐritable forÊt d'AmÃĐrique en petit, oÃđ nulle route frayÃĐe ne gardait la trace d'un pas humain. La solitude plaisait au docteur, nous l'avons dÃĐjà dit; il aimait à se rapprocher de la nature, nous l'avons dit encore; mais la profonde nuit qui rÃĐgnait dans ce bois sauvage, l'aspect menaçant des herbes et des broussailles remplies de couleuvres; la masse compacte des rochers qui dÃĐcoupaient leur verdure de mousse sur la sombre verdure des chÊnes, tout cela saisit le docteur aux entrailles; il hÃĐsitait à l'entrÃĐe de ce bois comme un initiÃĐ des mystÃĻres d'Eleusis au seuil du temple, oÃđ l'attendaient les redoutables ÃĐpreuves et les tÃĐnÃĻbres. Alors, le chien s'approcha du docteur avec une physionomie ÃĐtrange; lÃĐchant les mains de son maÃŪtre et le tirant par l'habit, il semblait le conjurer de le suivre dans l'ÃĐpaisseur du bois. C'ÃĐtait un de ces points de doctrine sur lesquels Jacques MÃĐrey s'accordait avec les illuminÃĐs, les cabalistes et mÊme les historiens, que les animaux sont douÃĐs quelquefois d'un esprit de divination. La science des prÃĐsages et des augures, cette science vieille comme le monde, à laquelle ont cru tous les sages de l'antiquitÃĐ depuis HomÃĻre jusqu'à CicÃĐron, n'ÃĐtait point une chimÃĻre aux yeux du docteur. Il pensait que les animaux, les plantes, les objets inanimÃĐs eux-mÊmes, ont un langage, et que ce langage, interprÃĻte des ÃĐlÃĐments de la nature, peut donner à l'homme des avertissements salutaires. Et, en effet, interrogez à la fois la fable et l'histoire, et vous les trouverez toutes deux d'accord sur ce sujet. N'est-ce point un bÃĐlier qui dÃĐcouvrit à Bacchus, mourant de soif, ces sources du dÃĐsert autour desquelles verdissent aujourd'hui les oasis d'Ammon? Ne sont-ce point deux colombes qui conduisirent ÉnÃĐe du cap MisÃĻne au rameau d'or cachÃĐ sur les rives du lac Averne? Et n'est-ce point une biche blanche qui fraya le chemin d'Attila à travers les Palus-MÃĐotides? Jacques MÃĐrey suivi donc le chien, persuadÃĐ qu'il le conduisait à un but quelconque. L'animal s'avança dans le bois; le docteur marchait derriÃĻre lui, pÃĐniblement, le visage à chaque instant fouettÃĐ par les branches, les jambes perdues dans les herbes, ne voyant devant lui que la queue de son chien, boussole vivante, et n'entendant que le froissement des plantes et le bruit des reptiles fuyant sous les orties. AprÃĻs un quart d'heure de marche, l'homme et le chien, le chien d'abord, parvinrent à une clairiÃĻre au milieu de laquelle, appuyÃĐe au tronc d'un chÊne immense, s'ÃĐlevait une cabane. La queue du chien remua de joie. Cette cabane devait appartenir soit à un bÃŧcheron, soit à un braconnier; peut-Être celui qui l'habitait exerçait-il ces deux ÃĐtats. Elle ÃĐtait situÃĐe au centre d'une forÊt appartenant à M. de Chazelay. Comment M. de Chazelay, si grand amateur de la chasse, permettait-il qu'un braconnier, dont il ÃĐtait impossible qu'il ignorÃĒt l'existence, s'ÃĐtablÃŪt ainsi sur ses terres? Jacques MÃĐrey s'adressa vaguement toutes ces questions; mais l'habitude oÃđ il ÃĐtait de sacrifier les choses importantes aux choses secondaires fit qu'il laissa de cÃītÃĐ la cause et ne s'occupa que de l'effet. Le chien se dressa contre la porte; puis, comme la pression n'ÃĐtait pas assez forte, il laissa retomber ses deux pattes de devant à terre et poussa la porte avec son museau. La porte cÃĐda assez à temps pour que de sa main le docteur l'empÊchÃĒt de se refermer. Une vieille femme assise sur un escabeau filait tranquillement sa quenouille, tandis qu'un homme d'une trentaine d'annÃĐes, qui devait Être le fils de cette femme, nettoyait les piÃĻces dÃĐmontÃĐes de la batterie d'un fusil. Devant la cheminÃĐe, oÃđ flambaient des branches sÃĻches, un quartier de chevreuil ÃĐtait en train de rÃītir et rÃĐpandait ce fumet à la fois aromatique et appÃĐtissant de la venaison. Au moment oÃđ le chien entra, la vieille femme poussa un cri de plaisir et l'homme bondit de joie. Jamais on ne vit reconnaissance plus touchante; c'ÃĐtaient des caresses, des embrassements, des transports à n'en pas finir. Puis des dialogues auxquels le chien rÃĐpondait par des modulations qui eussent fait croire qu'il entendait les reproches qu'on lui faisait et qu'il essayait de se disculper. --D'oÃđ viens-tu, misÃĐrable bandit? d'oÃđ viens-tu, affreux vagabond? disait l'homme. --Qu'as-tu fait pendant quinze grands jours que tu nous a laissÃĐs dans l'inquiÃĐtude? demandait la femme. --Nous t'avons cru mort ou enragÃĐ, ce qui revient au mÊme, reprenait l'homme. --Mais, non, Dieu merci! Il se porte bien; pauvre Scipion! il a l'œil limpide comme une goutte d'eau et vif comme un ver luisant. --Tu dois avoir faim, mauvais drÃīle! tiens, mords là-dedans. Et l'enfant prodigue, fÊtÃĐ, caressÃĐ Ã  son retour au logis, se voyait offrir le reste du dÃĐjeuner ou du souper de la vieille avec le mÊme empressement et les mÊmes excitations que s'il eÃŧt ÃĐtÃĐ un vÃĐritable convive. Alors seulement Scipion, dont le docteur venait d'apprendre le vÃĐritable nom--nom qu'il devait sans doute à un parrain plus lettrÃĐ que ne l'ÃĐtait son maÃŪtre--, Scipion, qui avait dÃĐjeunÃĐ avant de quitter la maison du docteur, ayant tout dÃĐdaignÃĐ, le bÃŧcheron releva la tÊte et s'aperçut de la prÃĐsence de Jacques MÃĐrey. La vue de cet ÃĐtranger parut lui dÃĐplaire; l'homme fronça le sourcil, et la femme eÃŧt pÃĒli si sa peau n'eÃŧt pas ÃĐtÃĐ depuis longtemps tannÃĐe par l'ÃĒge et par le soleil. Jacques MÃĐrey, voyant l'effet dÃĐsagrÃĐable que causait à ses hÃītes son apparition inattendue, s'empressa de leur raconter l'histoire de Scipion, et comment il l'avait sauvÃĐ des fourches et des flÃĐaux des garçons d'ÃĐcurie du chÃĒteau de Chazelay. Une larme se forma lentement dans l'œil aride de la vieille femme, et mouilla le lin de sa quenouille. Quant au bÃŧcheron, il ÃĐprouva le mÊme sentiment de reconnaissance sans doute pour l'homme qui avait sauvÃĐ son chien; cependant, un nuage sombre ne resta pas moins sur son front. Le docteur se croyait tombÃĐ, nous l'avons dit, dans une cabane de braconnier; il attribua le trouble de ces gens au mÃĐtier qu'ils faisaient et à la crainte d'Être dÃĐcouverts. Mais, avec le sourire d'un patriarche et les lÃĻvres d'un jeune homme: --Rassurez-vous, mes amis, leur dit-il, je ne suis point un espion du chÃĒteau; le Seigneur, qui est au-dessus des seigneurs de la terre, a donnÃĐ les animaux à l'homme pour que l'homme en fÃŪt sa nourriture. Or, Dieu n'a point ÃĐtabli de distinction entre le noble et le roturier; nos mauvaises lois sociales ont seules fait cela; elles ont donnÃĐ le droit de chasse aux uns et l'ont refusÃĐ aux autres, et les nobles, qui ne respectent rien, pas mÊme la parole de Dieu, ont violÃĐ la promesse que JÃĐhovah avait faite à NoÃĐ et à ses successeurs dans la personne de NoÃĐ. ÂŦTout ce qui se meut sur la terre et dans les eaux vous appartient,Âŧ a dit le Seigneur. Mais, au moment oÃđ le docteur achevait sa dÃĐmonstration du droit de chasse, droit universel, droit indestructible, puisqu'il est basÃĐ sur les Saintes Écritures, un spectacle aussi nouveau qu'inattendu frappa ses yeux. Une espÃĻce d'alcÃīve pratiquÃĐe au fond de la cabane ÃĐtait voilÃĐe par des rideaux de serge; le chien venait de soulever et d'ÃĐcarter ce rideau avec sa tÊte, et, dans la pÃĐnombre, Jacques MÃĐrey distingua comme un paquet inerte de membres humains appartenant ÃĐvidemment à un enfant qui avait l'air de vivre. --Qu'est cela? s'ÃĐcria-t-il. Et il saisit le rideau pour l'ÃĐcarter. Mais le braconnier se leva d'un air solennel. --Monsieur, lui dit-il, pour avoir vu ce que vous venez de voir, tout autre que vous ne sortirait pas vivant d'ici; mais je m'aperçois que mon chien vous aime; il vous doit de n'avoir pas ÃĐtÃĐ tuÃĐ Ã  coups de fourche et de ne pas Être mort de la rage; or, mon chien, voyez-vous, c'est mon seul ami; en considÃĐration de mon chien, je vous fais grÃĒce; mais jurez-moi que vous ne raconterez à personne ce que vous avez cru voir. --Monsieur, dit Jacques MÃĐrey en lÃĒchant le rideau, mais en croisant les bras en homme dÃĐcidÃĐ Ã  aller jusqu'au bout, vous oubliez que je suis mÃĐdecin et qu'un mÃĐdecin est le confesseur du corps: je veux savoir ce que c'est que cet enfant. Les yeux du bÃŧcheron, qui avaient d'abord jetÃĐ une flamme, s'adoucirent. --Vous Êtes mÃĐdecin!... dit-il en devenant pensif. En effet, vous avez rendu la vie et la raison à mon chien qui avait dÃĐjà perdu l'une et qui allait perdre l'autre. Puis, tout à coup: --Oh! s'ÃĐcria-t-il, quelle idÃĐe! si ce que vous avez pu pour un animal, vous le pouviez... Il secoua la tÊte avec dÃĐcouragement. --Mais non, dit-il, c'est impossible! --Rien n'est impossible à la science, mon ami, rÃĐpondit le docteur d'un ton radouci! JÃĐsus-Christ n'a-t-il pas dit: ÂŦSi vous avez la foi seulement gros comme un grain de sÃĐnevÃĐ, vous direz à cette montagne: "Remue-toi et jette-toi dans la mer," et la montagne se remuera et se jettera dans la mer.Âŧ Oh! s'ÃĐcria le docteur, la foi n'est que le premier ÃĒge de la science; le second, c'est la volontÃĐ. Vouloir, c'est pouvoir. JÃĐsus n'a-t-il pas ajoutÃĐ: ÂŦLes œuvres que je fais, celui qui croit en moi les fera?Âŧ Or, brave homme, vous Êtes chrÃĐtien: je le vois à ce crucifix placÃĐ Ã  la tÊte de votre lit. Mais ou votre christianisme est faux, ou vous devez admettre que tout chrÃĐtien a le droit de faire ce qu'on appelle des miracles, et ce que moi, qui ne crois pas aux miracles, j'appelle le produit de la souverainetÃĐ de l'intelligence sur la matiÃĻre. Ces paroles n'ÃĐtaient pas trÃĻs comprÃĐhensibles pour le braconnier; aussi, aprÃĻs avoir rÃĐflÃĐchi un instant: --Je ne comprends rien à vos beaux raisonnements, monsieur, dit-il; mais je me dis comme ça à moi-mÊme que ce serait une fiÃĻre providence qui vous aurait amenÃĐ. Il s'arrÊta et toussa plusieurs fois comme si ce qu'il allait dire ne pouvait passer par sa gorge. V OÃđ le docteur trouve enfin ce qu'il cherchait Le docteur attendit un instant, espÃĐrant que le braconnier achÃĻverait sa phrase suspendue. Mais comme il continuait de garder le silence: --La providence qui m'a conduit ici, dit-il, la voilà. Et il montra Scipion. --Il est bien vrai que ce brave animal a toujours ÃĐtÃĐ l'ÃĒme, le dÃĐfenseur, le bon gÃĐnie, et je dirai mÊme quelquefois le pourvoyeur de notre cabane. Et puis... Il s'arrÊta de nouveau. --Et puis? insista le docteur. --Et puis, dit le braconnier, c'est stupide à dire, je le sais bien, mais il l'aime tant, elle! --Qui, elle? demanda le docteur, ne pouvant croire qu'il fÃŧt question de la petite idiote et de Scipion. --Eh! mon Dieu, oui, elle, dit le braconnier, dont les traits s'adoucirent; la pauvre crÃĐature qui est là! Et, tout en haussant les ÃĐpaules, il dÃĐsignait de la main le rideau derriÃĻre lequel s'agitait cette forme humaine inachevÃĐe. --Mais quelle est donc cette crÃĐature? demanda le docteur. --Une pauvre innocente. On sait que les paysans, par _innocents_, dÃĐsignent les pauvres d'esprit, les idiots et les fous. --Comment! fit le docteur; vous avez chez vous un pauvre enfant dans cet ÃĐtat-là, et vous n'avez pas consultÃĐ les mÃĐdecins? --Bon! dit le braconnier; avant qu'elle fÃŧt ici, elle en a eu, des mÃĐdecins, et des premiers encore, on l'a conduite à Paris, mais ils ont tous dit qu'il n'y avait rien à faire. --Il ne fallait pas vous contenter de cela, vous; et lorsque l'enfant vous a ÃĐtÃĐ rendue ou donnÃĐe--je ne cherche pas à savoir vos secrets--, il fallait vous enquÃĐrir de votre cÃītÃĐ; il y autre part qu'à Paris des mÃĐdecins habiles et amoureux de la science, qui guÃĐrissent pour guÃĐrir. --OÃđ voulez-vous qu'un pauvre diable comme moi aille chercher ces gens-là? Je ne sais pas seulement oÃđ ça demeure, la mÃĐdecine. Tel que vous me voyez, tenez, je n'ai jamais pu vivre dans les villes; vos maisons alignÃĐes et pressÃĐes les unes contre les autres m'ÃĐtouffent. On ne respire pas là-dedans. Il me faut, à moi, le grand air, le mouvement, le plafond des forÊts, la maison du Bon Dieu, enfin. Braconnier, oui, c'est une vie qui me va, celle-là; vivre de mon fusil, respirer l'odeur de la poudre, sentir le vent, la rosÃĐe, la neige dans les cheveux; la lutte, la libertÃĐ, avec cela on est heureux comme un roi. --Eh bien, maintenant que vous m'avez trouvÃĐ sans me chercher, et qu'à trois ou quatre mots qui vous sont ÃĐchappÃĐs vous m'avez laissÃĐ croire que la Providence n'est pas ÃĐtrangÃĻre à notre rencontre, me laisserez-vous voir le pauvre enfant? --Oh! mon Dieu! oui, dit le braconnier. --C'est une fille, avez-vous dit? --Ai-je dit que c'ÃĐtait une fille, monsieur? Alors, je me suis trompÃĐ; ce n'est, sauf votre respect, qu'un animal immonde que nous avons toutes les peines du monde à tenir propre; mais au fait, libre à vous de regarder. Tenez, la voilà. Et, soulevant tout à fait le rideau de serge, il indiqua du doigt une crÃĐature inerte, ramassÃĐe sur elle-mÊme, et se roulant sur une mauvaise paillasse. Jacques MÃĐrey contempla tristement cette chose humaine. Alors, les entrailles du docteur frÃĐmirent. C'ÃĐtait une de ces natures d'ÃĐlite qui tressaillent de pitiÃĐ devant toutes les infortunes et devant toutes les dÃĐgradations; plus un Être ÃĐtait abaissÃĐ, plus il se sentait attirÃĐ vers lui par le magnÃĐtisme du cœur. La pauvre idiote ne s'aperçut nullement de la prÃĐsence d'un ÃĐtranger; sa main, nonchalante et molle, que l'on eÃŧt cru privÃĐe d'articulations, caressait le chien. Il semblait que ces deux Êtres infÃĐrieurs fussent en communication, sinon de pensÃĐe, du moins d'instinct, et qu'ils se portassent l'un vers l'autre en vertu de la grande loi des affinitÃĐs. Seulement, le chien ÃĐtait dans sa nature, la petite fille n'y ÃĐtait pas. Le docteur rÃĐflÃĐchit longtemps; il se sentait attirÃĐ vers ce nÃĐant de toutes les forces de sa charitÃĐ. L'enfant poussa une plainte. --Elle souffre, murmura-t-il. L'absence de la pensÃĐe serait-elle une douleur? Oui, car tout aspire à la vie, c'est-à-dire à l'intelligence. Le braconnier alors, lui montrant l'idiote, dont rien ne pouvait attirer l'attention, secoua douloureusement la tÊte. --Vous voyez, monsieur le mÃĐdecin, dit-il. Il y a peu de chose à espÃĐrer avec une fille qui ne peut s'occuper à rien; ma mÃĻre et moi ne sommes jamais arrivÃĐs à lui faire tenir une quenouille, quoiqu'elle ait dÃĐjà sept ans. Mais le docteur, se parlant à lui-mÊme: --Elle s'occupe du chien, dit-il. Et, sur ce mouvement de sympathie que l'enfant avait montrÃĐ Ã  l'animal, Jacques MÃĐrey bÃĒtit à l'instant mÊme tout un systÃĻme de traitement moral. --Ça, c'est vrai, rÃĐpÃĐta le braconnier; elle s'occupe du chien, mais c'est tout. --Cela suffit, dit Jacques MÃĐrey rÊveur, nous avons trouvÃĐ le levier d'ArchimÃĻde. --Je ne connais pas le levier d'ArchimÃĻde, murmura le braconnier, et j'aime mieux, pour mon compte, manier mon fusil que le levier de qui que ce soit. Mais, si vous pouviez, continua-t-il en ÃĐlevant la voix et frappant sur sa cuisse, si vous pouviez donner une idÃĐe à cette fille-là, ma mÃĻre et moi, nous vous aurions de la reconnaissance, car nous l'aimons, quoiqu'elle ne nous soit rien. Vous savez, l'habitude; à force de la voir, nous avons fini par nous y attacher, si repoussante qu'elle soit.--N'est-ce pas, petite?--Tenez, continua-t-il, elle ne m'entend mÊme pas, elle ne reconnaÃŪt mÊme pas ma voix. --Non, reprit le docteur en secouant la tÊte de haut en bas, non, mais elle a entendu et reconnu le chien; c'est tout ce qu'il me faut à moi. Jacques MÃĐrey promit de revenir, et appela le chien, se dÃĐclarant incapable de retrouver la maison s'il n'avait pas ce guide fidÃĻle. Mais le chien le suivit jusqu'à la porte seulement, et, quand Jacques MÃĐrey en eut dÃĐpassÃĐ le seuil, le chien secoua la tÊte en signe de dÃĐnÃĐgation, et revint vers l'enfant, plus fidÃĻle à son ancienne amitiÃĐ qu'à sa nouvelle reconnaissance. Le docteur s'arrÊta tout pensif. Il y avait plus d'un renseignement pour lui dans cette persistance du chien à rester prÃĻs de la petite idiote. Et, en effet, il rÃĐflÃĐchit que, s'il voulait sÃĐrieusement traiter cette enfant, c'ÃĐtaient des soins de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les minutes; c'ÃĐtaient des inventions et des imaginations toujours nouvelles qu'il lui fallait. D'ailleurs, il se sentait dÃĐjà par la pitiÃĐ attachÃĐ Ã  ce petit Être isolÃĐ, qui ne correspondait à rien dans la nature, et qui reprÃĐsentait le nÃĐant de l'intelligence et de la matiÃĻre au milieu des Êtres animÃĐs qui se _mouvaient_ et qui _pensaient_, deux choses qu'il ÃĐtait incapable de faire. Les anciens cabalistes, voulant donner à Dieu un motif d'impulsion pour le faire sortir de son repos, disent que Dieu crÃĐa le monde par amour. Jacques MÃĐrey, malgrÃĐ toutes ses tentatives, n'avait encore rien crÃĐÃĐ; mais, nous l'avons dit, il aspirait à faire un Être semblable à lui. La vue de cette jeune fille idiote, chez laquelle, de l'existence humaine, il n'existait que la matiÃĻre, renouvela l'ardeur de son rÊve. Comme Pygmalion, il devint amoureux d'une statue, non pas de marbre, mais de chair, et, comme le statuaire antique, il conçut l'espÃĐrance de l'animer. Les circonstances au milieu desquelles le docteur s'ÃĐtait trouvÃĐ lui avaient permis d'ÃĐtudier non seulement les mœurs des hommes, mais encore les instincts et les inclinations des animaux. Il avait abandonnÃĐ volontairement la sociÃĐtÃĐ des villes pour se rapprocher de la nature et des Êtres infÃĐrieurs qui la peuplent, persuadÃĐ que les animaux, dans une enveloppe plus ou moins grossiÃĻre, ont une ÃĐtincelle du fluide divin, mais que cette ÃĒme est seulement relative à des fonctions diffÃĐrentes des nÃītres. Il considÃĐrait la CrÃĐation comme une grande famille, dont l'homme ÃĐtait non pas le roi, mais le pÃĻre: famille dans laquelle il y avait des aÃŪnÃĐs et des cadets, ceux-ci tenus en tutelle par ceux-là. Il avait souvent observÃĐ, avec cet intÃĐrÊt qui naÃŪt dans les esprits profonds, tout incident, si lÃĐger qu'il soit, qui dÃĐnote un fait en rÃĐserve pour l'avenir. Il avait souvent regardÃĐ un jeune chien et un jeune enfant jouant ensemble. En ÃĐcoutant les sons inarticulÃĐs qu'ils ÃĐchangeaient au milieu de leurs jeux et de leurs caresses, il avait souvent tentÃĐ de croire que l'animal essayait de parler la langue de l'enfant et l'enfant celle du chien. À coup sÃŧr, quelle que fÃŧt la langue qu'ils parlaient, ils s'entendaient, se comprenaient, et peut-Être ÃĐchangeaient-ils ces idÃĐes primitives qui disent plus de vÃĐritÃĐs sur Dieu que n'en ont jamais dit Platon et Bossuet. En regardant les animaux, c'est-à-dire les humbles de la CrÃĐation, en voyant l'air intelligent des uns, l'air doux et rÊveur des autres, le docteur avait compris qu'il y avait un profond mystÃĻre entre eux et le grand tout. N'est-ce point pour ÃĐtablir ce mystÃĻre et pour les envelopper dans la bÃĐnÃĐdiction universelle qui descend sur nous et sur eux pendant cette sainte nuit de NoÃŦl, que le Seigneur, type de toute humilitÃĐ, voulut naÃŪtre dans une crÃĻche, entre un ÃĒne et un bœuf? L'Orient, que JÃĐsus touchait de la main, n'a-t-il pas adoptÃĐ cette croyance, que l'animal n'est qu'une ÃĒme endormie qui plus tard se rÃĐveillera homme, pour plus tard peut-Être se rÃĐveiller dieu? En un instant, ce monde de pensÃĐes, rÃĐsumÃĐ de l'histoire et des travaux de toute sa vie, se prÃĐsentÃĻrent à l'esprit de Jacques MÃĐrey; il comprit que, puisque le chien ne voulait pas quitter l'enfant, c'est que l'enfant et le chien ne devaient pas Être sÃĐparÃĐs; que d'ailleurs, quelque rÃĐgularitÃĐ qu'il mÃŪt dans ses visites, il ne pouvait les faire que de deux jours en deux jours tout au plus; or, à son avis, un traitement continu, une surveillance de toutes les heures, ÃĐtaient nÃĐcessaires pour tirer cette ÃĒme des tÃĐnÃĻbres dans lesquelles un oubli du Seigneur l'avait plongÃĐe. Il rentra donc dans la cabane, et, s'adressant au braconnier et à la femme qui paraissait Être sa mÃĻre: --Braves gens, leur dit-il, encore une fois, je ne vous demande pas votre secret sur cette enfant; vous avez ÃĐvidemment fait pour elle tout ce que vous pouviez faire, et, de quelque main que vous l'ayez reçue, vous n'avez point trompÃĐ la main qui vous l'a confiÃĐe. C'est à moi de faire le reste. Donnez-moi, ou plutÃīt prÊtez-moi cette petite fille, qui vous est un fardeau inutile; j'essayerai de la guÃĐrir et de vous rendre à la place de cette matiÃĻre inerte et muette une crÃĐature intelligente qui vous aidera dans vos travaux et qui, en prenant place dans la famille, y apportera sa part de forces et de capacitÃĐs. La mÃĻre et le fils se regardÃĻrent alors, puis tous deux se retirÃĻrent dans le fond de la cabane, discutÃĻrent quelques instants, parurent se ranger au mÊme avis, et le fils, revenant vers le docteur, lui dit: --Il est ÃĐvident, monsieur, que vous Êtes ici par l'intervention visible du Seigneur, puisque c'est ce chien que nous avions cru perdu et dont nous avions dÃĐjà fait notre deuil qui vous y a conduit. Prenez l'enfant et emportez-le. Si le chien veut vous suivre, qu'il vous suive et s'en aille avec l'enfant; la main de Dieu est dans tout cela, et ce serait une impiÃĐtÃĐ de notre part de nous opposer à Sa volontÃĐ sainte. Le docteur dÃĐposa sur une table sa bourse et tout ce qu'elle contenait; il enveloppa l'enfant dans son manteau, et sortit accompagnÃĐ du chien, qui, cette fois, ne fit aucune difficultÃĐ pour le suivre, et qui, plus joyeux qu'il ne l'avait jamais ÃĐtÃĐ, allait et revenait devant lui, flairant de son nez et donnant de petits coups de tÊte à l'enfant, qu'il ne pouvait voir, mais qu'il devinait dans son enveloppe; puis il repartait, aboyant avec la mÊme fiertÃĐ qu'un hÃĐraut d'armes qui proclame la victoire de son gÃĐnÃĐral. VI Entre chien et chat En voyant le chien si joyeux, le regardant avec des yeux si intelligents, lui parlant avec des accents si nuancÃĐs, le docteur s'affermissait plus que jamais dans l'idÃĐe de faire de ce chien qu'il avait sauvÃĐ l'intermÃĐdiaire intelligent, le lien actif entre sa volontÃĐ d'homme et le nÃĐant de la pauvre idiote qu'ils s'agissait de faire vivre. C'ÃĐtait un moyen de s'introduire en quelque sorte par surprise dans la place. Tout plein des mythes cabalistiques de l'antiquitÃĐ, le docteur se demandait si les poÃĻtes n'avaient point entrevu cette initiation quand ils nous reprÃĐsentent OrphÃĐe passant à travers le triple aboiement du chien CerbÃĻre avant d'arriver à Eurydice. Son entreprise offrait, suivant lui, plus d'un point de ressemblance avec la tentative du grand poÃĻte primitif. Il s'agissait de plonger au plus profond de cet enfer qu'on appelle l'imbÃĐcillitÃĐ et de venir chercher une intelligence accroupie dans les tÃĐnÃĻbres de la mort, et, comme OrphÃĐe avait fait pour Eurydice, la ramener malgrÃĐ les dieux à la lumiÃĻre du jour. OrphÃĐe avait ÃĐchouÃĐ, il est vrai, mais parce qu'il avait manquÃĐ de foi. Pourquoi avait-il doutÃĐ de la parole du dieu des enfers? Pourquoi s'ÃĐtait-il retournÃĐ pour voir si Eurydice le suivait? Ce fut dans cette disposition d'esprit que le docteur rentra chez lui et monta à son laboratoire. La vieille Marthe, qui avait eu dÃĐjà beaucoup de peine à s'habituer à Scipion, qui avait par sa prÃĐsence inattendue effarouchÃĐ son chat, voyant que son maÃŪtre apportait quelque chose dans son manteau, et croyant que c'ÃĐtaient quelques paquets d'herbes mÃĐdicinales qu'il avait rÃĐcoltÃĐes dans la montagne, le suivit, car c'ÃĐtait son office à elle de classer ces herbes avec des ÃĐtiquettes. Le chat suivit la vieille. Ce chat, que Marthe la bossue avait d'abord appelÃĐ le _PrÃĐsident_ à cause de sa belle fourrure, qui lui avait rappelÃĐ la robe d'hermine du prÃĐsident du tribunal de Bourges, qu'elle avait vu une fois en sa vie, avait ÃĐtÃĐ en effet fort effarouchÃĐ de la prÃĐsence de Scipion. Scipion, de son cÃītÃĐ, avec l'instinct haineux des animaux de son espÃĻce pour les chats, s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐ sur le _PrÃĐsident_ et l'avait suivi sous les chaises et sous les fauteuils, culbutant tout le mobilier du docteur, jusqu'à ce que, trouvant une fenÊtre ouverte, le chat se fÃŧt ÃĐlancÃĐ par cette fenÊtre, eÃŧt gagnÃĐ les toits et disparu. Soit jalousie de voir sa place prise dans la maison, et par consÃĐquent dans le cœur des maÃŪtres de cette maison, soit terreur excessive ÃĐprouvÃĐe dans cette rencontre oÃđ les forces ÃĐtaient inÃĐgales, le _PrÃĐsident_, dont la vocation n'ÃĐtait pas la guerre, et qui depuis longtemps mÊme, grÃĒce à la pÃĒtÃĐe rÃĐguliÃĻre que lui donnait, deux fois le jour, la vieille Marthe, avait renoncÃĐ Ã  la faire aux rats et aux souris, et ne regardait plus ces animaux, lorsque par hasard ils tombaient sous sa patte, que comme un dessert indigne de lui, le _PrÃĐsident_ fut trois jours sans daigner rentrer à la maison, bien que, chaque nuit on entendÃŪt ses miaulements plaintifs retentir sur le toit et mÊme dans le grenier. Quoique Marthe la bossue n'eÃŧt point osÃĐ se plaindre, M. le docteur lui paraissant avoir droit de vie et de mort sur ce qui l'entourait, il s'ÃĐtait fait, à la suite de cette fugue du _PrÃĐsident_, un changement notable dans sa physionomie, et ce n'ÃĐtait qu'en soupirant qu'elle prÃĐsentait le matin le cafÃĐ au lait à son maÃŪtre et qu'en rechignant qu'elle trempait à midi la soupe de Scipion. Le docteur aimait l'harmonie pour l'harmonie elle-mÊme, comme il haÃŊssait la guerre à cause de ses rÃĐsultats. Il vit qu'un des ressorts qui faisaient mouvoir les quatre personnages de sa maison s'ÃĐtait arrÊtÃĐ, soit par lassitude, soit par accident; il s'informa à la vieille Marthe de la cause de sa tristesse et, avec l'accent du reproche et en fondant en larmes, elle se contenta de montrer le fauteuil oÃđ le chat avait coutume de dormir, en s'ÃĐcriant: --Le _PrÃĐsident_, monsieur le docteur! C'ÃĐtait l'heure de la soupe de Scipion et de la pÃĒtÃĐe du _PrÃĐsident_. Jacques MÃĐrey ordonna à Marthe d'aller prÃĐparer l'un et l'autre et de les apporter dans des rÃĐcipients de diffÃĐrentes grandeurs. Marthe sortit, secouant les ÃĐpaules, en femme qui dit: --HÃĐlas! c'est bien inutile, ce que vous m'ordonnez là. Mais, comme elle ÃĐtait habituÃĐe à obÃĐir sans discussion, elle se hÃĒta de faire ce que lui ordonnait son maÃŪtre. À peine avait-elle refermÃĐ la porte, que le docteur ÃĐtait sur le balcon et cherchait des yeux le _PrÃĐsident_. Comme la maison dominait toutes les autres et que le laboratoire dominait la maison, l'œil du docteur put plonger jusqu'aux profondeurs les plus caverneuses de la Creuse; mais il n'eut point la peine de se perdre dans ces sombres cavitÃĐs: à dix mÃĻtres de lui, sur un toit de chaume, le _PrÃĐsident_ dormait au soleil, enveloppÃĐ de sa fourrure tant soit peu souillÃĐe par les excursions nocturnes auxquelles il s'ÃĐtait livrÃĐ depuis son dÃĐpart de la maison. Le docteur appela le _PrÃĐsident_ avec un sifflement tout particulier. L'animal, qui dormait, sentit pÃĐnÃĐtrer ce bruit au plus profond de son sommeil et tressaillit. Il ouvrit ses grands yeux jaunes, regarda autour de lui en s'ÃĐtirant, bÃĒilla à se dÃĐmonter la mÃĒchoire; mais, au milieu de son bÃĒillement, il aperçut le docteur qui l'avait appelÃĐ. Soit que cette attention de son maÃŪtre lui parÃŧt une rÃĐparation suffisante, soit que, comme les autres animaux, il ressentÃŪt l'influence irrÃĐsistible du magnÃĐtisme, il se mit à l'instant mÊme sur ses quatre pattes et s'achemina vers le balcon. Le docteur rentra, appela Scipion à lui. Un des talents de Scipion ÃĐtait de faire le mort pour laisser passer l'infanterie et la cavalerie lÃĐgÃĻre, ne se rÃĐveillant que lorsqu'on lui annonçait la grosse cavalerie. Le docteur lui montra son tapis et lui ordonna de faire le mort. Scipion se coucha et ferma les yeux. Au mÊme moment, le _PrÃĐsident_ montrait à l'angle du balcon sa tÊte fine, qui, malgrÃĐ l'invitation du maÃŪtre, n'ÃĐtait point exempte d'inquiÃĐtude. Jacques MÃĐrey alla à lui, le prit dans ses bras, l'embrassa sur le front, ce qui ne lui ÃĐtait jamais arrivÃĐ, le caressa de la main, dirigeant sa caresse depuis l'occiput jusqu'à l'extrÃĐmitÃĐ de l'ÃĐpine dorsale, caresse à laquelle le _PrÃĐsident_ fut si sensible, que le docteur le sentit frissonner sous sa main, du museau à l'extrÃĐmitÃĐ de la queue; frÃĐmissement auquel succÃĐda à l'instant mÊme ce ronron particulier pour exprimer le bien-Être portÃĐ Ã  la plus haute puissance. Alors, il le coucha entre les pattes de Scipion, lui faisant un oreiller de l'une d'elles, tandis que de l'autre il lui enveloppait le corps comme une mÃĻre fait de son nourrisson. Les deux animaux, qui trois jours auparavant avaient voulu se dÃĐvorer--car, si la force ÃĐtait du cÃītÃĐ de Scipion, la bonne volontÃĐ ne manquait pas au _PrÃĐsident_--, se trouvÃĻrent nez à nez et tout ÃĐmerveillÃĐs de leurs dispositions non seulement pacifiques, mais bienveillantes vis-à-vis l'un de l'autre. Ils ÃĐtaient sous le charme de ce rapprochement lorsque Marthe entra tenant d'une main la pÃĒtÃĐe du chat, et de l'autre la soupe du chien. Son ÃĐtonnement fut si grand, qu'elle posa la pÃĒtÃĐe du chat sur la table, pour faire le signe de la croix. Elle n'avait pas elle-mÊme une confiance bien absolue dans la puretÃĐ de croyance de son maÃŪtre, et chaque fois qu'elle lui voyait accomplir un acte qui lui paraissait dÃĐpasser les limites de la puissance humaine, elle commençait à tout hasard par se mettre en garde contre Satan, en dessinant entre elle et lui le signe de la croix. --Ah! monsieur! dit-elle en regardant le chien et le chat entre les pattes l'un de l'autre, en voilà encore un, de vos tours! --Donne à ces animaux leur dÃĐjeuner, et attends, dit le docteur, qui n'ÃĐtait pas fÃĒchÃĐ souvent d'apprÃĐcier, de ses propres yeux, l'effet que ce que le peuple appelle des miracles produisait sur les ÃĒmes vulgaires. Marthe obÃĐit, mais son trouble ÃĐtait si grand, qu'elle dÃĐposa la pÃĒtÃĐe du chat devant le nez du chien et la soupe du chien devant le nez du chat. Et, comme elle voulait rÃĐparer cette erreur: --Laisse faire, dit Jacques MÃĐrey; chacun trouvera bien son ÃĐcuelle. Alors, de ce sifflement avec lequel il avait rÃĐveillÃĐ le _PrÃĐsident_, il tira les deux animaux de leur sommeil factice, et, comme il l'avait prÃĐdit, Scipion fit un bond à gauche pour arriver à sa soupe, et le _PrÃĐsident_ passa entre les jambes de Scipion pour arriver à sa pÃĒtÃĐe. À partir de ce jour, l'harmonie la plus parfaite s'ÃĐtait rÃĐtablie et avait rÃĐgnÃĐ, à la grande satisfaction de Marthe, mais à la plus grande satisfaction encore de son maÃŪtre, dans la maison du docteur. C'ÃĐtait donc avec une confiance en son maÃŪtre qu'avaient encore augmentÃĐe les ÃĐvÃĐnements que nous venons de raconter, que Marthe suivait le docteur à son laboratoire, croyant lui voir rapporter sa moisson d'herbes ordinaire. Mais son ÃĐtonnement fut grand, lorsque aprÃĻs avoir, avec toutes sortes de prÃĐcautions, dÃĐposÃĐ son manteau à terre, le docteur en laissa tomber les quatre coins, et qu'elle vit que ce qu'elle avait pris pour des bottes d'herbes n'ÃĐtait rien autre chose qu'une enfant de sept à huit ans, qui resta immobile sur le parquet à l'endroit oÃđ l'avait dÃĐposÃĐe Jacques MÃĐrey, et qui ne donna signe de vie par un mouvement quelconque que quand le chien accourut prÃĻs d'elle et se fut mis à lui lÃĐcher le visage. --Ah! mon Dieu! qu'est-ce que c'est que ça? s'ÃĐcria Marthe la tÊte en avant et les bras ÃĐcartÃĐs. --_Ça!_ dit le docteur avec son mÃĐlancolique sourire; _ça!_ c'est une masse de chair sans ÃĒme, sans volontÃĐ, sans mouvement, oubliÃĐe par le CrÃĐateur parmi ces Êtres difformes et incomplets auxquels il faut que la science rende ce que la nature a oubliÃĐ de leur donner. --JÃĐsus Dieu! monsieur le docteur, s'exclama Marthe, vous n'allez pas encore embarrasser, j'espÃĻre bien, la maison d'un pareil fÃĐtiche? C'est bon à mettre dans les grands bocaux qui sont à la porte des apothicaires, mais pas autre chose. --Au contraire, Marthe, dit Jacques MÃĐrey, je vais la garder, et c'est toi qui plus particuliÃĻrement seras chargÃĐe de veiller sur elle. Pour commencer, tu vas aller acheter une baignoire de demi-grandeur, et tu vas savonner cette crÃĐature des pieds à la tÊte. Comme toujours, la vieille Marthe obÃĐit. Une heure aprÃĻs l'ordre donnÃĐ, la baignoire pleine d'eau, tiÃĐdie à point, recevait la petite crÃĐature, et la main exercÃĐe de Marthe la frottait du plus doux savon que l'on avait pu trouver. Le docteur assistait à cette toilette et y donnait toute son attention. L'enfant, en sortant de la cabane du bÃŧcheron, ÃĐtait tellement salie par le contact des choses les plus immondes, qu'il ÃĐtait impossible de voir non seulement la couleur de ses cheveux, mais encore celle de sa peau. Peu à peu, sous la main de Marthe et au milieu de la mousse savonneuse, apparaissait un corps d'une blancheur mate et maladive, comme l'est celui des enfants qui ont ÃĐtÃĐ tenus enfermÃĐs. Il y a dans les atomes de l'air et dans les rayons du soleil ce que l'on pourrait appeler la couleur de la vie; les plantes qui n'ont ni air ni soleil poussent pÃĒles et blanches, tandis que leurs sœurs qui jouissent des conditions ordinaires de la vie ÃĐclatent de toutes les couleurs qu'elles empruntent au prisme solaire. Il ÃĐtait difficile de dire, mÊme quand le soin le plus scrupuleux eut prÃĐsidÃĐ au dÃĐbarbouillage de la figure, si l'enfant ÃĐtait belle ou laide. Aucun des traits n'ÃĐtait assez suffisamment arrÊtÃĐ pour qu'on le jugeÃĒt; l'œil qui s'entrouvrait à peine et dont on ne pouvait apprÃĐcier la grandeur, ÃĐtait cependant d'un beau bleu cÃĐleste; la bouche, mal dessinÃĐe, renfermait des dents assez belles, mais auxquelles la pÃĒleur des lÃĻvres Ãītait toute valeur; les sourcils ÃĐtaient plutÃīt indiquÃĐs par les tons de chair, qu'ils n'ÃĐtaient marquÃĐs par l'arc veloutÃĐ dont la femme sait tirer un si bon parti, qu'ils soient abondants ou non. Sa tÊte ÃĐtait à peu prÃĻs dÃĐnudÃĐe de cheveux, exceptÃĐ au cervelet, oÃđ quelques boucles d'un blond pÃĒle indiquaient que, si cette crÃĐature devenait jamais une femme, elle se rattacherait à la douce race germanique par la couleur de sa chevelure. En somme, à part quelques engorgements au cou, aux aines et aux genoux, le docteur parut assez satisfait de l'ÃĐtat dans lequel il trouvait la pauvre petite abandonnÃĐe. Un des caractÃĻres de l'idiotisme, c'est la torpeur. La nature a fait à l'homme trois dons, et dans ce triangle elle a renfermÃĐ la vie. Ces trois dons sont la sensation, la volontÃĐ, le mouvement. L'homme ÃĐprouve, il veut, il agit. Ces trois actions s'enchaÃŪnent et ne peuvent se dÃĐsunir. Du moment que l'homme n'ÃĐprouve pas, il ne peut pas vouloir, et, ne pouvant vouloir, il n'agit pas. L'idiot n'ÃĐprouve pas; de là la cause premiÃĻre de son immobilitÃĐ. Ainsi, dans la cabane du braconnier, la pauvre enfant ne quittait jamais son lit, et restait des heures entiÃĻres à rouler sur elle-mÊme comme un animal, ou à se balancer comme ces magots de la Chine qui n'ont de mouvement que dans le va-et-vient de la tÊte, d'une ÃĐpaule à l'autre. C'ÃĐtait là son plus grand rapprochement de la vie. Elle dÃĐtestait le grand air, le mouvement, la lumiÃĻre, enfin, elle avait la tendance naturelle des corps bruts qui aspirent au repos. Comme dans toutes les provinces, oÃđ le terrain ne coÃŧte pas cher, le jardin ÃĐtait grand relativement à la maison. Il ÃĐtait plantÃĐ d'arbres forestiers au milieu desquels, au sommet d'un tertre, s'ÃĐpanouissait un magnifique pommier. Un cours d'eau, une source, claire, brillante, sanglotant un doux murmure, sortait du pied de ce tertre, descendait en petites cascades, et, traversant une cour pavÃĐe, dans l'encaissement d'un ruisseau, allait, aprÃĻs avoir arrosÃĐ le jardin dans toute sa longueur, se jeter dans la Creuse. À cette source, si humble et si exiguÃŦ qu'elle fÃŧt, le jardin, vÃĐritable oasis, devait toute sa fraÃŪcheur et toute sa verdure. Trois ou quatre magnifiques saules pleureurs, placÃĐs d'ÃĐtage en ÃĐtage, mÊlaient leur feuillage dorÃĐ aux diffÃĐrentes nuances de vert que prÃĐsentait au regard la palette variÃĐe du jardin. D'un coup d'œil, Jacques MÃĐrey mesura tout le parti qu'il pouvait tirer pour sa petite malade d'un jardin en pente douce oÃđ le soleil, si ardent qu'il fÃŧt, ÃĐtait toujours tamisÃĐ par l'ombre des arbres. Un crayon à la main, il se fit à l'instant mÊme l'architecte et le jardinier de ce petit Trianon. Une surface plane fut destinÃĐe à une fine pelouse de gazon anglais sur laquelle l'enfant pourrait se rouler tout à son aise. Un bassin, dont la profondeur ne devait pas dÃĐpasser trente centimÃĻtres, fut tracÃĐ avec des piquets de bois, que devait remplacer une grille de fer; c'ÃĐtait le bain futur de l'enfant sans nom et sans ÃĒme qui gisait dans le laboratoire. Des branches de tilleul furent entrelacÃĐes par Jacques MÃĐrey lui-mÊme, pour former un berceau impÃĐnÃĐtrable aux rayons du soleil dans ces jours de canicule et d'exaspÃĐration de la nature pendant lesquels tout devient dangereux, mÊme le soleil. Enfin, deux ou trois emplacements furent dÃĐsignÃĐs pour y planter des fleurs, car Jacques MÃĐrey, dans la cure qu'il allait entreprendre, comptait appeler à la lui toutes les ressources de la nature. Le lendemain matin, quatre ouvriers jardiniers ÃĐtaient, au point du jour, introduits dans le jardin, et une double paye leur ÃĐtait offerte s'ils avaient, en une semaine, opÃĐrÃĐ tous les travaux que le docteur venait en dix minutes de jeter sur le papier. VII Une ÃĒme à sa genÃĻse Huit jours aprÃĻs, la besogne ÃĐtait terminÃĐe; le gazon, semÃĐ dÃĻs le premier jour, commençait à sortir de terre. Le bassin, foncÃĐ de gravier pris à la riviÃĻre, entourÃĐ d'une grille qui empÊchait l'enfant d'y rouler, disposÃĐ de maniÃĻre à ce qu'elle y pÃŧt prendre, sous la surveillance de Marthe, un bain complet dans lequel rien ne gÊnerait le caprice de ses mouvements, s'ÃĐtendait sur un diamÃĻtre d'une dizaine de pas; enfin des fleurs avaient ÃĐtÃĐ transportÃĐes dans leurs pots, pour qu'elles n'eussent point à souffrir du dÃĐplacement, et formaient de leurs diffÃĐrentes nuances trois tapis bariolÃĐs. Le petit Éden ÃĐtait prÊt à recevoir sa petite Ève. L'enfant n'avait pas de nom; on n'avait jamais pensÃĐ Ã  lui en donner un. Qu'avait-on besoin de l'appeler, puisqu'elle ne rÃĐpondait pas? Elle avait bien reçu autrefois, sans doute, au moment de sa naissance, le nom de quelque saint ou de quelque sainte portÃĐ au calendrier, mais ces ÃĐlus du Seigneur avaient si mal veillÃĐ sur leur filleule, que ce n'ÃĐtait vÃĐritablement pas la peine de rechercher ce nom impuissant, et qui, d'ailleurs, ÃĐtait probablement perdu volontairement au fond de la mÃĐmoire de ses nourriciers. Mais Marthe la bossue, qui non seulement avait un nom, mais aussi un surnom, ne pouvait pas se contenter d'un pareil incognito; elle tourmenta donc tant son maÃŪtre pour savoir le nom de l'enfant, que celui-ci, qui, au bout du compte, voulait l'habituer dans l'avenir à rÃĐpondre à une appellation, lui rÃĐpondit qu'elle se nommait Éva. Et ce n'ÃĐtait pas sans raison et sans y avoir rÃĐflÃĐchi que Jacques MÃĐrey donnait ce nom à la petite orpheline; n'avait-il pas essayÃĐ de faire sur elle la mÊme œuvre que Dieu avait faite sur la premiÃĻre femme? Cette crÃĐation toute matÃĐrielle qui lui ÃĐtait tombÃĐe entre les mains, n'allait-il pas, lui, si son projet rÃĐussissait, en faire une crÃĐature que Dieu pourrait reconnaÃŪtre parmi les femmes, comme il reconnaÃŪt une fleur parmi les fleurs? Quel nom plus significatif eÃŧt-il pu lui donner que celui d'Éva? Nous disons Éva, parce que lui seul persista à lui donner ce nom. Marthe la bossue trouvait le nom de Rosalie bien plus joli, et elle demanda la permission de substituer ce nom à celui que le docteur lui dÃĐsignait, et qui d'ailleurs n'ÃĐtait pas dans le calendrier. Jacques MÃĐrey, qui commençait à ÃĐprouver un sentiment ÃĐtrange pour la petite fille, ne fut point fÃĒchÃĐ que tout le monde l'appelÃĒt d'un nom tandis que lui seul l'appellerait d'un autre, et tandis qu'à lui seul elle rÃĐpondrait lorsqu'il l'appellerait de ce nom-là. L'enfant, appelÃĐe Rosalie par tout le monde, fut donc par le docteur seul appelÃĐe Éva. Le jour oÃđ Éva fit son entrÃĐe dans le jardin ÃĐtait une chaude journÃĐe d'ÃĐtÃĐ; il fit ÃĐtendre un tapis sous le berceau de tilleuls, et Scipion, bien lavÃĐ, bien frottÃĐ Ã  son tour, fut admis à partager l'ombre avec l'enfant. Le docteur avait beaucoup comptÃĐ sur le chien pour l'aider dans son œuvre de crÃĐation. Le chien porterait un jour Éva sur son dos; le chien traÃŪnerait un jour la voiture d'Éva; en attendant, le chien, avec une adresse admirable, jouait avec l'enfant, lui imprimait malgrÃĐ elle ce mouvement qui lui paraissait antipathique, mais qu'elle acceptait de la part du chien. Pendant toute cette premiÃĻre journÃĐe, le docteur se tint en tiers avec les deux pauvres Êtres qu'il ne quittait pas des yeux. L'enfant ÃĐtait nue, la chaleur le permettait, et le docteur ne voulait, par aucun obstacle, gÊner ses premiers mouvements; plusieurs fois, il essaya de la faire tenir debout; mais ses jambes pliÃĻrent, mÊme en donnant un banc pour appui à ses mains. Le docteur vit donc qu'il fallait, momentanÃĐment du moins, ne s'occuper que de l'organisme, pour le mettre en ÃĐtat d'accepter ultÃĐrieurement les bÃĐnÃĐfices d'un traitement moral. Les premiers jours et mÊme les premiers mois se passÃĻrent en soins mÃĐdicaux destinÃĐs à combattre le lymphatisme de ce corps. Ce furent d'abord des bains froids dans le bassin de la source; ces bains commencÃĻrent d'abord à faire jeter des cris de douleur à l'enfant: il en est toujours ainsi, et dans notre pauvre nature humaine, le cri de douleur prÃĐcÃĻde le cri de joie; puis, aux bains froids, auxquels la petite Éva s'habitua peu à peu, qu'elle supporta bientÃīt sans angoisse, et qu'elle finit mÊme par prendre avec plaisir, succÃĐdÃĻrent, quand les jours de chaleur furent passÃĐs, les bains salins et alcalins, auxquels vint en aide une bonne et succulente nourriture. Chez le braconnier, l'enfant n'avait jamais mangÃĐ que des soupes au lait ou des panades; la soupe au bœuf y ÃĐtait rare, et à peine l'enfant avait-elle eu l'occasion d'en goÃŧter deux ou trois fois dans sa vie. D'ailleurs, sous le rapport de la nourriture, elle ne manifestait aucune prÃĐfÃĐrence; elle avalait ce qu'on lui donnait, et le mouvement de ses mÃĒchoires, comme tous les autres mouvements de son corps, ÃĐtait purement instinctif. Le docteur commença par substituer d'excellents consommÃĐs aux panades et aux soupes au lait; puis peu à peu, quand il se fut assurÃĐ que l'estomac pouvait supporter quelque chose de plus substantiel, il en arriva aux gelÃĐes de viandes blanches d'abord, puis de viande noire et particuliÃĻrement de gibier, cette derniÃĻre viande contenant le double de partie nutritive des autres. L'hiver se passa tout entier dans ces soins de tous les jours, et sans que l'on pÃŧt constater le moindre progrÃĻs dans l'intelligence ou dans l'organisme physique de l'enfant. Mais la patience du docteur semblait plus obstinÃĐe que la faiblesse qu'elle avait entrepris de combattre. Souvent il ÃĐtait prÃĻs de dÃĐsespÃĐrer. Un fait qu'il provoqua, et qui rÃĐussit selon ses dÃĐsirs, lui rendit toutes ses espÃĐrances. Un jour, il ordonna à Marthe d'emmener le chien et de l'enfermer dans une niche bÃĒtie au fond du jardin, oÃđ l'on pouvait entendre ses cris. Mais le chien ne voulut pas suivre Marthe; il fallut que ce fÃŧt le docteur lui-mÊme qui le conduisÃŪt à la niche et qui lui ordonnÃĒt d'y entrer. L'intelligent animal comprenait à quelle sÃĐparation on le condamnait; contre tout autre que le docteur, à coup sÃŧr, il se fÃŧt dÃĐfendu; mais par le docteur il se laissa enchaÃŪner et enfermer, se contentant de se plaindre douloureusement d'une pareille injustice. Bien entendu que ce fut le docteur qui se chargea de porter la nourriture au pauvre prisonnier. Pour le consoler, il lui laissa une gamelle pleine d'une soupe qu'il avait tout particuliÃĻrement recommandÃĐe à la vieille Marthe. Puis il revint prÃĻs d'Éva. C'ÃĐtait la premiÃĻre fois depuis prÃĻs d'un an que la petite fille ÃĐtait privÃĐe de son compagnon; elle l'avait vu sortir avec le docteur, et l'avait suivi des yeux jusqu'à la porte; en ne le voyant pas rentrer avec lui, ses yeux demeurÃĻrent fixes et marquÃĻrent une nuance d'ÃĐtonnement. Le docteur saisit cette nuance, tout imperceptible qu'elle ÃĐtait. Mais ce ne fut pas tout. Le reste de la journÃĐe se passa. L'enfant, inquiÃĻte, regardait à droite et à gauche, faisant mÊme de certains mouvements qu'elle n'avait jamais faits pour regarder derriÃĻre elle; puis des plaintes, vers le soir, commencÃĻrent à s'ÃĐchapper de ses lÃĻvres. Mais ce n'ÃĐtaient pas des plaintes que voulait Jacques MÃĐrey; souvent dÃĐjà, il l'avait entendue se plaindre; c'ÃĐtait un sourire, car il ne l'avait jamais vue sourire encore, et cependant peu à peu, incontestablement, les traits de son visage s'ÃĐtaient accentuÃĐs; l'œil s'ÃĐtait agrandi, tout en restant sinon atone, du moins vague; le nez s'ÃĐtait formÃĐ, les lÃĻvres s'ÃĐtaient dessinÃĐes et avaient pris une teinte rosÃĐe; enfin sa tÊte s'ÃĐtait couverte de cheveux du plus beau blond. Le docteur veilla prÃĻs d'elle; les plaintes de la journÃĐe se continuÃĻrent pendant le sommeil. Deux ou trois fois, l'enfant fit des mouvements plus brusques qu'elle n'en faisait ÃĐtant ÃĐveillÃĐe, et elle agita son bras avec moins de mollesse que de coutume. RÊvait-elle? y avait-il une pensÃĐe dans ce cerveau? ou n'ÃĐtait-ce que de simples tressaillements nerveux qui la secouaient? Le lendemain, en s'ÃĐveillant, Éva trouva prÃĻs d'elle le chat, pour lequel elle n'avait jamais manifestÃĐ ni sympathie ni antipathie; c'ÃĐtait Jacques MÃĐrey qui avait placÃĐ là l'animal afin de voir comment l'accueillerait Éva. Éva, à moitiÃĐ ÃĐveillÃĐe, sentant un poil doux à la portÃĐe de sa main, commença par caresser l'animal; mais, peu à peu, ses yeux s'ouvrirent et, avec la fatigue visible d'un effort accompli, se fixÃĻrent sur le _PrÃĐsident_, qu'elle commençait à ne plus confondre avec Scipion; enfin, reconnaissant l'identitÃĐ du matou, elle le repoussa avec un dÃĐpit assez visible pour que l'irascible matou se crÃŧt insultÃĐ et sautÃĒt à bas du lit de l'enfant. Dans ce moment, on entendit par les escaliers un grand bruit de chaÃŪnes et comme le galop d'un cheval qui aurait gravi l'escalier du laboratoire, puis la porte mal fermÃĐe s'ouvrit sous une violente secousse, et Scipion parut, dÃĐlivrÃĐ de sa captivitÃĐ. Il avait brisÃĐ sa chaÃŪne et mangÃĐ sa porte. Il vint se jeter sur le lit d'Éva. Éva jeta un cri de joie, et, pour la premiÃĻre fois, sourit. C'ÃĐtait le dÃĐnouement qu'attendait le docteur, quoiqu'il l'eÃŧt prÃĐparÃĐ d'une autre façon, et qu'il eÃŧt comptÃĐ sans la vigueur et sans l'impatience de Scipion. Il s'empressa de dÃĐtacher du cou du chien le collier et la chaÃŪne qu'il traÃŪnait, et dont les anneaux eussent pu blesser les membres dÃĐlicats de l'enfant. Puis, joyeux, il contempla cette double joie se manifestant dans une mutuelle caresse. Ainsi, la veille, l'enfant avait bien vÃĐritablement regrettÃĐ le chien. Ainsi, la nuit, l'enfant avait bien vÃĐritablement rÊvÃĐ. Ainsi, malgrÃĐ les vingt-quatre heures ÃĐcoulÃĐes, Éva n'avait point oubliÃĐ Scipion. Il y avait dans le cerveau de l'enfant, sinon la mÃĐmoire encore, du moins le germe de la mÃĐmoire. Jacques MÃĐrey murmura tout bas la devise de Descartes: _Cogito, ergo sum_ (je pense, donc je suis). L'enfant _pensait_, donc elle _ÃĐtait_. Puis, aux premiers jours du printemps, quand l'eau eut repris son cours et son murmure; quand avril eut fait ÃĐclater les bourgeons laineux des hÊtres et des tilleuls; quand l'herbe eut de nouveau de sa tÊte verte percÃĐ la surface brune de la terre, par un beau soleil et par une belle matinÃĐe, l'enfant, suivie du chien, fit sa rentrÃĐe dans son paradis. Le tapis l'attendait sous les tilleuls; mais cette fois, une surprise attendait Jacques, qui fut la rÃĐcompense de ses soins. En se cramponnant à l'angle du banc, l'enfant se souleva d'elle-mÊme, et aidÃĐe du docteur, qui appuya ses deux mains au rebord de la banquette, elle se tint debout, et toute joyeuse poussa une exclamation de plaisir qui pour le docteur fut une exclamation de triomphe. Ainsi venait de se rÃĐvÃĐler presque en mÊme temps le double progrÃĻs de la pensÃĐe dans le cerveau et de la force dans les muscles. Ainsi, comme chez les autres enfants, et en retard seulement de six ou sept annÃĐes, se dÃĐveloppaient ensemble ces deux jumeaux, l'un terrestre, l'autre divin, qu'on appelle le corps et l'ÃĒme. VIII _Prima che spunti l'aura_ C'ÃĐtait un progrÃĻs à ravir le docteur de joie, mais un progrÃĻs relatif. Éva commençait à distinguer ce qui se trouvait dans le cercle de son rayon visuel; mais elle paraissait insensible au bruit, et, pour quelque bruit qui se fÃŪt autour d'elle, elle ne se retournait point. Le docteur s'arrÊta à une idÃĐe qui lui ÃĐtait dÃĐjà venue plusieurs fois, mais que, dans la crainte d'avoir devinÃĐ vrai, il n'avait pas voulu approfondir: c'est que la pauvre enfant ÃĐtait sourde. Un jour qu'elle jouait avec Scipion sur la pelouse, et que, trop faible encore pour se tenir sur ses jambes, elle se traÃŪnait sur ses pieds et sur ses mains, le docteur, qui avait abandonnÃĐ pour elle creusets et cornues, monta à son laboratoire, prit un pistolet, le chargea, et vint le tirer derriÃĻre Éva et à son oreille. Scipion bondit, aboya, se prÃĐcipita dans les massifs, les fouilla pour savoir sur quel gibier le docteur avait tirÃĐ. Mais l'enfant ne tressaillit mÊme pas. Elle suivait des yeux le chien, elle paraissait s'amuser de sa folie, elle lui faisait de la main, et pour le rappeler auprÃĻs d'elle, des gestes tout à fait inintelligibles d'un autre que lui. Mais, tout en s'occupant de l'effet, elle ÃĐtait restÃĐe complÃĻtement ÃĐtrangÃĻre à la cause. Alors, le docteur rÃĐsolut d'employer l'ÃĐlectricitÃĐ comme adjuvant au traitement que subissait la jeune fille: toutes les fois qu'elle retombait dans ses phases de torpeur--et ces phases, à peu prÃĻs pÃĐriodiques, se renouvelaient pendant vingt-quatre, trente-six ou mÊme quarante-huit heures, deux ou trois fois par mois--, Jacques MÃĐrey la frictionnait avec une brosse ÃĐlectrique, lui faisait prendre des bains d'eau ÃĐlectrisÃĐe, et dirigeait sur le conduit auditif un courant ÃĐlectrique continu pendant quelques minutes d'abord, puis pendant un quart d'heure, une demi-heure et mÊme une heure. Au bout de trois mois de traitement, le docteur renouvela l'expÃĐrience du pistolet. L'enfant tressaillit et se retourna au bruit. Il ÃĐtait ÃĐvident pour le docteur que, jusque là, Éva avait ÃĐtÃĐ muette parce qu'elle avait ÃĐtÃĐ sourde; quand elle entendrait le bruit de la parole, qui ne parvenait pas encore jusqu'à elle et qui frappait son oreille sans y pÃĐnÃĐtrer, elle parlerait. Mais le docteur ÃĐtait encore loin d'avoir atteint ce rÃĐsultat. Aussi continua-t-il avec ÃĐnergie le mÊme traitement ÃĐlectrique. L'enfant paraissait physiquement s'en trouver à merveille, et elle y recueillait un remarquable accroissement de forces physiques. Aussi le docteur rÃĐsolut-il de faire une autre tentative. Le pauvre voiturier qui avait eu la cuisse brisÃĐe, et à qui le docteur avait si heureusement fait l'opÃĐration que nous avons dÃĐcrite, outre les trois cents francs que lui avait fait obtenir son protecteur inconnu, avait obtenu de la mairie d'annoncer à son de trompe dans les rues d'Argenton les nouvelles municipales, les ventes publiques, les objets perdus, les rÃĐcompenses promises. Le bruit de sa trompette ÃĐtait populaire à Argenton, et, dÃĻs que l'on entendait sa fanfare accoutumÃĐe, la seule qu'il sÃŧt, chacun, mis en mouvement par ce dÃĐsir de nouvelles si impÃĐrieux dans les petites villes, oÃđ elles sont si rares que l'on en fait quand il n'en vient point, accourait au carrefour oÃđ elle se faisait entendre. Un jour qu'il venait de remplir son office et qu'il passait devant la porte de Jacques MÃĐrey, celui-ci l'appela. Basile se hÃĒta de se rendre à l'invitation du docteur, aussi vite que le lui permettait sa jambe de bois. Le docteur, inutile de le dire, ÃĐtait restÃĐ un dieu pour le brave Basile, qui, voyant de quelle pluie de bÃĐnÃĐdictions la Providence l'avait gratifiÃĐ depuis son accident, en ÃĐtait arrivÃĐ Ã  ne pas regretter sa jambe, qui ne lui eÃŧt jamais, prÃĐsente, rapportÃĐ ce que, absente, elle lui rapportait. Jacques MÃĐrey expliqua à Basile ce qu'il dÃĐsirait de lui: c'ÃĐtait sa fanfare la plus aiguÃŦ. Basile avoua naÃŊvement au docteur qu'il n'en savait qu'une, mais qu'il pouvait, si l'oreille destinÃĐe à l'entendre n'ÃĐtait pas trop dÃĐlicate, au risque de quelques notes hasardÃĐes, la monter un ton plus haut. Le docteur rÃĐpondit que l'instrumentiste ne devait pas craindre de risquer quelques sons discordants. Il les lui eÃŧt demandÃĐs s'il ne les lui eÃŧt pas offerts de lui-mÊme. Tous deux montÃĻrent au laboratoire, car on ÃĐtait arrivÃĐ aux premiers froids d'hiver. La douce chaleur du poÊle, chaleur maintenue de 18 à 20 degrÃĐs, permettait à l'enfant de rester vÊtue d'une simple chemise. Elle ÃĐtait couchÃĐe sur Scipion et tenait le _PrÃĐsident_ entre ses bras. Le _PrÃĐsident_ ÃĐtait beaucoup moins liÃĐ avec l'enfant que Scipion. Et, il faut le dire, malgrÃĐ le nom que lui avait donnÃĐ Marthe, et malgrÃĐ sa fourrure bien autrement douce que celle du chien, le _PrÃĐsident_ n'ÃĐtait pas d'un caractÃĻre facile, et, de mÊme qu'il y a toujours beaucoup du chat dans le tigre, il y a toujours un peu du tigre dans le chat. Et Marthe elle-mÊme, malgrÃĐ sa tendresse de mÃĻre pour le quinteux matou, n'ÃĐtait pas à l'abri d'un coup de griffe dans ses jours de misanthropie. Il est vrai que, si le _PrÃĐsident_ eÃŧt ÃĐtÃĐ amplement douÃĐ de ce filon de mÃĐmoire qui avait, à la grande joie du docteur, traversÃĐ le cerveau d'Éva, il eÃŧt bien, malgrÃĐ sa fourrure immaculÃĐe et son embonpoint chanoinesque, eu quelques reproches à faire à la vieille servante, quand l'indiffÃĐrence moqueuse des chattes argentonnaises lui rappelait que sa trop prÃĐvoyante nourrice ne lui avait pas rendu l'ÃĐquivalent de ce qu'elle lui avait ÃītÃĐ. Mais jamais avec Éva le _PrÃĐsident_ n'avait manifestÃĐ un de ces moments d'impatience, et jamais la moindre ÃĐgratignure rayant d'un trait la peau, hÃĐlas! trop blanche de l'enfant, n'avait tÃĐmoignÃĐ que les griffes aiguÃŦs de l'involontaire soprano fussent sorties de leur fourreau de velours. Le docteur recommanda à Basile d'entrer sans bruit, non pas à cause de l'enfant qui ne l'entendrait pas, à coup sÃŧr, mais à cause du chien et du chat qu'il pourrait effrayer. Aussi, malgrÃĐ le bruit que faisait en frappant sur le parquet cette jambe que Basile devait à la libÃĐralitÃĐ du docteur, ils arrivÃĻrent tous deux, leurs pas assourdis par le tapis, à la distance d'un mÃĻtre à peu prÃĻs du groupe pittoresque que formaient l'enfant et les deux animaux. Scipion et le _PrÃĐsident_, qui avaient l'oreille fine, avaient bien entendu venir deux personnes, mais l'une de ces deux personnes ÃĐtait le maÃŪtre, et par consÃĐquent on le savait trop bienveillant pour supposer, mÊme eÃŧt-on les susceptibilitÃĐs excessives du chien et les mauvaises imaginations du chat, qu'il vÃŪnt avec de mÃĐchantes intentions. Quant à celui qui l'accompagnait, ce n'ÃĐtait pas tout à fait un inconnu pour les deux animaux. Assis sur le seuil de la porte, Scipion, et, couchÃĐ sur son toit, le _PrÃĐsident_, l'avaient plus d'une fois vu passer devant la maison et mÊme s'arrÊter pour parler au docteur. Quant à cet instrument d'une forme inconnue qu'il tenait à la main, c'eÃŧt ÃĐtÃĐ par trop d'intelligence aux deux quadrupÃĻdes de le suspecter, tous deux ignoraient les tonnerres d'inharmonie et de discordance qu'il renfermait dans son sein. Aussi, lorsqu'il l'approcha de sa bouche, mouvement que ne vit point Éva, mais que suivirent en clignant bÃĐatement des yeux le _PrÃĐsident_ et Scipion, nul ne se douta de ce qui allait arriver. Tout à coup la formidable fanfare ÃĐclata si terrible, que d'un seul bond le _PrÃĐsident_ fut sur le toit voisin en passant à travers un carreau qui se trouvait sur sa route; que Scipion fit entendre le plus lugubre gÃĐmissement qui fÃŧt sorti du larynx d'un chien hurlant à la lune, et qu'Éva se prit à pleurer. L'ÃĐpreuve ÃĐtait heureuse mais non concluante, Éva pouvait aussi bien pleurer à propos de la fuite du _PrÃĐsident_ ou du brusque mouvement de Scipion qu'à propos de la fanfare qui venait d'ÃĐclater si inopinÃĐment sur sa tÊte. Aussi fit-il signe à Basile de s'interrompre, et comme Éva continua à pleurer encore quelques minutes, il fut impossible de connaÃŪtre la vÃĐritable cause de ses larmes. Mais, ses larmes ayant cessÃĐ, le docteur prit Scipion par le collier, afin qu'aucun mouvement de l'animal ne vÃŪnt effrayer la malade, et ordonna à Basile de recommencer son morceau. Basile, orgueilleux de l'effet qu'il avait produit, ne se fit pas prier; il rapprocha l'instrument de sa bouche, et en tira un son si terrible et si menaçant, que les larmes d'Éva recommencÃĻrent et qu'elle fit un mouvement pour fuir comme avaient fui le _PrÃĐsident_ et Scipion. DÃĻs lors, il n'y avait pas de doute à conserver, c'ÃĐtait bien la trompette qui avait fait pleurer l'enfant, et la fuite du chat et les lamentations du chien n'ÃĐtaient pour rien dans ses larmes. Le docteur, enchantÃĐ de l'ÃĐpreuve et convaincu de la bontÃĐ de son systÃĻme curatif, donna un ÃĐcu de six livres au musicien, qui fit toutes sortes de difficultÃĐs pour recevoir de l'argent de celui dont il avait reçu la vie; mais le docteur insista tellement, que Basile finit par mettre son ÃĐcu de six livres dans sa poche, offrant à son sauveur de revenir toutes et quantes fois il lui plairait, offre obligeante, mais dont le docteur ne profita pas. Scipion, bon caractÃĻre, esprit calme et bienveillant, revint, aussitÃīt que Basile fut sorti, se remettre à la disposition de l'enfant; mais le _PrÃĐsident_, caractÃĻre plus aigre et plus rancunier, ne reparut qu'à l'heure de la pÃĒtÃĐe. MalgrÃĐ la lenteur du traitement, car il y avait dÃĐjà plus de deux ans qu'Éva avait quittÃĐ la maison du braconnier, la joie du docteur ÃĐtait grande, car il ne doutait pas que la malade ne fÃŧt en voie de guÃĐrison. Il laissa ÃĐcouler trois autres mois, pendant lesquels l'enfant fut soumis à un traitement ÃĐlectrique dÃĐcroissant, car Jacques MÃĐrey craignait de fatiguer outre mesure les organes sur lesquels il opÃĐrait; puis, un jour, il fit apporter un orgue qui, avec toutes sortes de prÃĐcautions, lui ÃĐtait arrivÃĐ de Paris par le roulage. Il y avait bien un orgue dans l'ÃĐglise d'Argenton, mais il y avait aussi un curÃĐ, et Jacques MÃĐrey ÃĐtait tenu partout par le clergÃĐ pour un si mauvais chrÃĐtien, qu'à moins d'exorcisme opÃĐrÃĐ sur lui, on ne lui eÃŧt point permis de faire ses expÃĐriences dans l'ÃĐglise. Comme rien ne lui coÃŧtait quand il s'agissait d'Éva, il avait donc, dans les espÃĐrances curatives qu'il fondait sur la musique, fait sans la regretter le moins du monde la dÃĐpense d'un de ces orgues de salon qui coÃŧtaient alors cent cinquante ou deux cents pistoles, et qu'on ÃĐtait obligÃĐ de faire venir d'Allemagne, la fabrique d'Alexandre ÃĐtant encore inconnue. Aux larmes versÃĐes par Éva lorsque Basile avait exÃĐcutÃĐ son morceau, le docteur avait non seulement acquis la certitude qu'elle avait entendu, mais avait conçu l'espÃĐrance qu'elle aurait le sens musical, et que les larmes lui ÃĐtaient venues aux yeux autant de la discordance du musicien et de l'instrument que de la formidable harmonie qui s'ÃĐtait ÃĐchappÃĐe de leur rÃĐunion. Ce fut toute une grande affaire que l'installation de cet orgue, sur lequel Jacques MÃĐrey comptait ÃĐnormÃĐment. La question n'ÃĐtait pas de le placer et de l'ÃĐtablir avec l'aplomb convenable à ces sortes d'instruments, mais il importait qu'aucune vibration n'en sortÃŪt avant l'heure oÃđ Jacques MÃĐrey dÃĐsirait que ses sons mÃĐlodieux produisent leur effet, non seulement sur l'oreille, mais aussi sur le cœur de l'enfant. On ÃĐtait aux premiers jours du printemps, dans cette pÃĐriode merveilleuse oÃđ un nouveau fluide se rÃĐpand par toute la nature, et, comme une chaÃŪne d'amour, fait ÃĐclore les Êtres qui ne sont pas nÃĐs encore et rattache d'un lien plus ardent ceux qui ont dÃĐjà subi son influence. C'ÃĐtait la troisiÃĻme fois que les bourgeons des arbres ÃĐclataient sous les jeunes et premiÃĻres feuilles d'avril depuis qu'Éva, encore enfermÃĐe dans son bourgeon d'hiver, attendait dans la maison du docteur un rayon de ce soleil vivifiant; elle avait dix ans. Jacques MÃĐrey attendit que se levÃĒt une de ces journÃĐes qui remplissent toutes les conditions vivifiantes de cette aurore printaniÃĻre à laquelle les choses inanimÃĐes semblent elles-mÊmes devenir sensibles; il ouvrit la fenÊtre pour qu'un rayon de soleil pÃĐnÃĐtrÃĒt dans le laboratoire; il attira les branches de lierre qui pendaient au toit pour faire à ce rayon un voile de verdure; il coucha l'enfant sous le flot tempÃĐrÃĐ de cet œil de feu, et, tandis que son sourire et ses membres dÃĐtendus indiquaient ce bien-Être qu'ÃĐprouve toute crÃĐature sous le regard du CrÃĐateur, il marcha à son orgue ouvert d'avance et laissa tomber ses mains sur la premiÃĻre mesure du _Prima che spunti l'aura_, de Cimarosa. Jacques MÃĐrey n'ÃĐtait pas ce qu'on peut appeler un habile instrumentiste, c'ÃĐtait seulement un de ces hommes d'harmonie qui ont en eux toutes les qualitÃĐs intellectuelles, musicales, poÃĐtiques, qui naissent de l'accord d'un grand cœur et d'un esprit ÃĐlevÃĐ. Il eÃŧt ÃĐtÃĐ poÃĻte, il eÃŧt ÃĐtÃĐ peintre, il eÃŧt surtout ÃĐtÃĐ musicien, si cette fureur du bien ne l'eÃŧt entraÃŪnÃĐ sur les traces des Cabanis et des Condorcet. Ce fut donc avec une mÃĐlodie toute particuliÃĻre que l'instrument presque divin vibra sous ses doigts en sons mÃĐlancoliques et prolongÃĐs, et, comme le musicien s'ÃĐtait placÃĐ de maniÃĻre à ne pas perdre le moindre effet produit par l'instrument sur l'auditeur, il put voir, au premier flot de mÃĐlodie qui se rÃĐpandit dans l'appartement, Éva tressaillir, relever la tÊte, sourire, et, sur ses genoux, en s'aidant à peine de ses mains, venir à lui comme le magnÃĐtisÃĐ vient au magnÃĐtiseur, et, arrivÃĐe prÃĻs de sa chaise, s'accrocher aux bÃĒtons et se soulever de toute sa hauteur en se soutenant au dossier du siÃĻge et en s'abreuvant à cette source de notes qui jaillissait des touches de l'orgue sous les doigts du docteur. Le docteur, joyeux, la prit dans ses bras et la pressa contre son cœur, mais Éva, l'ÃĐcartant doucement, laissa retomber sa propre main sur l'ivoire de l'orgue et en tira avec une satisfaction ÃĐtrange un long gÃĐmissement. Mais elle n'essaya mÊme pas de recommencer, et laissa retomber sa main inerte auprÃĻs d'elle, comme si elle eÃŧt reconnu l'impossibilitÃĐ de produire les mÊmes sons qu'elle venait d'entendre un instant auparavant. Alors, par des mots inarticulÃĐs, elle essaya de faire comprendre son dÃĐsir. Le docteur, qui n'avait qu'une ÃĒme pour lui et pour elle, crut avoir compris ce murmure, si inintelligible qu'il fÃŧt, et, laissant retomber ses deux mains sur l'orgue, il reprit le morceau oÃđ il l'avait abandonnÃĐ. Il y avait dans la jardin, tous les ans, une nichÃĐe de rossignols; le docteur avait recommandÃĐ par-dessus toute chose qu'on ne tourmentÃĒt jamais le mÃĒle sur sa branche, la femelle sur son nid, les petits sous elle. Aussi, tous les ans, quelque ÃĐchappÃĐ de la nichÃĐe derniÃĻre, peut-Être le mÊme mÃĒle et la mÊme femelle, revenaient faire leur nid au mÊme endroit, dans une ÃĐpaisse touffe de seringas; cette touffe ÃĐtait adossÃĐe à la tonnelle formÃĐe par des branches de tilleul entrelacÃĐes. Comme les ordres de Jacques MÃĐrey, à l'endroit du roi des chanteurs, avaient ÃĐtÃĐ observÃĐs religieusement; comme le _PrÃĐsident_ ÃĐtait nourri de maniÃĻre à n'avoir jamais besoin de chercher ailleurs un en-cas, tous les ans, à la mÊme ÃĐpoque, du 5 au 8 mai, on entendait ÃĐclater la voix merveilleuse du mÃĐnestrel nocturne. Cette fois, Jacques MÃĐrey guetta son retour; il comptait ÃĐprouver sur l'organisme d'Éva cet instrument le plus merveilleux de tous, le chant de l'oiseau. Le 7 mai, le chant se fit entendre. Il pouvait Être onze heures du soir lorsque la premiÃĻre note parvint jusqu'au laboratoire du docteur, dont la fenÊtre ÃĐtait ouverte. Il rÃĐveilla l'enfant. Jacques MÃĐrey avait remarquÃĐ que, lorsqu'on rÃĐveillait Éva, elle ÃĐtait d'humeur beaucoup moins souriante que lorsqu'elle se rÃĐveillait d'elle-mÊme; mais il espÃĐrait trop de l'ÃĐpreuve pour attendre que le rossignol chantÃĒt à une heure oÃđ elle aurait les yeux ouverts. Il l'emporta toute maussade dans son berceau, et descendit avec elle au jardin. L'enfant se plaignait sans pleurer, comme font les enfants de mauvaise humeur; mais, à mesure que le docteur entrait dans le jardin et s'approchait de l'endroit oÃđ chantait le rossignol, la sÃĐrÃĐnitÃĐ reparaissait sur le visage de l'enfant; ses yeux s'ouvraient comme si elle eÃŧt espÃĐrÃĐ voir mieux dans la nuit que dans le jour. Sa respiration mÊme, de haletante qu'elle ÃĐtait, devenait rÃĐguliÃĻre; elle ÃĐcoutait non seulement de toutes ses oreilles, mais avec tous ses sens; et, lorsque le docteur l'eut posÃĐe à terre, sous la tonnelle, elle se leva toute droite, sans appui cette fois, et marcha, en faisant de ses bras un balancier, vers l'endroit d'oÃđ venait le son. C'ÃĐtait la premiÃĻre fois qu'elle marchait. Il n'y avait plus aucun doute pour le docteur, tous les sons arrivaient et arriveraient dÃĐsormais jusqu'à elle, tous les sens allaient rentrer chez elle par la porte des sons, le monde intellectuel allait cesser d'Être un mystÃĻre pour l'enfant. La science ou le Seigneur avait prononcÃĐ le mot de l'Évangile: _Æphata_ (ouvre-toi)! IX OÃđ le chien boit, oÃđ l'enfant se regarde Une fois ouverte sur l'intelligence, cette porte ne se referme plus. Il y avait par la ville d'Argenton un pauvre fou qui avait ÃĐtÃĐ guÃĐri par le Dr MÃĐrey, et qui, comme Basile, lui en avait gardÃĐ une grande reconnaissance; celui-là s'appelait Antoine. Peut-Être avait-il un autre nom, mais personne ne s'en ÃĐtait inquiÃĐtÃĐ plus que lui ne s'en ÃĐtait inquiÃĐtÃĐ lui-mÊme; sa folie consistait à se croire l'_ÃĐternelle justice_ et le _centre de vÃĐritÃĐ_. Comment ces idÃĐes si abstraites entrent-elles dans le cerveau d'un paysan? Il est vrai qu'elles n'y entrent que pour le rendre fou. Le docteur, comme nous l'avons dit, l'avait guÃĐri ou à peu prÃĻs. Il se croyait toujours l'_ÃĐternelle justice_ et le _centre de vÃĐritÃĐ_. Il se croyait toujours en communication avec Dieu. Sur tous les autres points, il raisonnait avec justesse, et l'on avait mÊme pu remarquer que sa folie, aprÃĻs l'avoir quittÃĐ, avait laissÃĐ Ã  ses idÃĐes une ÃĐlÃĐvation qu'elles n'avaient point auparavant. Il ÃĐtait porteur d'eau de son ÃĐtat lorsque sa folie l'avait pris, et faisait avec une brouette et un tonneau le service dans la ville. Pendant tout le temps de sa maladie, ce service avait ÃĐtÃĐ interrompu; mais à peine revenu à la santÃĐ, il s'ÃĐtait remis à ce labeur, qui ÃĐtait son seul gagne-pain. On le voyait parcourir la ville traÃŪnant sa petite charrette chargÃĐe de son tonneau, au robinet duquel pendait le seau qui lui servait à transporter sa marchandise à l'intÃĐrieur des maisons; seulement, il avait toujours la main droite placÃĐe en maniÃĻre de conque à son oreille, pour entendre la voix de Dieu et ne rien perdre des pieuses paroles que le Seigneur lui disait. Avant d'entrer dans la chambre oÃđ il avait l'habitude de verser l'eau dont il emplissait son seau dans un rÃĐcipient quelconque, il avait l'habitude de frapper trois fois la terre du pied, et de dire d'une voix formidable: --_Cercle de justice! centre de vÃĐritÃĐ!_ Il va sans dire que le docteur ÃĐtait devenu une de ses meilleures pratiques, et que, tous les jours, soit dans la cuisine de Marthe, soit dans le laboratoire du docteur, il versait ses trois ou quatre seaux d'eau, qui ÃĐtaient utilisÃĐs pour les besoins du mÃĐnage. Sa visite chez le docteur avait lieu de huit à neuf heures du matin. Pour la premiÃĻre fois, Éva ÃĐtait levÃĐe lorsque, quelques jours aprÃĻs le concert que lui avait donnÃĐ le rossignol, concert qu'elle rÃĐclamait tous les soirs, et qu'exceptÃĐ par les mauvais temps on lui accordait le plaisir d'entendre, Antoine ouvrit la porte, frappa trois fois du pied, et de sa voix de tonnerre cria: --_Cercle de justice! centre de vÃĐritÃĐ!_ L'enfant se retourna tout effrayÃĐe et poussa un cri qui avait la modulation d'un appel. Jacques MÃĐrey, qui ÃĐtait dans le cabinet voisin, accourut tout joyeux; c'ÃĐtait la premiÃĻre fois qu'Éva donnait une attention quelconque à la voix humaine. Le docteur la prit dans ses bras, l'approcha d'Antoine, et son regard, en s'approchant de lui, exprima une certaine terreur. C'ÃĐtait assez pour un jour de cette nouvelle sensation de crainte; le docteur fit signe à Antoine de s'ÃĐloigner; mais il lui recommanda de venir tous les jours afin que l'enfant s'habituÃĒt à lui; et, en effet, au bout de quelques jours, l'enfant semblait attendre l'arrivÃĐe d'Antoine, dont le manÃĻge l'amusait, et dont la grosse voix maintenant la faisait rire. Un jour, Antoine reçut la recommandation de ne pas venir le lendemain. Le lendemain, à l'heure habituelle, Éva donna quelques signes d'impatience; elle se leva, alla jusqu'à la porte, devant laquelle elle resta debout, le mÃĐcanisme lui ÃĐtant inconnu. Elle revint alors avec impatience vers le docteur; mais, sa vue ayant ÃĐtÃĐ attirÃĐe par un foulard rouge qu'il avait autour du cou, elle oublia Antoine pour tirer de toute sa force le foulard, que le docteur tira lui-mÊme doucement et laissa tomber entre ses mains. Alors, elle le secoua avec des rires bruyants, comme elle eÃŧt fait d'un ÃĐtendard; puis, de mÊme qu'elle l'avait vu autour du cou de Jacques MÃĐrey, elle essaya de le mettre au sien; ce fut un nouveau trait de lumiÃĻre pour le docteur. Il se demanda si la coquetterie ne serait point un mobile capable d'ÃĐveiller dans son cerveau un nouvel ordre de sensations et d'idÃĐes; il avait cru reconnaÃŪtre que, malgrÃĐ son indiffÃĐrence, elle promenait volontiers ses yeux sur les fleurs d'une couleur vive. C'ÃĐtait l'heure oÃđ l'on descendait l'enfant dans le jardin. Depuis longtemps, le rossignol avait un nid, des petits, une famille, et par consÃĐquent avait cessÃĐ de chanter, car on sait que les soucis de la paternitÃĐ vont chez lui jusqu'à lui imposer pendant les trois couvÃĐes que fait sa femelle le silence le plus complet. Jacques MÃĐrey, qui avait à rÃĐflÃĐchir sur l'incident du foulard et qui voulait en tirer parti, s'assit sur un banc. Scipion et Éva jouaient sur la pelouse que baignait le bassin fermÃĐ par une grille. Le petit ruisselet qui s'en ÃĐchappait ÃĐtait trop peu profond pour donner la crainte que l'enfant ne s'y noyÃĒt; d'ailleurs, y fÃŧt-elle tombÃĐe, Scipion l'en eÃŧt tirÃĐe à l'instant mÊme. Le docteur, sans rien suivre des yeux que sa pensÃĐe, voyait vaguement errer sur le gazon l'enfant et le chien; tous deux cessÃĻrent à l'instant de se mouvoir et par leur immobilitÃĐ fixÃĻrent le regard du docteur. Le chien et la jeune fille ÃĐtaient couchÃĐs l'un à cÃītÃĐ de l'autre à la marge du ruisseau. Le chien buvait; l'enfant, qui ÃĐtait parvenue à fixer le mouchoir sur sa tÊte, se regardait. Elle se leva sur ses genoux, et agenouillÃĐe regarda encore. Il y avait dÃĐjà quelque temps, on a pu le voir, que le docteur, abandonnant peu à peu le traitement physique, s'occupait du moral et de l'intelligence, et, comme les sciences occultes ÃĐtaient en grand honneur à cette ÃĐpoque, il ne nÃĐgligeait pas une occasion d'appliquer leurs secrets les plus cachÃĐs au double traitement qu'il faisait suivre à sa pupille avec tous les mystÃĐrieux procÃĐdÃĐs de la cabale. Jusqu'à l'ÃĒge de sept ans, nous l'avons vu, la pauvre enfant avait ÃĐtÃĐ couverte de vÊtements grossiers, que les soins assidus de la grand-mÃĻre avaient eu toutes les peines du monde, comme elle l'avait dit, à maintenir propres. La vieille n'avait que faire d'orner un enfant que personne ne voyait et qui ne se connaissait pas elle-mÊme. Quant au docteur, il avait, dans l'absence de vÊtements, cherchÃĐ Ã  dÃĐvelopper, par le contact de l'air, de la brise et du soleil, toutes les parties vitales de ce corps et de ces membres, qui devraient à l'absence de la compression un dÃĐveloppement toujours si chÃĐtif et si lent chez les lymphatiques et les scrofuleux. À son rÃĐveil, le lendemain, Éva trouva une robe ponceau brodÃĐe d'or sur la chaise la plus proche de son lit; la robe fixa ses yeux dÃĻs que ses yeux furent ouverts, et, lorsque Marthe la bossue la descendit de son lit, maintenant qu'elle marchait sans appui, elle alla droit à la robe. Marthe lui fit entendre comme elle put, ou plutÃīt ne put pas lui faire entendre, que cette robe ÃĐtait pour elle, autrement qu'en la lui passant sur le corps. Elle s'y ÃĐtait cramponnÃĐe de toutes ses forces quand elle avait cru qu'on allait la lui Ãīter; mais, du moment qu'elle vit faire le mÊme mouvement pour lui passer la robe que l'on faisait pour lui passer la chemise, quand elle vit qu'on ajustait à son corps ces riches ÃĐtoffes, elle se laissa faire en joignant les mains et laissa--opÃĐration qui ne se passait pas toujours sans larmes--peigner ses cheveux blonds, qui commençaient non seulement à ÃĐpaissir, mais à s'allonger, et qui tombaient sur ses ÃĐpaules. La toilette fut longue, minutieuse et conforme aux indications qu'avait en sortant laissÃĐes le docteur. Jacques MÃĐrey arriva une heure environ aprÃĻs la toilette faite. Il apportait avec lui un miroir, meuble inconnu jusqu'alors dans la cabane des braconniers, et placÃĐ trop haut dans le laboratoire du docteur pour que la petite Éva eÃŧt jamais pu se rendre compte de l'utilitÃĐ de ce meuble, auquel elle n'avait au reste fait aucune attention. C'ÃĐtait un de ces miroirs magnÃĐtiques dont l'usage paraÃŪt remonter aux temps les plus fabuleux de l'Orient, un miroir comme ceux oÃđ se regardaient les reines de Saba et de Babylone, les Nicaulis et les SÃĐmiramis, et à l'aide desquels les cabalistes prÃĐtendent transmettre aux initiÃĐs les privilÃĻges de la seconde vue. Ce miroir avait ÃĐtÃĐ, si on ose parler ainsi à des lecteurs qui ne sont point familiers avec les sciences occultes, ce miroir avait ÃĐtÃĐ animÃĐ par Jacques MÃĐrey, qui, à l'aide de signes, lui avait pour ainsi dire communiquÃĐ ses intentions, sa volontÃĐ, son but. Humaniser la matiÃĻre, la charger de transmettre le fluide ÃĐlectrique d'une pensÃĐe, tous les actes que la science relÃĻgue encore aujourd'hui parmi les chimÃĻres, le Dr Jacques MÃĐrey les expliquait au moyen de la sympathie universelle. J'en demande humblement pardon à messieurs de l'AcadÃĐmie de mÃĐdecine en particulier, mais Jacques MÃĐrey ÃĐtait de l'ÃĐcole des philosophes pÃĐripatÃĐticiens. Il croyait avec eux à une ÃĒme divine et universelle qui anime et met en mouvement toutes les choses sensibles, mais à l'extinction de laquelle le grand tout ne fait pas plus attention qu'à la flamme d'une luciole errante qui replie ses ailes et cesse tout à coup de briller. Suivant lui, tout s'enchaÃŪnait dans la CrÃĐation: les plantes, les mÃĐtaux, les Êtres vivants, le bois mÊme, travaillaient, exerçaient les uns sur les autres des actions et des rÃĐactions dont les spirites, à l'heure qu'il est, dÃĐveloppent la thÃĐorie et cherchent le secret. Pourquoi le fer et l'aimant seraient-ils les seuls ÃĐlÃĐments sensibles l'un à l'autre, et quel est le savant qui donnera une dÃĐfinition plus claire de l'aimant appelant le fer à lui, que d'un spirite vivant attirant à lui l'ÃĒme d'un mort? La base de ces influences constituait, disait-il, le mÃĐcanisme de la physique occulte à laquelle CornÃĐlius Agrippa, Cardan, Porta, Zikker, Bayle et tant d'autres ont rapportÃĐ les effets magiques de la baguette divinatoire et gÃĐnÃĐralement les phÃĐnomÃĻnes si nombreux de l'attraction des corps. Toute la nature se rÃĐsumait pour Jacques MÃĐrey dans ces deux mots _agir_ et _subir_. À l'en croire, tous les corps vivants exhalaient de petits tourbillons de matiÃĻre subtile. L'air, ce grand ocÃĐan des fluides respirables, est le conducteur de ces atomes suspendus dans l'air. Ces corpuscules gardent la nature du tout dont ils sont sÃĐparÃĐs; ils produisent sur certains corps les mÊmes effets que produirait la masse entiÃĻre de la substance dont ils ÃĐmanent. Telle est maintenant la force de la volontÃĐ humaine, qu'elle trace une route invincible parmi ces mouvements de la matiÃĻre, qu'elle dirige ces effluves d'atomes vivants, qu'elle les fait passer d'un corps dans un autre, et qu'elle est servie de la sorte par une multitude d'agents secrets dont il ne tient qu'à elle de dÃĐterminer les lois. Aux gens qui ne voulaient pas croire qu'il pÃŧt se faire quelque chose dans la nature en dehors du cercle de leur connaissance, cercle bien restreint pour le commun des mortels, Jacques MÃĐrey n'avait pas de peine à prouver que le monde est encore une ÃĐnigme, et qu'il est absurde de donner au mouvement de la vie universelle la limite de nos sens et de notre raison. Sans accorder au miroir magnÃĐtique la confiance ou la croyance crÃĐdule et infaillible que lui donnent les savants du Moyen Âge, Jacques MÃĐrey pensait avoir reconnu que, fixÃĐs sur la glace, les atomes d'une pensÃĐe, à peu prÃĻs comme l'industrie fixe les atomes du mercure, qui sont pourtant bien mobiles et bien fugaces, ces atomes, ces molÃĐcules, cette poussiÃĻre intelligente fixÃĐe à l'intention d'une personne sont ensuite recueillis par elle seule. C'ÃĐtait du magnÃĐtisme tout pur, qui depuis a ÃĐtÃĐ pratiquÃĐ par M. de PuysÃĐgur et par ses adeptes. C'ÃĐtait donc un de ces miroirs, aimantÃĐ par son action, animÃĐ par sa volontÃĐ que Jacques MÃĐrey avait apportÃĐ dans son laboratoire; cependant, comme un ciel à la surface duquel les nuages se volatilisent et qui apparaÃŪt peu à peu dans sa puretÃĐ et dans son ÃĐclat, on commençait à s'apercevoir que l'idiote ÃĐtait belle. Mais ce n'ÃĐtait encore qu'une tiÃĻde statue que la nature semblait modeler pour montrer aux hommes combien leur art est faux, ridicule et monstrueux quand il s'attache à montrer seulement la beautÃĐ plastique, et que l'on cherche vainement l'ÃĒme dans les yeux sans regard. ConsidÃĐrÃĐe longtemps, au reste, cette belle fille cessait peu à peu d'Être non seulement belle, mais vivante; à ce visage immobile, à ces lignes correctes et froides, à ces traits admirables mais inanimÃĐs, il manquait une seule chose, l'expression. C'ÃĐtait le contraire du conte arabe, oÃđ la bÊte cache au moins un esprit sous la laideur. Ici, on sentait que la beautÃĐ cachait le nÃĐant, c'est-à-dire l'absence de la pensÃĐe. Le chien, voyant sa petite maÃŪtresse si bien embellie, la contemplait avec des yeux d'admiration; puis, comme, en passant devant le miroir, il s'y ÃĐtait vu lui-mÊme et qu'il avait pris un instant plaisir à s'y regarder, il tira l'enfant pour qu'elle s'y vÃŪt à son tour. Elle se regarda; un indÃĐfinissable sourire se rÃĐpandit sur sa froide et somnolente figure, qui jusque-là avait quelquefois exprimÃĐ la douleur, souvent la tristesse, presque jamais la joie; elle semblait ÃĐprouver ce vague sentiment de bonheur et de satisfaction qu'ÃĐprouva Dieu, dit la Bible, quand il vit que tout ÃĐtait bon dans la crÃĐation, sentiment que les crÃĐatures à leur tour ÃĐprouvÃĻrent sans doute elles-mÊmes en voyant qu'elles rÃĐpondaient à l'idÃĐe de leur auteur. Alors, sur cette bouche qui n'avait fait entendre jusque-là que des sons vagues, rauques, inarticulÃĐs, il se forma ce mot complÃĻtement nouveau, et comprÃĐhensible quoique inarticulÃĐ, et l'on entendit ces deux sons qui ressemblaient bien plus à un bÊlement de brebis qu'à une parole humaine: --BE... ELLE... C'est-à-dire: ÂŦJe suis belle!Âŧ C'ÃĐtait la fleur qui devenait femme. Les mÃĐtamorphoses d'Ovide n'ÃĐtaient plus des fables, il ÃĐtait donc possible de changer la nature d'un Être, de lui donner la connaissance de lui-mÊme, de l'intÃĐresser enfin à un ordre nouveau de sensations et d'idÃĐes. Toutes ces consÃĐquences apparurent comme dans un ÃĐclair dans l'esprit du docteur, qui ne douta plus de son œuvre. Éva avait douze ans lorsque cet assemblage de lettres produisit sur ses lÃĻvres le premier mot qu'elle eÃŧt prononcÃĐ. Le docteur avait autrefois cherchÃĐ la pierre philosophale. Il avait fatiguÃĐ ses matrices et ses cornues à poursuivre la transmutation des mÃĐtaux, mais l'invincible rÃĐsistance des _corps simples_ avait fini par dÃĐcourager ses efforts. Il avait beau se dire que ces mots de _corps simples_ et de _corps ÃĐlÃĐmentaires_ sont des termes relatifs à l'ÃĐtat prÃĐsent de nos connaissances, qu'ils dÃĐsignent purement et simplement la limite à laquelle s'arrÊte la puissance actuelle de nos moyens de dÃĐcomposition; il avait beau se rÃĐpÃĐter que la science franchirait, selon toute probabilitÃĐ, beaucoup de ces prÃĐtendues barriÃĻres de la nature; que, jusqu'aux grandes dÃĐcouvertes de Priestley et de Lavoisier, il ÃĐtait aussi naturel de considÃĐrer l'eau et l'air comme des ÃĐlÃĐments, qu'il l'est aujourd'hui de donner le mÊme titre à l'or. MalgrÃĐ cette possibilitÃĐ entrevue par lui dans l'avenir, il avait fini par abandonner une voie ruineuse oÃđ, contrairement à ses espÃĐrances, au lieu de semer du plomb et de rÃĐcolter de l'or, il semait de l'or et ne rÃĐcoltait que du plomb. ÉmerveillÃĐ par le succÃĻs laborieux de ses premiÃĻres tentatives sur la nature de l'idiote, il y avait persistÃĐ, quoiqu'il eÃŧt vu que c'ÃĐtaient des annÃĐes et non des mois qu'il fallait consacrer à cette œuvre. Mais effrayÃĐ d'abord, il s'ÃĐtait bientÃīt demandÃĐ si ce n'ÃĐtait pas changer le plomb en or, si ce n'ÃĐtait pas faire de l'alchimie vivante, que de poursuivre l'entreprise presque divine de donner l'ÃĒme à un corps, la pensÃĐe à la matiÃĻre, la beautÃĐ, la vie, les formes physiques, tout l'organisme enfin, et si la pierre philosophale, si l'ÃĐlixir de vie des anciens maÃŪtres, depuis HermÃĻs jusqu'à Raymond Lulle, n'ÃĐtait pas un symbole de transformation que la volontÃĐ impose à la matiÃĻre humaine. Et, en effet, Jacques MÃĐrey ne voyait pas sans une joie orgueilleuse les progrÃĻs lents, mais continus, que faisait Éva dans la connaissance d'elle-mÊme. Scipion, de son cÃītÃĐ, en paraissait ravi; lui qui, jusque-là, dans son orgueil de quadrupÃĻde, avait l'air de se considÃĐrer comme le protecteur et comme l'instituteur de cette jeune fille, commençait à reconnaÃŪtre une maÃŪtresse dans son ÃĐlÃĻve; aprÃĻs s'Être laissÃĐ conduire par lui, elle le commandait, et, du jour oÃđ sa voix avait prononcÃĐ un mot, un seul, de la langue humaine, il avait paru reconnaÃŪtre sans aucune contestation ce signe de supÃĐrioritÃĐ donnÃĐ par le Seigneur à l'homme sur les animaux. La vieille Marthe elle-mÊme, malgrÃĐ le double entÊtement des vieillards et des bossus, ÃĐtait ÃĐmerveillÃĐe devant l'œuvre du maÃŪtre, qu'elle regardait comme fort incomplÃĻte tant que l'objet de tous ses soins resterait muet. Elle avait beau voir se dÃĐvelopper chez la jeune fille, avec la furie d'une sÃĻve que son inaction primitive a rendue plus abondante du moment que la nature lui a permis de circuler, la jeunesse, elle s'obstinait à dire sans malice aucune: --Elle ne sera pas femme tant qu'elle ne parlera pas. Mais, du jour oÃđ Éva prononça le mot _belle_ et oÃđ, sur la priÃĻre et l'indication du docteur, elle eut prononcÃĐ quelques mots primitifs comme _Dieu_, _jour_, _faim_, _soif_, _pain_ et _eau_, l'opinion de Marthe changea entiÃĻrement, et elle fut prÊte à se mettre à genoux devant celle qu'au premier abord elle avait traitÃĐ de _fÃĐtiche_ bon à mettre dans le bocal d'un apothicaire. Le _PrÃĐsident_ seul ÃĐtait restÃĐ, soit ÃĐgoÃŊsme de chat, soit stoÃŊcisme de juge, dans son indiffÃĐrence primitive. Éva ne lui avait pas fait de mal, il ne lui faisait pas de mal; et, quand il arrondissait le dos sous sa main, qui de jour en jour prenait de plus charmantes proportions, ce n'ÃĐtait pas pour dire à la jeune fille: _Je t'aime_! comme le lui disait Scipion en gambadant autour d'elle et en lui lÃĐchant les mains; c'ÃĐtait purement et simplement qu'il subissait l'effet d'une caresse sensuelle, qui dÃĐveloppait chez lui le mouvement de cette ÃĐlectricitÃĐ concentrÃĐe dans ses poils, et que ses pieds, mauvais conducteurs, ne rendaient pas à la terre. Quant à Éva, elle n'avait, jusque-là, fait que deux parts de ses affections: L'une pour Scipion; L'autre pour le docteur. Elle ne craignait pas Marthe, et allait volontiers avec elle; le chat lui ÃĐtait indiffÃĐrent; Antoine la faisait rire; Basile lui faisait peur. La gamme de ses sentiments, de la sympathie à l'antipathie, ne comprenait que six notes. Nous avons mis Scipion avant le docteur dans la gamme de ses sentiments parce que ce fut d'abord Scipion qu'Eva remarqua et affectionna par-dessus tout; puis, peu à peu, quand l'intelligence commença de s'infiltrer dans son cerveau, et de son cerveau pÃĐnÃĐtra jusqu'à son cœur, elle commença de comprendre et d'apprÃĐcier les soins du docteur, et, trop ignorante encore pour faire un choix dans ses sentiments, elle lui paya sa reconnaissance avec une affection qui se rapprochait plus de l'amour que de toute autre ÃĐmanation de l'esprit ou du cœur. Ainsi, depuis longtemps dÃĐjà, lorsqu'elle prononça le mot _belle_, le docteur ÃĐtait l'objet de sa prÃĐoccupation de tous les instants; seulement, le regard qu'elle jetait autour d'elle pour voir s'il ÃĐtait là, le son inarticulÃĐ qu'elle poussait pour l'appeler, ÃĐtait plutÃīt le cri de dÃĐtresse de l'animal abandonnÃĐ et s'effrayant de son abandon que celui d'un cœur s'adressant à un autre cœur. Ce qu'appelait ce cri, ÃĐtait un protecteur venant à l'appui de sa faiblesse et de l'isolement, ayant conscience de leur humilitÃĐ et de leur impuissance, et non pas mÊme à l'appel d'un ami à un ami. Il y avait toujours eu enfin quelque chose d'infÃĐrieur et de craintif, plutÃīt que de passionnÃĐ et mÊme de tendre, dans les deux bras que l'enfant avait tendus vers le docteur. C'ÃĐtait le chien demandant son maÃŪtre, ou plutÃīt c'ÃĐtait l'aveugle implorant son conducteur. Et, chose remarquable, c'est que le physique, qui pendant les sept premiÃĻres annÃĐes de la vie d'Éva ÃĐtait restÃĐ enchaÃŪnÃĐ au moral, s'ÃĐtait en quelque sorte un beau jour dÃĐtachÃĐ de lui pour faire son chemin à part. Au moral, Éva avait six ans à peine; au physique, elle en avait douze. Il fallait rÃĐtablir cet ÃĐquilibre entre l'intelligence et les annÃĐes. Maintenant qu'Éva parlait, les choses allaient marcher toutes seules. Maintenant, quelle sorte de curiositÃĐ allait se dÃĐvelopper chez elle? serait-ce la curiositÃĐ de la vue, serait-ce la curiositÃĐ du cœur? HabituÃĐe depuis longtemps à s'entendre parler Éva, elle avait depuis longtemps compris que c'ÃĐtait là son nom; seulement, ce nom produisait sur elle une impression diffÃĐrente selon la personne qui le prononçait, et il n'y avait que trois personnes qui le prononçassent: le docteur, Marthe et Antoine. Quand c'ÃĐtait le docteur, de quelque soin, futile ou sÃĐrieux, qu'Éva fÃŧt occupÃĐe, elle bondissait, quittait tout et s'ÃĐlançait du cÃītÃĐ d'oÃđ venait la voix. Quand c'ÃĐtait Marthe, elle se levait lentement et se contentait d'aller se placer dans le rayon de l'œil de la vieille servante, n'allant à elle que si une seconde fois elle l'appelait ou lui faisait un signe pressant de venir. Enfin, si c'ÃĐtait Antoine qui, aprÃĻs Être entrÃĐ, avoir frappÃĐ du pied trois fois et avoir dit de sa voix formidable: _Cercle de justice, centre de vÃĐritÃĐ_! ajoutait d'une voix plus douce: ÂŦBonjour à mademoiselle Éva,Âŧ Éva sans se dÃĐranger tournait la tÊte de son cÃītÃĐ, et, ne parlant pas encore, avec un sourire enfantin, lui disait _bonjour_ de la tÊte. Jacques MÃĐrey avait mesurÃĐ avec joie le degrÃĐ de plaisir qu'ÃĐveillaient dans son ÃĒme ces diffÃĐrents appels. Il l'avait vue joyeuse accourir au sien. C'ÃĐtait une vive affection que ce mouvement traduisait. Il l'avait vue souriante rÃĐpondre sans empressement à celui de Marthe; sa lenteur indiquait une simple obÃĐissance passive. Il l'avait vue se retourner simplement au bonjour d'Antoine; il n'y avait dans ce mouvement qu'une bienveillante indiffÃĐrence. Restait à connaÃŪtre avec quelles modulations diffÃĐrentes Éva prononcerait à son tour les trois noms du docteur, de la vieille servante et du porteur d'eau. Ce fut la curiositÃĐ du cœur qui se dÃĐveloppa la premiÃĻre chez Éva. Nous avons dit que, depuis longtemps, elle savait comment on l'appelait, puisque nous avons racontÃĐ de quelle façon elle rÃĐpondait à son nom prononcÃĐ par trois bouches diffÃĐrentes. Elle dÃĐsira à son tour savoir comment s'appelait le docteur. Un jour, elle rÃĐflÃĐchit longtemps, regarda le docteur plus tendrement encore que de coutume; puis rassemblant toute la puissance de son esprit dans la volontÃĐ d'exprimer sa pensÃĐe: --Moi, dit-elle, en mettant un doigt sur sa poitrine, moi, Éva. Puis, mettant le mÊme doigt sur la poitrine du docteur: --Et toi? ajouta-t-elle. Le docteur bondit de joie, elle venait de souder une idÃĐe à une autre idÃĐe. Elle venait donc de dÃĐpasser la limite de l'intelligence animal pour entrer dans l'intelligence humaine. --Moi, dit-il, moi, _Jacques_. --_Jacques_, rÃĐpÃĐta Éva, à la maniÃĻre des ÃĐchos, sans mÊme saisir l'intonation du docteur, et comme si ce mot n'eÃŧt prÃĐsentÃĐ aucune idÃĐe à son esprit. Le docteur sentit son cœur se serrer et la regarda tristement. Mais le cœur d'Éva ÃĐtait dÃĐjà à l'œuvre, elle ÃĐtait elle-mÊme mÃĐcontente de la pÃĒle intonation de sa voix; elle secoua la tÊte et dit: --Non! non! Puis elle rÃĐpÃĐta le nom de Jacques une seconde fois en essayant de lui donner une expression selon sa pensÃĐe. Mais elle fut cette fois encore mÃĐcontente d'elle-mÊme, et, rÃĐpondant à la pression de la main du docteur: --Attends, dit-elle. Et, aprÃĻs une seconde pendant laquelle sa figure s'anima de toutes les expressions tendres qui peuvent s'ÃĐpanouir sur le visage de la femme: --Jacques! s'ÃĐcria-t-elle une troisiÃĻme fois. Et elle mit dans ce mot une telle tendresse, que celui auquel elle faisait appel ne put s'empÊcher, en la serrant contre son cœur, de s'ÃĐcrier à son tour: --Éva, chÃĻre Éva! Mais, à cette ÃĐtreinte, la jeune fille pÃĒlit, ferma les yeux, et, sans force pour supporter une pareille sensation, retomba inerte, la bouche à demi ouverte et prÃĻs de s'ÃĐvanouir. Le docteur comprit la somme de mÃĐnagements qu'exigeait cette frÊle organisation, et se recula vivement. Il l'ÃĐcrasait de sa force; d'un baiser, il l'eÃŧt tuÃĐe! C'ÃĐtaient des sensations plus douces, des sensations essentiellement morales qu'il fallait ÃĐveiller en elle. AprÃĻs avoir rÃĐflÃĐchi, Jacques MÃĐrey s'arrÊta à la pitiÃĐ. Éva n'avait jamais vu pleurer, Éva n'avait jamais vu souffrir. Un jour que Scipion jouait avec elle dans le jardin, nous disons jouait avec elle, car, de mÊme qu'elle s'ÃĐtait ÃĐlevÃĐe d'abord jusqu'à l'instinct du chien, le chien, du moment qu'elle l'avait dÃĐpassÃĐ, s'ÃĐtait cramponnÃĐ Ã  elle, l'avait suivie et s'ÃĐtait ÃĐlevÃĐ jusqu'à son intelligence; tout ce qu'elle commandait à Scipion, Scipion le faisait: retrouver les objets perdus ou cachÃĐs n'ÃĐtait qu'un jeu; il y avait longtemps que l'intelligent animal avait laissÃĐ loin derriÃĻre lui les sauts pour le roi, pour la reine et pour le dauphin de France, et les refus pour le roi de Prusse; il y avait longtemps que sa mort simulÃĐe laissait enjamber par-dessus son corps l'infanterie et la cavalerie lÃĐgÃĻre pour ne se rÃĐveiller qu'à l'approche de la grosse cavalerie; tout ce que Scipion avait pu faire pour amuser l'enfant, monter sa garde, fumer sa pipe, marcher sur les pattes de derriÃĻre, il l'avait fait. Il en ÃĐtait arrivÃĐ non plus à amuser Éva, mais à jouer avec Éva, lisant tous ses caprices dans un regard, jouant avec elle à cache-cache et au colin-maillard, lorsqu'un jour, disons-nous, aprÃĻs avoir traversÃĐ un buisson pour obÃĐir au commandement d'Éva, il poussa un cri, alla chercher l'objet qu'Éva lui avait commandÃĐ de rapporter, mais revint en tenant en l'air sa patte de derriÃĻre. Puis, ayant dÃĐposÃĐ l'objet demandÃĐ aux pieds d'Éva, il se coucha, se plaignit douloureusement et se mit à lÃĐcher sa patte en essayant d'en extraire quelque chose avec les dents. Éva le regarda avec ÃĐtonnement d'abord, puis ensuite avec inquiÃĐtude; un spectacle nouveau se produisait pour elle. C'ÃĐtait celui de la douleur. Son instinct la porta à prononcer le nom de Scipion d'une façon plus douce et plus tendre, puis elle souleva la patte de l'animal et chercha la cause de la douleur. C'ÃĐtait une ÃĐpine, qui, en entrant dans les chairs du chien, s'ÃĐtait brisÃĐe au ras de la peau. Éva essaya plusieurs fois d'arracher l'ÃĐcharde avec ses doigts, mais, n'ayant pas de prise, elle n'en put venir à bout. Alors, continuant de souffrir, Scipion continua de se plaindre, tirant doucement sa patte à lui quand Éva en approchait sa main. Éva reconnut alors qu'elle ÃĐtait impuissante à soulager, et cette idÃĐe lui vint à l'esprit ou plutÃīt au cœur, que ce qu'elle ne pouvait pas faire entrait dans le domaine de ce que pouvait faire Jacques. C'ÃĐtait un nouveau progrÃĻs de son esprit. Elle appela donc d'un ton plein d'angoisse: --Jacques! Jacques! Jacques! Et chacune de ces appellations ÃĐtait plus pressante et plus triste. DÃĻs la premiÃĻre, Jacques s'ÃĐtait mis à la fenÊtre de son laboratoire et avait compris ce dont il ÃĐtait question, car Éva lui montrait le chien couchÃĐ languissamment prÃĻs d'elle. Jacques descendit vivement. Il se coucha à son tour prÃĻs du chien, et comme Éva lui montrait la patte de l'animal soulevÃĐe et saignante, il prit une pince dans sa trousse, et, parvenant à saisir l'ÃĐpine brisÃĐe dans la plaie, il la tira des chairs de la pauvre bÊte, qui, soulagÃĐe aussitÃīt, se remit à bondir sur ses quatre pieds, et à bondir joyeusement. Aussi joyeuse que lui, Éva se mit à bondir avec lui: comme elle avait partagÃĐ ses douleurs, elle partageait sa joie. Quelques jours aprÃĻs, la vieille Marthe fit une chute dans l'escalier. Éva ÃĐtait seule à la maison avec elle, elle avait entendu le bruit de cette chute, elle ÃĐtait descendue prÃĐcipitamment, elle trouva Marthe ÃĐtendue sur le palier. La vieille femme s'ÃĐtait dÃĐmis le genou dans sa chute. Éva voulut l'aider à se relever, mais c'ÃĐtait impossible, sa force ne lui permettait pas de soulever la vieille servante. Elle voulut examiner la plaie, comme elle avait fait pour Scipion, mais il n'y avait pas de plaie; force fut donc d'attendre le docteur, qui, n'ÃĐtant jamais longtemps dehors, revint quelques minutes aprÃĻs l'accident. DÃĻs qu'Éva l'entendit rentrer, elle le reconnut à sa maniÃĻre d'ouvrir et de fermer la porte. Elle appela de toutes ses forces et d'une voix plus inquiÃĻte et plus ÃĐmue qu'elle n'avait jamais fait pour Scipion. Le docteur monta, et, voyant Marthe assise sur l'escalier, il craignit un accident plus grave que celui qui ÃĐtait arrivÃĐ, c'est-à-dire une fracture. Mais, à la premiÃĻre inspection du genou, il reconnut une simple luxation, prit la vieille dans ses bras, et l'emporta dans sa chambre, suivi d'Éva qui ÃĐtait suivie de Scipion. Quant au _PrÃĐsident_, le bruit de la chute l'avait effrayÃĐ, et, abandonnant à son malheureux sort celle qui avait pour lui le cœur et les soins d'une nourrice, il s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐ par une fenÊtre et avait gagnÃĐ les toits. Pendant toute cette journÃĐe, Éva ne joua point et resta dans la chambre de Marthe; mais comme l'indisposition n'ÃĐtait pas grave, dÃĻs le lendemain elle se remit à sa vie habituelle. Nous avons dit qu'Antoine, en frappant trois fois du pied, en criant sur le seuil de la porte: _Cercle de justice!_ _centre de vÃĐritÃĐ!_ avait gagnÃĐ les bonnes grÃĒces d'Éva, qui s'ÃĐtait toujours tenue vis-à-vis de lui nÃĐanmoins dans la mesure d'un salut amical. Un jour qu'elle ÃĐtait seule avec Scipion dans le laboratoire, Jacques MÃĐrey ÃĐtant dans le cabinet à cÃītÃĐ, le porteur d'eau monta son seau habituel au deuxiÃĻme ÃĐtage, frappa du pied, prononça les paroles sacramentelles; et, comme il faisait chaud, que son front ruisselait de sueur et que la jeune fille ÃĐtait seule, il crut pouvoir se permettre, la croyant toujours idiote, de s'ÃĐcrier devant elle: --Sacrisiti! qu'il fait chaud. Je boirais bien un coup. Éva le regarda, le vit en effet rouge et couvert de sueur, s'essuyant le front avec sa manche. --Attends, lui dit-elle. C'ÃĐtait un mot dont elle se servait depuis longtemps, nous l'avons vu, pour commander l'attention. Et elle s'ÃĐlança hors du laboratoire. Antoine tout ÃĐtonnÃĐ attendit en effet. Un instant aprÃĻs, Éva remonta avec un beau verre d'eau claire à la main, et le prÃĐsenta au journalier. --Ah! mademoiselle, dit-il, c'est bien gentil de votre part; mais, comme j'en vends, si j'avais eu soif d'eau, j'aurais pu en boire. En ce moment, du cabinet oÃđ ÃĐtait Jacques MÃĐrey sortirent ces trois mots: --Du vin, Éva! Éva savait ce que c'ÃĐtait que du vin, quoiqu'elle n'en eÃŧt jamais bu, malgrÃĐ les instances du docteur, mais elle lui en avait vu boire. Elle descendit, en consÃĐquence, et pensant que, quand on offrait du vin à l'homme qui a chaud, il fallait lui en offrir beaucoup et du meilleur, elle lui monta un verre plein de bordeaux. En voyant la couleur du breuvage qui lui ÃĐtait offert, Antoine sourit bÃĐatifiquement. Puis, prenant le verre des mains d'Éva, comme il eÃŧt fait d'un verre de vin de Suresnes ou de vin d'Argenteuil, il avala d'un coup, et sans prendre la peine de le dÃĐguster, le contenu du verre que lui offrait Éva. Éva, joyeuse, le regarda faire. Le vin avalÃĐ, Antoine cligna de l'œil et fit clapper sa langue. --Bon? demanda Éva. --Velours! rÃĐpondit laconiquement Antoine. Puis le porteur d'eau vida son seau dans le rÃĐcipient ordinaire et s'ÃĐloigna. --Velours? demanda Éva au docteur rentrant dans son laboratoire. Velours? Si le docteur n'eÃŧt point entendu la demande d'Éva et la rÃĐponse d'Antoine, il eÃŧt ÃĐtÃĐ fort embarrassÃĐ pour rÃĐpondre à la question de son ÃĐlÃĻve. Mais il prit dans l'armoire oÃđ il enfermait ses effets un habit de velours, fit passer à l'enfant sa main dessus, et, lui faisant le signe d'un homme qui fait glisser lentement sa main sur son estomac, il lui rÃĐpÃĐta le mot: --Velours! Alors, Éva comprit que le vin avait fait à l'estomac d'Antoine juste le mÊme effet que le toucher du velours avait fait à sa main. Et elle en demeura toute joyeuse le reste de la journÃĐe. Jacques MÃĐrey ÃĐtait non moins joyeux qu'elle, car il disait, en se rappelant l'ÃĐpine de Scipion, la foulure de la vieille Marthe et le verre de vin d'Antoine: --Non seulement elle sera belle, mais elle sera bonne. X Ève et la pomme Peu à peu, et seulement avec plus de vitesse qu'un enfant n'apprend à parler, Éva en vint à exprimer par la parole à peu prÃĻs toutes ses pensÃĐes; seulement, comme tous les peuples primitifs, elle fut longtemps à s'habituer à mettre les verbes à leurs temps, s'obstinant à s'en servir seulement à l'infinitif; mais, lorsqu'il s'agit de lui apprendre à lire, ce fut un bien autre travail. Éva, qui avait toutes les curiositÃĐs de la nature, qui ne voyait pas un objet nouveau sans demander le nom de cet objet et sans le graver aussitÃīt dans sa mÃĐmoire, Éva n'avait aucune des curiositÃĐs de la science. Elle mÃĐprisait profondÃĐment les livres et ce qu'ils contenaient. Les seuls qu'elle apprÃĐciÃĒt ÃĐtaient les livres à gravures, et encore, quand elle regardait la gravure, si Jacques MÃĐrey se refusait à lui en donner l'explication--ce qu'il faisait de temps en temps pour exciter sa curiositÃĐ--, elle passait sans se plaindre et sans insister aux gravures suivantes. Le docteur se demandait comment il parviendrait à vaincre une pareille insouciance. Il chercha quelque temps, puis une idÃĐe lui vint qui lui parut et qui en effet ÃĐtait en tout point lumineuse. Un jour, il prÃĐpara du phosphore, prit Éva par la main, descendit dans la cave, en ferma le soupirail de maniÃĻre que la lumiÃĻre n'y pÃĐnÃĐtrÃĒt point; puis alors, avec un pinceau, il traça sur la muraille la premiÃĻre lettre de l'alphabet: la lettre à l'instant mÊme apparut toute en flamme. Éva jeta un petit cri; mais sa peur disparut bientÃīt à cÃītÃĐ de cette lettre qui s'effaçait lentement c'est vrai, mais qui allait s'effaçant. Il traça un _b_, puis un _c_, puis un _d_, puis un _e_. Il s'arrÊta à ces cinq lettres. --Encore? dit Éva. Oui, rÃĐpondit Jacques, mais quand tu les auras nommÃĐes l'une aprÃĻs l'autre et que tu les sauras par cœur. Et il traça de nouveau un a sur la muraille. --Quelle est cette lettre, demanda le docteur. Éva fit un effort, et, tandis que la lettre allait s'effaçant: --Un _a_, un _a_, dit-elle. Le docteur sourit. Il avait trouvÃĐ le moyen d'intÃĐresser la curiositÃĐ d'Éva à l'endroit de cette chose si abstraite et si difficile pour les enfants qu'on appelle la lecture. Un mois aprÃĻs, Éva savait lire. Il n'en ÃĐtait point de mÊme pour la musique. Éva l'adorait; ses moments de rÃĐcrÃĐation, ou plutÃīt ses heures de joie, ÃĐtaient quand le docteur se mettait au piano, et, comme maÃŪtre Wolfram, les mains sur les touches, les yeux en l'air, l'ÃĒme au ciel, jouait quelque splendide rÊverie de ces vieux maÃŪtres qu'on appelle Porpora, Haydn ou PergolÃĻse. Mais, quand il voulait faire sourire d'un sourire plus doux les charmantes lÃĻvres d'Éva et attirer une larme à l'angle de son œil si brillant qui se voilait en devenant humide, c'ÃĐtait le premier air qu'elle avait entendu, c'ÃĐtait le _Prima che spunti l'aura_ que jouait le docteur. Souvent l'enfant s'ÃĐtait approchÃĐe du piano et avait posÃĐ ses petites mains dessus, mais ses doigts n'avaient point encore la force nÃĐcessaire à la pression des touches; puis son professeur, avec sa logique habituelle, ne voulait lui rien apprendre à demi et par routine. Il attendait donc qu'elle sÃŧt lire ses lettres pour lui faire lire ses notes, et peut-Être comptait-il aussi sur son grand dÃĐsir d'apprendre la musique pour lui faire une rÃĐcompense des choses antipathiques par celles qui lui paraissaient lui Être les plus agrÃĐables. Il en rÃĐsultait qu'Éva avait toujours ÃĐcoutÃĐ, toujours regardÃĐ avec la plus grande attention le docteur, mais n'avait jamais essayÃĐ, mÊme en son absence, de tirer le moindre son de l'instrument. Ici se place l'ÃĐvolution d'un phÃĐnomÃĻne psychologique dont jamais le docteur n'avait ÃĐtÃĐ tÃĐmoin, et qui fut tout simplement pour lui un de ces hasards providentiels qui viennent en aide à l'homme de science, et qui semblent une rÃĐcompense de la nature pour son fervent adorateur. On ÃĐtait au mois d'aoÃŧt; un orage terrible ÃĐclata, un de ces orages comme il en fond sur le Berri, et au milieu des ÃĐclairs duquel on croirait que l'on va entendre, au lieu du tonnerre, la trompette du jugement dernier. Ce n'ÃĐtait pas le premier orage qui eÃŧt ÃĐclatÃĐ sur Argenton depuis qu'Éva avait franchi la barriÃĻre qui conduit de la vÃĐgÃĐtation à l'existence. Pendant les premiers orages, et avant d'Être soumise à l'ÃĐlectricitÃĐ, l'enfant avait ÃĐprouvÃĐ des tressaillements nerveux et des terreurs involontaires qui avaient donnÃĐ Ã  Jacques MÃĐrey la premiÃĻre idÃĐe d'appliquer à sa guÃĐrison cette mÊme ÃĐlectricitÃĐ qui la secoua si violemment des pieds à la tÊte. Nous avons vu qu'en effet, pendant deux ou trois ans, il avait soumis Éva à un traitement tout particulier dont l'ÃĐlectricitÃĐ ÃĐtait la base, et il avait pu remarquer que, plus il avançait dans ce traitement, moins Éva ÃĐtait accessible à ce phÃĐnomÃĻne mÃĐtÃĐorologique qu'on appelle l'orage. Elle en ÃĐtait arrivÃĐe à ne plus craindre ni la lueur des ÃĐclairs, ni le bruit du tonnerre, mais elle n'en ÃĐtait pas encore arrivÃĐe à en recevoir une joyeuse perception. Jacques MÃĐrey fut donc assez ÃĐtonnÃĐ, cet orage ayant ÃĐclatÃĐ dans des conditions de violence telles qu'il ne se souvenait pas d'en avoir entendu un pareil; Jacques MÃĐrey fut donc trÃĻs ÃĐtonnÃĐ de voir la jeune fille non seulement n'ÃĐprouver aucune crainte, mais encore manifester une sensation de bien-Être ÃĐtrange. Les portes et les fenÊtres ÃĐtaient fermÃĐes selon l'habitude, pour ne pas ÃĐtablir de courant d'air; mais Éva alla droit à la fenÊtre et l'ouvrit juste au moment oÃđ un ÃĐclair combinÃĐ avec un coup de tonnerre effroyable ÃĐclatait au-dessus de la maison. L'ÃĐclair et le coup de tonnerre avaient ÃĐtÃĐ tellement simultanÃĐs, que le docteur s'ÃĐlança et tira Éva à lui, croyant que le tonnerre allait tomber sur la maison mÊme ou tout proche d'elle. Mais, dans ce mouvement presque involontaire, Éva s'arracha de ses mains et courut à la fenÊtre en criant: --Non, non, laisse-moi voir les ÃĐclairs; laisse-moi entendre le tonnerre, cela me fait du bien. Elle ÃĐcarta les bras et elle aspira cet air tout chargÃĐ d'ÃĐlectricitÃĐ avec un bonheur que trahissait la sensualitÃĐ de sa pose et de son visage. Ses traits s'illuminaient comme si elle eÃŧt ÃĐtÃĐ en communication avec la flamme cÃĐleste. On eÃŧt dit que l'orage se rÃĐpercutait dans cette chÃĐtive crÃĐature et doublait ses forces. En ce moment, et comme le docteur la laissait maÃŪtresse absolue de ses actions, elle se dirigea vers l'orgue, l'ouvrit, et, d'une maniÃĻre incomplÃĻte sans doute, mais suffisante pour en reconnaÃŪtre le principal motif, elle joua le fameux air de Cimarosa, devenu son air favori. Le docteur ÃĐcoutait dans l'ÃĐtonnement, presque dans l'admiration; il ignorait, ce qui a ÃĐtÃĐ reconnu depuis, les aptitudes ÃĐtranges des facultÃĐs instinctives qu'ont certains individus, et particuliÃĻrement les fous, pour la musique. Et, en effet, c'est Gall qui, le premier, a signalÃĐ des individus qui, sans maÃŪtres aucuns, ÃĐtaient nativement des musiciens, des dessinateurs, des peintres. En peinture, Giotto et CorrÃĻge avaient donnÃĐ un exemple, dont les autres, plus tard, donnÃĻrent la preuve. Un des hommes qui ont le mieux et le plus ÃĐtudiÃĐ la folie et surtout l'idiotisme, M. Morel, de Rouen, me racontait avoir connu des imbÃĐciles, des idiots vÃĐritables, qui exÃĐcutaient à premiÃĻre vue la musique la plus difficile, mais qui ne jouaient pas avec plus de comprÃĐhension, plus de sentiment, plus d'ÃĒme, ce morceau la centiÃĻme fois que la premiÃĻre; leur talent ÃĐtait le rÃĐsultat d'un instinct innÃĐ, d'une aptitude naturelle, d'une certaine disposition artistique qui doit faire admettre les localisations cÃĐrÃĐbrales, sans que l'on puisse dire au juste dans quelle case du cerveau est nichÃĐe telle ou telle facultÃĐ; et la preuve que tout cela n'est qu'instinct, c'est que, comme nous l'avons dit, ces individus-là ne progressent point et restent toujours au mÊme degrÃĐ, ne peuvent rien inventer et rien perfectionner. C'est un pur instinct qui naÃŪt et qui meurt avec eux. Il y a parmi les hommes les mÊmes dispositions qu'entre les animaux, et c'est une consÃĐquence de cette logique absolue de la nature, qui ne laisse pas plus d'intervalle dans la chaÃŪne physique des corps que dans l'ÃĐchelle des intelligences. L'abeille et le castor sont certainement les plus instinctifs des animaux, mais ils sont bien moins intelligents que le chien, qui est capable d'une certaine ÃĐducation et chez lequel existent des facultÃĐs affectives susceptibles d'Être dÃĐveloppÃĐes. Parfois certaines facultÃĐs instinctives chez les individus sont le rÃĐsultat d'une maladie. Mondheux, le cÃĐlÃĻbre calculateur, ÃĐtait ÃĐpileptique; il possÃĐdait, et cela à la plus haute puissance, la table des logarithmes, mais il eÃŧt ÃĐtÃĐ incapable de raisonner un problÃĻme de simple arithmÃĐtique. M. Morel, que je ne saurais trop citer, dont j'ai profondÃĐment ÃĐtudiÃĐ le livre, et dont j'ai avidement ÃĐcoutÃĐ les avis lorsque j'ai entrepris l'histoire si simple et en mÊme temps si pleine de difficultÃĐs que je mets sous les yeux de mes lecteurs, me racontait encore, lorsque je l'eus consultÃĐ sur la possibilitÃĐ de facultÃĐs dÃĐveloppÃĐes par l'orage chez une jeune fille devenant adulte, qu'il avait soignÃĐ un jeune instinctif qui jouait à premiÃĻre vue les morceaux des plus grands maÃŪtres, et cela mieux que n'eÃŧt fait son professeur; mais il n'avait jamais pu acquÃĐrir la moindre notion de composition musicale, et il ÃĐtait incapable de perfectionnement. --Mais, ajoutait M. Morel, le plus ÃĐtonnant de tous les idiots que j'ai connus, celui que je me plaisais à prÃĐsenter aux mÃĐdecins qui nous visitaient, c'ÃĐtait un nommÃĐ Perrin, nÃĐ dans un village prÃĻs de Nancy, oÃđ le crÃĐtinisme est endÃĐmique. Celui-là ÃĐtait un idiot dans la pure acception du mot, sourd et muet, ne poussant que des cris inarticulÃĐs. On l'occupait à soigner les vaches. Un jour qu'il passait au moment oÃđ le tambour du village faisait une annonce, on le vit tourner comme un furieux autour du musicien officiel, lui arracher son tambour, lui prendre ses baguettes, et se mettre à battre une marche des plus ronflantes et des plus justes. M. Morel le demanda à sa commune. On le lui accorda, et il devint dans son hÃīpital le tambour en chef de la section des imbÃĐciles. C'ÃĐtait lui qui dirigeait la promenade quand les malades sortaient. Jacques MÃĐrey ne connaissait point tous ces exemples, qui furent le rÃĐsultat des observations faites depuis les ÃĐvÃĐnements dont il fut le principal hÃĐros; aussi fut-il prodigieusement ÃĐtonnÃĐ en voyant le fait qui s'accomplissait sous ses yeux, et auquel il n'eÃŧt certes pas cru s'il l'eÃŧt lu dans un livre ou s'il lui eÃŧt ÃĐtÃĐ racontÃĐ par un de ses confrÃĻres. Il rÃĐsolut de ne pas perdre un instant pour mettre Éva à la musique comme il l'avait mise à la lecture. Mais Éva refusa toutes ces prÃĐcautions dont Jacques avait entourÃĐ ses ÃĐtudes alphabÃĐtiques; elle prit le solfÃĻge, l'ouvrit à la premiÃĻre page, et dit de sa voix la plus caressante: --Montrer à moi, cher Jacques! Et Jacques commença sa leçon à l'instant mÊme, et huit jours aprÃĻs, Éva connaissait les notes, leur valeur, les signes qui, ajoutÃĐs à la clef, haussent ou abaissent les tons. Un mois aprÃĻs, elle jouait à livre ouvert tous les morceaux transcrits pour l'orgue qu'on lui prÃĐsentait. Nous l'avons vu, Jacques MÃĐrey s'ÃĐtait emparÃĐ de tous les moyens capables d'agir sur cette intelligence assoupie, sur cette _Belle au bois dormant_ qui avait attendu si longtemps que l'on eÃŧt rompu le charme dont une des mauvaises fÃĐes de la nature l'avait affligÃĐe dans son berceau. Nous l'avons vu successivement employer la science occulte, la science rÃĐelle, les mystÃĐrieuses rÃĐvÃĐlations de la nature. Nous l'avons vu recourir à Albert le Grand, à HermÃĻs, à Raymond Lulle, à CornÃĐlius Agrippa, à la Bible. Un jour, il avait lu dans le livre du Seigneur un passage qui exprime hardiment l'action d'un Être sur un autre Être, l'omnipotence de la volontÃĐ, la force magnÃĐtique du regard, l'irrÃĐsistible commandement du fort au faible. C'est quand JÃĐhovah envoie MoÃŊse au pharaon et lui dit: ÂŦTu seras le dieu de cet homme.Âŧ EnvoyÃĐ par la science auprÃĻs d'une idiote qui s'opiniÃĒtrait à ne pas laisser sortir les forces de son intelligence captive, Jacques MÃĐrey suivit le prÃĐcepte donnÃĐ Ã  MoÃŊse, et se fit le dieu de cette enfant. Ses agents extÃĐrieurs ÃĐtaient autant d'intermÃĐdiaires par lesquels il faisait parvenir ses ordres jusqu'à elle: le _PrÃĐsident_, Scipion, la vieille Marthe, Antoine, Basile, les ÃĐtoffes qui rÃĐcrÃĐaient sa vue, les fleurs qui charmaient son odorat, les pelouses sur lesquelles elle se roulait, l'eau de la source qu'elle buvait à mÊme le rÃĐservoir, tout dans la nature devenait ainsi à son caprice une vaste machine ÃĐlectrique qu'il chargeait, si on ose dire ainsi, de l'irrÃĐsistible fluide de sa volontÃĐ. Éva commençait à Être femme physiquement et moralement, mais elle ne connaissait pas encore son sexe. ÉlevÃĐe par le braconnier et par sa mÃĻre, elle n'ÃĐprouvait aucun embarras à demeurer nue devant eux. Depuis qu'elle avait ÃĐtÃĐ transportÃĐe chez le docteur, depuis qu'elle avait ÃĐtÃĐ baptisÃĐe du nom d'Éva et qu'elle ÃĐtait devenue la reine de son Éden, elle courait revÊtue d'une simple chemise tantÃīt rouge (nous avons vu l'effet que cette couleur produisait sur elle), tantÃīt bleue, toujours d'une couleur voyante, avec l'innocence de celle dont elle portait le nom. Il est vrai qu'Ève, supÃĐrioritÃĐ ou infÃĐrioritÃĐ sur Éva, n'avait pas mÊme la chemise. Lorsque le docteur avait pris cette dÃĐcision de n'enfermer le corps de l'enfant dans aucun lien, lorsqu'il l'avait revÊtue du plus simple de tous les vÊtements, il s'ÃĐtait assurÃĐ qu'aucun œil profane ne pouvait pÃĐnÃĐtrer sous l'ÃĐpaisseur des ombrages de son jardin. D'ailleurs, Éva ÃĐtait trÃĻs obÃĐissante; le docteur lui avait indiquÃĐ son domaine, et elle s'y ÃĐtait toujours enfermÃĐe scrupuleusement. Éva n'avait pas ÃĐtÃĐ vue mÊme par le serpent. On ÃĐtait arrivÃĐ Ã  l'automne de l'annÃĐe 1791; depuis six ans, le docteur poursuivait son œuvre. Éva allait avoir quatorze ans. Il y avait, au centre du jardin, sur le plateau au pied duquel jaillissait la source, il y avait, nous l'avons dit, un superbe pommier tout chargÃĐ de fleurs en avril, tout chargÃĐ de fruits en septembre. Éva, comme son aÃŊeule, aimait beaucoup les fruits, et surtout les pommes. Jacques MÃĐrey fit sur cet arbre ce qu'il avait dÃĐjà fait sur le miroir; il aimanta pour ainsi dire le feuillage d'une force d'attraction et de volontÃĐ; les arbres jouent un rÃīle important dans les annales de la science mesmÃĐrienne. On sait quelle juste cÃĐlÃĐbritÃĐ s'attacha, dans le dernier siÃĻcle, à cet ormeau sÃĐculaire de Buzancy, à l'ombre duquel M. de PuysÃĐgur observa les merveilles du somnambulisme. Au cours des effets qu'il cherchait à produire, Jacques MÃĐrey appelait toujours les explications de la physique occulte. Il croyait que les arbres surtout ÃĐtaient de grands appareils destinÃĐs à recevoir et à transmettre la matiÃĻre subtile de l'homme. Voilà pourquoi il avait arrÊtÃĐ sa pensÃĐe sur le pommier; la similitude dans l'espÃĻce n'avait ÃĐtÃĐ que le second motif de son choix. Éva sortit de la maison à son heure accoutumÃĐe; c'est-à-dire vers huit heures du matin, et, comme si elle eÃŧt ÃĐtÃĐ attirÃĐe par l'arbre magnÃĐtique ou simplement par le fruit de la gourmandise, elle se dirigea du cÃītÃĐ des belles pommes mÃŧres qui dÃĐtachaient sur le vert foncÃĐ des branches leur couleur de pourpre et d'or. Elle ÃĐtait presque nue. Jamais de plus belles formes ne s'accusÃĻrent avec plus de libertÃĐ! On eÃŧt dit une des trois GrÃĒces de Germain Pilon, si chastement et si coquettement drapÃĐes à la fois, qu'en laissant presque tout voir elles laissaient tout dÃĐsirer. Mais ces splendeurs de la nature, ces trÃĐsors de la beautÃĐ physique ÃĐtaient couverts et sanctifiÃĐs aux yeux de Jacques MÃĐrey par le plus chaste de tous les voiles: par la science. Ne voit-on pas, dans les ateliers, des peintres et des sculpteurs cesser d'Être hommes devant un beau modÃĻle nu. Ils sont artistes. Dans cette belle crÃĐature, Jacques MÃĐrey ne voyait point une femme, mais un sujet à guÃĐrir. Il ÃĐtait mÃĐdecin. Quand la pauvre enfant, se levant sur la pointe des pieds pour atteindre celle des pommes qu'elle convoitait, eut cueilli cette pomme et satisfait sa gourmandise, le docteur sortit de derriÃĻre le buisson oÃđ il ÃĐtait cachÃĐ. Le premier mouvement d'Éva fut un petit cri de surprise et de frayeur, le second fut de s'ÃĐlancer vers le docteur; mais, comme Jacques MÃĐrey fixait à dessein sur sa nuditÃĐ un regard profond et hardi, la jeune fille, comme sous un rayon de soleil trop brillant, baissa les yeux, et, voyant son sein qui ÃĐtait nu, elle se fit de ses belles mains croisÃĐes un fichu pour le cacher. On eÃŧt dit la statue antique de la PudicitÃĐ. Le docteur alla à elle, lui prit la main. Elle releva les yeux, les baissa de nouveau, et un nuage rose se rÃĐpandit sur le marbre de la statue. Elle avait rougi: elle ÃĐtait femme. Pygmalion ÃĐtait dÃĐpassÃĐ, GalatÃĐe n'avait pas rougi: elle n'ÃĐtait que dÃĐesse! XI La baguette divinatoire Il ne manquait plus à Éva qu'une chose pour devenir ce que Jacques MÃĐrey voulait faire d'elle, c'est-à-dire un Être accompli du cÃītÃĐ de l'intelligence comme elle l'ÃĐtait du cÃītÃĐ de la beautÃĐ. Il ne lui manquait plus que d'aimer. L'esprit des femmes est encore plus dans leur cœur que dans leur tÊte. L'ÃĐtat habituel d'Éva avant les derniers ÃĐvÃĐnements que nous venons de raconter, et quand la vie vÃĐgÃĐtative l'emportait sur la vie intellectuelle, ÃĐtait l'indiffÃĐrence; elle avait le mÊme visage pour les personnes que pour les choses; non seulement elle ne comprenait pas, mais, à part Scipion, elle n'aimait pas. Or, depuis que tout son Être avait ÃĐtÃĐ bouleversÃĐ par de fÃĐcondes ÃĐmotions, depuis qu'elle avait failli s'ÃĐvanouir dans les bras de Jacques MÃĐrey, depuis qu'ayant goÃŧtÃĐ le fruit de l'arbre du bien et du mal, elle avait rougi devant lui comme Ève devant le Seigneur; sans ÃĐprouver encore l'amour, elle ÃĐprouvait dÃĐjà le trouble des instincts amoureux; mais, entre ces pÃĒles clartÃĐs de sentiments communs à tous les Êtres, et ces lumineuses effluves du cœur qui font de la femme l'Être le plus aimant et le plus aimÃĐ de la CrÃĐation, il y a un abÃŪme. Pour animer cette fleur et lui donner le parfum de la femme comme il venait de lui en donner dÃĐjà la coloration, le docteur comptait beaucoup sur la puissance du regard. Tous les anciens avaient mis dans le regard le siÃĻge de la puissance et de l'action physiologique d'un Être sur les autres Êtres; Horace n'a ÃĐtÃĐ que l'ÃĐcho des traditions de l'Orient lorsqu'il nous reprÃĐsente Jupiter, le grand magnÃĐtiseur des mondes, qui remue tout l'Olympe par un froncement de sourcil, _cuncta supercilio moventis_. Cette idÃĐe de la puissance du regard, dont nous voyons au reste à tout moment des exemples mÊme sur les animaux, ÃĐtait tellement rÃĐpandue chez les Juifs que JÃĐsus-Christ fait plusieurs fois allusion à la diffÃĐrence du _bon_ et du _mauvais œil_. --Ton œil, dit-il, est la lanterne de ton corps; si ton œil est simple et droit, tout ton corps sera lucide; si ton œil est mauvais, tout ton corps sera tÃĐnÃĐbreux. L'œil du docteur ÃĐtait bon, car Jacques MÃĐrey ÃĐtait une de ces rares crÃĐatures envoyÃĐes sur la terre pour le bien de leurs semblables. Il aimait. SuprÊme preuve de bontÃĐ; c'ÃĐtait pour se rÃĐpandre comme Dieu dans ses ouvrages qu'il avait la passion de crÃĐer et de guÃĐrir. En promenant cet œil conducteur de sa volontÃĐ sur tous les objets dont s'approchait Éva, il tendait à se mettre psychologiquement en relation avec elle; il cherchait en quelque lieu du corps oÃđ Dieu l'avait placÃĐe l'ÃĒme de la jeune fille. Pur comme ce ciel qu'Hippolyte implore en tÃĐmoignage de sa chastetÃĐ, c'ÃĐtait à l'ÃĒme qu'il en voulait et non au corps. EntourÃĐe de Jacques comme d'une atmosphÃĻre immense, Éva le retrouvait invisible, mais prÃĐsent en tout ce qu'elle touchait, car le docteur avait eu soin d'agir sur tous les meubles de la chambre qu'elle habitait, sur tous les arbres, sur toutes les fleurs du jardin dont elle ÃĐtait la plus belle fleur, sur les bagatelles de sa toilette, jusque sur la nourriture qu'elle prenait, jusque sur l'air qu'elle respirait. Souvent, lorsqu'elle demandait un verre d'eau, il avait soin de le charger de son souffle, et c'ÃĐtait comme s'il lui eÃŧt donnÃĐ son ÃĒme à boire. Tous ces objets, vivifiÃĐs par lui dans un seul but, ÃĐtaient autant de sacrements qui le mettaient en communion avec l'intÃĐressante crÃĐature à laquelle il sacrifiait sa vie, et du bonheur de laquelle il voulait faire son bonheur. Absent--et parfois Jacques MÃĐrey s'absentait un jour ou deux pour se rendre compte à lui-mÊme de sa puissance--, absent, Jacques MÃĐrey se servait de la nature comme d'une entremetteuse pour faire parvenir à Éva le sentiment qu'il voulait lui inspirer. Il attachait une vertu de rÃĐvÃĐlation aux tertres de gazon sur lesquels la jeune fille avait l'habitude de s'asseoir; au ruisseau oÃđ le chien buvait et oÃđ elle se regardait; au houx qui absorbait l'ÃĐlectricitÃĐ par les pointes de ses feuilles; il chargeait le vent, le murmure des arbres, le chant des oiseaux, le sanglot des petites cascades, tous les bruits du jardin enfin, de murmurer à l'oreille d'Éva le mot qui n'ÃĐtait pas encore dans son cœur. Un jour que la jeune fille s'ÃĐtait approchÃĐe d'un rosier sauvage qui de lui-mÊme avait dÃĐveloppÃĐ dans un massif sa tige chargÃĐe d'ÃĐtoiles rosÃĐes, Éva remarqua au milieu du buisson une fleur qui attirait mystÃĐrieusement sa main et qui demandait pour ainsi dire à Être cueillie. Elle ÃĐtendit le bras et cueillit la fleur. Mais à peine l'eut-elle portÃĐe machinalement à sa bouche, qu'elle respira dans le doux parfum de l'ÃĐglantine un doux sommeil pendant lequel Jacques MÃĐrey, tel qu'elle l'avait vu prÃĻs du pommier, le jour oÃđ elle avait rougi pour la premiÃĻre fois, passa comme une ombre sur la toile de son cerveau. C'ÃĐtait Jacques qui s'ÃĐtait communiquÃĐ Ã  la rose sauvage pour qu'Éva la cueillÃŪt et le respirÃĒt dans cette fleur. Nous avons dÃĐjà vu que le docteur attachait une grande valeur aux signes dont se servait l'ancienne magie pour fixer certains phÃĐnomÃĻnes de volontÃĐ. Il ÃĐtait alors ou plutÃīt il avait ÃĐtÃĐ grandement question dans les derniers temps, parmi les physiciens, de la baguette divinatoire, à laquelle on attribuait la vertu de se mouvoir d'elle-mÊme entre les mains de certaines personnes et de rÃĐvÃĐler par ce mouvement la prÃĐsence souterraine des sources, des mÃĐtaux, et mÊme des cadavres. La baguette ne tournait pas entre les mains de tout le monde, ce qui est le propre des phÃĐnomÃĻnes nerveux, qui varient d'intensitÃĐ avec la nature des individus. Au reste, une explication plus ou moins satisfaisante de la vibration de la baguette ÃĐtait donnÃĐe par ce que l'on appelait alors la physique occulte. Cette science rapportait à l'ÃĐcoulement des corpuscules, et à l'action de ces corpuscules sur la baguette de coudrier, la cause du mouvement indicateur qui avait fait dÃĐcouvrir plusieurs fois des ruisseaux, des trÃĐsors enfouis et la trace mÊme de crimes inconnus. Jacques MÃĐrey eut l'idÃĐe de se servir de cette baguette pour dÃĐcouvrir au fond du cœur de son ÃĐlÃĻve la source d'amour virginal qui y ÃĐtait encore cachÃĐe. La philosophie de la baguette, comme on disait alors, avait la prÃĐtention d'expliquer, en les ramenant à une cause naturelle, toutes les fables et tous les mythes de l'antiquitÃĐ. ÉnÃĐe conduit par le rameau d'or à la porte des enfers n'ÃĐtait plus qu'une image poÃĐtique des mystÃĻres auxquels pouvait aboutir la connaissance de la loi qui dirigeait dans l'air le mouvement des corpuscules. La baguette de MoÃŊse, qui avait fait jaillir l'eau du rocher; celle de JephtÃĐ, qui s'ÃĐtait reprise à verdoyer; celle de CircÃĐ, qui avait changÃĐ les compagnons d'Ulysse en pourceaux, tous ces exemples guidaient et encourageaient la science des Cagliostro, des Mesmer et des Saint-Germain dans la recherche de l'inconnu. Seulement, le docteur, plus gÃĐnÃĐreux que CircÃĐ, aimait mieux changer les pourceaux en hommes que les hommes en pourceaux. Jacques MÃĐrey fit avec Scipion une promenade dans la forÊt la plus proche, y coupa une baguette de coudrier, la chargea à force de fluide de transmettre sa volontÃĐ Ã  Éva, et chargea Scipion de lui reporter la baguette, tandis que lui, par un autre chemin, regagnait Argenton et rentrait dans le jardin par une porte donnant sur la campagne et dont lui seul avait la clef. Nous avons dit que, dans ce jardin, grand au reste comme un parc, Jacques MÃĐrey avait tracÃĐ un cercle oÃđ devait se promener Éva sans jamais le dÃĐpasser. Éva, dans son obÃĐissance passive, n'avait jamais eu l'idÃĐe de franchir la limite dÃĐsignÃĐe. À l'extrÃĐmitÃĐ du jardin, il y avait une grotte toute garnie de mousse, oÃđ sourdait, dans un petit rÃĐservoir limpide comme l'air, la source qui reparaissait au pied du tertre sur lequel ÃĐtait plantÃĐ le pommier. Le docteur l'appelait la grotte des MÃĐditations. C'ÃĐtait là que, isolÃĐ du monde, ÃĐloignÃĐ de tout bruit, dÃĐlivrÃĐ de toute prÃĐoccupation, il venait rÊver à ces choses inconnues que, tant qu'elles ne sont pas rÃĐalisÃĐes, on croit des choses impossibles. Il y ÃĐtait venu souvent avant de connaÃŪtre Éva, plus souvent peut-Être depuis qu'il la connaissait. L'entrÃĐe de cette grotte, ÃĐclairÃĐe intÃĐrieurement par une ouverture donnant au-dessus d'un rÃĐservoir, ÃĐtait toute masquÃĐe par des lierres et des lianes pendantes. Il fallait la connaÃŪtre pour se douter qu'elle ÃĐtait là. Éva, en prenant la baguette de la gueule de Scipion, n'ÃĐprouva d'abord aucun changement en elle. Puis, comme elle la garda involontairement entre ses mains, au bout d'un instant elle ressentit cette inquiÃĐtude vague, ce besoin de mouvement, cette nÃĐcessitÃĐ d'air qui force à ouvrir les fenÊtres de sa chambre si le temps est mauvais et à sortir si le temps est beau. En consÃĐquence, elle s'achemina vers le jardin, sa promenade habituelle, ou plutÃīt sa seule promenade. Cette fois, sans mÊme y songer, sans Être arrÊtÃĐe par aucun obstacle matÃĐriel ou idÃĐal, elle franchit la limite hier encore imposÃĐe à sa volontÃĐ, et, la baguette à la main, guidÃĐe en quelque sorte ou plutÃīt rÃĐellement par elle, elle ÃĐcarta les lierres et les lianes, et apparut à la porte à moitiÃĐ ÃĐclairÃĐe par le jour extÃĐrieur, pareille à une fÃĐe tenant sa baguette à la main. Elle avait une longue tunique de cachemire blanc serrÃĐe à la taille par un ruban bleu. Ses cheveux blonds qui descendaient jusqu'aux genoux voilaient ses ÃĐpaules. La prÃĐsence de Jacques MÃĐrey dans la grotte ne lui arracha aucun cri de surprise. Son sens intÃĐrieur, son sens affectif, son ÃĒme enfin savait qu'il ÃĐtait là. Elle prononça le nom de Jacques avec la plus douce intonation et lui tendit les bras. Jacques tint quelque temps Éva pressÃĐe contre son cœur. Entre ces deux Êtres qui, attirÃĐs l'un vers l'autre, semblaient se chercher dans le grand mystÃĻre de la nature, c'ÃĐtait une sorte de communion silencieuse et ineffable. Ils s'assirent l'un prÃĻs de l'autre sur un banc de mousse. Alors, Éva prit les deux mains de Jacques dans les siennes, le regarda avec ses grands yeux fixes dont l'ÃĐmail semblait taillÃĐ dans la nacre perliÃĻre, et lui dit d'une voix lente, profonde, rÃĐflÃĐchie, qui savourait une à une toutes les lettres de ces deux mots: --Je t'aime! Au mÊme instant, elle renversa sa tÊte sur l'ÃĐpaule de Jacques, et ses cheveux roulÃĻrent sur le visage du jeune mÃĐdecin, le mouvement du cœur et des artÃĻres perdit son rythme ordinaire, et le souffle parut s'arrÊter sur les lÃĻvres entrouvertes de la jeune fille. Les magnÃĐtiseurs du dernier siÃĻcle ont donnÃĐ plusieurs noms à cet ÃĐtat d'assoupissement et d'insensibilitÃĐ qui ressort du somnambulisme, mais qu'il ne faut pas confondre avec lui. L'ÃĒme, dans ce moment-là, semble rompre ses liens avec le corps. PsychÃĐ reprend ses ailes et s'envole on ne sait oÃđ. Sainte ThÃĐrÃĻse monte au ciel et s'agenouille devant Dieu. Ce mot ÃĐternel et divin que murmurait depuis plus d'un mois toute la nature aux oreilles de la jeune fille, ce mot que la vertu magnÃĐtique avait en quelque sorte arrachÃĐ de son ÃĒme, ce mot _je t'aime_ avait envoyÃĐ Ã‰va au troisiÃĻme ciel de l'extase. L'extase diffÃĻre du magnÃĐtisme, en ce que, pendant cet ÃĐtat, comme si la personne magnÃĐtisÃĐe avait trouvÃĐ un protecteur plus puissant, elle ÃĐchappe à son magnÃĐtiseur. L'influence de Jacques MÃĐrey avait jusque-là trouvÃĐ dans Éva une docilitÃĐ d'esclave. La pauvre enfant obÃĐissait à l'action du magnÃĐtisme. Sans le savoir, sa volontÃĐ ÃĐtait enchaÃŪnÃĐe à une force extÃĐrieure, toute-puissante, irrÃĐsistible; mais les limites du magnÃĐtisme dÃĐpassÃĐs, cette force avait beau agir, commander, l'ÃĒme fugitive ne rÃĐpondait plus à ses ordres que par l'insensibilitÃĐ de la rÃĐsistance. En vain Jacques rassembla toute son ÃĐnergie pour sommer une derniÃĻre fois Éva de s'ÃĐveiller, le sommeil continuait malgrÃĐ lui, un sommeil qui, mÊlÃĐ de catalepsie, prenait peu à peu la rigiditÃĐ de la mort. Ce sommeil glaçait Jacques MÃĐrey d'ÃĐpouvante et d'inquiÃĐtude. ÉpuisÃĐ de fatigue, il ÃĐtait tombÃĐ Ã  genoux devant Éva, appuyant ses lÃĻvres sur sa main. Au contact de ses lÃĻvres, il sentit sa main tressaillir; mais ce tressaillement ÃĐtait si obscur et si insensible, cette main ressemblait si bien à celle d'une jeune trÃĐpassÃĐe, que sa crainte redoubla, la sueur lui perla sur le front. Il se redressa debout, tenant son front dans ses deux mains et regardant Éva avec des yeux effarÃĐs. C'est alors qu'il vit sa bouche entrouverte et ses lÃĻvres tressaillant sous un lÃĐger frÃĐmissement, qui n'ÃĐtait rien autre chose que le souffle, et qu'une inspiration lui vint. Le baiser qu'il avait donnÃĐ Ã  la main, s'il le donnait aux lÃĻvres!... Jacques MÃĐrey avait le sentiment de la dÃĐlicatesse poussÃĐ au plus haut degrÃĐ. Avait-il le droit, lui ÃĐveillÃĐ, de poser ses lÃĻvres sur les lÃĻvres d'Éva endormie? N'ÃĐtait-ce point une atteinte à la pudeur fÃĐminine? une souillure à cette colombe immaculÃĐe? Si cependant c'ÃĐtait le seul moyen de la sauver? Jacques MÃĐrey leva les yeux au ciel, prit Dieu à tÃĐmoin de la puretÃĐ de son intention, demanda pardon à la Vesta antique, à la chastetÃĐ symbolisÃĐe dans la personne de la mÃĻre de JÃĐsus, se pencha sur Éva, et toucha ou plutÃīt effleura sa bouche de ses lÃĻvres. À l'instant mÊme, comme si la chaÃŪne qui liait la jeune fille au monde supÃĐrieur se brisait par cet attouchement humain, Éva jeta un lÃĐger cri, et, frÃĐmissant de la pointe des pieds à la racine des cheveux: --Qui m'a ÃĐveillÃĐe? dit-elle. J'ÃĐtais si heureuse! Puis, tournant ou plutÃīt ÃĐlevant son regard vers le docteur, elle parut ÃĐtonnÃĐe de voir un homme devant elle; mais aussitÃīt une subite rougeur couvrit pour la seconde fois ses joues. Et, prenant la main de Jacques, ÃĐveillÃĐe cette fois, elle lui redit dans un sourire ce qu'elle venait de lui dire endormie: --Je t'aime! Puis elle porta la main au cÃītÃĐ gauche de sa poitrine; la jeune fille venait de trouver la place de son cœur. XII L'anneau sympathique Ce fut pour Éva comme une rÃĐvÃĐlation de toute la nature; ce qu'elle avait vu dans son extase, le ciel, Dieu, les anges, resta dans son esprit, dans sa mÃĐmoire, dans son ÃĒme: peut-Être ces trois mots n'expriment-ils qu'une seule et mÊme chose, voilà pourquoi nous les disons tous les trois au lieu de n'en dire qu'un seul. Mais le miracle ne se borna point à la vue extÃĐrieure. Pour la premiÃĻre fois, à cette lumiÃĻre nouvelle, elle distingua sous leur vÃĐritable aspect le ciel, la terre, les oiseaux, les fleurs; jusque-là, dans le demi-jour de son indiffÃĐrence, Éva n'avait rien apprÃĐciÃĐ de toutes ces merveilles. Il faut, pour voir et entendre la CrÃĐation, autre chose que des yeux et des oreilles. Il faut de l'amour. À mesure que le cercle des objets visibles et matÃĐriels s'ÃĐlargissait pour elle, Éva apprenait à parler de toutes ces choses jusque-là inconnues, car les idÃĐes nouvelles inspirÃĐes par des objets nouveaux appellent naturellement les paroles affÃĐrentes à ces idÃĐes et à ces objets. Cette ÃĐducation ÃĐtait ce que les psychologistes d'alors appelaient une _transfusion_. Éva recevait tout de Jacques; le docteur lui apprit le nom des plantes, des animaux, des ÃĐtoiles. Il lui raconta le poÃĻme tout entier de la CrÃĐation. La jeune fille l'ÃĐcoutait avidement et devinait en quelque sorte la science de Jacques, tant ce qu'il lui disait ÃĐtait imprÃĐgnÃĐ de sympathie et d'amour. En lui, elle ÃĐtudiait par cœur toute la nature; dans la pensÃĐe du maÃŪtre, elle lisait sa pensÃĐe à elle et la raison des choses, non seulement perceptibles, mais abstraites, non seulement visibles, mais invisibles. L'immensitÃĐ de l'univers et le spectacle de la vie expliquÃĐ par Jacques lui donnaient le sentiment de l'existence de Dieu, dont lui avaient seulement parlÃĐ jusque-là le chant des oiseaux, le parfum des fleurs, le rayon caressant du soleil de mai. Au grand livre de la nature, le docteur donna pour commentaire les ouvrages des poÃĻtes allemands ou anglais, qu'Éva ne tarda point à lire et voulut absolument comprendre. La langue allemande et la langue anglaise ÃĐtaient aussi familiÃĻres à Jacques que sa langue maternelle, et, au bout de deux ou trois mois, Éva savait lui dire: _Je t'aime_, en trois langues diffÃĐrentes. Ce jeune cerveau ÃĐtait comme ces terres vierges de l'AmÃĐrique qui n'ont rien produit depuis la crÃĐation et qui, pour donner trois moissons à l'annÃĐe, n'attendaient qu'une triple semence. Jacques apprenait ainsi à Éva non seulement à devenir savante, mais en mÊme temps elle apprenait toute seule à devenir belle: elle avait pour cela des dispositions trÃĻs rares. Mais, en dÃĐpit de ses grands yeux, de ses traits irrÃĐprochables, de ses formes admirablement modelÃĐes, elle ne produisait, dans son ÃĐtat primitif, sur le peu d'ÃĐtrangers qu'elle voyait, qu'une impression pÃĐnible et presque dÃĐsagrÃĐable; pour Être belle, il lui manquait d'Être femme. Le traitement moral du docteur rÃĐvÃĐla chez Éva une beautÃĐ toute nouvelle, la beautÃĐ de l'ÃĒme, la beautÃĐ de la vie, la beautÃĐ de la pensÃĐe. Sa physionomie, autrefois morne et uniforme, commença de se multiplier comme par miracle. Ce sentiment pour lequel nous n'avons pas de nom, que les Allemands dÃĐsignent sous le nom de _GemÞth_, et les Anglais sous celui de _feeling_; ce sentiment pour lequel notre langue n'a d'autre terme que celui de _sens affectif_ ou _sens ÃĐmotif_, ÃĐtait venu poÃĐtiser la forme en l'animant. Ce n'ÃĐtaient plus ces lignes froides et immobiles dont rien ne dÃĐrangeait la rÃĐgularitÃĐ glacÃĐe; ce n'ÃĐtait plus ce visage toujours le mÊme, mais oÃđ l'absence de la pensÃĐe imprimait le sceau du nÃĐant; il y avait maintenant dans Éva plusieurs individualitÃĐs, suivant les impressions personnelles qu'elle recevait, suivant surtout le visage de Jacques, dont elle reflÃĐtait la joie ou la tristesse. Avec l'amour se dÃĐclara chez elle la coquetterie, qui est pour ainsi dire la fleur de l'amour. Éva, jusque-là insouciante d'elle mÊme, prit un plaisir extrÊme à soigner sa toilette, à relever et à lisser elle-mÊme ses longs cheveux, à Être belle enfin. La perpÃĐtuelle relation dans laquelle vivaient Jacques et Éva avait crÃĐÃĐ, et chaque jour resserrait entre ces deux Êtres une sympathie unique et sans borne. Ils ÃĐtaient ÃĐvidemment sous l'entiÃĻre puissance de cette loi universelle que les savants appliquent au monde et les poÃĻtes aux individus; que les premiers appellent l'attraction et que les autres appellent l'amour. Encore le mot d'amour, si dÃĐlicat et si puissant qu'il soit, ne saurait-il exprimer cette vie à deux que le lien magnÃĐtique avait formÃĐ entre ce jeune homme et cette jeune fille. Tout ce qu'on observe des affinitÃĐs mystÃĐrieuses qui existent entre certains frÃĻres jumeaux que la nature a soudÃĐs l'un à l'autre, tout ce que les poÃĻtes ont racontÃĐ des sympathies de l'hÃĐliotrope et du soleil, tout ce que les savants ont imaginÃĐ des rapports enchaÃŪnÃĐs de la lune et de l'OcÃĐan, ne donnerait qu'une idÃĐe bien imparfaite de l'ÃĐtat d'identification auquel ÃĐtaient parvenus Jacques et Éva. Et, en effet, ils se pressentaient, ils se devinaient, ils se cherchaient, se parlaient dans la rÊverie des bois, dans la plainte ÃĐternelle des fontaines, dans l'harmonie gÃĐnÃĐrale des Êtres. Ils aspiraient l'un et l'autre à tout ce qui s'ÃĐlÃĻve, à tout ce qui monte vers le ciel. Les jours oÃđ l'un ÃĐtait malade, l'autre ÃĐtait souffrant. S'il arrivait à Jacques de rougir, le mÊme nuage rose se formait sympathiquement sur les joues d'Éva. Dans les moments de gaietÃĐ, un mÊme sourire de bonheur glissait sur leurs lÃĻvres. Ils ÃĐtaient ÃĐmus de la mÊme maniÃĻre par les mÊmes lectures; ce que l'un pensait, l'autre l'avait devinÃĐ dÃĐjà. C'ÃĐtait le mÊme Être aimant deux fois dans une seule existence; le lien qui les unissait l'un à l'autre ÃĐtait une sorte d'ÃĐgoÃŊsme double. Ils buvaient, si l'on peut s'exprimer ainsi, la vie à la mÊme coupe. Jacques, voulant exprimer cette parfaite conformitÃĐ de sentiment, nommait Éva sa sœur; Éva appelait Jacques son frÃĻre; mais ces deux mots comme tous les autres ÃĐtaient impuissants à caractÃĐriser cette union que les langues humaines n'ont pas prÃĐvue. Les choses trop tendres que Jacques avait pudeur de dire, car leur attachement, si intime qu'il fÃŧt, se distinguait surtout par l'absence des procÃĐdÃĐs terrestres, ou par leur innocence s'il ÃĐtait forcÃĐ d'y recourir, les choses trop tendre que Jacques avait pudeur de dire, il les communiquait aux arbres sous lesquels Éva venait s'asseoir; ces arbres agitaient sur la tÊte de la jeune fille leurs rameaux, et leurs feuilles, comme autant de langues vertes et mobiles, racontaient dans un chuchotement mystÃĐrieux le cœur de Jacques au cœur d'Éva! Le magnÃĐtisme a comme la magie ancienne des signes et des moyens occultes pour bouleverser les rapports naturels des choses et mÊme pour changer les choses de goÃŧt, de nature et d'aspect. Jacques se servait de cette puissance sur Éva. Il donnait aux roses l'odeur des violettes; il changeait l'eau en vin; il multipliait le pain de la table; il faisait sÃĐcher et reverdir les arbres à fruit. Tous ces miracles, bien entendu, n'existaient que dans l'esprit hallucinÃĐ du sujet. Or, c'ÃĐtait prÃĐcisÃĐment l'intention de Jacques de crÃĐer autour d'Éva un monde fabuleux sur lequel dominÃĒt sa pensÃĐe. Jacques ne se servait de cette influence redoutable que pour le bonheur de son ÃĐlÃĻve. S'il s'ÃĐtait fait le dieu d'Éva, c'ÃĐtait pour achever en elle l'œuvre imparfaite du CrÃĐateur. Un jour que Jacques ÃĐtait allÃĐ voir un pauvre malade à une lieue d'Argenton, et qu'une opÃĐration trop difficile pour qu'il la confiÃĒt à un autre le retenait deux heures de plus qu'il ne comptait consacrer à ce voyage, voulant voir jusqu'oÃđ allait chez lui la transmission de la pensÃĐe, il prit une feuille de papier à lettres, blanche, tailla une plume neuve, et ÃĐcrivit sans encre sur le papier, de maniÃĻre que pour tout autre qu'Éva, l'ÃĐcriture ne laissait aucune trace. _RetardÃĐ pendant deux heures. Sois sans inquiÃĐtude, sœur chÃĐrie, et attends-moi à cinq heures sous_ l'arbre de la science du bien et du mal, _Ton frÃĻre_, Jacques. C'ÃĐtait ainsi que le docteur appelait le pommier, depuis l'aventure oÃđ, pour la premiÃĻre fois, Éva avait rougi. Puis il noua le billet au cou de Scipion et lui ordonna d'aller retrouver Éva. Scipion obÃĐit. Il trouva Éva prÃĻs du ruisseau oÃđ il avait l'habitude de boire; il vint à elle: la jeune fille dÃĐnoua le billet, et, quoiqu'il ne portÃĒt aucune trace d'ÃĐcriture, elle lut. Éva n'avait ni montre ni pendule, mais, sans mÊme regarder le ciel pour voir oÃđ en ÃĐtait le soleil, à cinq heures moins cinq minutes, elle vint s'asseoir sur le tertre. À cinq heures prÃĐcises, Jacques, rentrÃĐ par la petite porte du jardin, venait s'asseoir à l'ombre du pommier oÃđ Éva, cinq minutes auparavant, venait s'asseoir elle-mÊme. Jacques poussa un cri de joie, Éva avait la seconde vue. Il faisait une belle soirÃĐe d'automne. Les deux amants ÃĐtaient fiers et heureux de vivre, de se voir, de se toucher sympathiquement par toutes les fibres de l'ÃĒme; leur poitrine se gonflait superbement, il leur semblait à chaque bouffÃĐe d'air qu'ils respiraient le ciel. À la figure solennelle et grave de Jacques, Éva se douta tout de suite qu'elle allait recevoir une communication dÃĐlicate et importante. Et en effet celui-ci regardait doucement et sÃĐrieusement la jeune fille. --Éva, lui dit-il, j'ai exercÃĐ jusqu'ici sur vous une action qui ÃĐtait nÃĐcessaire pour vous amener au point moral et physique oÃđ vous Êtes parvenue aujourd'hui, mais à laquelle je renonce. Au moment oÃđ je vous parle, je retire à moi toute ma puissance magnÃĐtique; je vous rends la triple libertÃĐ de l'ÃĒme, du cœur et de l'esprit; je vous rends votre libre arbitre enfin; ce n'est point à moi que vous allez obÃĐir, c'est à vous-mÊme. Jusqu'ici, nous n'avons jamais parlÃĐ ensemble de l'engagement que l'homme contracte avec la femme et qu'on appelle le mariage; les devoirs de cet ÃĐtat, je vous les expliquerai plus tard, nous n'en sommes encore qu'aux fiançailles. Vous avez jusqu'ici vÃĐcu dans la solitude, il est temps de vous mettre en relations avec le monde et de choisir un homme que vous aimiez. --Jacques, vous savez bien que c'est inutile, rÃĐpondit Éva, mon fiancÃĐ, c'est vous. Jacques appuya la main d'Éva contre son cœur, et, tirant un anneau d'or de son doigt: --Si telle est votre volontÃĐ, Éva, telle est aussi la mienne. Recevez donc, selon l'usage, cet anneau d'or, c'est le tÃĐmoin de notre promesse, c'est notre anneau de fiançailles. Et il lui glissa au doigt un anneau magnÃĐtisÃĐ par lui avec l'intention que toutes les fois qu'Éva penserait à Jacques ayant cet anneau à la main, elle le verrait, tout absent qu'il fÃŧt, sinon avec les yeux du corps, du moins avec les yeux de l'ÃĒme. XIII _Unde ortus?_ ArrivÃĐs au point oÃđ en ÃĐtaient les deux amants, c'est dire au jour de leurs fiançailles, une grave question devait se prÃĐsenter à leur esprit, sinon comme un obstacle, du moins comme une inquiÃĐtude. De qui Éva ÃĐtait-elle la fille? On sait comment Jacques MÃĐrey avait obtenu du braconnier et de sa mÃĻre l'enfant qu'il avait emportÃĐe chez lui. Deux motifs les avaient dÃĐterminÃĐs à confier la petite fille au docteur: le premier, tout ÃĐgoÃŊste, est qu'en l'emportant, il les dÃĐbarrassait d'un grand ennui. Le second, moins personnel, ÃĐtait l'espÃĐrance que les soins de Jacques MÃĐrey pourraient amÃĐliorer l'ÃĐtat de l'idiote. Mais, en l'emportant, le docteur avait pris l'obligation formelle de rendre l'enfant le jour oÃđ elle serait rÃĐclamÃĐe par ses parents vÃĐritables. La certitude oÃđ il ÃĐtait que ses parents n'ÃĐtaient ni le braconnier ni la vieille femme, la certitude qu'il avait que sa vraie famille avait voulu se dÃĐbarrasser d'elle en la dÃĐposant chez le braconnier, lui donnait l'espoir qu'elle ne serait jamais rÃĐclamÃĐe. C'est pour cela qu'il avait enfermÃĐ Ã‰va dans le paradis terrestre qu'il lui avait crÃĐÃĐ et qu'il ne l'avait laissÃĐ voir que des quelques personnes que nous avons nommÃĐes. La premiÃĻre, la seconde, la troisiÃĻme annÃĐe mÊme, Joseph, c'ÃĐtait le nom du braconnier, et Magdeleine, c'ÃĐtait celui de la vieille femme, n'ÃĐtaient venus qu'une fois chaque annÃĐe prendre des nouvelles de l'enfant et demander à la voir. Chaque fois, Éva avait ÃĐtÃĐ apportÃĐe devant eux; mais, comme dans les trois premiÃĻres annÃĐes sa guÃĐrison n'avait pas fait de grands progrÃĻs, ils avaient à peu prÃĻs perdu l'espÃĐrance que le docteur, si savant qu'il fÃŧt, pÃŧt jamais faire de cette crÃĐature inerte, sans parole et sans pensÃĐe, un Être digne de prendre sa place dans le monde des intelligences. Puis, il faut bien accuser Jacques MÃĐrey de cette petite tromperie dans laquelle son cœur avait fait taire sa conscience: quand le mieux s'ÃĐtait dÃĐclarÃĐ d'une maniÃĻre sensible, c'est lui qui, sans attendre que Joseph et sa mÃĻre vinssent demander des nouvelles d'Éva, allait leur en porter. Pour se faire un ami du braconnier, à chacune de ses visites, il lui faisait cadeau de quelques boÃŪtes de poudre et de quelques livres de plomb que le braconnier, qui n'osait acheter ces objets à la ville, recevait toujours avec une vive reconnaissance. Aux questions sur l'ÃĐtat, sur la santÃĐ d'Éva, le docteur rÃĐpondait ÃĐvasivement: --Elle va un peu mieux, je n'ai pas perdu l'espÃĐrance, la nature est si puissante! Et naturellement le braconnier, qui voyait toujours dans Éva la boule informe de chair qu'on avait emportÃĐe de chez lui, haussait les ÃĐpaules en disant: --Que voulez-vous, docteur, à la grÃĒce de Dieu! Puis les deux hommes allaient faire un tour ensemble dans la forÊt. AprÃĻs que le docteur avait eu soin de laisser sa bourse à la vieille mÃĻre, il tuait un ou deux liÃĻvres, trois ou quatre lapins; il rapportait son gibier à la maison et se gardait bien de parler à qui que ce soit de la course qu'il venait de faire et des gens qu'il avait visitÃĐs. Quant à Éva, elle avait ÃĐtÃĐ longtemps insouciante de sa naissance, comme de tout. Mais, lorsque sa naissance morale eut tirÃĐ son esprit des limbes oÃđ cette espÃĻce d'hydrocÃĐphalie dont elle ÃĐtait atteinte l'avait relÃĐguÃĐe, elle commença à se prÃĐoccuper de son origine. Elle avait un vague souvenir d'avoir revu, dans une des derniÃĻres visites qu'ils lui avaient faites, le braconnier et sa mÃĻre. Mais ce souvenir n'avait rien de tendre, et aucun souvenir filial ne se remuait pour eux dans son cœur. Jacques MÃĐrey lui avait dit que deux ans ils avaient eu soin d'elle; elle leur ÃĐtait reconnaissante de ces soins, mais aucune voix intÃĐrieure ne lui disait: ÂŦCet homme est ton pÃĻre, cette femme est ta mÃĻre.Âŧ Il y a plus: toutes les fois qu'elle abordait cette question, Jacques MÃĐrey l'ÃĐcartait avec un certain malaise qui laissait des traces sur son visage. Si bien qu'elle avait fini par ne plus faire de questions sur sa naissance, et par ne plus chercher à connaÃŪtre ses parents. Dans une nature comme celle d'Éva, ouverte à toutes les intuitions primitives, ce silence avait lieu d'ÃĐtonner. Souvent Jacques MÃĐrey l'avait trouvÃĐe triste, soucieuse, inquiÃĻte; son cœur cherchait une voix mystÃĐrieuse lui demandant: --Qui es-tu? L'Être humain est si faible, si bornÃĐ, si calamiteux, qu'il a besoin pour ne pas s'effrayer de lui-mÊme de se chercher des points d'appui et des racines dans ceux qui l'ont prÃĐcÃĐdÃĐ sur la terre. Il a besoin de savoir d'oÃđ il sort, par quelle porte il est entrÃĐ dans la vie, à quel bras il s'est appuyÃĐ pour faire ses premiers pas. Ombrageux, il a besoin de sentir un passÃĐ derriÃĻre lui; de là le culte des ancÊtres chez les Indiens comme chez tous les peuples primitifs. L'homme se considÃĻre comme une bouture de l'arbre gÃĐnÃĐalogique; comme une bouture de cet arbre, c'est à lui qu'il rapporte ses destinÃĐes. Le fils est responsable de l'ÃĒme de son pÃĻre et du sort qui attend cette ÃĒme dans l'autre monde. S'il accomplit fidÃĻlement les sacrifices, s'il remplit ses devoirs envers sa caste, il achÃĻve et dÃĐveloppe, dans sa propre existence, l'immortalitÃĐ de celui qui lui a donnÃĐ le jour. Cette transmission, cette solidaritÃĐ, cette communion de l'homme avec ses ancÊtres, qui forme l'ÃĐlÃĐment principal des anciens dogmes, tout cela est une suite de l'inquiÃĐtude du sang pour remonter à la source. Au nombre des questions dont l'homme doit sÃĐrieusement se prÃĐoccuper chaque fois qu'il pense et qu'il fait un retour sur lui-mÊme, le savant LinnÃĐ met en premiÃĻre ligne celle-ci: --_Unde ortus?_ (D'oÃđ viens-je?) Pour rÃĐpondre à cette question, les peuples nouveau-nÃĐs ont eu recours aux gÃĐnÃĐalogies. On connaÃŪt celle de saint Luc, qui fait remonter JÃĐsus jusqu'au premier homme et le premier homme jusqu'à Dieu. Toutes les anciennes religions sont des genÃĻses, elles racontent sous des mythes plus ou moins enveloppÃĐs, plus ou moins transparents, la filiation des choses, l'origine du monde, la naissance de l'homme, la succession des familles reprÃĐsentÃĐes l'une aprÃĻs l'autre par un chef; elles rÃĐtablissent en un mot le fil conducteur qui, remontant vers le passÃĐ, conduit l'homme du temps à l'ÃĐternitÃĐ. Jacques MÃĐrey pouvait encore satisfaire aux questions d'Éva sur la nature; il lui disait le commencement des mondes, l'origine probable de la terre, la succession des Êtres inorganiques et organiques, depuis les polypes jusqu'aux mammifÃĻres. AidÃĐ des lumiÃĻres de la physique occulte, il expliquait par le mouvement des atomes la formation primitive des plantes, les diffÃĐrents essais de la nature sur les animaux avant d'arriver à l'homme. Si ces explications n'ÃĐtaient pas toujours concluantes, elles ÃĐtaient du moins conformes à la science de son temps, dont il avait touchÃĐ et mÊme dÃĐpassÃĐ les limites. Mais, quand Éva arrivait à une question beaucoup plus simple, quand elle semblait lui dire, par la curiositÃĐ de son regard et par le muet mouvement de ses lÃĻvres: ÂŦEt moi, de qui suis-je nÃĐe?Âŧ toute la science du savant se troublait; il en ÃĐtait rÃĐduit à dÃĐclarer son impuissance et à se taire. On raconte que Pic de la Mirandole avait dÃŧ soutenir une thÃĻse qui avait durÃĐ trois jours. Le cercle des connaissances humaines tel qu'il ÃĐtait tracÃĐ dans ce temps-là avait ÃĐtÃĐ parcouru, et, sur tous les points, Pic de la Mirandole avait dÃĐfiÃĐ ses examinateurs de le mettre en dÃĐfaut. L'Envie ÃĐtait pÃĒle et se mordait les lÃĻvres, n'ayant pas autre chose à mordre. Les thÃĐologiens s'en mÊlÃĻrent. La thÃĐologie ÃĐtait une forÊt pleine de traquenards dans laquelle l'esprit le plus exercÃĐ avait bien de la peine à ne pas Être pris, une sorte de puits tÃĐnÃĐbreux dans lequel les plus hardis mineurs perdaient pied, un buisson ÃĐpineux oÃđ les plus vieux docteurs laissaient des lambeaux de leur robe. Lui, simple, calme, grave, avait dÃĐroutÃĐ toutes les arguties, ÃĐvitÃĐ tous les piÃĻges, dÃĐsarmÃĐ tous les syllogismes, ÃĐchappÃĐ Ã  tous les dilemmes, usÃĐ tous les artifices. Ce jeune homme ÃĐtait vÃĐritablement douÃĐ de la science universelle. Alors, une courtisane qui avait assistÃĐ Ã  tous ces exercices, moins pour voir et pour entendre que pour Être vue elle-mÊme, lassÃĐe de la longueur des examens, se leva et fit signe qu'elle voulait adresser, elle aussi, une question au savant invulnÃĐrable. Un murmure de surprise fit le tour de la docte assemblÃĐe. Fier d'avoir dÃĐmontÃĐ tous ses adversaires dans cette fameuse thÃĻse _De omni re scibili et de quibusdam aliis_, Pic de la Mirandole considÃĐra non sans un peu d'ÃĐtonnement cette femme qui osait l'interroger; un sourire de dÃĐdain plissait lÃĐgÃĻrement ses lÃĻvres. --Pourriez-vous, demanda la courtisane, me dire quelle heure il est? Pic de la Mirandole fut contraint d'avouer qu'il n'en savait rien. Eh bien, il en ÃĐtait de mÊme pour Jacques MÃĐrey; sa science ÃĐtait solide et universelle, on eÃŧt dit qu'il avait assistÃĐ au conseil du Dieu crÃĐateur, tant il connaissait bien la raison des choses, l'origine et le but des Êtres, d'oÃđ ils viennent, oÃđ ils vont. Rien ne l'arrÊtait dans la filiation des crÃĐatures, des ÃĐlÃĐments, des mondes, et il ne savait comment dÃĐvoiler la naissance de la femme qu'il aimait! Tout ce qu'il savait, c'est qu'Éva n'ÃĐtait point la fille du bÃŧcheron ni de la bÃŧcheronne. En 1792, ÃĐpoque à laquelle nous sommes arrivÃĐs et qui va bientÃīt nous emporter avec elle sur ses ailes de feu, les races n'ÃĐtaient point encore mÊlÃĐes en France comme elles l'ont ÃĐtÃĐ dans la suite par la rÃĐvolution française; il y avait vraiment alors un type aristocratique; si la noblesse s'ÃĐtait maintenue longtemps dans ce pays, dont les mœurs lÃĐgÃĻres et faciles inclinent visiblement à l'ÃĐgalitÃĐ, cela tenait à la diffÃĐrence du sang. Les femmes surtout portaient leur naissance et leur rang dans la distinction de leur personne; l'ÃĐchafaud de 93 aurait confirmÃĐ l'existence de cette ÃĐgalitÃĐ de race si l'hÃĐrÃĐditÃĐ physiologique avait besoin de confirmation. _On ne dÃĐtruit que ce qu'on ne peut effacer._ Je ne veux point dire que les familles nobles fussent supÃĐrieures aux familles plÃĐbÃĐiennes; les premiÃĻres recÃĐlaient en elles un germe de dÃĐcadence et d'altÃĐration, tandis que les secondes, plus pures, plus vigoureuses, aspiraient fortement à la vie sociale. Mais il est juste de dire que les anciennes familles avaient un type de beautÃĐ qui leur ÃĐtait propre, et qui tenait peut-Être autant à l'ÃĐducation qu'à la nature. La RÃĐvolution rencontra le type aristocratique qui par sa fine beautÃĐ blessait le type populaire, et, ne pouvant le modifier assez vite à son grÃĐ par des alliances bourgeoises, elle le faucha. Ce type, Jacques MÃĐrey, ce dÃĐmocrate, ce socialiste par excellence, ne pouvait se dÃĐfendre de le retrouver dans Éva. Saint Bernard, qui avait pour galanterie religieuse de passer en revue les perfections de la sainte Vierge et de la caresser dans ses litanies des ÃĐpithÃĻtes les plus tendres et les plus flatteuses, ne trouve rien de mieux à lui dire que de l'appeler ÂŦVase d'ÃĐlectionÂŧ (_Vas electionis._) Ces signes d'ÃĐlection, qui font de certaines femmes les vases prÃĐcieux de la nature par la dÃĐlicatesse de la matiÃĻre et par la puretÃĐ des formes, le docteur les reconnaissait fatalement et tristement dans la jeune fille qui passait pour Être celle du bÃŧcheron. Ses mains fines, roses et transparentes, ses doigts sans nœuds et aux ongles effilÃĐs, son pied petit et cambrÃĐ, son cou onduleux qu'on eÃŧt pris pour de l'albÃĒtre animÃĐ, tout dÃĐnonçait chez elle une race exquise, tout dÃĐmentait l'origine roturiÃĻre que les apparences assignaient à Éva. Au fond, les opinions politiques de Jacques MÃĐrey souffraient beaucoup de cet aveu qu'il ÃĐtait contraint de se faire à lui-mÊme. Il lui en coÃŧtait de dÃĐmÊler chez cette jeune fille les caractÃĻres d'une race qu'il dÃĐtestait; il s'en voulait d'Être obligÃĐ de reconnaÃŪtre une beautÃĐ dans ce type dominateur; il eÃŧt donnÃĐ dix ans de sa vie pour nier le tÃĐmoignage de ses yeux, rÃĐcuser la science et dire à la nature: ÂŦTu as menti.Âŧ Du moins, il se consolait en pensant que ces familles si orgueilleuses de leur sang se prÃĐcipitaient toujours vers leur dÃĐclin; que la beautÃĐ des traits, la blancheur de la peau n'empÊchent point dans les classes nobles l'invasion du lymphatisme et des sombres maladies qui en sont la suite. Il savait, preuves en mains, qu'en ne renouvelant pas leurs alliances, ces races privilÃĐgiÃĐes s'ÃĐpuisaient sur elles-mÊmes, que les enfants de l'aristocratie naissaient vieux; que la plupart d'entre eux naissaient infirmes et la carie aux os; que les idiots et les idiotes abondaient dans les grandes maisons, et qu'aprÃĻs Être tombÃĐe en quenouille par l'abus de la galanterie et des plaisirs, la noblesse tombait en enfance. Les signes de cette dÃĐgÃĐnÃĐrescence lui semblaient empreints sur le roi qui gouvernait alors, sur le mou et lymphatique Louis XVI, dont la bontÃĐ nÃĐgative a ÃĐtÃĐ caractÃĐrisÃĐe il y a dix-sept cents ans par Tacite. Sa vertu consistait à ne pas avoir de vices. Il retrouvait les mÊmes indices d'ÃĐpuisement et d'imbÃĐcillitÃĐ dans cette pÃĒle noblesse qui, poussÃĐe par une main supÃĐrieure et invisible, prenait depuis cent ans à tÃĒche de ruiner elle-mÊme et sa fortune et sa santÃĐ. Éva commençait de son cÃītÃĐ Ã  exprimer hautement ses doutes. --Cet homme et cette femme, disait-elle à Jacques en parlant du bÃŧcheron et de la bÃŧcheronne, ont eu pour moi les soins d'un pÃĻre et d'une mÃĻre; et cependant rien ne me dit là, continuait-elle en mettant la main sur son cœur, que leur sang soit mon sang; bien au contraire, j'ai beau m'ÃĐcouter intÃĐrieurement, rien ne remue en moi pour eux. Eh bien, je dois vous le dire, Jacques, le dÃĐmon de l'incertitude me dÃĐvore; vous m'avez tirÃĐe des limbes dans lesquelles je sommeillais, vous Êtes le vÃĐritable auteur de mon existence. Vous m'avez donnÃĐ la lumiÃĻre de l'ÃĒme et la lumiÃĻre du cœur. Avant de vous connaÃŪtre, je ne vivais pas, je vÃĐgÃĐtais. Vous avez fait de moi une crÃĐature à votre image, et pourtant, Dieu soit louÃĐ! vous n'Êtes pas mon pÃĻre. Elle rougit lÃĐgÃĻrement et reprit: --Vous qui savez tout, mon Jacques bien-aimÃĐ, vous dont le regard perce les voiles de toute la nature, vous dont la clairvoyance s'ÃĐlÃĻve jusqu'aux astres, vous qui scrutez les mondes dont l'ocÃĐan de l'air est peuplÃĐ, vous qui voyez au-delà de nos yeux et qui entendez ce que l'oreille des hommes n'entend pas, dites-moi de qui je suis nÃĐe. Et Jacques MÃĐrey n'osait pas rÃĐpondre. XIV OÃđ il est prouvÃĐ qu'Éva n'est pas la fille du braconnier Joseph, mais sans que l'on sache de qui elle est la fille Le lendemain du jour oÃđ les questions d'Éva ÃĐtaient devenues plus pressantes, le docteur rÃĐsolut, coÃŧte que coÃŧte, de faire une dÃĐmarche pour se renseigner. Il envoya Scipion à Joseph; Scipion avait un billet au cou. Jacques disait au braconnier: _Demain, au point du jour, je serai chez vous avec mon fusil. J'ai besoin de gibier._ Le lendemain, à six heures du matin, Jacques MÃĐrey ÃĐtait à la cabane de Joseph. On partit, on tira quelques coups de fusil, on tua un liÃĻvre, deux faisans, trois ou quatre lapins, que Scipion, à qui ses nouveaux talents n'avaient rien fait perdre des anciens, rapporta tout joyeux. L'heure du dÃĐjeuner arriva; on s'assit sur l'herbe, et Jacques MÃĐrey tira de son carnier du pain, des fruits, un morceau de jambon, une gourde de bon vin. Lorsque quelques gorgÃĐes de cette liqueur à laquelle il goÃŧtait si rarement eurent mis Joseph en belle humeur, Jacques entama avec le braconnier le chapitre d'Éva. --Joseph, lui dit-il, il y a longtemps que tu n'es venu voir la petite. Le braconnier haussa les ÃĐpaules. --Que voulez-vous! dit-il, ça me retourne le cœur quand je la vois. --Elle a beaucoup grandi et beaucoup embelli depuis quatre ans, mon cher Joseph, continua Jacques. --Qu'importe, reprit Joseph, si elle ne parle pas! Samuel Simon, le crÃĐtin de la rue de l'Écluse, lui aussi, parle: il dit _papa_, _maman_. À quoi ça l'avance-t-il? --Éva parle, et parle bien, je t'assure, Joseph; elle est mÊme trÃĻs savante. --Mais elle reste du matin au soir dans un fauteuil, comme Samuel Simon. --Non, elle marche et elle court trÃĻs lÃĐgÃĻrement. --Ça me fait plaisir, ce que vous me dites là, monsieur Jacques; car la pauvre petite, je m'y ÃĐtais attachÃĐ, tout idiote qu'elle ÃĐtait, et je l'aimais comme si j'ÃĐtais son pÃĻre. --Quoi que vous ne le fussiez point, n'est-ce pas, Joseph? Le braconnier changea de couleur; il avait, malgrÃĐ lui et sans y songer, laissÃĐ ÃĐchapper son secret. --Je crois que j'ai dit une grosse bÊtise! fit-il. En m'avouant que tu n'ÃĐtais pas son pÃĻre? Il y avait longtemps que je le savais. --Comment cela? demanda naÃŊvement le braconnier. Jacques haussa les ÃĐpaules: --EspÃĐrais-tu me cacher quelque chose, à moi? N'as-tu pas entendu dire de par la ville que je faisais des miracles, que je savais tout, comme le Bon Dieu? Comment veux-tu que celui qui donne de l'esprit à la matiÃĻre n'en ait point assez lui-mÊme pour lever les voiles d'une intrigue et pour pÃĐnÃĐtrer un secret? Entre nous, Joseph, je crains bien que ce secret ne soit sinon un crime tout à fait, du moins une abominable action. --Comment cela? monsieur Jacques? --Les parents de la pauvre Éva auront voulu se dÃĐbarrasser d'un Être inerte et inutile, au lieu de se dire que la nature ne produit rien d'inutile et d'inerte, et de tÃĒcher de faire ce que j'ai fait, c'est-à-dire de tailler la chair avec la science, comme le sculpteur taille le marbre avec son ciseau. Ils auront pensÃĐ d'abord à la jeter dans quelque ÃĐtang, ou à l'ÃĐtouffer entre deux matelas, mais la peur les aura retenus; peut-Être savait-on qu'ils avaient cette enfant! En tout cas, Dieu le savait! À dÃĐfaut de la justice des hommes, ils ont craint la justice de Dieu! Sans approuver tout à fait, Joseph fit un signe de la tÊte qui semblait dire: ÂŦVous pourriez bien avoir raison.Âŧ --Tu as pensÃĐ quelquefois à cela, n'est-ce pas, Joseph? --Oui, rÃĐpondit le braconnier, et j'avoue que ce n'est pas sans inquiÃĐtude. --Eh bien, le moyen de te rassurer, dit le docteur, c'est de me raconter franchement tout ce que tu sais de cette jeune fille et de sa naissance. --Je ne demanderais pas mieux, monsieur Jacques, car vous nous avez rendu un grand service et à elle aussi; mais... --Mais quoi? --Mais si ce que je vais vous dire allait me compromettre et nuire à l'enfant? --Je te promets, Joseph, que, exceptÃĐ elle, nul ne saura jamais un seul mot de la rÃĐvÃĐlation. --Et, d'ailleurs, tenez, continua Joseph en homme dÃĐcidÃĐ, il y a dÃĐjà un temps que ce secret-là me pÃĻse, et que j'ÃĐprouve le besoin de m'en dÃĐcharger. --Parle donc, je t'ÃĐcoute. --C'ÃĐtait le 29 dÃĐcembre 1782; il y aura au mois de dÃĐcembre prochain dix ans de cela, que, voyant une jolie gelÃĐe suivie d'une petite neige fine qui recouvrait à peine la terre, je me dis à moi-mÊme: ÂŦJoseph, mon ami, voilà un joli temps pour faire un coup de fusil.Âŧ Sur quoi, je pris mon chien. --Scipion? demanda Jacques. --Non, son prÃĐdÃĐcesseur, qui n'avait pas un nom si ronflant, qui s'appelait tout simplement Canard; et nous partÃŪmes. Nous voilà en chasse: un coup de fusil par-ci, un coup de fusil par-là. Pif! paf! deux liÃĻvres dans le carnier, l'un fera le civet, l'autre fournira la garniture; pendant ce temps, la mÃĻre ÃĐtait restÃĐe à la maison, elle filait tranquillement sa quenouille, la bonne vieille. Tout à coup deux hommes masquÃĐs poussent la porte et entrent. Qui fut effrayÃĐe? je vous le demande; ce fut elle! Elle crut qu'on venait pour m'arrÊter, car les anciens seigneurs de Chazelay ÃĐtaient durs aux braconniers, on disait mÊme qu'ils en avaient fait pendre quelques-uns dans le parc du chÃĒteau, sous prÃĐtexte qu'ils avaient droit de justice sur leurs terres; ces hommes la rassurÃĻrent en lui donnant le bonjour avec la main; puis l'un d'eux s'approcha d'elle, laissant en arriÃĻre son compagnon, qui avait l'air de porter un paquet sous son manteau. Âŧ--Femme, lui dit l'homme qui s'ÃĐtait approchÃĐ d'elle, je sais que vous avez ÃĐtÃĐ bonne nourrice et bonne mÃĻre, quoique votre fils ait un peu tournÃĐ au chenapan... Âŧ--Oh! monsieur, mon pauvre Joseph! s'ÃĐcria ma mÃĻre, peut-on dire...Âŧ ÂŧMais lui l'interrompit. Âŧ--Ce n'est pas de lui qu'il est question, dit-il, mais de vous. Pourriez-vous vous charger d'un enfant? Âŧ--Bien certainement, monsieur. Âŧ--L'aimeriez-vous? Âŧ--Comme s'il ÃĐtait le mien, pauvre agneau! Âŧ--Vous Êtes plus vieille que je ne croyais. Âŧ--Bon! les petits enfants et les vieilles femmes, cela s'entend toujours. Âŧ--Mais, continua l'homme masquÃĐ, je dois vous dire une chose. Âŧ--Laquelle? Âŧ--C'est que l'enfant est imbÃĐcile. Âŧ--Elle n'en a que plus besoin de bons soins, rÃĐpondit la mÃĻre. Âŧ--Ces soins, vous les lui donnerez, alors? Âŧ--Oui; mais, vous voyez, nous sommes pauvres; il faudrait, pour que l'enfant ne manquÃĒt de rien, que les parents voulussent bien venir à notre secours. Âŧ--Combien vous faudrait-il par an pour la traiter comme votre fille? ÂŧLa mÃĻre calcula: Âŧ--Cent francs, monsieur, cela vous paraÃŪt-il de trop? Âŧ--Vous aurez trois cents francs par an tant que l'enfant restera chez vous, et cinq cents francs tout de suite. Âŧ--Oh! monsieur, pour ce prix-là, elle sera traitÃĐe comme une dauphine. Âŧ--C'est bien; voici les cinq cents francs et voici le premier mois. Chaque mois sera payÃĐ d'avance. Faites-moi un reçu des huit cents livres et de l'enfant. Âŧ--Ah! monsieur, dit la mÃĻre, voilà le malheur! c'est que je ne sais pas ÃĐcrire. Âŧ--Diable! fit l'homme en se retournant du cÃītÃĐ de son compagnon, voilà qui est fÃĒcheux! ÂŧJ'ÃĐtais là depuis les premiers mots de la conversation; car, voyant entrer deux hommes chez ma mÃĻre, j'ÃĐtais accouru vite et m'ÃĐtais glissÃĐ par la petite porte du fournil. J'avais donc tout entendu. Je m'avançai. Âŧ--Mais je sais ÃĐcrire, moi, monsieur, dis-je à l'inconnu, et je vais vous donner les reçus que vous demandez. Âŧ--Quel est cet homme? s'ÃĐcria le visiteur masquÃĐ. Âŧ--C'est mon fils Joseph, monsieur, celui que vous appeliez tout à l'heure un chenapan. Âŧ--Il n'est point question de cela, ma mÃĻre; que ces messieurs m'appellent comme ils voudront, je sais que je suis un honnÊte homme; cela me suffit. ÂŧJe tirai une plume et du papier de l'armoire, car je voyais dans le nourrissage de l'enfant une bonne affaire, et je ne voulais pas que la mÃĻre la manquÃĒt. Âŧ--Dictez, monsieur, dis-je en m'asseyant devant la table et m'apprÊtant à ÃĐcrire. ÂŧL'homme s'appuya sur le dossier de ma chaise pour suivre ma plume des yeux et voir si j'ÃĐcrivais bien ce qu'il dictait. Âŧ--Écrivez, dit-il. ÂŧJ'ÃĐcrivis: Âŧ_Cejourd'hui, 29 dÃĐcembre 1782, j'ai reçu d'un inconnu une petite fille de cinq ans reconnue idiote et incurable; je m'engage, au nom de ma mÃĻre et au mien, à la garder à la cabane ou dans tout autre domicile que je choisirai, jusqu'à ce qu'elle me soit rÃĐclamÃĐe par la personne qui me prÃĐsentera ce reçu et l'autre moitiÃĐ du louis d'or dont la premiÃĻre moitiÃĐ sera ou plutÃīt est à l'instant mÊme dÃĐposÃĐe entre mes mains._ ÂŧL'inconnu tira de la poche de son gilet un louis coupÃĐ en deux d'une façon bizarre, mais cependant dont les deux moitiÃĐs s'adaptaient parfaitement; il m'en donna une et garda l'autre. Puis il continua: Âŧ_Celui qui dÃĐpose l'enfant entre les mains de Joseph Blangy et de sa mÃĻre, outre la somme de huit cents francs qu'ils ont reçue à la signature des prÃĐsentes, s'engage à leur payer tous les ans et d'avance la somme de trois cents francs. Et si l'un des deux meurt, au survivant des deux la mÊme somme sera payÃĐe._ Âŧ_Quand l'enfant aura atteint l'ÃĒge de quinze ans, comme elle nÃĐcessitera peut-Être de nouvelles dÃĐpenses, on prendra de nouveaux arrangements._ ÂŧSelon les soins que l'on aura pris de l'enfant, une rÃĐcompense sera donnÃĐe. Âŧ--Signez, dit l'homme masquÃĐ; signez pour votre mÃĻre et pour vous. ÂŧJ'ÃĐcrivis au bas du reçu: Âŧ_AcceptÃĐ pour moi et pour ma mÃĻre, avec engagement de me conformer à tout ce qui est portÃĐ Ã  l'engagement ci-dessus._ _Joseph Blangy._ Âŧ--Et maintenant, monsieur, demandai-je à l'homme masquÃĐ, avez-vous d'autres recommandations à me faire? Âŧ--Une seule. Âŧ--Laquelle? Âŧ--Te taire. Âŧ--Cela nous est facile, à ma mÃĻre et à moi, rÃĐpondis-je, car nous aimons la compagnie des animaux, des arbres, des choses qui ne parlent pas enfin. Dans cette cabane, nous ne voyons jamais personne, et, exceptÃĐ, _bonjour_ et _bonsoir_, à peine ma mÃĻre et moi ÃĐchangeons-nous deux paroles en deux mois. Le plus grand bavard de la maison, c'est Canard. Il ne parle pas, il est vrai, mais il aboie. ÂŧL'homme masquÃĐ qui avait jouÃĐ un rÃīle actif dans toute cette histoire prit le reçu, le relut avec soin, le mit dans sa poche avec la moitiÃĐ du louis d'or, et dit à ma mÃĻre: Âŧ--Allons, venez ici, et tendez votre tablier. ÂŧMa mÃĻre s'approcha, fit ce qu'on lui demandait, et reçut dans son tablier la petite idiote à peu prÃĻs dans l'ÃĐtat oÃđ vous l'avez vue. Âŧ--Comment s'appelle-t-elle, mon cher monsieur? demanda ma mÃĻre. ÂŧSans doute l'inconnu craignit-il que nous n'allions compulser les registres de baptÊme des environs, car il rÃĐpondit: Âŧ--Inutile que vous sachiez son nom, puisqu'elle ne rÃĐpond à aucun nom; qu'il vous suffise de savoir qu'elle est catholique. ÂŧPuis, se tournant vers moi: Âŧ--Tu as entendu? dit-il, une seule chose t'est recommandÃĐe, le silence. ÂŧLes deux hommes sortirent; mais, en sortant, l'un d'eux dit à l'autre: Âŧ--Scipion est restÃĐ. ÂŧJe m'aperçus alors seulement qu'un beau chien noir ÃĐtait allÃĐ se coucher prÃĻs du feu, ni plus ni moins que s'il ÃĐtait chez lui. Âŧ--Eh bien! Scipion, lui dis-je, tu n'entends pas qu'on t'appelle? ÂŧScipion ne bougea point. J'allais le chasser pour qu'il suivÃŪt son maÃŪtre, mais celui-ci: Âŧ--Gardez ce chien, dit-il; il ÃĐtait trÃĻs attachÃĐ Ã  l'enfant, et l'enfant ne connaÃŪt que lui. Pour te dÃĐdommager de son entretien et de sa nourriture, j'engage ma parole que tu ne seras jamais inquiÃĐtÃĐ comme braconnier par M. de Chazelay. ÂŧEt il sortit en disant: Âŧ--Reste, Scipion, reste! ÂŧPermission dont le chien paraissait bien rÃĐsolu de se passer. ÂŧEt maintenant, monsieur Jacques, continua le braconnier, vous en savez autant que moi.Âŧ --Et la rente vous fut toujours exactement payÃĐe. --Rubis sur l'ongle. --Par qui? --Par le second homme masquÃĐ. --Et, lors des diffÃĐrentes visites qu'il vous a faites, vous n'avez rien pu saisir dans ses paroles? --Il n'a jamais dit un mot. Je le crois sourd et muet. Quand il parlait avec son compagnon, il lui parlait avec les doigts, et l'autre rÃĐpondait de mÊme. --Et vous ne savez rien de plus, Blangy? --Non. --Sur l'honneur? --Sur l'honneur! --Retournez chez vous et montrez-moi la moitiÃĐ du louis d'or; vous l'avez conservÃĐe, je suppose? --Il ne faut pas le demander! elle est dans le reliquaire de ma mÃĻre, avec un os du petit doigt de sainte Solange. Le docteur se leva et prit le chemin de la cabane. Dix minutes aprÃĻs, ils ÃĐtaient arrivÃĐs, et Joseph remettait la piÃĻce au docteur. C'ÃĐtait en effet la moitiÃĐ d'un louis à l'effigie de Louis XV et au millÃĐsime de 1769. Cette moitiÃĐ n'avait rien de particulier, que le soin qu'on avait pris de la tailler en zigzag pour rendre impossible une erreur ou une tromperie. Le docteur n'en savait pas beaucoup plus que lorsqu'il ÃĐtait parti; seulement, au lieu du doute, il avait la certitude qu'Eva n'ÃĐtait pas la fille du braconnier. XV OÃđ il nous faut abandonner les affaires privÃĐes de nos personnages pour nous occuper des affaires publiques En rentrant dans la ville d'Argenton, Jacques MÃĐrey fut frappÃĐ d'ÃĐtonnement à la vue du trouble qui paraissait s'Être emparÃĐ de cette population, d'habitude si calme et si tranquille. Mais ce qui l'ÃĐtonna bien plus, c'est que, aussitÃīt qu'on l'eÃŧt reconnu, cette population l'entoura en lui demandant des conseils sur ce qu'il y avait à faire dans une circonstance si critique. --Il faut d'abord, dit Jacques MÃĐrey, avant que je vous donne des conseils, il faut d'abord que vous vouliez bien me dire de quoi il est question. --Comment! vous ne savez pas? s'ÃĐcriÃĻrent vingt voix. --C'est impossible! s'ÃĐcriÃĻrent vingt autres. Jacques MÃĐrey haussa les ÃĐpaules en homme qui n'est pas le moins du monde au courant de la situation. --Affaire politique? demanda-t-il. --Je crois bien, affaire politique! --Eh bien, qu'est-il arrivÃĐ? --Allons donc, dit une voix, vous faites semblant de ne pas savoir, et vous savez aussi bien que nous. --Mes amis, dit Jacques MÃĐrey avec son exquise douceur, vous savez comment je vis; à moins que ce ne soit pour faire une visite à quelque pauvre malade, je ne sors jamais de chez moi, et chez moi je travaille; j'ignore donc complÃĻtement ce qui se passe au-dehors des quatre murs qui m'enferment, et oÃđ je fais de la science, avec l'espoir que cette science sera utile un jour, à vous d'abord, et ensuite à l'humanitÃĐ. --Ah! nous savons bien que vous Êtes un brave homme; nous vous aimons, nous vous respectons et nous espÃĐrons vous en donner bientÃīt une preuve. Mais c'est justement parce que nous vous aimons et vous respectons que nous venons vous demander ce qu'il y a à faire dans l'extrÃĐmitÃĐ oÃđ nous nous trouvons. --Eh bien! voyons, mes bons amis, quelle est l'extrÃĐmitÃĐ dans laquelle nous nous trouvons? demanda le docteur. --On se bat à Paris, dit un des hommes qui entouraient Jacques. --Comment! on se bat? --C'est-à-dire qu'on s'est battu, mais, à ce qu'il paraÃŪt, tout est fini, maintenant, dit un autre. --Dites-moi ce qui est fini, mes enfants. --Eh bien! reprit le premier, en deux mots, voilà ce que c'est: le peuple a voulu entrer aux Tuileries comme au 20 juin, vous savez, le jour oÃđ Capet a mis le bonnet rouge? --Je ne sais rien, mes amis; mais continuez. --Le roi s'y est opposÃĐ, et les Suisses ont tirÃĐ sur le peuple. --Sur le peuple? les Suisses ont tirÃĐ sur les Parisiens? --Oh! il n'y avait pas que des Parisiens, il y avait des Marseillais et des gardes-françaises. Il paraÃŪt que c'est ceux-là qui ont fait le plus grand carnage; on s'est battu dans la cour des Tuileries, dans le vestibule, dans les appartements, dans le jardin. Il y a eu sept cents Suisses tuÃĐs, et onze cents citoyens. --Oui, dit un autre, il paraÃŪt que c'ÃĐtait terrible; comme c'est Saint-Antoine et Saint-Marceau qui ont principalement donnÃĐ, on a remportÃĐ les morts par charretÃĐes; au sang, on pouvait les suivre; puis on les ÃĐtendait de chaque cÃītÃĐ de la rue, et chacun venait reconnaÃŪtre les siens au milieu des pleurs et des sanglots. --Et le roi? demanda Jacques MÃĐrey. --Le roi s'est retirÃĐ Ã  l'AssemblÃĐe nationale avec toute la famille royale, se mettant sous la protection de la nation. Mais l'AssemblÃĐe nationale a rÃĐpondu qu'elle n'avait pas mission de dÃĐcider d'une si grave question; que cela regardait la Convention qui allait s'ouvrir. Puis on a dÃĐcidÃĐ que le roi habiterait le Luxembourg. --Au moins, là, dit Jacques MÃĐrey avec un sourire, s'il veut se sauver, il aura la facilitÃĐ des catacombes. --C'est justement ce qu'a dit le procureur de la commune, le citoyen Manuel. Alors, on a dÃĐcidÃĐ que le roi serait enfermÃĐ au Temple; on l'y a conduit et il y est prisonnier. --Et oÃđ avez-vous vu tout cela? --D'abord dans _l'Ami du peuple_, du citoyen Marat; puis l'adjoint du maire est revenu de Paris, et il ÃĐtait à l'AssemblÃĐe nationale pendant toute la journÃĐe du 10-AoÃŧt. --Et sait-on quelle rÃĐsolution a prise l'AssemblÃĐe nationale? demanda Jacques MÃĐrey. --Aucune relativement au roi; elle veut faire face à l'ennemi avant tout. --Oui, c'est vrai, dit Jacques MÃĐrey avec un sentiment de tristesse profonde, l'ennemi est en France. Et qu'a dÃĐcrÃĐtÃĐ l'AssemblÃĐe vis-à-vis de l'ennemi? car là est le vÃĐritable pÃĐril. --Elle a dÃĐcrÃĐtÃĐ que la _patrie en danger_ serait proclamÃĐe, et que les enrÃīlements volontaires se feraient sur la place publique. --Et quelles nouvelles a-t-on de l'ennemi? --Il est à Longwy et marche sur Verdun. Jacques MÃĐrey poussa un soupir. --Mes amis, dit-il, dans des circonstances comme celles oÃđ nous nous trouvons, chacun doit sonder sa propre conscience et l'interroger sur ce qu'il a à faire. Certes, tout ce qui est jeune, tout ce qui peut porter un fusil, tout ce qui ne peut servir la France que les armes à la main doit prendre les armes. Mais, avant tout, nous avons une AssemblÃĐe nationale brave et fidÃĻle, nous devons nous reposer sur elle avec confiance du salut de la patrie. Ce que je puis vous dire d'avance, ce qui est ma conviction, c'est que la France ne pÃĐrira pas. La France, mes amis, c'est la nation ÃĐlue par le Seigneur, puisqu'il a mis en elle le plus noble des sentiments que puisse contenir le cœur de l'homme, l'amour de la libertÃĐ. La France, c'est le phare qui ÃĐclaire le monde. Ce phare a ÃĐtÃĐ allumÃĐ par les plus grands hommes que le XVIIIe siÃĻcle ait produits: par les Voltaire, par les Diderot, par les Grimm, par les d'Alembert, par les Rousseau, par les Montesquieu, par les HelvÃĐtius. Dieu n'a pas fait naÃŪtre tant et de si beaux gÃĐnies pour que leur passage soit inutile et leur trace effacÃĐe. Le canon de la Prusse peut renverser les remparts de nos villes, il ne renversera pas l'EncyclopÃĐdie. Restez bons Français et laissez à la Providence le soin de conduire les ÃĐvÃĐnements. --Mais enfin, s'ÃĐcriÃĻrent plusieurs voix, il faut cependant que quelqu'un nous guide. Nous ne vous demandons qu'un conseil, un conseil ne se refuse pas. --Mes bons amis, dit le docteur, si j'avais habitÃĐ Paris pendant ces derniers temps, si j'ÃĐtais de l'AssemblÃĐe nationale, si j'avais suivi de l'œil et de la pensÃĐe tout ce qui s'est passÃĐ depuis quatre ou cinq ans en France et à l'ÃĐtranger, peut-Être en effet pourrais-je vous guider dans ce que vous avez à faire, vous autres provinciaux, en ces terribles circonstances, oÃđ l'incurie, la mauvaise foi et la trahison de la royautÃĐ vous ont mis. Mais je ne suis qu'un pauvre mÃĐdecin n'ayant plus aucune prÃĐtention à la vie publique, et priant la Providence de ne pas me dÃĐtourner de ma voie, et de me laisser au milieu de vous pour y faire le peu de bien auquel je suis appelÃĐ. --Mais vous, docteur, qu'allez-vous faire maintenant? demanda la foule. --Ce que j'ai fait par le passÃĐ, c'est-à-dire continuer ma mission ici-bas, vous soutenir dans vos dÃĐfaillances, vous guÃĐrir dans vos maladies. Ébloui par les rÊves de ma jeunesse et par les folles illusions de l'espÃĐrance, j'ai cru d'abord que j'ÃĐtais nÃĐ pour les grandes choses et que ma place ÃĐtait marquÃĐe au milieu des cataclysmes que les rÃĐvolutions allaient imposer à la sociÃĐtÃĐ. Je me trompais. Comme Jacob, j'ai luttÃĐ avec l'ange, et je suis las de la lutte. J'ai pensÃĐ un instant que l'homme ÃĐtait le rival de Dieu, et, à l'instar de Dieu, pouvait crÃĐer. Dieu a eu pitiÃĐ de mon nÃĐant; il m'a pris comme un sculpteur sublime prend un apprenti. Et il m'a donnÃĐ Ã  achever son œuvre ÃĐbauchÃĐe. Voilà tout; il m'a payÃĐ mon travail sinon en orgueil, du moins en bonheur. Merci à Dieu! Ces paroles parurent causer à la foule qui les ÃĐcoutait, non seulement un grand ÃĐtonnement, mais une profonde tristesse; quelques-uns de ceux qui paraissaient les chefs du rassemblement ÃĐchangÃĻrent quelques paroles entre eux, puis ils firent signe que l'on ouvrÃŪt les rangs pour laisser passer le docteur. Mais un d'eux, se plaçant sur son chemin comme un dernier obstacle: --Si vous ne savez pas ce que vous valez, monsieur MÃĐrey, nous le savons, nous, et nous ne permettrons pas qu'un homme de votre science et de votre patriotisme reste ÃĐtranger et perdu dans une petite ville comme la nÃītre, lorsque vont se passer les ÃĐvÃĐnements les plus graves que les annales d'un peuple ait dÃĐroulÃĐs à la face du monde; l'ennemi est en France; l'ennemi est à Paris surtout; la France a besoin de tous ses enfants, et il ne sera pas dit qu'un des plus dignes lui aura fait dÃĐfaut. Allez maintenant, monsieur Jacques MÃĐrey. Demain vous aurez de nos nouvelles. Et il livra passage au docteur, qui rentra chez lui sans que personne songeÃĒt plus à l'arrÊter. Le docteur avait hÃĒte de revoir Éva. Depuis la veille au soir, il l'avait quittÃĐe, et, ÃĐtant parti avant le jour, n'avait pas voulu la rÃĐveiller. Éva l'attendait sur la porte du jardin. --Tu venais au-devant de moi, mon cher amour? lui dit Jacques MÃĐrey. --Je vous sentais approcher; puis tout à coup vous vous Êtes arrÊtÃĐ, n'est-ce pas? --Oh! ce n'est pas moi qui me suis arrÊtÃĐ, c'est cette brave population qui me demandait des conseils sur ce qu'elle avait à faire. Je lui ai dit qu'elle avait à me laisser revenir bien vite prÃĻs de mon Éva. --Eh bien, moi aussi je me suis arrÊtÃĐe oÃđ j'ÃĐtais, car j'avais dÃĐjà fait quelques pas au-devant de vous. --Et quand ils ne se sont plus opposÃĐs à mon retour? --Je me suis sentie enlevÃĐe de terre, et je suis accourue. --Viens, chÃĻre Éva! lui dit-il en enveloppant sa taille flexible de son bras; j'ai à causer avec toi de choses sÃĐrieuses. Et il l'entraÃŪna sous le berceau de tilleuls. * * * * * Tandis que le docteur causait de choses sÃĐrieuses avec Éva, c'est-à-dire s'assurait de son amour et lui affirmait le sien, la ville ÃĐtait dans une agitation croissante, que redoublaient encore les ÃĐlections à la nouvelle AssemblÃĐe, c'est-à-dire à la Convention nationale. Ces ÃĐlections se faisaient à ChÃĒteauroux. À Argenton, comme ailleurs, les deux partis ÃĐtaient en prÃĐsence: Le parti du roi; Le parti du peuple. Ceux qui s'adressaient à Jacques MÃĐrey et qui lui demandaient ce qu'il y avait à faire, c'ÃĐtaient ceux du parti populaire qui, le regardant à la fois comme un savant mÃĐdecin, comme un ami des pauvres, comme un homme dÃĐsintÃĐressÃĐ, pensaient que la rÃĐunion de ces qualitÃĐs devait faire un bon citoyen, et se tenaient prÊts à suivre ses conseils en tous points. Mais Jacques MÃĐrey, homme de conscience avant tout, absorbÃĐ qu'il ÃĐtait depuis six ou sept ans dans son œuvre, s'ÃĐtant complÃĻtement dÃĐtournÃĐ des affaires publiques, n'ÃĐtait plus assez au courant de la situation de la France pour donner un conseil dont il pÃŧt affirmer la valeur. Puis Jacques MÃĐrey ÃĐtait à cet ÃĒge oÃđ, quand l'homme aime, il aime avec toutes les puissances de son Être; sans autre amour que celui de la science à l'ÃĐpoque oÃđ, dans toute sa sÃĻve juvÃĐnile, il ÃĐparpille son amour dans toutes les femmes, il avait gardÃĐ concentrÃĐ en lui-mÊme cet amour qui s'allume à l'adolescence et qui brille de tout son ÃĐclat dans ce printemps de la vie aux limites duquel il allait arriver, lorsque, comme une fleur qui s'ouvre, comme un fruit qui se colore, Éva, rose et pÊche à la fois, avait commencÃĐ de s'ouvrir et de se colorer sous ses yeux; d'abord elle avait absorbÃĐ tous ses regards, puis toutes ses pensÃĐes. Jacques avait cru faire œuvre de science en caressant sa crÃĐation--il avait fait œuvre d'amour; et, quand Joseph lui avait parlÃĐ de ces parents inconnus qui pouvaient rÃĐclamer Éva un jour, lorsqu'il lui avait montrÃĐ cette piÃĻce d'or dont l'autre morceau demeurait menaçant dans des mains ÃĐtrangÃĻres, il avait en quelque sorte jetÃĐ un regard sur ce que serait sa vie sans Éva, et, prÊt à jeter un cri de dÃĐsespoir à l'aspect d'une si profonde solitude, d'un dÃĐsert si aride, il avait pris sa tÊte entre ses mains, en murmurant ces deux mots, qui sortent au moment de la douleur du cœur des athÃĐes eux-mÊmes: --Mon Dieu! mon Dieu! Et c'ÃĐtait au moment oÃđ il revenait tout frÃĐmissant encore de la grande ÃĐmotion qu'il avait ÃĐprouvÃĐe, qu'on lui proposait, à lui, de mettre de cÃītÃĐ cet amour qui ÃĐtait devenu toute sa vie, et de s'occuper de ce problÃĻme insoluble qu'on appelle le ProgrÃĻs, de cette dÃĐesse toujours fugitive qu'on appelle la LibertÃĐ. Avant de revoir Éva, peut-Être eÃŧt-il pu hÃĐsiter. Mais, aprÃĻs l'avoir revue, c'ÃĐtait chose impossible. Cette femme, à peine femme encore, n'ÃĐtait-elle pas tout à la fois sa fille et son amante? On a vu des cœurs, qui ont besoin d'aimer, s'attacher dans la solitude à un insecte, à un oiseau, à une fleur; à plus forte raison devait-il s'attacher d'un amour invincible à la femme qui n'eÃŧt pas existÃĐ sans lui. Il avait trouvÃĐ l'ÃĐcrin vide. Il y avait mis tout un trÃĐsor de jeunesse, d'intelligence et de beautÃĐ. Maintenant, l'ÃĐcrin ÃĐtait bien à lui et il pouvait sans crainte et sans remords l'appuyer sur son cœur. Et c'est ce que faisait Jacques MÃĐrey en jurant à Éva de ne jamais se sÃĐparer d'elle. Au moment oÃđ le docteur faisait ce serment, on entendait les sons aigus de la trompette de Baptiste, lequel--la trompette dÃĐtachÃĐe de sa bouche--annonçait à haute voix et officiellement la prise des Tuileries par le peuple, l'arrestation du roi et son incarcÃĐration au Temple. XVI L'ÃĐtat de la France La population d'Argenton, qui n'avait pas pÃĐnÃĐtrÃĐ dans le jardin du docteur, et qui ignorait les mystÃĻres de l'arbre de science, du berceau de tilleuls et de la grotte de mousse, ne comprenait rien à l'indiffÃĐrence du docteur pour les affaires publiques. En effet, si jamais homme avait donnÃĐ des preuves de haine pour la noblesse et des preuves de dÃĐvouement à la dÃĐmocratie, c'ÃĐtait bien lui. Refus constant de soigner les riches, refus constant de rien recevoir pour avoir soignÃĐ les pauvres, promptitude à accourir au premier appel du malade plÃĐbÃĐien, soit de jour, soit de nuit, voilà ce que l'on avait toujours trouvÃĐ chez lui lorsqu'on ÃĐtait venu frapper à sa porte. Et lorsque, pour la premiÃĻre fois, au nom de la mÃĻre commune, au nom de cette chose sacrÃĐe qu'on appelait la patrie, on venait faire un appel au citoyen, l'homme se cachait derriÃĻre le savant, le philanthrope disparaissait. Elle avait pourtant bien besoin du concours de tous ses enfants, cette pauvre France! Autant que le monde avait besoin d'elle. Et, en effet, en 1791, la France avait paru au monde rajeunie et ÃĐpurÃĐe; elle semblait dater de l'avÃĻnement au trÃīne de Louis XVI et avoir jetÃĐ aux ÃĐgouts de Marly sa robe souillÃĐe par Louis XV. Le nouveau monde la bÃĐnissait comme ayant concouru à sa dÃĐlivrance. Le vieux monde ÃĐtait amoureux d'elle; de tous les États tyranniques--et en 91 la tyrannie ÃĐtait partout--des voix gÃĐmissantes l'imploraient; partout oÃđ elle eÃŧt ÃĐtendu la main vers les peuples, les peuples si froids et si dÃĐsenchantÃĐs lui eussent serrÃĐ la main; partout oÃđ elle eÃŧt mis le pied, elle eÃŧt ÃĐtÃĐ reçue à genoux! C'ÃĐtait la trinitÃĐ sublime de la justice, de la raison et du droit! C'est qu'à cette ÃĐpoque, la France n'ÃĐtant pas entrÃĐe dans la violence, l'Europe n'ÃĐtait pas entrÃĐe dans la haine. Et, en effet, que voulait la France de 1791? À l'intÃĐrieur, la libertÃĐ et la paix pour elle. À l'extÃĐrieur, la paix et la libertÃĐ pour les autres nations. Aussi, que disait l'Allemagne qui battait des mains à chaque pas que faisait la France? ÂŦOh! si la France venait!Âŧ Quelle autre main que la main de la SuÃĻde ÃĐcrivait sur la table du successeur du grand Gustave: ÂŦPoint de guerre avec la FranceÂŧ? C'est qu'à cette ÃĐpoque chacun savait bien qu'en travaillant pour elle, elle travaillait pour le monde! Toute son ambition se bornait à reprendre LiÃĐge et la Savoie, deux provinces de France, puisqu'elles parlent la mÊme langue qu'elle. Des autres puissances, elle ne voulait rien, rien prendre ni rien accepter. Aussi, en 91, relevait-elle la tÊte; elle avait le sentiment de sa puissante et fÃĐconde virginitÃĐ. Elle savait bien que par cet amour des peuples elle assumait sur elle la haine des rois. Les haines principales lui venaient de la Russie, de l'Angleterre, de l'Autriche. Catherine, que Diderot appelait la grande Catherine, que Voltaire appelait la SÃĐmiramis du Nord, cette ÃĐtoile polaire qui, pour faire la lumiÃĻre, devait se substituer au soleil de Louis XIV; Catherine, la Messaline russe, qui, de plus que la Messaline romaine, avait assassinÃĐ son Claude; Catherine, qui par le Scythe Souvarov avait accompli les massacres d'IsmaÃŦl et de Raya, qui avait dÃĐjà dÃĐvorÃĐ une partie de la Pologne et qui s'apprÊtait à dÃĐvorer l'autre; Catherine, qui, dÃĐpassant PasiphaÃĐ, _avait une armÃĐe pour amant_, selon la terrible expression de Michelet; Catherine, insatiable abÃŪme qui ne disait jamais: _Assez!_ Catherine, le jour de la prise de la Bastille, avait reçu un soufflet en pleine face. La tyrannie allait donc avoir une barriÃĻre. Aussi ÃĐcrivait-elle à LÃĐopold pour lui demander comment il ne vengeait pas les insultes journaliÃĻres faites à sa sœur Marie-Antoinette. Aussi avait-elle renvoyÃĐ sans l'ouvrir la lettre par laquelle Louis XVI lui annonçait qu'il acceptait la Constitution. L'Angleterre, dans la personne de son ministre, M. Pitt--son roi ÃĐtait fou et son prince de Galles ivre--, jouissait profondÃĐment de tout ce qui se passait en France. M. Pitt nous haÃŊssait de toute la puissance de son terrible gÃĐnie, à cause de la part que nous avions prise à l'indÃĐpendance de l'AmÃĐrique. Un œil sur la carte de l'Inde, l'autre sur Paris, il voyait les pertes que faisaient nos colonies, les progrÃĻs que faisait notre rÃĐvolution. La reine avait une telle peur de lui, qu'elle lui avait envoyÃĐ, quelques jours avant le 10-AoÃŧt, Mme de Lamballe pour lui demander grÃĒce. _Je n'en parle pas_, disait-elle, _que je n'aie la petite mort_. L'Autriche ÃĐtait aussi malade que nous, plus malade encore, en supposant que des pays despotiques se rÃĐsument dans leurs souverains. Elle ÃĐtait gouvernÃĐe par le vieux prince de Kaunitz, qui avait quatre-vingt-deux ans, et par son empereur LÃĐopold, qui en avait quarante-quatre. AppelÃĐ Ã  l'empire un an auparavant, il avait transportÃĐ de Florence à Vienne son harem italien. Il sentait que, ÃĐpuisÃĐ de dÃĐbauche, il n'avait plus que des mois à vivre, et, par des aphrodisiaques qu'il prÃĐparait lui-mÊme, il changeait ses mois en jours. Sa maladie, du reste, ÃĐtait celle des rois, laquelle consiste à oublier les soucis du trÃīne dans les abus du plaisir; de là Mme de Pompadour, Mme du Barry, le Parc-aux-Cerfs; de là les trois cents religieuses de Pierre III de Portugal; de là les caprices gomorrhÃĐens de FrÃĐdÃĐric; de là les mignons de Gustave; de là enfin les trois cent cinquante-quatre bÃĒtards d'Auguste de Saxe, dont l'histoire, la prude qu'elle est, n'a pas daignÃĐ signaler la naissance, mais que compte un à un la chronique, cette vieille bavarde qui regarde à travers toutes les serrures, fÃŧt-ce celles de TzarskoiÃĐ-SÃĐlo, de Windsor, de SchœnbrÞnn ou de Versailles. PrÃĻs de Kaunitz et de LÃĐopold, il y avait le jeune Metternich, la plus grande intelligence de l'ÃĐpoque, qui ne voulait pas qu'on nous fÃŪt la guerre et qui rÃĐsumait sa politique dans cette image toute rÃĐaliste: ÂŦLaissez bouillir la rÃĐvolution française dans sa marmite.Âŧ À ces ennemis extÃĐrieurs, qui n'avaient pas encore donnÃĐ leur programme, il faut ajouter les ennemis intÃĐrieurs. Le roi d'abord. Et qu'ici l'on nous permette une petite digression. D'oÃđ vient que les rois, au lieu d'acquiescer purement et simplement aux dÃĐsirs de leurs peuples, rÃĐagissent contre ces dÃĐsirs, et forcÃĐs dans leurs derniers retranchements, appellent l'ÃĐtranger à leur secours? C'est que, pour eux, leur peuple est l'ÃĐtranger, et l'ÃĐtranger la famille. Ainsi prenons Louis XVI, fils d'une princesse de Saxe, dont il eut le sang lourd et l'inerte obÃĐsitÃĐ. Il n'a dÃĐjà dans les veines qu'un tiers de sang français, puisqu'il descend lui-mÊme d'un prince qui avait ÃĐpousÃĐ une ÃĐtrangÃĻre.--Or, il ÃĐpouse à son tour Marie-Antoinette--Autriche et Lorraine--; nous voilà avec deux sixiÃĻmes de sang français sur le trÃīne, deux sixiÃĻmes de Saxe, un sixiÃĻme d'Autriche et un sixiÃĻme de Lorraine. Comment voulez-vous que le sang français l'emporte?--Impossible. Aussi à qui Louis XVI a-t-il recours dans sa lutte politique contre la France? À son beau-frÃĻre d'Autriche, à son beau-frÃĻre de Naples, à son neveu d'Espagne, à son cousin de Prusse, c'est-à-dire à sa famille. Les historiens et mÊme les lÃĐgendaires ont ÃĐtÃĐ rarement justes pour Louis XVI. Les lÃĐgendaires ÃĐtaient presque tous de la domesticitÃĐ du roi. Les historiens sont presque tous du parti de la RÃĐpublique. Soyons du parti de la postÃĐritÃĐ, c'est le droit du romancier. Le roi avait reçu du duc de la Vauguyon une ÃĐducation jÃĐsuitique qui avait modifiÃĐ en mal le cœur droit qu'il avait reçu de son pÃĻre et de sa mÃĻre. Jamais ce qu'il restait de cette loyautÃĐ primitive ne lui permit de comprendre le plan de M. de Kaunitz et de la reine, dÃĐtruire la RÃĐvolution par la RÃĐvolution. En rÃĐalitÃĐ, le roi n'aimait personne: ses enfants, parce qu'il doutait de sa paternitÃĐ; la reine, parce qu'il doutait de son amour; et cependant la reine ÃĐtait la seule qui eÃŧt sur lui quelque influence. La seule de la famille, bien entendu. Mais, en ÃĐchange, il ÃĐtait tout aux prÊtres. C'est à leur influence qu'il faut attribuer ces serments prÊtÃĐs et rÃĐvoquÃĐs, sa faussetÃĐ dans la comÃĐdie constitutionnelle, ses mensonges politiques enfin. Il ÃĐtait toujours le roi de 88. La chute de la Bastille ne lui avait rien appris; 89 ÃĐtait toujours pour lui une ÃĐmeute, et 92 un complot du duc d'OrlÃĐans. Jamais il ne voulut admettre le peuple comme une majestÃĐ ÃĐgale à la majestÃĐ royale. Chez lui, le droit divin primait le droit populaire, et il tint pour une offense suprÊme que, le 13 septembre 1791, le prÃĐsident Thouret, qui venait lui faire accepter la Constitution, le voyant s'asseoir se fÃŧt assis. Ce fut ce soir-là que M. de Goguelat partit pour Vienne, avec une lettre du roi pour l'empereur. À partir de ce moment, les Français ÃĐtaient non seulement l'ÃĐtranger, mais l'ennemi; et on en appelait contre eux à la famille. Et voici dans quelle aberration son ÃĐducation jÃĐsuitique et princiÃĻre jetait Louis XVI: c'est qu'il put en mÊme temps annoncer son acceptation de la Constitution à tous les rois de l'Europe, et à l'Autriche sa protestation contre elle. Il y aurait une histoire bien curieuse à ÃĐcrire--par malheur les documents de celle-là manquent--, c'est l'histoire du confessionnal de Louis XVI, c'est-à-dire d'un cœur naturellement bon, d'une ÃĒme fonciÃĻrement honnÊte aux prises avec l'obstination clÃĐricale. Richelieu disait que les douze pieds carrÃĐs de l'alcÃīve d'Anne d'Autriche lui donnaient plus de peine à gouverner que le reste de l'Europe. Le roi pouvait dire que sa conscience, dans le confessionnal, soutenait plus d'assauts que Lille. Mais Lille rÃĐsista comme une ville loyale. La conscience de Louis XVI se rendit comme Verdun. Par malheur, en mÊme temps que le roi dÃĐclarait à Vienne que le peuple français ÃĐtait ennemi du roi, le peuple français se convainquait peu à peu que le roi ÃĐtait son ennemi. Mais celle que depuis longtemps il regardait comme son ennemie, c'ÃĐtait la reine. Sept ans de stÃĐrilitÃĐ, que l'on ne savait à quoi attribuer, tant que l'on ne connaissait pas l'infirmitÃĐ du roi, ses amitiÃĐs exagÃĐrÃĐes avec Mmes de Polignac, de Polastron et de Lamballe, dont la derniÃĻre au moins lui fut fidÃĻle jusqu'à la mort; ses imprudences avec Arthur Dillon et de Coigny, ses folles matinÃĐes, ses plus folles nuits au petit Trianon, ses largesses folles à ses favorites, qui la firent appeler _madame DÃĐficit_, son opposition à l'AssemblÃĐe, qui la fit appeler _madame Veto_, cette prÃĐfÃĐrence ÃĐternelle donnÃĐe à l'Autriche sur la France, cet orgueil des CÃĐsars allemands qu'elle mettait son amour-propre à ne pas voir plier, ce cri continuel dans l'attente de l'ennemi, tantÃīt à Madame Élisabeth, tantÃīt à Mme de Lamballe: ÂŦMa sœur Anne, ne vois-tu rien venir?Âŧ en avaient fait l'exÃĐcration des Français. Ils venaient, ces Prussiens tant dÃĐsirÃĐs, tant attendus, ils venaient prÃĐcÃĐdÃĐs de la terreur pour le peuple et de l'espÃĐrance pour la royautÃĐ. Ils venaient, le manifeste du duc de Brunswick à la main, et ils commençaient dÃĻs la frontiÃĻre à le mettre à exÃĐcution. Ils venaient, et dÃĐjà la cavalerie autrichienne ÃĐtait aux environs de Sarrelouis, enlevant les maires patriotes et les rÃĐpublicains connus. Puis les uhlans, dans leurs passe-temps, leur coupaient les oreilles et les leur clouaient au front. La nouvelle fut terrible aux Parisiens quand ils la lurent dans les bulletins officiels. Mais la terreur fut plus grande encore quand, l'armoire de fer forcÃĐe, on eut connaissance d'une lettre adressÃĐe à la reine dans laquelle on lui annonçait avec joie que les tribunaux arrivaient derriÃĻre les armÃĐes, et que les ÃĐmigrÃĐs rÃĐunis à l'armÃĐe du roi de Prusse, dÃĐjà en possession de Longwy, instruisaient le procÃĻs de la RÃĐvolution et prÃĐparaient les potences destinÃĐes aux rÃĐvolutionnaires. Puis venait l'exagÃĐration qui accompagne d'ordinaire les grandes catastrophes. C'ÃĐtait, disait-on, à Paris que les contre-rÃĐvolutionnaires en voulaient; tout ce qui avait trempÃĐ dans la RÃĐvolution y passerait. Si les Autrichiens ont enfermÃĐ Ã  Olmutz La Fayette, qui avait voulu sauver le roi, ou plutÃīt la reine--et remarquez que l'enchanteresse avait successivement usÃĐ Mirabeau, La Fayette et Barnave--, à plus forte raison rÃĐagiraient-ils contre les trente mille personnes qui avaient ÃĐtÃĐ chercher le roi à Versailles; contre les vingt mille qui avaient ramenÃĐ le roi de Varennes; contre les quinze mille qui avaient envahi le chÃĒteau le 20 juin et contre les dix mille qui l'avaient forcÃĐ le 10 aoÃŧt. On les exterminera depuis la premiÃĻre jusqu'à la derniÃĻre. La mise en scÃĻne ÃĐtait dÃĐjà arrÊtÃĐe. Dans une grande plaine dÃĐserte--il n'y a pas de plaine dÃĐserte en France, mais les souverains ayant dit: ÂŦLes dÃĐserts valent mieux que les peuples rÃĐvoltÃĐs,Âŧ on en ferait une; et les Parisiens indiquaient la plaine Saint-Denis, oÃđ l'on brÃŧlerait tout, moissons, arbres, maisons--, on dresserait un trÃīne à quatre faces: un pour LÃĐopold, un pour le roi de Prusse, un pour l'impÃĐratrice de Russie, l'autre pour M. Pitt. Sur ces quatre faces, on dresserait quatre ÃĐchafauds. La population, vil bÃĐtail, serait chassÃĐe alors aux pieds des rois alliÃĐs. Là, comme au jugement dernier, on sÃĐparerait les bons des mauvais, et les mauvais (les rÃĐvolutionnaires, bien entendu), on les guillotinerait. Mais, à peu d'exceptions prÃĻs, les rÃĐvolutionnaires, c'ÃĐtait tout le monde, c'ÃĐtaient les cent mille hommes qui avaient pris la Bastille, c'ÃĐtaient les trois cent mille hommes qui s'ÃĐtaient jurÃĐ fraternitÃĐ au Champ de Mars, c'ÃĐtaient tous ceux qui avaient mis la cocarde tricolore à leur oreille. Et ceux qui voyaient plus loin se disaient: ÂŦHÃĐlas! c'est non seulement la France qui pÃĐrira, mais la pensÃĐe de la France; c'est la libertÃĐ du monde qui sera ÃĐtouffÃĐe dans son berceau, c'est le droit, c'est la justice.Âŧ Et toutes ces menaces qui ÃĐpouvantaient Paris rÃĐjouissaient la reine. Une nuit, raconte Mme Campan--qui n'est pas suspecte de jacobinisme--, une nuit que la reine veillait, c'ÃĐtait quelques jours avant le 10 aoÃŧt, et que, à travers les persiennes de la fenÊtre de sa chambre restÃĐe ouverte, selon l'habitude qu'elle en avait fait prendre, elle suivait la marche de la nuit, elle appela deux fois Mme Campan, qui couchait dans sa chambre. Mme Campan lui rÃĐpondit. La reine, au clair de lune, s'efforçait de lire une lettre; cette lettre lui apprenait la prise de Longwy et la marche rapide des Prussiens sur Paris. La reine calcula les lieux, puis les jours, et, avec un soupir de satisfaction: --Il ne leur faut que huit jours, et, avec huit jours, nous serons sauvÃĐs! Ces huit jours ÃĐcoulÃĐs, les Prussiens ÃĐtaient encore à Longwy et la reine au Temple. C'ÃĐtaient tous ces ÃĐvÃĐnements, dont le bruit ÃĐtait parvenu jusqu'à Argenton, qui avaient portÃĐ le parti populaire à demander des conseils à Jacques MÃĐrey. XVII L'homme propose Le lendemain, vers neuf heures du matin, Jacques MÃĐrey ÃĐtant à son laboratoire et Éva à son orgue, on entendit au bout de la rue une grande rumeur qui allait s'approchant. Cette rumeur n'avait rien d'inquiÃĐtant, car c'ÃĐtaient les cris de joie qui y dominaient particuliÃĻrement. Jacques ouvrit la fenÊtre, jeta un coup d'œil dans la rue, et vit une grande foule portant des drapeaux. En tÊte marchait la musique, et en avant de la musique Baptiste avec sa trompette. Le docteur referma la fenÊtre et se remit à son fourneau. Au bout de cinq minutes, il lui sembla que toute cette foule s'arrÊtait devant sa maison. La porte de son laboratoire s'ouvrit et Éva parut, toute pÃĒle et tout ÃĐmue. --Qu'as-tu, ma chÃĻre enfant? s'ÃĐcria le docteur en allant à elle. --Ces gens, dit-elle, cette foule, tout ce monde, c'est pour vous, mon ami. --Comment, pour moi, demanda Jacques. --Oui. Elle est arrÊtÃĐe devant la maison. Et, tenez, voilà la trompette de Baptiste qui va nous annoncer quelque chose. Et elle porta machinalement ses mains à ses oreilles. En effet, la trompette de Baptiste fit entendre son air habituel; il n'en savait qu'un. Puis la parole succÃĐda au son, et, d'une voix claire et parfaitement accentuÃĐe: --Il est fait à savoir, dit-il, aux concitoyens d'Argenton, que le citoyen Jacques MÃĐrey a ÃĐtÃĐ nommÃĐ hier dÃĐputÃĐ Ã  la Convention. --Vive le citoyen Jacques MÃĐrey! Et toute la foule rÃĐpÃĐta: --Vive le citoyen Jacques MÃĐrey! En ce moment, un pas se fit entendre dans l'escalier et Antoine parut à son tour, et, frappant du pied, prononça les paroles sacramentelles: --_Centre de vÃĐritÃĐ, cercle de justice._ Et aussitÃīt il ajouta: --Tous les gens qui sont en bas demandent le DrJacques MÃĐrey. Le docteur regarda Éva. --Il faut y aller, dit-elle. Le docteur descendit, Éva le suivit tremblante. Le docteur s'arrÊta sur la porte de la rue, qui dominait la voie publique de la hauteur de cinq ou six marches. À son apparition, la musique entonna l'air fraternel: OÃđ peut-on Être mieux... Baptiste, qui ne voulait pas rester muet au milieu de la symphonie universelle, emboucha sa trompette et joua son air. Tout ce charivari cessa pour faire de nouveau place aux cris de ÂŦVive Jacques MÃĐrey, notre dÃĐputÃĐ Ã  la Convention!Âŧ Jacques MÃĐrey avait compris. C'ÃĐtait cela que lui annonçait le patriote qui lui avait barrÃĐ le passage la veille, et qui avait dit en le lui rouvrant: --Allez, demain vous aurez de nos nouvelles. Mais, depuis la veille, le docteur n'avait pas changÃĐ d'avis; les naÃŊves protestations d'amour d'Éva l'avaient au contraire encore plus profondÃĐment confirmÃĐ dans sa rÃĐsolution. Il fit signe qu'il voulait parler, tout le monde cria: --Silence. --Mes amis, dit-il, j'ai un vif regret que vous n'ayez pas voulu croire à mes paroles d'hier. Ma dÃĐtermination est la mÊme aujourd'hui. Je vous remercie du grand honneur que vous m'avez fait; mais je n'en suis pas digne et je me rÃĐcuse. --Tu n'en as pas le droit, citoyen MÃĐrey, dit une voix. --Comment! s'ÃĐcria le docteur; je n'ai pas le droit de faire de moi-mÊme ce que je veux? --L'homme ne s'appartient pas à lui-mÊme; il appartient à la nation, reprit le citoyen qui avait parlÃĐ en passant des derniers rangs aux premiers, et quiconque osera soutenir le contraire sera proclamÃĐ par moi mauvais citoyen. --Je suis un philosophe et non un homme politique, je suis un mÃĐdecin et non un lÃĐgislateur. --Soit! philosophe, tu as mÃĐditÃĐ sur la grandeur et la chute des empires; mÃĐdecin, tu as ÃĐtudiÃĐ les maladies du corps humain; philosophe, tu as vu que la libertÃĐ ÃĐtait aussi nÃĐcessaire à l'esprit, pour vivre et se dÃĐvelopper, que l'air aux poumons pour hÃĐmatoser le sang et pour respirer. Quand l'empire romain a-t-il commencÃĐ Ã  tomber moralement (et dans les empires tout abaissement moral prÃĐsage la chute physique)? quand les CÃĐsars se sont faits tyrans. Tu es mÃĐdecin, as-tu dit? et que crois-tu donc qu'est un peuple, sinon un tout immense soumis aux lois de l'individu? Seulement, l'individu vit des annÃĐes et le peuple des siÃĻcles; mais pendant ces siÃĻcles le corps social comme le corps humain a ses maladies qu'il faut soigner, et dont il faut le guÃĐrir; tout lÃĐgislateur ne saurait Être mÃĐdecin, mais tout mÃĐdecin peut Être lÃĐgislateur. CicÃĐron l'a dit, quand un membre est gangrenÃĐ, il faut le couper pour sauver le reste du corps. Accepte le mandat qui t'est offert, Jacques MÃĐrey; prends la lancette, le bistouri, la scie; il y a de l'ouvrage à la cour pour les mÃĐdecins et surtout pour les chirurgiens. --Comme chirurgien, la place est prise, dit Jacques MÃĐrey, et vous avez là-bas un terrible tireur de sang qu'on appelle Marat. À lui seul il suffira, je l'espÃĻre. --Ce n'est ni avec la lancette, ni avec le bistouri, ni avec la science que Marat veut tirer le sang, c'est avec la hache; j'ai parlÃĐ d'un chirurgien et non d'un bourreau. --Quand vous aurez besoin de moi là-bas, reprit Jacques avec la tristesse de l'homme qui rÃĐpond à de bonnes raisons par de mauvaises, j'irai, mais le moment n'est pas venu. N'avez-vous pas SieyÃĻs qui est la logique, Vergniaud qui est l'ÃĐloquence, Robespierre qui est l'intÃĐgritÃĐ, Condorcet qui est la science, Danton qui est la force, PÃĐtion qui est la loyautÃĐ, Roland qui est l'honneur? que ferais-je, moi pauvre ver luisant au milieu de pareils flambeaux? --Tu ferais ton devoir, auquel tu manques aujourd'hui, Jacques MÃĐrey! Dieu ne t'a pas donnÃĐ une haute intelligence et un profond savoir pour que tu enfouisses le tout au fond d'une province, quand Paris, le cerveau de la France, est en travail de la libertÃĐ. Pour la rÃĐussite d'un tel travail, il faut la rÃĐunion de toutes les capacitÃĐs; ne vois-tu pas que c'est une volontÃĐ providentielle qui centralise dans Paris tout ce que la province a d'esprits supÃĐrieurs? L'AssemblÃĐe nationale a proclamÃĐ les droits de l'homme; la Constituante, la souverainetÃĐ du peuple. Il reste à la Convention nationale quelque chose de grand à proclamer; tu peux Être de ceux-là qui crieront au monde: ÂŦLa France est libre!Âŧ et tu refuses! Jacques MÃĐrey. Je te le dis, tu passes à cÃītÃĐ d'une gloire immortelle comme un aveugle prÃĻs d'un trÃĐsor. Jacques MÃĐrey, la France pouvait t'honorer, elle te mÃĐprisera; elle pouvait te bÃĐnir, elle te maudira. --Et qui donc es-tu pour t'obstiner à forcer ainsi ma volontÃĐ? --Je suis ton collÃĻge Hardouin, ÃĐlu aujourd'hui en mÊme temps que toi à ChÃĒteauroux, et je me faisais une gloire de m'asseoir là-bas prÃĻs de toi, d'appuyer ta parole, de la combattre peut-Être. --Eh bien, Hardouin, pardonne-moi le premier et implore mon pardon de ceux qui nous ÃĐcoutent; mais une cause secrÃĻte, une cause que je dois taire, une cause plus importante que toutes celles que je viens de dire, m'enchaÃŪne ici. Hardouin monta les quelques marches qui le sÃĐparaient de Jacques MÃĐrey. --Cette cause, je la connais, dit-il à voix basse et en s'approchant de son oreille; tu aimes, lÃĒche cœur, et tu sacrifies tes concitoyens, ton pays, ton honneur à un amour insensÃĐ; prends garde, ton amour est ta faute: Dieu te punira par ton amour. Mais Jacques MÃĐrey ne l'ÃĐcoutait plus. L'œil fixÃĐ sur une espÃĻce de ruelle qui communiquait directement du centre de la ville à sa maison, il regardait venir avec inquiÃĐtude un groupe composÃĐ de quatre personnes, si toutefois on peut appeler un groupe quatre personnes marchant deux à deux et à une certaine distance les uns des autres. Les deux personnes qui marchaient en tÊte ÃĐtaient le seigneur de Chazelay, que l'on commençait à appeler le _ci-devant_ seigneur, et le commissaire de la ville, ceint de son ÃĐcharpe. Les deux autres ÃĐtaient Joseph le braconnier et sa mÃĻre. Il faut dire que ceux-ci avaient plutÃīt l'air de se faire traÃŪner que de suivre de bonne volontÃĐ. Ils semblaient venir droit à la maison de Jacques MÃĐrey, que le commissaire dÃĐsignait du doigt au seigneur de Chazelay. Le docteur, de son cÃītÃĐ, semblait les voir venir avec une angoisse croissante. Il ÃĐprouvait ce qu'ÃĐprouvent instinctivement les animaux quand un orage, s'amassant au ciel, charge l'air d'ÃĐlectricitÃĐ et suspend le tonnerre au-dessus de leur tÊte. La foule s'ÃĐcarta devant le commissaire de police, tout en grondant à la vue du seigneur de Chazelay. Le commissaire de police marcha droit au docteur. --Citoyen Jacques MÃĐrey, lui dit-il, je te somme, si tu ne veux encourir les peines portÃĐes par la loi contre les coupables de sÃĐquestration de mineur, de remettre à l'instant mÊme entre les mains du citoyen FÃĐlix-Adrien-Prosper de Chazelay sa fille HÃĐlÃĻne de Chazelay, que tu retiens depuis six ans enfermÃĐe dans ta maison, et qui t'a ÃĐtÃĐ confiÃĐe par Joseph Blangy et sa mÃĻre, qui n'en ÃĐtaient que dÃĐpositaires, pour lui donner comme mÃĐdecin les soins que nÃĐcessitait son ÃĐtat. Un cri dÃĐchirant ÃĐclata derriÃĻre le docteur. Ce cri, c'ÃĐtait Éva qui l'avait poussÃĐ: elle venait d'entrouvrir la porte et avait entendu la sommation du commissaire de police. Elle serait tombÃĐe ÃĐvanouie si le docteur ne l'eÃŧt soutenue entre ses bras. --Est-ce là la jeune fille que vous avez remise il y a sept ans entre les mains du DrMÃĐrey? demanda le commissaire en s'adressant à Joseph Blangy, ainsi qu'à sa mÃĻre, et en dÃĐsignant Éva. --Oui, monsieur, rÃĐpondit le braconnier; quoiqu'il y ait une grande diffÃĐrence entre l'idiote sans forme humaine et sans intelligence que le docteur a reçue de nos mains, et ce qu'est aujourd'hui mademoiselle Éva. --Elle ne s'appelle pas Éva, mais HÃĐlÃĻne, dit le seigneur de Chazelay. --Ah! s'ÃĐcria le docteur, il ne lui restera rien de moi; pas mÊme le nom que je lui avais donnÃĐ. --Allons, du courage, sois homme! dit Hardouin en lui serrant la main. --Ah! c'est toi qui m'as portÃĐ malheur! s'ÃĐcria Jacques MÃĐrey. --Je t'aiderai à le supporter, rÃĐpondit Hardouin. Puis, comme des murmures se faisaient entendre dans la foule à la vue de cet homme foudroyÃĐ, et à celle d'Éva, qui, revenue à elle, se suspendait d'un bras à son cou en sanglotant: --Je reconnais, dit le seigneur de Chazelay, que les soins que vous avez donnÃĐs à ma fille mÃĐritent rÃĐmunÃĐration, et je suis prÊt à vous compter telle somme que vous demanderez pour cette cure qui vous fait le plus grand honneur. --Oh! malheureux! dit Jacques MÃĐrey, qui offre de l'argent en ÃĐchange de la beautÃĐ, du talent, de l'intelligence! n'avez-vous pas compris qu'on ne fait pas ce que j'ai fait pour de l'argent, et que c'ÃĐtait elle seule qui pouvait me payer? --Vous payer, et comment cela? --Je l'aime, monsieur, s'ÃĐcria Éva. Et tout ce qu'il y avait d'ÃĒme, de cœur et de passion en elle, Éva le mit dans ce cri. --Monsieur le commissaire, dit le seigneur de Chazelay, voilà qui tranche la question. Vous comprenez que la derniÃĻre et l'unique hÃĐritiÃĻre d'une maison comme la nÃītre ne peut pas ÃĐpouser le premier venu. Jacques, à cette insulte, frissonna de la tÊte aux pieds et releva son front plissÃĐ par la colÃĻre. --Oh! mon ami, mon bien-aimÃĐ, murmura Éva, pardonne-lui; il ne connaÃŪt que la noblesse des hommes et ne sait pas ce que c'est que la noblesse de Dieu. --Monsieur, dit Jacques redevenant homme, voici Mlle HÃĐlÃĻne de Chazelay que, à la vue de tous, je remets entre vos mains. Belle, chaste et pure, digne, je ne dirai pas d'Être l'ÃĐpouse d'un roi, d'un prince ou d'un noble, mais digne d'Être la femme d'un honnÊte homme. --Oh! Jacques, Jacques, vous m'abandonnez! s'ÃĐcria Éva. --Je ne vous abandonne point. Je cÃĻde à la force; j'obÃĐis à la loi; je me courbe devant la majestÃĐ de la famille: je vous rends à votre pÃĻre. --Vous savez, monsieur MÃĐrey, ce que je vous ai dit relativement au payement? --Assez, monsieur! la population tout entiÃĻre d'Argenton s'est chargÃĐe d'acquitter votre dette: elle m'a nommÃĐ membre de la Convention. --Faites avancer la voiture, Blangy. Blangy fit un signe, une voiture en grande livrÃĐe s'avança; un laquais poudrÃĐ ouvrit la portiÃĻre. Jacques MÃĐrey soutint Éva pour descendre les quatre ou cinq marches qui conduisaient à la rue; puis, aprÃĻs lui avoir donnÃĐ devant la foule un baiser au front, il la remit entre les mains de son pÃĻre. Celui-ci l'emporta ÃĐvanouie dans la voiture, qui partit au galop. Scipion jeta un regard douloureux sur le docteur et suivit la voiture. --Lui aussi! murmura Jacques MÃĐrey. --Et maintenant, dit Hardouin, vous acceptez, n'est-ce pas? Le feu du gÃĐnie et la flamme de la colÃĻre brillÃĻrent tout ensemble dans les yeux de Jacques MÃĐrey. --Oh! oui, dit-il, j'accepte. Et malheur à ces rois qui jurent et qui trahissent leur serment! malheur à ces princes qui reviennent avec l'ÃĐtranger l'ÃĐpÃĐe nue contre leur mÃĻre! malheur à ces seigneurs aux enfants desquels nous donnons notre science, notre vie, notre amour, que nous tirons des limbes pour en faire des crÃĐatures dignes de s'agenouiller devant Dieu un lis à la main, et qui, pour nous remercier nous appellent les premiers venus! malheur à eux!--Au revoir, Hardouin!--Merci, citoyens ÃĐlecteurs; vous entendrez parler de moi, je vous le promets, je vous le jure! Et, d'un geste superbe, prenant le Ciel à tÃĐmoin du serment qu'il venait de faire, il rentra chez lui, et là, loin de tous les yeux, sans tÃĐmoins de sa faiblesse, il tomba ÃĐtendu sur le tapis, sanglotant, s'enfonçant les mains dans les cheveux, et criant: --Seul! seul! seul! XVIII Une exÃĐcution place du Carrousel Le samedi 26 aoÃŧt 1792, la diligence de Bordeaux dÃĐposait rue du Bouloi le citoyen Jacques MÃĐrey, dÃĐputÃĐ Ã  la Convention. Une tristesse profonde planait sur Paris. DÃĐcidÃĐment Longwy, chose dont on avait doutÃĐ pendant trois jours, ÃĐtait pris par trahison, et l'AssemblÃĐe nationale avait dÃĐcrÃĐtÃĐ Ã  l'instant mÊme que tout citoyen qui, dans une place assiÃĐgÃĐe, parlerait de se rendre, aprÃĻs confrontation faite avec les tÃĐmoins qui auraient entendu la proposition infÃĒme, et affirmation de ceux-ci, serait, sans autre forme de procÃĻs, mis à mort. Les souverains alliÃĐs avaient, le 24 aoÃŧt, pris possession de Longwy au nom du roi de France. La Commune de Paris, dans laquelle s'ÃĐtait dÃĐjà incarnÃĐ le sentiment de la RÃĐpublique, avait exigÃĐ de l'AssemblÃĐe la crÃĐation d'un tribunal extraordinaire, et, malgrÃĐ la rÃĐsistance de Choudieu, qui avait dit: _On veut une inquisition, je rÃĐsisterai jusqu'à la mort_; malgrÃĐ celle de Thuriot, qui s'ÃĐtait ÃĐcriÃĐ: _La RÃĐvolution n'est pas seulement à la France, nous en sommes comptables à l'humanitÃĐ_, le tribunal extraordinaire avait ÃĐtÃĐ votÃĐ. Il faut dire que, pendant les quelques jours qui venaient de s'ÃĐcouler, la situation ne s'ÃĐtait point embellie. Le voile de deuil qui couvrait la France s'ÃĐpaississait de plus en plus; les Prussiens ÃĐtaient partis de Coblentz le 30 juillet. Ils avaient avec eux toute une cavalerie d'ÃĐmigrÃĐs--ces messieurs ÃĐtaient trop fiers pour servir dans l'infanterie; ils voulaient bien sauver le roi, mais à cheval. Cette cavalerie montait à quatre-vingt-dix escadrons. Le 18 aoÃŧt, ils avaient fait leur jonction avec le gÃĐnÃĐral autrichien. Les deux armÃĐes, fortes de cent mille hommes, avaient investi et pris Longwy. L'ennemi marchait sur Verdun. La Fayette, rÃĐpublicain en AmÃĐrique, constitutionnel en France, La Fayette, qui n'avait pas fait un pas depuis 83, c'est-à-dire depuis l'indÃĐpendance de l'AmÃĐrique jusqu'au 10 aoÃŧt, c'est-à-dire jusqu'à la chute de la monarchie française et que nous devions, sans qu'il eÃŧt fait un pas, retrouver en 1830 tel qu'il ÃĐtait en 1792, La Fayette avait appelÃĐ son armÃĐe à marcher sur Paris pour y dÃĐfaire le 10-AoÃŧt; mais l'armÃĐe n'avait pas bougÃĐ, et c'ÃĐtait lui qui avait ÃĐtÃĐ obligÃĐ de fuir, comme plus tard devait fuir Dumouriez, dont il eÃŧt fait le pendant dans l'histoire si les Autrichiens, en l'arrÊtant et en le faisant prisonnier, n'avaient point donnÃĐ Ã  BÃĐranger l'occasion de faire ce vers: Des fers d'Olmutz nous effaçons l'empreinte. L'AssemblÃĐe l'avait dÃĐcrÃĐtÃĐ d'accusation. Dumouriez l'avait remplacÃĐ Ã  l'armÃĐe de l'Est, en mÊme temps que Kellermann remplaçait Luckner à l'armÃĐe du Nord. On apprenait en mÊme temps l'insurrection de la VendÃĐe. À l'est, la guerre du grand jour, la guerre ÃĐtrangÃĻre. À l'ouest, la guerre des tÃĐnÃĻbres, la guerre civile. L'une marchant au-devant de l'autre, Paris mis entre les deux. Sans compter deux ennemis puissants: Le prÊtre, la femme. Le prÊtre, inviolable dans cette sombre forteresse de chÊne oÃđ il se retire et qu'on appelle le confessionnal. La femme, endoctrinÃĐe par lui, et qui a pour elle les pleurs et les soupirs sur l'oreiller. --Qu'as-tu? demande le mari. --Notre pauvre roi qui est au Temple! Notre pauvre curÃĐ qu'on veut forcer de prÊter serment! la sainte Vierge s'en voile le visage; le petit JÃĐsus en pleure. Et le lit devenait l'alliÃĐ du confessionnal. Mais, par bonheur, voici l'arriÃĻre-garde du Nord qui s'avance. Un corps de trente mille Russes vient de se mettre en marche. La Commune de Paris, plus en contact avec tous que l'AssemblÃĐe, sentait la conspiration contre-rÃĐvolutionnaire ramper du palais à la mansarde et des carrefours aux prisons. Elle rugissait. L'AssemblÃĐe se sentait impuissante à repousser sans quelque grand coup l'ennemi du dehors, et surtout l'ennemi du dedans. Elle s'effrayait. Prenant un terme moyen, au lieu du grand coup que rÊvait la Commune, elle avait dÃĐcrÃĐtÃĐ une grande dÃĐmonstration. --Mais que demandent donc les rÃĐpublicains? disaient les constitutionnels, les larmes aux yeux; les Suisses sont morts, les Tuileries sont foudroyÃĐes, le trÃīne est en poussiÃĻre; le roi est au Temple, les royalistes sont en prison. Demain va avoir lieu la fÊte expiatoire du 10-AoÃŧt, et ce soir mÊme, on exÃĐcute, en face des Tuileries, ce bon Laporte, ce fidÃĻle serviteur du roi, qui est venu annoncer à l'AssemblÃĐe nationale, au nom de son maÃŪtre en fuite, que ce maÃŪtre n'avait jamais jurÃĐ la Constitution que contraint et forcÃĐ, de sorte qu'il aimait mieux quitter la France que de tenir son serment. C'est vrai! les cent-suisses ÃĐtaient morts: mais la masse des royalistes ÃĐtait en armes et prÊte à agir; le roi avait perdu les Tuileries, avait perdu son trÃīne, avait perdu sa libertÃĐ; mais, en perdant les Tuileries, le trÃīne et la libertÃĐ, il gardait l'Europe; mais, en rompant avec la France, il avait tous les rois pour alliÃĐs et tous les prÊtres pour amis. On allait cÃĐlÃĐbrer l'apothÃĐose des morts du 10-AoÃŧt: mais, le soir oÃđ l'on avait appris la trahison de Longwy, les royalistes s'ÃĐtaient montrÃĐs par groupes autour du Temple, ÃĐchangeant des signes avec le roi; on allait exÃĐcuter Laporte: mais, tandis qu'on punissait le valet innocent, on laissait le maÃŪtre coupable conspirer tout à son aise. ÂŦL'histoire, dit Michelet, n'a gardÃĐ le souvenir d'aucun peuple qui soit entrÃĐ si loin dans la mort. Quand la Hollande, voyant Louis XIV à ses portes, n'eut de ressource que de s'inonder, que de se noyer elle-mÊme, elle fut en moindre danger, car elle avait l'Europe pour elle; quand AthÃĻnes vit le trÃīne de XerxÃĻs sur le rocher de Salamine, perdit terre, se jeta à la nage, n'eut plus que l'eau pour patrie, elle fut en moindre danger; elle ÃĐtait toute sur sa flotte, puissante, organisÃĐe dans la main du grand ThÃĐmistocle, et elle n'avait pas la trahison dans son sein; la France ÃĐtait dÃĐsorganisÃĐe et presque dissoute, trahie, livrÃĐe et vendue.Âŧ C'ÃĐtait juste en ce moment, c'est-à-dire dans l'aprÃĻs-midi du 26 aoÃŧt, que Jacques MÃĐrey arrivait à Paris et se faisait conduire à l'hÃītel de _Nantes_, qui dressait ses cinq ÃĐtages sur la place du Carrousel. Jacques MÃĐrey commença par rÃĐparer le dÃĐsordre causÃĐ Ã  sa toilette par une nuit et deux journÃĐes de diligence. Son intention ÃĐtait d'aller immÃĐdiatement rendre visite à ses deux amis Danton et Camille Desmoulins. C'ÃĐtait Danton qui, du temps oÃđ il ÃĐtait avocat au conseil du roi, avait obtenu pour Baptiste la pension viagÃĻre qui avait si fort ÃĐtonnÃĐ les bonnes gens d'Argenton. Mais, au moment oÃđ, sa toilette achevÃĐe, il s'approchait machinalement de la fenÊtre, il vit s'arrÊter à quinze pas de l'hÃītel une charrette peinte en rouge et portant tout un mÃĐcanisme peint de la mÊme couleur. Deux hommes, avec des bonnets rouges et des carmagnoles, ÃĐtaient assis sur la premiÃĻre banquette de la voiture. Un cabriolet suivait. Un homme, tout vÊtu de noir, en descendit. La RÃĐvolution ne lui avait rien fait changer à son costume: il portait la cravate blanche, les bas de soie et la poudre. Il paraissait ÃĒgÃĐ de soixante-cinq à soixante-six ans. C'ÃĐtait Monsieur de Paris, autrement dit le bourreau. Les deux hommes en carmagnole et en bonnet rouge ÃĐtaient ses aides. Le cabriolet s'ÃĐloigna. Monsieur de Paris resta pour faire dresser la guillotine. Jacques MÃĐrey ÃĐtait restÃĐ immobile à la fenÊtre. Il avait beaucoup entendu parler de la nouvelle invention de M. Guillotin, et il avait mÊme soutenu avec le cÃĐlÃĻbre Cabanis une discussion sur la douleur plus ou moins grande que devait causer la section des vertÃĻbres, et sur la persistance de la vie chez le dÃĐcapitÃĐ. Il n'ÃĐtait pas du tout de l'avis de M. Guillotin, qui prÃĐtendait que les gens qui auraient affaire à sa machine en seraient quittes pour une lÃĐgÃĻre fraÃŪcheur sur le cou, et qui affirmait qu'il n'avait qu'une crainte, c'est que la mort par la guillotine serait si douce qu'elle accroÃŪtrait le nombre des suicides, et qu'on ne saurait comment se dÃĐfaire des vieillards las de la vie qui voudraient absolument finir à l'aide de la nouvelle invention. Jacques MÃĐrey ne pouvait pas descendre pour examiner de prÃĻs le fatal instrument, qui grandissait à vue d'œil sous ses yeux; mais il pouvait inviter Monsieur de Paris à monter chez lui, et avoir ainsi d'un professeur ÃĐmÃĐrite tous les renseignements qu'il dÃĐsirait obtenir sur l'invention et les amÃĐliorations de l'œuvre philanthropique qui, ne pouvant pas faire l'ÃĐgalitÃĐ des Français devant la vie, avait fait au moins l'ÃĐgalitÃĐ des Français devant la mort. Et, comme il commençait à tomber une pluie fine qui le servait à merveille dans son dessein: --Monsieur, dit-il à l'homme habillÃĐ de noir, il n'est point absolument besoin que vous restiez dehors et vous fassiez mouiller pour suivre l'ÃĐrection de votre machine; montez chez moi, vous verrez aussi bien que de la place, et vous serez à couvert. En outre, comme je sais que vous Êtes un homme instruit, quelque peu mÃĐdecin mÊme, nous causerons sÃĐrieusement de notre art commun, car je suis, moi, mÃĐdecin tout à fait. Monsieur de Paris, reconnaissant à l'aspect et à la parole de celui qui l'interpellait qu'il avait affaire à un homme sÃĐrieux et comme il faut, salua, et, donnant un dernier ordre à ses aides, il prit l'escalier latÃĐral par lequel on montait aux appartements. Jacques MÃĐrey attendait l'homme noir à sa porte, qu'il tenait entrouverte pour lui indiquer l'endroit oÃđ il ÃĐtait attendu. Le bourreau entra. Tout le monde sait que l'exÃĐcuteur des hautes œuvres, M. Sanson, ÃĐtait un homme parfaitement distinguÃĐ. Jacques MÃĐrey le reçut et le traita en consÃĐquence. AprÃĻs les premiers compliments ÃĐchangÃĐs: --Monsieur, dit-il à l'exÃĐcuteur des hautes œuvres, j'ai connu autrefois un trÃĻs habile praticien qui s'ÃĐtait, avant M. Guillotin, beaucoup occupÃĐ de la mÊme question qui a illustrÃĐ ce dernier. --Ah! oui, dit Sanson, vous voulez parler du DrLouis, n'est-ce pas? celui qui ÃĐtait mÃĐdecin par quartier du roi? --Justement, dit Jacques, j'ai ÃĐtudiÃĐ sous lui, et j'ai ÃĐtÃĐ son ÃĐlÃĻve. --Eh bien, monsieur, reprit Sanson, je peux vous donner sur le DrLouis et sur ses essais tous les renseignements que vous pouvez dÃĐsirer. Un jour, il nous convoqua à quatre heures du matin, dans la cour de BicÊtre. Un instrument dans le genre de celui-ci ÃĐtait dressÃĐ, et trois cadavres de la nuit mÊme attendaient l'expÃĐrience qui devait Être faite. Ce fut la premiÃĻre fois que je vis opÃĐrer le couperet et que je le mis en mouvement; car, vous savez, monsieur, que ce sont mes aides qui font tout, et que je n'ai, moi, qu'à dÃĐtacher l'anneau du clou qui le retient et à le laisser glisser dans la rainure, comme vous pourrez d'ailleurs le voir tout à l'heure, si vous voulez assister--et vous Êtes à merveille pour cela--à l'exÃĐcution de ce pauvre diable de Laporte. --Oui, monsieur, c'est ce que je ferai, rÃĐpondit Jacques MÃĐrey, et au point de vue de la science, car je vous prie de croire que je ne suis nullement sanguinaire; mais revenons à l'instrument du Dr Louis, qui, autant que je puis me le rappeler, s'appela mÊme un temps la _petite Louisette_. Je crois que l'expÃĐrience dont vous parlez ne lui fut pas favorable. --C'est-à-dire, monsieur, que les deux premiÃĻres exÃĐcutions rÃĐussirent à merveille. La tÊte fut dÃĐtachÃĐe des cadavres comme elle l'eÃŧt ÃĐtÃĐ d'hommes vivants; mais la troisiÃĻme ÃĐchoua. --Était-il arrivÃĐ quelque accident à la machine ou ÃĐtait-ce un vice de conformation? demanda le DrMÃĐrey. --C'ÃĐtait un vice de conformation, non pas dans la machine, monsieur, mais dans le couperet. Le couperet tombait à plat, ce qui n'eÃŧt rien empÊchÃĐ s'il eÃŧt ÃĐtÃĐ secondÃĐ par une masse de plomb comme celle qui pÃĻse sur lui aujourd'hui. --Ah! je comprends! dit Jacques MÃĐrey; ce fut le DrGuillotin qui inventa la taille en biseau et, comme AmÃĐric Vespuce, il dÃĐtrÃīna Christophe Colomb. --Non, monsieur, non; la chose ne s'est pas passÃĐe comme cela; le roi--je vous demande pardon, c'est une vieille habitude--, le citoyen Capet, voulais-je dire, qui s'occupe de mÃĐcanique, voulut non pas voir celle du DrLouis, mais s'en faire rendre compte; on lui en fit un dessin exact, qu'il examina avec soin; puis tout à coup, prenant une plume: ÂŦLà! dit-il, est le dÃĐfaut.Âŧ Et il traça sur le fer cette ligne savante qui de carrÃĐ le rendit triangulaire. Le DrGuillotin alla trouver le DrLouis avec le dessin du roi--pardon, du citoyen Capet--; et, comme le DrLouis ÃĐtait dÃĐjà fort ennuyÃĐ qu'on eÃŧt donnÃĐ Ã  son invention le nom de _petite Louisette_, n'ayant pas besoin de cela pour sa rÃĐputation, il autorisa son confrÃĻre, le DrGuillotin, à faire à sa machine toutes les corrections qui lui conviendraient et mÊme à la baptiser de son nom. Voilà comment le DrGuillotin est devenu l'auteur de cet instrument de supplice qui abaisse notre profession au niveau des plus humbles professions mÃĐcaniques, puisque maintenant, pour trancher une tÊte, il s'agit tout simplement de dÃĐcrocher un anneau d'un clou, et qu'il n'est plus besoin, comme au temps oÃđ on dÃĐcollait avec l'ÃĐpÃĐe, de force ni d'adresse. --Et vous regrettez ce temps là? dit Jacques MÃĐrey. --Oui, monsieur; l'ÃĐpÃĐe à la main, nous ÃĐtions des justiciers; la ficelle à la main, nous ne sommes plus que des bourreaux. Vous Êtes jeune, vous, et vous regardez en avant; moi je suis vieux et je regrette le temps passÃĐ; mon fils, qui est mon premier aide et qui a quarante-deux ans, s'y est fait tout de suite; mon petit-fils, qui en a douze, n'y pensera plus et fera la chose comme si elle s'ÃĐtait toujours passÃĐe ainsi. --Mais, dit Jacques MÃĐrey, excusez mon indiscrÃĐtion, monsieur; vous paraissez voir avec tristesse les prÃĐparatifs de cette exÃĐcution. --Oui, monsieur, c'est vrai. Je vous demande pardon de ne pas vous appeler citoyen et de ne pas vous tutoyer; mais comme vous pouvez le voir, et comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je suis vieux et ne puis arriver à perdre mes anciennes habitudes. Oui, cette exÃĐcution m'attriste profondÃĐment; je puis vous l'avouer, à vous, monsieur, qui me paraissez Être un philosophe; nous sommes, dans notre famille, les vieux serviteurs de la royautÃĐ; il m'en coÃŧte, à mon ÃĒge, de changer de maÃŪtre et de devenir le valet du peuple. --Mais alors pourquoi, pouvant dÃĐlÃĐguer votre fils à votre place pour l'exÃĐcution de ce soir, pourquoi la faites-vous vous-mÊme? --Quoique M. Laporte ne soit ni un grand seigneur, ni un noble, c'est un homme ÃĐminent, qui a servi le roi avec fidÃĐlitÃĐ: j'aurais cru manquer à tous mes devoirs en n'assistant pas moi-mÊme à ses derniers moments; il peut avoir quelque mission suprÊme à me confier, quelque secret important à me dire; je lui manquerais sur l'ÃĐchafaud, et, quoique je ne sache pas si j'en descendrai vivant, tant je me sens faible, j'ai cru qu'il ÃĐtait de mon devoir d'y monter. Le soir de mon mariage, il y a de cela quarante-quatre ans, nous ÃĐtions en train de danser joyeusement lorsqu'une troupe de jeunes seigneurs qui revenaient de quelque joyeuse expÃĐdition, voyant le premier ÃĐtage que j'habitais illuminÃĐ comme pour une fÊte, monta et demanda le maÃŪtre de la maison. ÂŧJe m'approchai et m'inclinai devant eux, attendant respectueusement qu'ils voulussent bien dire la cause de leur visite. Âŧ--Monsieur, me dit celui qui paraissait chargÃĐ de porter la parole pour les autres, nous sommes, comme vous pouvez le voir, des seigneurs de la Cour; il nous semble de bien bonne heure pour rentrer chez nous; vous nous paraissez en fÊte, quelque baptÊme ou quelque mariage? Nous vous promettons de ne porter malheur ni à l'enfant, ni à la mariÃĐe. Âŧ--Monsieur, rÃĐpondis-je, ce serait un grand honneur pour nous, mais je doute que vous nous le fassiez quand vous saurez qui je suis. Âŧ--Qui Êtes-vous donc? demanda-t-il. Âŧ--Je suis Monsieur de Paris, rÃĐpondis-je. Âŧ--Comment! dit l'un d'eux, qui n'avait pas encore parlÃĐ; comment, monsieur, c'est vous qui dÃĐcapitez, qui pendez, qui rouez, qui cassez les bras et les jambes? Âŧ--C'est-à-dire, monsieur, entendons-nous, ce sont mes aides qui font tout cela, lorsqu'il s'agit du commun et de criminels vulgaires; mais lorsque, par hasard, le patient est un grand seigneur comme vous autres, messieurs, je me fais un honneur de remplir toutes ces fonctions moi-mÊme. ÂŧVingt ans aprÃĻs, nous nous retrouvÃĒmes face à face sur l'ÃĐchafaud, ce jeune homme et moi; je lui tins ma parole, je l'exÃĐcutai moi-mÊme, et je le fis souffrir le moins que je pus. C'ÃĐtait le baron de Lally-Tollendal.Âŧ Jacques MÃĐrey s'inclina; il admirait cette conscience d'autant plus sincÃĻrement qu'en effet Sanson ÃĐtait fort pÃĒle, et, à la vue des premiÃĻres baÃŊonnettes qui apparaissaient au guichet du Carrousel, paraissait prÃĻs de se trouver mal. Jacques MÃĐrey lui offrit un verre de vin. --Oui, monsieur, lui dit-il, si vous voulez me faire l'honneur de trinquer avec moi. --Je le veux bien, rÃĐpondit le docteur; mais à la condition que vous ferez raison à mon toast, quel qu'il soit. --C'est convenu, monsieur; c'est bien le moins que je vous doive pour le grand honneur que vous me faites. Jacques MÃĐrey sonna, demanda une bouteille de madÃĻre et deux verres. Il les emplit à moitiÃĐ, en prÃĐsenta un au bourreau, et, le choquant au sien: --À l'abolition de la peine de mort! dit-il. --Oh! de grand cœur, monsieur, dit Sanson. Dieu m'ÃĐpargnerait ainsi de bien tristes journÃĐes que je prÃĐvois. Les deux hommes choquÃĻrent de nouveau leur verre et le vidÃĻrent d'un trait. --Maintenant, dit l'exÃĐcuteur des hautes œuvres, serait-ce indiscret à moi de demander le nom de l'homme qui n'a pas dÃĐdaignÃĐ de toucher mon verre du sien. --Je m'appelle Jacques MÃĐrey, monsieur, et suis dÃĐputÃĐ Ã  la Convention. --Ah! monsieur, laissez-moi vous baiser la main, car d'aprÃĻs ce que vous venez de dire, vous ne condamnerez pas à mort notre pauvre roi. --Non, parce que je crois fermement que nul homme n'a le droit de reprendre ce qu'il n'a pas donnÃĐ et ce qu'il ne peut pas rendre: la vie! Mais la peine la plus dure aprÃĻs la mort, je la demanderai pour lui, car ce baron de Lally, dont vous parliez tout à l'heure et que vous avez exÃĐcutÃĐ, ÃĐtait, prÃĻs de l'homme qui a voulu livrer la France à l'ÃĐtranger, plus blanc que la neige. Allez, monsieur, faites votre office terrible, et n'oubliez pas, toutes les fois que vous passerez sur cette place, qu'il y a au premier ÃĐtage de l'hÃītel de _Nantes_ un philosophe qui vous sait grÃĐ de plaindre les victimes que vous exÃĐcutez, d'appeler Louis XVI ÂŦle roi,Âŧ et non ÂŦCapet,Âŧ de dire ÂŦmonsieurÂŧ au lieu de ÂŦcitoyen,Âŧ et qui est tout prÊt à vous serrer la main chaque fois que vous lui tendrez la vÃītre. Sanson s'inclina avec la dignitÃĐ d'un homme qui vient d'Être relevÃĐ Ã  ses propres yeux, et sortit. En effet, les troupes commandÃĐes pour l'exÃĐcution commencÃĻrent à envahir le Carrousel et formÃĻrent un carrÃĐ autour de l'ÃĐchafaud, ÃĐcartant tout le monde et laissant un espace vide entre les spectateurs et la fatale machine. La curiositÃĐ ÃĐtait encore grande, car c'ÃĐtait la quatriÃĻme ou cinquiÃĻme fois qu'elle opÃĐrait, et comme l'avait dit le grand-pÃĻre Sanson, c'ÃĐtait la premiÃĻre fois qu'il allait _assister_ un patient. Il ÃĐtait dÃĐjà sur l'ÃĐchafaud lorsque le carrÃĐ se forma. Il avait essayÃĐ du pied chaque marche de l'escalier; il avait pesÃĐ sur les planches de la plate-forme pour s'assurer de leur soliditÃĐ; il faisait fonctionner la bascule pour voir si rien ne l'arrÊterait; enfin il faisait glisser le couperet dans sa rainure pour voir si la rainure ÃĐtait suffisamment graissÃĐe. C'est ainsi que, avant la reprÃĐsentation d'une piÃĻce importante, le machiniste fait, la toile baissÃĐe, la rÃĐpÃĐtition de ses dÃĐcors. L'exÃĐcution ÃĐtait fixÃĐe pour neuf heures; elle devait se faire aux flambeaux pour produire une plus grande impression. À huit heures trois quarts, on commença d'entendre les roulements du tambour, qui, dÃĐtendu à dessein, rendait ce son sourd et funÃĻbre qui accompagne les convois. BientÃīt les premiÃĻres torches parurent à la porte du Carrousel qui donne sur la Seine. Le condamnÃĐ venait de la Conciergerie, et, pour surcroÃŪt de peine, il devait Être exÃĐcutÃĐ devant ce palais qu'il avait, pendant prÃĻs de quarante ans, habitÃĐ avec le maÃŪtre pour lequel il allait mourir. La charrette oÃđ il ÃĐtait amenÃĐ ÃĐtait entourÃĐe d'escadrons de cavalerie; en tÊte du cortÃĻge marchaient une soixantaine de _sans-culottes_ portant des torches. Le carrÃĐ de soldats s'ouvrit pour laisser passer la charrette et son conducteur, assis sur le timon. Le condamnÃĐ ÃĐtait seul dans le fatal tombereau; il avait refusÃĐ un prÊtre assermentÃĐ, et nul n'ayant prÊtÃĐ serment n'avait osÃĐ risquer sa tÊte à l'accompagner sur l'ÃĐchafaud. Il ÃĐtait en chemise, en culotte et en bas de soie noire; le col de sa chemise ÃĐtait coupÃĐ au ras des ÃĐpaules et ses cheveux au ras de la nuque. Il regarda avec tristesse, mais non avec crainte, l'ÃĐchafaud dressÃĐ devant lui. --Est-il temps de descendre? demanda-t-il à haute voix. --Attendez que l'on vous aide, cria un des valets. --Inutile, rÃĐpondit le patient, et, pourvu qu'on me mette le marchepied, je descendrai seul. Puis, avec un sourire, et regardant le double rang d'infanterie et de cavalerie qui entourait l'ÃĐchafaud: --Vous n'avez pas peur que je me sauve, n'est-ce pas? dit-il. On enleva alors la planche qui fermait le tombereau par derriÃĻre, on y plaça le marchepied. Le patient descendit seul et sans aide, tourna autour du tombereau, suivi du valet qui avait apportÃĐ le marchepied, et, en avant de l'escalier, oÃđ l'attendait le grand-pÃĻre Sanson pour l'aider à monter sur la plate-forme, il trouva l'huissier, qui lui lut sa condamnation à mort _pour cause de trahison au peuple_. --Ne pourriez-vous ajouter: _et de fidÃĐlitÃĐ au roi?_ demanda Laporte. --Ce qui est ÃĐcrit est ÃĐcrit, dit l'huissier. Vous n'avez pas de rÃĐvÃĐlation à faire? --Non, rÃĐpondit Laporte, sinon que j'espÃĻre que les trois quarts des Français sont coupables comme moi, et, à ma place, se seraient conduits comme moi. L'huissier se dÃĐrangea et dÃĐmasqua l'escalier de l'ÃĐchafaud. Sanson lui offrit le bras. Le patient, orgueilleux de montrer qu'il avait conservÃĐ toute sa force en face de la mort, refusait de s'y appuyer. Sanson lui dit deux mots tout bas, et il ne fit plus aucune difficultÃĐ de monter, aidÃĐ par lui. Il monta lentement, mais chacun put remarquer que c'ÃĐtait l'exÃĐcuteur qui ralentissait son pas; pendant ce temps, ils parlaient bas, et sans doute Laporte le chargeait-il de ses volontÃĐs derniÃĻres. ArrivÃĐs sur la plate-forme, ils causÃĻrent encore quelques secondes, puis Sanson lui demanda: --Êtes-vous prÊt? --M'est-il permis de faire ma priÃĻre? demanda Laporte. Sanson fit de la tÊte signe que oui. Le patient s'agenouilla, mais il indiqua que ses mains liÃĐes derriÃĻre le dos le gÊnaient pour prier. Sanson les lui dÃĐlia à la condition qu'il se laisserait lier de nouveau lorsque la priÃĻre serait terminÃĐe. Laporte rapprocha ses deux mains et dit à haute voix la priÃĻre suivante, que l'on put entendre au milieu du silence solennel qui se faisait autour de l'ÃĐchafaud: --Mon Dieu! pardonnez-moi mes pÃĐchÃĐs et regardez comme expiation la mort douloureuse que je vais supporter pour avoir ÃĐtÃĐ fidÃĻle à mon roi. Qu'il sache que, à l'heure de ma mort, mon ÃĒme est à Dieu et que mon cœur est à lui. Puis il ajouta en latin: --_In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum._ --_Amen!_ dit à haute voix l'exÃĐcuteur. De grands murmures coururent dans la foule; mais lorsqu'on vit le condamnÃĐ se relever, faire le signe de la croix en se tournant du cÃītÃĐ des Tuileries, et donner sans rÃĐsistance ses mains à lier, cette rÃĐsignation de victime toucha la foule, qui se tut. Ce qui suivit eut la durÃĐe de l'ÃĐclair. Le condamnÃĐ fut poussÃĐ sur la bascule, sa tÊte glissa à travers la lucarne, le couperet tomba. --La tÊte! la tÊte! cria la foule. Le bourreau s'approcha d'un pas ferme, fouilla dans le panier, tirant par les cheveux blancs la tÊte souillÃĐe de sang, et la montra au peuple, qui battit des mains. Mais, en mÊme temps, on le vit vaciller, ses doigts se dÃĐtendirent et lÃĒchÃĻrent la tÊte, qui roula de l'ÃĐchafaud à terre, tandis que lui tombait mort sur la plate-forme. --Un mÃĐdecin! un mÃĐdecin! criÃĻrent les aides. --Me voilà! rÃĐpondit Jacques MÃĐrey. Et, se suspendant d'une main au balcon, il se laissa tomber dans la rue. Non seulement la foule, mais la troupe elle-mÊme s'ouvrit devant lui. On le vit rapidement traverser l'espace vide, monter deux à deux l'escalier de la plate-forme, en criant: --Enlevez-lui son habit! Alors, à genoux prÃĻs du corps inerte, il lui posa la tÊte sur son genou, et dÃĐchirant sa chemise de maniÃĻre à mettre le bras à dÃĐcouvert, il fouilla rapidement la veine d'un coup de lancette. Mais, quoiqu'il se fÃŧt passÃĐ dix secondes à peine entre la chute de l'exÃĐcuteur et la tentative du docteur pour le rendre à la vie, le sang ne vint pas. Le bourreau, fidÃĻle à son devoir, ÃĐtait mort prÃĻs de la victime, mort fidÃĻle à son roi. XIX Madame Georges Danton et madame Camille Desmoulins On se rappelle que, au moment oÃđ il venait de secouer la poussiÃĻre de la route pour se rendre chez ses deux amis, Danton et Desmoulins, Jacques MÃĐrey, en s'approchant de la fenÊtre, avait vu se dresser l'ÃĐchafaud, et que c'ÃĐtait ce spectacle nouveau pour lui qui l'avait retenu. Aussi, aprÃĻs une nuit qui ne fut pas exempte de cauchemars et dans laquelle il vit à plusieurs reprises la tÊte pÃĒle et sanglante de Laporte pendue par ses cheveux blancs à la main du bourreau, et oÃđ, tout endormi, il chercha sa trousse pour y trouver une lancette, Jacques MÃĐrey se leva-t-il encore tout troublÃĐ des ÃĐvÃĐnements de la veille. Il eÃŧt cru certainement avoir ÃĐtÃĐ le jouet de quelque mauvais rÊve s'il n'eÃŧt eu devant lui la façade des Tuileries encore toute criblÃĐe des balles populaires et toute tachÃĐe du massacre des Suisses. D'ailleurs, la guillotine ÃĐtait restÃĐe debout, et des groupes de curieux stationnaient autour d'elle pour se raconter les dÃĐtails inouÃŊs qui avaient accompagnÃĐ et suivi l'exÃĐcution de la veille. À neuf heures du matin, on lui avait annoncÃĐ qu'un monsieur, vÊtu de noir à la maniÃĻre de l'ancien rÃĐgime, dÃĐsirait lui parler. Il lui avait fait demander son nom. Mais celui-ci avait refusÃĐ de rÃĐpondre, lui faisant dire tout simplement qu'il ÃĐtait le fils de celui à qui, la veille, il avait inutilement tentÃĐ de rendre la vie. Le docteur avait compris à l'instant mÊme que celui qui voulait lui parler ÃĐtait le fils de Sanson, ÃĐlevÃĐ par la mort de son pÃĻre au titre de _Monsieur de Paris_. Il donna l'ordre de faire entrer à l'instant mÊme. Et, en effet, il ne s'ÃĐtait point trompÃĐ. --Monsieur, lui dit Sanson, je sais qu'il est peu convenable à moi de me prÃĐsenter chez vous, fÃŧt-ce pour vous offrir mes remerciements; mais notre premier aide, Legros, m'a dit avec quel empressement vous aviez tentÃĐ de porter secours à mon pÃĻre; plus le cercle qui nous enferme dans la famille est infranchissable pour les ÃĐtrangers, plus l'amour de la famille est grand chez nous. J'adorais mon pÃĻre, monsieur... (Et, en effet, en disant ces mots, les larmes tombaient silencieusement des yeux de l'homme qui parlait.) Il en est rÃĐsultÃĐ que j'ai mieux aimÃĐ ÃŠtre indiscret, inconvenant mÊme, et venir vous dire: ÂŦMonsieur, je n'oublierai jamais votre dÃĐvouement à l'humanitÃĐ,Âŧ que d'Être soupçonnÃĐ par vous d'ingratitude envers vous, d'indiffÃĐrence pour mon pÃĻre. Je ne sais en quoi et si jamais je puis vous Être utile, mais, dans quelque circonstance que ce soit, soyez certain, monsieur, que je risquerai ma vie pour la vÃītre. --Monsieur, lui dit Jacques MÃĐrey, croyez que je suis aise de vous voir; j'ai eu le plaisir de boire hier à l'abolition de la peine de mort un verre de vin d'Espagne avec monsieur votre pÃĻre; je l'avais invitÃĐ Ã  monter chez moi, d'abord pour lui ÃĐpargner la pluie qui tombait à torrents, et ensuite pour lui faire une question toute spÃĐciale; l'intÃĐrÊt de la conversation m'en a fait oublier le but. --Dites, monsieur, reprit Sanson, et, si je peux rÃĐpondre à cette question, je le ferai avec bonheur. --Je voulais connaÃŪtre l'opinion de votre pÃĻre sur la persistance de la vie chez les dÃĐcapitÃĐs; à dÃĐfaut de l'opinion de votre pÃĻre, me ferez-vous l'honneur de me dire la vÃītre? --Monsieur, rÃĐpondit Sanson, ce n'est pas à nous autres, qui ne faisons que lÃĒcher le fil qui tient le couperet, qu'il faut demander cela, c'est à nos aides. Si vous voulez, je vais appeler celui qui est chargÃĐ des derniers dÃĐtails. Et je crois que là-dessus il pourra vous donner tous les renseignements que vous dÃĐsirez. Le docteur fit un signe approbatif. Sanson s'approcha de la fenÊtre, appela un gros garçon rouge et de joyeuse humeur qui dÃĐjeunait assis sur la bascule de la guillotine avec un morceau de pain et des saucisses. Le garçon leva la tÊte, regarda qui l'appelait, sauta du haut en bas de la plate-forme sans se donner la peine de se servir de l'escalier, et accourut au premier ÃĐtage de l'hÃītel de _Nantes_, oÃđ l'attendaient Jacques MÃĐrey et Sanson fils. --Legros, dit l'exÃĐcuteur à celui qu'il venait d'appeler, voici monsieur, que tu reconnais bien, n'est-ce pas? --Je le crois bien, citoyen Sanson, que je le reconnais; c'est lui qui a sautÃĐ hier de la fenÊtre du premier pour venir porter secours à ton pÃĻre, comme j'ai sautÃĐ aujourd'hui du haut en bas de la plate-forme pour venir demander ce que tu dÃĐsirais de moi. --Voulez-vous, monsieur, adresser vous-mÊme à ce garçon la question que vous avez à lui faire? demanda Sanson. --Je voulais te demander, citoyen Legros, dit Jacques MÃĐrey, employant la langue en usage à cette ÃĐpoque, si tu croyais à la persistance de la vie chez les dÃĐcapitÃĐs. Legros regarda le docteur en homme qui n'a pas compris. --Persistance de la vie? demanda-t-il. Qu'est-ce que cela veut dire? --Cela veut dire que je dÃĐsire savoir si tu crois que, une fois sÃĐparÃĐes l'une de l'autre, les deux parties du corps du dÃĐcapitÃĐ souffrent encore. --Tiens! dit Legros, tu me fais juste la mÊme question que le citoyen Marat m'a dÃĐjà faite. Connais-tu le citoyen Marat? --De rÃĐputation seulement. J'ai quittÃĐ Paris il y a dix ans, et n'y suis de retour que depuis hier. --Ah! c'est un pur, celui-là, le citoyen Marat; et, si nous en avions seulement dix comme lui, en trois mois la RÃĐvolution serait faite. --Je le crois bien, dit Sanson, hier il demandait 293 000 tÊtes! --Et qu'as-tu rÃĐpondu au citoyen Marat, quand il t'a fait la mÊme question que moi? --Je lui ai rÃĐpondu que pour le corps, je n'en savais rien, mais que pour la tÊte, j'en ÃĐtais sÃŧr. --Tu crois qu'il y a douleur sentie et apprÃĐciÃĐe par la tÊte une fois sÃĐparÃĐe du corps? --Ah çà! mais tu crois donc que, parce qu'on les guillotine, les aristocrates sont morts, toi? Eh bien! ÃĐcoute, on en guillotine trois aujourd'hui; c'est pas beaucoup; j'ai un panier tout neuf, veux-tu que je te le montre demain? Ils en auront ravagÃĐ le fond avec leurs dents. --Cela peut Être une action toute machinale, une derniÃĻre contraction nerveuse, dit le docteur comme s'il se fÃŧt parlÃĐ Ã  lui-mÊme, mais frissonnant encore des termes expressifs dont s'ÃĐtait servi le valet Legros. Puis, se retournant vers Sanson: --Monsieur, dit-il, je crois qu'il y a un moyen plus sÃŧr que celui-là; et, si vous rÃĐpugnez à en faire l'ÃĐpreuve, laissez ce brave garçon, qui ne me paraÃŪt pas d'une sensibilitÃĐ alarmante, faire l'ÃĐpreuve à votre place. AussitÃīt la tÊte coupÃĐe, qu'il la prenne par les cheveux et qu'il lui crie son nom à l'oreille. Il verra bien à l'œil du dÃĐcapitÃĐ s'il a entendu. --Oh! si ce n'est que ça, dit Legros, ce n'est pas bien difficile. --Monsieur, dit Sanson, je tenterai l'ÃĐpreuve moi-mÊme, pour vous Être agrÃĐable et pour vous prouver ma reconnaissance, et, ce soir, un mot de moi que vous trouverez à l'hÃītel vous en dira le rÃĐsultat. Peut-Être la conversation eÃŧt-elle durÃĐ plus longtemps, mais un coup de canon que l'on entendit indiqua que la fÊte des morts commençait. Le 27 aoÃŧt ÃĐtait, on se le rappelle, consacrÃĐ Ã  cette fÊte. L'ordonnateur de ces sortes de solennitÃĐs ÃĐtait un des administrateurs de la Commune. Il se nommait Sergent. C'ÃĐtait un artiste, non pas prÃĐcisÃĐment dans son art--de son art il ÃĐtait graveur et dessinateur--, mais artiste en fÊtes rÃĐvolutionnaires; son patriotisme, un peu exagÃĐrÃĐ peut-Être, ÃĐtait l'inÃĐpuisable volcan auquel il demandait ses inspirations sombres, lugubres, splendides, à la hauteur des fÊtes qu'il avait à cÃĐlÃĐbrer. C'ÃĐtait lui qui, aux dÃĐsastreuses nouvelles venues de l'armÃĐe, avait, le 22 juillet 1792, proclamÃĐ la _patrie en danger_. C'ÃĐtait lui qui, le 27 aoÃŧt de la mÊme annÃĐe, un mois à peine aprÃĻs cette proclamation, venait d'organiser la fÊte des morts. Au milieu du grand bassin des Tuileries, une pyramide gigantesque couverte de serge noire avait ÃĐtÃĐ dressÃĐe. Sur cette pyramide ÃĐtaient tracÃĐes en lettres rouges des inscriptions rappelant les massacres de Nancy, de NÃŪmes, de Montauban, du Champ de Mars, imputÃĐs, comme on le sait, aux royalistes. C'ÃĐtait pour faire pendant à cette pyramide que la guillotine ÃĐtait restÃĐe debout. On avait rÃĐservÃĐ pour cette journÃĐe trois exÃĐcutions capitales, elles faisaient partie du programme de la fÊte. À onze heures du matin, sortirent de la Commune de Paris, c'est-à-dire de l'hÃītel de ville, entourÃĐes d'un nuage d'encens et, comme eÃŧt fait une thÃĐorie athÃĐnienne dans la rue des TrÃĐpieds, marchant au milieu des parfums, les veuves et les orphelines du 10-AoÃŧt, en robes blanches, serrÃĐes de ceintures à la taille, portant dans une arche, sur le modÃĻle de l'arche d'alliance, cette fameuse pÃĐtition du 17 juillet 1791 qui hÃĒtivement avait demandÃĐ la RÃĐpublique, et qui reparaissait à son heure comme les choses fatalement dÃĐcrÃĐtÃĐes. De temps en temps, une femme vÊtue de noir marchait seule, portant une banniÃĻre noire, sur laquelle ÃĐtaient ÃĐcrits ces trois mots: MORT POUR MORT. AprÃĻs cette procession lugubre et menaçante, comme pour rÃĐpondre à son appel, marchait ou plutÃīt roulait une statue colossale de la Loi, assise dans un fauteuil et tenant son glaive. DerriÃĻre la Loi, venait immÃĐdiatement le terrible tribunal rÃĐvolutionnaire instituÃĐ le 17 aoÃŧt et qui approvisionnait dÃĐjà la guillotine. MÊlÃĐe au tribunal, toute la Commune s'avançait, conduisant la statue de la LibertÃĐ. Puis enfin les juges et les tribunaux chargÃĐs de dÃĐfendre cette libertÃĐ au berceau, et au besoin de la venger. Les deux statues s'arrÊtÃĻrent un instant de chaque cÃītÃĐ de la guillotine pour voir tomber la tÊte d'un condamnÃĐ, et continuÃĻrent leur chemin. Il serait difficile, sans l'avoir vu, de se faire une idÃĐe de ce qu'ÃĐtait un pareil cortÃĻge s'avançant à travers une population morne de tristesse ou ivre de vengeance, accompagnÃĐ des chants de Marie-Joseph ChÃĐnier et de la musique de Gossec. Jacques MÃĐrey regarda dÃĐfiler le cortÃĻge lugubre; puis, sentant que la douleur publique ÃĐgalait sa douleur privÃĐe, avec un triste sourire sur les lÃĻvres, il prit le chemin de la demeure de Danton. Danton et Camille Desmoulins, ces deux amis que la mort elle-mÊme qui sÃĐpare tout ne put sÃĐparer, demeuraient à quelques pas l'un de l'autre. Danton occupait un petit appartement du passage du Commerce, au premier ÃĐtage d'une sombre et triste maison qui faisait et fait probablement encore aujourd'hui arcade entre le passage et la rue de l'École-de-MÃĐdecine. Camille Desmoulins demeurait au second ÃĐtage d'une maison de la rue de l'Ancienne-ComÃĐdie. Ce fut chez Danton que Jacques MÃĐrey se prÃĐsenta d'abord. Le dÃĐputÃĐ de Paris n'ÃĐtait point chez lui. Le docteur n'y trouva que Mme Danton. Jacques MÃĐrey lui ÃĐtait complÃĻtement inconnu de visage; mais, à peine se fut-il nommÃĐ, que Mme Danton, qui avait souvent entendu parler de lui comme d'un homme du plus grand mÃĐrite, l'accueillit en ami de la maison et le força de s'asseoir. Danton venait d'Être nommÃĐ, depuis trois jours seulement, ministre de la Justice, ce qu'ignorait encore Jacques MÃĐrey. Et il ÃĐtait en train de s'installer dans son ministÃĻre. Quant à sa femme, elle hÃĐsitait à abandonner son modeste appartement, rÃĐpÃĐtant sans cesse à son mari: ÂŦJe ne veux pas habiter l'hÃītel de la justice; il nous y arrivera malheur.Âŧ Qu'on nous permette, puisque nous allons pendant quelque temps vivre avec de nouveaux personnages, de peindre, au fur et à mesure qu'ils se prÃĐsenteront à nous, les personnages avec lesquels nous allons vivre. Danton, qui n'ÃĐtait point chez lui, et que nous retrouverons comme OrphÃĐe prÊt à Être dÃĐchirÃĐ par des bacchantes, ÃĐtait d'Arcis-sur-Aube; avocat au conseil du roi, mais avocat sans cause, il se maria avec la fille d'un limonadier ÃĐtabli au coin du pont Neuf. Dans cette union, c'ÃĐtait la femme qui apportait pour dot sa confiance dans l'avenir; non seulement elle avait rÊvÃĐ, mais elle avait devinÃĐ le plus puissant athlÃĻte rÃĐvolutionnaire qui dÃŧt combattre et renverser la royautÃĐ. Était-ce pour cela, ÃĐtait-ce parce qu'elle ÃĐtait grande, calme et belle comme la NiobÃĐ antique, que Danton l'adorait? Non. C'ÃĐtait probablement parce que, la premiÃĻre, elle avait eu foi en lui. L'Orient a dit: la femme, c'est la fortune. Cette premiÃĻre femme de Danton, ce fut sa fortune à lui, tant qu'elle vÃĐcut. Nous avons vu plus tard un second exemple de bonheur portÃĐ par la femme: NapolÃĐon fut invulnÃĐrable tant qu'il fut l'ÃĐpoux de JosÃĐphine. Les premiÃĻres annÃĐes du mariage de Danton avaient ÃĐtÃĐ dures. L'argent manquait souvent dans le jeune mÃĐnage; alors, on allait s'asseoir à la table du limonadier, et si la table du limonadier ÃĐtait trop surchargÃĐe par la prÃĐsence des deux jeunes ÃĐpoux, le mÃĐnage ÃĐmigrait une seconde fois et s'en allait à Fontenay-sous-Bois, prÃĻs Vincennes. Danton avait ÃĐtÃĐ nommÃĐ membre de la Commune de Paris, et en opinions violentes il atteignait les plus exagÃĐrÃĐes de ses confrÃĻres. C'est grÃĒce à cette violence et surtout à ces paroles prononcÃĐes à la tribune: ÂŦQue faut-il pour renverser les ennemis du dedans et repousser les ennemis du dehors? De l'audace, de l'audace, et encore de l'audace!Âŧ qu'entre l'invasion et le massacre, il avait obtenu la terrible, nous dirons presque la mortelle faveur, d'Être ministre de la Justice. Il venait encore de recevoir une formidable mission. La trahison de Longwy prÃĻs de s'accomplir, la trahison de Verdun que l'on craignait, avaient fait voter par l'AssemblÃĐe nationale une levÃĐe de trente mille volontaires à Paris et dans les environs. C'ÃĐtait Danton qui avait ÃĐtÃĐ chargÃĐ de faire cette razzia dans les familles. De sorte qu'à chaque instant sa femme s'attendait à le voir rentrer poursuivi par les mÃĻres et les orphelins dont il enlevait les fils et les pÃĻres. Il venait depuis la veille seulement de proclamer ces enrÃīlements volontaires, et l'on dressait sur toutes les places, dans tous les carrefours, des thÃĐÃĒtres, oÃđ les magistrats seraient chargÃĐs de recevoir les signatures de ceux qui sauraient ÃĐcrire, ou les consentements de ceux qui ne le sauraient pas, et oÃđ les tambours devaient par un roulement annoncer chaque enrÃīlement nouveau. Puis, pour le lendemain, il s'apprÊtait à demander à l'AssemblÃĐe une chose bien autrement terrible quand on connaÃŪt l'esprit des Français: c'ÃĐtaient les visites domiciliaires. Danton avait sa mÃĻre. Les deux femmes vivaient ensemble; elles soignaient à qui mieux mieux les deux enfants de Danton: L'un qui datait de la prise de la Bastille, l'autre de la mort de Mirabeau. MÃĐrey causa longuement avec cette femme, qui l'intÃĐressait d'une façon ÃĐtrange, car il avait vu sur son visage les signes d'une mort prÃĐcoce; ses yeux profondÃĐment cernÃĐs par les veilles et par les larmes, ses pommettes brÃŧlÃĐes par la fiÃĻvre, le reste de son visage blÊmi par les craintes incessantes, ce saint devoir accompli de nourrir elle-mÊme les enfants qu'elle avait donnÃĐs à son mari, tout cela disait au mÃĐdecin: ÂŦTu as sous les yeux une victime marquÃĐe pour la mort.Âŧ Et de cet intÃĐrÊt qui avait pris le cœur de Jacques, de cette douceur que la pitiÃĐ avait communiquÃĐe à sa voix, il ÃĐtait ressorti un charme qui avait ÃĐtÃĐ chercher jusqu'au fond de son ÃĒme la confiance de la pauvre crÃĐature. Elle lui raconta alors combien de fois elle l'avait arrÊtÃĐ dans ces emportements terribles qui faisaient bondir de terreur l'AssemblÃĐe tout entiÃĻre; elle lui parla du roi qu'elle aimait et qu'elle ne voulait pas voir coupable, de la pieuse Madame Élisabeth qu'elle admirait, de la reine qu'elle essayait d'excuser; elle lui dit que, lorsque son mari avait fait le 10-AoÃŧt, c'est-à-dire avait renversÃĐ le roi, il lui avait jurÃĐ que, une fois renversÃĐ, le roi lui serait sacrÃĐ et qu'il ferait tout au monde pour lui sauver la vie. Et Jacques MÃĐrey ÃĐcoutait tout cela avec une profonde tristesse, car il sentait que Danton avait pris là des engagements qu'il ne pourrait tenir, et il voyait la malheureuse femme, dont il eÃŧt pu compter les jours, entrer à chaque secousse plus rapidement dans la mort. Il promit de chercher Danton dans tout Paris. Trouver Danton n'ÃĐtait pas difficile; partout oÃđ il passait, ses pas ÃĐtaient marquÃĐs; partout oÃđ il parlait, sa voix formidable laissait un ÃĐcho. S'il le trouvait, il le ramÃĻnerait à la maison, et là, lui qui paraissait si calme et si doux, il calmerait et adoucirait Danton. Pauvre femme! elle ÃĐtait loin de se douter quelle flamme brÃŧlait dans ce cœur qu'elle croyait apaisÃĐ, et quels serments de vengeance avait prononcÃĐs cette voix douce et consolante. Jacques MÃĐrey se rendit tout droit du passage du Commerce à la rue de la Vieille-ComÃĐdie. Il monta au second ÃĐtage de la maison qui lui avait ÃĐtÃĐ indiquÃĐe, sonna et demanda Camille Desmoulins. Camille Desmoulins ÃĐtait sorti comme Danton. Dans ces jours terribles, les hommes d'action se tenaient peu chez eux. C'ÃĐtaient les femmes qui gardaient la maison comme d'anciennes Romaines; les hommes agissaient, les femmes pleuraient. Celle qui vint lui ouvrir la porte accourut rapidement et lui ouvrit en s'essuyant les yeux. Celle-là n'ÃĐtait pas comme Mme Danton, marquÃĐe d'avance pour la tombe; elle ÃĐtait pleine de jeunesse, exubÃĐrante de vie; elle avait la lÃĻvre rose, l'œil vif, les joues fraÃŪches, et sur tout cela cependant on sentait que l'insomnie et les larmes avaient passÃĐ; mais il y a un ÃĒge et un ÃĐtat de santÃĐ oÃđ l'insomnie aiguise le regard, oÃđ les larmes font sur les joues l'effet de la rosÃĐe sur les fleurs. --Ah! monsieur, dit-elle vivement, j'avais cru reconnaÃŪtre la maniÃĻre de sonner de Camille; je sais cependant bien qu'il a sa clef pour rentrer à toute heure de la journÃĐe et de la nuit; mais, quand on attend, on oublie tout. Venez-vous de sa part, monsieur? --Non, madame, rÃĐpondit Jacques MÃĐrey; j'ai deux amis seulement à Paris, oÃđ je suis arrivÃĐ d'hier: Georges Danton et votre cher Camille; car je prÃĐsume que je parle à sa bien-aimÃĐe Lucile. Ce que vous me dites m'apprend qu'il n'est point à la maison. --HÃĐlas! non, monsieur, il est sorti avec l'aube. Il avait dit qu'il rentrerait avant midi et il est deux heures. Mais vous dites que vous Êtes son ami; entrez donc, monsieur, entrez. Nous sommes dans un moment oÃđ il va avoir besoin de tous ses amis. Dites-moi votre nom, monsieur, afin que, si vous voulez entrer et l'attendre un instant avec moi, je sache à qui je parle, ou que, si vous vous en allez, je puisse lui dire qui est venu. Jacques MÃĐrey se nomma. --Comment, c'est vous! s'ÃĐcria Lucile; si vous saviez combien de fois je l'ai entendu prononcer votre nom! Il paraÃŪt que vous Êtes un grand savant, et que vous pourriez, si vous vouliez, jouer un rÃīle dans notre sainte RÃĐvolution. Plus de vingt fois, il a dit dans les heures de danger: ÂŦAh! si Jacques ÃĐtait ici, quel bon conseil il nous donnerait!Âŧ Entrez donc, monsieur, entrez donc! Et Lucile, avec une familiaritÃĐ toute juvÃĐnile, prit le docteur par le revers de son habit, le tira dans l'antichambre, et, refermant la porte derriÃĻre lui, le conduisit ainsi jusque dans un petit salon, oÃđ elle lui montra un canapÃĐ et lui fit signe de s'asseoir. --Tenez, continua-t-elle, dans cette fameuse nuit du 10-AoÃŧt, je me rappelle qu'il a demandÃĐ Ã  Danton oÃđ vous ÃĐtiez, et que Danton lui a rÃĐpondu que vous ÃĐtiez dans une petite ville de province, à Argenton, je crois. --Oui, madame. --Vous voyez bien que je vous dis la vÃĐritÃĐ. ÂŦIl faut lui ÃĐcrire, disait-il à Danton, il faut lui ÃĐcrire.Âŧ --Et que rÃĐpondit Danton? --Danton haussa les ÃĐpaules: ÂŦIl est heureux là-bas, dit-il, ne troublons pas des gens heureux dans leur bonheur.Âŧ Puis, comme nous ÃĐtions à table, et que Camille et Danton mangeaient seuls, il remplit son verre, le choqua contre celui de Camille, et lui dit quelques mots en latin que je ne compris pas, mais que j'ai retenus. Je n'ai pas osÃĐ en demander l'explication à Camille. --Vous les rappelez-vous, demanda Jacques, assez pour me les dire sans y rien changer? --Oh! oui. _Edamus et bibamus, cras enim moriemur._ --Aujourd'hui, madame, dit Jacques, je puis vous traduire ces mots, car le danger est passÃĐ, et ils s'appliquaient au danger: ÂŦBuvons et mangeons, avait dit Danton à votre mari, car nous mourrons demain.Âŧ --Ah! si j'avais entendu cela, je serais morte de peur. Jacques sourit. --Je vous connaissais de rÃĐputation, madame, et, à votre charmant visage mutin, orageux et fantasque, j'aurais cru que vous ÃĐtiez brave. --Je le suis quand il est là, brave; si je meurs avec lui, vous verrez comme je mourrai bravement; mais si je meurs loin de lui et sans lui, je ne peux rÃĐpondre de rien. Vous n'ÃĐtiez pas ici, n'est-ce pas, monsieur, pendant la nuit et la journÃĐe du 10-AoÃŧt? --Je crois avoir eu l'honneur de vous dire, madame, que je n'ÃĐtais arrivÃĐ Ã  Paris que d'hier. --Ah! c'est vrai. Mais je vous l'ai dit, quand il n'est pas là, je suis folle. Si vous l'aviez vu cette nuit-là, tout homme que vous Êtes, vous auriez eu peur aussi, allez. En ce moment, on entendit le bruit d'une clef qui grinçait dans la serrure. --Ah! c'est lui, s'ÃĐcria-t-elle; c'est Camille! Et, bondissant du salon dans l'antichambre, elle laissa Jacques MÃĐrey seul, admirant cette nature primesautiÃĻre, prompte au rire, prompte aux larmes, recevant toutes les impressions sans essayer jamais d'en cacher aucune. Elle rentra pendue au cou de Camille, les lÃĻvres sur les lÃĻvres. Jacques MÃĐrey poussa un profond soupir; il pensait à Éva. Camille lui tendit les deux mains. Camille ÃĐtait petit, mÃĐdiocrement beau et bÃĐgayait en parlant. Comment avait-il conquis cette Lucile si jolie, si gracieuse, si accomplie? Par l'attrait du cœur, par le charme du plus piquant esprit. Il fit grande fÊte à cet ami de collÃĻge qu'il n'avait pas vu depuis dix ans; les questions et les rÃĐponses se croisÃĻrent, tandis que Lucile, assise sur un de ses genoux, le regardait avec une indicible tendresse. Camille voulut retenir Jacques à dÃŪner, Lucile joignit ses instances à celles de son ami, et fit une adorable petite moue lorsque Jacques refusa. Mais Jacques annonça qu'il avait promis à Mme Danton de chercher son mari et de le lui ramener. Alors, ni l'un ni l'autre n'insistÃĻrent plus; seulement ils s'engagÃĻrent à aller passer la soirÃĐe chez Danton et à y retrouver Jacques MÃĐrey, si toutefois Jacques MÃĐrey retrouvait Danton. XX Les enrÃīlements volontaires Pendant les trois ou quatre heures que Jacques MÃĐrey avait passÃĐes chez Danton et chez Camille Desmoulins, Paris, surtout en se rapprochant des quartiers du centre, avait complÃĻtement changÃĐ d'aspect. On se serait cru dans quelqu'une de ces places fortes menacÃĐes par l'approche de l'ennemi. Partout des bureaux d'enrÃīlement, c'est-à-dire des plates-formes pareilles à des thÃĐÃĒtres, s'ÃĐtaient ÃĐlevÃĐes comme si le gÃĐnie de la France n'avait eu qu'à frapper avec sa baguette le sol de Paris pour les en faire sortir. À chaque angle de rue, des factionnaires rÃĐpÃĐtaient pour mot d'ordre, les uns: _La patrie est en danger_; les autres: _Souvenez-vous des morts du 10-AoÃŧt_. Danton avait fixÃĐ au mÊme jour cette fÊte funÃĻbre et les enrÃīlements volontaires, afin que le deuil rejaillÃŪt sur la vengeance. Il n'avait pas fait fausse route. Cet appel des sentinelles à tous ceux qui passaient, ce cortÃĻge de veuves et d'orphelines qui sillonnaient les rues de la capitale, le saint et terrible drapeau du danger de la patrie, drapeau noir dont les longs plis flottaient à l'hÃītel de ville et qu'on retrouvait sur tous les grands monuments publics, inspiraient un sentiment de solidaritÃĐ profond à toutes les classes de la sociÃĐtÃĐ. C'ÃĐtait à qui se ferait recruter pour la patrie, offrant des uniformes, allant de maison en maison. Les enrÃīlÃĐs volontaires, tout enrubannÃĐs, parcouraient les rues en tous sens et en criant: ÂŦVive la nation! Mort à l'ÃĐtranger!Âŧ Tout autour des thÃĐÃĒtres oÃđ l'on s'inscrivait, c'ÃĐtaient des embrassements, des larmes, des chants patriotiques, au milieu desquels ÃĐclatait _la Marseillaise_, connue à peine. Puis, d'heure en heure, un coup sourd, un de ces bruits qui retentissent dans toutes les ÃĒmes, un coup de canon, se faisait entendre, rappelant à chacun, si on avait pu l'oublier, que l'ennemi n'ÃĐtait plus qu'à soixante lieues de Paris. Jacques MÃĐrey avait ÃĐtÃĐ droit à l'hÃītel de ville, c'est-à-dire à la Commune. Danton venait d'en sortir. Il allait à l'AssemblÃĐe, disait-on, c'est-à-dire à cÃītÃĐ des Feuillants. L'hÃītel de ville ÃĐtait encombrÃĐ de jeunes gens qui venaient s'enrÃīler; l'immense drapeau noir flottait à la fenÊtre du milieu et semblait envelopper tout Paris. La Commune ÃĐtait en permanence. On sentait que c'ÃĐtait là le cœur de la RÃĐvolution; l'air que l'on y respirait donnait l'amour de la patrie, l'enthousiasme de la libertÃĐ. Mais là ÃĐtait le cÃītÃĐ brillant, le mirage, si l'on peut dire, de la situation; là ÃĐtaient les beaux jeunes gens pleins d'ardeur, se grisant à leurs propres cris de ÂŦVive la nation! Mort aux traÃŪtres!Âŧ Mais ce qu'il eÃŧt fallu voir pour se faire une idÃĐe du sacrifice, c'ÃĐtait l'appartement, c'ÃĐtait la mansarde, c'ÃĐtait la chaumiÃĻre d'oÃđ le volontaire sortait! c'ÃĐtait le pÃĻre sexagÃĐnaire qui, aprÃĻs avoir remis aux mains de son enfant le vieux fusil rouillÃĐ, ÃĐtait retombÃĐ sur son fauteuil, faible, en face de l'abandon; c'ÃĐtait la vieille mÃĻre au cœur brisÃĐ, aux sanglots intÃĐrieurs, faisant le paquet du voyage--et quel voyage que celui qui mÃĻne à la bouche du canon ennemi!--et ramassant les quelques sous ÃĐpargnÃĐs à grand-peine sur sa propre nourriture, et les nouant au coin du mouchoir avec lequel elle s'essuie les yeux. HÃĐlas! nos mÃĻres, matrones de la RÃĐpublique, femmes de l'Empire, ont toutes eu deux accouchements: le premier, joyeux, qui nous mettait au jour; le second, terrible, qui nous envoyait à la mort. Tous ne mouraient pas, je le sais bien; beaucoup revenaient mutilÃĐs et fiers, quelques-uns avec la glorieuse ÃĐpaulette; mais combien dont on n'entendait plus parler et dont on attendait inutilement des nouvelles, pendant de longs mois, pendant de longues annÃĐes! La SibÃĐrie, qui l'eÃŧt cru? ÃĐtait devenue un espoir. AprÃĻs cette dÃĐsastreuse campagne de Russie, oÃđ de six cent mille hommes il en revint cinquante mille, on se disait: --Il aura ÃĐtÃĐ fait prisonnier par les Russes et envoyÃĐ en SibÃĐrie. Il y a si loin de la SibÃĐrie en France, qu'il lui faut bien le temps de revenir, à ce pauvre enfant. Et la mÃĻre ajoutait en frissonnant: --On dit qu'il fait bien froid en SibÃĐrie! Puis, de temps en temps, on entendait dire en effet qu'un ÃĐchappÃĐ de cet enfer de glaces ÃĐtait arrivÃĐ dans telle ville, dans tel village, dans tel hameau. C'ÃĐtaient cinq lieues, c'ÃĐtaient dix lieues, c'ÃĐtaient vingt lieues à faire. Qu'importe! on les faisait, à pied, à ÃĒne, en charrette. On arrivait dans la famille joyeuse. --OÃđ est-il? --Le voilà. Et l'on voyait un spectre hÃĒve, dÃĐcharnÃĐ, aux yeux creux, à qui, maintenant qu'il ÃĐtait arrivÃĐ, les forces manquaient. --En restait-il encore aprÃĻs vous? demandait la mÃĻre haletante. --Oui, l'on m'a dit qu'il y avait encore des prisonniers à Tobolsk, à Tomsk, à Irkoutsk! Peut-Être votre enfant est-il dans l'une de ces trois villes. J'en suis bien revenu, pourquoi n'en reviendrait-il pas, lui? Et la mÃĻre s'en allait moins triste, et, au retour, rÃĐpÃĐtait à ses voisins, qui l'accueillaient avec sollicitude, les paroles qu'elle avait entendues. --Il en est bien revenu! pourquoi mon enfant n'en reviendrait-il pas? Et la mort chaque jour faisait un pas vers elle, et, sur son lit d'agonie, s'il survenait quelque bruit inusitÃĐ, la pauvre vieille se soulevait encore et demandait: --_Est-ce lui?_ Ce n'ÃĐtait pas lui. Elle retombait, poussait un soupir et mourait. Donner leurs enfants à cette guerre implacable du monde entier contre la France, à ce gouffre de Curtius qui engloutissait des victimes par milliers et ne se refermait pas, quelques-unes s'y rÃĐsignaient, mais la plupart ne pouvaient supporter cette pensÃĐe et tombaient dans des accÃĻs de rage et de maudissement. Aussi Danton, revenant de l'hÃītel de ville à l'AssemblÃĐe nationale, forcÃĐ de traverser les halles, tomba-t-il dans un groupe de ces femmes furieuses. Il fut reconnu. Danton, c'ÃĐtait la RÃĐvolution faite homme. Sa face bouleversÃĐe, sillonnÃĐe, labourÃĐe par les passions, en portait à la fois les beautÃĐs et les ravages. Dans ce visage couvert de scories, comme les abords d'un volcan, à peine les yeux ÃĐtaient-ils visibles, exceptÃĐ lorsqu'ils lançaient des ÃĐclairs. Le nez s'efface presque sous la grÊle de la petite vÃĐrole. La bouche s'ouvre terrible, entre les puissantes mÃĒchoires de l'homme de lutte. Dans ce tempÃĐrament tout sensuel, oÃđ domine la chair, il y avait du dogue, du lion et du taureau; enfin, derriÃĻre cette laideur sublime, beaucoup de cœur. Un cœur _gÃĐnÃĐreux_, dit BÃĐranger; un cœur _magnanime_, dit Royer-Collard. --Ah! te voilà! lui criÃĻrent les femmes, toi qui as fait insulter le roi le 20 juin! toi qui as fait mitrailler le palais le 10-AoÃŧt! (Les dames de la halle ÃĐtaient en gÃĐnÃĐral royalistes.) Aujourd'hui, tu nous prends nos enfants; on voit bien que tu es aveugle de passer par les halles; te voici entre nos mains, tu n'en sortiras plus! Et deux d'entre elles allongÃĻrent le bras pour porter la main sur Danton. Mais lui les repoussa du geste. --Bacchantes du ruisseau! s'ÃĐcria-t-il avec son rire terrible qui ressemblait à un rugissement, ne savez-vous donc point qu'on ne touche pas à Danton sans tomber mort? Danton, c'est l'arche. Le 20 juin, votre roi, si c'eÃŧt ÃĐtÃĐ un vrai roi, il fÃŧt mort plutÃīt que de mettre le bonnet rouge. Je ne suis pas roi, Dieu merci! mais essayez de me le mettre malgrÃĐ moi, votre bonnet rouge, et vous verrez! Le 10-AoÃŧt! mais, si celui que vous appelez votre roi eÃŧt ÃĐtÃĐ un homme, il se serait fait tuer avant qu'un seul d'entre nous eÃŧt mis le pied dans son palais! Votre roi! Est-ce que c'est moi qui vous prends vos enfants? C'est lui. --Comment, lui? interrompirent cent voix. --Oui, lui! Contre qui vont-ils marcher, vos enfants? Contre l'ennemi. Qui a attirÃĐ l'ennemi en France? C'est le roi. Qu'allait-il faire hors de France, lorsque de braves patriotes l'ont arrÊtÃĐ Ã  Varennes? Chercher l'ennemi! Eh bien, l'ennemi est venu. Faut-il l'accueillir comme on l'a fait à Longwy? Faut-il lui ouvrir les portes de Paris? Faut-il devenir Prussien, Autrichien, Cosaque? Ô folles crÃĐatures! peut-Être les attendez-vous avec impatience, ces assassins, ces brÃŧleurs, ces violeurs! et dans le geste que vous faites pour les inviter à venir, peut-Être y a-t-il encore plus d'obscÃĐnitÃĐ que de trahison. --Que dis-tu donc là? s'ÃĐcriÃĻrent les femmes. --Ce que je dis? reprit Danton en montant sur une borne, je dis que, si vous croyez, parce que vous les avez portÃĐs dans votre ventre, parce qu'ils sont sortis de vos entrailles, parce que vous les avez nourris de votre lait, si vous croyez que vos enfants sont à vous, vous vous trompez ÃĐtrangement! Vos enfants sont à la patrie. L'amour, la gÃĐnÃĐration, l'enfantement, tout cela est pour la patrie! La maternitÃĐ individuelle n'est qu'un moyen de donner des dÃĐfenseurs à la mÃĻre commune, la France! Ah! misÃĐrables renÃĐgates que vous Êtes! la France se met d'un cÃītÃĐ, et vous de l'autre; la France crie: ÂŦÀ moi! à l'aide! au secours!Âŧ Vos enfants s'ÃĐlancent à ce cri et vous les retenez! Il ne vous suffit pas d'Être des mÃĻres lÃĒches, vous Êtes des filles impies. Oh! moi aussi, j'ai deux enfants, nÃĐs dans des heures sacrÃĐes; que la France me les demande, je lui dirai: ÂŦMÃĻre, les voilà!Âŧ J'ai une femme que j'adore; que la France me la demande, je lui dirai: ÂŦMÃĻre, la voilà!Âŧ Et que, aprÃĻs mes enfants et ma femme, la France me crie: ÂŦÀ ton tour!Âŧ je bondirai au-devant du gouffre en disant: ÂŦMÃĻre, me voici!Âŧ Les femmes se regardÃĻrent ÃĐtonnÃĐes. --Ô sainte libertÃĐ! s'ÃĐcria Danton, moi qui croyais le jour du sacrifice arrivÃĐ, et le jour de la fraternitÃĐ prÃĻs d'ÃĐclore, je me trompais donc! Ô natures perverses, c'ÃĐtait à vous qu'il ÃĐtait rÃĐservÃĐ de me briser le cœur, c'ÃĐtait à vous qu'il ÃĐtait donnÃĐ de faire une chose plus difficile que de tirer le sang de mes veines, c'ÃĐtait à vous qu'il ÃĐtait donnÃĐ de me tirer les larmes des yeux! Malheur à qui fait pleurer Danton, car il fait pleurer la LibertÃĐ mÊme! Et des larmes, de vraies larmes d'amour pour la France, commencÃĻrent de couler sur les joues de Danton. C'est qu'en effet Danton ÃĐtait la voix sombre et sublime de la patrie; ce n'ÃĐtait point à tort qu'il disait: _Celui qui fait pleurer Danton fait pleurer la LibertÃĐ_. L'acte chez lui ÃĐtait au service de la parole; il dit de sa voix ÃĐnergique et profonde: ÂŦQue la RÃĐvolution soit!Âŧ et la RÃĐvolution fut. NÃĐe de lui, la RÃĐvolution mourut avec lui. À la vue de ces pleurs roulant sur le visage de Danton, les femmes bouleversÃĐes n'y purent tenir plus longtemps: les unes l'arrachÃĻrent de la borne et le serrÃĻrent entre leurs bras; les autres s'enfuirent en cachant leur visage dans leur tablier. Jacques MÃĐrey avait vu toute cette scÃĻne depuis le commencement jusqu'à la fin. D'abord, il s'ÃĐtait tenu à l'ÃĐcart, prÊt à porter secours à son ami, si besoin ÃĐtait; puis il avait admirÃĐ cette prodigieuse ÃĐloquence qui savait se plier à toutes les circonstances, parlementaire à la tribune, populaire sur la borne; il avait entendu ses premiÃĻres paroles burlesques, violentes, obscÃĻnes; il avait vu ce masque effrayant s'animer et s'embellir de sa fureur vraie ou simulÃĐe; il avait senti pÃĐnÃĐtrer jusqu'au fond de son cœur ces syllabes brusques dardÃĐes comme des coups d'ÃĐpÃĐe, puis, quand Danton pleura, lui, laissa tout naturellement couler ses larmes. Danton, dÃĐbarrassÃĐ de ces femmes, s'essuya le visage, vit Jacques MÃĐrey à dix pas de lui, le reconnut et se prÃĐcipita dans ses bras. Danton, nous l'avons dit, se rendait à l'AssemblÃĐe nationale. Les premiers mots, les premiÃĻres preuves d'affection ÃĐchangÃĐes entre les deux amis: --Il n'y a pas de temps à perdre, dit Danton à Jacques; je vais à l'AssemblÃĐe pour y provoquer une mesure de la plus haute importance; viens avec moi. L'AssemblÃĐe ÃĐtait dans une grande agitation: des nouvelles venaient d'arriver de Verdun. L'ennemi ÃĐtait à ses portes et le commandant Beaurepaire avait fait le serment de se faire sauter la cervelle plutÃīt que de se rendre. Mais on assurait qu'il y avait dans la ville un comitÃĐ royaliste qui forcerait la main au commandant Beaurepaire. À la vue de Danton, un grand murmure se fit. Danton ne parut pas mÊme l'entendre. Il monta à la tribune, et, sans trouble, sans hÃĐsitation, il demanda les visites domiciliaires. Une opposition trÃĻs vive ÃĐclata, on parla de la libertÃĐ compromise, du domicile violÃĐ, du secret du foyer mis au grand jour. Danton laissa dire avec un calme dont on l'eÃŧt cru incapable; puis, quand la tempÊte fut apaisÃĐe: --Quand une armÃĐe ÃĐtrangÃĻre est à soixante lieues de la capitale, quand une armÃĐe royaliste est au cœur de Paris, il faut que ceux qui sont sous la main de la France sentent peser cette main sur eux. Vous Êtes tous d'avis que sans la RÃĐvolution nous pÃĐririons, que la RÃĐvolution seule peut nous sauver. Eh bien, si je reprÃĐsente comme ministre de la Justice la RÃĐvolution, il faut que je connaisse les obstacles qu'on nous oppose et les ressources qui nous restent. Que venez-vous me parler de libertÃĐ compromise, de domicile violÃĐ, de secrets mis au grand jour! Quand la patrie est en danger, tout appartient à la patrie, hommes et choses. Au nom de la patrie, je demande, j'exige les visites domiciliaires! Danton l'emporta. Les visites domiciliaires furent dÃĐcrÃĐtÃĐes, et, pour qu'on n'eÃŧt pas le temps de rien cacher aux visiteurs, on dÃĐcida qu'elles commenceraient la nuit mÊme. Jacques MÃĐrey se chargea d'aller tranquilliser Mme Danton; quant à lui, Danton, il se rendrait sans perdre un instant au ministÃĻre de la Justice, oÃđ il donnerait ses ordres, et oÃđ il prendrait ses mesures pour qu'ils fussent exÃĐcutÃĐs. Il invitait Mme Danton, si elle craignait quelque chose, à venir l'y rejoindre. La pauvre femme craignait tout; elle fit charger une voiture de ses effets les plus nÃĐcessaires, et se dÃĐcida, ce qu'elle n'avait pu faire encore, à aller habiter le sombre hÃītel avec son mari. Jacques MÃĐrey l'y conduisit. Mme Danton voulait le retenir à l'hÃītel; elle pensait que plus il y aurait d'hommes dÃĐvouÃĐs autour de son mari, moins il y aurait à craindre pour lui. Mais il ÃĐtait quatre heures du soir; la gÃĐnÃĐrale commençait de battre dans toutes les rues, et chacun ÃĐtait averti de rentrer chez soi à six heures prÃĐcises. En un instant, la population disparut comme par enchantement; on entendit ce fatal claquement des portes qui se ferment, claquement que nous avons si souvent entendu depuis; toutes les fenÊtres suivirent l'exemple des portes. Des sentinelles furent mises aux barriÃĻres, la Seine fut gardÃĐe, et, quoique les visites ne dussent commencer qu'à une heure du matin, chaque rue fut interceptÃĐe par des patrouilles de soixante hommes. Jacques MÃĐrey ne voulait pas, pour son dÃĐbut à Paris, commencer par dÃĐsobÃĐir à la loi. Au milieu de la solitude la plus absolue, il rentra à l'hÃītel de _Nantes_, et, mourant de faim, se fit servir à dÃŪner. On lui apporta sur une assiette un billet proprement pliÃĐ et cachetÃĐ de cire noire. Le cachet reprÃĐsentait une cloche fÊlÃĐe avec cette devise: SANS SON. À ce cachet noir, à ce jeu de mots lugubre qui servait à indiquer que l'ÃĐpÃŪtre venait du bourreau, Jacques MÃĐrey devina ce que contenait la lettre. C'ÃĐtait l'ÃĐclaircissement qu'il avait demandÃĐ Ã  l'exÃĐcuteur sur la persistance de la vie aprÃĻs la sÃĐparation de la tÊte et du corps. Il ne se trompait pas. Voici la brÃĻve explication que contenait la lettre: _Citoyen,_ _J'ai fait l'ÃĐpreuve moi-mÊme. Ayant tranchÃĐ la tÊte à un condamnÃĐ nommÃĐ LeclÃĻre, j'ai saisi, au moment oÃđ elle allait tomber dans le panier, la tÊte par les cheveux, et ayant approchÃĐ son oreille de ma bouche, j'ai criÃĐ son nom. L'œil fermÃĐ s'est rouvert avec l'expression de l'effroi, mais s'est refermÃĐ presque aussitÃīt._ _L'ÃĐpreuve n'en est pas moins dÃĐcisive; la vie persiste, c'est du moins mon avis._ _Celui qui n'ose se dire votre serviteur,_ SANSON. Cette presque certitude flatta l'amour-propre de Jacques MÃĐrey, puisqu'elle confirmait son opinion; mais elle lui Ãīta quelque peu de son appÃĐtit. Il voyait toujours dans la pÃĐnombre de sa chambre cette tÊte sanglante aux mains du bourreau, l'œil gauche dÃĐmesurÃĐment ouvert et ÃĐcoutant avec la double expression de l'angoisse et de l'effroi. XXI L'ouvrage noir! Jacques achevait à peine son dÃŪner que la porte s'ouvrit et que Danton entra. Le docteur se leva avec ÃĐtonnement. --Oui, c'est moi, lui dit Danton, qui voyait l'effet produit par sa prÃĐsence inattendue. Depuis que je t'ai rencontrÃĐ, j'ai beaucoup rÃĐflÃĐchi; tu vois dans quel ÃĐtat est Paris? --Il est ÃĐvident que le sentiment de la terreur y est profond, rÃĐpondit Jacques. --Et tu ne vois pas cependant comme moi dans les profondeurs de la situation. Je vais t'y conduire, et alors tu me remercieras d'avoir trouvÃĐ moyen de t'ÃĐloigner de Paris. --Ne puis-je donc pas vous Être utile ici? --Non! car ta mission ne commence que le 20 septembre, et jusque-là tu dois rester ÃĐtranger à tous les ÃĐvÃĐnements qui vont se passer ici. Quelques-uns y laisseront leur vie. Jacques fit un mouvement d'insouciance. --Je sais qu'en acceptant la charge de dÃĐputÃĐ Ã  la Convention, tu as fait le sacrifice de la tienne; mais beaucoup y laisseront leur rÃĐputation ou leur honneur. Or, tu dois te prÃĐsenter à la Convention pur de tout engagement, libre de tout parti. Il sera temps pour toi, une fois que tu seras à l'AssemblÃĐe, de te faire jacobin ou cordelier, de t'asseoir dans la plaine ou sur la montagne. --Que va-t-il donc, à ton avis, se passer ici? --Je vois encore vaguement l'avenir, si prochain qu'il soit, mais j'y flaire du sang, et beaucoup. Il faut que la lutte de la Commune et de l'AssemblÃĐe cesse. Jusqu'à prÃĐsent, l'AssemblÃĐe s'est laissÃĐe traÃŪner à la suite de la Commune. Chaque fois que l'AssemblÃĐe essaye de s'en dÃĐfaire, la Commune montre les dents à l'AssemblÃĐe, qui recule. L'AssemblÃĐe, mon cher Jacques, c'est la force selon la loi et avec la loi; la Commune, c'est la force populaire sans contrÃīle et sans limites. L'AssemblÃĐe, dans une de ses reculades, a votÃĐ un million par mois pour la Commune de Paris. Elle n'est pas, comme tu le comprends bien, dÃĐcidÃĐe à renoncer en se suicidant à un pareil subside. Elle a placÃĐ sa dictature entre des mains effrayantes--non pas entre les mains d'hommes du peuple, j'en aurais moins peur que de celles oÃđ elle se trouve--, des lettrÃĐs de taverne, des scribes de ruisseau, un HÃĐbert qui a ÃĐtÃĐ marchand de contremarques, un Chaumette, cordonnier manquÃĐ, mais dÃĐmagogue rÃĐussi; c'est à ce dernier qu'elle a eu l'idÃĐe de donner le pouvoir sans limite d'ouvrir et de fermer les prisons, d'arrÊter et d'ÃĐlargir; tous ensemble ils ont pris cette mortelle dÃĐcision d'afficher aux portes de chaque prison les noms des prisonniers. Or, pendant que le peuple lit ces noms et rÊve le massacre, les prisonniers eux-mÊmes les provoquent; ceux de l'Abbaye, par exemple, insultent les gens du quartier à travers leurs grilles; ils font entendre des chansons antirÃĐvolutionnaires; ils boivent à la santÃĐ du roi, aux Prussiens, à leur prochaine dÃĐlivrance; leurs maÃŪtresses viennent les voir, manger et boire avec eux; les geÃīliers sont devenus les valets de chambre des nobles, les commissionnaires des riches; l'or roule à l'Abbaye et le peuple qui manque de pain montre le poing à cet insolent Pactole qui coule dans les prisons. Paris est inondÃĐ de faux assignats. OÃđ dit-on qu'on les fabrique? dans les prisons mÊmes; vrais ou non, ces bruits se rÃĐpandent et exaspÃĻrent la foule. Joins à cela un Marat qui, tordant sa vilaine bouche, demande tous les matins cinquante mille, cent mille, deux cent mille tÊtes. Non contente de fouler aux pieds toute libertÃĐ individuelle, cette fÃĐroce dictature d'oÃđ je sors et que je voudrais contenir en vain s'attaque à une libertÃĐ bien autrement dangereuse, à la libertÃĐ de la presse. Quand c'est Marat qu'elle devrait poursuivre, c'est un jeune patriote plein de dÃĐvouement et d'intelligence qu'elle attaque; c'est Girey qu'elle poursuit, qu'elle poursuit jusqu'au ministÃĻre de la Guerre oÃđ il s'est rÃĐfugiÃĐ. L'AssemblÃĐe, mise en demeure, a ÃĐtÃĐ forcÃĐe de mander à sa barre le prÃĐsident de la Commune Huguenin. Huguenin n'a point paru. L'AssemblÃĐe, il y a une heure, a cassÃĐ la Commune, en dÃĐclarant qu'une nouvelle Commune serait nommÃĐe par les sections dans les vingt-quatre heures. Au reste, singuliÃĻre anomalie qui prouvera dans quel ÃĐpouvantable gÃĒchis nous sommes: l'AssemblÃĐe, en cassant la Commune, a dÃĐclarÃĐ qu'elle avait bien mÃĐritÃĐ de la patrie. --_Ornandum et tollandum_, a dit CicÃĐron. --Oui, mais voilà que la Commune ne veut Être ni couronnÃĐe ni chassÃĐe. La Commune veut rester, rÃĐgner par la terreur; elle restera et rÃĐgnera. --Et tu crois qu'elle aura l'audace d'ordonner quelque grand massacre? --Elle n'aura pas besoin d'ordonner; elle laissera faire, elle laissera Paris dans l'ÃĐtat de sourde fureur oÃđ est le peuple; elle laissera crier les ventres vides, hurler les estomacs affamÃĐs; et si une voix a le malheur de crier: ÂŦAssez de statues brisÃĐes comme cela! assez de marbres en morceaux! assez de plÃĒtres en poussiÃĻre! au lieu de nous en prendre à ces effigies, prenons-nous-en à ces aristocrates qui boivent à la victoire des ÃĐtrangers, à ce roi qui les appelle: à l'Abbaye, au Temple d'abord, à la frontiÃĻre aprÃĻs!Âŧ alors, tout sera dit. Il n'y a que la premiÃĻre goutte de sang qui coÃŧte à verser. La premiÃĻre goutte versÃĐe, il en coulera des flots. --Mais, dit Jacques MÃĐrey, n'y a-t-il donc point parmi vous un homme qui puisse dominer la situation et diriger l'esprit des masses? --Nous ne sommes en rÃĐalitÃĐ que trois hommes populaires, dit Danton. Marat, qui veut et qui prÊche le massacre; Robespierre, qui aurait l'autoritÃĐ; moi, qui aurais peut-Être la force. --Eh bien? --Nous ne pouvons recourir à Marat pour empÊcher ce qu'il demande. Robespierre ne se risquera pas à se mettre en travers du flot populaire. Pour chasser des cœurs le dÃĐmon du massacre, pour faire rougir la mort d'elle-mÊme, pour la faire rentrer dans le nÃĐant d'oÃđ elle sort, il faut Être CÃĐsar ou Gustave-Adolphe. --Non, rÃĐpliqua Jacques MÃĐrey, il faut Être Danton; il faut prendre un drapeau et parler à ces hommes comme tu as parlÃĐ hier à ces femmes qui voulaient te dÃĐchirer. Beaucoup peuvent approuver l'idÃĐe du massacre, mais, crois-moi, les massacreurs sont peu nombreux. Mets aux portes des prisons tes deux mille enrÃīlÃĐs volontaires d'aujourd'hui; dis-leur que le prisonnier, tant que la sentence n'est point portÃĐe contre lui, est sacrÃĐ; qu'il est sous la loi de la nation tout entiÃĻre, et que la prison est un asile plus inviolable que le sanctuaire. Ils t'ÃĐcouteront, et pleins d'enthousiasme, ils donneront, s'il le faut, leur vie pour la noble cause dont tu les auras chargÃĐs. --Ah! ma foi! non, dit Danton avec insouciance; ils se sont enrÃīlÃĐs pour marcher à l'ennemi, et je ne veux pas tromper leur attente; je ne pousserai point au massacre, mais je ne m'y opposerai pas; j'y risquerais ma vie. --Et depuis quand Danton mÃĐnage-t-il sa vie? dit en riant Jacques MÃĐrey. --Depuis que je m'aperçois que personne ne ferait ce qui reste à faire: à ÃĐtablir la RÃĐpublique. Ce n'est pas ce fou furieux de Marat qui peut Être le Brutus de la nouvelle rÃĐpublique--lui ne fait pas le fou, il l'est rÃĐellement--. Ce n'est pas cet hypocrite de Robespierre, qui en est peut-Être le Washington; il s'est opposÃĐ Ã  la guerre que tout le monde voulait, et va Être un an ou deux à rÃĐtablir sur sa base sa popularitÃĐ ÃĐbranlÃĐe. Il n'y a donc que moi. Eh bien! moi, je te le dirai tout bas, au risque de t'ÃĐpouvanter, moi, je ne suis pas bien convaincu qu'il soit sage de marcher à un ennemi terrible en laissant un ennemi plus terrible derriÃĻre soi. Le peuple, dans les grands cataclysmes rÃĐvolutionnaires, a parfois de ces subites et foudroyantes illuminations. Oui, l'ennemi à craindre, le vÃĐritable ennemi, celui qui perdra la France si nous le laissons vivre, conspirer, correspondre, de sa prison du Temple et du Temple au camp de FrÃĐdÃĐric-Guillaume, c'est le roi, ce sont les royalistes et tous les aristocrates. --Comment, tu laisserais la vengeance populaire monter jusqu'au roi? --Non, car la mort des royalistes et des aristocrates suffira pour ÃĐpouvanter le roi et l'empÊcher de continuer ses coupables menÃĐes. D'ailleurs, ce n'est pas dans un orage populaire qu'il faut que le roi meure, c'est par un jugement public, c'est par un arrÊt de la nation, c'est de la mort des traÃŪtres, des transfuges et des parjures. --Mais je croyais que tu avais fait serment à ta femme non seulement de ne jamais prendre part à la mort du roi, mais de le dÃĐfendre. --Ami, aux jours de rÃĐvolution, bien fou qui fait de pareils serments, et plus fous encore sont ceux qui y croient. Si j'ai fait le serment que tu dis, c'ÃĐtait avant la fuite de Varennes, il y a dÃĐjà longtemps de cela, et des serments faits à cette ÃĐpoque je me souviens à peine. Laisse ÃĐcouler encore deux ou trois mois, je l'aurai oubliÃĐ tout à fait. Et puis, aprÃĻs tout, est-ce donc un sang si pur que celui qui coulera par-dessous les portes des prisons? De faux Français, de mauvais citoyens, des traÃŪtres, des parricides! Et puisque nous avons des hommes qui consentent à faire l'_ouvrage noir_, comme disent les Russes, couvrons-nous le visage, gÃĐmissons et laissons-les faire. Il est bon, crois-moi, de compromettre Paris tout entier aux yeux du monde, afin que Paris sache qu'il n'y a pas de pardon pour lui s'il laisse entrer l'ennemi dans ses murs. Jacques MÃĐrey regarda Danton, et vit dans les lignes calmes de son visage les preuves d'une inÃĐbranlable dÃĐcision; il n'agirait pas, mais, comme il le disait, il n'empÊcherait pas les autres d'agir. --Tu as raison, Danton, dit Jacques MÃĐrey, je ne suis pas encore assez profondÃĐment trempÃĐ dans le stoÃŊcisme rÃĐvolutionnaire pour dire comme toi: ÂŦTel sang est pur, tel sang est impur;Âŧ pour moi, mÃĐdecin, le sang est encore la matiÃĻre la plus prÃĐcieuse à la vie, de la chair coulante, une liqueur composÃĐe de fibrine, d'albumine et de sÃĐrositÃĐ, que je dois essayer de faire rentrer dans les veines de l'homme au lieu de l'en faire sortir: envoie-moi donc bien vite là oÃđ je puisse faire le bien sans faire le mal, et oÃđ je ne sois pas obligÃĐ de passer par le mal pour arriver au bien. --Voilà justement ce qui m'a fait venir te trouver. Écoute, voici en deux mots ce qui se passe là-bas. Le 19 aoÃŧt 1792, les Prussiens et les ÃĐmigrÃĐs sont entrÃĐs en France. Ils entrÃĻrent par une pluie battante, prÃĐsage terrible pour eux. --Tu crois aux prÃĐsages? --Ne sommes-nous pas des Romains? Les Romains y croyaient, faisons comme eux.--Ils se prÃĐsentÃĻrent le 20 devant Longwy, c'est-à-dire que, de Coblence à Longwy, ils ont mis vingt jours à faire quarante lieues. Au huitiÃĻme coup de canon, Longwy se rendit, et le roi FrÃĐdÃĐric-Guillaume y fit son entrÃĐe. Au lieu de marcher immÃĐdiatement sur Verdun, ils restÃĻrent huit jours campÃĐs autour de leur conquÊte; ils y sont encore. La France, pendant ce temps, resta sur la dÃĐfensive. Or, la dÃĐfensive ne va point à la France. La France n'est point un bouclier, c'est une ÃĐpÃĐe: sa force est dans son attaque. ÂŧCes huit jours d'hÃĐsitation de l'ennemi ont sauvÃĐ la France; pendant ces huit jours, deux mille hommes sont partis chaque jour de Paris; tu crois que les enrÃīlements volontaires datent d'aujourd'hui, tu te trompes. Il a fallu, il y a trois jours, un dÃĐcret de l'AssemblÃĐe pour forcer de rester à leur atelier les typographes qui imprimaient les sÃĐances; il a fallu ÃĐtendre le dÃĐcret aux serruriers, tous auraient pris le fusil, pas un ne serait restÃĐ pour en faire. Nos ÃĐglises, dÃĐsertes par la disparition d'un culte inutile, sont devenues des ateliers oÃđ des milliers de femmes travaillent au salut commun: elles prÃĐparent les tentes, les habits, les ÃĐquipements militaires, chacune couvre et rÃĐchauffe d'avance son enfant qui part et qui va combattre l'ennemi. ÂŧDans ces ÃĐglises mÊmes s'accomplit sous leurs yeux une action mystÃĐrieuse et salutaire. Sur ma proposition, l'AssemblÃĐe a dÃĐcidÃĐ que l'on fouillera les tombeaux et qu'on emploiera pour la dÃĐfense du pays le cuivre et le plomb des cercueils.Âŧ Jacques MÃĐrey regarda Danton avec plus d'admiration encore que d'ÃĐtonnement. --Et c'est sur ta proposition, dit-il, que l'AssemblÃĐe a rendu ce dÃĐcret? --Oui, rÃĐpondit Danton. Si prÃĻs de pÃĐrir, la France des vivants n'avait-elle pas le droit de demander secours à la France des morts? Crois-tu que ces morts dont on a ouvert et pris les cercueils ne les eussent point donnÃĐs pour sauver leurs enfants et les enfants de leurs enfants? Quant à moi, au premier tombeau ouvert, il m'a semblÃĐ entendre ce cri sorti des abÃŪmes de la mort: ÂŦPrenez non seulement nos cercueils, mais nos ossements, si de nos ossements vous pouvez vous faire des armes contre l'ennemi.Âŧ Jacques MÃĐrey se leva. --Danton, dit-il, tu es vraiment grand, plus grand encore que je ne croyais! --Non, mon ami, rÃĐpondit Danton avec simplicitÃĐ, c'est la France qui est grande et non pas nous. Nous, nous n'atteignons pas la hauteur de cette femme, de cette mÃĻre qui apporta à l'AssemblÃĐe sa croix d'or, son cœur d'or, son dÃĐ d'argent, tandis que sa fille, une enfant de douze ans, apportait sa timbale d'argent et une piÃĻce de quinze sous. Le jour oÃđ j'ai vu cela, vois-tu, j'ai dit: ÂŦLa France a vaincu! Avec ta croix d'or, avec ton cœur d'or, avec ton dÃĐ d'argent, femme; avec ta timbale d'argent, avec tes quinze sous, enfant, la France va lever des armÃĐes.Âŧ Non; oÃđ nous fÃŧmes grands, sais-tu oÃđ ce fut? C'est lorsque la Gironde, les jacobins et les cordeliers sont tombÃĐs d'accord pour confier la dÃĐfense nationale au seul homme qui pouvait sauver la France. --À Dumouriez? --À Dumouriez. Les Girondins le haÃŊssaient, et non sans raison; ils l'avaient fait arriver au ministÃĻre, et lui les en avait chassÃĐs; les jacobins ne l'aimaient nullement, ils savaient trÃĻs bien qu'il portait deux masques et jouait un double jeu; mais ils savaient aussi qu'il serait ambitieux de gloire et qu'avant tout il voudrait vaincre. --Et toi, qu'as-tu fait? --J'ai fait plus que les autres. Je lui ai envoyÃĐ Fabre d'Églantine, ma pensÃĐe, Westermann, mon bras, Westermann, c'est-à-dire le 10-AoÃŧt en personne. Tous les vieux soldats, les Luckner et les Kellermann, lui ont ÃĐtÃĐ infÃĐriorisÃĐs. Dillon son chef lui a ÃĐtÃĐ soumis. Toutes les forces de la France ont ÃĐtÃĐ mises dans sa main. --Et tu ne doutes pas, tu ne trembles point parfois de t'Être trompÃĐ? --Si fait, et tu vas voir tout à l'heure que si, puisque c'est à cette occasion que je te fais partir. Tu vas te rendre à Verdun; tu t'entendras avec Beaurepaire pour organiser la meilleure dÃĐfense possible; puis, si Verdun est pris, tu te rendras immÃĐdiatement prÃĻs de Dumouriez. Je te donnerai des lettres qui t'accrÃĐditeront prÃĻs de lui; tu l'ÃĐtudieras profondÃĐment. S'il marche franchement, droitement, dans la voie de la RÃĐpublique, tu l'y encourageras par ton exemple et par tes ÃĐloges; s'il hÃĐsite, si tu vois en lui quelque embarras, quelque manœuvre suspecte, tu lui brÃŧleras la cervelle et tu donneras le commandement à Kellermann. Voici tes pouvoirs. --Se bornent-ils là? --Si l'ennemi est vaincu, ne pas le pousser à bout en le mettant dans une position dÃĐsespÃĐrÃĐe. J'ai tout lieu de croire que FrÃĐdÃĐric-Guillaume ne tient pas ÃĐnormÃĐment à la coalition. Une grande bataille, une grande victoire, et que les Prussiens arrivent à sortir de France, toute leur machine est dÃĐmontÃĐe. D'ailleurs, on m'attendra, et c'est moi qui me charge de faire la conduite à ces messieurs. --Prends garde, Danton, si tu ÃĐpargnes l'armÃĐe prussienne aprÃĻs avoir laissÃĐ frapper si cruellement Paris, on dira que tu as reçu des subsides du roi Guillaume. --Bon! on dira bien autre chose de moi, va! Mais nous autres, hommes de lutte, qui faisons et qui dÃĐfaisons les rÃĐvolutions, nous sommes comme ces chefs barbares que leurs soldats enfermaient d'abord dans un cercueil d'or, puis dans un cercueil de plomb, puis enfin dans un cercueil de chÊne. Le premier historien qui nous exhume ne voit que le cercueil de chÊne; le second le brise et ne trouve que le cercueil de plomb; le troisiÃĻme, plus consciencieux que les autres, fouille plus loin qu'eux et trouve le cercueil d'or. C'est dans celui-là que je serai enseveli, Jacques. Jacques tendit la main à cet homme ÃĐtrange, qui venait de grandir d'une coudÃĐe sous ses yeux. --Et quand partirai-je? demanda-t-il. --Ce soir, et il n'y a pas une minute à perdre. Verdun est à prÃĻs de soixante lieues de Paris, il te faut vingt-cinq heures pour y aller. Voilà dix mille francs en or, il faut que tu en fasses assez. --J'en aurai trop. --Tu rendras tes comptes à ton retour. Songe que tu es en mission pour le gouvernement, et qu'aucun obstacle ne doit arrÊter un homme qui a le sabre au cÃītÃĐ, deux pistolets à sa ceinture et dix mille francs dans sa poche. --Rien ne m'arrÊtera. --Adieu, bonne chance! Tu vas faire la besogne sainte, poÃĐtique, glorieuse; nous, nous allons faire l'_ouvrage noir_. Adieu! Deux heures aprÃĻs, Jacques MÃĐrey ÃĐtait en route. XXII Beaurepaire Quand le jour vint, Jacques MÃĐrey ÃĐtait dÃĐjà à ChÃĒteau-Thierry. Nous devons dire que, se retrouvant seul avec ses souvenirs, Jacques MÃĐrey s'y ÃĐtait abandonnÃĐ complÃĻtement. Il avait oubliÃĐ Danton, Dumouriez, Beaurepaire, Paris, Verdun, pour se replonger tout entier dans sa pauvre petite ville d'Argenton et en revenir au cœur de son cœur--comme dit Hamlet--, à Éva. Quelle douce et triste nuit que cette nuit passÃĐe tout entiÃĻre avec l'absente. Combien de soupirs, combien d'exclamations à moitiÃĐ ÃĐtouffÃĐes! Combien de fois le doux nom d'Éva fut-il rÃĐpÃĐtÃĐ, les bras ÃĐtendus pour saisir le vide! Paris et sa sanglante fantasmagorie faisaient fuir le rÊve adorÃĐ. Mais, aussitÃīt que disparaissaient l'ÃĐchafaud, les tÊtes coupÃĐes au poing du bourreau, les hurlements des femmes, les cris sortis des prisons, le pas rÃĐgulier des patrouilles nocturnes, il rentrait par la porte d'or dans la vie du pauvre amant. Mais à peine le jour fut-il venu que la vie rÃĐelle, comme une femme jalouse, vint rÃĐclamer le voyageur et s'emparer de lui par tous les sens. Les routes sont couvertes de volontaires qui rejoignent en chantant _la Marseillaise_. Les collines sont hÃĐrissÃĐes de camps, de gardes nationaux à droite et à gauche du chemin, le vieux paysan armÃĐ veille sur son sillon. --OÃđ sont tes enfants, vieillard? --Ils marchent à l'ennemi. --Et quand l'ennemi les aura tuÃĐs? --Il faudra nous tuer à notre tour. Un pays dÃĐfendu ainsi est invahissable. C'ÃĐtait ce hÃĐrissement de baÃŊonnettes et de piques que voyait ou plutÃīt que sentait l'ennemi, et voilà pourquoi il a si peu insistÃĐ, si peu combattu, si peu profitÃĐ du temps. Puis, il faut le dire, le chef de cette coalition, si menaçant dans ses manifestes, ÃĐtait assez inerte de sa personne. Jeune, il avait eu de beaux succÃĻs guerriers sous le grand FrÃĐdÃĐric. Il ÃĐtait restÃĐ brave, spirituel, plein d'expÃĐrience; mais l'abus des plaisirs continuÃĐ au-delà de l'ÃĒge avait tuÃĐ la dÃĐtermination rapide. L'aigle ÃĐtait devenu myope. Plus Jacques MÃĐrey avançait sur la route, plus les rangs des volontaires s'ÃĐpaississaient. Un peu au-delà de Sainte-Menehould, il rencontra sur la route un bivouac. Il fit arrÊter sa voiture et demanda à parler au chef du dÃĐtachement. Le chef du dÃĐtachement ÃĐtait le colonel Galbaud, conduisant à Verdun le 17e rÃĐgiment d'infanterie, un bataillon de volontaires nationaux et quatre canons. Jacques MÃĐrey se fit reconnaÃŪtre de Galbaud. Celui-ci, par ordre de Dumouriez, venait prendre le commandement temporaire de la ville pour la dÃĐfendre jusqu'à la derniÃĻre extrÃĐmitÃĐ, cette place ÃĐtant en ce moment une des clefs de la France. Galbaud arrivait à marches forcÃĐes et craignait de ne pas arriver à temps. Il chargea Jacques MÃĐrey d'annoncer sa venue à Beaurepaire et de lui donner au besoin l'ordre de faire une sortie, si Verdun ÃĐtait entourÃĐ, pour protÃĐger son arrivÃĐe. Jacques comprit qu'il n'y avait pas de temps à perdre et ordonna aux postillons de redoubler de vitesse. Les postillons brÃŧlÃĻrent le pavÃĐ. Au point du jour, on aperçut la ville et l'on entendit une canonnade; en mÊme temps, Jacques MÃĐrey vit la cÃīte Saint-Michel se couvrir de troupes. C'ÃĐtaient les Prussiens qui arrivaient et qui investissaient la ville. Heureusement, la route par laquelle arrivait Jacques MÃĐrey ÃĐtait encore libre. Le tout ÃĐtait d'arriver avant les Prussiens. --Cinq louis d'or si nous entrons dans Verdun! cria Jacques MÃĐrey au postillon. La voiture partit comme une trombe, passa sur le front de l'avant-garde prussienne à trois cents pas d'elle, et, au milieu d'une grÊle de balles, se fit ouvrir la porte de la ville, qui se referma derriÃĻre elle. --OÃđ trouverai-je le colonel Beaurepaire? demanda Jacques MÃĐrey. Mais, au milieu de l'ÃĐpouvante gÃĐnÃĐrale que produisait l'arrivÃĐe des Prussiens, au milieu des portes et fenÊtres qui se fermaient, des habitants effarÃĐs qui regagnaient leurs maisons, il eut bien de la peine à obtenir une rÃĐponse positive. Le colonel Beaurepaire ÃĐtait en conseil à l'hÃītel de ville. Au moment oÃđ Jacques MÃĐrey en montait les degrÃĐs, il trouva le commandant de place qui les descendait. Il le reconnut et se fit reconnaÃŪtre. Tous deux montÃĻrent en voiture et se rendirent chez le commandant. Un jeune officier attendait avec une impatience visible. --Eh bien? demanda-t-il. --La dÃĐfense à outrance est arrÊtÃĐe. --Dieu soit louÃĐ! dit le jeune officier en levant au ciel des yeux bleus d'une douceur infinie. Donnez-moi un poste oÃđ je puisse glorieusement combattre et mourir, n'est-ce pas, commandant? --Sois tranquille, rÃĐpondit Beaurepaire, ce n'est pas les hommes comme toi que l'on oublie. --Alors, je vais attendre ici, n'est-ce pas? --Attends. Jacques MÃĐrey et Beaurepaire entrÃĻrent dans un cabinet retirÃĐ dont les murailles ÃĐtaient couvertes de plans de la ville de Verdun. --Qu'est-ce que ce jeune homme? demanda Jacques MÃĐrey; j'ai presque envie de te demander, ajouta-t-il en riant, quelle est cette jeune fille? --Cette jeune fille est un de nos plus braves officiers. Il se nomme Marceau. Il est ici comme chef du bataillon d'Eure-et-Loir. Tu le verras au feu. Jacques MÃĐrey justifia de ses pouvoirs à Beaurepaire et lui demanda quels ÃĐtaient ses moyens de dÃĐfense. --Par ma foi! dit celui-ci, nous pourrions rÃĐpondre comme les Spartiates: _Nos poitrines_; comme garnison, 3 000 hommes à peu prÃĻs; 12 mortiers, dont deux hors de service; 32 piÃĻces de canon de tout calibre, dont deux dÃĐmontÃĐes; 99 000 boulets de 24 et 22 511 de tous calibres. Ajoutez à cela, pour armer des volontaires s'il s'en prÃĐsente, 143 fusils d'infanterie, 368 de dragons et 71 pistolets. --Tu sortais du conseil dÃĐfensif quand je suis arrivÃĐ? --Oui. Il avait d'abord mis la ville en ÃĐtat de siÃĻge, ordonnÃĐ de dÃĐpaver les rues et dÃĐfendu les attroupements sous peine de mort. --Ces ordres seront-ils exÃĐcutÃĐs? --Regarde dans la rue. --En effet, on commence à dÃĐpaver. TrÃĻs bien. Maintenant, au plus pressÃĐ. Et alors Jacques MÃĐrey raconta à Beaurepaire qu'il avait rencontrÃĐ Galbaud, qui venait pour s'enfermer dans Verdun avec un ordre de Dumouriez et un renfort de troupes. --Morbleu! s'ÃĐcria Beaurepaire, rien ne peut m'Être plus agrÃĐable que ce que vous me dites là. C'est la responsabilitÃĐ qu'il m'enlÃĻve et par consÃĐquent la vie qu'il me donne. Commandant en chef de la place, j'avais jurÃĐ de m'ensevelir sous ses ruines; commandant en second, je suis le sort de tous. Ma femme et mes enfants te doivent une belle chandelle, mon cher Galbaud! --Mais tu sais que la ville est complÃĻtement entourÃĐe. --Oui, et c'est pour cela qu'il faut aider l'entrÃĐe de Galbaud par une sortie. J'ai justement là l'homme des sorties, Marceau. Il sonna: un planton entra. --PrÃĐvenez le chef de bataillon Marceau que je l'attends. On eÃŧt dit que le jeune officier avait ÃĐtÃĐ magnÃĐtiquement averti du dÃĐsir de son chef, tant il apparut rapidement. --Marceau, lui dit Beaurepaire, prends trois cents hommes d'infanterie, tous les cavaliers de la garnison, trois compagnies de grenadiers de la garde nationale et ceux des notables de la ville qui voudront t'accompagner en amateurs. --Je me charge de ceux-là, dit Jacques MÃĐrey. --Tu viens avec nous? demanda Marceau. --Oui, et je ne vous serai pas inutile, ne fÃŧt-ce que comme chirurgien. --Le citoyen, dit Beaurepaire à Marceau, est envoyÃĐ par le pouvoir exÃĐcutif. --Et, comme j'aurai peut-Être des ordres rigoureux à donner, des mesures rigoureuses à prendre, je ne suis pas fÃĒchÃĐ qu'on me voie un peu à la besogne et que l'on sache au besoin à qui l'on obÃĐit! Allons examiner le terrain. MÃĐrey partit avec Marceau, s'empara d'un fusil de dragon, bourra ses poches de cartouches, tandis que Marceau faisait battre le rappel, sonner le boute-selle, et demander des hommes de bonne volontÃĐ parmi les notables. Cinq ou six se prÃĐsentÃĻrent. Puis Marceau et MÃĐrey montÃĻrent avec une lunette sur un des clochers les plus ÃĐlevÃĐs de la ville, et ils aperçurent au loin l'avant-garde de Galbaud qui arrivait par la route de Sainte-Menehould. Un cordon de Prussiens leur fermait l'entrÃĐe de la ville. En descendant du clocher, ils reçurent un imprimÃĐ de la part du duc de Brunswick. Beaucoup de citoyens avaient de ces imprimÃĐs et les lisaient. Par quel moyen le duc les avait-il introduits dans la ville, nul ne le savait. Donc, il avait des communications cachÃĐes avec Verdun. C'ÃĐtait une sommation de rendre la ville. J'ai cherchÃĐ inutilement dans Thiers et dans Michelet la sommation faite à la ville par le duc de Brunswick. Plus heureux qu'eux, lorsque je me suis rendu à Verdun pour y chercher la trace de mes hÃĐros, j'ai retrouvÃĐ cette sommation entiÃĻre. Comme on y rencontre le caractÃĻre orgueilleux du Prussien, et ses menaces farouches suivies de cet inexplicable repos, incomprÃĐhensible pour tous ceux qui n'en ont pas reconnu comme nous la vÃĐritable cause, c'est-à-dire le suicide de la volontÃĐ dans l'excÃĻs des plaisirs, nous donnons ici cette sommation tout entiÃĻre. La voici: _Les sentiments d'ÃĐquitÃĐ et de justice qui animent Leurs MajestÃĐs l'empereur et le roi de Prusse, ont suspendu les opÃĐrations qu'elles auraient pu ordonner pour mettre sur-le-champ la ville en leur pouvoir. Elles dÃĐsirent prÃĐvenir autant qu'il est en elles l'effusion du sang. En consÃĐquence, j'offre à la garnison de livrer aux troupes prussiennes les portes de la ville et celles de la citadelle, de sortir dans les vingt-quatre heures avec armes et bagages, à l'exception de l'artillerie. Dans ce cas, elle et les habitants seront mis sous la protection de Leurs MajestÃĐs ImpÃĐriale et Royale; mais si elles rejetaient cette offre gÃĐnÃĐreuse, elles ne tarderaient pas d'ÃĐprouver les malheurs qui seraient les suites naturelles de ce refus: elles seraient soumises à une exÃĐcution militaire et les habitants livrÃĐs à toutes les fureurs du soldat._ BRUNSWICK. Marceau rassembla ses hommes. Jacques MÃĐrey se mit à la tÊte des notables dans les rangs des gardes nationaux, et l'on se massa derriÃĻre la porte de France, de maniÃĻre qu'il n'y eÃŧt plus qu'à l'ouvrir au moment donnÃĐ. Une sentinelle placÃĐe sur les remparts devait indiquer le moment oÃđ Galbaud attaquerait de son cÃītÃĐ. Au premier coup de fusil des tirailleurs de Galbaud, la porte s'ouvrit; la cavalerie se porta en avant et l'infanterie de la garnison et la garde nationale se jetÃĻrent de chaque cÃītÃĐ par Jardin-Fontaine et Thierville. À la cÃīte de Varennes, on rencontra l'ennemi. Par malheur, il avait eu le temps de faire filer sur ce point des renforts considÃĐrables, et particuliÃĻrement la cavalerie des ÃĐmigrÃĐs. Le combat fut acharnÃĐ des deux cÃītÃĐs; les deux troupes patriotes furent lancÃĐes à plusieurs reprises l'une au-devant de l'autre. Jacques MÃĐrey en arriva un moment à voir reluire les baÃŊonnettes de Galbaud; mais rien ne put rompre la haie vivante placÃĐe entre les deux armÃĐes pour les empÊcher de se rejoindre. Un instant il sembla à Jacques MÃĐrey voir passer, à travers la fumÃĐe de la mousqueterie, un cavalier ayant la taille et le visage du marquis de Chazelay. Il l'appela de la voix et le dÃĐfia du geste; mais le fantÃīme ne rÃĐpondit point et rentra dans la fumÃĐe d'oÃđ un instant il ÃĐtait sorti. Puis, en ce moment, les Prussiens ayant fait un effort violent, les patriotes furent repoussÃĐs. De nouveaux renforts arrivÃĻrent: les rangs ennemis s'ÃĐpaissirent; tout espoir de faire jonction avec Galbaud disparut, et Marceau, ÃĐpuisÃĐ, couvert du sang de ses adversaires, luttant un contre dix, fut forcÃĐ de donner le signal de la retraite. La petite troupe rentra dans la ville, et Galbaud, renonçant à l'espoir d'entrer dans Verdun, se retira de son cÃītÃĐ. Le bombardement commença le 31 aoÃŧt, à onze heures du soir, et dura jusqu'à une heure du matin. Il ne produisit que peu d'effet, quoique les habitants de la ville haute, quartier aristocratique et clÃĐrical, eussent illuminÃĐ leurs maisons pour diriger les coups de l'ennemi. Le 1er septembre, à trois heures du matin, le roi de Prusse vint à la batterie Saint-Michel, et le feu recommença pendant cinq heures. Quelques maisons commencÃĻrent à s'enflammer. Quant à l'artillerie verdunoise, elle n'atteignait point les hauteurs oÃđ ÃĐtaient les Prussiens, et par consÃĐquent ne leur faisait aucun mal. Au reste, un seul assiÃĐgÃĐ fut tuÃĐ, c'ÃĐtait un ex-constituant nommÃĐ Gillion, qui ÃĐtait venu s'enfermer dans Verdun, à la tÊte des volontaires de Saint-Mihiel; il fut frappÃĐ d'un ÃĐclat d'obus sur le quai de la Boucherie. Cependant, les femmes ÃĐtaient rÃĐunies en foule sur la place de l'HÃītel-de-Ville, oÃđ se tenait le conseil dÃĐfensif en permanence et oÃđ Beaurepaire avait un logement sÃĐparÃĐ de celui de sa femme et de ses enfants. Ces femmes poussaient de grands cris, demandant aux membres du conseil d'avoir pitiÃĐ d'elles et de leurs enfants, et de ne pas achever la ruine du pays et des propriÃĐtÃĐs particuliÃĻres. DiffÃĐrentes dÃĐputations venaient de diffÃĐrentes partie de la ville pour supplier le conseil dÃĐfensif d'accepter les conditions offertes la veille par le roi de Prusse dans la sommation qu'il avait introduite dans Verdun. En mÊme temps, on entendait la trompette d'un parlementaire. AprÃĻs une courte discussion, à la majoritÃĐ de dix voix contre deux, il fut convenu qu'on le recevrait. Il fut introduit les yeux bandÃĐs, et demandant si le bombardement de la nuit avait changÃĐ quelque chose à la dÃĐcision de la ville. Cette demande exposÃĐe, on le fit sortir sans lui avoir dÃĐbandÃĐ les yeux. La parole fut d'abord à Beaurepaire, qui se contenta de dire: --J'ai promis de m'ensevelir sous les ruines de Verdun, l'ennemi n'y entrera qu'en passant sur mon cadavre. Puis, comme tous les regards se tournaient sur Jacques MÃĐrey, que l'on savait chargÃĐ d'une mission particuliÃĻre: --Citoyens, dit-il, vous le savez, Verdun est la clef de la France. Le brave colonel de Beaurepaire vient de vous dire ce qu'il compte faire. Vous m'avez vu au feu aujourd'hui sans que rien me forçÃĒt d'y aller; mais, ayant exposÃĐ ma vie pour vous, il m'a semblÃĐ que mon droit serait plus grand de vous dire ce que la France attend de vous. ÂŧLa France attend de vous un grand acte d'hÃĐroÃŊsme: tenez huit jours et vous avez donnÃĐ le temps à Paris d'organiser la dÃĐfense, et vous avez sauvÃĐ la patrie, et vous aurez le droit de mettre cette lÃĐgende au bas des armes de la ville: Âŧ_À Verdun la France reconnaissante._ ÂŧDÃĐfendez-vous. Je courrai les mÊmes dangers que vous, et, s'il le faut, je mourrai avec vous.Âŧ Soutenu par cette double allocution, le conseil exÃĐcutif demanda une trÊve de vingt-quatre heures pour rendre une rÃĐponse dÃĐfinitive à Sa MajestÃĐ FrÃĐdÃĐric-Guillaume. On fit revenir le parlementaire et on lui transmit la rÃĐponse du comitÃĐ. --Messieurs, dit-il, je suis venu demander un _oui_ ou un _non_, pas autre chose; Sa MajestÃĐ le roi de Prusse est pressÃĐe. --Nous n'avons pas d'autre rÃĐponse à lui faire, rÃĐpliqua Beaurepaire; s'il est pressÃĐ, qu'il agisse. --Alors, messieurs, dit le jeune parlementaire, prÃĐparez-vous à l'assaut. --Et vous, dites à votre maÃŪtre, rÃĐpliqua Beaurepaire, que si dans l'assaut nous sommes obligÃĐs de cÃĐder au grand nombre des assiÃĐgeants, nous savons oÃđ sont les magasins de poudre et nous saurons ouvrir les tombeaux des vainqueurs sur le champ mÊme de leur victoire. Cette fiÃĻre rÃĐponse porta ses fruits. Les vingt-quatre heures de trÊve furent accordÃĐes. Jacques MÃĐrey savait que, dans les circonstances oÃđ l'on se trouvait, les heures avaient la valeur des jours, et il espÃĐrait pouvoir faire traÃŪner le siÃĻge en longueur en l'embarrassant dans d'interminables pourparlers. Mais les corps administratifs et judiciaires envoyÃĻrent une dÃĐputation composÃĐe de vingt-trois membres porteurs d'une supplique dans laquelle ils disaient que, pour ÃĐviter la ruine entiÃĻre et la subversion totale de la place, il leur paraissait indispensable d'accepter les conditions offertes à la garnison de la part du duc de Brunswick au nom du roi de Prusse, puisque cette capitulation conservait à la nation sa garnison et ses armes: tandis que la ruine de la ville ne serait d'aucune utilitÃĐ Ã  la patrie. On lut cette lettre devant Marceau, qui se trouvait là par hasard. Il se leva. --Et moi, dit-il, au nom de l'armÃĐe, au nom de mon bataillon, au mien, je demande que la ville profite des dix-huit heures de trÊve qui lui restent pour se mettre en ÃĐtat de rÃĐsister aux coalisÃĐs. Mais, comme si cette rÃĐponse avait ÃĐtÃĐ entendue de la rue, des plaintes, des gÃĐmissements, des lamentations montÃĻrent jusqu'aux fenÊtres de la salle du conseil, qui ÃĐtaient ouvertes. C'ÃĐtait un chœur d'enfants, de femmes, de vieillards rassemblÃĐs sur les degrÃĐs de l'hÃītel de ville pour joindre leurs larmes et leurs supplications aux vœux secrets de ceux des membres dÃĐfensifs qui ÃĐtaient pour la reddition de la ville. Ces vœux ne tardÃĻrent point à se formuler, et le conseil se sÃĐpara ou plutÃīt proposa de se sÃĐparer, en remettant au lendemain la rÃĐdaction de la capitulation. Jacques MÃĐrey avait les yeux fixÃĐs sur Beaurepaire, il le vit pÃĒlir lÃĐgÃĻrement: --Pardon, citoyens, dit-il, est-il bien dÃĐcidÃĐ dans vos esprits, je ne dirai pas dans vos cœurs, que malgrÃĐ ce qui vous a ÃĐtÃĐ dit de la nÃĐcessitÃĐ pour la France que Verdun tienne, vous Êtes dans l'intention de rendre la ville? --Nous reconnaissons l'impossibilitÃĐ de la dÃĐfense, rÃĐpondirent les membres du conseil d'une seule voix. --Et si je ne pense pas comme vous, si je refuse cette capitulation? insista Beaurepaire. --Nous ouvrirons nous-mÊmes les portes de Verdun au roi de Prusse, et nous nous en remettrons à sa gÃĐnÃĐrositÃĐ. Beaurepaire jeta sur ces hommes un regard de mÃĐpris terrible: --Eh bien, messieurs, dit-il, j'avais fait le serment de mourir plutÃīt que de me rendre; survivez à votre honte et à votre dÃĐshonneur, puisque vous le voulez, mais, moi, je serai fidÃĻle à mon serment. Voilà mon dernier mot. Je meurs libre. Citoyen Jacques MÃĐrey, tu rendras pour moi tÃĐmoignage. Et, tirant un pistolet de sa poche, avant qu'on eÃŧt eu le temps, non seulement de s'opposer à son dessein, mais encore de le deviner, il se brÃŧla la cervelle. Jacques MÃĐrey reçut dans ses bras ce martyr de l'honneur. * * * * * Le lendemain, tandis que les jeunes filles de Verdun, couvertes de voiles blancs, jetant des fleurs sur la route que devait suivre le roi de Prusse pour se rendre à l'hÃītel de ville et portant des dragÃĐes dans des corbeilles, allaient ouvrir au vainqueur la porte de Thionville, la garnison sortait avec les honneurs de la guerre par la porte de Sainte-Menehould, escortant un fourgon attelÃĐ de chevaux noirs oÃđ se trouvait le cadavre de Beaurepaire enseveli dans un drapeau tricolore. Elle ne voulait pas laisser le cadavre du hÃĐros prisonnier des Prussiens. Le bataillon d'Eure-et-Loir formait l'arriÃĻre-garde et, le dernier, marchait Marceau, son commandant. L'avant-garde prussienne suivit l'armÃĐe française jusqu'à Livry-la-Perche pour observer Clermont. Là, elle s'arrÊta. Alors Marceau, se dressant sur ses ÃĐtriers, leur envoya au nom de la France cet adieu menaçant: --Au revoir, dans les plaines de la Champagne! XXIII Dumouriez Si nous nous sommes si longtemps arrÊtÃĐ sur le siÃĻge de Verdun et sur la mort hÃĐroÃŊque de Beaurepaire, c'est que, à notre avis, aucun historien n'a donnÃĐ Ã  la prise de Verdun l'importance qu'elle a en histoire, et à la mort de Beaurepaire l'admiration que lui doit l'historien, ce grand prÊtre de la postÃĐritÃĐ. Voici à quelle occasion j'ai ÃĐtÃĐ Ã  mÊme de remarquer cette ÃĐtrange lacune. J'ai toujours ÃĐtÃĐ indignÃĐ, mÊme sous la Restauration, des autels poÃĐtiques que l'on tentait d'ÃĐlever à ces prÃĐtendues vierges de Verdun qui avaient ÃĐtÃĐ, des fleurs d'une main, des dragÃĐes de l'autre, ouvrir à l'ennemi les portes de leur ville natale, qui ÃĐtait la clef de la France. Cette trahison envers la patrie n'a d'excuse que dans l'ignorance de femmes qui ont cÃĐdÃĐ aux ordres de leurs parents et qui n'avaient pas le sentiment du crime qu'elles commettaient. Les prÊtres aussi y furent pour beaucoup. Il en rÃĐsulta que, voulant rÃĐpondre par un livre aux vers de Delille et de Victor Hugo, je cherchai, voilà tantÃīt sept ou huit ans, des documents sur cette reddition de Verdun, qui n'eut pas une mÃĐdiocre part aux 2 et 3 septembre. Je m'adressai tout d'abord tout naturellement au plus volumineux de nos historiens, à M. Thiers. Mais M. Thiers, prÃĐoccupÃĐ de la bataille de Valmy, qu'il est pressÃĐ de gagner, se contente de dire, page 198 de l'ÃĐdition de Furne: ÂŦLes Prussiens s'avançaient sur Verdun.Âŧ Puis, page 342: ÂŦLa prise de Verdun excita la vanitÃĐ de FrÃĐdÃĐric.Âŧ Puis, page 347: ÂŦGalbaud, envoyÃĐ pour renforcer la garnison de Verdun, ÃĐtait arrivÃĐ trop tard.Âŧ Pas un mot de plus; de Beaurepaire, il n'est pas question. Le fait n'est cependant pas commun. Une ville rendue contre la volontÃĐ d'un commandant de place qui se brÃŧle la cervelle; Vingt-trois citoyens, convaincus d'en avoir ouvert les portes à l'ennemi, exÃĐcutÃĐs le 25 avril 1794; Dix femmes, dont la plus vieille ÃĒgÃĐe de cinquante-cinq ans et la plus jeune de dix-huit, les suivant sur l'ÃĐchafaud pour avoir offert des fleurs et des bonbons à l'ennemi, cela valait la peine d'Être relatÃĐ, ne fÃŧt-ce que dans une note. Quant à Dumouriez, dans ses MÃĐmoires, il ne dit que quelques mots de Verdun, et appelle Beaurepaire, Beauregard! Quand ce ne serait que pour cette erreur, Dumouriez mÃĐriterait le titre de traÃŪtre. Michelet, l'admirable historien, cet homme à qui les gloires de la France sont si chÃĻres, parce qu'il est lui-mÊme une de ces gloires, ne passe pas ainsi à cÃītÃĐ du cercueil de Beaurepaire sans s'arrÊter. Il s'y agenouille, il y prie. ÂŦUn sentiment tout semblable, dit-il, fit vibrer la France en ce qu'elle eut de plus profond quand un cercueil la traversa, rapportÃĐ de la frontiÃĻre, celui de l'immortel Beaurepaire, qui, non point par des paroles, mais par un acte d'un seul coup, lui dit ce qu'elle devait faire en pareille circonstance. ÂŧBeaurepaire, ancien officier de carabiniers, avait formÃĐ, commandÃĐ depuis 89 l'intrÃĐpide bataillon des volontaires de Maine-et-Loire. Au moment de l'invasion, ces braves eurent peur de n'arriver pas assez vite. Ils ne s'amusÃĻrent point à parler le long de la route: ils traversÃĻrent la France au pas de charge et se jetÃĻrent dans Verdun. ÂŧIls avaient un pressentiment qu'au milieu des trahisons dont ils ÃĐtaient environnÃĐs, ils devaient pÃĐrir; aussi chargÃĻrent-ils d'avance un dÃĐputÃĐ patriote de faire leurs adieux à leurs familles, _de les consoler et de dire qu'ils ÃĐtaient morts_. Beaurepaire venait de se marier et n'en fut pas moins ferme. Le conseil de guerre assemblÃĐ, Beaurepaire rÃĐsista à tous les arguments de la lÃĒchetÃĐ; voyant enfin qu'il ne gagnait rien sur ces nobles officiers dont le cœur tout royaliste ÃĐtait dÃĐjà dans l'autre camp: Âŧ--Messieurs, dit-il, j'ai jurÃĐ de ne me rendre que mort; survivez à votre honte. Je suis fidÃĻle à mon serment; voici mon dernier mot: je meurs! ÂŧIl se fit sauter la cervelle. ÂŧLa France se reconnut, frÃĐmit d'admiration; elle mit la main sur son cœur et y sentit monter la foi. La patrie ne flotta plus aux regards, incertaine et vague; on la vit rÃĐelle, vivante. On ne doute guÃĻre des dieux à qui l'on sacrifie ainsi.Âŧ Mais des _vierges de Verdun_, Michelet n'en parle point. Sans doute il n'a pas voulu, prÃĻs d'une si belle tache de sang, mettre une tache de boue. Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'aucun historien, aucun chroniqueur, aucun contemporain, ne parle de Mme de Beaurepaire. Je crois avoir rencontrÃĐ les seules lignes qui aient ÃĐtÃĐ ÃĐcrites sur elle dans une brochure intitulÃĐe _Les rÃĐminiscences du roi de Prusse_. En effet, cette brochure contient l'anecdote suivante, qui se rapporte probablement à elle. ÂŦLe duc de Weimar, auquel la rÃĐputation des bonbons et des liqueurs de Verdun ÃĐtait bien connue, s'informa de la boutique oÃđ l'on pouvait trouver ce qui se faisait de mieux. On nous conduisit chez un marchand nommÃĐ Le Roux, au coin d'une petite place. Cet homme nous reçut avec beaucoup d'amabilitÃĐ, et ne manqua point en effet à nous servir parfaitement. ÂŧLorsqu'il commençait à faire nuit, notre collation fut troublÃĐe par un bien triste incident. La maison d'en face ÃĐtait habitÃĐe _par une jeune femme_, _parente_ du dÃĐfunt commandant de place. On lui avait cachÃĐ l'ÃĐvÃĐnement jusqu'à cet instant; mais il fallut bien le lui apprendre. Elle en fut si cruellement affectÃĐe, qu'elle tomba ÃĐtendue à terre, en proie à des attaques de nerfs et à des convulsions extrÊmement violentes. On ne put l'emporter qu'avec la plus grande peine.Âŧ Il est probable que l'on ne voulÃŧt pas dire aux princesses que cette jeune femme ÃĐtait Mme de Beaurepaire, et qu'on leur dit seulement que c'ÃĐtait une parente du commandant de place. La reddition de Verdun eut un immense retentissement par toute la France. Paris ÃĐpouvantÃĐ crut voir l'ennemi à ses portes. Il y ÃĐtait en effet, puisqu'en cinq ÃĐtapes il franchissait la distance qui l'en sÃĐparait. On battit la gÃĐnÃĐrale par toute la ville; on sonna le tocsin; le canon grondait d'heure en heure. C'est alors que Danton, seul, inÃĐbranlable et comprenant le parti que l'on pouvait tirer du dÃĐvouement de Beaurepaire, se prÃĐcipita au milieu de l'AssemblÃĐe bouleversÃĐe, et, montant à la tribune, rendit compte des mesures prises pour sauver la patrie, et dit ces mÃĐmorables paroles enregistrÃĐes par l'histoire: --Le canon que vous entendez n'est point le canon d'alarme, c'est le pas de charge sur nos ennemis. Pour les vaincre, pour les atterrer, que faut-il? De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace! Ce fut alors que le dÃĐvouement hÃĐroÃŊque de Beaurepaire fut racontÃĐ comme savait raconter Danton. À l'instant mÊme une commission fut nommÃĐe qui proposa le dÃĐcret suivant: I L'AssemblÃĐe nationale dÃĐcrÃĻte que le corps de Beaurepaire, commandant le premier bataillon de Maine-et-Loire, sera dÃĐposÃĐ au PanthÃĐon français. II L'inscription suivante sera placÃĐe sur sa tombe: IL AIMA MIEUX SE DONNER LA MORT QUE DE CAPITULER AVEC LES TYRANS III Le prÃĐsident est chargÃĐ d'ÃĐcrire à la veuve et aux enfants de Beaurepaire. Le nom de Beaurepaire fut donnÃĐ Ã  une rue qui a, jusqu'à ce jour, nous le croyons du moins, conservÃĐ ce nom glorieux, que nous prions M. Haussmann de transporter à une autre si celle-là ÃĐtait dÃĐmolie. Tandis que l'AssemblÃĐe nationale rend ses derniers honneurs à Beaurepaire, tandis que Marceau, qui a tout perdu dans la ville, armes et chevaux, rÃĐpond à un reprÃĐsentant du peuple qui lui demande: ÂŦQue voulez-vous que l'on vous rende?--Un sabre pour venger notre dÃĐfaite!Âŧ tandis que le roi de Prusse, entrÃĐ Ã  Verdun, s'y trouve si commodÃĐment qu'il y reste une semaine, occupÃĐ Ã  donner des bals, à manger des dragÃĐes et à affirmer qu'il ne vient en France que pour rendre la royautÃĐ aux rois, les prÊtres aux ÃĐglises, la propriÃĐtÃĐ aux propriÃĐtaires, tandis que le paysan dresse l'oreille et comprend que c'est la contre-rÃĐvolution qui entre en France; que celui qui a un fusil prend un fusil, que celui qui a une fourche prend sa fourche, que celui qui a une faux prend sa faux, cinq gÃĐnÃĐraux ÃĐtaient rÃĐunis dans la salle du conseil de l'hÃītel de ville de Sedan, sous la prÃĐsidence de leur gÃĐnÃĐral en chef Dumouriez. Nous ne sommes pas de ceux qui pensent qu'une faute, qu'une faiblesse ou mÊme qu'une mauvaise action doit faire perdre à un homme tous les mÃĐrites de sa vie passÃĐe. Non, les actions humaines doivent Être pesÃĐes une à une, et à chacune l'historien doit apporter la part de louage ou de blÃĒme. On comprend que ces quelques lignes ne tombent de notre plume que pour nous aider à aborder une des plus ÃĐtranges personnalitÃĐs de notre ÃĐpoque, c'est-à-dire un homme qui, royaliste au fond, sauva la RÃĐpublique, qui fit plus que La Fayette pour la France, moins que lui contre elle, et qui cependant fut dÃĐshonorÃĐ, exilÃĐ de France, mourut en Angleterre sans ÃĐveiller un regret, tandis que La Fayette rentra sous des arcs de triomphe, devint le patriarche de la rÃĐvolution de 1830, et mourut glorieux et honorÃĐ au milieu de sa glorieuse et honorable famille. Dumouriez pouvait avoir à cette ÃĐpoque cinquante-six ans; leste, dispos, nerveux, à peine en paraissait-il quarante-cinq. NÃĐ en Picardie quoique d'origine provençale, il avait l'esprit du MÃĐridional et la volontÃĐ de l'homme du centre. Sa tÊte fine s'illuminait, dans certaines occasions, de regards pleins de feu. Esprit intelligent, cerveau complet, il ÃĐtait bon à tout. Il avait tout à la fois, chose rare, la rouerie du diplomate et le courage obstinÃĐ du soldat. À vingt ans simple hussard, il s'ÃĐtait fait hacher en morceaux par six cavaliers plutÃīt que de se rendre; mais à trente il s'ÃĐtait laissÃĐ engrener dans cette diplomatie secrÃĻte de Louis XV, mÃĐdiocrement honorable en ce qu'elle touchait à l'espionnage. Tout cela fut effacÃĐ sous Louis XVI par la fondation du port de Cherbourg, dont il fut le premier agent. C'ÃĐtait un de ces hommes à peu prÃĻs universels, dont les grandes connaissances peuvent Être appliquÃĐes à tout, mais auxquels il faut l'occasion. Jusque-là elle ne s'ÃĐtait pas prÃĐsentÃĐe. Serait-il grand diplomate, serait-il gÃĐnÃĐral victorieux? nul ne pouvait le dire, et peut-Être lui-mÊme n'avait-il pas encore la mesure exacte de son gÃĐnie. PortÃĐ en 1792 au ministÃĻre par les girondins, c'est-à-dire par les ennemis du roi, il ÃĐtait sorti des Tuileries complÃĻtement ralliÃĐ au roi, à la suite d'une scÃĻne avec Marie-Antoinette. Au fond, Dumouriez avait bon cœur et ÃĐtait impressionnable aux femmes. Deux jeunes filles vÊtues en hussard, qui ÃĐtaient ses aides de camp, qui ne le quittaient sur le champ de bataille que pour exÃĐcuter ses ordres, les demoiselles de Fernig, dont j'ai connu le frÃĻre, servent de preuve à ce que j'avance. Il n'y avait donc rien d'ÃĐtonnant à ce que Danton se dÃĐfiÃĒt d'un pareil homme, et à ce qu'il envoyÃĒt le Dr MÃĐrey, dont il connaissait la franchise, pour le surveiller. La sÃĐance s'ouvrait au moment oÃđ nous introduisons le lecteur dans la salle du conseil. --Citoyens, dit Dumouriez, en s'adressant à ses cinq collÃĻgues, je vous ai rÃĐunis pour vous faire part de la situation grave oÃđ nous nous trouvons. ÂŧJe vais rÃĐsumer les faits en quelques mots. ÂŧLe 19 aoÃŧt 1792, il y a quinze jours de cela, les Prussiens et les ÃĐmigrÃĐs sont entrÃĐs en France. Si nous ÃĐtions des Romains, je vous dirais qu'ils sont entrÃĐs dans un jour nÃĐfaste, dans un jour de tonnerre, de pluie et de grÊle; mais ce ne fut que sur les deux heures qu'ils arrivÃĻrent à Brehain, la ville oÃđ ils s'arrÊtÃĻrent pour passer la nuit, pendant que leurs dÃĐtachements pillent les campagnes environnantes. Pour en arriver là, Brunswick, le hÃĐros de Rossbach, a fait de Coblentz à Longwy quarante lieues en vingt jours. ÂŧCette invasion, qui, au dire du roi de Prusse, ne devait Être qu'une promenade militaire de la frontiÃĻre à Paris, ne se prÃĐsente pas, il faut le dire, sous un aspect d'activitÃĐ bien redoutable. ÂŧMais, citoyens, mon systÃĻme est toujours de croire, quand un ennemi aussi expÃĐrimentÃĐ que le nÃītre commet une faute, mon systÃĻme est toujours de croire qu'il a une raison de la commettre, ce qui ne m'empÊche pas d'en profiter. Âŧ60 000 Prussiens, hÃĐritiers de la gloire et des traditions du grand FrÃĐdÃĐric, s'avancÃĻrent donc en une seule colonne sur notre centre, le 22 aoÃŧt dernier. Ils sont entrÃĐs à Longwy, et hier nous avons entendu le canon du cÃītÃĐ de Verdun. ÂŧLes Prussiens sont donc devant Verdun, s'ils ne sont point à Verdun. Âŧ26 000 Autrichiens, commandÃĐs par le gÃĐnÃĐral Clerfayt, les soutiennent à droite en marchant sur Stenay. Âŧ16 000 Autrichiens, sous les ordres du prince Hohenlohe-Kirchberg, et 10 000 Hessois, flanquent la gauche des Prussiens. ÂŧLe duc de Saxe-Teschen occupe les Pays-Bas et menace les places fortes. ÂŧLe prince de CondÃĐ, avec 6 000 ÃĐmigrÃĐs, s'est portÃĐ sur Philippsburg. ÂŧTout au contraire, nos armÃĐes sont disposÃĐes de la façon la plus malheureuse pour rÃĐsister à une masse de 60 000 hommes. Beurnonville, Moreton et Duval rÃĐunissent 30 000 hommes dans les trois camps de Maulde, de Maubeuge et de Lille. ÂŧL'armÃĐe de 33 000 hommes que nous commandons est complÃĻtement dÃĐsorganisÃĐe par la fuite de La Fayette, qui s'ÃĐtait fait aimer d'elle; mais cela ne m'inquiÃĻte que secondairement. Si je ne m'en fais pas aimer, je m'en ferai craindre. Âŧ20 000 hommes sont à Metz, commandÃĐs par Kellermann. Âŧ15 000 hommes, sous Custine, sont à Landau. ÂŧBiron est en Alsace avec 30 000. Inutile non seulement de nous occuper de lui, mais d'y penser. ÂŧNous n'avons donc à opposer à nos 60 000 Prussiens que mes 23 000 hommes et les 20 000 de Kellermann, en supposant qu'il consente à m'obÃĐir et veuille bien faire sa jonction avec moi. ÂŧVoilà la situation claire, nette, prÃĐcise. Vos avis?Âŧ Le plus jeune des gÃĐnÃĐraux c'ÃĐtait ce beau Dillon, qui passait pour avoir ÃĐtÃĐ l'amant de la reine. AprÃĻs l'ÃĐchauffourÃĐe de QuiÃĐvrain, son frÃĻre, que l'on avait pris pour lui, avait ÃĐtÃĐ tuÃĐ par ses propres soldats, sous le prÃĐtexte que l'amant de la reine ne pouvait Être qu'un traÃŪtre. Quant à lui, on citait à l'appui de ce bruit d'intimitÃĐ avec Marie-Antoinette deux faits: On avait reconnu à son colback une magnifique aigrette, montÃĐe en diamants, que l'on avait vue deux ou trois jours auparavant à la coiffure de la reine, et dans la cour des Tuileries il avait passÃĐ une revue parÃĐ de cette aigrette. Puis on racontait que, à un bal oÃđ il avait eu l'honneur de valser avec la reine, la reine, qui aimait cette danse à la folie, s'ÃĐtait arrÊtÃĐe tout ÃĐtourdie pour reprendre haleine, sans s'apercevoir que le roi ÃĐtait derriÃĻre elle, et, se penchant nonchalamment sur l'ÃĐpaule du bel officier, lui avait dit: --Mettez la main sur mon cœur, vous verrez comme il bat. --Madame, dit, en arrÊtant la main de Dillon, le roi qui avait entendu, le colonel aura la galanterie de vous croire sur parole. Arthur Dillon ÃĐtait non seulement d'une beautÃĐ remarquable, mais il ÃĐtait brave à toute ÃĐpreuve, et si l'on pouvait reprocher quelque chose à son intelligence guerriÃĻre, c'ÃĐtait trop de tÃĐmÃĐritÃĐ. --Citoyens, dit-il, c'est avec la timiditÃĐ d'un jeune homme que j'oserai donner mon avis devant des hommes de votre distinction et de votre expÃĐrience. Mais je crois, d'aprÃĻs ce que vient de nous dire le gÃĐnÃĐral en chef, notre ligne de dÃĐfense impossible, et serais d'avis de gagner la Flandre et d'agir contre les Pays-Bas autrichiens de maniÃĻre à opÃĐrer une diversion qui forçÃĒt les ennemis de revenir sur Bruxelles, oÃđ d'ailleurs la prÃĐsence des Français ferait certainement ÃĐclater une rÃĐvolution. Il salua et se rassit; le gÃĐnÃĐral Monet se leva. --Il me semble, dit-il, tout en rendant justice à l'intention de notre jeune collÃĻgue, que nous retirer en Flandre serait abandonner le poste oÃđ la France nous a placÃĐs. Je propose de nous retirer vers ChÃĒlons et de dÃĐfendre la ligne de la Marne. En ce moment, le soldat de planton annonça qu'un cavalier couvert de poussiÃĻre, arrivant de Verdun, demandait à parler sans retard au gÃĐnÃĐral en chef. Dumouriez consulta de l'œil le conseil. Il reconnut dans tous les regards l'aviditÃĐ des nouvelles. --Faites entrer, dit-il. Jacques MÃĐrey parut avec le costume moitiÃĐ civil, moitiÃĐ militaire des reprÃĐsentants du peuple: redingote bleue à larges revers avec une ceinture supportant un sabre et des pistolets, chapeau à plumes tricolores, culotte de peau collante, bottes molles montant au-dessus du genou. --Citoyens, dit-il, je suis porteur de mauvaises nouvelles; mais les mauvaises nouvelles ne supportent pas de retard, voilà pourquoi j'ai insistÃĐ pour Être introduit prÃĻs de vous. Verdun a ÃĐtÃĐ livrÃĐ Ã  l'ennemi; Beaurepaire, son commandant, s'est brÃŧlÃĐ la cervelle. Le gÃĐnÃĐral Galbaud est en retraite sur Paris, par Clermont et Sainte-Menehould. Et je viens vous dire de la part de Danton que le salut de la France est entre vos mains. Et, s'avançant vers le gÃĐnÃĐral en chef, il lui prÃĐsenta la lettre dont il ÃĐtait porteur. Dumouriez salua, prit la lettre sans la lire. --Citoyens, dit-il, quelle est l'opinion de la majoritÃĐ? Les trois gÃĐnÃĐraux qui n'avaient point encore parlÃĐ se levÃĻrent, et l'un des trois, parlant pour lui et les deux autres: --GÃĐnÃĐral, dit-il, nous nous rallions à l'avis du gÃĐnÃĐral Monet. --C'est-à-dire que vous Êtes d'avis de vous retirer vers ChÃĒlons et de dÃĐfendre la ligne de la Marne. --Oui, citoyen gÃĐnÃĐral, rÃĐpondirent les trois officiers d'une seule voix. --C'est bien, dit Dumouriez; citoyens, j'aviserai. Et, levant la sÃĐance, il salua et congÃĐdia les officiers. Puis, se tournant vers Jacques MÃĐrey: --Citoyen reprÃĐsentant, dit-il, tu as besoin d'un bain, d'un bon dÃĐjeuner et d'un bon lit; tu trouveras tout cela chez moi, si tu me fais l'honneur d'accepter l'hospitalitÃĐ que je t'offre. --De grand cœur, dit Jacques MÃĐrey, d'autant plus que j'ai à vous laisser pressentir des nouvelles de Paris plus intÃĐressantes et plus terribles encore peut-Être que ne sont celles de Verdun. Dumouriez, avec la courtoisie d'un ancien gentilhomme, sourit, salua et passa devant pour montrer le chemin au messager. Il le conduisit à la salle à manger, oÃđ l'attendaient, pour se mettre à table, Westermann et Fabre d'Églantine. --Citoyens, dit-il à Westermann et à Fabre d'Églantine, vous allez dÃĐjeuner aussi rapidement que possible; puis, comme il faut faire face aux nouvelles qui viennent d'arriver, Westermann, vous allez vous rendre à Metz et donner à Kellermann l'ordre de venir me joindre sans perdre une minute à Valmy. Vous, Fabre, vous allez prendre un cheval, et vous rendre à toute bride à ChÃĒlons, oÃđ vous arrÊterez la retraite de Galbaud, que vous ramÃĻnerez avec ses deux ou trois mille hommes à RÃĐvigny-aux-Vaches, oÃđ ils garderont jusqu'à nouvel ordre les sources de l'Aisne et de la Marne. Les deux hommes dÃĐsignÃĐs firent un mouvement. --Voici monsieur, dit Dumouriez, qui est envoyÃĐ comme vous par Danton, avec les mÊmes instructions que vous. Il reste prÃĻs de moi et suffira à me brÃŧler la cervelle si besoin est. --Mais, dit Westermann, notre mission est de rester prÃĻs de toi, citoyen gÃĐnÃĐral, et non d'aller oÃđ tu nous envoies. --Notre mission est de servir la patrie; or, pour le service de la patrie, je vous ordonne, moi, gÃĐnÃĐral en chef de l'armÃĐe de l'Est, vous, Westermann, d'aller à Metz et de m'amener Kellermann, et, à dÃĐfaut de Kellermann, ses vingt mille hommes. Vous aurez tout à la fois dans votre poche sa destitution et votre nomination; à vous, Fabre, d'aller à Clermont et d'arrÊter la retraite. Si Galbaud essaye de vous rÃĐsister, vous l'arrÊterez au milieu de ses hommes et l'enverrez pieds et poings liÃĐs au ComitÃĐ de Salut public. C'est ce que je ferai moi-mÊme pour le premier qui me rÃĐsistera. ÂŧPendant que vous dÃĐjeunerez, j'ÃĐcrirai les ordres et le citoyen MÃĐrey prendra un bain, à la sortie duquel je le mettrai au courant de mes intentions. DÃĐjeunez donc, chers amis; et toi, citoyen, mon valet de chambre va te conduire au bain; tu sais oÃđ est la salle à manger; au sortir du bain, je t'y attendrai.Âŧ Fabre et Westermann se mirent à table. Dumouriez entra dans son cabinet, qui confinait à la salle à manger, et Jacques MÃĐrey suivit le valet de chambre du gÃĐnÃĐral, qui le conduisait au bain. XXIV Les Thermopyles de la France Lorsque Jacques MÃĐrey, le corps convenablement frottÃĐ par le valet de chambre du gÃĐnÃĐral et les habits convenablement ÃĐpoussetÃĐs par son hussard, entra dans la salle à manger, Dumouriez y ÃĐtait seul et attendait. --Citoyen, dit-il à Jacques MÃĐrey, je ne suis point ÃĐtonnÃĐ que Danton me soupçonne et multiplie autour de moi ses agents; d'un mot, je vais le rassurer, et vous aussi. Jacques MÃĐrey s'inclina. --La situation est mauvaise, continua Dumouriez, mais telle que pouvait la dÃĐsirer un homme de ma trempe. La bataille que je vais livrer sauvera ou perdra la France. Je suis ambitieux et je veux attacher mon nom à la victoire. Je veux qu'on dise: ÂŦLes Prussiens n'ÃĐtaient plus qu'à cinq journÃĐes de Paris; Dumouriez, un homme inconnu, a sauvÃĐ la nation.Âŧ Remarquez que je dis la nation.--D'autres, Villars à Denain, le marÃĐchal de Saxe à Fontenoy, ont sauvÃĐ le royaume; Dumouriez, à l'Argonne, aura sauvÃĐ la nation. La forÊt d'Argonne, c'est les Thermopyles de la France. Je les dÃĐfendrai et serai plus heureux que LÃĐonidas. DÃĐjeunons! Puis, en s'asseyant, il frappa sur un timbre. --Appelle ThÃĐvenot et mes deux officiers d'ordonnance, dit Dumouriez, montrant en mÊme temps un fauteuil à Jacques MÃĐrey. Quelques secondes aprÃĻs, un jeune homme portant l'uniforme de chef de brigade entra. Il pouvait avoir trente à trente-deux ans, avait l'œil ferme et intelligent, ÃĐtait de grande taille, et salua Dumouriez, qui lui tendit familiÃĻrement la main. --Le chef de brigade ThÃĐvenot, dit Dumouriez; mon premier aide de camp toujours, mon conseiller quelquefois. Puis, indiquant le docteur: --Le citoyen Jacques MÃĐrey, docteur mÃĐdecin, dit-il en souriant d'une certaine façon, pour le moment reprÃĐsentant du peuple attachÃĐ Ã  ma personne. Puis, comme deux jeunes gens vÊtus en officiers de hussards, paraissant quinze ou seize ans, entraient, il continua: --Messieurs de Fernig, qui font sous moi leurs premiÃĻres armes, et que j'aime comme mes enfants. Et, en effet, l'œil plein d'expression et mÊme un peu dur de Dumouriez devint, en regardant les deux jeunes gens, d'une douceur extrÊme. Tous deux s'approchÃĻrent de lui, il rÃĐunit leurs quatre mains dans les deux siennes en leur souriant paternellement. Eux l'embrassÃĻrent tour à tour au front. Jacques MÃĐrey, qui s'ÃĐtait soulevÃĐ sur son siÃĻge pour ThÃĐvenot, se leva tout à fait pour les deux frÃĻres, ou plutÃīt pour les deux sœurs, dont il reconnut à l'instant mÊme le sexe. --Nous allons nous battre, et rudement, selon toute probabilitÃĐ, reprit Dumouriez; s'il arrivait malheur à l'un ou l'autre de ces enfants, je vous le recommande, docteur. Et, presque malgrÃĐ lui, sa bouche laissa ÃĐchapper un soupir. --Le citoyen MÃĐrey, qui avait ÃĐtÃĐ envoyÃĐ par notre _ami_ Danton à Verdun (et Dumouriez souligna par son sourire et par son intonation le mot ami), est arrivÃĐ nous annonçant que, comme Longwy, la ville s'est rendue aux premiers coups de canon. --Est-ce que Beaurepaire n'ÃĐtait pas là? demanda ThÃĐvenot. --Beaurepaire, forcÃĐ de capituler par la municipalitÃĐ, s'est brÃŧlÃĐ la cervelle pour ne pas signer la capitulation, dit Jacques MÃĐrey. --Mais ce n'est pas le tout, dit Dumouriez; le docteur, qui a quittÃĐ Paris il y a trois jours seulement, prÃĐtend qu'il va s'y passer des choses terribles. --Dans quel genre? demanda ThÃĐvenot. Les deux jeunes hussards ÃĐtaient muets, mais leur regard parlait pour eux. --Ce que j'ai cru deviner dans les quelques mots que Danton m'a dits, reprit le docteur, c'est qu'il ÃĐtait important de compromettre Paris tout entier en le trempant jusqu'au cou dans la rÃĐvolution, afin que les Parisiens, n'attendant point de pardon des souverains alliÃĐs, s'ensevelissent sous les ruines de la capitale. --Et de quelle façon Danton s'y prendra-t-il? --On a parlÃĐ du massacre des prisons. On ne peut, dit-on, envoyer les volontaires à la frontiÃĻre en laissant derriÃĻre eux un ennemi plus dangereux que celui qu'ils vont combattre. --En effet, dit Dumouriez, que la nouvelle n'ÃĐtonna ni ne rÃĐvolta, c'est peut-Être un moyen. Les deux jeunes gens avaient ÃĐchangÃĐ un regard avec ThÃĐvenot, qui leur rÃĐpondit par un mouvement d'ÃĐpaules. Leur regard disait _compassion_, le mouvement d'ÃĐpaules de ThÃĐvenot signifiait _nÃĐcessitÃĐ_. En ce moment, le bruit d'un cheval entrant au galop dans la cour se fit entendre. Les deux jeunes filles firent un mouvement pour se lever, Dumouriez les arrÊta d'un regard. Puis, à ThÃĐvenot: --Voyez ce que c'est, dit-il. ThÃĐvenot alla à la fenÊtre, qu'il ouvrit. Il se trouvait à la hauteur du courrier qui arrivait. --De quelle part? demanda ThÃĐvenot. --Le gÃĐnÃĐral verra, rÃĐpondit le courrier en tendant son pli au chef de brigade. --DÃĐpÊche pour vous seul, à ce qu'il paraÃŪt, dit ThÃĐvenot. Et il remit la dÃĐpÊche au gÃĐnÃĐral, en criant aux gens de la maison qui aidaient le courrier à mettre pied à terre, brisÃĐ qu'il ÃĐtait par la route: --Ayez soin à ce que cet homme ne manque de rien. --Pour _moi seul_, mon cher ThÃĐvenot, rÃĐpÃĐta Dumouriez. Vous savez que je n'ai pas de secrets pour vous ni pour personne, ajouta-t-il en se tournant du cÃītÃĐ du docteur. Et brisant le cachet: --Ah! c'est du prince, dit-il; pardon, je ne pourrai jamais m'habituer à l'appeler _ÉgalitÃĐ_. Que voulez-vous, mon cher ThÃĐvenot, je suis un aristocrate, c'est connu. Puis, se tournant vers Jacques MÃĐrey, et lisant au fur et à mesure: --Vous aviez raison, docteur, lui dit-il, cela a commencÃĐ avant-hier par des voitures de prisonniers que l'on amenait à l'Abbaye. La moitiÃĐ des prisonniers ont ÃĐtÃĐ tuÃĐs dans les voitures, l'autre moitiÃĐ dans la cour de l'ÃĐglise oÃđ on les avait fait entrer. De là le massacre s'est ÃĐtendu à l'Abbaye et va probablement s'ÃĐtendre aux autres prisons. C'est Marat et Robespierre qui ont fait le coup. Danton n'a point paru; il ÃĐtait au Champ de Mars passant la revue des volontaires. Puis s'interrompant: --Ah! par ma foi, dit-il, il y en a trop long, et puis c'est une affaire entre _bourgeois_, qui ne nous regarde pas, nous autres militaires. Lisez, docteur, lisez. Et il jeta la lettre du duc d'OrlÃĐans de l'autre cÃītÃĐ de la table, avec une expression de mÃĐpris indiquant combien il se trouvait heureux d'Être gÃĐnÃĐral en chef sur le thÃĐÃĒtre de la guerre au lieu d'Être ministre à Paris. Jacques MÃĐrey la prit avec un calme prouvant qu'il n'avait rien à faire avec le mÃĐpris de Dumouriez, et la lut d'un bout à l'autre. --Ah! dit-il, l'Assemble a rÃĐclamÃĐ l'abbÃĐ Sicard et l'a sauvÃĐ. --Cette bonne AssemblÃĐe! s'ÃĐcria Dumouriez, elle a osÃĐ! Mais elle va se faire donner le fouet par la Commune. --Manuel, continua Jacques, a sauvÃĐ de son cÃītÃĐ Beaumarchais. --Par ma foi! dit Dumouriez, il eÃŧt pu mieux choisir. --Le duc continue, dit Jacques MÃĐrey, en vous annonçant qu'il vous enverra un courrier tous les jours, et en demandant si vous voulez ses deux fils pour aides de camp. Et Jacques MÃĐrey posa la lettre sur la table. --Diable! fit Dumouriez, voilà de ces demandes auxquelles il faut songer avant d'y rÃĐpondre. Comme il y va, monseigneur! deux princes dans mon armÃĐe! On verra. Chacun demeura sÃĐrieux ou tout au moins pensif pendant le reste du repas. Seules les deux sœurs ÃĐchangÃĻrent quelques mots tout bas, puis Dumouriez se leva, et, s'adressant à ThÃĐvenot et à Jacques: --Citoyens, leur dit-il, faites-moi le plaisir de me suivre dans mon cabinet. Tous deux se levÃĻrent et suivirent Dumouriez. --Eh bien! demanda ThÃĐvenot, qu'a-t-on dÃĐcidÃĐ au conseil? --Rien de bon. Dillon a proposÃĐ une pointe en Flandre. C'ÃĐtait bon il y a quinze jours. L'ennemi serait à Paris avant que nous fussions à Bruxelles. Les autres veulent se retirer derriÃĻre la Marne. Laisser l'ennemi faire un pas de plus en France serait une honte; il n'y est dÃĐjà entrÃĐ que trop avant. Alors, continua Dumouriez, j'ai rÃĐpondu que je rÃĐflÃĐchirais; mais dÃĐjà mon plan ÃĐtait fait. J'ai dit tout à l'heure à notre cher hÃīte que les bois de l'Argonne seraient les Thermopyles de la France. Je tiendrai parole. Voici, sur la plus grande ÃĐchelle oÃđ j'ai pu le trouver, un plan de la forÊt d'Argonne qui s'ÃĐtend, vous le voyez, de Semuy à Triaucourt. Maintenant il nous faudrait un homme pratique, un garde de la forÊt; nous n'en sommes qu'à sept ou huit lieues; faites monter à cheval un hussard qui prenne un cheval en main, et qu'il nous amÃĻne le premier garde venu. --Inutile, citoyen gÃĐnÃĐral, dit Jacques MÃĐrey. --Pourquoi inutile? demanda Dumouriez. --Mais parce que je suis de Stenay, parce que pendant dix ans j'ai herborisÃĐ, chassÃĐ et pÊchÃĐ mÊme dans la forÊt d'Argonne, qui est en quelque sorte enfermÃĐe par deux riviÃĻres, l'Oise et l'Aisne, et que je connais ma forÊt mieux qu'aucun garde. --Alors, dit Dumouriez, le citoyen Danton nous a rendu un double service. ÂŧVois-tu, ThÃĐvenot, dit Dumouriez s'animant, vois-tu tous les avantages de mon plan? Outre que l'on ne recule pas, outre que l'on ne se rÃĐduit pas à la Marne comme derniÃĻre ligne de dÃĐfense, on fait perdre à l'ennemi un temps prÃĐcieux, on l'oblige à rester dans la Champagne pouilleuse, sur un sol dÃĐsolÃĐ, fangeux, stÃĐrile, insuffisant à la nourriture d'une armÃĐe; on ne lui cÃĻde pas un pays riche et fertile oÃđ il pourrait hiverner. Si l'ennemi, aprÃĻs avoir perdu quelques jours devant la forÊt, veut la trouver, il y rencontre Sedan et toute la ligne des places fortes des Pays-Bas; remonte-t-il du cÃītÃĐ opposÃĐ, il trouve Metz et l'armÃĐe de Kellermann. Kellermann, moi et Galbaud rÃĐunissons alors cinquante mille hommes, et à la rigueur nous pouvons livrer bataille; d'ailleurs ne vois-tu pas que le ciel est d'intelligence avec nous: une pluie constante, infatigable, tombe sur les Prussiens et les mouille à fond; ils ont dÃĐjà trouvÃĐ la boue en Lorraine; vers Metz et Verdun, la terre, d'aprÃĻs les rapports qui me sont faits, commence à se dÃĐtremper: la Champagne sera pour eux une vÃĐritable fondriÃĻre; les paysans ÃĐmigrent, les grains disparaissent comme si un tourbillon les avait emportÃĐs; il ne restera plus pour l'ennemi que trois choses sur la route: les raisins verts, la maladie et la mort. --Bravo, gÃĐnÃĐral, cria ThÃĐvenot. Ah! voilà oÃđ je vous reconnais. Jacques MÃĐrey lui tendit la main. Il n'y avait point à se tromper à l'enthousiasme qui brillait dans ses yeux. --GÃĐnÃĐral, lui dit-il, disposez de moi comme garde, comme soldat, mais associez-moi d'une façon ou de l'autre à cette grande action qui va sauver la France. Soyons vainqueurs d'abord, et je me charge d'Être le Grec de Marathon. --Eh bien! fit Dumouriez, dites-nous vite ce que vous pensez des passages qui traversent la forÊt d'Argonne? Il n'y a pas un instant à perdre, les fers de nos chevaux sont rouges. Jacques MÃĐrey se pencha sur la carte. --Écoutez, ThÃĐvenot, dit Dumouriez, et ne perdez pas un mot de ce qu'il va dire. --Soyez tranquille, gÃĐnÃĐral. Il y avait quelque chose de solennel, presque de sacrÃĐ, dans ces trois hommes qui, inclinÃĐs sur une carte, conspiraient l'honneur de la France et le salut de trente millions d'hommes! --Il y a, dit Jacques MÃĐrey au milieu du plus profond silence, cinq dÃĐfilÃĐs dans la forÊt d'Argonne. Suivez-les sous mon doigt. Le premier, à l'extrÃĐmitÃĐ du cÃītÃĐ de Semuy, appelÃĐ le _ChÊne Populeux_; le second, à la hauteur de Sugny, appelÃĐ la _Croix-au-Bois_; le troisiÃĻme, en face BrÃĐcy, appelÃĐ _Grand-PrÃĐ_; le quatriÃĻme, en face Vienne-la-ville, appelÃĐ la _Chalade_; le cinquiÃĻme, enfin, qui n'est autre que la route de Clermont à Sainte-Menehould, appelÃĐ les _Islettes_. Les plus importants sont ceux de _Grand-PrÃĐ_ et des _Islettes_. --Malheureusement aussi les plus ÃĐloignÃĐs de nous; aussi à ceux-là je me porterai moi-mÊme avec tout mon monde. --Maintenant, dit Jacques MÃĐrey, pour accomplir cette opÃĐration, vous avez deux routes: l'une qui passe derriÃĻre la forÊt et qui dÃĐrobe votre marche à l'ennemi, l'autre qui passe devant et qui la lui rÃĐvÃĻle. Dumouriez rÃĐflÃĐchit un instant. --Je passerai devant, dit-il; en nous voyant faire ce mouvement, je connais Clerfayt, c'est M. Fabius en personne; il croira qu'il m'est arrivÃĐ des renforts et que j'attaque sÃĐparÃĐment Autrichiens et Prussiens; il se retirera derriÃĻre Stenay, dans son camp fortifiÃĐ de Brouenne. Mettez-vous là, ThÃĐvenot. ThÃĐvenot s'assit, et, tout fiÃĐvreux de la mÊme fiÃĻvre qui brÃŧlait le gÃĐnÃĐral en lutte avec son gÃĐnie, tira à lui plume et papier, et attendit. --Écrivez, dit Dumouriez. Donnez ordre à Deubouquet de quitter le dÃĐpartement du Nord et de venir occuper le ChÊne Populeux;--à Dillon, de se mettre en marche entre la Meuse et l'Argonne. Je le suivrai avec le corps d'armÃĐe. Il marchera jusqu'aux Islettes, qu'il occupera, ainsi que la Chalade, forçant tout devant lui. Vous m'avez priÃĐ de vous employer, docteur; je ne sais pas refuser ces demandes-là aux bons patriotes. Je vous mets au poste du danger; vous serez son guide. --Merci, dit Jacques, tendant la main à Dumouriez. --Moi, continua Dumouriez, je me charge de la Croix-aux-Bois et de Grand-PrÃĐ. Y Êtes-vous? --Oui, dit ThÃĐvenot qui, sous la dictÃĐe du gÃĐnÃĐral, avait pris l'habitude d'ÃĐcrire aussi vite que la parole. --Maintenant, ordre à Beurnonville de quitter la frontiÃĻre des Pays-Bas, oÃđ il n'a rien à faire, et d'Être à Rethel le 13 avec dix mille hommes. --Et maintenant, faites battre le dÃĐpart et sonner le boute-selle. Ce dernier ordre fut donnÃĐ par Dumouriez aux deux frÃĻres ou aux deux sœurs Fernig, qui s'ÃĐlancÃĻrent au grand galop dans la ville. Un quart d'heure aprÃĻs, l'ordre de Dumouriez ÃĐtait exÃĐcutÃĐ, et l'on entendait, dominant le brouhaha qu'il occasionnait, les fanfares ÃĐclatantes de la trompette et les sourds roulement du tambour. XXV La Croix-au-Bois Deux heures aprÃĻs, toute l'armÃĐe ÃĐtait en marche et campait à quatre heures de Sedan. Le lendemain, Dillon avait connaissance des avant-postes de Clerfayt, occupant les deux rives de la Meuse. Une heure aprÃĻs, sous la conduite de Jacques MÃĐrey, le gÃĐnÃĐral Miakinsky attaquait avec quinze cents hommes les vingt-quatre mille Autrichiens de Clerfayt, qui, ainsi que l'avait prÃĐvu Dumouriez, se retirait et se renfermait dans son camp de Brouenne. Dillon passa devant le ChÊne Populaire qui, nous l'avons dit, devait Être occupÃĐ et dÃĐfendu par le gÃĐnÃĐral Dubouquet, et continua sa marche entre la Meuse et l'Argonne, suivi par Dumouriez et ses quinze mille hommes. Le surlendemain, Dumouriez ÃĐtait à Baffu; là, il s'arrÊtait pour occuper les dÃĐfilÃĐs de la Croix-aux-Bois et de Grand-PrÃĐ. Dillon continua audacieusement son chemin; il fit garder la Chalade, en passant, par deux mille hommes, et arriva aux Islettes, oÃđ il trouva Galbaud avec quatre mille hommes. Le gÃĐnÃĐral ÃĐtait venu là de lui-mÊme, et n'avait pas encore vu Fabre d'Églantine, qui courait aprÃĻs lui sur la route de ChÃĒlons. C'est aux Islettes que Jacques MÃĐrey fut d'une vÃĐritable utilitÃĐ Ã  Dillon; il connaissait le pays, ravins et collines. Il indiqua au gÃĐnÃĐral, sur le haut de la montagne qui domine les Islettes, un emplacement admirable pour ÃĐtablir une batterie qui rendait ce passage inabordable et dont, aprÃĻs soixante-seize ans, on voit encore l'emplacement aujourd'hui. Outre cette batterie, Dillon ÃĐleva d'excellents retranchements, fit des abatis d'arbres qui formÃĻrent sur la route autant de barricades, et se rendit complÃĻtement maÃŪtre des deux routes qui conduisent à Sainte-Menehould et de Sainte-Menehould à ChÃĒlons. Les travaux de Dumouriez à Grand-PrÃĐ ÃĐtaient non moins formidables: l'armÃĐe ÃĐtait rangÃĐe sur des hauteurs s'ÃĐlevant en amphithÃĐÃĒtre; au pied de ces hauteurs ÃĐtaient de vastes prairies que l'ennemi ÃĐtait forcÃĐ d'aborder à dÃĐcouvert. Deux ponts ÃĐtaient jetÃĐs sur l'Aire, deux avant-gardes dÃĐfendaient ces deux ponts; en cas d'attaque, elles se retiraient en les brÃŧlant; et, en supposant Dumouriez chassÃĐ de hauteur en hauteur, il descendait sur le versant opposÃĐ, trouvait l'Aisne qu'il mettait entre lui et les Prussiens en faisant sauter ces deux ponts. Or, il ÃĐtait à peu prÃĻs certain que l'ennemi ÃĐchouerait dans ses attaques et que de ce poste ÃĐlevÃĐ Dumouriez dominerait tranquillement la situation. Le 8, on apprit que, la veille, Dubouquet, avec six mille hommes, avait occupÃĐ le passage du ChÊne Populeux; le seul qui restÃĒt libre ÃĐtait donc celui de la Croix-aux-Bois, situÃĐ entre le ChÊne Populeux et le Grand-PrÃĐ. Dumouriez y alla de sa personne, fit rompre la route, abattre les arbres et y mit pour le dÃĐfendre un colonel avec deux escadrons et deux bataillons. DÃĻs lors sa promesse ÃĐtait remplie; l'Argonne, comme les Thermopyles, ÃĐtait gardÃĐe. Paris avait devant lui un retranchement que celui qui l'avait ÃĐlevÃĐ regardait lui-mÊme comme inexpugnable. Le duc d'OrlÃĐans avait tenu parole. Jour par jour, Dumouriez avait ÃĐtÃĐ instruit des massacres des prisons; sous une apparente insouciance, ces hideux assassinats de Mme de Lamballe à l'Abbaye, des enfants à BicÊtre, des femmes à la SalpÊtriÃĻre, lui soulevaient le cœur; il notait les assassins sur le calepin des reprÃĐsailles, et se promettait, tout en souriant à ces horribles nouvelles, une affreuse vengeance si jamais il arrivait au pouvoir. Le duc d'OrlÃĐans lui-mÊme n'ÃĐtait pas restÃĐ impassible aux massacres. On avait portÃĐ la tÊte de Mme de Lamballe sous ses fenÊtres, sous prÃĐtexte qu'une amie de la reine devait Être une ennemie du duc d'OrlÃĐans; mais on l'avait forcÃĐ de saluer cette tÊte, mais on avait forcÃĐ Mme de Buffon de la saluer. Elle s'ÃĐtait levÃĐe de table, et, pÃĒle jusqu'à la lividitÃĐ, à moitiÃĐ morte, elle avait paru au balcon. Le duc d'OrlÃĐans, qui payait un douaire à Mme de Lamballe, ÃĐcrivait à Dumouriez: _Ma fortune, à cette mort, s'est augmentÃĐe de 300 000 francs de rente, mais ma tÊte ne tient qu'à un fil._ _Je vous envoie mes deux fils aÃŪnÃĐs, sauvez-les._ DÃĻs lors il n'y avait plus à balancer, il fallait les prendre. Le 10, le duc de Chartres arriva de la Flandre française avec son rÃĐgiment, dans lequel son frÃĻre, le duc de Montpensier, servait comme lieutenant. C'ÃĐtait à cette ÃĐpoque un beau et brave jeune homme de vingt ans à peine, ayant ÃĐtÃĐ ÃĐlevÃĐ Ã  la Jean-Jacques par Mme de Genlis, extrÊmement instruit, quoique son instruction fÃŧt plus ÃĐtendue que profonde. Dans les quelques combats oÃđ il s'ÃĐtait trouvÃĐ, il avait fait preuve d'un rare courage. Son frÃĻre n'ÃĐtait encore qu'un enfant, mais un enfant charmant, comme celui que j'ai connu et qui portait le mÊme nom que lui. Dumouriez les reçut à merveille, et dÃĻs ce jour une idÃĐe pointa dans son esprit. Louis XVI ÃĐtait devenu impossible; trop de fautes, et mÊme de parjures, l'avaient rendu odieux à la nation. La RÃĐpublique ÃĐtait imminente; mais serait-elle durable? Dumouriez ne le croyait pas. Le comte de Provence et le comte d'Artois, en s'exilant, avaient renoncÃĐ au trÃīne de France. Il ne fallait que populariser, par deux ou trois victoires auxquelles il prendrait part, le nom du duc de Chartres, et, à un moment donnÃĐ, le prÃĐsenter à la France comme un moyen terme entre la rÃĐpublique et la royautÃĐ. Ce fut le rÊve que fit et que caressa Dumouriez à partir de ce moment. Avec le duc de Chartres et son frÃĻre, le corps que Dumouriez avait commandÃĐ dans les Flandres vint le rejoindre; il ÃĐtait composÃĐ d'hommes trÃĻs braves, trÃĻs aguerris, trÃĻs dÃĐvouÃĐs. S'il restait quelque doute sur Dumouriez, ce que les nouveaux venus racontÃĻrent de leur gÃĐnÃĐral l'effaça. Puis Dumouriez, avec sa haute intelligence, comprenait que c'est surtout le moral du soldat qu'il faut soutenir. Il ordonna à la musique de jouer trois fois par jour. Il donna des bals sur l'herbe avec des illuminations sur les arbres, bals auxquels il attira toutes les jolies filles de Cernay, de Melzicourt, de Vienne-le-ChÃĒteau, de la Chalade, de Saint-Thomas, de Vienne-la-ville et des Islettes. Les deux princes commencÃĻrent leur ÃĐtude de la popularitÃĐ en faisant danser des paysannes. Les deux jeunes hussards les aidaient de leur mieux. Deux ou trois fois Dumouriez invita les officiers prussiens et autrichiens de Stenay, de Dun-sur-Meuse, de Charny et de Verdun à y venir: s'ils fussent venus, il leur eÃŧt fait visiter ses retranchements. Ils ne vinrent pas et il ne put se donner le plaisir de cette gasconnade. Les souffrances cependant ÃĐtaient à peu prÃĻs les mÊmes pour nos soldats que pour l'ennemi: la pluie cinq jours sur six; on ÃĐtait obligÃĐ de sabler avec le gravier de la riviÃĻre l'endroit sur lequel on dansait; mauvais vin, mauvaise biÃĻre; mais il y avait dans l'air et dans la parole du chef la flamme du Midi; en voyant le gÃĐnÃĐral gai, le soldat chantait; en voyant le gÃĐnÃĐral manger son pain bis en riant, le soldat mangeait son pain noir en criant: ÂŦVive la nation!Âŧ Un jour, il se passa une chose grave, et qui montra d'outre en outre l'esprit de cette armÃĐe sur laquelle reposait le salut de la France. Chaque jour, des dÃĐtachements de volontaires arrivaient et ÃĐtaient incorporÃĐs dans des rÃĐgiments. ChÃĒlons, comme les autres villes, envoya son contingent; mais ChÃĒlons s'ÃĐtait, au profit de la RÃĐvolution, dÃĐbarrassÃĐ de ce qu'il avait de pis: c'ÃĐtait une tourbe de drÃīles, parmi lesquels se trouvaient une cinquantaine d'hommes qui, sur la circulaire de Marat, avaient septembrisÃĐ de leur mieux. Ils aboyÃĻrent en criant: ÂŦVive Marat! la tÊte de Dumouriez! la tÊte de l'aristocrate! la tÊte du traÃŪtre.Âŧ Ils croyaient rallier à eux les trois quarts de l'armÃĐe, ils se trouvÃĻrent seuls. Puis, tandis qu'ils faisaient de leur mieux pour mettre la discorde parmi les patriotes, Dumouriez monta à cheval avec ses hussards. Les mutins virent d'un cÃītÃĐ mettre quatre canons en batterie, de l'autre cÃītÃĐ un escadron prÊt à charger. Dumouriez ordonna à ses canonniers d'allumer les mÃĻches, à ses hussards de tirer le sabre du fourreau; il en fit autant qu'eux, et, s'approchant d'eux à la distance d'une trentaine de pas: --L'armÃĐe de Dumouriez, dit-il à haute voix, ne reçoit dans ses rangs que de bons patriotes et des gens honnÊtes. Elle a en mÃĐpris les maratistes et en horreur les assassins. Il y a au milieu de vous des misÃĐrables qui vous poussent au crime. Chassez-les vous-mÊmes de vos rangs ou j'ordonne à mes artilleurs de faire feu, et je sabre avec mes hussards ceux qui seront encore debout. Donc, vous entendez, pas de maratistes, pas d'assassins, pas de bourreaux dans nos rangs. Chassez-les. Devenez bons, braves et grands comme ceux parmi lesquels vous avez l'honneur d'Être admis! Cinquante ou soixante hommes furent chassÃĐs. Ils disparurent comme s'ils s'ÃĐtaient abÃŪmÃĐs sous terre. Le reste rentra dans les rangs et prit l'esprit de l'armÃĐe, complÃĻtement pur des excÃĻs de l'intÃĐrieur. Jusqu'au 10 septembre, le roi de Prusse resta à Verdun, rÃĐpÃĐtant à qui voulait l'entendre qu'il venait pour rendre _au roi la royautÃĐ, les ÃĐglises aux prÊtres, les propriÃĐtÃĐs aux propriÃĐtaires_. Ces mots, nous l'avons dÃĐjà dit, avaient fait dresser l'oreille au paysan. S'il ne s'ÃĐtait agi que de rendre l'ÃĐglise aux prÊtres, le sentiment de la France, qui est profondÃĐment religieux, leur en eÃŧt de lui-mÊme rouvert les portes, mais en rendant les ÃĐglises aux prÊtres, on rendait les biens au clergÃĐ. Or, on avait confisquÃĐ pour quatre milliards de biens aux couvents et aux ordres religieux, et par les ventes qui depuis janvier en avaient ÃĐtÃĐ la suite, ces propriÃĐtÃĐs avaient passÃĐ de la main morte à la vivante, des paresseux aux travailleurs, des abbÃĐs libertins, des chanoines ventrus, des ÃĐvÊques fastueux aux honnÊtes laboureurs[A]; en huit mois, une France nouvelle s'ÃĐtait faite. Le 10, cependant, les Prussiens se dÃĐcidÃĻrent à se mettre en mouvement; ils sondÃĻrent tous nos avant-postes, escarmouchÃĻrent sur le front de tous nos dÃĐtachements. Sur plusieurs points, nos soldats ÃĐtaient si dÃĐsireux d'en arriver à une action dÃĐcisive, qu'ils escaladÃĻrent leurs retranchements et chargÃĻrent à la baÃŊonnette. Le soir mÊme, il y eut rapport chez le gÃĐnÃĐral. Jacques MÃĐrey, qui n'avait aucune fonction fixe, s'ÃĐtait chargÃĐ d'inspecter tous les postes. Il revint de son inspection en disant que le passage de la Croix-aux-Bois n'ÃĐtait pas suffisamment gardÃĐ. Mais, sur ce point, il ne trouva malheureusement point d'accord avec le colonel qui y commandait. Le passage de la Croix-aux-Bois ÃĐtait le seul que les Prussiens n'eussent pas ÃĐprouvÃĐ. Le colonel prÃĐtendit qu'il leur ÃĐtait inconnu, et que non seulement il y avait assez d'hommes pour le garder, mais qu'il pouvait encore envoyer deux ou trois cents hommes au camp de Grand-PrÃĐ. Jacques MÃĐrey insista prÃĻs de Dumouriez; mais le colonel, qui tenait à prouver qu'il avait raison, envoya à la Chalade un bataillon et un escadron. La nuit suivante, tourmentÃĐ par ses pressentiments, Jacques MÃĐrey monta à cheval et s'achemina vers le passage de la Croix-aux-Bois. Mais peu à peu d'autres pensÃĐes que celles qui avaient dÃĐterminÃĐ son dÃĐpart leur succÃĐdÃĻrent dans son esprit, et il se mit à rÊver comme il rÊvait quand il ÃĐtait seul. À Éva; À sa vie si vide depuis qu'elle semblait et mÊme qu'elle ÃĐtait si agitÃĐe. Oui, certes, Jacques MÃĐrey ÃĐtait un excellent patriote; oui, la France tenait dans son cœur la place qu'elle devait y tenir, mais elle n'y avait rien fait perdre à la toute-puissance du souvenir d'Éva. OÃđ ÃĐtait-elle? que devenait-elle? Ne lui avait-elle pas ÃĐtÃĐ arrachÃĐe avant que la crÃĐation complÃĻte, non pas du corps, mais du cerveau fÃŧt accomplie? Elle resterait belle, il y avait mÊme à parier qu'elle embellirait encore; mais son esprit serait-il assez soutenu par l'ÃĐducation pour conserver un sens moral qui pousse toujours son libre arbitre au bien; sa mÃĐmoire serait-elle assez tenace pour continuer d'enfermer dans son cœur le souvenir de celui qui, aprÃĻs Dieu, l'avait faite ce qu'elle ÃĐtait? --Oh! murmurait Jacques. La clartÃĐ s'ÃĐtait faite dans son esprit, mais il y avait encore du trouble dans son ÃĒme... Et il voyait peu à peu son image s'obscurcissant dans cette ÃĒme pour ainsi dire inachevÃĐe, jusqu'à ce qu'elle se confondit dans cette nuit du passÃĐ oÃđ flottent les rÊves vains sortis par la porte d'ivoire. Jacques MÃĐrey avait jetÃĐ la bride sur le cou de son cheval. Il n'ÃĐtait plus sur la limite de la forÊt d'Argonne, il ne suivait plus les rives de l'Aisne, il n'allait plus surveiller le passage menacÃĐ de la Croix-aux-Bois. Il ÃĐtait à Argenton, dans la maison mystÃĐrieuse, sous l'arbre de la science; il conduisait Éva dans la grotte oÃđ pour la premiÃĻre fois elle lui avait dit qu'elle l'aimait et oÃđ elle le lui redisait encore. Il revivait enfin sa vie heureuse, quand tout à coup il crut entendre le pÃĐtillement de la fusillade suivi du cri d'alarme! D'un mÊme mouvement, il se dressa sur ses ÃĐtriers et son cheval hennit. Toute la fantasmagorie du passÃĐ disparut alors comme dans une fÃĐerie. Pareil à un dormeur qu'un rÊve avait transportÃĐ dans des jardins dÃĐlicieux, sous un lumineux soleil, et qui se rÃĐveille la nuit dans un dÃĐsert, au milieu des prÃĐcipices, lui se rÃĐveilla dans un chemin boueux, dans une forÊt sombre, trempÃĐ par une pluie fine et glacÃĐe, au milieu des ÃĐclairs de l'artillerie et de la fusillade qui illuminaient l'ÃĐpaisseur du bois. Jacques MÃĐrey mit son cheval au galop, mais, en arrivant à la petite plaine de LongwÃĐe, il se trouva au milieu des fuyards. Il devina tout, la Croix-aux-Bois avait ÃĐtÃĐ attaquÃĐe comme il l'avait prÃĐvu, la position ÃĐtait forcÃĐe par les Autrichiens et les ÃĐmigrÃĐs commandÃĐs par le prince de Ligne. Une espÃĻce de bataillon carrÃĐ s'ÃĐtait formÃĐ au commencement de la petite plaine. Jacques MÃĐrey courut là oÃđ on rÃĐsistait encore. Mais, comme il y arrivait, trois ou quatre cents cavaliers chargeaient le colonel français au milieu de ses quelques centaines d'hommes, avec lesquels il essayait de soutenir la retraite. Jacques MÃĐrey se jeta au milieu de la mÊlÃĐe. Le colonel luttait corps à corps avec deux des cavaliers, qui, par une charge de fond, avaient, au cri de ÂŦVive le roi!Âŧ rompu le carrÃĐ. De ses deux coups de pistolets, Jacques les jeta à bas de leurs chevaux, mais à l'instant mÊme il se trouva entourÃĐ; il mit le sabre à la main; puis, au milieu des tÃĐnÃĻbres, para et porta quelques coups. La nuit ÃĐtait complÃĻtement sombre, on ne voyait qu'à la lueur des coups de pistolet. Deux ou trois coups ÃĐchangÃĐs firent une de ces clartÃĐs ÃĐphÃĐmÃĻres; mais à cette clartÃĐ Jacques crut reconnaÃŪtre, sous l'uniforme gris et vert des ÃĐmigrÃĐs, le seigneur de Chazelay. Il jeta un cri de rage, poussa son cheval sur lui; mais au mÊme instant il sentit son cheval faiblir des quatre pieds: une balle qui lui ÃĐtait destinÃĐe l'avait atteint à la tÊte au moment oÃđ il le faisait cabrer pour franchir l'obstacle. Il s'abÃŪma entre les pieds des chevaux, resta un instant immobile, s'abritant au cadavre de l'animal mort; puis, se relevant et se glissant par une ÃĐclaircie, il se trouva sous le dÃīme de la forÊt, c'est-à-dire dans une profonde obscuritÃĐ. Il ne pouvait rien dans cette terrible ÃĐchauffourÃĐe qui livrait un des passages à l'ennemi, mais il pouvait beaucoup s'il prÃĐvenait à temps Dumouriez de cette catastrophe. Il s'appuya au tronc d'un chÊne, se tÃĒta pour voir s'il n'avait rien de cassÃĐ; puis s'orientant, il se rappela qu'un petit sentier conduisait de LongwÃĐe à Grand-PrÃĐ, et que ce sentier cÃītoyait une des sources de l'Aisne; il ÃĐcouta, entendit à quelques pas de lui le murmure d'un ruisseau, descendit une courte berge, trouva la source. DÃĻs lors il ÃĐtait tranquille, comme il avait trouvÃĐ le ruisseau il trouva le sentier, ÃĐloignÃĐ seulement d'une lieue et demie de Grand-PrÃĐ. Il y fut en trois quarts d'heure. Deux heures du matin sonnaient au moment oÃđ, trempÃĐ tout à la fois de pluie et de sueur, couvert de boue et de sang, il frappait à la porte du gÃĐnÃĐral. XXVI Le prince de Ligne Jacques MÃĐrey avait instinctivement trop l'intelligence des accidents de guerre pour communiquer la nouvelle à un autre qu'au gÃĐnÃĐral en chef. C'est, en pareil cas, le sang-froid, la dÃĐcision rapide et surtout le silence du gÃĐnÃĐral qui sauvent l'armÃĐe. Il connaissait la chambre de Dumouriez et s'apprÊtait à le faire rÃĐveiller par le planton qui veillait dans son antichambre, lorsqu'il vit que la lumiÃĻre filtrait à travers les rainures de la porte. Il frappa à cette porte. La voix ferme et nette du gÃĐnÃĐral lui rÃĐpondit: --Entrez. Dumouriez n'ÃĐtait pas encore couchÃĐ. Il travaillait à ses MÃĐmoires, oÃđ il avait l'habitude de consigner jour par jour ce qui lui arrivait. En retard de quelques jours, il se remettait au courant. --Ah! ah! dit-il en voyant MÃĐrey couvert de boue et de sang. Mauvaise nouvelle, je parie! --Oui, gÃĐnÃĐral; le passage de la Croix-aux-Bois est forcÃĐ par les Autrichiens. --J'en avais le pressentiment. Et le colonel? --TuÃĐ. --C'est ce qu'il avait de mieux à faire. Dumouriez alla en toute hÃĒte à un grand plan de la forÊt d'Argonne pendu au mur. --Ah! dit-il philosophiquement, il faut que chaque homme ait le dÃĐfaut de ses qualitÃĐs. Ardent à concevoir, je manque souvent de patience dans l'exÃĐcution. J'aurais dÃŧ ÃĐtudier chaque passage de mes propres yeux; je ne l'ai pas fait, et, imbÃĐcile que je suis, j'ai ÃĐcrit à l'AssemblÃĐe que l'Argonne ÃĐtait les Thermopyles de la France! Voilà mes Thermopyles forcÃĐs, et tu n'es pas mort, LÃĐonidas? --Heureusement, dit Jacques MÃĐrey, aprÃĻs les Thermopyles, Salamines! --Cela vous est bien aisÃĐ Ã  dire, fit Dumouriez avec le plus grand calme. Et si Clerfayt ne perd pas son temps, selon son habitude, s'il tourne la position de Grand-PrÃĐ, si avec ses trente mille Autrichiens il occupe les passages de l'Aisne, tandis que les Prussiens m'attaqueront de face, enfermÃĐ avec mes vingt-cinq mille hommes par soixante-quinze mille hommes, par deux cours d'eau et de la forÊt, je n'ai plus qu'à me rendre ou à faire tuer mes hommes depuis le premier jusqu'au dernier. La seule armÃĐe sur laquelle comptÃĒt la France est anÃĐantie, et messieurs les alliÃĐs peuvent tranquillement prendre la route de la capitale. --Il faut, sans perdre un instant, les dÃĐbusquer de là, gÃĐnÃĐral. --C'est bien ce que je vais essayer de faire. Éveillez ThÃĐvenot dans la chambre à cÃītÃĐ. Jacques MÃĐrey ouvrit la porte et appela ThÃĐvenot. ThÃĐvenot ne dormait jamais que d'un œil; il sauta à bas de son lit, passa un pantalon et accourut. --La Croix-aux-Bois est forcÃĐe, lui dit Dumouriez; faites ÃĐveiller Charot, qu'il parte avec six mille hommes, et que, coÃŧte que coÃŧte, il reprenne le passage. ThÃĐvenot ne prit que le temps de s'habiller, s'ÃĐlança vers le quartier du gÃĐnÃĐral Charot, le rÃĐveilla et lui transmit l'ordre du gÃĐnÃĐral. Pendant ce temps, Jacques MÃĐrey donnait à Dumouriez tous les dÃĐtails de ce qui s'ÃĐtait passÃĐ sous ses yeux à la Croix-aux-Bois. Lorsque Dumouriez apprit qu'il ÃĐtait revenu au camp de Grand-PrÃĐ par des sentiers traversant la forÊt, il lui demanda s'il pouvait par ces mÊmes sentiers guider une colonne qui attaquerait en flanc tandis que Charot attaquerait en tÊte. Jacques MÃĐrey s'engagea à conduire cette colonne, pourvu qu'elle fÃŧt formÃĐe d'infanterie seulement; quant à la cavalerie, il regardait comme une chose impossible de la faire passer par de pareils chemins. Quelque diligence que l'on y mÃŪt, il ÃĐtait grand jour lorsque la colonne fut prÊte à partir. Mais Dumouriez rÃĐflÃĐchit qu'une attaque de jour entraÃŪnait avec elle trop de chances diverses, tandis que, attaquÃĐ la nuit d'un cÃītÃĐ par lequel il ne pouvait pas attendre l'ennemi, et en mÊme temps obligÃĐ de se dÃĐfendre en tÊte, il y avait lieu de tout espÃĐrer. Il fallait trois heures au gÃĐnÃĐral Charot pour faire les trois lieues qu'il avait à franchir par la chaussÃĐe de l'Argonne, trajet qui nÃĐcessitait un double dÃĐtour. Il ne fallait qu'une heure et demie à Jacques pour conduire sa colonne à la hauteur de LongwÃĐe. Il fut donc convenu que Charot partirait à cinq heures pour arriver à la nuit close à l'entrÃĐe du dÃĐfilÃĐ, et Jacques à six heures et demie. Les premiers coups de canon de Charot, qui amenait avec lui deux piÃĻces de campagne, devaient servir de signal à MÃĐrey pour charger. MÃĐrey eut donc le temps de changer d'habits et de prendre un bain avant de se remettre en route, et, à six heures et demie, avec son costume de reprÃĐsentant, un fusil de munition à la main, il prit la tÊte de la colonne. Le duc de Chartres avait demandÃĐ Ã  Être de l'expÃĐdition. Mais Dumouriez lui avait dit en riant: --Patience, patience, monseigneur; attendez une belle bataille à la lumiÃĻre du soleil, les combats de nuit ne vont pas aux princes du sang. Puis il avait ajoutÃĐ Ã  voix basse: --Surtout quand ils sont aptes à succÃĐder! À huit heures, MÃĐrey et ses cinq cents hommes voyaient à un quart de lieue, à travers les arbres, les feux des bivouacs qui coupaient la forÊt sur toute la ligne du dÃĐfilÃĐ, mais qui se groupaient plus nombreux autour du village de LongwÃĐe oÃđ ÃĐtait le quartier gÃĐnÃĐral du prince de Ligne. Chaque soldat posa son sac à terre, s'assit sur son sac, mangea un morceau de pain, but une goutte d'eau-de-vie, et plein d'impatience attendit. Vers dix heures, on entendit les premiers coups de fusil ÃĐchangÃĐs entre les avant-postes autrichiens et l'avant-garde française. Puis, dix minutes aprÃĻs, le grondement du canon annonça que l'artillerie venait de se mÊler de la partie. DÃĻs les premiers coups de fusil, la petite colonne conduite par Jacques avait vu un grand trouble se manifester sur toute la ligne du dÃĐfilÃĐ; on voyait à la lueur des feux les soldats saisir leurs armes et courir du cÃītÃĐ de l'attaque. Jacques avait toutes les peines du monde à maintenir ses hommes, mais ses instructions ÃĐtaient prÃĐcises: ne pas donner avant le premier coup de canon. Ce premier coup de canon tant attendu se fit enfin entendre. Les soldats saisirent leurs fusils et, Jacques MÃĐrey à leur tÊte, s'ÃĐlancÃĻrent. --À la baÃŊonnette! cria Jacques MÃĐrey. Ne faites feu qu'au dernier moment! Et tous s'ÃĐlancÃĻrent à ce cri magique de ÂŦVive la nation!Âŧ qui, rÃĐpÃĐtÃĐ par l'ÃĐcho de la forÊt, eÃŧt pu faire croire aux Autrichiens et aux ÃĐmigrÃĐs qu'il ÃĐtait poussÃĐ par dix mille voix. Mais, pour combattre contre la France, les ÃĐmigrÃĐs n'en ÃĐtaient pas moins braves. Le cri de ÂŦVive le roi!Âŧ rÃĐpondit au cri de ÂŦVive la nation!Âŧ Et, pareille à un tourbillon, une charge de cavalerie, conduite par un homme de trente à trente-cinq ans, portant l'uniforme de colonel autrichien, habit blanc, pantalon rouge, ceinture d'or, descendit du haut de la colline oÃđ le village ÃĐtait situÃĐ. --Feu à vingt pas, et recevez les survivants sur vos baÃŊonnettes! Puis, d'une voix qui fut entendue de tous: --À moi l'officier! cria-t-il. Et, se plaçant au milieu du chemin, à la tÊte de la colonne, il attendit que les premiers cavaliers fussent à vingt pas de lui, ajusta l'officier, et fit feu. Cinq cents coups de fusil accompagnÃĻrent le sien. Chacun s'ÃĐtait postÃĐ le plus commodÃĐment possible pour tirer; chacun avait visÃĐ Ã  la lueur du feu des bivouacs. La chaussÃĐe ne permettait à la cavalerie de charger que sur huit hommes de front; mais les balles, en se croisant, avaient plongÃĐ des deux cÃītÃĐs dans les rangs; plus de cent chevaux et de deux cents cavaliers tombÃĻrent. Quant à l'officier, emportÃĐ par le galop de son cheval, il vint rouler auprÃĻs de Jacques MÃĐrey, tuÃĐ roide d'une balle au milieu de la poitrine. La chaussÃĐe ÃĐtait tellement obstruÃĐe de cadavres d'hommes et de chevaux, que les derniers rangs ne purent franchir la barricade sanglante qui venait de se lever entre eux et les patriotes. Quelques-uns des survivants, ÃĐchappÃĐs au massacre, vinrent se jeter sur les baÃŊonnettes et furent tuÃĐs ou pris. --Rechargez! cria MÃĐrey, et feu à volontÃĐ! Les patriotes rechargÃĻrent leurs fusils, et, s'ÃĐlançant sous bois de chaque cÃītÃĐ de la chaussÃĐe, ce que ne pouvaient faire les cavaliers, ils les poursuivirent en les fusillant. Quant à ceux qui ÃĐtaient dÃĐmontÃĐs, c'ÃĐtait l'affaire de la baÃŊonnette; tous se dÃĐfendaient avec acharnement, d'abord parce qu'ils ÃĐtaient tous braves, ensuite parce qu'ils savaient que tout prisonnier ÃĐmigrÃĐ ÃĐtait un homme fusillÃĐ. Donc ils aimaient mieux en finir sur le champ de bataille que dans les fossÃĐs d'une citadelle ou contre un vieux mur. Au reste, on entendait le canon de Charot qui se rapprochait, indication sÃŧre que les Autrichiens battaient en retraite; ils avaient fait la mÊme faute: la Croix-aux-Bois prise, ils ne l'avaient pas fait garder par un nombre d'hommes assez considÃĐrable. Les fuyards arrivÃĻrent sur les derriÃĻres de la colonne autrichienne, annonçant que l'armÃĐe ÃĐtait coupÃĐe, que le corps des ÃĐmigrÃĐs ÃĐtait aux trois quarts exterminÃĐ, et que son chef, le prince de Ligne, avait ÃĐtÃĐ tuÃĐ par le premier coup de fusil qui avait ÃĐtÃĐ tirÃĐ. Le dÃĐsordre se mit dans les rangs des Autrichiens et des ÃĐmigrÃĐs; chacun se jeta dans les bois, tirant de son cÃītÃĐ. La rÃĐsistance cessa ou à peu prÃĻs; trois ou quatre cents Autrichiens furent tuÃĐs, autant pris; deux cent cinquante ÃĐmigrÃĐs restÃĻrent sur le champ de bataille. Quelques-uns, aprÃĻs une rÃĐsistance dÃĐsespÃĐrÃĐe, furent conduits à Dumouriez. Quant à Jacques MÃĐrey, à peine le combat avait-il cessÃĐ qu'il songea aux blessÃĐs. Les ambulances ÃĐtaient encore mal organisÃĐes à cette ÃĐpoque, ou plutÃīt elles ne l'ÃĐtaient pas du tout. Craignant quelque retour offensif de l'ennemi, il fit rÃĐunir tous les chevaux sans maÃŪtre que l'on put trouver, y compris celui du prince de Ligne, que l'on reconnut à sa housse et à ses fontes brodÃĐes d'or, et les employa à transporter les blessÃĐs à Vouziers, oÃđ il ÃĐtablit le quartier gÃĐnÃĐral de ses malades, laissant à un plus ambitieux que lui le soin de porter la nouvelle de la victoire au gÃĐnÃĐral en chef. Jacques MÃĐrey ordonna que les Autrichiens fussent amenÃĐs avec des soins ÃĐgaux à ceux qui ÃĐtaient accordÃĐs aux Français; et, couchÃĐs dans les mÊmes chambres, ils recevaient les mÊmes soins. Mais, à peine l'ambulance ÃĐtait-elle installÃĐe, à peine les premiers pansements ÃĐtaient-ils faits, que le canon se fit entendre de nouveau, et cette fois en se rapprochant de Vouziers, ce qui indiquait que c'ÃĐtait le gÃĐnÃĐral Charot qui à son tour battait en retraite. En effet, au bout de deux heures, quelques-uns de ces hommes qui semblent avoir des ailes aux pieds pour annoncer les catastrophes arrivÃĻrent à Vouziers, se disant suivis du corps d'armÃĐe du gÃĐnÃĐral Charot qui battait en retraite. Clerfayt, comprenant l'importance de la position de la Croix-aux-Bois, ÃĐtait accouru au canon avec les trente mille hommes qui lui restaient, et, avec ces trente mille hommes, il avait renversÃĐ tout ce qui s'opposait à son passage. On annonça à Jacques MÃĐrey qu'un des soldats qui avaient combattu sous lui avait à lui remettre divers objets prÃĐcieux qu'il ne voulait remettre à personne. Il fit venir l'homme; c'ÃĐtait un caporal. Il avait fouillÃĐ le chef des ÃĐmigrÃĐs, avait trouvÃĐ sur lui une bourse contenant cent vingt louis, un portefeuille dans lequel ÃĐtait une lettre commencÃĐe pour sa femme, une montre enrichie de diamants et plusieurs bagues prÃĐcieuses. Il apportait le tout au docteur, sous ce prÃĐtexte tout militaire que, puisque c'ÃĐtait lui qui avait tuÃĐ le prince, c'ÃĐtait lui qui en devait hÃĐriter. --Mon ami, lui dit Jacques MÃĐrey, je ne me crois aucun droit à tous ces objets, et cependant, comme ils sont entre mes mains, voilà à mon avis ce qu'il faut en faire: il faut faire venir des mÃĐdecins de MÃĐziÃĻres, de Sedan, de Rethel, de Reims et de Sainte-Menehould, accepter le dÃĐvouement de ceux qui seront riches, et payer les soins de ceux qui seront pauvres avec les cent vingt louis du prince de Ligne. Es-tu de cet avis? --Parfaitement, citoyen reprÃĐsentant. --Comme le prince de Ligne n'est point un ÃĐmigrÃĐ, mais un prince de Hainaut, et que ses biens ne sont pas confisquÃĐs, mon avis est encore qu'il faut remettre le portefeuille, la montre et les bijoux trouvÃĐs sur lui au gÃĐnÃĐral Dumouriez; il les fera passer à sa femme, qui, quoi que tu en dises, a encore plus de droits à son hÃĐritage que moi. --C'est encore juste, dit le caporal. --Enfin, continua Jacques, comme il ne faut pas t'Ãīter aux yeux de qui de droit le mÃĐrite de ta belle action, c'est toi qui porteras au gÃĐnÃĐral, avec une lettre de moi, le portefeuille, la montre et les bijoux. AprÃĻs quoi, aussi vite que possible, tu me rapporteras ici la rÃĐponse du gÃĐnÃĐral, et, comme il faut que cette rÃĐponse arrive le plus tÃīt possible, tu prendras le cheval du prince, que je regarde comme ma propriÃĐtÃĐ, et tu diras au gÃĐnÃĐral que je le prie, pour l'amour de moi, de le mettre dans ses ÃĐcuries. Quatre heures aprÃĻs, le caporal ÃĐtait de retour sur un cheval que Dumouriez envoyait à Jacques MÃĐrey en ÃĐchange du sien. Il ÃĐtait porteur d'une lettre de Dumouriez qui ne contenait que ces mots: _Venez vite: j'ai besoin de vous._ DUMOURIEZ. --Eh bien! dit-il au soldat, tu as l'air content, mon brave. --Je crois bien, rÃĐpondit celui-ci: le gÃĐnÃĐral m'a fait sergent et m'a donnÃĐ sa propre montre. Et il montra à Jacques MÃĐrey la montre que lui avait donnÃĐe Dumouriez. --Bon, dit en riant Jacques, elle est d'argent. --Oui, rÃĐpondit le soldat; mais les galons sont d'or! XXVII Kellermann Jacques MÃĐrey trouva Dumouriez calme, quoique la situation fÃŧt presque dÃĐsespÃĐrÃĐe. Charot, au lieu de se retirer sur Grand-PrÃĐ, avait ÃĐtÃĐ prÃĐvenu et s'ÃĐtait retirÃĐ sur Vouziers. Dumouriez, avec ses quinze mille hommes, se trouvait sÃĐparÃĐ de Charot, qui ÃĐtait, comme nous l'avons dit, à Vouziers, et de Dubouquet, qui ÃĐtait au ChÊne Populeux, par les trente mille hommes de Clerfayt. Le gÃĐnÃĐral en chef ÃĐcrivait. Il donnait l'ordre à Beurnonville de hÃĒter sa marche sur Rethel, oÃđ il n'ÃĐtait pas encore et oÃđ il eÃŧt dÃŧ Être le 13; à Charot et à Dubouquet de faire leur jonction et de marcher sur Sainte-Menehould. Enfin, il ÃĐcrivait une derniÃĻre lettre à Kellermann, dans laquelle il le priait, quelques bruits qu'il entendÃŪt venir de l'armÃĐe, et si dÃĐsastreux que fussent ces bruits, de ne pas s'arrÊter un instant et de marcher sur Sainte-Menehould. Il chargea des deux premiÃĻres lettres ses deux jeunes hussards, qui, connaissant le pays et admirablement montÃĐs, pouvaient en quatre ou cinq heures atteindre Alligny par un dÃĐtour; il leur ordonna de prendre deux chemins diffÃĐrents, afin que si l'un des deux ÃĐtait arrÊtÃĐ en route, l'autre supplÃĐÃĒt. Tous deux partirent. Alors, prenant Jacques MÃĐrey à part: --Citoyen Jacques MÃĐrey, lui dit-il, depuis deux jours vous nous avez donnÃĐ de telles preuves de patriotisme et de courage, et de votre cÃītÃĐ vous m'avez vu agir si franchement, qu'il ne peut plus y avoir entre nous ni doutes ni soupçons. Jacques MÃĐrey tendit sa main au gÃĐnÃĐral. --À qui avez-vous besoin que je rÃĐponde de vous comme de moi-mÊme? dit-il. --Il n'est pas question de cela. Vous allez prendre mon meilleur cheval et vous rendre au-devant de Kellermann; vous ne lui parlerez pas en mon nom, le vieil Alsacien est blessÃĐ d'avoir ÃĐtÃĐ mis sous les ordres d'un plus jeune gÃĐnÃĐral que lui, voilà pourquoi il ne se presse pas d'obÃĐir; mais vous lui parlerez au nom de la France, notre mÃĻre à tous; vous lui direz que la France, les mains jointes, le supplie de faire sa jonction avec moi; une fois sa jonction faite, je lui abandonnerai le commandement s'il le dÃĐsire, et je servirai sous lui comme gÃĐnÃĐral, comme aide de camp, comme soldat. Kellermann, trÃĻs brave, est en mÊme temps prudent jusqu'à l'irrÃĐsolution: il ne doit Être qu'à quelques lieues d'ici. Avec ses 20 000 hommes, il passera partout; trouvez-le, amenez-le. Dans mon plan, je lui rÃĐserve les hauteurs de Gizaucourt; mais qu'il se place oÃđ il voudra, pourvu que nous puissions nous donner la main. Voilà mon plan: Dans une heure, je lÃĻve le camp; je m'adosse à Dillon, que je laisse aux Islettes. Je rallie Bournonville et mes vieux soldats du camp de Maulde, cela me fait 25 000 hommes; les 6 000 hommes de Charot et les 4 000 de Dubouquet me font 35 000 hommes; les 20 000 de Kellermann, 55 000. Avec 55 000 soldats gais, alertes, bien portants, je ferai tÊte, s'il le faut, à 80 000 hommes. Mais il me faut Kellermann. Sans Kellermann, je suis perdu et la France est perdue. Partez donc, et que le gÃĐnie de la nation vous mÃĻne par la main! Une heure aprÃĻs, en effet, Dumouriez recevait un parlementaire prussien qu'il promenait par tout le camp de Grand-PrÃĐ; mais le parlementaire ÃĐtait à peine à CheviÃĻres, qu'il faisait dÃĐcamper et marcher en silence, ordonnant de laisser tous les feux allumÃĐs. L'armÃĐe ignorait que le dÃĐfilÃĐ de la Croix-aux-Bois avait ÃĐtÃĐ forcÃĐ. Elle ignorait le motif de cette marche et croyait faire un simple changement de position. Le lendemain, à huit heures du matin, on avait traversÃĐ l'Aisne et l'on s'arrÊtait sur les hauteurs d'Autry. Le 17 septembre, aprÃĻs deux de ces paniques inexplicables qui ÃĐparpillent une armÃĐe comme un tourbillon fait d'un tas de feuilles sÃĻches, tandis que des fuyards couraient annoncer à Paris que Dumouriez ÃĐtait passÃĐ Ã  l'ennemi, que l'armÃĐe ÃĐtait vendue, Dumouriez entrait à Sainte-Menehould avec son armÃĐe en excellent ÃĐtat; il y ÃĐtait accompagnÃĐ par Dubouquet, Charot et Beurnonville, et il ÃĐcrivait à l'AssemblÃĐe nationale: _J'ai ÃĐtÃĐ obligÃĐ de quitter le camp de Grand-PrÃĐ, lorsqu'une terreur panique s'est mise dans l'armÃĐe; dix mille hommes ont fui devant quinze cent hussards prussiens. La perte ne monte pas à plus de cinquante hommes et quelques bagages._ _Tout est rÃĐparÃĐ. Je rÃĐponds de tout!_ Pendant ce temps, Jacques MÃĐrey courait aprÃĻs Kellermann. Il ne le rejoignit que le 17, vers cinq heures du matin, à Saint-Dizier. En apprenant le 17 l'ÃĐvacuation des dÃĐfilÃĐs, il s'ÃĐtait mis en retraite. Ce qu'avait prÃĐvu Dumouriez serait arrivÃĐ s'il n'avait eu l'idÃĐe d'envoyer Jacques MÃĐrey à Kellermann. Jacques MÃĐrey lui expliqua tout comme eÃŧt pu le faire le stratÃĐgiste le plus consommÃĐ. Il lui raconta tout ce qui ÃĐtait arrivÃĐ, lui fit toucher du doigt les ressources infinies du gÃĐnie de Dumouriez; il lui dit quelle gloire ce serait pour lui de participer au salut de la France, et il lui dit tout cela en allemand, dans cette langue rude qui a tant de puissance sur le cœur de ceux qui l'ont bÃĐgayÃĐe tout enfant. Kellermann, convaincu, donna l'ordre de la retraite et le lendemain celui de marcher sur Gizaucourt. Le 19 au soir, Jacques MÃĐrey entrait au galop dans la ville de Sainte-Menehould, et entrait chez Dumouriez en criant: --Kellermann! Dumouriez leva les yeux au ciel et respira. Il avait vu pendant toute la journÃĐe les Prussiens venir, par le passage de Grand-PrÃĐ, occuper les collines qui sont au-delà de Sainte-Menehould et le point culminant de la route. Le roi de Prusse s'ÃĐtait logÃĐ Ã  une mauvaise auberge appelÃĐe l'_Auberge de la Lune_, ce qui fit donner à son campement, ou plutÃīt à son bivouac, le nom de _Camp de la Lune_, nom que cette hauteur porte encore aujourd'hui. Chose ÃĐtrange! l'armÃĐe prussienne ÃĐtait plus prÃĻs de Paris que l'armÃĐe française, l'armÃĐe française plus prÃĻs de l'Allemagne que l'armÃĐe allemande. Le 20 au matin, Dumouriez sortit de Sainte-Menehould pour aller prendre sa position de bataille, et fut tout ÃĐtonnÃĐ de voir les hauteurs de Gizaucourt dÃĐgarnies et celles de Valmy occupÃĐes. Y avait-il erreur, ou Kellermann, forcÃĐ d'obÃĐir, avait-il voulu au moins prendre une position de son choix? Par malheur, sa position ÃĐtait mauvaise pour la retraite. Il est vrai qu'elle ÃĐtait bonne pour le combat. Seulement, il fallait vaincre. Battu, Kellermann ÃĐtait obligÃĐ de faire passer son armÃĐe par un seul pont; à droite ou à gauche, des marais à enfoncer jusqu'au cou si l'on essayait de se replier. Mais, pour le combat, nous le rÃĐpÃĐtons, la position ÃĐtait belle et hardie. Le matin, de la fenÊtre de l'_Auberge de la Lune_, le roi de Prusse regarda avec sa lunette la position des deux gÃĐnÃĐraux. Puis, aprÃĻs avoir bien regardÃĐ, il passa la lunette à Brunswick. Brunswick examina à son tour. --Qu'en pensez-vous? demanda le roi de Prusse. --Ma foi! sire, dit Brunswick en secouant la tÊte, je pense que nous avons devant nous des gens qui veulent vaincre ou mourir. --Mais, en effet, dit le roi en indiquant Valmy, il me semble que ce n'est pas là, comme nous l'avait dit M. de Calonne, une armÃĐe de _vagabonds_, de _tailleurs_ et de _savetiers_. --DÃĐcidÃĐment, dit Brunswick en rendant au roi sa lunette, je commence à croire que la RÃĐvolution française est une chose sÃĐrieuse. En ce moment, un brouillard commença de flotter dans l'air et de se rÃĐpandre dans la plaine, cachant l'une à l'autre chacune des trois armÃĐes. Mais l'instant d'ÃĐclaircie avait suffi à Dumouriez pour juger la position de Kellermann. Si Clerfayt et ses Autrichiens s'emparaient du mont Yron, placÃĐ derriÃĻre Valmy, ils canonnaient de là Kellermann, qui, ayant les Prussiens en tÊte et les Autrichiens en queue, ne pouvait recevoir de lui aucun secours. Il envoya donc le gÃĐnÃĐral Steingel avec 4 000 hommes pour occuper le mont Yron, qui n'ÃĐtait occupÃĐ que par quelques centaines d'hommes qui ne pouvaient rÃĐsister. Puis il ordonna à Beurnonville d'appuyer Steingel avec seize bataillons. Enfin, il dÃĐpÊcha Charot avec neuf bataillons et huit escadrons pour occuper Gizaucourt. Mais Charot s'ÃĐgara dans le brouillard et alla se heurter à Kellermann, auquel il demanda ses ordres, et qui, dÃĐjà embarrassÃĐ de ses vingt mille hommes sur son promontoire de Valmy, le renvoya à Dumouriez. Dumouriez le renvoya à Gizaucourt; mais Brunswick, de son cÃītÃĐ, avait reconnu la faute que l'on avait commise en n'occupant pas tout d'abord ce village, qui offrait une position aussi avantageuse que le mont de la Lune, et l'avait fait occuper. Vers onze heures, le brouillard se leva. Dumouriez, avec son ÃĐtat-major si leste et si ÃĐlÃĐgant, traversa la plaine de Dammartin-la-Planchette à Valmy, alla serrer la main de Kellermann, honneur qu'il rendait à son doyen d'ÃĒge, puis, sous prÃĐtexte de communiquer avec lui, il lui laissa, avec le titre de son officier d'ordonnance, le jeune duc de Chartres. Puis, tout bas à celui-ci: --C'est ici, dit-il, que sera le danger; c'est ici que vous devez Être. Arrangez-vous de maniÃĻre à Être remarquÃĐ. Le jeune prince sourit, serra la main de Dumouriez. Il n'avait pas besoin de cette recommandation. Quelque temps avant que le brouillard eÃŧt disparu, les Prussiens, qui avaient une batterie de soixante piÃĻces de canon braquÃĐes sur Valmy, sachant que les Français ne pouvaient bouger de là, commencÃĻrent le feu. Tout à coup, nos jeunes soldats entendirent ÃĐclater un tonnerre, et en mÊme temps un ouragan de fer s'abattit sur eux. Ils commençaient leur ÃĐducation militaire par la chose la plus difficile: recevoir sans bouger le feu de l'ennemi. Nos artilleurs rÃĐpondaient, c'est vrai; mais leurs boulets à eux portaient-ils? Au reste, c'est ce qu'ils verraient bientÃīt, le brouillard s'enlevait doucement et se dissipait peu à peu. Quand le brouillard eut disparu tout à fait, les Prussiens virent l'armÃĐe française à son poste, pas un homme n'avait bougÃĐ. En ce moment oÃđ la lumiÃĻre du soleil reparut comme pour voir cette grande lutte de laquelle dÃĐpendait le destin de la France, les obus des Prussiens, mieux dirigÃĐs, tombÃĻrent sur deux caissons qui ÃĐclatÃĻrent; il en rÃĐsulta un peu de trouble. Kellermann mit son cheval au galop pour juger lui-mÊme de l'importance de l'accident. Un boulet atteignit le cheval à la poitrine, à 25 centimÃĻtres du genou du gÃĐnÃĐral: l'homme et l'animal roulÃĻrent dans la poussiÃĻre. Un instant on les crut tuÃĐs tous deux; mais Kellermann se releva avec une ardeur toute juvÃĐnile, monta sur un cheval qu'on lui amenait, refusant celui du duc de Chartres qui avait mis pied à terre et qui lui offrait le sien. Mais, lorsqu'il arriva sur le lieu de la catastrophe, le calme ÃĐtait dÃĐjà rÃĐtabli. Brunswick, voyant que, contre toute attente, cette prÃĐtendue armÃĐe de vagabonds, de tailleurs et de savetiers recevait la mitraille avec le calme de vieux soldats, pensa qu'il fallait en finir et ordonna de charger. Entre onze heures et midi, il forma trois colonnes qui reçurent l'ordre d'enlever le plateau de Valmy. Kellermann voit les colonnes se former, donne le mÊme ordre, mais seulement ajoute: --Ne pas tirer; attendre les Prussiens à la baÃŊonnette. Du camp de la Lune à Valmy, il y a à peu prÃĻs deux kilomÃĻtres; le terrain, pendant un quart de kilomÃĻtre, descend par une pente douce; puis, pendant trois quarts de kilomÃĻtre à peu prÃĻs, on coupe en travers une petite vallÃĐe, on arrive à un ressaut de terrain, puis, au bout de deux cents pas, se prÃĐsente la montÃĐe assez abrupte de Valmy. Il y eut un moment de silence pendant lequel on n'entendit que le tambour prussien battant la charge; les trompettes de la cavalerie qui accompagnaient les colonnes pour les soutenir se taisaient. Le roi de Prusse et Brunswick, appuyÃĐs au mur de l'auberge, leur lunette à la main, ne perdaient pas un dÃĐtail. Pendant ce moment de silence, les trois colonnes prussiennes ÃĐtaient descendues et commençaient de franchir l'espace intermÃĐdiaire. Brunswick et le roi de Prusse ne perdaient pas de vue le plateau de Valmy; ils virent les vingt mille hommes de Kellermann, les six mille hommes de Steingel et les trente mille hommes de Dumouriez mettre leurs chapeaux au bout de leurs fusils et faire retentir la vallÃĐe d'un seul cri, du cri tonnant de ÂŦVive la nation!Âŧ Puis le canon commença de gronder. Seize grosses piÃĻces du cÃītÃĐ de Kellermann, trente piÃĻces du cÃītÃĐ de Dumouriez; Kellermann serrant les Prussiens en tÊte, Dumouriez les brisant en flanc. Et, dans chaque intervalle des dÃĐtonations de l'artillerie, les chapeaux toujours agitÃĐs au bout des baÃŊonnettes, et l'ÃĐternel cri de ÂŦVive la nation!Âŧ Brunswick repoussa avec colÃĻre les canons de sa lunette les uns dans les autres. --Eh bien? demanda le roi de Prusse. --Il n'y a rien à faire contre de pareils hommes, dit Brunswick; ce sont des fanatiques. Les Prussiens montaient toujours, fermes et sombres; chaque volÃĐe de Kellermann plongeait en profondeur et traçait de longs sillons dans les rangs; chaque volÃĐe de Dumouriez coupait les lignes par des vides immenses; les lignes flottaient un instant, puis se remplissaient de nouveau, et le mouvement de progression continuait. Mais, arrivÃĐ au ressaut de terrain que nous avons indiquÃĐ, c'est-à-dire à un tiers de portÃĐe de canon de Valmy, il sembla qu'une barriÃĻre de fer et de feu, que personne ne peut franchir, venait de s'ÃĐlever; les vieux soldats de FrÃĐdÃĐric s'y entassaient par monceaux; mais, comme aux flots, Dieu criait: --Vous n'irez pas plus loin! Et ils n'allÃĻrent pas plus loin; ils n'eurent pas l'honneur d'aborder nos jeunes soldats. Brunswick frÃĐmissant ordonna d'arrÊter un massacre inutile: à quatre heures, il fit sonner la retraite. La bataille ÃĐtait gagnÃĐe. L'ennemi venait de faire son premier pas en arriÃĻre; la France ÃĐtait sauvÃĐe. Le jeune duc de Chartres n'avait rien fait et n'avait rien pu faire de remarquable. Il ÃĐtait restÃĐ bravement au milieu du feu. C'est tout ce que lui demandait Dumouriez, et cela suffisait à ce que son nom fÃŧt dans le bulletin de la bataille. * * * * * Que l'on ne s'ÃĐtonne pas que celui qui ÃĐcrit ces lignes s'ÃĐtende avec une si profonde vÃĐnÃĐration sur tous les dÃĐtails de notre grande, de notre sainte, de notre immortelle RÃĐvolution; ayant à choisir entre la vieille France, à laquelle appartenaient ses aÃŊeux, et la France nouvelle, à laquelle appartenait son pÃĻre, il a optÃĐ pour la France nouvelle; et, comme toutes les religions raisonnÃĐes, la sienne est pleine de confiance et de foi. J'ai visitÃĐ cette longue ligne qui s'ÃĐtend du camp de la Lune à ce ressaut que ne purent franchir les Prussiens. J'ai gravi la colline de Valmy, vÃĐritable _Scala santa_ de la RÃĐvolution, que tout patriote devrait monter à genoux. J'ai baisÃĐ cette terre sur laquelle, pendant une de ces journÃĐes qui dÃĐcident des destins du monde, battirent tant de vaillants cœurs et oÃđ le vieux Kellermann, l'un des deux sauveurs de la patrie, voulut que le sien fÃŧt enterrÃĐ. Puis je me relevai en disant avec fiertÃĐ: --Là aussi ÃĐtait mon pÃĻre, venu du camp de Maulde comme simple brigadier, avec Beurnonville. Un an aprÃĻs, il ÃĐtait gÃĐnÃĐral de brigade. Un an aprÃĻs, il ÃĐtait gÃĐnÃĐral en chef. XXVIII Les hommes de la Convention Ce fut le lendemain de la grande journÃĐe que nous venons de raconter, que la salle de spectacle des Tuileries s'ouvrit pour recevoir les membres de la Convention. Nous connaissons tous ce petit thÃĐÃĒtre de cour, destinÃĐ Ã  contenir cinq cents personnes à peine et qui allait recevoir sept cent quarante-cinq conventionnels. En gÃĐnÃĐral, plus l'arÃĻne est petite, plus le combat est acharnÃĐ. Le rapprochement, qui rend l'amitiÃĐ plus solide, rend la haine plus grande. Quand deux ennemis se touchent, ils ne se menacent plus, ils se frappent. Que devait Être la Convention? Un concile politique oÃđ la France, ÃĐcrivant son nouveau dogme, allait assurer son unitÃĐ. Par malheur, avant d'Être, elle ÃĐtait dÃĐjà divisÃĐe. Et cependant oÃđ ÃĐtait le centre de l'unitÃĐ vitale? oÃđ ÃĐtait le cœur de la France dans la Convention? Forte comme elle l'ÃĐtait, la France pouvait lutter contre le monde. Mais pouvait-elle lutter contre elle-mÊme? Là ÃĐtait la question. Triompherait-elle avec le schisme de la Montagne et de la Gironde dans son sein? Triompherait-elle avec la guerre civile dans la VendÃĐe? Elle ne craignait pas la royautÃĐ. Le jour oÃđ le roi avait menti, il avait donnÃĐ sa dÃĐmission. UN ROI NE MENT PAS. Elle craignait sa guerre civile de l'Ouest, ses prÊtres armant le peuple contre le peuple. Ce qu'elle craignait, c'est ce qui arriva. Au fur et à mesure qu'ils entraient, ces hommes, tous enfants du 10-AoÃŧt, tous inspirÃĐs de l'esprit qui avait prÃĐsidÃĐ Ã  cette grande journÃĐe, ces hommes se dÃĐsignaient par les noms de royalistes et d'hommes de Septembre. Ces hommes qui venaient combattre pour la France et qui, au lieu de combattre pour la France, avaient combattu l'un contre l'autre, ces hommes s'ignoraient complÃĻtement. Ils se frappÃĻrent sans se connaÃŪtre. Les girondins n'ÃĐtaient pas royalistes, c'ÃĐtaient eux que l'on dÃĐsignait sous ce nom. Ce fut un discours de Vergniaud qui fit le 10-AoÃŧt. ÂŦNous avons vu, avait-il dit en dÃĐsignant du doigt les Tuileries, nous avons vu vingt fois la terreur sortir de ce chÃĒteau. Qu'elle y rentre une fois, et que tout soit dit!Âŧ Les montagnards n'avaient rien à faire avec _Septembre_. On savait que Danton lui-mÊme, qui en avait pris la responsabilitÃĐ pour que le sang versÃĐ ne tachÃĒt point la France, on savait que Danton n'y ÃĐtait pour rien. On savait que c'ÃĐtait Marat et Robespierre qui avaient tout fait, avec un agent secondaire, Panis. Les deux accusations ÃĐtait donc fausses. Presque tous les girondins, qu'on accusait de _royalisme_, votÃĻrent la mort du roi. Presque tous les montagnards dÃĐsapprouvÃĻrent Septembre. Seulement, ils ne voulurent pas que _Septembre_ fÃŧt puni. Au moment oÃđ la France avait besoin de tous ses enfants, ce n'ÃĐtait pas le moment, parmi les plus ardents patriotes, de se juger, de se punir et de s'ÃĐpurer. On a calculÃĐ du reste que, sur sept cent quarante-cinq membres qui s'assirent sur les bancs de la Convention le jour de son ouverture, cinq cents n'ÃĐtaient ni girondins ni montagnards; tous ces nouveaux arrivants de province, marchands, avocats, bourgeois, professeurs, journalistes, venaient en amis du bien, de l'humanitÃĐ, de la France. Ils voulaient tous la prospÃĐritÃĐ de la nation; mais ils n'ÃĐtaient, nous le rÃĐpÃĐtons, ni girondins ni montagnards. C'ÃĐtait à la Montagne à les attirer à elle par la terreur. C'ÃĐtait à la Gironde à les rallier à son parti par l'ÃĐloquence. Cependant on put voir, à la nomination du prÃĐsident et des secrÃĐtaires, combien _l'horreur_ de Septembre dominait _l'envie_ qu'inspirait la Gironde. PÃĐtion fut nommÃĐ prÃĐsident. Les six secrÃĐtaires furent: Camus et Rabaud-Saint-Étienne, deux constituants; Les quatre autres, Brissot, Vergniaud, Lassource, des girondins; Condorcet, un ami de la Gironde, qui devait mourir avec elle, et par sa mort comme par sa vie--juste qu'il ÃĐtait--la justifier dans l'histoire. Pas un homme de la Montagne, tout est pris à droite. La majoritÃĐ est donc à la droite. Aussi, dÃĻs son entrÃĐe, la masse, cette ÃĐternelle victime de l'erreur, ÃĐtait-elle dans l'erreur. Ses instincts vulgaires, ses craintes personnelles, la vue basse de la bourgeoisie, ne lui permettaient pas de regarder en face l'ÃĐnergique lÃĐgion de la Montagne, dans laquelle ÃĐtait le salut national. Il est vrai qu'au sommet de cette ÃĒpre et dure Montagne siÃĐgeait la pÃĒle et froide figure de Robespierre, peau de parchemin collÃĐe sur un crÃĒne d'inquisiteur, sphinx ÃĐtrange posant ÃĐternellement des ÃĐnigmes dont il ne disait jamais le mot; Danton, masque terrible du damnÃĐ, avec sa bouche torse, son visage labourÃĐ par la petite vÃĐrole, sa voix de dictateur, son attitude de tyran; et Marat, ce roi des batraciens, qui semblait, comme Philippe-ÉgalitÃĐ, avoir renoncÃĐ Ã  la royautÃĐ--des reptiles--pour s'appeler Marat tout court; Marat, par son pÃĻre Sarde; Marat, par sa mÃĻre Suisse, n'ouvrant la bouche que pour demander _des tÊtes_, n'ouvrant ses lÃĻvres jaunes que pour demander _du sang_. Danton le mÃĐprisait, Robespierre le haÃŊssait, et tous deux cependant le tolÃĐraient. Marat faisait peur physiquement et moralement. En opposition à cette masse de rÃĐpublicains farouches, formÃĐe à cette heure encore du double club des Jacobins et des Cordeliers, on voyait les vingt-neuf girondins autour desquels se groupait le parti de la Gironde, tous hommes de bien sur lesquels la calomnie mÊme n'avait pas de prise, ou n'avait à reprocher que des fautes communes à beaucoup dans cette ÃĐpoque de mœurs lÃĐgÃĻres, plusieurs jeunes et beaux, presque tous pleins de talent, Brissot, Roland, Condorcet, Vergniaud, Louvet, GensonnÃĐ, Duperret, Lassource, FonfrÃĻde, Ducos, Garat, Fauchet, PÃĐtion, Barbaroux, Guadet, Buzot, Salles, Sillery. Évidemment la sympathie ÃĐtait là. Chacun prit sa place bruyamment. Puis on fit l'appel nominal. Quand on en vint au nom de Jacques MÃĐrey, Danton rÃĐpondit pour lui: --En mission prÃĻs de Dumouriez. L'appel nominal fini, le prÃĐsident et les secrÃĐtaires nommÃĐs, la Convention constituÃĐe enfin, le premier qui parla, au milieu d'un silence solennel, fut le cul-de-jatte Couthon, l'apÃītre de Robespierre. Il se souleva, et de sa place dit quelques paroles qui avaient une portÃĐe immense. --Je propose d'ouvrir la nouvelle session en jurant haine à la royautÃĐ, haine à la dictature, haine à toute puissance individuelle. Quoique venant de la Montagne, la proposition fut accueillie par un bravo unanime, auquel succÃĐda un formidable cri de: ÂŦVive la nation!Âŧ On eÃŧt dit l'ÃĐcho de celui qui avait ÃĐtÃĐ poussÃĐ la veille sur le champ de bataille de Valmy. Mais Danton se leva. On fit silence. --Avant, dit-il, d'exprimer mon opinion sur le premier acte que doit faire l'AssemblÃĐe nationale, qu'il me soit permis de rÃĐsigner dans son sein les fonctions qui m'avaient ÃĐtÃĐ dÃĐlÃĐguÃĐes par l'AssemblÃĐe lÃĐgislative. Je les ai reçues au bruit du canon; hier nous avons reçu la nouvelle que la jonction des armÃĐes ÃĐtait faite; aujourd'hui la jonction des reprÃĐsentants est opÃĐrÃĐe. Je ne suis plus que mandataire du peuple, et c'est en cette qualitÃĐ que je vais parler. Il ne peut exister de constitution que celle qui sera textuellement, nominativement, acceptÃĐe par la majoritÃĐ des assemblÃĐes primaires. Ces vains fantÃīmes de dictature dont on voudrait effrayer le public, dissipons-les; disons qu'il n'y a de constitution que celle qui est acceptÃĐe du peuple. Jusqu'ici, on l'a agitÃĐ, il fallait l'ÃĐveiller contre les tyrans. Maintenant que les lois sont aussi terribles contre ceux qui les violeraient que le peuple l'a ÃĐtÃĐ en foudroyant la tyrannie, qu'elles punissent tous les coupables, abjurons toute exagÃĐration, dÃĐclarons que _toute propriÃĐtÃĐ territoriale et industrielle sera ÃĐternellement maintenue_. Cette dÃĐclaration rÃĐpondait si merveilleusement aux paroles du roi de Prusse à Verdun et aux craintes de la France, qu'elle fut couverte d'applaudissements, quoiqu'elle vÃŪnt de celui que l'on regardait comme le chef des septembriseurs. Et, en effet, la crainte gÃĐnÃĐrale n'ÃĐtait pas le massacre. Chacun savait bien que, dans ce cas, organiser la dÃĐfense serait chose facile. Non, la crainte gÃĐnÃĐrale ÃĐtait qu'on ne reprÃŪt les biens des ÃĐmigrÃĐs, et que l'on ne dÃĐclarÃĒt nuls les ventes et les achats. Le peuple français avait admirablement compris le mot _rÃĐvolution_. Il l'avait dÃĐcomposÃĐ, il savait qu'il voulait dire: PropriÃĐtÃĐ facile, à bon marchÃĐ, à la portÃĐe de tous, un toit pour le pauvre, un foyer pour le vieillard, un nid pour la famille. Au milieu des bravos suscitÃĐs par cette promesse de l'Adamastor de la Chambre, deux voix protestÃĻrent. --J'eusse mieux aimÃĐ, dit Cambon, que Danton se bornÃĒt à sa premiÃĻre proposition, c'est-à-dire qu'il ÃĐtablÃŪt seulement le droit que le peuple a de voter sa constitution. Mais Danton est en opposition avec lui-mÊme. Quand la patrie est en danger, a-t-il dit, tout appartient à la patrie. Qu'importe alors que la propriÃĐtÃĐ subsiste si la personne pÃĐrit! Du groupe des girondins une voix, celle de Lassource, s'ÃĐleva: --Danton, s'ÃĐcria-t-il, en demandant que l'on consacre la propriÃĐtÃĐ, la compromet. Y toucher, mÊme pour l'affermir, c'est l'ÃĐbranler. La propriÃĐtÃĐ est antÃĐrieure à la loi! La Convention alla aux voix et les deux propositions de Danton furent rÃĐsumÃĐes ainsi: 1š Il ne peut y avoir de constitution que lorsqu'elle est acceptÃĐe par le peuple; 2š La sÃŧretÃĐ des personnes et des propriÃĐtÃĐs est sous la sauvegarde de la nation. Ce fut alors que Manuel se leva et dit, en ÃĐtendant la main avec ce geste qui commande l'attention et le silence: --Citoyens, ce n'est pas tout! Vous avez consacrÃĐ la souverainetÃĐ du vrai souverain, _le peuple_; il faut le dÃĐbarrasser de son faux souverain, _le roi_. À ces mots, une voix de droite s'ÃĐcria: --Le peuple seul doit juger. Mais, à ces mots, GrÃĐgoire, l'ÃĐvÊque de Blois, se leva. GrÃĐgoire avait eu une grande autoritÃĐ dans la premiÃĻre assemblÃĐe oÃđ il avait siÃĐgÃĐ. Il s'y ÃĐtait trouvÃĐ le chef du clergÃĐ populaire. La fusion des ordres consommÃĐe, il avait ÃĐtÃĐ ÃĐlu secrÃĐtaire à la presque unanimitÃĐ, avec Mounier, SieyÃĻs, Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre et Chapelier. Dans la DÃĐclaration des droits de l'Homme, il fit inscrire celle de ses devoirs, et le nom de Dieu; le premier il avait adhÃĐrÃĐ Ã  la constitution civile du clergÃĐ. Les membres de la Constituante ne pouvaient Être rÃĐÃĐlus à la LÃĐgislative. GrÃĐgoire alors s'ÃĐtait ÃĐtabli dans son diocÃĻse et avait publiÃĐ ses lettres pastorales; enfin, à la presque unanimitÃĐ encore, il avait ÃĐtÃĐ nommÃĐ Ã  la Convention. On attendait avec impatience les paroles qui allaient sortir de sa bouche dans cette grave question. --Inutile d'attendre, dit-il; certes, personne ne proposera jamais de conserver en France la race funeste des rois. Nous savons trop bien que toutes les dynasties n'ont jamais ÃĐtÃĐ que des races dÃĐvorantes vivant de chair humaine. Mais il faut pleinement rassurer les amis de la libertÃĐ; il faut dÃĐtruire ce talisman dont la force magique serait propre à stupÃĐfier encore bien des hommes. Je demande donc que, par une loi solennelle, vous consacriez l'abolition de la royautÃĐ. Au milieu des bravos et des cris frÃĐnÃĐtiques de toute l'AssemblÃĐe, d'accord en principe sur ce point, le montagnard Bascle se leva: --Je demande, dit-il, que l'on ne prÃĐcipite rien et qu'on attende le vœu du peuple. Mais GrÃĐgoire, qui s'ÃĐtait rassis, se redressa à ces paroles, et, tirant du plus profond de son cœur cette terrible phrase, il la jeta au visage de son adversaire: --Le roi est dans l'ordre moral ce que le monstre est dans l'ordre physique. Et, à l'instant mÊme, d'un ÃĐlan unanime, toute la salle s'ÃĐcria: --La royautÃĐ est abolie. En ce moment, un homme dont la pÃĒleur dÃĐnonçait la fatigue, les habits un long voyage, le costume un reprÃĐsentant du peuple aux armÃĐes, entra brusquement dans la salle, tenant entre ses bras trois drapeaux, deux autrichiens et un prussien. --Citoyens, s'ÃĐcria-t-il l'œil rayonnant d'enthousiasme, l'ennemi est battu, la France est sauvÃĐe. Dumouriez et Kellermann vainqueurs vous envoient ces drapeaux pris sur les vaincus. J'arrive à temps pour entendre la grande voix de la Convention proclamer l'abolition de la royautÃĐ. Place parmi vous, citoyens, car je suis des vÃītres! Et, sans rÃĐpondre aux signes que lui faisait Danton pour venir prendre place prÃĻs de lui sur la Montagne, il alla s'asseoir, agitant son chapeau aux plumes tricolores encore tout imprÃĐgnÃĐes de la fumÃĐe de la bataille: --Vive la RÃĐpublique! cria-t-il, et qu'elle date sa naissance du jour qui l'a consolidÃĐe: 21 septembre 1792. * * * * * Et en mÊme temps on entendit le canon tonner. Il croyait ne tonner que pour la victoire de Valmy, il tonnait en mÊme temps pour l'abolition de la royautÃĐ et la proclamation de la rÃĐpublique. Et, de mÊme qu'en terminant le dernier chapitre nous nous sommes inclinÃĐs devant ces hommes qui avaient sauvÃĐ militairement la France, inclinons-nous devant ces autres hommes dont la mission ÃĐtait bien autrement dangereuse et fut pour eux bien autrement mortelle. Une seule fois j'ai ÃĐtÃĐ appelÃĐ Ã  assister à un spectacle donnÃĐ dans cette salle des Tuileries oÃđ se tint cette formidable sÃĐance que nous venons de rapporter, et tant d'autres qui en furent la suite et la consÃĐquence. On jouait _le Misanthrope_ et _Pourceaugnac_. On applaudissait ce double chef-d'œuvre de MoliÃĻre, qui prÃĐsente les deux faces de son auteur, le rire et les larmes. Deux rois et deux reines ÃĐtaient assis avec une foule de princes sur une estrade et applaudissaient. Et je me demandais comment les rois osaient entrer dans une pareille salle, oÃđ la royautÃĐ avait ÃĐtÃĐ abolie, oÃđ la rÃĐpublique avait ÃĐtÃĐ proclamÃĐe, oÃđ tant de spectres sanglants secouaient leurs linceuls, sans craindre que ce dÃīme, qui avait entendu les applaudissements du 21 septembre 1792, ne s'ÃĐcroulÃĒt sur eux. Oui, certes, nous devons beaucoup à ces hommes, à MoliÃĻre, à Corneille, à Racine, qui ont tant fait pour la gloire de la France, à laquelle ils ont consacrÃĐ leur gÃĐnie. Mais combien ne devons-nous pas plus à ces hommes qui ont prodiguÃĐ leur sang pour la libertÃĐ. Les premiers ont fondÃĐ les principes de l'art. Les autres ont consacrÃĐ ceux du droit. Sans les premiers nous serions encore ignorants peut-Être; sans les autres, à coup sÃŧr, nous serions encore esclaves. Et ce qu'il y a d'admirable dans ces hommes de 1792, c'est que tous lavÃĻrent dans leur propre sang leurs erreurs ou leurs crimes. Je mets à part Marat, dont le couteau de Charlotte Corday a fait justice, et qui n'ÃĐtait d'aucun parti. Les girondins, qui causÃĻrent la mort du roi, furent punis de cette mort par les cordeliers. Les cordeliers furent punis de la mort des girondins par les montagnards. Les montagnards furent punis de la mort des girondins par les hommes de thermidor. Enfin ceux-ci se dÃĐtruisirent entre eux. Ce qu'ils ont fait de mal, ils l'ont emportÃĐ dans leurs tombes sanglantes. Ce qu'ils ont fait de bon est restÃĐ. Et tous, malgrÃĐ leurs erreurs, leurs fautes, leurs crimes mÊmes, ÃĐtaient de grands citoyens, d'ardents amis de la patrie; leur amour jaloux pour la France les aveugla, ce fut cet amour frÃĐnÃĐtique qui en fit des Orosmane et des Othello politiques: ils haÃŊrent et tuÃĻrent parce qu'ils aimaient. Mais, parmi ces sept cent quarante-cinq hommes, pas un traÃŪtre, pas un concussionnaire. Rien de lÃĒche en eux. Fondateurs de la rÃĐpublique, ils l'avaient dans le cœur. La rÃĐpublique, c'ÃĐtait leur foi, c'ÃĐtait leur espoir, c'ÃĐtait leur dÃĐesse. Elle montait avec eux dans la charrette, elle les soutenait dans le douloureux trajet de la Conciergerie à la place de la RÃĐvolution. C'ÃĐtait elle qui les faisait sourire jusque sous le couteau. Le dix thermidor, elle ne voulut point descendre de l'ÃĐchafaud et fut guillotinÃĐe entre Saint-Just et Robespierre. Et voilà ce à quoi je pensais, voilà ce que je voyais comme à travers un nuage dans cette salle des Tuileries oÃđ des rois et des reines, inintelligents du passÃĐ et insoucieux de l'avenir, applaudissaient ces deux excellents comÃĐdiens que l'on appelait Mlle Mars et Monrose. Notre rÃĐcit serait incomplet si, le lendemain de ce grand jour que nous venons de faire apparaÃŪtre rayonnant dans le lointain de notre histoire, nous ne suivions pas Jacques MÃĐrey retournant prÃĻs de Dumouriez, portant des instructions secrÃĻtes de Danton. Jacques MÃĐrey avait ÃĐtÃĐ absent trois jours; à son retour à Sainte-Menehould, il ne trouva rien de changÃĐ: les Français, faisant toujours face à la France, semblaient l'envahir; les Prussiens, lui tournant le dos, semblaient la dÃĐfendre. Les instructions de Danton ÃĐtaient prÃĐcises: Tout faire pour que les Prussiens abandonnassent la France, et, en abandonnant matÃĐriellement la France, abandonnassent moralement le roi. En somme, la bataille de Valmy n'ÃĐtait qu'un ÃĐchec; ce n'ÃĐtait point une bataille, mais une canonnade; comme nous l'avons dit, les Prussiens y avaient perdu douze ou quinze cents hommes, nous sept à huit cents. Les Prussiens n'ÃĐtaient nullement entamÃĐs matÃĐriellement; dÃĐmoralisÃĐs, oui. Les deux armÃĐes comptaient un nombre à peu prÃĻs ÃĐgal de combattants, soixante-dix à soixante-quinze mille hommes; mais celle des coalisÃĐs ÃĐtait dans un ÃĐtat dÃĐplorable. Les escarmouches sur le front de l'armÃĐe n'amenaient aucun rÃĐsultat, et il avait ÃĐtÃĐ convenu d'un commun accord de les cesser; mais Dumouriez avait dÃĐtachÃĐ toute sa cavalerie dans les environs: il avait lancÃĐ tous ses cavaliers à cette chasse des vivres dont nos soldats se faisaient un plaisir et qui amenait l'abondance dans notre camp tout en poussant la famine dans le camp prussien. L'armÃĐe coalisÃĐe perdait deux ou trois cents hommes par jour de la dysenterie. Cependant Sa MajestÃĐ FrÃĐdÃĐric-Guillaume tint bon pendant douze jours. Mais nul n'ÃĐtait, dans toute cette armÃĐe composÃĐe d'ÃĐlÃĐments divers, plus troublÃĐ que le roi de Prusse lui-mÊme. Il y avait schisme dans son camp, guerre civile dans sa tente, combat dans son cœur. Le roi avait une maÃŪtresse qu'il adorait. Les femmes n'aiment pas la guerre; la comtesse de Lichtenau ÃĐtait à la tÊte du parti des pacifiques; elle s'ÃĐtait avancÃĐe jusqu'à Spa et n'osait aller plus loin. Elle craignait pour la vie de son royal amant, bien plus encore pour son cœur; les fÊtes qu'on lui avait donnÃĐes à Verdun, ces vierges voilÃĐes qui avaient ÃĐtÃĐ au-devant de lui avec des fleurs et des dragÃĐes, n'ÃĐtaient aucunement rassurantes. On voile souvent les vilains visages; mais plus souvent encore les beaux. Elle ÃĐcrivait au roi des lettres dÃĐsespÃĐrÃĐes. En ÃĐchange, la nouvelle de l'ÃĐchec de Valmy avait ÃĐtÃĐ reçue par le parti de la paix avec autant de joie que la trahison de Verdun avait causÃĐ de terreur. Brunswick, qui prenait ses soixante-huit ans, voyant que la campagne de France ne serait point, comme il l'avait cru, prÃĐcisÃĐment une promenade militaire, aspirait au repos et à son duchÃĐ, loin de se douter encore que son fameux manifeste les lui ferait perdre tous les deux. Le roi, de l'avis de Brunswick et des pacifistes, n'ÃĐtait plus retenu que par un certain respect humain. À toutes les observations des uns et des autres, et mÊme de sa maÃŪtresse, il rÃĐpondit: --Mais la cause des rois, mais la libertÃĐ de Louis XVI! c'est une affaire d'honneur qu'un roi ne saurait abandonner sans une suprÊme honte. Puis, il faut le dire, les nouvelles arrivaient dÃĐsastreuses pour la coalition. Le 21 septembre, abolition de la royautÃĐ et proclamation de la rÃĐpublique; le 24, ChambÃĐry ouvre ses portes; le 29, c'est Nice: la rÃĐpublique, comme le Nil, commençait à dÃĐborder sur le monde pour le fertiliser. Vers les derniers jours de septembre, le malaise devint intolÃĐrable dans l'armÃĐe des coalisÃĐs. FrÃĐdÃĐric-Guillaume, que l'empereur d'Autriche et l'impÃĐratrice Catherine attendaient à la table splendide oÃđ ils dÃĐvoraient la Pologne, n'avait pas de quoi manger dans son camp. Dumouriez lui envoya douze livres de cafÃĐ, c'est tout ce qu'il en avait lui-mÊme. Ces douze livres de cafÃĐ furent le prÃĐtexte des accusations qui s'ÃĐlevÃĻrent contre Dumouriez, et, il faut le dire aussi, la seule preuve. Aux propositions faites par les premiers parlementaires envoyÃĐs, Dumouriez avait rÃĐpondu au nom de l'AssemblÃĐe: --Les Français ne traiteront avec l'ennemi que lorsqu'il sera sorti de France. Mais les instructions secrÃĻtes que rapportait Jacques MÃĐrey ÃĐtaient loin d'avoir cette rudesse toute romaine: Remporter une victoire moins glorieuse, mais aussi importante que celle de Valmy, sans combattre; Ne pas pousser l'ennemi à un de ces dÃĐsespoirs qui nous ont valu CrÃĐcy et Poitiers; Reconduire l'armÃĐe prussienne avec tous les honneurs de la guerre, mais enfin la reconduire jusqu'à la frontiÃĻre; Constater bien clairement que FrÃĐdÃĐric-Guillaume, en abandonnant la cause de Louis XVI, abandonnait la cause des rois; au lieu de mettre obstacle à la retraite des Prussiens, leur donner toute facilitÃĐ de l'opÃĐrer. Enfin, le 1er octobre, les Prussiens, ne pouvant tout à la fois rÃĐsister à l'ÃĐpidÃĐmie et à la disette, commencÃĻrent à dÃĐcamper. Ils firent une lieue ce jour-là, une lieue le lendemain, mais enfin c'ÃĐtaient deux lieues en arriÃĻre. Le 30 septembre, une entrevue avait eu lieu entre Kellermann et Brunswick. Brunswick avait devinÃĐ le plan de Dumouriez, mais Kellermann, esprit moins dÃĐliÃĐ, ne l'avait pas compris. Kellermann tenait absolument à poser les bases d'un arrangement. Brunswick l'ÃĐvitait; il trouvait qu'il avait bien assez ÃĐcrit comme cela. Trop peut-Être! --Mais, insista Kellermann, comment tout cela finira-t-il? --Rien de plus simple, rÃĐpondit Brunswick; nous nous en retournerons chacun chez nous, comme les gens de la noce. --D'accord, dit Kellermann. Mais qui payera les frais de la noce? Il me semble que l'empereur, qui a attaquÃĐ le premier, nous doit bien les Pays-Bas pour indemniser la France. --Quant à cela, la chose ne nous regarde en rien; c'est l'affaire des plÃĐnipotentiaires. Et, comme nous l'avons dit, la retraite commença le lendemain. La retraite fut un ÃĐchange de bons procÃĐdÃĐs. Dillon seul, qui n'approuvait pas cette maniÃĻre de faire la guerre, se fit donner deux ou trois fois sur les ongles en voulant serrer l'ennemi de trop prÃĻs. L'ennemi, on le caressait, on le choyait, on lui donnait du pain et du vin pour qu'il eÃŧt la force de gagner plus vite la frontiÃĻre. Verdun fut abandonnÃĐ le 14, Longwy le 22. Enfin, le 26 octobre, le dernier Prussien vivant repassait la frontiÃĻre. L'armÃĐe coalisÃĐe laissait trente-cinq mille morts pour engraisser les plaines de la Champagne. XXIX Une soirÃĐe chez Talma Le 25 octobre de la mÊme annÃĐe, il y avait double fÊte, au thÃĐÃĒtre des VariÃĐtÃĐs du Palais-Royal, oÃđ Monvel avait engagÃĐ nos meilleurs artistes, un peu effarouchÃĐs par les premiers ÃĐvÃĐnements de la rÃĐvolution. Mlle AmÃĐlie-Julie Candeille, qui ÃĐtait la maÃŪtresse de Vergniaud, donnait la premiÃĻre reprÃĐsentation de sa piÃĻce de _la Belle FermiÃĻre_, oÃđ elle jouait le rÃīle principal, et Dumouriez, le vainqueur de Valmy, devait venir au thÃĐÃĒtre. Enfin, aprÃĻs la reprÃĐsentation, artistes, comÃĐdiennes, auteurs et hommes politiques devaient se rencontrer chez Talma, dans la petite maison de la rue Chantereine qu'il venait d'acheter, et oÃđ il donnait une de ces soirÃĐes, moitiÃĐ bal, moitiÃĐ bel esprit, oÃđ l'on dansait et oÃđ l'on disait des vers. Dumouriez ÃĐtait arrivÃĐ depuis quatre jours à Paris avec Jacques, chez lequel il avait trouvÃĐ un homme qui lui convenait sous tous les rapports. L'œil loyal et profond du docteur l'inquiÃĐtait bien de temps en temps, en ce qu'il plongeait jusqu'au fond de sa poitrine, comme s'il n'ÃĐtait pas entiÃĻrement convaincu du dÃĐvouement de Dumouriez à la RÃĐpublique; mais sous ce rapport il avait affaire à forte partie; d'ailleurs les faits ÃĐtaient là pour dÃĐmentir les soupçons. On accusait Dumouriez d'avoir ÃĐtÃĐ un peu trop courtois pour les Prussiens en retraite; mais Jacques MÃĐrey savait d'oÃđ lui en ÃĐtait venu l'ordre, puisque cet ordre c'ÃĐtait lui-mÊme qui l'avait transmis. Dumouriez, sous prÃĐtexte de prÃĐsenter au ministÃĻre son plan favori de l'invasion belge, ÃĐtait revenu à Paris ÃĐtudier de son œil intelligent la situation. La royautÃĐ abolie, la rÃĐpublique proclamÃĐe, venaient mettre un obstacle à son plan favori: faire du duc de Chartres un roi de France; mais il savait combien facilement la France, bonne fille au fond, se laisse aller à ses haines et à ses enthousiasmes du moment. Il pensait donc que tout espoir n'ÃĐtait point perdu et qu'il fallait laisser faire au temps. À sa premiÃĻre entrevue avec Mme Roland, Dumouriez, qui n'avait pas encore changÃĐ les talons rouges de Versailles contre les bottes de Valmy, avait traitÃĐ un peu trop lestement la sÃĐvÃĻre matrone qui disait d'elle-mÊme: ÂŦPersonne moins que moi n'a connu la voluptÃĐ.Âŧ Mme Roland, qui ÃĐtait le vÃĐritable ministre, qui sentait sa supÃĐrioritÃĐ sur Roland et qui craignait avant tout le ridicule pour son mari, lui avait plus gardÃĐ rancune de ses façons cavaliÃĻres envers elle, que de sa chute du ministÃĻre. En tout cas, le ministÃĻre girondin avait ÃĐtÃĐ admirable pour Dumouriez. Il l'avait, dans la mesure de son pouvoir, soutenu physiquement, et, dans la mesure de sa popularitÃĐ, soutenu moralement. C'ÃĐtait à Dumouriez vainqueur de reconnaÃŪtre à son retour à Paris la part que ses loyaux ennemis avaient prise à sa victoire, et à amener, s'il ÃĐtait possible, un rapprochement entre la Montagne et la Gironde. La chose ÃĐtait d'autant plus facile qu'il y avait dÃĐjà eu rapprochement entre Dumouriez et Danton. La premiÃĻre reprÃĐsentation de _la Belle FermiÃĻre_ devait complÃĐter ce raccommodement. En arrivant à Paris, Dumouriez s'ÃĐtait prÃĐsentÃĐ au ministÃĻre de l'IntÃĐrieur; puis, en passant du cabinet du ministre au salon de Mme Roland, il avait fait prendre dans sa voiture un magnifique bouquet qu'il lui avait offert. Mme Roland avait reçu en souriant cet emblÃĻme des choses frivoles et ÃĐphÃĐmÃĻres; et, sur cette demande de Dumouriez: --Voyons, que pensez-vous de moi? Elle avait rÃĐpondu: --Je vous crois quelque peu royaliste. Puis elle ÃĐtait entrÃĐe, en femme politique, dans les projets de son mari et de ses collÃĻgues; elle avait reconnu la grande intelligence de Dumouriez; mais plus cette intelligence ÃĐtait grande, plus il fallait s'en dÃĐfier. --Plus vous avez de talent, lui dit-elle, plus vous Êtes dangereux, et la RÃĐpublique dÃĐsormais se gardera bien de vous subordonner les autres gÃĐnÃĐraux. Dumouriez haussa les ÃĐpaules: --La dÃĐfiance est le dÃĐfaut des rÃĐpubliques; c'est avec la dÃĐfiance qu'elles tuent le gÃĐnie; c'est la dÃĐfiance qui crÃĐe ces ÃĐternelles paniques, ces cris de trahison poussÃĐs au hasard, qui Ãītent toute force morale à l'homme que vous employez, et qui l'envoient impuissant et dÃĐsarmÃĐ devant l'ennemi. Si les autres gÃĐnÃĐraux ne m'avaient pas ÃĐtÃĐ subordonnÃĐs, je n'eusse pas pu rÃĐunir les forces de Beurnonville aux miennes, je n'eusse pas pu tirer Kellermann de Metz et le conduire à temps à Valmy, et à l'heure qu'il est les Prussiens seraient à Paris et c'est moi qui serais prisonnier à Berlin. Dumouriez quitta Mme Roland pour se rendre à la Convention; c'ÃĐtait là qu'on l'attendait. Il y avait eu changement de gouvernement; il y avait donc un nouveau serment à prÊter. Mais Dumouriez s'ÃĐtait avancÃĐ Ã  la barre, avait ÃĐcoutÃĐ les compliments de PÃĐtion, et avait rÃĐpondu: --_Je ne vous ferai pas de nouveaux serments._ Je me montrerai digne de commander aux enfants de la libertÃĐ et de soutenir les lois que le peuple souverain va se faire par votre organe. Le soir, il se prÃĐsenta aux jacobins. La derniÃĻre fois, il n'avait pas marchandÃĐ avec la situation, et il avait mis le bonnet rouge; cette fois, il y vint tout simplement avec son chapeau de gÃĐnÃĐral; quoique ce fÃŧt le mÊme qu'il portait à Valmy, il fut reçu trÃĻs froidement. Collot-d'Herbois le comÃĐdien monta à la tribune, remercia le gÃĐnÃĐral de l'ÃĐminent service qu'il avait rendu à la patrie; mais lui reprocha d'avoir reconduit le roi de Prusse _avec trop de politesse_. Danton lui succÃĐda à la tribune, et, aprÃĻs avoir expliquÃĐ les causes de cette conduite courtoise: --Console-nous, lui dit-il, par des victoires sur l'Autriche, de ne pas voir ici le despote de Prusse. On le voit, à la coupe oÃđ Dumouriez croyait venir boire le vin enivrant de la victoire, l'ingratitude dÃĐmocratique mÊlait dÃĐjà son fiel. Deux des plus grands gÃĐnÃĐraux de la RÃĐvolution, deux des hommes à qui la RÃĐpublique devait ses premiÃĻres et ses plus belles victoires, devaient boire successivement à la coupe amÃĻre: À peine vidÃĐe par Dumouriez, elle allait se remplir pour Pichegru. Enfin, comme nous l'avons dit, cette fameuse soirÃĐe devait tout raccommoder, et c'ÃĐtait à l'œuvre innocente de Mlle Candeille que le baiser de paix devait se donner. Roland avait mis sa loge à la disposition de Dumouriez. Mme Roland devait y venir; puis, quand Roland aurait fini son labeur ministÃĐriel, il les rejoindrait. Danton avait louÃĐ la loge à cÃītÃĐ, pour lui, sa femme et sa mÃĻre. Soit qu'il se trompÃĒt de loge, soit qu'il le fÃŪt exprÃĻs, il entra avec Dumouriez et sa femme dans la loge de Roland et s'y installa. Mme Roland et Mme Danton ne se connaissaient pas. Mme Roland ÃĐtait un grand esprit, Mme Danton ÃĐtait un grand cœur. Les deux femmes devaient se convenir; les deux femmes liÃĐes rapprocheraient les deux maris. Puis l'effet ÃĐtait admirable pour le public: On avait vu, dans la mÊme loge, Dumouriez et Mme Roland, Danton et Vergniaud! car Vergniaud avait promis de venir. La maladresse d'une ouvreuse de loge fit manquer tout ce beau plan. Lorsque Mme Roland se prÃĐsenta au bras de Vergniaud pour entrer dans sa loge: --Pardon, madame, lui dit l'ouvreuse, mais la loge est occupÃĐe. Mme Roland voulut savoir qui se permettait d'occuper une loge qui ÃĐtait louÃĐe au nom de son mari. --Ouvrez toujours, dit-elle. La femme ouvrit. Mme Roland jeta un coup d'œil rapide dans sa loge, reconnut Dumouriez, vit Danton avec une femme tenant la place qu'elle devait occuper. Elle savait Danton peu soucieux de l'honorabilitÃĐ des femmes avec lesquelles il se montrait en public; elle prit Mme Danton pour une femme prÃĻs de laquelle elle ne pouvait s'asseoir. --C'est bien, dit-elle. Et elle repoussa la porte, qui se ferma seule. Avant que Danton l'eÃŧt ouverte, elle avait gagnÃĐ l'escalier. D'ailleurs ce refus d'entrer dans une loge oÃđ se trouvait Mme Danton ÃĐtait une insulte. Danton adorait sa femme, et d'autant plus en ce moment, qu'elle avait dÃĐjà le cœur brisÃĐ par les journÃĐes de Septembre. Une violente palpitation la prit, à la suite de laquelle elle s'ÃĐvanouit. Elle ÃĐtait dÃĐjà atteinte de la maladie dont elle mourut, d'une anÃĐmie. Une partie du sang versÃĐ le 2 septembre semblait Être le sien. Il avait un dernier espoir de revoir Roland chez Talma; quant à sa femme, à coup sÃŧr elle n'y viendrait pas. Danton passa sa soirÃĐe dans la mÊme loge que Dumouriez, qui fut fort applaudi, mais beaucoup moins que s'il eÃŧt apparu au public entre Mme Roland et Vergniaud. Dieu seul sait combien coÃŧta de tÊtes cette vivacitÃĐ de Mme Roland à refermer la porte de sa loge. La piÃĻce de Mlle Candeille, quoique appartenant à cette littÃĐrature molle et insipide de l'ÃĐpoque, eut un grand succÃĻs et resta au rÃĐpertoire. Quarante ans aprÃĻs cette premiÃĻre reprÃĐsentation, j'y vis dÃĐbuter Mlle Mante. Le spectacle fini, l'auteur nommÃĐ au milieu des applaudissements, Danton chercha inutilement son ami Jacques MÃĐrey pour lui confier sa femme, dont la santÃĐ commençait à l'inquiÃĐter; mais Jacques MÃĐrey, qui devait venir le joindre au spectacle, n'avait point paru. Les deux hommes reconduisirent Mme Danton chez elle, la laissÃĻrent passage du Commerce, et revinrent rue Chantereine, chez Talma. La soirÃĐe ÃĐtait des plus brillantes. Talma ÃĐtait dÃĐjà à cette ÃĐpoque à l'apogÃĐe de sa rÃĐputation. Quoique appartenant par son opinion au club des Jacobins, quoique liÃĐ intimement avec David, l'ami de Marat, il appartenait par l'esprit, par l'art, par la littÃĐrature, à la Gironde, le plus ÃĐlÃĐgant de tous les partis. Il en rÃĐsultait qu'il rÃĐunissait chez lui hommes d'État, poÃĻtes, artistes, peintres, gÃĐnÃĐraux, de toutes les opinions et de tous les partis. Lorsque Dumouriez et Danton entrÃĻrent, Mlle Candeille avait eu le temps de changer de costume et de venir recevoir les fÃĐlicitations de ses camarades. Ces fÃĐlicitations ÃĐtaient d'autant plus sincÃĻres que c'ÃĐtait un talent, comme poÃĻte, qui ne portait ombrage à personne. Les nouveaux venus joignirent leurs compliments à ceux que Mlle Candeille ÃĐtait en train de recevoir, et, comme on venait de lui offrir une couronne de laurier, elle força Dumouriez de l'accepter. Dumouriez la prit et alla la dÃĐposer sur un buste de Talma, oÃđ elle se fixa dÃĐfinitivement. Talma prÃĐsenta à Dumouriez tous ces hommes portant dÃĐjà des noms cÃĐlÃĻbres ou qui devaient le devenir. Tous ces noms ÃĐtaient connus de Dumouriez, l'un des gÃĐnÃĐraux les plus lettrÃĐs de l'armÃĐe; mais, ÃĐloignÃĐ par son ÃĐtat de la sociÃĐtÃĐ parisienne, il ne connaissait que les noms. Là ÃĐtaient LegouvÃĐ, ChÃĐnier, Arnaud, Lemercier, Ducis, David, Girodet, Prud'hon, LethiÃĻre, Gros, Louvet de Couvrai, Pigault-Lebrun, Camille Desmoulins, Lucile, Mlle de Keralio, Mlle Cabarrus, Cabanis, Condorcet, Vergniaud, Guadet, GensonnÃĐ, Garat, Mlle Raucourt, Rouget de l'Isle, MÃĐhulo, les deux Baptiste, Dazincourt, Fleury, Armand Dugazon, Saint-Prix, Larive, Monvel, tout l'art, toute la politique du temps. Là enfin, Dumouriez, applaudi par tous, goÃŧtait cette joie sans mÃĐlange du triomphateur au triomphe duquel ne se mÊle pas la voix de l'esclave. Il croyait du moins que la chose se passerait ainsi. Tout à coup une rumeur sourde courut dans les salons; une inquiÃĐtude vague sembla s'emparer de tout le monde, et le nom de Marat, vingt fois rÃĐpÃĐtÃĐ, tomba sur les conviÃĐs du grand artiste, non pas comme des langues de feu, mais comme des gouttes d'huile bouillante. --Marat! dit Talma, que vient-il faire ici? Que l'on m'appelle deux domestique, et qu'on me le mette à la porte! Mais David s'y opposa. --Laisse-moi d'abord voir ce qu'il veut, dit David, ensuite tu dÃĐcideras. Talma fit un signe d'assentiment. David s'avança jusqu'au vestibule. --Que veux-tu? demanda-t-il à Marat. --Je veux parler au citoyen Dumouriez, rÃĐpondit Marat. --Ne pourrais-tu choisir un autre moment que celui oÃđ l'on donne une fÊte? --Pourquoi donne-t-on des fÊtes à un traÃŪtre? --Un traÃŪtre qui vient de sauver la patrie. --Un traÃŪtre! un traÃŪtre! un traÃŪtre! te dis-je. --Mais enfin que viens-tu demander? --Je viens demander sa tÊte. --Avec combien d'autres? demanda Danton qui parut à la porte. --Avec la tienne, dit Marat, avec celle de tous ceux qui ont pactisÃĐ avec le roi de Prusse. Oui, ajouta-t-il en montrant le poing, on sait que vous avez reçu chacun deux millions. --Laissez entrer ce fou afin que je le saigne! Il voit rouge! dit Cabanis. Marat entra. Mais dÃĐjà beaucoup avaient disparu ou avaient passÃĐ dans les piÃĻces à cÃītÃĐ. Dugazon avait pris une pelle et l'avait mise à rougir au feu. Marat ÃĐtait flanquÃĐ de deux jacobins, longs et maigres, ayant la tÊte de plus que lui. Il venait demander compte à Dumouriez de l'ÃĐpuration des volontaires de ChÃĒlons, dont il avait fait chasser les maratistes et ceux qui demandaient du sang. Il comptait, le folliculaire gonflÃĐ de fiel et de venin, ÃĐpouvanter le gÃĐnÃĐral vainqueur comme il ÃĐpouvantait les badauds de Paris. Dumouriez l'attendit, calme, appuyÃĐ sur le pommeau de son sabre. --Qui Êtes vous? demanda-t-il. --Je suis Marat, rÃĐpondit celui-ci, tordant sa bouche baveuse. --Je n'ai affaire ni à vous ni à vos pareils. Et il lui tourna le dos avec un profond mÃĐpris. Tous ceux qui entouraient le gÃĐnÃĐral, et particuliÃĻrement les militaires, ÃĐclatÃĻrent de rire. --Ah! dit Marat, ce soir je vous fais rire, demain je vous ferai pleurer! Et il sortit en montrant le poing et en menaçant. À peine fut-il sorti, que Dugazon tira du feu la pelle rouge, prit une poignÃĐe de sucre en poudre, et, sans dire une parole, partout oÃđ avait passÃĐ Marat, brÃŧla du sucre. Cet ÃĐpisode grotesque rendit la gaietÃĐ qui avait disparu. Mais le but de la rÃĐunion de la Gironde à la Montagne ÃĐtait manquÃĐ, aussi bien dans le salon de la rue Chantereine que dans la loge du thÃĐÃĒtre des VariÃĐtÃĐs du Palais-Royal. Danton, en rentrant chez lui, trouva Jacques MÃĐrey qui l'attendait avec impatience. Le docteur vint à lui, et, sans lui donner le temps de l'interroger: --Ami, lui dit-il, je ne veux pas, quelques jours aprÃĻs mon entrÃĐe à la Convention, demander un congÃĐ, mais il faut, pour une affaire de la plus haute importance, que tu m'obtiennes une mission qui me laisse quinze jours de libertÃĐ appliquÃĐs à mes propres affaires. --Diable! fit Danton, à qui veux-tu que je demande cela? Je suis mal avec Servan et Clavier. Ce qui vient d'arriver ce soir ne m'a pas mis au mieux avec Roland. Mlle Manon Philippon, ajouta-t-il avec un accent de mÃĐpris, lui aura racontÃĐ la chose à sa maniÃĻre. Il reste donc Garat, le ministre de la justice. --Et comment es-tu avec celui-là? --Oh! celui-là n'a rien à me refuser. --C'est Garat justement qui a proposÃĐ, le 9 octobre dernier, la loi qui prononce la peine de mort contre les ÃĐmigrÃĐs pris les armes à la main et leur exÃĐcution immÃĐdiate, n'est-ce pas? --C'est lui. --Eh bien! qu'il me charge de rechercher l'identitÃĐ du seigneur de Chazelay, pris à Mayence le 21 et fusillÃĐ le 22. Bien entendu que la mission est tout honoraire, et que je ferai les recherches à mes frais. --La chose a l'importance que tu lui donnes? --Il y va de mon bonheur. --Tu auras ta mission demain. Jacques MÃĐrey avait lu le soir mÊme dans le _Moniteur_: ÂŦLe chef d'une petite bande d'ÃĐmigrÃĐs, aprÃĻs avoir combattu en Champagne avec ses hommes, voyant qu'il n'y avait plus rien à faire de ce cÃītÃĐ-là, est venu vers les premiers jours d'octobre s'enfermer dans la ville de Mayence. ÂŧMais la ville de Mayence s'ÃĐtant rendue le 21 octobre dernier, et aucune condition n'ayant ÃĐtÃĐ stipulÃĐe par le gouverneur en faveur des ÃĐmigrÃĐs, M. de Chazelay a ÃĐtÃĐ pris les armes à la main et, en vertu de la loi du 9 octobre, fusillÃĐ dans les vingt-quatre heures. ÂŧOn dit que le seigneur de Chazelay possÃĐdait de grands biens dans le dÃĐpartement de la Creuse, aux environs de la ville d'Argenton. ÂŧEncore un bel hÃĐritage pour la RÃĐpublique!Âŧ Le lendemain, Jacques MÃĐrey avait sa mission signÃĐe Garat, mission à laquelle il pouvait consacrer depuis le 26 octobre jusqu'au 10 novembre inclusivement. En consÃĐquence, sans perdre un seul instant, il repartit pour Mayence avec une lettre de recommandation du gÃĐnÃĐral Dumouriez pour le gÃĐnÃĐral Custine. La veille de son dÃĐpart, sur la proposition de Garnier (de Saintes), la Convention avait rendu un dÃĐcret qui bannissait les ÃĐmigrÃĐs à perpÃĐtuitÃĐ et qui punissait de mort ceux qui rentraient en France--sans distinction d'ÃĒge ni de sexe. XXX Une lettre d'Éva Jacques MÃĐrey n'avait pas perdu un instant: à dix heures du matin, des chevaux de poste ÃĐtaient attelÃĐs à une solide calÃĻche de voyage; et lui, attendait sa mission en costume de voyageur. À onze heures du matin, Danton lui remettait l'ordre signÃĐ Garat, les deux amis s'embrassaient, et à onze heures cinq minutes, aprÃĻs avoir recommandÃĐ Ã  Danton de veiller sur la santÃĐ de sa femme, Jacques MÃĐrey criait au postillon: --Route d'Allemagne! C'ÃĐtait celle qu'il venait de faire à son retour avec Dumouriez. Il revit ChÃĒteau-Thierry, ChÃĒlons. Il salua en passant le champ de bataille de Valmy, encore tout bosselÃĐ de tombes. Il trouva Verdun occupÃĐ, par une trop grande rigueur peut-Être, à faire oublier sa trop grande faiblesse. Les reprÃĐsailles commençaient: les malheureuses jeunes filles, dont la plupart, sans comprendre la grandeur d'un pareil crime, avaient ÃĐtÃĐ ouvrir les portes au roi de Prusse, ÃĐtaient arrÊtÃĐes, et l'on instruisait leur procÃĻs. On sait que plus tard elles furent exÃĐcutÃĐes. Il entra dans le Palatinat par Kaiserslautern et arriva à Mayence le troisiÃĻme jour aprÃĻs son dÃĐpart; il avait fait deux cents lieues en soixante heures. Mais le gÃĐnÃĐral Custine avait continuÃĐ sa marche, et il ÃĐtait dÃĐjà à Francfort-sur-le-Mein. Jacques MÃĐrey s'informa auprÃĻs des officiers restÃĐs en garnison à Mayence, s'il n'ÃĐtait pas à leur connaissance que les ÃĐmigrÃĐs pris les armes à la main eussent ÃĐtÃĐ fusillÃĐs. Le fait ÃĐtait exact, et la chose avait mÊme fait une profonde sensation dans la ville; le dÃĐcret ÃĐtait du 9, et c'ÃĐtait la premiÃĻre fois qu'il ÃĐtait appliquÃĐ. Il l'avait ÃĐtÃĐ dans toute sa rigueur. Aucun des sept accusÃĐs n'avait ÃĐchappÃĐ Ã  la peine capitale. Il demanda les noms de ces malheureux: on les avait oubliÃĐs. Enfin on lui dit qu'un des officiers qui avaient fait partie du conseil de guerre ÃĐtait encore à Mayence, et on lui donna son nom et son adresse. Jacques MÃĐrey alla le trouver. L'officier, qui ÃĐtait un capitaine, se rappelait parfaitement que le chef des six cavaliers ÃĐmigrÃĐs avait dÃĐclarÃĐ se nommer Charles-Louis-Ferdinand de Chazelay; mais, en tout cas, il trouverait le dossier dans les mains du rapporteur, qui ÃĐtait le plus jeune membre du conseil, et qui appartenait comme officier d'ordonnance à la maison militaire du gÃĐnÃĐral Custine. Or, nous l'avons dit, le gÃĐnÃĐral ÃĐtait à Francfort. Jacques MÃĐrey s'ÃĐtait muni des noms du jeune officier, il se nommait _Charles AndrÃĐ_. Le lendemain, au point du jour, Jacques MÃĐrey se prÃĐsenta chez le gÃĐnÃĐral; il ÃĐtait dÃĐjà levÃĐ et s'apprÊtait à passer une revue de son corps d'armÃĐe. Son titre de reprÃĐsentant du peuple effraya d'abord quelque peu Custine. Custine appartenait comme Dumouriez, par ses antÃĐcÃĐdents, au parti royaliste, et si son bras avait loyalement combattu, peut-Être sa conscience n'avait-elle pas toujours ÃĐtÃĐ de l'avis de son bras. La lettre de Dumouriez le rassura. Ce fut donc avec un grand allÃĐgement du cœur qu'il fit appeler l'officier d'ordonnance Charles AndrÃĐ, et lui donna l'ordre de mettre à la disposition de Jacques MÃĐrey tous les documents qu'il pouvait avoir sur le ci-devant seigneur de Chazelay. Le jeune officier promit d'Être à l'HÃītel d'Angleterre dans une demi-heure, avec le dossier du mort et les papiers qui avaient ÃĐtÃĐ trouvÃĐs sur lui et qui constataient son identitÃĐ. Il tint parole. Ces papiers consistaient dans son interrogatoire, dans le procÃĻs-verbal d'exÃĐcution, et dans trois lettres à lui ÃĐcrites par sa sœur, ex-chanoinesse à Bourges. L'interrogatoire ÃĐtait conçu en ces termes: ÂŦLe 21 octobre, à huit heures du soir, a comparu devant le Conseil de guerre ÃĐtabli dans la ville de Mayence pour juger les ÃĐmigrÃĐs pris les armes à la main, le ci-devant seigneur de Chazelay, lequel a rÃĐpondu de la façon suivante aux questions qui lui ont ÃĐtÃĐ faites: ÂŧD. Vos noms, prÃĐnoms et qualitÃĐs? ÂŧR. Charles-Louis-Ferdinand, seigneur de Chazelay. ÂŧD. Votre ÃĒge? ÂŧR. Quarante-cinq ans. ÂŧD. Le lieu de votre naissance? ÂŧR. Le chÃĒteau de Chazelay, prÃĻs Argenton. ÂŧD. Pourquoi avez-vous quittÃĐ la France? ÂŧR. Pour ne pas Être complice des crimes qui s'y commettaient. ÂŧD. OÃđ avez-vous ÃĐtÃĐ en quittant la France? ÂŧR. Me joindre au corps des ÃĐmigrÃĐs qui servait en Champagne sous le prince de Ligne. ÂŧD. Quand avez-vous quittÃĐ la Champagne? ÂŧR. Huit jours aprÃĻs la bataille de Valmy, quand j'ai su de la bouche mÊme de M. de Calonne que la retraite ÃĐtait dÃĐcidÃĐe. ÂŧD. Pourquoi quittiez-vous la Champagne? ÂŧR. Parce qu'il n'y avait plus rien à y faire. ÂŧD. Et vous Êtes venu à Mayence pour y prendre de nouveau du service contre la France? ÂŧR. Non pas contre la France, mais contre le gouvernement qui la dÃĐshonore. ÂŧD. Vous connaissez le dÃĐcret de la Convention du 9 octobre, qui condamne à la peine de mort tout ÃĐmigrÃĐ pris les armes à la main? ÂŧR. Je le connais mais ne le reconnais pas. ÂŧD. Vous n'avez rien à dire pour votre dÃĐfense? ÂŧR. NÃĐ royaliste et catholique, je meurs royaliste et catholique, c'est-à-dire dans la foi de mes pÃĻres. ÂŧLe prÃĐvenu ÃĐloignÃĐ, le conseil a dÃĐlibÃĐrÃĐ; mais comme Charles-Louis-Ferdinand, ci-devant seigneur de Chazelay, n'a rien dit qui pÃŧt appuyer sa dÃĐfense, et qu'au contraire il a ÃĐtÃĐ pour ainsi dire au-devant du chÃĒtiment qu'il avait mÃĐritÃĐ, il a ÃĐtÃĐ condamnÃĐ Ã  l'unanimitÃĐ Ã  la peine de mort. ÂŧLe condamnÃĐ, rappelÃĐ devant le conseil, a entendu tranquillement la lecture de son arrÊt et a rÃĐpondu par le cri de "Vive le roi!" à la demande à lui faite s'il n'avait rien à ajouter ou à rÃĐclamer. ÂŧLe lendemain, au point du jour, il a ÃĐtÃĐ fusillÃĐ et enterrÃĐ dans les fossÃĐs de la citadelle.Âŧ Jacques MÃĐrey resta quelque temps absorbÃĐ en lui-mÊme par cette lecture. La conduite du seigneur de Chazelay en face du tribunal qui le jugeait ÃĐtait celle d'un mauvais patriote, c'est vrai, mais d'un gentilhomme brave et loyal qui, ayant engagÃĐ son serment au roi, tient son serment à la rigueur. Comment cette foi politique se trouvait-elle dans le mÊme homme qui, vis-à-vis de lui, avait manquÃĐ Ã  toutes les lois de la dÃĐlicatesse? C'est que la plupart du temps, chez l'homme, la conscience n'est qu'une affaire d'ÃĐducation; l'ÃĐducation de la noblesse en gÃĐnÃĐral lui traçait des devoirs pour ce qui ÃĐtait au-dessus d'elle, mais laissait la plus grande latitude pour ce qui ÃĐtait au-dessous. Or, dans l'esprit du seigneur de Chazelay, un mÃĐdecin de village ÃĐtait tellement au-dessous de lui, que sa conscience, qui lui avait si courageusement fait affronter la mort pour un principe politique, ne lui avait rien inspirÃĐ en faveur du grand principe moral qu'il avait violÃĐ. Le droit divin n'ÃĐtait pas seulement pour les rois, il ÃĐtait aussi pour la noblesse, et, de mÊme que le roi rÃĐgnait de droit divin sur la noblesse, la noblesse rÃĐgnait de droit divin sur ce qu'elle appelait le peuple. --Pardon, lieutenant, dit le docteur, aprÃĻs avoir roulÃĐ pendant un instant ces pensÃĐes dans son cerveau et en avoir tirÃĐ les dÃĐductions que nous en avons tirÃĐes nous-mÊme, mais ne m'avez-vous pas dit que trois lettres ÃĐtaient jointes au dossier de M. de Chazelay? --En effet, les voici, dit le jeune officier. --Est-ce une indiscrÃĐtion que de demander à en prendre connaissance? --Aucunement; j'ai ordre de vous communiquer les piÃĻces, et mÊme de vous en laisser prendre les copies. --Ces lettres, disiez-vous, ÃĐtaient de Mlle de Chazelay, ex-chanoinesse aux Augustines de Bourges. --Voulez-vous me permettre de vous les passer par rang de date? Jacques MÃĐrey fit un signe affirmatif. La premiÃĻre ÃĐtait du 16 aoÃŧt; elle disait: _Mon trÃĻs cher et trÃĻs honorÃĐ frÃĻre_, _Je suis revenue à Bourges avec le prÃĐcieux dÃĐpÃīt dont vous m'avez chargÃĐe._ _Mais jusqu'à prÃĐsent je ne puis, en vÃĐritÃĐ, l'apprÃĐcier que du cÃītÃĐ physique; quant au cÃītÃĐ moral, je n'ai reçu de vous qu'une belle crÃĐature sans initiative et sans volontÃĐ, ne rÃĐpondant pas à son nom d'HÃĐlÃĻne et ne donnant signe d'intelligence qu'à celui d'Éva._ _Au nom d'Éva, en effet, son œil brille un instant; elle l'arrÊte sur la personne qui l'a prononcÃĐ; mais comme cette personne n 'est pas celle qu'elle cherche, son œil se referme aussitÃīt et elle retombe dans sa somnolence habituelle._ _Je vous demande donc la permission de continuer à l'appeler Éva, puisque c'est le seul nom auquel elle rÃĐponde._ _Vous me dites, dans votre lettre reçue ce matin, que vous Êtes dÃĐcidÃĐ Ã  quitter la France et à aller prendre du service à l'ÃĐtranger, et vous voulez bien, sur cette grande rÃĐsolution, prendre l'avis d'une pauvre servante du Seigneur._ _Mon avis est qu'un Chazelay, dont les ancÊtres ont participÃĐ Ã  deux croisades, et qui porte d'azur à la croix pattÃĐe d'argent, cantonnÃĐe d'une fleur de lys d'or, ne doit point pactiser, mÊme par sa prÃĐsence, avec les choses qui se passent aujourd'hui._ _Partez donc, et quand vous trouverez à propos que nous allions vous rejoindre, ÃĐcrivez-moi; vos ordres seront ponctuellement exÃĐcutÃĐs._ _Votre sœur obÃĐissante et qui vous aime,_ Marie DE CHAZELAY, En religion SŒUR ROSALIE. Cette lettre ÃĐtait dÃĐjà de la plus haute importance pour Jacques MÃĐrey. Il savait quelle profonde douleur avait ressentie Éva de leur sÃĐparation. L'amour est ÃĐgoÃŊste jusqu'à la cruautÃĐ. La douleur d'Éva mettait un baume sur la sienne. Le jeune officier lui passa la seconde. _C'est avec un grand bonheur que j'ai appris que vous ÃĐtiez arrivÃĐ Ã  Verdun, oÃđ vous Êtes du moins en sÃŧretÃĐ. J'ai ÃĐtÃĐ enchantÃĐe de l'accueil que S. M. le roi de Prusse vous a fait, et ne puis qu'applaudir à la rÃĐsolution que vous avez prise d'entrer dans les volontaires du prince de Ligne; c'est un noble seigneur de vieille souche, un vrai prince du saint-empire; ce doit Être, d'aprÃĻs son ÃĒge et le portrait que vous m'en faites, le fils de Charles-Joseph, le petit-fils de Claude de l'Amoral second; son pÃĻre, Charles-Joseph, ÃĐtait un des plus braves et des plus spirituels gentilshommes qui aient existÃĐ. Un Chazelay peut servir sans dÃĐroger sous un l'Amoral._ _HÃĐlÃĻne va un peu mieux, quoiqu'elle s'obstine à ne pas rÃĐpondre à ce nom qu'elle semble ne pas connaÃŪtre. Au reste, depuis le jour oÃđ je l'ai emmenÃĐe du chÃĒteau de Chazelay, pas un mot n'est sorti de sa bouche. Elle a commencÃĐ Ã  prendre quelques cuillerÃĐes de potage, qui, avec un ou deux verres de sirop qu'elle avale par jour, suffisent à la soutenir. Hier, au lieu de la faire asseoir à la fenÊtre donnant sur la cour, je l'ai fait asseoir à celle donnant sur le jardin. À la vue de la verdure et du petit cours d'eau qui l'arrose, elle a jetÃĐ un faible cri, s'est soulevÃĐe sur son fauteuil et est retombÃĐe en disant d'une voix dÃĐsespÃĐrÃĐe: ÂŦNon! non! non!Âŧ Je ne sais ce qu'elle voulait dire, mais au moins elle a parlÃĐ._ _Comme je crois qu'il y a beaucoup de mauvaise volontÃĐ dans ce mutisme et d'entÊtement dans cette prostration, ayant entendu du bruit dans la chambre de votre fille avant-hier, aprÃĻs que Jeanne l'eÃŧt mise au lit, hier soir, je me mÃĐnageai, à l'aide d'un trou pratiquÃĐ dans la boiserie, la facilitÃĐ de voir ce qu'elle faisait lorsque Jeanne fut sortie de sa chambre._ _Elle se leva et en s'appuyant aux meubles elle alla s'agenouiller sur le prie-Dieu placÃĐ au-dessous du crucifix qui est entre les deux fenÊtres, et là, je ne sais si ce fut des lÃĻvres ou du cœur, car je n'entendis rien, là elle fit ou parut faire une longue priÃĻre._ _Il paraÃŪt que cet homme prÃĻs duquel elle est restÃĐe trop longtemps, pour son malheur, n'ÃĐtait pas dÃĐnuÃĐ de tout sentiment chrÃĐtien, puisque la pauvre enfant cherche un refuge en Dieu et prie._ _Voilà pour le moment tout ce que j'ai à vous dire. J'espÃĻre que cette lettre, que j'adresse à Verdun avec ordre de faire suivre, vous arrivera._ Marie DE CHAZELAY, En religion SŒUR ROSALIE. Jacques MÃĐrey tendit vivement la main pour avoir la troisiÃĻme lettre. Voici ce qu'elle contenait: _TrÃĻs cher et trÃĻs honorÃĐ frÃĻre,_ _D'aprÃĻs ce que vous me dites de la victoire des Prussiens à Grand-PrÃĐ et de la dÃĐroute de l'armÃĐe française, ce n'est pas nous qui irons vous rejoindre en Allemagne, mais vous qui, dans quelques jours, serez à Paris._ _HÃĐlas! vous y arriverez trop tard pour empÊcher les crimes abominables qui ont ÃĐtÃĐ commis, mais à temps du moins pour les venger._ _Notre pauvre roi et la famille royale sont, comme vous le savez, prisonniers au Temple. On parle de mettre l'ÃĐlu du Seigneur en jugement; mais le Seigneur pressera votre marche pour que ce crime atroce, le plus odieux de tous, ne s'accomplisse pas._ _Il n'y aurait rien d'ÃĐtonnant que ce fÃŧt cet homme que vous avez cru reconnaÃŪtre à la lueur d'un coup de pistolet qui fÃŧt en effet dans les rangs des rÃĐpublicains. Il a ÃĐtÃĐ nommÃĐ, comme vous le savez, membre de la Convention, et j'ai lu sur un journal qu'il ÃĐtait parti pour l'armÃĐe de l'Est avec une mission pour Dumouriez._ _HÃĐlÃĻne a essayÃĐ de mettre une lettre à la poste; mais elle a si peu de jugement que, sans penser que Jeanne, au lieu de la porter à la poste, me la remettrait, elle l'a confiÃĐe à Jeanne._ _Jeanne me l'a apportÃĐe comme une honnÊte fille qu'elle est. C'est le fruit d'une tÊte en dÃĐlire. Je vous l'envoie pour que vous puissiez juger par vous-mÊme de la folle passion de cette enfant et de la nÃĐcessitÃĐ de lui faire quitter la France le plus tÃīt possible, si, contre notre attente, vous n'ÃĐtiez pas dans quelques jours à Paris._ _Inutile de vous dire que j'ai recommandÃĐ Ã  Jeanne d'assurer HÃĐlÃĻne que sa lettre avait ÃĐtÃĐ mise à la poste; il en sera de mÊme de toutes celles qu'elle continuera de lui ÃĐcrire._ Jacques MÃĐrey jeta un cri; il venait de reconnaÃŪtre entre les deux pages de la lettre de Mlle de Chazelay l'ÃĐcriture d'Éva. Il jeta de cÃītÃĐ la lettre de Mlle de Chazelay et dÃĐvora les lignes suivantes: _Mon ami, mon maÃŪtre, mon roi--je dirais mon Dieu si je ne devais pas garder Dieu pour le supplier de te rÃĐunir à moi._ _J'ai voulu mourir quand j'ai compris que nous ÃĐtions sÃĐparÃĐs et que l'on m'a dit que c'ÃĐtait pour toujours._ _Mon pÃĻre ou a eu peur de ma rÃĐsolution ou s'est lassÃĐ de mes plaintes. À tout ce que l'on me disait je rÃĐpondais par ton nom adorÃĐ, ou par ces mots: Je l'aime!_ _Il a fait venir ma tante, la chanoinesse de Bourges, et il m'a donnÃĐe à elle pour qu'on veille sur moi._ _On me croit folle. Peu s'en faut que je ne le sois, et j'ai mes idÃĐes bien troubles. Si ce n'est que je te vois sans cesse devant mes yeux et que je sais que tu vis, je me croirais morte et dÃĐjà dans le pays des ombres, tant tout me paraÃŪt gris, terne, impalpable. Cela doit Être ainsi quand le cœur est mort et qu'on est enfermÃĐ dans le tombeau._ _Quitter le chÃĒteau de Chazelay a ÃĐtÃĐ pour moi une nouvelle douleur. Là je n'ÃĐtais qu'à trois ou quatre lieues de toi, mon bien-aimÃĐ, et à chaque porte qui s'ouvrait je croyais que c'ÃĐtait toi qui allais paraÃŪtre._ _En montant dans la voiture, ou plutÃīt quand on m'a portÃĐe dans la voiture, je me suis ÃĐvanouie; depuis lors je n'ai jamais bien complÃĻtement repris mes sens._ _Le second jour de mon arrivÃĐe à Bourges, on m'a fait asseoir à la fenÊtre du jardin au lieu de me faire asseoir à celle de la rue. Là j'ai jetÃĐ un cri de joie et il m'a semblÃĐ qu'un rayon de lumiÃĻre m'inondait et que je me trouvais en face de notre Éden. Il y avait une pelouse comme la nÃītre, pas de tonnelle de tilleul, pas d'arbre de la science, et surtout pas de Jacques MÃĐrey._ _Ô mon bien-aimÃĐ, je n'ai qu'une pensÃĐe, je n'ai qu'une espÃĐrance, je ne fais à Dieu qu'une priÃĻre: Te revoir!_ _Si je ne te revois, je mourrai. Mais, sois tranquille, auparavant je ferai tout au monde pour te rejoindre._ _Je procÃĻde de toi, j'allais à toi, sans toi il n'y a plus de moi._ ÉVA. --Oh! monsieur, s'ÃĐcria Jacques MÃĐrey, vous avez dit, n'est-ce pas, que je puis copier les piÃĻces dont je dÃĐsirerais avoir le double? --Faites mieux, interrompit le jeune officier qui comprenait le dÃĐsir du docteur, laissez-nous copie de cette lettre, que vous certifierez conforme, et gardez l'original. Jacques MÃĐrey jeta les bras au cou du jeune officier, voulut lui rÃĐpondre pour le remercier, mais les larmes ÃĐtouffÃĻrent sa voix. Il baisa vingt fois la lettre d'Éva, puis, d'une main tremblante, il commença à la copier. La lettre copiÃĐe, il l'appuya sur son cœur. --Monsieur, dit-il au jeune officier, je n'oublierai jamais ce que vous venez de faire pour moi. L'officier paraissait avoir quelque chose à lui dire. Mais il hÃĐsitait. Jacques vit son hÃĐsitation et la comprit. --Monsieur, lui dit-il, je n'ai pas besoin de vous dire que j'aime la fille de M. de Chazelay et que c'est moi qu'elle aime. Cette lettre que la mort de son pÃĻre fait passer dans mes mains d'une si douloureuse façon m'ÃĐtait adressÃĐe, comme mon nom deux fois rÃĐpÃĐtÃĐ dans la lettre en fait foi. Je vais rentrer en France et faire tout au monde pour revoir la pauvre enfant qui sans moi est perdue. Savez-vous quelque chose de plus que ce que vous m'avez dit? --Monsieur, rÃĐpondit le jeune officier, je me compromets en vous avouant tout cela; mais je suis sÃŧr que vous me garderez le secret. C'est moi qui ai commandÃĐ le feu le matin de l'exÃĐcution, et, sur le terrain mÊme oÃđ elle allait avoir lieu, M. de Chazelay m'a remis une lettre pour sa sœur, en me priant de la lui faire passer comme sa volontÃĐ derniÃĻre. Je lui ai promis de mettre la lettre à la poste, et je lui ai tenu ma parole. --Et, demanda Jacques MÃĐrey, en recevant votre promesse, il n'a rien dit? --Il a murmurÃĐ ces mots: ÂŦPeut-Être arrivera-t-elle à temps.Âŧ Jacques MÃĐrey sonna, baisa une derniÃĻre fois la lettre d'Éva, la mit sur son cœur, embrassa le jeune officier, fit mettre des chevaux de poste à sa voiture, passa au quartier gÃĐnÃĐral pour remercier Custine et lui serrer la main; puis, avec le mÊme laconisme que, trois jours auparavant, il avait dit: _Route d'Allemagne_, il dit: _Route de France_. Et la voiture partit avec une ÃĐgale rapiditÃĐ. XXXI Recherches inutiles Jacques MÃĐrey, à son retour, traversa la France avec la mÊme vitesse qu'à son dÃĐpart. Seulement, à Kaiserslautern, au lieu de prendre la route de la Champagne par Sainte-Menehould, il prit celle de la Lorraine par Nancy. Il allait droit à Bourges. En arrivant à l'HÃītel de la Poste, il s'informa si l'on connaissait à Bourges une demoiselle de Chazelay, ex-chanoinesse. À cette demande, le maÃŪtre de poste s'approcha. --Citoyen, dit-il (le 10 du mÊme mois d'octobre, dont on gagnait la fin, un dÃĐcret avait substituÃĐ les noms de _citoyen_ et _citoyenne_ aux appellations de _monsieur_ et de _madame_), citoyen, nous connaissons parfaitement la personne dont vous vous informez, seulement elle n'est plus à Bourges. --Depuis quand? demanda Jacques MÃĐrey. --Tenez-vous à le savoir d'une façon positive? --TrÃĻs positive. Je viens de faire plus de quatre cents lieues pour la voir. --Je vais vous dire cela d'aprÃĻs mon registre. Le maÃŪtre de poste alla consulter son registre et cria de l'intÃĐrieur: --Elle est partie le 23, à quatre heures de l'aprÃĻs-midi. --Seule ou accompagnÃĐe? --AccompagnÃĐe de sa niÃĻce, que l'on disait trÃĻs malade, et d'une femme de chambre. --Vous Êtes sÃŧr qu'elles ÃĐtaient trois? --Parfaitement, car je leur ai fait observer qu'elles pouvaient ne mettre que deux chevaux à la voiture et payer le troisiÃĻme _en l'air_[B]; ce à quoi la chanoinesse a dit: ÂŦMettez-en trois, mettez-en quatre, s'il le faut, nous sommes pressÃĐes.Âŧ Alors je leur ai mis leurs trois chevaux et elles sont parties. --Pour oÃđ sont-elles parties? --Je n'en sais, ma foi! rien. --Vous devez le savoir. --Comment cela? --Je prÃĐsume que vous ne vous Êtes pas exposÃĐ Ã  donner des chevaux sans vous Être fait prÃĐsenter le passeport. --Oh! pour un passeport, elles en avaient un, seulement pour quel pays? le diable m'emporte si je me le rappelle! --Ce serait fÃĒcheux, mon ami, dit gravement Jacques MÃĐrey, si vous l'aviez oubliÃĐ. --Dans tous les cas, si vous y tenez absolument, vous pourrez le savoir à la prÃĐfecture qui l'a dÃĐlivrÃĐ. --C'est vrai, dit Jacques MÃĐrey. Et, comme il n'avait pas de temps à perdre: --À la prÃĐfecture! cria-t-il. Le postillon monta le rue au galop, et au galop entra dans la cour. Jacques MÃĐrey sauta rapidement à terre; mais pensant qu'il fallait faire plus de façons avec un prÃĐfet qu'avec un maÃŪtre de poste, il se munit de la lettre de Garat qui le chargeait de rechercher l'identitÃĐ du seigneur de Chazelay, et, sa lettre à la main, il entra dans le cabinet du prÃĐfet. --Citoyen prÃĐfet, dit-il, je suis chargÃĐ par le ministre de la Justice, dont voici l'ordre, de constater l'identitÃĐ du ci-devant seigneur de Chazelay, qui a ÃĐtÃĐ fusillÃĐ le 20 du prÃĐsent mois à Mayence. J'arrive de Mayence, oÃđ cette identitÃĐ a ÃĐtÃĐ constatÃĐe; mais ma mission ne s'arrÊtait point à lui; elle s'ÃĐtendait aux autres membres de sa famille, à sa sœur et à sa fille, qui habitent Bourges. --Mais qui ne l'habitent plus, monsieur; elles sont parties le 24 de ce mois-ci. --Et oÃđ sont-elles allÃĐes? --Je ne pourrais pas vous le dire prÃĐcisÃĐment; leur passeport ÃĐtait pour l'Allemagne. --Et quel est le mÃĐdecin qui soignait la jeune fille? --Un excellent mÃĐdecin, trÃĻs patriote, M. Dupin. --Seriez-vous assez bon pour me dire oÃđ demeure M. Dupin? --Tout prÃĻs, rue de l'ArchevÊchÃĐ. Jacques MÃĐrey salua le prÃĐfet, et se fit conduire chez M. Dupin. Là, le mÊme interrogatoire recommença et faillit amener les mÊmes rÃĐponses; mais, pressÃĐ de questions, le mÃĐdecin voulut bien se rappeler qu'il avait dÃĐsignÃĐ les eaux de Baden ou de Wiesbaden, seulement il ne se rappelait plus lesquelles. Restait à Jacques MÃĐrey à s'assurer, chose par laquelle il eÃŧt dÃŧ commencer peut-Être, si quelque ÃĒme vivante n'ÃĐtait point restÃĐe à la maison qui pÃŧt donner des nouvelles de celles qui l'habitaient. Mais le postillon fit observer à Jacques MÃĐrey que, s'il le tenait une heure encore ainsi, il arriverait à lui faire doubler sa poste, ce qui ÃĐtait dÃĐfendu par les statuts de l'administration. Jacques MÃĐrey reconnut la vÃĐritÃĐ de l'observation et se fit ramener HÃītel de la Poste. Là, le docteur s'informa de la demeure de Mlle de Chazelay. Elle habitait la maison nš 23 de la rue du PrieurÃĐ. Jacques prit un gamin qui ÃĐtait commissionnaire à l'hÃītel et se fit conduire. La maison nš 23 de la rue du PrieurÃĐ ÃĐtait hermÃĐtiquement close. Le gamin frappa à toutes les portes et à toutes les fenÊtres; fenÊtres et portes restÃĻrent fermÃĐes. Une voisine sortit et rÃĐpÃĐta ce que Jacques MÃĐrey savait dÃĐjà, c'est-à-dire que le 23, vers quatre heures de l'aprÃĻs-midi, ces dames ÃĐtaient parties. Elles avaient tout fermÃĐ, emportÃĐ toutes les clefs, et la chanoinesse, interrogÃĐe sur son retour probable, avait dit qu'elle allait rejoindre son frÃĻre en Allemagne et qu'elle ignorait si elle reviendrait jamais. Par la date du dÃĐpart, il ÃĐtait ÃĐvident qu'elles ignoraient encore la mort de M. de Chazelay. Maintenant, qu'ÃĐtait devenue la lettre qu'il avait ÃĐcrite à l'heure de sa mort? Le facteur passait. Jacques MÃĐrey l'appela. --Mon ami, demanda Jacques MÃĐrey, Mlle de Chazelay a-t-elle dit en partant oÃđ il fallait lui adresser ses lettres? --Non, monsieur, rÃĐpondit le facteur. --Elles en ont reçu une cependant depuis leur dÃĐpart. --Elles ne l'ont pas reçue, dit le facteur, puisqu'elles n'y ÃĐtaient pas. --Je te remercie de m'avoir fait remarquer que j'ÃĐtais encore plus bÊte que toi, mon ami, lui dit Jacques MÃĐrey. Mais cette lettre, qu'en as-tu fait? --Bon! comme elle ÃĐtait affranchie, je l'ai lancÃĐe par-dessous la porte; quand ces dames reviendront, elles la trouveront. Jacques MÃĐrey fit un geste d'impatience; le facteur le remarqua. --Pourquoi donc aussi affranchissent-ils leurs lettres? dit-il. Du moment oÃđ les lettres sont affranchies, la poste ne s'en occupe plus. Et le facteur passa son chemin, enchantÃĐ d'avoir laissÃĐ derriÃĻre lui cette maxime tout à la louange de l'administration des postes. Le gamin approcha sa joue des pavÃĐs et regarda par-dessous la porte. --Tiens, dit-il, on la voit, la lettre. Rien ne serait plus facile que de l'attirer avec une baguette. --Mon ami, dit Jacques MÃĐrey aprÃĻs avoir rÃĐflÃĐchi un instant, cette lettre n'est point à moi, cette lettre n'est point pour moi, je n'ai pas le droit de la lire. Et il lui donna six francs en remerciement de la peine qu'il avait prise de l'accompagner. Puis il rentra et se fit servir à dÃŪner. Mais, tout en dÃŪnant, il lui vint une idÃĐe. Comme le petit commissionnaire, pour les six francs qu'il avait reçus, croyait devoir rester pour toute la journÃĐe au service du voyageur, et qu'il se tenait à la porte de la salle à manger son chapeau à la main: --Comment t'appelles-tu? lui demanda Jacques. --Francis, monsieur, pour vous servir, rÃĐpondit l'enfant. --Va me chercher le postillon qui, le 23, a conduit Mlle de Chazelay. --Je le connais, dit le gamin, c'est Pierrot. --Tu en es sÃŧr? --Si j'en suis sÃŧr! à preuve qu'il m'a donnÃĐ un coup de fouet parce que j'avais ramassÃĐ et que je mangeais une prune qui ÃĐtait tombÃĐe du panier de provisions de mademoiselle Jeanne. Et Jacques se rappela en effet que, dans une de ses trois lettres à son frÃĻre, Mlle de Chazelay dÃĐsignait sa femme de chambre sous le nom de Jeanne. --Eh bien! va me chercher Pierrot, garçon, dit Jacques au commissionnaire. Pierrot accourut avec une promptitude qui annonçait que Francis lui avait parlÃĐ des façons libÃĐrales du voyageur. Le postillon avait le visage souriant. --C'est toi, lui demanda Jacques, qui as conduit la voiture de Mlle de Chazelay, le 24 octobre dernier, à trois heures de l'aprÃĻs-midi? --Mlle de Chazelay? attendez donc, dit Pierrot, une vieille à mine de religieuse, avec une femme de chambre et une jeune fille qui avait l'air malade, n'est-ce pas? --C'est cela, dit Jacques MÃĐrey. --Tu sais bien, Pierrot, que tu m'as donnÃĐ un coup de fouet? --Je ne m'en souviens plus, dit Pierrot. --Ah! mais moi je m'en souviens, dit Francis. --Ça devait Être moi, ça devait Être moi, dit le postillon en essuyant sa bouche avec la manche de sa veste, geste familier aux Berrichons. --Alors tu te rappelles qu'elles ont pris la route de Dijon? --Oh non! pas tout à fait. --Alors celle d'Auxerre? --Non plus, dit Pierrot en secouant la tÊte, oh! vous n'y Êtes pas. --Comment, je n'y suis pas? --Je ne voudrais pas vous contrarier, mais vous me demandez la vÃĐritÃĐ, n'est-ce pas? faut que je vous la dise. --Vous ne me contrariez pas, mon ami; au contraire, vous me rendrez service en m'indiquant la vÃĐritable route qu'elles ont prise. Il faut que je les rejoigne, comprenez-vous? pour une affaire de la plus haute importance. --Ah bien! si vous voulez les rejoindre, ça n'est ni sur la route de Dijon, ni sur la route d'Auxerre qu'il faut courir. --Mais sur laquelle alors? --C'est tout l'opposÃĐ, sur celle de ChÃĒteauroux. Un ÃĐclair passa dans l'esprit de Jacques. --Ah! dit-il, elles sont allÃĐes au chÃĒteau de Chazelay. Les chevaux à ma voiture, mon ami, les chevaux tout de suite! --Bon, dit Pierrot, c'est justement à mon tour de conduire. Et il s'ÃĐlança dans la cour. Francis disparut en mÊme temps que lui. Un quart d'heure aprÃĻs, les chevaux ÃĐtaient à la voiture et Pierrot en selle. Jacques MÃĐrey paya sa dÃĐpense, chercha des yeux son petit commissionnaire pour lui donner le reste de la monnaie que lui avait rendue le maÃŪtre de poste, mais il ne le vit nulle part. La voiture partit au grand trot, ce qui ÃĐtait la preuve toujours que Francis n'avait pas gardÃĐ le secret sur son ÃĐcu. Mais, en sortant de la ville, Jacques MÃĐrey vit son commissionnaire qui lui barrait la route. Sur ses signes rÃĐitÃĐrÃĐs qu'il avait quelque chose à dire à son voyageur, Pierrot arrÊte sa voiture. Le gamin sauta lestement sur le marchepied. --Qu'y a-t-il encore? demanda Jacques MÃĐrey. --Il y a, rÃĐpondit Francis, que, puisque vous allez courir aprÃĻs Mlle de Chazelay jusqu'à ce que vous la rejoigniez, il vaut mieux lui porter sa lettre que de la laisser sous la grand-porte. Elle a plus de chance pour arriver. --Eh bien? demanda Jacques MÃĐrey. --Eh bien! la voilà, dit Francis en jetant la lettre dans la voiture, en sautant au bas du marchepied, et en criant à Pierrot: ÂŦFouette, postillon.Âŧ Jacques MÃĐrey rÃĐflÃĐchit que ce que venait de lui dire l'enfant ÃĐtait plein de logique; que la lettre que venait de lui remettre Francis contenait, selon toute probabilitÃĐ, les derniÃĻres volontÃĐs du pÃĻre d'Éva; qu'en la laissant oÃđ elle ÃĐtait, le vent et la pluie l'auraient bientÃīt rendue illisible; que mieux valait donc que, dÃĐpositaire fidÃĻle, il la conservÃĒt intacte et inconnue jusqu'au moment oÃđ il la remettrait à l'une des deux personnes qui avaient le droit de l'ouvrir, à Éva ou à Mlle de Chazelay. Il la mit en consÃĐquence dans la poche secrÃĻte de son portefeuille. XXXII La maison vide Jacques MÃĐrey ne s'ÃĐtait pas trompÃĐ. Mlle de Chazelay ÃĐtait bien venue à Argenton, et, comme il ÃĐtait impossible d'aller en voiture au chÃĒteau, elle avait louÃĐ trois chevaux à la seule auberge de la ville, et s'ÃĐtait fait conduire à Chazelay par des hommes conduisant les trois montures au pas. Les trois femmes y avaient passÃĐ une nuit, et le lendemain elles ÃĐtaient revenues. Puis on avait remis les chevaux de poste à la voiture, et cette fois on ÃĐtait parti pour La ChÃĒtre, Saint-Amand, Autun, la Bourgogne, etc., etc. Or, comme Mlle de Chazelay avait cinq jours d'avance sur Jacques MÃĐrey; comme, n'ayant pas reçu la derniÃĻre lettre de son frÃĻre qui lui annonçait son exÃĐcution, elle n'avait pu qu'obÃĐir à l'avant-derniÃĻre lettre dans laquelle il lui ordonnait sans doute de le rejoindre; comme les eaux de Baden-Baden ou de Wiesbaden n'ÃĐtaient qu'un moyen d'ouvrir aux trois fugitives les portes de l'Allemagne, Jacques MÃĐrey, brisÃĐ de fatigue, ayant fait plus de six cents lieues par de mauvaises routes, ne jugea point urgent de se remettre en voyage, et se fit descendre à la porte de sa maison, si longtemps appelÃĐe _la maison mystÃĐrieuse_, et qui n'ÃĐtait plus que _la maison vide_. Il y avait un peu plus de deux mois qu'il l'avait quittÃĐe. Au bruit de la voiture s'arrÊtant devant la porte, la vieille Marthe accourut et jeta un grand cri. Elle avait cru ne jamais revoir son maÃŪtre. Lorsque Jacques MÃĐrey fut entrÃĐ et que la porte se fut refermÃĐe, il s'arrÊta au bas de l'escalier, ne sachant oÃđ aller d'abord et tirÃĐ de tous cÃītÃĐs par ses souvenirs. Sa mÃĐmoire rÃĐunissait dans un seul embrassement ces sept annÃĐes qui, aujourd'hui qu'elles ÃĐtaient ÃĐcoulÃĐes, semblaient n'avoir eu que la durÃĐe d'un jour. Il voyait Éva depuis le moment oÃđ il l'avait dÃĐroulÃĐe sur le tapis aux yeux de Marthe, objet informe, Être inachevÃĐ, jusqu'à celui oÃđ elle avait ÃĐtÃĐ si cruellement arrachÃĐe de ses bras par un homme que la mort avait arrachÃĐ de la vie avec la mÊme cruautÃĐ, la mÊme impitoyable froideur. Et, quoiqu'elle ne fÃŧt plus dans la maison, elle y flottait comme flotte une ombre invisible, et perceptible cependant, aux lieux que son corps a habitÃĐs. Tout ÃĐtait comme Jacques MÃĐrey l'avait laissÃĐ. Il monta d'abord à la chambre d'enfant d'Éva, et retrouva le berceau dans lequel elle ÃĐtait restÃĐe de sept à dix ans, c'est-à-dire à cette ÃĐpoque vÃĐgÃĐtative de la vie oÃđ, chrysalide d'amour, la beautÃĐ et l'intelligence luttaient tout ensemble contre la laideur et le nÃĐant. Puis à sa chambre de jeune fille, oÃđ elle commença devant le miroir magique à dÃĐrouler et à nouer ses longs cheveux en cambrant sa taille de roseau aussi onduleuse que ces beaux torses de Jean Goujon dont les bras soutiennent des corbeilles tandis que le bas du corps se perd et se divinise dans les draperies. Puis de là il monta dans l'atelier, oÃđ l'orgue ÃĐtait restÃĐ ouvert et muet; il se rappela le jour oÃđ, à la suite d'une commotion ÃĐlectrique qui l'avait enveloppÃĐe d'un fluide vivifiant, elle ÃĐtait allÃĐe d'elle-mÊme au piano, et, à son ÃĐternel ÃĐtonnement, avait jouÃĐ les mesures indÃĐcises, mais reconnaissables, d'un air entendu la veille. Là ÃĐtaient les livres oÃđ ses yeux avaient dÃĐchiffrÃĐ le premier mot, et lorsqu'il s'approcha sans le voir du haut de l'armoire oÃđ il ÃĐtait couchÃĐ, le chat inapprivoisable bondit sur la fenÊtre par laquelle il avait l'habitude de fuir. Là, pÊle-mÊle sur les chaises, ÃĐtaient les livres dans lesquels elle avait ÃĐtudiÃĐ la chimie, l'astronomie, la botanique; le dernier qu'elle avait ouvert, encore à l'endroit oÃđ la lecture s'ÃĐtait arrÊtÃĐe. Je ne connais pas d'endroits sous le vaste dÃīme des cieux oÃđ tombe du passÃĐ une mÃĐlancolie plus douce que dans une chambre devenue vide par une longue absence ou par la mort, aprÃĻs avoir ÃĐtÃĐ habitÃĐe, vivifiÃĐe, animÃĐe par une belle crÃĐature de quinze ans; son essence juvÃĐnile a passÃĐ dans tout; son haleine, l'ÃĐmanation qui flotte autour de toute sa personne, composent une atmosphÃĻre à part qui vous fait amoureux avant qu'on ne sache mÊme ce que c'est que l'amour. Et qu'est-ce alors, quand on le sait! Les bras tendus, car un voile flottait devant ses yeux, Jacques MÃĐrey, ne la voyant plus au milieu de cette vapeur qui semblait, comme le nuage de Virgile, cacher une dÃĐesse, Jacques MÃĐrey alla instinctivement à l'orgue et posa au hasard, on l'eÃŧt cru du moins, ses deux mains sur les touches. Un frÃĐmissement sonore s'ÃĐchappa de l'instrument divin; pendant dix minutes, Jacques MÃĐrey n'en tira que des harmonies, au milieu desquelles une plainte revenant sans cesse laissait tomber une larme sur le cœur, ÃĐveillant la mÊme sensation que, dans un caveau sombre, fait ÃĐprouver la goutte d'eau qui tombe rÃĐguliÃĻrement dans un bassin de cristal. Au bout de quelques instants cette plainte mÃĐlodieuse fut insuffisante, elle se traduisit par le nom d'Éva; mais, à peine Jacques MÃĐrey l'avait-il prononcÃĐ trois fois, qu'il ne put supporter ce crescendo de douleur et que son cœur ÃĐclata en sanglots. Le docteur s'ÃĐlança hors de la chambre sans avoir rien vu de ses anciens instruments de chimie: creusets à poussiÃĻre de mercure, cornues impuissantes et oubliÃĐes, matrice rouge de cinabre, aux rebords de laquelle s'est figÃĐe une ÃĐcume d'argent vermeil, vase dans lequel le carbone pur a commencÃĐ de se transformer en diamant, il oublia tout. Ce nom d'Éva ÃĐtait le glas funÃĻbre qui mettait au tombeau tous ces rÊves que la science avait caressÃĐs, comme Ixion la nuÃĐe de laquelle naquit le peuple fabuleux des Centaures. En deux bonds il franchit l'escalier, et du troisiÃĻme il se trouva dans le jardin. Là ses souvenirs ÃĐtaient non moins pressÃĐs, non moins vivants, non moins tendres, et, par consÃĐquent, non moins douloureux. Là ÃĐtait le ruisseau dans lequel, pour la premiÃĻre fois, elle se regarda en buvant; la tonnelle oÃđ elle ÃĐcoutait chanter le rossignol jusqu'à une heure du matin; l'arbre oÃđ, pour la premiÃĻre fois, en se dressant pour cueillir la pomme vermeille, elle s'aperçut qu'elle ÃĐtait nue et rougit de pudeur. Et Jacques MÃĐrey allait du ruisseau à la tonnelle, de la tonnelle à l'arbre de la science, se disant que son espoir ÃĐtait insensÃĐ, et n'en espÃĐrant pas moins voir tout à coup apparaÃŪtre Éva à l'angle de quelque buisson, au dÃĐtour de quelque allÃĐe. Mais ce fut surtout en s'approchant de la grotte que le cœur lui battit; c'ÃĐtait là, au murmure de cette source, qui, avec le ruisseau ÃĐchappÃĐ du pied de l'arbre de la science, alimentait la petite riviÃĻre du jardin, qu'appuyÃĐs tous deux à la roche moussue, Éva lui avait dit pour la premiÃĻre fois qu'elle l'aimait. Cette voix chÃĐrie, cet accent mÃĐlodieux qui pÃĐnÃĻtre jusqu'au fond du cœur, ce mot pour lequel toutes les langues de la terre ont choisi leurs plus douces voyelles, leurs consonnes les plus euphoniques, ne l'entendrait-il plus? Pour lui seul n'y aurait-il plus de printemps, plus de soleil, plus d'amour? Dans quelle erreur profonde ÃĐtait-il lorsque, jetÃĐ dans ces dÃĐbats solennels de la tribune qui faisaient et qui dÃĐfaisaient des monarchies, dans ces grandes luttes de la guerre qui chassaient la terreur d'un camp dans l'autre et qui renvoyaient ÃĐclater sur l'Allemagne l'orage qui grondait sur la France, dans quelle erreur profonde ÃĐtait-il quand il avait espÃĐrÃĐ donner tout cela en pÃĒture à son cœur, à la place de son amour? Oh! son amour, il ÃĐtait, certes, depuis son dÃĐpart d'Argenton, demeurÃĐ au fond de toute chose; pas un jour, pas une heure, pas un instant, il n'avait cessÃĐ d'y songer, et voilà que, depuis qu'il ÃĐtait rentrÃĐ dans cette maison, pas une seconde il n'avait pensÃĐ Ã  ces grandes catastrophes au milieu desquelles il avait dÃĐjà jouÃĐ et allait encore jouer un rÃīle. Voilà qu'il avait oubliÃĐ, comme si jamais ils n'eussent existÃĐ, Danton, Dumouriez, Kellermann, Valmy, le roi de Prusse, Brunswick, la Montagne, la Gironde, l'ÃĐloquent Vergniaud, Mme Roland la sainte, Mme Danton la martyre, l'immonde Marat laissant derriÃĻre lui chez Talma sa trace fÃĐtide, et le faible roi prisonnier au Temple, avec une femme coupable, deux enfants innocents, une sœur angÃĐlique. OÃđ retrouver Éva? Vivre tous les jours qui lui restaient à vivre sans jamais entendre parler de princes ou de rois, sans jamais voir reluire au soleil d'or d'une ÃĐpaulette ou la lame d'un sabre, sans savoir s'il y avait un monde autour de cette maison et de ce jardin qui ÃĐtaient son univers, voilà le seul bonheur qu'il eÃŧt demandÃĐ Ã  Dieu, s'il n'eÃŧt placÃĐ Dieu si haut, que nos douleurs les plus poignantes, comme nos joies les plus sublimes, ne pouvaient, partant de si bas, monter jusqu'à lui. Nous avons racontÃĐ les rÊves du jour, nous n'essayerons pas de peindre ceux de la nuit. Le premier bruit qu'entendit Jacques MÃĐrey dans la maison fut celui d'Antoine ouvrant sa porte et frappant du pied en criant: --_Cercle de vÃĐritÃĐ, centre de justice!_ Jacques MÃĐrey eut du bonheur à revoir celui à qui il avait rendu un ÃĐclair de raison, n'ayant pas pu lui rendre sa raison tout entiÃĻre. DerriÃĻre lui monta Baptiste, qu'il reconnut à son tour au bruit que faisait sa jambe de bois frappant chaque marche de l'escalier. Si Antoine lui devait une partie de sa raison, celui-là lui devait une partie de son corps. C'ÃĐtaient deux hommes à qui Jacques MÃĐrey eÃŧt pu dire ÂŦMourez pour moi,Âŧ et qui seraient morts sans demander pour quelle cause il demandait leur vie. Au reste, toute la ville d'Argenton ÃĐtait rassemblÃĐe devant la porte de la maison mystÃĐrieuse. Seulement, comme on savait Jacques MÃĐrey triste, on avait banni toute gaietÃĐ de la rÃĐception qu'on voulait lui faire. C'ÃĐtaient des ÃĐlecteurs qui venaient remercier leur mandataire d'avoir dÃĐjà illustrÃĐ son mandat. Et, en effet, on avait appris à Argenton la conduite que Jacques MÃĐrey avait menÃĐe à Verdun. On savait qu'il s'ÃĐtait chaudement battu à Grand-PrÃĐ, et que c'ÃĐtait lui enfin qui avait rapportÃĐ Ã  la Convention les trois drapeaux conquis dans la campagne. Ils avaient lu dans le journal la mort du seigneur de Chazelay; il ÃĐtait peu regrettÃĐ dans le pays: on savait tout le mal qu'il avait fait à Jacques MÃĐrey. Et cependant, comme on connaissait l'amour immense qu'il avait pour sa fille, toute cette foule, toute vulgaire qu'elle fÃŧt, qui attendait Jacques pour le remercier du passÃĐ et le prier de se continuer dans l'avenir, eut la dÃĐlicatesse de ne pas lui dire un mot du pÃĻre ni de la fille. Mais ce fut à qui lui parlerait, obtiendrait un mot de lui, lui toucherait la main, lui jetterait son vœu de bonheur. Si l'on eÃŧt osÃĐ, pour gagner sa voiture, Jacques MÃĐrey eÃŧt marchÃĐ sur des jonchÃĐes de feuilles et de fleurs. Les chevaux arrivÃĻrent; au bruit des grelots, chacun s'ÃĐcarta. Au moment de monter en voiture, Jacques MÃĐrey fit signe qu'il voulait parler. AussitÃīt il se fit un grand silence. --Mes amis, dit-il, nous allons entrer dans une sÃĐrie de luttes terribles. Peut-Être y laisserai-je ma vie, mais à coup sÃŧr je n'y laisserai pas mon honneur, et vous serez toujours non seulement contents, mais fiers de votre ÃĐlu. Si je viens à succomber dans la lutte, je vous recommande ma vieille Marthe et mes deux bons amis Antoine et Baptiste, c'est tout ce que je laisserai sur la terre aprÃĻs moi. Puis, comme la voiture s'ÃĐbranlait pour partir, il n'y put rÃĐsister plus longtemps, et ce cri ÃĐchappa de son cœur: --Si elle revient, n'est-ce pas, vous me le ferez savoir? Et, de toutes ces bouches qui semblaient attendre cette confidence pour parler, de tous ces cœurs qui semblaient attendre cet appel pour s'ouvrir, s'ÃĐchappa cette promesse unanime: --Oh oui! oui! oui! Pas une voix n'avait nommÃĐ Ã‰va, et tous savaient que c'ÃĐtait d'elle qu'il avait voulu parler. XXXIII OÃđ Jacques MÃĐrey perd la piste En quittant Argenton, la voiture prit la route de Saint-Amand. C'ÃĐtait le mÊme postillon qui avait conduit Mlle de Chazelay qui conduisait Jacques MÃĐrey. À la premiÃĻre poste, c'est-à-dire à La ChÃĒtre, de nouvelles informations furent prises, et de postillon à postillon on eut encore une certitude. À Saint-Amand, les renseignements commencÃĻrent à Être plus difficiles; il fallut consulter les livres de poste, trÃĻs exactement tenus à cette ÃĐpoque à cause des lois contre les ÃĐmigrÃĐs. À Autun, on perdit la trace. Probablement les voyageuses avaient passÃĐ pendant la nuit, et le maÃŪtre de poste n'avait pas jugÃĐ Ã  propos de se lever pour inscrire les chevaux sur son registre. À Dijon, comme on dit en termes de chasse, on en revit, puis on continua, sur des indices plus ou moins certains, la route jusqu'à Strasbourg. À Strasbourg, on se retrouva dans l'incertitude. Les trois dames avaient logÃĐ Ã  l'HÃītel du _Corbeau_. Le nom de Mlle de Chazelay, voyageant avec une femme de chambre, ÃĐtait ÃĐcrit sur les registres, et le maÃŪtre de l'hÃītel avait ÃĐtÃĐ faire virer le passeport au comitÃĐ, qui avait envoyÃĐ un de ses membres accompagnÃĐ d'un mÃĐdecin pour s'assurer si vÃĐritablement une des dames ÃĐtait malade et avait besoin de prendre les eaux. Le mÃĐdecin trouva, en effet, la plus jeune des trois voyageuses si faible, si pÃĒle, si souffrante, qu'il ne fit aucune difficultÃĐ pour lui laisser continuer son voyage. Mlle de Chazelay avait passÃĐ le Rhin à Kehl, et s'ÃĐtait arrÊtÃĐe à Baden, à l'HÃītel des _Ruines_. Là, elle avait annoncÃĐ qu'elle comptait rester un mois tandis que sa niÃĻce prendrait les eaux; elle avait fait son prix avec le maÃŪtre de l'hÃītel, puis tout à coup, à la lecture d'un journal, la plus ÃĒgÃĐe des voyageuses ÃĐtait tombÃĐe dans une attaque de nerfs et avait dÃĐclarÃĐ qu'elle voulait partir à l'instant pour Mayence. Mais la plus jeune des voyageuses ÃĐtait si souffrante, que le mÃĐdecin des eaux, qui l'avait dÃĐjà visitÃĐe, avait dÃĐclarÃĐ qu'elle ne pouvait supporter la voiture. On avait alors, comme faisaient les voyageurs à cette ÃĐpoque, frÊtÃĐ une jolie barque, et l'on avait pris la voie du Rhin. Il n'y avait dans tout cela aucun doute pour Jacques MÃĐrey, ces dames ÃĐtaient venues à Baden-Baden, en effet, avec l'intention d'y prendre les eaux, puis Mlle de Chazelay avait lu dans un journal, tombÃĐ par hasard entre ses mains, l'exÃĐcution de son frÃĻre. De là l'attaque de nerfs et la rÃĐsolution de partir à l'instant pour Mayence. Mais Jacques MÃĐrey savait d'avance que Mlle de Chazelay ne trouverait sur l'exÃĐcution de son frÃĻre que les renseignements vagues qu'il eÃŧt trouvÃĐs lui-mÊme s'il n'avait pas eu une mission spÃĐciale à ce sujet. Les voyageuses seraient donc forcÃĐes d'aller jusqu'à Francfort. Mais à Francfort aucune piÃĻce ne leur serait communiquÃĐe, si ce n'est une copie de l'interrogatoire et le procÃĻs-verbal d'exÃĐcution pour servir d'extrait mortuaire. Maintenant Custine serait-il toujours à Francfort? Dans ce temps de rapides conquÊtes, on ne savait jamais oÃđ retrouver les gÃĐnÃĐraux. Il s'informerait en passant par Mayence. Le hasard servit Jacques MÃĐrey à merveille; depuis la veille le gÃĐnÃĐral Custine avait ÃĐtabli son quartier à Mayence, laissant garnison à Francfort, qui ÃĐtait encore fortifiÃĐ Ã  cette ÃĐpoque. C'ÃĐtait un jour de voyage de moins, et, on se le rappelle, le docteur n'avait que quinze jours de congÃĐ. Il arriva le 2 novembre à Mayence. Il alla serrer la main du gÃĐnÃĐral, qui paraissait fort triste. Il ÃĐtait question de faire le procÃĻs de Louis XVI. La Convention le jugerait. Louis XVI, jugÃĐ par la Convention, ÃĐtait d'avance condamnÃĐ Ã  mort. M. de Custine, homme de vieille race, pouvait-il rester au service d'un gouvernement qui aurait condamnÃĐ son roi? Toutes ces choses ne furent pas dites mais devinÃĐes, aprÃĻs quoi Jacques demanda s'il pourrait revoir son jeune ami Charles AndrÃĐ? Le gÃĐnÃĐral sonna. --Voyez dans les bureaux, dit-il, si le citoyen Charles AndrÃĐ s'y trouve. Puis, se tournant vers le docteur: --À propos, lui dit-il, n'oubliez pas de lui demander une lettre arrivÃĐe pour vous le lendemain ou le surlendemain de votre dÃĐpart. Charles AndrÃĐ, ne sachant oÃđ vous l'envoyer, l'aura gardÃĐe. Les deux hommes se quittÃĻrent poliment, mais sans regrets. Ces deux natures opposÃĐes s'emboÃŪtaient mal l'une avec l'autre. Quelle diffÃĐrence avec Charles AndrÃĐ! Les deux jeunes gens n'avaient eu besoin que d'un regard pour lire au fond du cœur l'un de l'autre; aussi fut-ce les bras ouverts qu'ils s'abordÃĻrent. En deux mots, Jacques lui expliqua la cause de son retour. --Je les ai vues, dit Charles AndrÃĐ; c'est à moi qu'elles se sont adressÃĐes. --Éva ÃĐtait bien souffrante? demanda Jacques. --Bien souffrante, mais bien belle. Jacques hÃĐsita un instant; il avait les timiditÃĐs d'un premier amour. --Vous lui avez parlÃĐ? demanda-t-il en hÃĐsitant. --Oui, j'ai eu le bonheur de rester seul avec elle, elle qui semblait muette ou trop faible pour parler. Je m'approchai d'elle et lui dis: Âŧ--Mademoiselle, je l'ai vu. ÂŧElle bondit. Âŧ--Vous avez vu Jacques MÃĐrey? dit-elle. ÂŧElle avait devinÃĐ que c'ÃĐtait de vous que je voulais parler. Âŧ--J'ai vu Jacques MÃĐrey, repris-je; j'ai vu l'homme qui vous aime plus que sa vie. ÂŧElle poussa un cri et me jeta les bras au cou. Âŧ--Vous Êtes mon ami pour toujours, dit-elle. Oh! moi aussi je l'aime! je l'aime! je l'aime! ÂŧEt elle ferma les yeux comme si elle allait mourir. Âŧ--Mademoiselle, lui dis-je, votre tante peut revenir d'un moment à l'autre; laissez-moi vous dire. Âŧ--Oui, dites, dites. Âŧ--Une lettre que vous lui aviez ÃĐcrite se trouvait dans les papiers de votre pÃĻre. Âŧ--Comment cela? Âŧ--Je l'ignore. Mais, en visitant les papiers, il a reconnu l'ÃĐcriture et m'a demandÃĐ de copier cette lettre. Âŧ--Oh! cher Jacques! Âŧ--Puis, la lettre copiÃĐe, j'ai pris la copie et lui ai laissÃĐ l'original. Âŧ--Vous avez fait cela? s'ÃĐcria la belle enfant folle de joie. Âŧ--Oui. Ai-je eu tort? Âŧ--Comment vous appelez-vous, monsieur? Âŧ--Charles AndrÃĐ. Âŧ--Votre nom est là, dit-elle en mettant la main sur son cœur. ÂŧJe m'inclinai. Âŧ--Ah! lui dis-je, mademoiselle, c'est trop de reconnaissance. Âŧ--Vous ne savez pas tout ce que je lui dois, à cet homme, à ce gÃĐnie, à cet ange du ciel! J'ÃĐtais une pauvre crÃĐature, dÃĐnuÃĐe, abandonnÃĐe, ne connaissant rien à sept ans qu'un chien, Scipion; c'ÃĐtait mon seul ami. Je ne parlais pas, je ne voyais pas, je ne pensais pas. Il m'a donnÃĐ la voix; il m'a soufflÃĐ la pensÃĐe pendant sept ans, comme le sculpteur florentin penchÃĐ sur les portes du baptistÃĻre de Notre-Dame-des-Fleurs. Il a ciselÃĐ mon corps, mon cœur, mon esprit; tout ce que je sais, je le lui dois; tout entiÃĻre je suis à lui. Pourquoi me trouvez-vous froide à la mort de mon pÃĻre? c'est que je ne connais mon pÃĻre que pour nous avoir sÃĐparÃĐs. Je n'avais jamais pleurÃĐ, je ne savais pas ce que c'ÃĐtait que les larmes: mon pÃĻre m'est apparu et j'ai manquÃĐ mourir de douleur! ÂŧEn ce moment, sa tante rentra. Âŧ--Si vous le revoyez jamais, me dit-elle en me serrant la main, dites-lui que je l'aime. ÂŧMlle de Chazelay entendit ces derniers mots. Âŧ--Qui aimez-vous si fort? demanda-t-elle sÃĻchement. Âŧ--Jacques MÃĐrey, madame, rÃĐpondit la jeune fille. Âŧ--Vous Êtes folle, dit Mlle de Chazelay. Âŧ--Je le serai peut-Être un jour, rÃĐpondit la jeune fille; mais qui m'aura rendue folle? vous le savez. Âŧ--Dans tous les cas, à partir d'aujourd'hui, dites-lui adieu pour toujours; jamais nous ne rentrerons en France. Venez. ÂŧMlle de Chazelay suivit sa tante, et je ne les ai pas revues.Âŧ --Merci, mon ami, merci, s'ÃĐcria Jacques MÃĐrey au comble de la joie. J'en sais tout ce que je pouvais espÃĐrer de savoir. Elles vont ou à Vienne ou à Berlin. Elles ÃĐmigrent. Un soupir passa à travers ses lÃĻvres. --Je ne puis les suivre à l'ÃĐtranger, et d'ailleurs le gÃĐnÃĐral m'a dit que vous aviez une dÃĐpÊche à me remettre. --Ah! c'est vrai, dit Charles AndrÃĐ. Et il tira d'un portefeuille une lettre portant le grand cachet de la RÃĐpublique et le timbre du ministÃĻre de l'IntÃĐrieur. Jacques MÃĐrey dÃĐcacheta la lettre et la lut. Lecture faite, il tendit la main au jeune officier. --Adieu, lui dit-il, je pars. --Vous partez ainsi, à l'instant mÊme? --Quel jour du mois sommes-nous? depuis huit ou dix jours que je cours la poste, je suis brouillÃĐ avec les dates. --Nous sommes le 2 novembre, rÃĐpondit le jeune officier. Jacques calcula de tÊte. --Je serai le 5, dans la journÃĐe, prÃĻs de Dumouriez, dit-il. --PrÃĻs de Dumouriez? fit Charles AndrÃĐ avec ÃĐtonnement. --La Convention m'attache à lui dans sa campagne de Belgique, comme elle m'a attachÃĐ Ã  lui dans sa campagne de Champagne. --Est-ce que vous avez confiance dans cet homme? demanda le jeune officier. --Dans son gÃĐnie, oui; dans sa moralitÃĐ, non. Mais quels que soient ses projets, il a besoin d'une grande victoire. Attendez-vous à un second Valmy. --Par oÃđ allez-vous le rejoindre? --Ma route est toute tracÃĐe: Hombourg, TrÃĻves, MÃĐziÃĻres. À MÃĐziÃĻres, je saurai oÃđ rejoindre Dumouriez. Les deux jeunes gens se dirent adieu, et, comme Jacques MÃĐrey avait fait renouveler les chevaux de poste pendant sa visite chez le gÃĐnÃĐral, il n'eut qu'à monter en voiture et à crier au postillon: --Route de France, par Hombourg et MÃĐziÃĻres! XXXIV La veille de Jemmapes Dumouriez, nous l'avons dit, ÃĐtait revenu à Paris pour concerter avec le gouvernement son plan de l'invasion de la Belgique. Dumouriez avait pris ses mesures pour avoir, dans chaque parti puissant, un ami puissant dans ce parti: Il avait Santerre à la Commune; Il avait Danton à la Montagne; Il avait GensonnÃĐ aux Girondins. Ce fut d'abord Santerre, l'homme des faubourgs, qu'il fit agir. Par Santerre, il obtint que l'idÃĐe du camp sous Paris serait abandonnÃĐe; que tous les rassemblements que l'on avait faits en hommes, tous les approvisionnements que l'on avait rÃĐunis en artillerie, en munitions, en effets de campement, seraient reportÃĐs en Flandre pour servir à son armÃĐe, qui manquait de tout; qu'on y ajouterait des capotes, des souliers et six millions d'argent monnayÃĐ pour payer la solde des soldats jusqu'à leur entrÃĐe dans les Pays-Bas. Une fois là, la guerre nourrirait la guerre. Dumouriez ÃĐtait un stratÃĐgiste. Quoique le premier il ait donnÃĐ l'exemple des victoires remportÃĐes par masses, systÃĻme qui fut adoptÃĐ depuis avec tant de succÃĻs par NapolÃĐon, c'ÃĐtait un calculateur à longues vues; il prÃĐparait une bataille avec la mÊme intelligence qu'un grand joueur d'ÃĐchecs prÃĐpare son ÃĐchec au roi et à la reine. Donc son plan embrassait toute la frontiÃĻre, depuis la MÃĐditerranÃĐe jusqu'à la Moselle. Montesquiou se maintiendrait le long des Alpes, tout en achevant la conquÊte de Nice et en conservant la neutralitÃĐ suisse; Biron, à qui on enverrait des renforts, garderait le Rhin depuis BÃĒle jusqu'à Landau. Douze mille hommes aux ordres du gÃĐnÃĐral Meunier soutiendraient Custine, qui s'ÃĐtait avancÃĐ comme un fou jusqu'à Francfort-sur-le-Mein; Kellermann quitterait ses quartiers, passerait entre Luxembourg et TrÃĻves, et, faisant ce que Custine aurait dÃŧ faire, il marcherait sur Coblentz; quant à lui, Dumouriez, il prendrait l'offensive avec quatre-vingt mille hommes, et porterait la guerre en Belgique, qu'il adjoindrait au territoire français; il attaquerait par sa frontiÃĻre ouverte, là oÃđ, comme le disait lui-mÊme le tÃĐmÃĐraire aventurier, on ne pouvait se dÃĐfendre qu'en gagnant des batailles. En partant de Paris, Dumouriez avait dit à la Convention: --Je serai le 15 à Bruxelles et le 30 à LiÃĐge. ÂŦIl se trompa, dit Michelet; il fut à Bruxelles le 14 et à LiÃĐge le 28.Âŧ L'armÃĐe que commandait Dumouriez ÃĐtait une armÃĐe de volontaires; quelques vieux soldats seulement de place en place, comme, aprÃĻs une coupe dans les forÊts, restent debout des ÃĐchantillons de grands chÊnes. Elle commença par un revers. Il y eÃŧt eu de quoi dÃĐcourager une vieille armÃĐe qui n'eÃŧt marchÃĐ que selon les lois de la discipline. Celle-ci marchait à la loi de l'enthousiasme; elle sentait la main de la France qui la poussait en avant; elle n'en tint pas compte. On avait mis des rÃĐfugiÃĐs belges à l'avant-garde; c'ÃĐtait pour leur rendre une patrie qu'on faisait la guerre; il ÃĐtait trop juste qu'ils missent les premiers le pied sur la terre de la patrie. À peine furent-ils à la frontiÃĻre que rien ne put les retenir; ils s'ÃĐlancÃĻrent sur la terre natale et attaquÃĻrent les avant-postes. Les avant-postes reculÃĻrent. Les Belges se crurent victorieux; ils poursuivirent les Autrichiens et descendirent des hauteurs dans la plaine. Dumouriez vit la faute qu'ils commettaient, et il envoya quelques centaines de hussards, sous la conduite des deux sœurs Fernig, pour les soutenir. Ce fut un bonheur. La cavalerie impÃĐriale les chargeait et allait les envelopper; sans les hussards et les deux braves enfants qui les conduisaient, la terre natale s'ouvrait sous leurs pas et se refermait sur eux. Beurnonville et Dumouriez, leur lunette à la main, suivaient l'ÃĐchauffourÃĐe. Beurnonville voulait se replier et reformer toute cette troupe dispersÃĐe en dÃĐsordre. Mais Dumouriez cria: ÂŦEn avant!Âŧ et, comme Beurnonville le regardait avec ÃĐtonnement: --Il faut, dit-il, garder à tout prix l'offensive; le jour oÃđ, en face des impÃĐriaux, nous ferons un pas en arriÃĻre, nous serons perdus. Les craintes de Beurnonville n'ÃĐtaient pas sans raisons; les impÃĐriaux cÃĐdaient si facilement, ils abandonnaient avec tant de courtoisie les meilleures positions, qu'il ÃĐtait ÃĐvident qu'ils voulaient nous attirer sur un terrain connu d'eux et oÃđ ils pussent manœuvrer tout à leur aise. --Ils veulent nous avoir à leur loisir, dit Beurnonville à Dumouriez. --Je le sais bien, rÃĐpondit celui-ci. --Ils ont prÃĐparÃĐ leur champ de bataille, dit Beurnonville. --Je le connais d'avance, rÃĐpondit Dumouriez. --Ils veulent une grande bataille, à votre avis? --Et au vÃītre aussi, n'est-ce pas? --Oui. --Eh bien! ils l'auront, et cette bataille s'appellera Jemmapes. Et, en effet, les Autrichiens considÃĐraient Jemmapes comme une position inexpugnable. C'ÃĐtait aussi l'avis du gÃĐnÃĐral Clerfayt, un des hommes les plus distinguÃĐs de l'armÃĐe impÃĐriale. Beaulieu, qui se fit plus tard une si grande rÃĐputation en Italie, voulait, au contraire, prendre vingt-huit ou trente mille vieux soldats, tomber la nuit par surprise sur toute notre armÃĐe composÃĐe de recrues, l'ÃĐcraser et la disperser. Mais de pareils coups de main n'ÃĐtaient pas dans les habitudes de la vieille stratÃĐgie autrichienne: le duc de Saxe-Teschen, qui commandait l'armÃĐe en chef, prÃĐfÃĐra attendre l'armÃĐe française à Jemmapes et y combattre à l'abri de ses retranchements. L'Europe avait les yeux sur la France; elle voyait avec ÃĐtonnement ses armÃĐes surgir du sol, non pas seulement pour dÃĐfendre ses frontiÃĻres menacÃĐes, mais pour envahir les frontiÃĻres ennemies. On s'attendait toujours à quelque grande victoire de la part des coalisÃĐs: mais on avait entendu le canon de Valmy et l'on avait suivi les Prussiens dans leur retraite; mais on avait vu Custine envahir le Palatinat et pousser une pointe tÃĐmÃĐraire jusqu'à Francfort-sur-le-Mein; et voilà que l'on voyait Dumouriez pousser devant lui toute cette vieille armÃĐe impÃĐriale qui n'avait jamais eu de rivale que ces grenadiers de FrÃĐdÃĐric, dont l'ennemi n'avait jamais vu le dos, disait Voltaire, et qui pour la premiÃĻre fois, dans une retraite de onze jours, nous avaient montrÃĐ leurs gibernes. Dumouriez, lui aussi, comme les Autrichiens, voulait une grande bataille. Depuis cinquante ans les Français avaient la rÃĐputation d'Être les meilleurs soldats du monde, mais seulement pour un coup de main. Depuis cinquante ans, en effet, ils n'avaient pas gagnÃĐ une seule grande bataille rangÃĐe. Valmy ouvrait la sÃĐrie nouvelle; mais Valmy, disait-on, n'ÃĐtait qu'une canonnade, une bataille gagnÃĐe l'arme au bras. Le 5 au soir, Dumouriez ÃĐtait à Valenciennes. Mais le 5 au soir, rien de ce qu'on lui avait promis n'ÃĐtait arrivÃĐ. Servan, le ministre de la Guerre, surchargÃĐ de travaux, avait succombÃĐ Ã  la fatigue et rÃĐtablissait sa santÃĐ au camp des PyrÃĐnÃĐes; il avait ÃĐtÃĐ remplacÃĐ par Pache, grand travailleur, homme ÃĐclairÃĐ, simple comme un Spartiate. Il partait de chez lui le matin, emportant un morceau de pain dans sa poche, travaillant des journÃĐes entiÃĻres, et ne sortant pas mÊme du ministÃĻre pour manger. Le 2 novembre, Dumouriez lui avait ÃĐcrit qu'il lui fallait indispensablement trente mille paires de souliers, vingt-cinq mille couvertures, des effets de campement pour quarante mille hommes, et surtout deux millions d'argent monnayÃĐ pour payer la solde des soldats dans un pays oÃđ les assignats n'ÃĐtaient point connus et oÃđ chaque homme serait obligÃĐ de payer ce qu'il consommerait. Pache donna des ordres pour que Dumouriez eÃŧt tout ce dont il avait besoin; mais en attendant, le 5 ÃĐtait arrivÃĐ, on ÃĐtait à la veille de la bataille, et nos soldats n'avaient ni souliers, ni habillements d'hiver, ni pain, ni eau-de-vie. Ils avaient bien envie de murmurer quelque peu lorsque, vers trois heures de l'aprÃĻs-midi, Dumouriez passa dans les rangs; mais aux premiers qui grognÃĻrent, Dumouriez porta un doigt à sa bouche et, montrant la montagne de Jemmapes oÃđ ÃĐtaient campÃĐs les Autrichiens: --Silence! enfants! dit-il, l'ennemi vous entendrait. Et alors, pour les consoler, il appela les officiers à l'ordre, et leur lut la lettre du ministre de la Guerre leur annonçant qu'ils recevraient incessamment tout ce qui leur manquait. Les soldats battirent des mains et promirent d'attendre. Et cependant, d'oÃđ ils ÃĐtaient, ils pouvaient voir dans tout son ensemble la formidable position qu'ils auraient à enlever le lendemain. Lorsque l'on arrive par la France, on voit, à partir du moulin du Boussu, cet amphithÃĐÃĒtre de coteaux au milieu duquel, entre Jemmapes et Cuesmes, passe la route qui conduit à Mons. Cet amphithÃĐÃĒtre, en effet, commence à la ville et finit au village que nous venons de nommer. Jemmapes est à gauche, Cuesmes est à droite. Jemmapes est bÃĒti au flanc de la montagne et la couvre en partie. Cuesmes, au pied de la montagne, au lieu de dÃĐfendre, ÃĐtait dÃĐfendu; les deux montagnes ÃĐtaient hÃĐrissÃĐes de redoutes; la route qui les coupe en deux passait à travers une forÊt. Elle ÃĐtait palissadÃĐe, couverte d'abatis d'arbres. DerriÃĻre les derniers abatis et les derniÃĻres redoutes, outre ces redoutes et ces abatis, qu'il fallait vaincre et dÃĐloger d'abord, on trouvait toute une armÃĐe, c'est-à-dire dix-neuf mille soldats autrichiens. L'armÃĐe de Dumouriez ÃĐtait plus nombreuse que celle de l'ennemi; mais peu importait, puisque l'on pouvait se dÃĐployer et qu'il fallait absolument attaquer par colonnes. Or tout dÃĐpendait de ces tÊtes de colonne; enlÃĻveraient-elles des maisons crÃĐnelÃĐes? escaladeraient-elles des retranchements? iraient-elles prendre des canons jusque dans leurs batteries? soutiendraient-elles avec avantage, elles qui n'avaient jamais vu le feu, ce combat corps à corps oÃđ les vieilles troupes hÃĐsitent si souvent? Dumouriez avait portÃĐ son quartier gÃĐnÃĐral au petit village de Rasme. Il ÃĐtait dÃĐfendu de front par la petite riviÃĻre qui porte ce nom; à sa droite par un bois; à sa gauche par les retranchements du Boussu, ÃĐlevÃĐs par les Autrichiens, et qui, ainsi que nous l'avons dit, ÃĐtaient tombÃĐs en notre pouvoir. Il venait de se mettre à table et mangeait avec grand appÃĐtit une soupe aux choux que venait de lui faire son hÃītesse, regardant du coin de l'œil un poulet qui tournait au bout d'une ficelle devant un grand feu, lorsqu'une voiture s'arrÊta devant la porte et qu'un homme entra en criant: --Place ce soir à la table! place demain à la bataille! Cet homme, c'ÃĐtait Jacques MÃĐrey, qui, comme il l'avait dit, rejoignait Dumouriez le 5. Dumouriez jeta un cri de joie et lui tendit les bras. --Ma foi! dit-il, je n'attendais plus que vous pour Être sÃŧr de la victoire; vous Êtes mon porte-bonheur; c'est vous qui vous chargerez pour la Convention des drapeaux de Jemmapes, comme vous vous Êtes chargÃĐ de ceux de Valmy. Jacques MÃĐrey se mit à table; tout l'ÃĐtat-major soupa avec la soupe aux choux, le poulet et du fromage, puis chacun se roula dans son manteau et attendit le point du jour. Une heure avant le lever du soleil, Dumouriez ÃĐtait prÊt; car il n'ignorait pas la nuit que venaient de passer ses soldats, et il savait que, le jour venu, ils auraient besoin d'Être encouragÃĐs. L'armÃĐe française, en effet, avait passÃĐ toute la nuit, l'arme au bras, au fond d'une plaine humide oÃđ il avait ÃĐtÃĐ impossible aux bivacs d'allumer leur feu. Aussi, pendant cette nuit, Beaulieu pour la seconde fois avait-il proposÃĐ de tomber sur nos soldats, et, tout affaiblis et trempÃĐs qu'ils ÃĐtaient, de les anÃĐantir. Comme la premiÃĻre fois, le gÃĐnÃĐral en chef avait refusÃĐ. Pour les vieilles troupes habituÃĐes et endurcies aux camps en plein air et aux bivacs sous la voÃŧte du ciel, cette nuit eÃŧt dÃĐjà ÃĐtÃĐ une nuit terrible. Lorsque Dumouriez vit ces marÃĐcages, oÃđ le sol tremblait sous les pieds, et au milieu du brouillard s'agiter toute cette armÃĐe, il fut effrayÃĐ lui-mÊme de l'ÃĐtat d'anÃĐantissement oÃđ il allait la trouver. Son ÃĐtonnement fut grand lorsqu'il entendit rire et chanter. Il leva les yeux au ciel. Jacques MÃĐrey lui posa la main sur l'ÃĐpaule. --C'est la force infinie de la conscience et du sentiment du droit, lui dit-il, qui a fait ce miracle. Et, lorsqu'ils passÃĻrent au milieu d'eux, ils virent que tout en chantant nos soldats grelottaient; le froid du matin faisait claquer les dents aux plus vigoureux, et ce qui les glaçait encore plus, c'ÃĐtait de voir ÃĐtagÃĐs sur la montagne, lorsque le jour parut, les hussards impÃĐriaux dans leurs belles pelisses, les grenadiers hongrois dans leurs fourrures et les dragons autrichiens dans leurs manteaux blancs. --Tout cela est à vous! dit Dumouriez; il ne s'agit que de le prendre. --Ah! rÃĐpondit un volontaire de Paris, ce ne serait pas difficile si on avait dÃĐjeunÃĐ. --Bon! dit Dumouriez; vous dÃĐjeunerez aprÃĻs la bataille; vous en aurez meilleur appÃĐtit; en attendant, on va vous distribuer à chacun une goutte d'eau-de-vie. --Va pour la goutte d'eau-de-vie! rÃĐpondirent les volontaires. Ô bienheureuse ÃĐpoque oÃđ les armÃĐes ÃĐtaient chauffÃĐes par leur enthousiasme, cuirassÃĐes par le fanatisme et vÊtues par la foi! L'histoire n'oubliera jamais que c'est pieds nus que nos soldats sont partis l'an Ier de la RÃĐpublique pour conquÃĐrir le monde. XXXV Jemmapes De mÊme qu'en jetant les yeux sur la carte rien n'ÃĐtait plus facile que de se rendre compte de la bataille de Valmy, de mÊme, en prenant la mÊme peine, rien ne sera plus facile que de se rendre compte de la bataille de Jemmapes. Nous avons dit que l'armÃĐe autrichienne ÃĐtait rangÃĐe sur les collines qui s'ÃĐtendent en amphithÃĐÃĒtre depuis Jemmapes jusqu'à Cuesmes. Dumouriez adopta le mÊme ordre de bataille. Le gÃĐnÃĐral Darville, qui occupait l'extrÊme-droite de la ligne, vers Frameries, fut chargÃĐ de partir avant le jour et d'aller occuper derriÃĻre la ville de Mons les hauteurs formant la seule retraite des Autrichiens. Beurnonville, qui venait aprÃĻs Darville dans notre ordre de bataille, devait marcher droit sur Cuesmes et l'aborder de face. Le duc de Chartres, à qui, dans son plan de royautÃĐ, Dumouriez destinait les honneurs de la journÃĐe, reçut le commandement du centre, et en mÊme temps le grade de gÃĐnÃĐral. Sa mission ÃĐtait d'attaquer Jemmapes de front en essayant de pousser une partie de ses hommes dans la trouÃĐe que forme la grande route de Mons entre Jemmapes et Cuesmes. Enfin le gÃĐnÃĐral FÃĐraud, qui commandait la gauche, devait traverser le village de Quaregnon et se porter sur les flancs de Jemmapes pour soutenir l'attaque du prince. Partout la cavalerie se tenait prÊte à soutenir l'infanterie, et notre artillerie à battre chaque redoute en flanc et à ÃĐteindre ses feux. Une rÃĐserve considÃĐrable d'infanterie et de cavalerie se tenait prÊte à marcher derriÃĻre le petit ruisseau de Vasme. Ce fut le canon qui, des deux cÃītÃĐs, commença l'attaque; puis, comme l'ordre en avait ÃĐtÃĐ donnÃĐ, FÃĐraud et Beurnonville se dÃĐtachÃĻrent, l'un allant attaquer la droite de Jemmapes, l'autre attaquant Cuesmes de front. Mais ni l'une ni l'autre des deux attaques ne rÃĐussit. Il ÃĐtait onze heures; on se battait depuis trois heures au milieu du brouillard, et le brouillard en se levant montra le peu de progrÃĻs que nous avions faits. Il fallait, pour emporter la position de Jemmapes, un de ces hommes à qui on dit: ÂŦAllez là, et faites-vous tuer!Âŧ Dumouriez avait cet homme sous la main: c'ÃĐtait ThÃĐvenot. ThÃĐvenot traverse Quaregnon, fait cesser la canonnade, entraÃŪne tout le corps d'armÃĐe de FÃĐraud avec lui, tÊte baissÃĐe, musique en tÊte, baÃŊonnette au bout du fusil, et aborde les Autrichiens. De la vallÃĐe, oÃđ l'on ne pouvait, à cause du brouillard qui se levait lentement, voir les progrÃĻs de nos soldats, on les devinait à la musique dont l'harmonie majestueuse semblait marcher devant la France. De temps en temps, des volÃĐes de canon couvraient tout autre bruit; mais, dans les intervalles de la dÃĐtonation, on entendait toujours ces notes terribles de _la Marseillaise_, devant lesquelles devaient s'ouvrir les portes de toutes les capitales de l'Europe. Au bruit de cette musique qui s'ÃĐloignait toujours, Dumouriez comprit que le moment ÃĐtait venu de lancer le jeune duc de Chartres. Le prince se met à la tÊte d'une colonne et trouve une brigade qui, voyant dÃĐboucher par la route de Mons la cavalerie autrichienne, manifestait une certaine hÃĐsitation. Mais, dans ce moment mÊme, le domestique de Dumouriez, voyant le gÃĐnÃĐral qui reculait avec ses hommes, court à lui au milieu du feu, le menace de prendre sa place avec sa livrÃĐe, lui fait honte et le pousse en avant; c'est alors qu'arrive le duc de Chartres: ralliant à lui tous les fuyards, en formant un bataillon auquel il donna le nom de _bataillon de Jemmapes_, il descend de son cheval qui ne peut gravir la pente trop escarpÃĐe, et à la tÊte de ces hÃĐros improvisÃĐs pÃĐnÃĻtre au milieu des feux d'une artillerie qui change la montagne en fournaise, jusqu'au village de Jemmapes, d'oÃđ il chasse les Autrichiens, et à l'extrÃĐmitÃĐ duquel il fait sa jonction avec ThÃĐvenot. Dumouriez, inquiet de ce qui se passait à sa gauche, prend lui-mÊme une centaine de cavaliers et s'ÃĐlance sur la route de Jemmapes; mais, à peine est-il au tiers de la montagne, qu'il rencontre le duc de Montpensier envoyÃĐ par son frÃĻre pour lui annoncer que Jemmapes est au pouvoir des Français. Du point oÃđ il est arrivÃĐ, il a vu l'hÃĐsitation des troupes qui attaquent Cuesmes; un triple rang de redoutes arrÊtait Beurnonville, et cependant, au moment oÃđ Dumouriez arrivait, Dampierre s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐ seul en avant, et le rÃĐgiment de flanc l'avait suivi, puis nos volontaires s'ÃĐtaient prÃĐcipitÃĐs, et l'on venait d'enlever le premier ÃĐtage de la triple redoute. Mais là il recevait le feu des deux autres. Un instant les volontaires parisiens crurent qu'on les avait rÃĐunis et entassÃĐs sous le feu de l'ennemi pour les anÃĐantir. Dumouriez arrive, les trouve ÃĐmus et sombres, et prononçant dÃĐjà tout bas le mot de trahison. Ce qui soutenait les deux bataillons jacobins cependant, c'ÃĐtait de voir le bataillon de la rue des Lombards, qui ÃĐtait girondin, recevoir la mÊme pluie de feu. Puis ils ÃĐtaient sous les yeux des vieux soldats de Dumouriez, qui regardaient comment ces conscrits se conduiraient sur le champ de bataille. Ce fut en ce moment que Dumouriez, rassurÃĐ sur sa gauche, jugea important de faire un suprÊme effort sur sa droite et se jeta au milieu d'eux. Comme si elle eÃŧt attendu ce moment, la lourde masse des dragons impÃĐriaux s'ÃĐbranla pour charger l'infanterie parisienne; mais Dumouriez se plaça à la tÊte de cette infanterie, l'ÃĐpÃĐe à la main. --Feu à vingt pas seulement! cria Dumouriez. Celui qui aura fait feu avant aura eu peur. Tous entendirent cet ordre, tous l'exÃĐcutÃĻrent; ils laissÃĻrent approcher jusqu'à vingt pas cette cavalerie sous laquelle la terre tremblait, puis à vingt pas les trois bataillons firent feu. Deux cents chevaux abattus, trois cents hommes tuÃĐs, leur firent un rempart; puis, ne donnant pas le temps à cette lourde cavalerie de se rallier, il lança sur elle sa cavalerie lÃĐgÃĻre, qui poursuivit les dragons jusqu'à Mons. Lui alors se mit à la tÊte des bataillons et entonna _la Marseillaise_. Ce fut un entraÃŪnement gÃĐnÃĐral; tous ces hommes s'avancÃĻrent à la baÃŊonnette en chantant l'hymne de la libertÃĐ. Tous sentaient que le monde avait les yeux fixÃĐs sur eux à cette heure, et chacun d'eux fut un hÃĐros. En quelques minutes, les deux autres redoutes furent emportÃĐes, les canonniers ÃĐgorgÃĐs sur leurs piÃĻces, et les grenadiers hongrois poignardÃĐs à leurs rangs. Dumouriez ne fit halte que sur les hauteurs de Cuesmes, de mÊme que ThÃĐvenot et le duc de Chartres n'avaient fait halte que sur les hauteurs de Jemmapes. Par malheur, Darville avait mal compris l'ordre qui lui enjoignait de garder les collines par lesquelles les Autrichiens devaient faire leur retraite; il s'arrÊta à Berthatmont et s'amusa à canonner sans aucun effet les redoutes. Sans avoir ÃĐtÃĐ chargÃĐ d'aucune mission particuliÃĻre, Jacques MÃĐrey avait ÃĐtÃĐ vu partout: avec ThÃĐvenot lorsqu'il avait attaquÃĐ la gauche de Jemmapes; avec le duc de Chartres lorsqu'il avait enfoncÃĐ le centre de l'ennemi; avec Dumouriez lorsqu'il avait escaladÃĐ les redoutes. Le lendemain, il se trouvait nommÃĐ sur les rapports des trois chefs. Le compte des morts fait, il se trouva que de chaque cÃītÃĐ la perte ÃĐtait à peu prÃĻs ÃĐgale: quatre ou cinq mille morts. Mais la bataille de Jemmapes avait un rÃĐsultat plus sÃĐrieux qu'un calcul arithmÃĐtique. La bataille de Jemmapes, c'ÃĐtait la cause des habitants du monde gagnÃĐe en premiÃĻre instance à Valmy, en appel à Jemmapes. La bataille de Jemmapes n'ÃĐtait point, comme la bataille de Valmy, la victoire d'une armÃĐe. C'ÃĐtait la victoire d'un peuple. De Jemmapes date l'ÃĻre de l'infanterie française. Sous Charles-Quint, l'infanterie espagnole fut la premiÃĻre infanterie du monde. Sous le grand FrÃĐdÃĐric, ce fut l'infanterie prussienne. Depuis Jemmapes, c'est l'infanterie française. À partir de Jemmapes, deux chants patriotiques remplacÃĻrent pour nos soldats le vin et l'eau-de-vie que l'on verse chez les autres peuples. Avec _la Marseillaise_ on gagna les batailles de plaine. Avec le _Ça ira!_ on enleva les redoutes. Au lieu de dÃĐjeuner, nos soldats, nus, à jeun aprÃĻs une nuit de novembre passÃĐe dans les marais, avaient chantÃĐ et vaincu. À deux heures, la bataille ÃĐtait gagnÃĐe sur tous les points; ils cessÃĻrent de chanter, s'aperçurent qu'ils ÃĐtaient fatiguÃĐs et qu'ils avaient faim. Ils s'assirent et demandÃĻrent du pain. Ils eurent du pain et de la biÃĻre, ce qu'il fallait pour ne pas mourir de faim. Mais, à l'horizon, les belles plaines de la Belgique, et derriÃĻre elle le monde. J'ai visitÃĐ le champ de bataille de Jemmapes, comme j'avais parcouru le champ de bataille de Valmy. À Valmy, pas d'autre monument que le cœur de Kellermann, qui a voulu avoir sa victoire pour tombeau. À Jemmapes, rien. Que la France ait ÃĐtÃĐ ingrate envers ses enfants, c'est tout simple; les enfants ont deux mÃĻres: celle qui les a enfantÃĐs comme hommes, celle qui les a enfantÃĐs comme peuples. À la mÃĻre qui les a enfantÃĐs comme hommes, ils doivent leur amour. À la mÃĻre qui les a enfantÃĐs comme peuples, ils doivent plus que leur amour, ils doivent leur sang. Mais la Belgique, à qui nous ne devions rien et à qui nous donnions la libertÃĐ, ne devait-elle pas, elle, une pierre à nos soldats? Cette pierre, elle en a fait sculpter un lion, et elle a mis ce lion sur le champ de bataille de Waterloo. Ce lion menace la France! Orgueil de pygmÃĐe, ingratitude de gÃĐant! XXXVI Le jugement Jacques MÃĐrey fut envoyÃĐ Ã  Paris par Dumouriez et chargÃĐ de prÃĐsenter à la Convention le jeune Baptiste Renard, qui avait ralliÃĐ une brigade au moment oÃđ celle-ci pliait. Il partit le 6, à trois heures, courut la poste toute la nuit, et arriva le 7 à temps pour se prÃĐsenter à la Convention et annoncer la nouvelle, attendue mais inespÃĐrÃĐe. --Citoyens reprÃĐsentants, dit-il, messager de Valmy, je viens vous annoncer la victoire de Jemmapes; en quatre heures, nos braves soldats ont enlevÃĐ des positions que l'on croyait inexpugnables. --Comment cela? demanda le prÃĐsident. --En chantant, rÃĐpondit Jacques MÃĐrey. --Et que demande le gÃĐnÃĐral pour sa brave armÃĐe? --Du pain et des souliers. Il y eut un moment d'enthousiasme immense; les canons des Invalides semblÃĻrent faire feu d'eux-mÊmes; la nouvelle s'ÃĐlança par toutes les portes et s'abattit sur Paris. La grande ville, qui n'ÃĐtait qu'à moitiÃĐ rassurÃĐe par la victoire de Valmy qui la dÃĐbarrassait des Prussiens, fut folle de joie. Les maisons s'illuminÃĻrent toutes seules et dÃĐgorgÃĻrent leurs habitants; les rues s'emplirent, les cloches sonnÃĻrent, la foule se porta aux Tuileries. Marie-Joseph ChÃĐnier, qui ÃĐtait de la Convention, fit, sÃĐance tenante, la premiÃĻre strophe de son hymne: La victoire, en chantant, nous ouvre la barriÃĻre... MÃĐhul en fit la musique. Jacques MÃĐrey dÃĐtourna l'attention de lui et la ramena sur le jeune Baptiste Renard. Il raconta ce qu'il avait fait comme il savait raconter; il montra l'ÃĒme du soldat sous la livrÃĐe du domestique, et comment tout avait grandi en France, jusqu'aux cœurs des mercenaires. La Convention comprit qu'il fallait qu'elle grandÃŪt celui qui s'ÃĐtait ÃĐlevÃĐ; elle lui vota et lui donna sÃĐance tenante les ÃĐpaulettes de capitaine. Puis elle reprit sa sÃĐance interrompue. Le jour oÃđ l'on apprit la victoire de Valmy, la RÃĐpublique fut proclamÃĐe; le jour oÃđ l'on apprit la victoire de Jemmapes, le roi fut mis en jugement. Puis les choses marchÃĻrent à pas de gÃĐant. Bruxelles fut occupÃĐ par le gÃĐnÃĐral Dumouriez. La Convention rendit un dÃĐcret par lequel elle promettait aide et secours à tous les peuples qui voudraient renverser leur gouvernement. Qu'on me permette d'ouvrir ici une parenthÃĻse que je n'ouvrirais pas dans un autre roman que celui-ci, ni dans un autre journal que _le SiÃĻcle_. On a dÃŧ remarquer, ceux du moins qui nous ont lus avec attention, combien nous avons pris à tÃĒche d'introduire l'histoire nationale dans nos livres, et combien la popularitÃĐ qu'on nous a faite a ÃĐtÃĐ mise au service de l'ÃĐducation publique. Michelet, mon maÃŪtre, l'homme que j'admire comme historien, et je dirai presque comme poÃĻte, au-dessus de tous, me disait un jour: ÂŦVous avez plus appris d'histoire au peuple que tous les historiens rÃĐunis.Âŧ Et ce jour-là, j'ai tressailli de joie jusqu'au fond de mon ÃĒme; ce jour-là, j'ai ÃĐtÃĐ orgueilleux de mon œuvre. Apprendre l'histoire au peuple, c'est lui donner ses lettres de noblesse, lettres de noblesse inattaquables et contre lesquelles il n'y aura pas de nuit du 4 aoÃŧt. C'est lui dire que quoiqu'il ait toujours eu ses racines dans la nation, que quoiqu'il ait existÃĐ comme commune, comme parlement, comme tiers, il ne date rÃĐellement que du jour de la prise de la Bastille. Pour monter dans les carrosses du roi, il fallait faire ses preuves de 1399. La noblesse du peuple date du 14 juillet. Il n'y a pas de peuple sans libertÃĐ. Mais nous qui oublions parfois cette sainte maxime, mais qui toujours à un moment donnÃĐ nous en souvenons, il est bon de voir, malgrÃĐ nos dÃĐfaillances, à quel point nous avons infiltrÃĐ en Europe le principe rÃĐvolutionnaire; et, disons-le, relativement à la durÃĐe de la vie des peuples comparÃĐe à la vie humaine, combien rapidement il s'est fait jour! Nous venons de dire que le 19 novembre, treize jours aprÃĻs la bataille de Jemmapes, la Convention, comprenant sa puissance et mesurant son droit, avait promis protection et secours à tous les peuples qui voudraient renouveler leur gouvernement. Pourquoi n'avons-nous pas, l'un aprÃĻs l'autre, le temps de dire ce qu'ÃĐtaient les rois qui reprÃĐsentaient ces gouvernements? Angleterre: Georges III, un idiot;--Russie: Catherine, une goule;--Autriche: François II, un TibÃĻre;--Espagne: Charles IV, un palefrenier;--Prusse: FrÃĐdÃĐric-Guillaume, un mannequin dont ses maÃŪtresses tenaient le fil. Mais les peuples ne marchent que les uns aprÃĻs les autres sur la route de Damas, et il leur faut des annÃĐes de tyrannie pour que les ÃĐcailles leur tombent des yeux. L'appel aux peuples de 1792 fut proclamÃĐ; le Brabant seul y rÃĐpondit. La rÃĐvolution du Brabant fut ÃĐtouffÃĐe. La rÃĐvolution de 1830 arriva; le gouvernement provisoire appela les peuples à la libertÃĐ. Trois peuples rÃĐpondirent: L'Italie, la Pologne, la Belgique. Deux peuples furent noyÃĐs dans leur sang: l'Italie et la Pologne. La Belgique y gagna la libertÃĐ et une constitution. Puis vint la rÃĐvolution de 1848, qui appela tous les peuples à la rÃĐpublique. Et alors ce ne fut plus seulement trois peuples qui rÃĐclamÃĻrent leur libertÃĐ et demandÃĻrent une constitution; ce fut l'Autriche, ce fut la Prusse, ce fut Venise, ce fut Florence, ce fut Rome, ce fut la Sicile, ce furent les provinces danubiennes, ce fut tout ce qui est ÃĐclairÃĐ enfin par le soleil de la civilisation qui proclama la rÃĐpublique. L'Italie y gagna son unitÃĐ; l'Autriche, la Prusse, les provinces danubiennes, des constitutions. _Et nunc intelligite, reges!_ Reprenons la suite des ÃĐvÃĐnements. Le 27, un dÃĐcret rÃĐunit la Savoie à la France. Le 30, prise de la citadelle d'Anvers par le gÃĐnÃĐral La Bourdonnaye. ArrÊtons-nous ici encore un moment et jetons un coup d'œil sur l'Angleterre, sur l'Angleterre que nous appelions notre sœur aÃŪnÃĐe et que nous appelons notre amie. L'Angleterre, le pays le plus savant en sciences mÃĐcaniques, le plus ignorant en force morale, nous avait depuis 1789 regardÃĐ faire, sans s'inquiÃĐter autrement de nous; elle avait haussÃĐ les ÃĐpaules à notre enthousiasme, elle avait raillÃĐ nos volontaires; au premier coup de canon prussien ou autrichien, elle avait cru les voir s'envoler vers Paris comme une volÃĐe d'oiseaux. Pitt, ce grand politique qui n'a jamais ÃĐtÃĐ qu'un commis haineux, Pitt, doublÃĐ des Grenville, voyait la France, envahie par la Prusse, former une seconde Prusse. Tout à coup elle voit s'illuminer le cÃītÃĐ de la Belgique. Qu'y a-t-il? La France est au Rhin; la France est aux Alpes; Anvers est pris! La baÃŊonnette de la France est sur la gorge de l'Angleterre. Alors l'ÃŪle aux quatre mers est prise d'une de ces paniques qui lui sont particuliÃĻres, comme elle en prit une en 1805 quand elle vit NapolÃĐon à Boulogne, un pied sur les bateaux plats, et une autre, en 1842, quand trois millions de chartistes entourÃĻrent le parlement. DÃĐjà une sociÃĐtÃĐ anglaise ÃĐtant venue fÃĐliciter la Convention, son prÃĐsident GrÃĐgoire leur dit à leur grande ÃĐpouvante: --Estimables _rÃĐpublicains_, la royautÃĐ se meurt sur les dÃĐcombres fÃĐodaux; un feu dÃĐvorant va les faire disparaÃŪtre; ce feu, c'est la _DÃĐclaration des droits de l'Homme_. Vous figurez-vous l'effet que ferait la _DÃĐclaration des droits de l'Homme_ dans un pays oÃđ un paysan n'a pas le droit de tuer le renard qui mange ses poules ni le corbeau qui abat ses noix? Cependant le procÃĻs du roi se poursuivait, et la nÃĐcessitÃĐ de faire disparaÃŪtre tout ce qui faisait obstacle à la RÃĐvolution devenait impÃĐrieuse. Faire la conquÊte du monde, pour la France, n'ÃĐtait pas urgent; mais faire la conquÊte d'elle-mÊme ÃĐtait nÃĐcessaire. La France avait contre elle trois principes ennemis: L'Église; La noblesse; La royautÃĐ. L'Église, on l'a vu par la guerre de la VendÃĐe, qui fut toute aux mains des prÊtres. La noblesse, on l'a vu par les six mille ÃĐmigrÃĐs de CondÃĐ qui portÃĻrent les armes contre la France. _La royautÃĐ!_ la royautÃĐ, qui ÃĐtait coupable, comme l'ont prouvÃĐ les royalistes eux-mÊmes, lorsque chacun a rÃĐclamÃĐ, en 1815, la rÃĐcompense de services qui n'ÃĐtaient rien autre chose que des trahisons, et qui cependant, par sa fausse ÃĐducation, par son invincible ignorance, par l'erreur du droit divin, pouvait se croire innocente. La France s'ÃĐtait dÃĐbarrassÃĐe de l'Église en dÃĐcrÃĐtant la mise en vente des biens des couvents. La noblesse avait dÃĐbarrassÃĐ la France d'elle en ÃĐmigrant. Restait donc la royautÃĐ. C'ÃĐtait le dernier obstacle; de là tant de haine dans sa destruction. La maxime favorite de Louis XVI--c'est M. de Malesherbes, son dÃĐfenseur lui-mÊme, qui l'a dit, maxime qui dÃĐrive directement du fameux mot de Louis XIV: _L'État, c'est moi_--ÃĐtait celle-ci: La loi suprÊme, c'est le salut de l'État. Seulement, la question est là: l'État est-il dans la royautÃĐ ou dans la nation? La question est reconnue aujourd'hui, et ceux-là mÊmes qui rÃĻgnent avouent en montant sur le trÃīne qu'ils ne sont que les mandataires de la nation. Il est vrai qu'une fois sur le trÃīne ils l'oublient presque aussitÃīt. Mais oublier un principe n'est pas le dÃĐtruire, c'est forcer les autres de s'en souvenir, voilà tout. L'erreur disait: ÂŦLa loi suprÊme est le salut de l'État.Âŧ La vÃĐritÃĐ dit: ÂŦLa loi suprÊme est le salut public.Âŧ Or le roi avait conspirÃĐ contre le salut public: _En essayant de sortir du royaume;_ _En continuant ses relations avec ses frÃĻres;_ _En protestant contre la RÃĐvolution dans son adresse au roi de Prusse;_ _En demandant à son beau-frÃĻre ou en faisant demander par la reine, ce qui ÃĐtait la mÊme chose, les secours de troupes autrichiennes._ La Convention ignorait tout cela, puisque ces faits ne nous furent rÃĐvÃĐlÃĐs qu'à la Restauration; mais elle comprenait instinctivement que la mort du roi ÃĐtait nÃĐcessaire. Le roi vivant, qu'en eÃŧt-on fait? Prisonnier, il eÃŧt constamment conspirÃĐ pour sortir de sa prison. ExilÃĐ, il eÃŧt constamment conspirÃĐ pour rentrer en France. La vie du roi ÃĐtait inviolable, dira-t-on. Mais la vie de la France ÃĐtait-elle moins inviolable que celle du roi? Tuer un homme est un crime. Tuer une nation est un forfait. Et cependant tous ces hommes hÃĐsitaient à porter la main, non pas sur le roi, mais sur l'homme. Presque tous, soit dans leurs discours, soit dans leurs ÃĐcrits, s'ÃĐtaient prononcÃĐs contre la peine de mort. Ces hommes qui ont tant tuÃĐ--nÃĐcessitÃĐ aux coins de fer!--ces hommes avaient presque tous pour principe cette premiÃĻre loi de l'humanitÃĐ: ce qu'il y a de plus sacrÃĐ, c'est la vie humaine. Duport avait dit: ÂŦRendons l'homme respectable à l'homme.Âŧ Robespierre avait dit: ÂŦIl faut au moins pour condamner que les jurÃĐs soient unanimes.Âŧ Aussi, pour porter le dernier coup à Louis XVI, choisit-on un homme dont l'entrÃĐe à la Chambre ÃĐtait une violation de la justice: il n'avait que vingt-quatre ans, Saint-Just. Étrange prÃĐcaution de la Providence. Il monta à la tribune. Nous connaissons tous Saint-Just. Nous l'avons vu dans ses portraits, grave, mince, roide, le cou perdu dans sa cravate de batiste, avec son teint mat, ses yeux bleu faÃŊence d'une duretÃĐ slave, ses sourcils les couronnant comme une barre tirÃĐe à la rÃĻgle au-dessus d'eux, avec cela le front bas et les cheveux descendant jusqu'aux sourcils. --Pour juger CÃĐsar il n'a fallu, dit-il, d'autre formalitÃĐ que vingt-deux coups de poignard. --Il faut tuer, il n'y a plus de loi pour le juger, lui-mÊme les a dÃĐtruites. --Il faut le tuer comme ennemi, on ne juge qu'un citoyen; pour juger le tyran il faudrait d'abord le faire citoyen. --Il faut le tuer comme coupable pris en flagrant dÃĐlit, la main dans le sang. La royautÃĐ est d'ailleurs un crime ÃĐternel, un roi est hors la nature; de peuple à roi, nul rapport naturel. Il faut lire cette page, que nous empruntons à Michelet, pour se faire une idÃĐe exacte de l'effet que produisit le discours de Saint-Just. ÂŦL'atrocitÃĐ du discours eut un succÃĻs d'ÃĐtonnement. MalgrÃĐ les rÃĐminiscences classiques qui sentaient leur ÃĐcolier (Louis est un Catilina, etc., etc.), personne n'avait envie de rire. La dÃĐclaration n'ÃĐtait pas vulgaire; elle dÃĐnotait dans le jeune homme un vrai fanatisme. Ses paroles, lentes et mesurÃĐes, tombaient d'un poids singulier et laissaient de l'ÃĐbranlement, comme le lourd couteau de la guillotine. Par un contraste choquant, elles sortaient, ces paroles froidement impitoyables, d'une bouche qui semblait fÃĐminine. Sans ses yeux bleus fixes et durs, ses sourcils fortement barrÃĐs, Saint-Just eÃŧt pu passer pour une femme. Était-ce la vierge de Tauride? Non, ni les yeux, ni la peau, quoique blanche et fine, ne portaient à l'esprit un sentiment de puretÃĐ. Cette peau trÃĻs aristocratique, avec un caractÃĻre singulier d'ÃĐclat et de transparence, paraissait trop belle et laissait douter s'il ÃĐtait bien sain. ÂŧL'ÃĐnorme cravate serrÃĐe, que seul il portait alors, fit dire à ses ennemis, peut-Être sans cause, qu'il cachait des humeurs froides. Le cou ÃĐtait comme supprimÃĐ par la cravate, par le collet roide et haut; effet d'autant plus bizarre que sa taille longue ne faisait point du tout attendre cet accourcissement du cou. Il avait le front trÃĻs bas, le haut de la tÊte comme dÃĐprimÃĐ, de sorte que les cheveux, sans Être longs, touchaient presque aux yeux. Mais le plus ÃĐtrange ÃĐtait son allure d'une roideur automatique qui n'ÃĐtait qu'à lui. La roideur de Robespierre n'ÃĐtait rien auprÃĻs. Tenait-elle à une singularitÃĐ physique, à un excessif orgueil, à une dignitÃĐ calculÃĐe? Peu importe. Elle intimidait plus qu'elle ne semblait ridicule. On sentait qu'un Être tellement inflexible de mouvement devait l'Être aussi de cœur. Ainsi, lorsque dans son discours, passant du roi à la Gironde, et laissant là Louis XVI, il se tourna d'une piÃĻce vers la droite et dirigea sur elle avec sa parole, sa personne tout entiÃĻre, son dur et meurtrier regard, il n'y eut personne qui ne sentÃŪt le froid de l'acier.Âŧ Louis XVI fut condamnÃĐ Ã  mort sans sursis à la majoritÃĐ de trente-quatre voix. Jacques MÃĐrey motiva ainsi son vote: --Ennemi de la mort comme mÃĐdecin et ne pouvant cependant mÃĐconnaÃŪtre la culpabilitÃĐ de Louis XVI, je vote pour la prison perpÃĐtuelle. Il venait de prononcer deux arrÊts à la fois: celui de Louis XVI et le sien. XXXVII L'exÃĐcution De tout ce que nous venons d'ÃĐcrire, il demeure clair pour les lecteurs que Louis XVI fut condamnÃĐ parce qu'_il ÃĐtait un danger national_. La France, qui devait non seulement vivre et prospÃĐrer par sa mort, mais secouer, lui mort, l'esprit de la rÃĐvolution sur les autres peuples, devait mourir avec lui et par lui. Ce qu'on voulut tuer surtout, avec le roi, c'est _l'appropriation d'un peuple à un homme_. Le Breton Lanjuinais l'a dit: ÂŦIl y a de saintes conspirations.Âŧ Les conspirations saintes, _c'est le retour du droit, c'est la rentrÃĐe du vrai maÃŪtre dans la maison, c'est l'expulsion de l'intrus_. Les vrais rÃĐgicides ne sont point ThrasÃĐas et ses complices qui tuÃĻrent Caligula, ce sont les flatteurs qui persuadÃĻrent à Caligula qu'il ÃĐtait dieu! Le roi entendit avec beaucoup de calme sa sentence, que le ministre de la Justice alla lui lire au Temple. Une circonstance bizarre, presque providentielle, l'avait depuis longtemps mis en face de sa propre mort. M. de Richelieu, le courtisan par excellence, avait à prix d'or, et pour en faire cadeau à Mme du Barry, achetÃĐ le beau portrait de Charles Ier par Van Dick. Quel rapport y avait-il entre Mme du Barry, le roi d'Angleterre et le peintre flamand? Il fallait un bien fin courtisan pour le trouver. Le jeune page qui tient le cheval du roi ÃĐtait portrait comme le roi. C'ÃĐtait le page favori de Charles Ier. Il s'appelait Bary. Il s'agissait de faire accroire à Mme du Barry que le page ÃĐtait un des ancÊtres de son mari. Ce ne fut pas chose difficile; la pauvre crÃĐature croyait tout ce que l'on voulait. Elle avait son appartement dans les mansardes de Versailles. Elle plaça le tableau debout contre la muraille. Il ÃĐtait de hauteur avec l'appartement. M. de Richelieu l'avait au reste renseignÃĐe sur ce qu'ÃĐtait Charles Ier. Et quand Louis XV la venait voir, elle le faisait asseoir sur son canapÃĐ, placÃĐ juste en face du portrait, et elle lui disait: --Tu vois, la France, c'est un roi qui a eu le cou coupÃĐ pour n'avoir pas osÃĐ rÃĐsister à son parlement. Louis XV mourut. Mme du Barry fut exilÃĐe. Le chef-d'œuvre de Van Dyck demeura dans les mansardes de Versailles. Puis les journÃĐes des 5 et 6 octobre arrivÃĻrent. Louis XVI et la famille royale furent ramenÃĐs à Paris. Les Tuileries, inhabitÃĐes depuis longtemps, ÃĐtaient dÃĐmeublÃĐes. On prit au hasard, dans les appartements vides de Versailles, des meubles et des tableaux. Les appartements des anciennes favorites fournirent leur contingent. Louis XVI, en entrant dans sa chambre à coucher, se trouva en face du portrait de Charles Ier. Il prit ce hasard pour un avertissement de la Providence, et depuis ce jour pensa à la mort. Il dormit profondÃĐment la veille de l'exÃĐcution, se rÃĐveilla avant le jour, entendit la messe à genoux, refusa de voir la reine à qui il avait promis de dire adieu la veille, de peur de s'attendrir. Enfin, à huit heures, il sortit de son cabinet et entra dans sa chambre à coucher, oÃđ l'attendait la troupe. Tout le monde avait le chapeau sur la tÊte. --Mon chapeau? demanda Louis XVI. ClÃĐry le lui remit et il se coiffa. Puis il ajouta: --ClÃĐry, voici mon anneau d'alliance; vous le remettrez à ma femme et lui direz que ce n'est qu'avec peine que je me sÃĐpare d'elle. Puis, tirant son cachet de sa poche: --Voici pour mon fils, dit-il. Sur le cachet ÃĐtaient gravÃĐes les armes de France. Dans les traditions royales, c'ÃĐtait le trÃīne qu'il lui transmettait. Il s'approcha d'un homme de la Commune, nommÃĐ Jacques Roux. --Voulez-vous recevoir mon testament? lui demanda-t-il. L'homme se recula. --Je ne suis ici, dit-il, que pour vous conduire à l'ÃĐchafaud. --Donnez, dit un autre municipal; je m'en charge. --Prenez-vous votre redingote, sire? demanda ClÃĐry. Il fit signe que non. Il ÃĐtait en habit de couleur sombre, en culotte noire, en bas blancs, en gilet de molleton blanc. Au fond de la voiture, son confesseur, l'abbÃĐ Edgeworth, Irlandais, ÃĐlÃĻve des jÃĐsuites de Toulouse, prÊtre non assermentÃĐ, l'attendait. Il y monta, s'assit prÃĻs de lui. Deux gendarmes montÃĻrent derriÃĻre lui et s'assirent sur la banquette de devant. Le roi tenait un livre de messe à la main; il se mit à lire des psaumes. Il ÃĐtait dans une voiture à lui. Les rues ÃĐtaient à peu prÃĻs dÃĐsertes, portes et fenÊtres ÃĐtaient fermÃĐes; personne ne paraissait mÊme derriÃĻre les vitres. On eÃŧt dit une nÃĐcropole. Le pouls de Paris ne battait plus que sur la place de la RÃĐvolution. Il ÃĐtait dix heures dix minutes lorsque la voiture s'arrÊta en face du pont tournant. Les commissaires de la Commune ÃĐtaient sous les colonnes du garde-meuble; ils avaient mission d'assister à la mort et de dresser procÃĻs-verbal de l'exÃĐcution; autour de l'ÃĐchafaud, une triple batterie de canons menaçait les spectateurs de trois cÃītÃĐs, laissant entre leurs affÃŧts et la plate-forme un grand espace vide; de tous cÃītÃĐs on ne voyait que troupes, car il avait ÃĐtÃĐ question d'un complot pour enlever le prisonnier. GrÃĒce à cette quadruple haie de troupes qui environnaient de tous cÃītÃĐs l'ÃĐchafaud, et qui s'ouvrirent pour laisser passer les condamnÃĐs, les spectateurs les plus proches ÃĐtaient à plus de trente pas. Ces militaires ÃĐtaient des fÃĐdÃĐrÃĐs que l'on avait choisis parmi les plus exaltÃĐs. Vingt tambours, avec leurs caisses, se tenaient sur la face de l'ÃĐchafaud oÃđ se trouvait la lucarne, et tournaient le dos par consÃĐquent au pont Louis XV. La voiture s'arrÊta à quelques pas des degrÃĐs par lesquels on montait à la plate-forme. Le roi retrouva quelques paroles impÃĐrieuses pour recommander son confesseur aux deux gendarmes qui ÃĐtaient avec lui dans la voiture. Puis il descendit vaillamment le premier; son confesseur le suivit. Les aides de l'exÃĐcuteur se prÃĐsentÃĻrent pour le dÃĐshabiller, mais lui fit un pas en arriÃĻre, jeta à terre son habit, son gilet et sa cravate. Alors, au pied des degrÃĐs, une lutte d'un instant eut lieu entre les valets et lui. Ils voulaient lui lier les mains avec des cordes. Mais alors Sanson s'avança. Comme il l'avait dit à Jacques MÃĐrey, il ÃĐtait un vieux serviteur de la royautÃĐ. De grosses larmes roulaient le long de ses joues. Voyant que le roi ne voulait pas se laisser lier les mains avec des cordes, il tira de sa poche un mouchoir de fine batiste, et, avec la mÊme humilitÃĐ qu'un valet de chambre: --Avec un mouchoir, sire, dit-il. Ce mot, _sire_, que Louis XVI n'avait entendu depuis si longtemps que dans la bouche de son dÃĐfenseur Malesherbes, qui, quoique en face de la Convention, ne l'appela jamais autrement, le toucha profondÃĐment. Il tendit les deux mains et se les laissa lier avec le mouchoir. Pendant ce temps, l'abbÃĐ Edgeworth s'ÃĐtait approchÃĐ du roi et lui disait: --Souffrez cet outrage comme une derniÃĻre ressemblance avec le Dieu qui va Être votre rÃĐcompense. Mais dÃĐjà le roi avait tendu les deux mains, et, en tendant les mains, acceptant cette comparaison entre lui et JÃĐsus-Christ: --Je boirai le calice jusqu'à la lie, dit-il. Le roi s'appuya sur le prÊtre pour monter les marches de l'ÃĐchafaud trop roides pour qu'il pÃŧt les gravir sans soutien; mais à la derniÃĻre marche une espÃĻce de vertige lui prit; il s'ÃĐlança sur la plate-forme jusqu'à son extrÃĐmitÃĐ et s'ÃĐcria: --Français, je meurs innocent du crime que l'on m'impute. Je pardonne... En ce moment, à un signe de Henriot, les vingt tambours partirent à la fois et ÃĐtouffÃĻrent la voix du roi dans leur roulement. Le roi devint trÃĻs rouge, frappa du pied en criant d'une voix terrible: --Taisez-vous! Mais les tambours continuÃĻrent. --Je suis perdu, reprit le roi. Je suis perdu. Et il se livra aux bourreaux. Mais, pendant qu'on lui mettait les sangles, il continua de crier: --Je meurs innocent, je pardonne à mes ennemis. Je dÃĐsire que mon sang apaise la colÃĻre de Dieu. Les tambours continuÃĻrent de battre et de couvrir sa voix jusqu'à ce que sa tÊte fÃŧt tombÃĐe. Le valet du bourreau la prit et la montra au peuple. Sanson, appuyÃĐ Ã  la guillotine, ÃĐtait prÊt à se trouver mal. Pendant les quelques secondes oÃđ le bourreau montra la tÊte au peuple, le peintre Greuze, qui se trouvait là, et qui au reste avait eu souvent l'occasion de voir le roi, fit un terrible portrait de cette tÊte coupÃĐe. Le corps, placÃĐ dans un panier, fut portÃĐ au cimetiÃĻre de la Madeleine et plongÃĐ dans la chaux vive. Pendant ce temps, les fÃĐdÃĐrÃĐs avaient rompu leurs rangs pour tremper leurs baÃŊonnettes dans le sang. Le peuple se prÃĐcipita à son tour, acheva de les disperser, et alors, soit haine, soit vexation, chacun voulut avoir une part de son sang; les uns y trempÃĻrent leurs mouchoirs et les autres les manches de leurs chemises, les autres enfin du papier. Quelques cris de grÃĒce se firent entendre. Pour beaucoup, la sensation que produisit cette mort fut terrible, pour quelques-uns mortelle. Un perruquier se coupa la gorge avec son rasoir, une femme se jeta dans la Seine, un ancien officier mourut de saisissement, un libraire devint fou. L'agitation causÃĐe dans Paris par cette exÃĐcution fut doublÃĐe par un assassinat qui avait eu lieu la veille et qui en faisait craindre d'autres. Ce n'ÃĐtait point sans raison qu'on avait parlÃĐ d'un complot ayant pour but d'enlever le roi. Cinq cents royalistes s'y ÃĐtaient engagÃĐs, vingt-cinq seulement se rÃĐunirent; la tentative mÊme ÃĐchoua. Mais un de ces hommes voulut, autant qu'il ÃĐtait en son pouvoir, venger le roi pour son compte. C'ÃĐtait un ancien garde du corps nommÃĐ PÃĒris. Il se tenait cachÃĐ Ã  Paris, rÃīdant autour du Palais-Royal, dans le but de tuer le duc d'OrlÃĐans. Il ÃĐtait l'amant d'une parfumeuse ayant sa boutique à la galerie de bois. AprÃĻs le vote, et aprÃĻs avoir lu les noms de ceux qui avaient votÃĐ, il alla dÃŪner dans un de ces restaurants souterrains comme il y en avait quelques-uns au Palais-Royal. Celui-là avait une certaine rÃĐputation, et se nommait FÃĐvrier. Il y voit un conventionnel qui soldait sa dÃĐpense, il entend quelqu'un en passant dire: --Tiens, c'est Saint-Fargeau! Il se rappelle qu'il vient de lire que Saint-Fargeau a votÃĐ la mort du roi. Il s'approche de lui. --Vous Êtes Saint-Fargeau? lui demanda-t-il. --Oui, rÃĐpondit celui-ci. --Vous avez pourtant l'air d'un homme de bien, dit le garde du corps d'une voix triste. --Je le suis en effet, dit Saint-Fargeau. --Si vous l'ÃĐtiez, vous n'auriez pas votÃĐ la mort du roi. --J'ai obÃĐi à ma conscience, dit-il. --Tiens, dit le garde du corps, moi aussi j'obÃĐis à la mienne. Et il lui passa son sabre au travers du corps. Le hasard faisait dÃŪner Jacques MÃĐrey à une table voisine. Il s'ÃĐlança, mais à temps seulement pour recevoir le blessÃĐ entre ses bras. On le transporta dans la chambre des maÃŪtres de l'ÃĐtablissement, mais en le posant sur le lit il expira. --Heureuse mort! s'ÃĐcria Danton en apprenant l'ÃĐvÃĐnement. Ah! si je pouvais mourir ainsi! On a vu que, dans le rÃĐcit de la mort du roi, je rectifie une erreur et donne une explication. L'erreur que je rectifie est d'exonÃĐrer la mÃĐmoire de Santerre du fameux roulement de tambour. Santerre s'en ÃĐtait allÃĐ avec la Commune du 10-AoÃŧt. Henriot ÃĐtait venu avec la Commune rÃĐvolutionnaire. Je dois cette rectification au fils de Santerre lui-mÊme, qui est venu me trouver la preuve à la main. Quant à l'explication, elle porte sur le dÃĐbat qui eut lieu au pied de l'ÃĐchafaud entre le roi et les exÃĐcuteurs. Le roi ne luttait pas dans un dÃĐsespoir inintelligent pour prolonger sa vie. Il luttait pour n'avoir pas les mains liÃĐes avec une corde. Il ne fit pas de difficultÃĐ lorsqu'il s'agit d'un mouchoir. Je dois ce curieux dÃĐtail à M. Sanson lui-mÊme, l'avant-dernier exÃĐcuteur de ce nom. XXXVIII Chez Danton Le soir mÊme de la mort du roi, deux hommes se tenaient prÃĻs du lit d'une femme, sinon mourante, du moins gravement malade. L'un ÃĐtait debout, pensif, lui tÃĒtant le pouls dont il comptait les battements, et ÃĐtant calme et froid comme la science dont il ÃĐtait le reprÃĐsentant. L'autre, les doigts enfoncÃĐs dans les cheveux, se pressait violemment la tÊte de ses deux mains, tandis qu'on voyait le bas de son visage se couvrir de larmes dont la source ÃĐtait cachÃĐe, et que sa bouche laissait ÃĐchapper un rÃĒle sourd, indice de colÃĻre plus encore que de douleur. Ces deux hommes ÃĐtaient Jacques MÃĐrey et Georges Danton. La mourante ÃĐtait Mme Danton. En rentrant chez lui, Danton avait trouvÃĐ sa femme dans un tel ÃĐtat de prostration qu'il avait à l'instant mÊme envoyÃĐ chercher Jacques MÃĐrey; puis, en l'attendant, l'homme aux violentes ÃĐtreintes avait voulu serrer la chÃĻre malade contre son cœur, et doucement elle l'avait repoussÃĐ. C'ÃĐtait ce faible mouvement de la main d'une femme mourante qui avait brisÃĐ le cœur de cet homme à qui l'on croyait un cœur de bronze. Dans ce mouvement, si faible qu'il fÃŧt, il y avait la sÃĐparation ÃĐternelle de deux ÃĒmes. Danton, dans un moment de faiblesse, avait promis à Mme Danton de ne pas voter la mort du roi. Il l'avait non seulement votÃĐe sans sursis, sans remise, mais provoquÃĐe violemment. À dix heures et demie du matin, le roi avait ÃĐtÃĐ exÃĐcutÃĐ. En sortant de la Convention, il ÃĐtait rentrÃĐ chez lui, avait trouvÃĐ sa femme plus mal, avait voulu l'embrasser, et avait ÃĐtÃĐ repoussÃĐ par elle. Il ne cherchait plus mÊme à lire dans les yeux du mÃĐdecin la mort ou la vie. MÊme avec la vie, c'ÃĐtait encore la mort pour lui. Cette femme, qu'il aimait avec toute la passion dont son cœur ÃĐtait capable, cette femme qui avait toujours partagÃĐ ses caresses quand elle ne les avait pas sollicitÃĐes, cette femme l'avait repoussÃĐ. La mÃĻre de ses deux enfants l'avait repoussÃĐ. Il y avait donc dans le cœur de cette femme quelque chose de mort avant la mort: c'ÃĐtait son amour pour lui. --Mon ami, dit Jacques MÃĐrey aprÃĻs un instant de silence, veux-tu me laisser seul un instant avec ta femme? Danton se leva, sortit en trÃĐbuchant, entra dans la chambre voisine, referma la porte; mais, malgrÃĐ la porte refermÃĐe, on entendit le bruit d'un sanglot qui s'achevait en imprÃĐcation. La malade resta muette, mais tressaillit. Jacques MÃĐrey s'assit prÃĻs d'elle, gardant la main qu'il tenait entre les siennes. --Vous avez eu aujourd'hui une ÃĐmotion violente? demanda Jacques MÃĐrey à Mme Danton. --N'est-ce point aujourd'hui, à dix heures et demie du matin, que le roi a ÃĐtÃĐ exÃĐcutÃĐ? demanda-t-elle. --Oui, madame. --En entendant crier _la mort_, j'ai ÃĐtÃĐ prise d'un vomissement de sang. --Est-il possible, madame, fit Jacques MÃĐrey, qu'une chose qui vous est aussi ÃĐtrangÃĻre que la mort du roi ait produit un pareil effet sur vous, la femme de Danton? --C'est justement parce que je suis la femme de Danton que la mort du roi ne saurait m'Être ÃĐtrangÃĻre. Ne suis-je pas la femme de l'homme qui a votÃĐ la mort sans sursis, sans dÃĐlai, sans appel? --Trois cent quatre-vingt-dix reprÃĐsentants l'ont votÃĐe avec lui, insista Jacques MÃĐrey. --Vous ne l'avez pas votÃĐe, vous! s'ÃĐcria-t-elle avec un accent profondÃĐment douloureux. --Ce n'est point parce que le roi ne la mÃĐritait pas, madame, que je ne l'ai point votÃĐe, c'est parce que mon ÃĐtat de mÃĐdecin et mon peu de croyance à une autre vie m'obligent de combattre la mort oÃđ je la rencontre. Il se fit un silence d'un instant. --Combien de temps croyez-vous que j'aie encore à vivre? demanda tout à coup Mme Danton. Jacques tressaillit et la regarda. --Mais, lui dit-il, la question n'en est pas encore là. --Écoutez, dit Mme Danton en lui pressant faiblement la main, j'ai reçu trois coups dont un seul suffirait à tuer une existence, et chacun est entrÃĐ plus profondÃĐment: le 10 aoÃŧt, le 2 septembre et le 21 janvier. Quand je suis entrÃĐe dans ce sombre et froid hÃītel du ministÃĻre de la Justice, il m'a semblÃĐ entrer dans mon tombeau, et je l'ai dit à Georges en souriant tristement: ÂŦJe n'en sortirai pas vivante.Âŧ Je me trompais de bien peu, monsieur MÃĐrey, j'en suis sortie mourante. --Et pourquoi cet hÃītel du ministÃĻre vous faisait-il si grand-peur, madame? La malade haussa imperceptiblement les ÃĐpaules. --Les hommes sont faits pour les rÃĐvolutions, dit-elle. Dieu, en les crÃĐant forts, leur a dit: ÂŦLuttez et combattez!Âŧ mais les femmes sont faites pour le foyer et l'amour; Dieu, en les crÃĐant faibles, leur a dit: ÂŦSoyez ÃĐpouses, soyez mÃĻres!Âŧ Pauvre fille d'un limonadier du coin du pont Neuf, toute mon ambition s'ÃĐtendait à avoir comme mon pÃĻre une petite maison à Fontenay ou à Vincennes. Je l'ai ÃĐpousÃĐ pauvre et obscur; je croyais au gÃĐnie de l'avocat et non à l'orageuse fortune de l'homme politique; le chÊne a poussÃĐ trop vite et trop vigoureusement, il a tuÃĐ le pauvre lierre. La porte se rouvrit à ces mots, et, rugissant de douleur, Danton vint s'abattre à genoux devant le lit de sa femme, lui baisant les pieds. --Non! criait-il, non! tu ne mourras pas. N'est-ce pas qu'on peut la sauver? Eh! mon Dieu! que deviendrais-je donc si tu mourais? Que deviendraient nos pauvres enfants? --C'ÃĐtait au nom des pauvres enfants du Temple que je t'avais demandÃĐ de ne pas voter la mort du pauvre roi. --Oh! s'ÃĐcria Danton, les femmes ne comprendront donc jamais rien! Suis-je le maÃŪtre de ce que je fais? pas plus que dans une tempÊte le patron d'une barque n'est le maÃŪtre de son bateau; une vague me soulÃĻve, l'autre m'abÃŪme. La femme qui m'aimerait, qui m'aimerait vÃĐritablement, ne devrait pas me juger, mais se contenter de me plaindre et de panser mes ÃĐternelles blessures. Les hommes qui, comme moi, jettent une si terrible abondance de vie en dehors, les tribuns qui nourrissent les peuples de leur parole, du souffle de leur poitrine, du sang de leur cœur, ont besoin du foyer, et, au foyer, de douces mains qui leur refassent le cœur, d'une douce haleine qui leur hÃĐmatose le sang; s'il y trouve les luttes, les querelles, les larmes, il est perdu. Non! s'ÃĐcria-t-il, non, tu n'as pas le droit d'Être malade! non, tu n'as pas le droit de mourir. Malade entre deux berceaux! Mourante et voulant mourir! voilà ce qu'il y a de plus douloureux, et, chaque fois que je rentre dÃĐchirÃĐ de plus de blessures que RÃĐgulus dans son tonneau, chaque fois que je laisse à la porte l'armure de l'homme politique et le masque d'acier, je trouve ici cette blessure bien autrement douloureuse, cette plaie bien autrement terrible et saignante: la certitude donnÃĐe par elle-mÊme, par la femme que j'aime, je ne dirai pas plus que la France, puisque c'est à la France que je la sacrifie, mais plus que ma propre vie, que dans un mois, dans quinze jours, dans huit jours peut-Être, je vais Être dÃĐchirÃĐ de moi-mÊme, coupÃĐ en deux, guillotinÃĐ du cœur; dis-moi, Jacques, connais-tu un homme aussi malheureux que moi? Et il se redressa, levant les deux poings au ciel, menaçant et terrible comme Ajax. --Mon ami, mon Georges, dit Mme Danton, tu es injuste. Je ne veux rien, moi! Je ne puis rien, moi! Je me sens glisser sur une pente, voilà tout, la pente de la mort. Chaque jour, je suis un peu moins une femme, un peu plus une ombre. Je fonds. Je te fuis, je t'ÃĐchappe chaque fois que tes bras essayent de me serrer contre ton cœur. Oh! mon Dieu! moi aussi, s'ÃĐcria-t-elle, je voudrais bien vivre. J'ai ÃĐtÃĐ si heureuse. Puis elle ajouta tout bas: --Autrefois! --Le plus dur dans tout cela, vois-tu, reprit Danton, car je vois bien qu'elle dit vrai, c'est qu'il ne me sera pas mÊme donnÃĐ de la voir jusqu'au bout; c'est que je n'aurai pas la consolation de recevoir son adieu; c'est qu'il me faudra quitter ce lit de mort. --Et pourquoi cela? Pourquoi cela? s'ÃĐcria la pauvre femme, qui n'avait pas prÃĐvu cette suprÊme douleur et qui avait rÊvÃĐ de mourir au moins dans les bras de l'homme qu'elle aimait. --Mais parce que ma situation contradictoire va ÃĐclater, parce qu'il va peut-Être m'Être impossible, le roi mort, de mettre Danton d'accord avec Danton, parce que la France, parce que le monde ont eu les yeux sur moi dans ce fatal procÃĻs. Elle m'accuse d'avoir votÃĐ la mort. Et c'est moi qui ai hasardÃĐ le seul moyen de sauver le roi! C'est moi qui ai dit pour me rapprocher de la Gironde, qui n'a pas eu l'intelligence de me tendre la main et de nous faire, avec la Commune et les cordeliers, une majoritÃĐ, c'est moi qui ai dit par deux fois: _La peine, quelle qu'elle soit, doit-elle Être ajournÃĐe aprÃĻs la guerre?_ Si la Gironde avait dit oui, la proposition passait. C'ÃĐtait une planche que je posais sur l'abÃŪme. La Gironde devait y passer la premiÃĻre, donner l'exemple au centre, qui l'eÃŧt suivie. La Montagne en resta muette d'ÃĐtonnement. Robespierre me regarda et son œil brilla de joie. ÂŦIl se perd! disait-il, il se perd. Il avance vers la Gironde, c'est-à-dire vers l'abÃŪme.Âŧ Vergniaud crut à une ruse: comme si Danton se donnait la peine de ruser! Au lieu de venir à moi, la Gironde alla à la Montagne: elle ne voulait que la mort de la royautÃĐ, et sa majoritÃĐ vota la mort du roi. Du moment oÃđ la droite ÃĐtait divisÃĐe, elle ÃĐtait annulÃĐe. Il ÃĐtait facile de prÃĐvoir que le centre faible et flottant se porterait vers la gauche. Eh bien! que pouvais-je faire de plus pour elle? Le 15 dÃĐcembre, jour oÃđ l'on vota sur la culpabilitÃĐ, je suis restÃĐ ici, prÃĻs d'elle. J'ai dit que j'ÃĐtais inquiet de sa santÃĐ, et j'ai risquÃĐ ma tÊte. Mon acte d'accusation commencera par ces mots: ÂŦOÃđ ÃĐtais-tu le 15?Âŧ Quand je suis rentrÃĐ, le 16, il n'y avait plus de Commune, il n'y avait plus de Gironde, il n'y avait plus que la Montagne tonnante et rugissante. Mais la Montagne n'est pas libre, c'est l'esprit jacobin, c'est la pression jacobine, c'est la police, c'est l'inquisition, c'est la tyrannie. La RÃĐvolution se faisant purement jacobine perdra ce qu'elle a de grand, de gÃĐnÃĐreux, d'humanitaire. Je vis que la droite ÃĐtait perdue, et avec la droite la Convention. Je me vis, moi, Danton, avec ma force et mon gÃĐnie, asservi à la mÃĐdiocritÃĐ jacobine. J'avais ou à me crÃĐer une force nouvelle, ou à me laisser dÃĐvorer par la lourde mÃĒchoire de Robespierre. C'est pour cela que je revins tonnant et terrible, dÃĐterminÃĐ Ã  reprendre la tÊte de la RÃĐvolution. N'ÃĐtais-je pas le plus fort de la Commune? les gens de la Commune ne sont-ils pas des cordeliers trop heureux de me suivre. Il me fallait redevenir et je suis redevenu le Danton de la colÃĻre, du jugement et de la mort. Ils l'ont voulu; j'avais ÃĐtÃĐ jusque-là le Danton de 92; à partir du 16 dÃĐcembre, je suis le Danton de 93. Écoute ceci, ma bien-aimÃĐe femme, mon ÃĐpouse chÃĐrie, dit Danton, descendant des hauteurs oÃđ il venait de s'ÃĐlever. Je comprends le sacrifice, je comprends le dÃĐvouement lorsque, en se jetant dans le gouffre comme Curtius, on est sÃŧr que le gouffre se refermera sur vous et que la patrie sera sauvÃĐe. Mais aujourd'hui ce n'est pas seulement la France qu'il s'agit de sauver, c'est le monde. PÃĐrir, qu'est-ce que c'est cela pÃĐrir? Un homme qui pÃĐrit, c'est une unitÃĐ de moins, un zÃĐro souvent; mais la France! la France c'est aujourd'hui l'apÃītre, le dÃĐpositaire des droits et de la libertÃĐ du genre humain. Elle porte à travers les tempÊtes l'arche sainte des lois ÃĐternelles, elle porte cette lumiÃĻre si longtemps attendue, allumÃĐe par le gÃĐnie aprÃĻs tant de siÃĻcles. On ne peut pas laisser sombrer l'arche, on ne peut pas laisser ÃĐteindre la lumiÃĻre avant qu'elle ait illuminÃĐ la France, avant qu'elle ait ÃĐclairÃĐ le monde. Des temps mauvais viendront peut-Être oÃđ elle s'affaiblira, oÃđ elle disparaÃŪtra mÊme comme disparaissent les volcans; mais alors, si l'on ne sait plus oÃđ la trouver, on cherchera dans nos sÃĐpulcres. La flamme d'une torche n'en rayonne pas moins pour s'Être allumÃĐe à la lampe d'une tombe! Mme Danton poussa un soupir et tendit la main à son mari en disant: --Tu as raison; sois tout ce que tu voudras, mais reste Danton. XXXIX La Gironde et la Montagne Danton l'avait dit: Dans la femme ÃĐtait la pierre d'achoppement de la RÃĐvolution. Ce qui se passait chez lui se reproduisait à tout moment et partout. Depuis le Palais-Royal, regorgeant de maisons de jeu et de maisons de filles, jusqu'aux steppes de la Bretagne, oÃđ l'on rencontre de lieue en lieue une chaumiÃĻre, c'ÃĐtait la femme qui ÃĐnervait l'homme. Si l'on peut compter quelques femmes ardentes et courageuses, comme Olympe de Gouges et ThÃĐroigne de MÃĐricourt, quelques nobles matrones patriotes comme Mme Roland et Mme de Condorcet, quelques amantes dÃĐvouÃĐes comme Mme de Keralio et Lucile, le nombre des torpilles fut incalculable. Les ÃĐmotions politiques trop vives, les alternatives de la vie et de la mort, poussaient l'homme aux plaisirs sensuels. On accusait Danton de conspirer. --Est-ce que j'ai le temps! rÃĐpondit-il. Le jour je dÃĐfends ma tÊte ou demande la tÊte des autres; la nuit je m'acharne à l'amour. Craignant de mourir, on prenait l'amour comme une distraction. Las de vivre, on prenait le plaisir comme un suicide. À mesure qu'un parti politique faiblissait, loin de se recruter, loin de se dÃĐfendre, il ne songeait plus, comme ces sÃĐnateurs de Capoue qui s'empoisonnÃĻrent à la fin d'un repas, qu'à se couronner de roses et à mourir. C'est ainsi que meurt le constitutionnel Mirabeau; c'est ainsi que mourra le girondin Vergniaud; c'est ainsi que mourra le cordelier Danton; et qui sait si l'amour du Spartiate Robespierre pour la LacÃĐdÃĐmonienne CornÃĐlie n'a pas ÃĐnervÃĐ les derniers moments du chef des jacobins? Il y avait du plaisir pour tous les tempÃĐraments. Il y avait le Palais-Royal, tout ÃĐblouissant d'or et de luxe, oÃđ des courtisanes patentÃĐes venaient à vous et vous priaient d'Être heureux. Il y avait les salons de Mme de StaÃŦl et de Mme de Buffon, oÃđ l'on vous permettait de l'Être. Les filles ÃĐtaient en gÃĐnÃĐral pour l'ancien rÃĐgime, les grands seigneurs payaient mieux ÃĐvidemment que tous ces nouveaux venus de province arrivÃĐs pour faire les affaires de la France. Les deux salons que nous venons de nommer, sans vouloir faire et sans permettre qu'il soit fait aucune comparaison, tenaient l'autre extrÃĐmitÃĐ de l'ÃĐchelle sociale, mais, comme les ÃĐtages infÃĐrieurs, avaient une tendance à la rÃĐaction. Supposez tous les ÃĐtages intermÃĐdiaires occupÃĐs par la bourgeoisie, qui depuis le 2 septembre ÃĐtait paralysÃĐe par la peur. Et vous aurez l'inertie entre deux forces attractives. Au milieu de ces deux forces attractives, agissant au haut et au bas de la sociÃĐtÃĐ, les hommes politiques s'ÃĐnervaient. Dans le milieu inerte, ils se rÃĐsignaient. Un homme politique qui se rÃĐsigne est un homme perdu. Tous ces hommes qui ÃĐtaient arrivÃĐs pleins d'enthousiasme, croyant à l'unitÃĐ, à l'ÃĐgalitÃĐ, à la fraternitÃĐ, et qui voyaient dÃĻs l'abord les dissensions terribles d'une AssemblÃĐe qui devait durer trois ou quatre ans, faisaient naturellement un soubresaut en arriÃĻre; alors ils ÃĐtaient attirÃĐs dans un des milieux que nous avons dit, et peu à peu ils y perdaient non pas la force de mourir, mais celle de vaincre. Mme de StaÃŦl n'avait jamais ÃĐtÃĐ vÃĐritablement rÃĐpublicaine. Mais, du temps oÃđ s'il ÃĐtait agi de dÃĐfendre son pÃĻre, elle avait fait une ardente opposition. ApÃītre de Rousseau d'abord, aprÃĻs la fuite de son pÃĻre elle devint disciple de Montesquieu. Ambitieuse et ne pouvant jouer un rÃīle par elle-mÊme, ne pouvant jouer un rÃīle par son honnÊte et froid mari, elle avait voulu en jouer un par son amant. Un jour, on la vit tout ÃĐperdue d'amour pour un charmant fat sur la naissance duquel couraient les bruits les plus ÃĐtranges. M. de Narbonne fut nommÃĐ ministre de la Guerre; elle lui mit aux mains l'ÃĐpÃĐe de la RÃĐvolution. La main ÃĐtait trop faible pour la porter, elle passa à celle de Dumouriez. On la croyait trÃĻs bien avec les girondins, Robespierre lui aussi; mais c'ÃĐtait le malheur de ces pauvres honnÊtes gens d'Être compromis, non point parce qu'ils changeaient d'opinion, mais parce que les modÃĐrÃĐs prenaient la leur: les girondins ne devenaient pas royalistes, mais bon nombre de royalistes se faisaient girondins. Le salon de Mme de Buffon, quoique placÃĐ sous le drapeau du _prince ÉgalitÃĐ_, n'en passait pas moins pour un salon rÃĐactionnaire, et à coup sÃŧr celui-là n'avait pas volÃĐ sa rÃĐputation. Les Laclos, les Sillery et mÊme les Saint-Georges avaient beau faire les dÃĐmocrates, si le dernier n'ÃĐtait pas un grand seigneur, c'ÃĐtait au moins le bÃĒtard d'un grand seigneur. Quand on est trompÃĐ par ce titre, la Gironde, on commence par chercher dans ce malheureux parti des hommes de Bordeaux ou tout au moins du dÃĐpartement, mais on est tout ÃĐtonnÃĐ de n'en trouver que trois, les autres sont Marseillais, Provençaux, Parisiens, Normands, Lyonnais, Genevois mÊme. Cette diffÃĐrence d'origine n'a-t-elle pas ÃĐtÃĐ pour quelque chose dans leur facile dÃĐcomposition? Les hommes d'un mÊme pays ont toujours quelques points d'homogÃĐnÃĐitÃĐ par lesquels ils se soudent les uns aux autres; quel lien naturel voulez-vous qu'il y ait entre le Marseillaix Barbaroux, le Picard Condorcet et le Parisien Louvet? La premiÃĻre condition de cette dissonance territoriale fut la lÃĐgÃĻretÃĐ. Il y eut un moment oÃđ la Montagne eut deux chefs: au lieu de la laisser se diviser par la dualitÃĐ, les girondins se crurent assez forts pour les abattre l'un aprÃĻs l'autre. Lorsque Danton donna sa dÃĐmission du ministÃĻre de la Justice, les girondins lui demandÃĻrent des comptes; des comptes à Danton, qui rentrait aussi pauvre dans son triste appartement et dans sa sombre maison des Cordeliers qu'il en ÃĐtait sorti. Ces comptes, il fallait les rendre. Tant qu'ils n'ÃĐtaient pas rendus, Danton ÃĐtait accusÃĐ. Il s'abrita sous le drapeau de la Montagne; Robespierre tenait ce drapeau, il fallait à son tour attaquer Robespierre. Robespierre avait toujours avancÃĐ Ã  force d'immobilitÃĐ; ce n'ÃĐtait pas lui qui marchait, c'ÃĐtait le terrain mÊme sur lequel il ÃĐtait placÃĐ; ses adversaires, en se dÃĐtruisant, ne lui ouvraient pas un chemin pour aller aux ÃĐvÃĐnements, mais ouvraient un chemin aux ÃĐvÃĐnements pour venir à lui. Vergniaud n'avait pas voulu qu'on attaquÃĒt Danton, qu'il regardait comme le gÃĐnie de la Montagne. Brissot ne voulait point que l'on attaquÃĒt Robespierre, que l'on n'ÃĐtait pas sÃŧr d'abattre. Mais Mme Roland haÃŊssait Danton et Robespierre; elle ÃĐtait haineuse comme sont les ÃĒmes austÃĻres, comme ÃĐtaient les jansÃĐnistes; enfermÃĐe dans une espÃĻce de temple, elle avait son Église, ses fidÃĻles, ses dÃĐvots; on lui obÃĐissait comme on eÃŧt obÃĐi à la vertu et à la libertÃĐ rÃĐunies. Ces hommages presque divins l'avaient gÃĒtÃĐe; elle avait fait deux grands pas vers Robespierre, mais tout aux Duplay, elle n'avait eu aucune prise sur lui. Elle lui ÃĐcrivit en 91 pour l'attirer au parti qui fut depuis la Gironde. Il se contenta d'Être poli, et refusa. Elle lui ÃĐcrivit en 92. Il ne rÃĐpondit point. C'ÃĐtait la guerre. Nous avons vu comment elle avait ÃĐtÃĐ dÃĐclarÃĐe à Danton. On dÃĐcida d'attaquer Robespierre. Mais, au lieu de le faire attaquer par un homme comme Condorcet, comme Roland, comme Rabaut-Saint-Étienne, par un pur enfin, on le fit attaquer par un jeune, ardent, plein de feu, c'est vrai, mais qui ne pouvait rien contre un homme continent comme Scipion, incorruptible comme Cincinnatus. On le fit attaquer par Louvet de Couvrai, par l'auteur d'un roman sinon obscÃĻne, du moins licencieux; on le fit attaquer par l'auteur de _Faublas_. On fit attaquer le visage pÃĒle, la figure austÃĻre, l'ÃĒme intÃĻgre, par un homme jeune homme souriant, dÃĐlicat et blond, paraissant de dix ans plus jeune qu'il n'ÃĐtait, par un marchand de scandale qui en avait fait pas mal pour son compte, car on prÃĐtendait que lui-mÊme ÃĐtait le hÃĐros de son roman. Quand il monta à la tribune pour attaquer, il n'y eut qu'un cri: --Tiens, Faublas! L'accusation ÃĐchoua. DÃĻs lors il y eut rupture complÃĻte entre Robespierre et les Roland, entre la Montagne et la Gironde. Revenons à ce que nous avons dit au commencement de ce chapitre: que depuis le Palais-Royal regorgeant de maisons de jeu et de maisons de filles, jusqu'aux steppes de la Bretagne oÃđ l'on rencontre de lieue en lieue une chaumiÃĻre, c'ÃĐtait la femme qui ÃĐnervait l'homme. GÃĐnÃĐreuse contre elle-mÊme, la RÃĐvolution, par un de ses premiers dÃĐcrets, abolissait la dÃŪme. Abolir la dÃŪme, c'ÃĐtait faire rentrer en ami dans la famille le prÊtre qui jusque-là en avait ÃĐtÃĐ regardÃĐ comme l'ennemi. Faire rentrer le prÊtre dans la famille, c'ÃĐtait prÃĐparer à la RÃĐvolution son ennemi le plus dangereux: la femme. Qui a fait la sanglante contre-rÃĐvolution de la VendÃĐe? La paysanne,--la dame,--le prÊtre. Cette femme agenouillÃĐe à l'ÃĐglise et disant son chapelet, que fait-elle? Elle prie.--Non, elle conspire. Cette femme assise à sa porte, la quenouille au cÃītÃĐ, le fuseau à la main, que fait-elle? Elle file.--Non, elle conspire. Cette paysanne qui porte un panier avec des œufs à son bras, une cruche de lait sur sa tÊte, oÃđ va-t-elle? Au marchÃĐ.--Non, elle conspire. Cette dame à cheval qui fuit les grandes routes et les sentiers battus pour les landes dÃĐsertes et les chemins à peine tracÃĐs, que fait-elle?--Elle conspire. Cette sœur de charitÃĐ qui semble si pressÃĐe d'arriver, qui suit le revers de la route en ÃĐgrenant son rosaire, que fait-elle? Elle se rend à l'hÃīpital voisin.--Non, elle conspire. Ah! voilà ce qui les rendait furieux, ces hommes de la RÃĐvolution qui se sont baignÃĐs dans le sang; voilà ce qui les faisait frapper à tÃĒtons, tuer au hasard. C'est qu'ils se sentaient enveloppÃĐs de la triple conspiration de la paysanne, de la dame et du prÊtre, et qu'ils ne les voyaient pas. Eh bien! tout sortait de l'ÃĐglise, de cette sombre armoire de chÊne qu'on appelle le confessionnal. Lisez la lettre de l'armoire de fer, la lettre des prÊtres rÃĐfractaires rÃĐunis à Angers, en date du 9 fÃĐvrier 1792. Quel est le cri du prÊtre? Ce n'est pas d'Être sÃĐparÃĐ de Dieu, c'est d'Être sÃĐparÃĐ de ses pÃĐnitentes. _On ose rompre ces communications_ que l'Église non seulement permet, mais autorise. OÃđ croyez-vous que soit le cœur du prÊtre? Dans sa poitrine? Non, le cœur n'est pas oÃđ il bat, il est oÃđ il aime; le cœur du prÊtre est au confessionnal. Et, s'il est permis de comparer les choses profanes aux choses sacrÃĐes, nous vous montrerons cet acteur ou cette actrice. Sublimes de sentiment, de poÃĐsie, de passion, pour qui jouent-ils si ardemment, pour qui tentent-ils d'atteindre à la perfection? Pour un Être idÃĐal qu'ils se crÃĐent, qui est dans la salle, qui les regarde, qui les applaudit. Il en est de mÊme du prÊtre, mÊme en le supposant chaste; il a, au milieu de ses pÃĐnitentes, une jeune fille, mieux encore, une jeune femme--avec la jeune femme, le champ des investigations est plus complet--dont le visage, vu à travers le grillage de bois, l'ÃĐclaire jusqu'à l'ÃĐblouissement, dont la voix, dÃĻs qu'il l'entend, s'empare de tous ses sens et pÃĐnÃĻtre jusqu'à son cœur. En enlevant au prÊtre la mariage charnel, on lui a laissÃĐ le mariage spirituel, le seul dont on dÃŧt se dÃĐfier. Aux yeux de l'Église mÊme, ce n'est pas saint Joseph qui est le vrai mari de la Vierge, c'est le Saint-Esprit. Eh bien! dans ces terribles annÃĐes 92, 93, 94, tout homme dont la femme se confessa eut un Saint-Esprit ignorÃĐ dans la maison. Cent mille confessionnaux envoyaient la rÃĐaction au foyer domestique, soufflant la pitiÃĐ pour le prÊtre rÃĐfractaire, soufflant la haine contre la nation, comme si la nation n'avait pas ÃĐtÃĐ l'homme, la femme, les enfants! soufflant le doute contre les biens nationaux, c'est-à-dire contre la prospÃĐritÃĐ, le bien-Être, le bonheur de l'avenir. Voici pour la province, pour la Bretagne et la VendÃĐe surtout. Paris eut la lÃĐgende du Temple. Le roi et sa famille affamÃĐs ou à peu prÃĻs! Le roi avait au Temple trois domestiques et treize officiers de bouche. Son service se composait de quatre entrÃĐes, de deux rÃītis de trois piÃĻces chacun, de quatre entremets, de trois compotes, de trois assiettes de fruits, d'un carafon de bordeaux, d'un de malvoisie, d'un de madÃĻre. Pendant les quatre mois que le roi resta au Temple, sa dÃĐpense de bouche fut de 40 000 francs; 10 000 francs par mois, 333 francs par jour. On sait que le roi ÃĐtait grand mangeur, puisqu'il _mangeait_ à l'AssemblÃĐe tandis que l'on tuait les dÃĐfenseurs du chÃĒteau qu'il venait d'abandonner. Mais enfin, avec 333 francs par jour, cinq personnes ne meurent pas de faim. Les gens que l'on retrouva fous ou hÃĐbÃĐtÃĐs à la Bastille, ne se rappelant mÊme pas leur nom, avaient dÃŧ Être plus mal nourris que ceux-là. Toute la promenade du roi se composait de terrains secs et nus, avec des compartiments de gazons flÃĐtris et quelques arbres brÃŧlÃĐs au soleil de l'ÃĐtÃĐ ou effeuillÃĐs au vent d'automne! Il s'y promenait avec sa sœur, sa femme et ses enfants. Mais Latude, qui resta trente ans dans les cachots de la Bastille, eÃŧt regardÃĐ comme une grande faveur de faire une pareille promenade une fois tous les huit jours. Mais Pellisson, qui dans les mÊmes cachots n'avait pour distraction qu'une araignÃĐe que son geÃīlier lui ÃĐcrasa, à qui on enleva l'encre et le papier, qui ÃĐcrivit avec le plomb de ses vitres sur les marges de ses livres, mais Pellisson, que le grand roi tint cinq ans en prison, n'avait ni la table ni la promenade de Louis XVI. Mais ce Silvio Pellico, brÃŧlÃĐ par les plombs et dÃĐvorÃĐ par les moustiques de Venise; mais cet Andryane qui laissait une de ses jambes gangrenÃĐes aux chaÃŪnes de son cachot, avaient-ils pour satisfaire leur appÃĐtit un dÃŪner à trois services et un carrÃĐ de terre pour se promener? Ce n'ÃĐtaient pas des rois, je le sais bien, mais c'ÃĐtaient des hommes; aujourd'hui qu'on sait qu'un roi n'est qu'un homme, je demande la mÊme justice pour eux, la mÊme haine pour leurs bourreaux que s'ils eussent ÃĐtÃĐ rois. Nous avons employÃĐ tout ce chapitre à tracer le travail sourd qui se faisait non seulement dans toute la France, mais à Paris, pour sÃĐparer la misÃĐricordieuse Gironde de l'inexorable Montagne. Seulement, la rÃĐaction, au lieu d'amener la pitiÃĐ, amena la Terreur. Veut-on savoir oÃđ la rÃĐaction ÃĐtait arrivÃĐe?--Lisons ces quelques lignes de Michelet,--puissent-elles donner à la France entiÃĻre l'idÃĐe de lire les autres! ÂŦÀ la NoÃŦl de 92, il y eut un spectacle ÃĐtonnant à Saint-Étienne-du-Mont; la foule y fut telle que plus de mille personnes restÃĻrent à la porte et ne purent entrer. ÂŧChose triste que tout le travail de la RÃĐvolution aboutÃŪt à remplir les ÃĐglises. DÃĐsertes en 88, elles sont pleines en 92, pleines d'un peuple qui prie contre la RÃĐvolution, c'est-à-dire contre la victoire du peuple.Âŧ Ce fut ce qui dÃĐtermina Danton à faire une derniÃĻre tentative pour rapprocher la Montagne et la Gironde. XL Le Pelletier Saint-Fargeau Voilà ce que Danton avait voulu ÃĐviter. C'ÃĐtait cette ÃĐpilepsie fanatique qui, à la vue du sang de Louis XVI, allait fonder en face de l'autel de la patrie le culte du roi martyr. Voilà pourquoi il avait posÃĐ cette question: ÂŦLa peine, quelle qu'elle soit, sera-t-elle ajournÃĐe aprÃĻs la guerre?Âŧ S'il avait obtenu ce sursis, d'abord la guerre ne finissait que quatre ans plus tard, en 1797, à la paix de Campo Formio. Pendant ces quatre ans, la pitiÃĐ, la misÃĐricorde, la gÃĐnÃĐrositÃĐ, vertus françaises, faisaient leur œuvre. Louis XVI ÃĐtait jugÃĐ et condamnÃĐ, ce qui ÃĐtait d'un grand et solennel exemple. Mais il n'ÃĐtait pas exÃĐcutÃĐ, ce qui ÃĐtait un exemple plus grand et plus solennel encore. FonfrÃĻde ne comprit point, il se sÃĐpara de Danton, parla au nom de la Gironde et rÃĐduisit les trois questions à cette effroyable simplicitÃĐ: Louis est-il coupable? Notre dÃĐcision sera-t-elle ratifiÃĐe? Quelle peine? Elles obtinrent ces trois rÃĐponses, plus laconiques encore que les demandes: Est-il coupable?--OUI. Notre dÃĐcision sera-t-elle ratifiÃĐe?--NON. Quelle peine?--LA MORT. Maintenant le salut de la France ÃĐtait dans l'unitÃĐ. Par qui et à quelle occasion faire prÊcher cette unitÃĐ? L'occasion ÃĐtait trouvÃĐe: les funÃĐrailles de Le Pelletier Saint-Fargeau. Restait à dÃĐsigner l'orateur. Il fallait pour cela un homme dans le passÃĐ duquel on ne pÃŧt pas trouver trace d'une idÃĐe contraire à l'unitÃĐ. Or il y avait un homme qui n'ÃĐtait apparu que deux fois à la Chambre pour y annoncer deux victoires, et qui chaque fois avait ÃĐtÃĐ reçu au bruit des applaudissements. Une troisiÃĻme fois il s'ÃĐtait levÃĐ et ÃĐtait montÃĐ Ã  la tribune pour apporter son vote, et son vote, il l'avait formulÃĐ d'une voix si ferme, que, quoique ce fÃŧt un vote de clÃĐmence, il avait ÃĐtÃĐ ÃĐcoutÃĐ sans murmures. Il avait dit: --Je vote pour la prison perpÃĐtuelle, parce que ma profession de mÃĐdecin m'ordonne de combattre la mort, sous quelque aspect qu'elle se prÃĐsente. Quelques voix mÊme avaient applaudi. Cet homme s'asseyait sur les mÊmes bancs que la Gironde. On s'ÃĐtait demandÃĐ quel ÃĐtait cet homme, et l'on avait appris que c'ÃĐtait un mÃĐdecin nommÃĐ Jacques MÃĐrey, envoyÃĐ par la ville de ChÃĒteauroux. À la suite de cette conversation qui eut lieu au pied du lit de Mme Danton, Danton dÃĐcida que l'homme qui prendrait la mort de Le Pelletier Saint-Fargeau pour prÃĐtexte de l'unitÃĐ serait Jacques MÃĐrey. Jacques MÃĐrey accepta le rÃīle actif qu'il avait jouÃĐ jusque-là dans la RÃĐvolution. On ne lui avait pas encore permis de dÃĐvelopper son talent d'orateur. L'ÃĐtait-il, orateur? Il n'en savait rien lui-mÊme: il allait s'en assurer. L'ÃĐloge ÃĐtait beau à faire. Pour arriver à cette vie d'unitÃĐ dont la RÃĐpublique avait si grand besoin, il avait fait pour l'enfant un plan d'ÃĐducation et de vie commune qui suffisait à sa gloire. Le Pelletier avait une fille: elle fut solennellement adoptÃĐe par la France et reçut le nom sacrÃĐ de fille de la RÃĐpublique; ce fut elle qui, sous les voiles noirs et accompagnÃĐe de douze autres enfants, conduisait le deuil. Et, en effet, c'ÃĐtait à des enfants de conduire le deuil de celui qui avait consacrÃĐ sa vie à cette grande idÃĐe: _donner une ÃĐducation sans fatigue à une enfance heureuse_. Le corps ÃĐtait exposÃĐ au milieu de la place VendÃīme, à la place oÃđ est aujourd'hui la colonne. La poitrine du mort ÃĐtait nue afin que tout le monde pÃŧt voir la blessure; l'arme qui l'avait faite, tout ensanglantÃĐe encore, ÃĐtait à cÃītÃĐ. La Convention tout entiÃĻre entourait le cÃĐnotaphe; au son d'une musique funÃĻbre, le prÃĐsident souleva la tÊte du mort et lui mit une couronne de chÊne et de fleurs. Alors à son tour Jacques MÃĐrey sortit des rangs, rejeta en arriÃĻre sa belle chevelure noire, monta deux marches, mit un pied sur la troisiÃĻme, s'inclina devant le mort, et, d'une voix qui fut entendue de tous ceux non seulement qui remplissaient la place, mais qui occupaient les fenÊtres comme les gradins d'un immense cirque, il prononça les paroles suivantes[C]: ÂŦCitoyens reprÃĐsentants, ÂŧLaissez-moi d'abord vous fÃĐliciter de l'unanimitÃĐ que vous avez fait ÃĐclater aux yeux du monde qui avait les yeux fixÃĐs sur vous, le lendemain de la mort de Capet. Un roi ÃĐgoÃŊste a pu dire insolemment un jour: _l'État, c'est moi_. La Convention, dÃĐvouÃĐe au grand principe de l'unitÃĐ, a pu dire depuis huit jours: _la France est en moi_. ÂŧToutes les grandes mesures que vous avez prises ont ÃĐtÃĐ prises à l'unanimitÃĐ. ÂŧÀ l'unanimitÃĐ vous avez votÃĐ, le 21 janvier, l'adresse annonçant aux dÃĐpartements la mort du tyran; rÃĐdigÃĐe par la Convention, elle prend et donne à chacun de nous sa part de la mort qui a rendu la libertÃĐ Ã  la France. ÂŧUnanimitÃĐ pour le vote des 900 millions d'assignats à ÃĐmettre; unanimitÃĐ pour la levÃĐe de 300 000 hommes; unanimitÃĐ pour la dÃĐclaration de guerre à cette orgueilleuse Angleterre qui a osÃĐ envoyer ses passeports à notre ambassadeur. ÂŧMaintenant la France a compris la grandeur de sa mission. Il ne lui reste pas seulement à dÃĐfendre la France contre la ligue des rois, il lui reste à fonder l'unitÃĐ de la patrie, l'indivisibilitÃĐ de la RÃĐpublique. Point de vie sans unitÃĐ; se diviser, c'est pÃĐrir!Âŧ Ce que venait de dire Jacques MÃĐrey rÃĐpondait si complÃĻtement à la pensÃĐe gÃĐnÃĐrale, qu'il fut interrompu par d'unanimes applaudissements. ÂŦLa France a trop longtemps souffert de ses divisions sous la prÃĐtendue unitÃĐ royale pour croire à l'unitÃĐ d'une monarchie, et c'est pour cela qu'elle a votÃĐ l'abolition de la royautÃĐ, la fondation de la RÃĐpublique, la mort du tyran. ÂŧLa France ne peut admettre non plus comme applicable à son gouvernement ni l'unitÃĐ fÃĐdÃĐrative des États-Unis, ni l'unitÃĐ fÃĐdÃĐrative de la Hollande, ni l'unitÃĐ fÃĐdÃĐrative de la Suisse. ÂŧPeut-Être la chose ÃĐtait-elle possible avec la France divisÃĐe en provinces; elle est devenue impossible avec la France divisÃĐe en dÃĐpartements. ÂŧRoyalisme et fÃĐdÃĐralisme sont deux mots sacrilÃĻges. Seul un meurtrier de l'humanitÃĐ peut les prononcer. Et remarquez bien que jamais ce problÃĻme de l'unitÃĐ n'a ÃĐtÃĐ posÃĐ devant un grand empire; 89 n'y pensait pas; nous y rÃĐpondrons tous en 93. ÂŧLe sphinx est là sur la place de la RÃĐvolution. ÂŧDevine ou meurs! ÂŧUnitÃĐ, avons-nous rÃĐpondu en lui jetant la tÊte d'un roi. ÂŧEt cependant rien ne nous guidait que le gÃĐnie de la France. ÂŧRousseau, lumiÃĻre insuffisante! Son _Contrat social_ dit: unitÃĐ pour un petit État. ÂŧSon _Gouvernement de la Pologne_ dit: fÃĐdÃĐralisme pour un grand. ÂŧQu'ÃĐtait l'ancienne France? une royautÃĐ fÃĐdÃĐrative; et Louis XI seulement a commencÃĐ l'unitÃĐ. ÂŧSi Louis XI eÃŧt vÃĐcu de nos jours, il eÃŧt ÃĐtÃĐ rÃĐpublicain et membre de la Convention. ÂŧQui a proclamÃĐ le premier l'unitÃĐ indivisible de la France le 9 aoÃŧt 91? ÂŧNotre illustre collÃĻgue Rabaut-Saint-Étienne. Inclinons-nous devant le prÃĐcurseur. ÂŧLa Gironde, à qui j'ai l'honneur d'appartenir en 92, veut quitter Paris menacÃĐ par les Prussiens; une dÃĐfaillance ÃĐtait permise dans ces jours de deuil; elle avait ralliÃĐ l'AssemblÃĐe presque entiÃĻre à son opinion. L'arche de la France, le palladium de ses libertÃĐs, allait chercher un refuge dans ces riches et fidÃĻles provinces du centre qui avaient abritÃĐ la royautÃĐ de Charles VII contre les Anglais. ÂŧUn homme, un seul, dit non. Il est vrai que cet homme est un gÃĐant. ÂŧDevant le _non_ de Danton, Paris se rassura et demeura immobile. ÂŧLe canon de Valmy fit le reste. ÂŧLe christianisme lui-mÊme, qui avait de si puissants moyens d'unitÃĐ, n'est arrivÃĐ qu'à fonder la _dualitÃĐ_. ÂŧIl a fait un peuple de rois, de princes, d'aristocrates, de riches, de privilÃĐgiÃĐs, de savants, de lettrÃĐs, de poÃĻtes, le monde de Louis XIV, de Racine, de Boileau, de Corneille, de MoliÃĻre, de Voltaire, et, au-dessous de ce peuple d'en haut, le peuple d'en bas, le peuple des esclaves, des serfs, des misÃĐrables, le peuple pauvre, abandonnÃĐ, sans culture, ne sachant ni lire ni ÃĐcrire, n'ayant pas une langue mais des patois, et ne comprenant pas mÊme la langue dans laquelle il demandait à Dieu son pain quotidien. ÂŧJe sais bien qu'un voile couvre encore cette grande question de l'unitÃĐ; nous marchons vers l'idÃĐal, mais avant d'y arriver nous avons à traverser comme tant d'autres une forÊt tÃĐnÃĐbreuse dÃĐfendue par tous les monstres de l'ignorance, une rÃĐgion inconnue que l'ÃĐducation rÃĐpartie à tous pourra seule ÃĐclairer. ÂŧNous n'avons soulevÃĐ qu'un coin du voile, et ce que nous voyons nous montre une civilisation flottant à la surface, une lumiÃĻre ne pÃĐnÃĐtrant pas jusqu'aux couches infÃĐrieures de la sociÃĐtÃĐ. Nous avons inventÃĐ le thÃĐÃĒtre populaire, nous avons dÃĐcrÃĐtÃĐ les fÊtes nationales, mais celui qui est mort lÃĒchement assassinÃĐ allait nous donner l'enseignement public, la premiÃĻre tentative d'ÃĐducation de la vie commune. ÂŧÉtait-ce son gÃĐnie, ÃĐtait-ce son cœur qui lui avait rÃĐvÃĐlÃĐ ce grand secret de l'avenir? ÂŧJe n'hÃĐsiterai point à dire que c'ÃĐtait son cœur qui l'avait ÃĐlevÃĐ au-dessus de lui-mÊme, par la bontÃĐ d'une admirable nature; l'assassin royaliste a devinÃĐ que ce cœur contenait la pensÃĐe la plus gÃĐnÃĐreuse et la plus fÃĐconde de l'avenir. Il l'a frappÃĐ au cœur. Mais il ÃĐtait trop tard, le projet de Le Pelletier ne mourra pas avec lui. Il nous l'a lÃĐguÃĐ. Nous ferons honneur à la confiance qu'il a mise en nous. ÂŧEt remarquez, citoyens, que le projet de Le Pelletier n'est point une thÃĐorie, c'est un projet positif applicable dÃĻs demain, dÃĻs aujourd'hui, à l'instant mÊme. ÂŧIl n'y aura jamais d'ÃĐgalitÃĐ et de fraternitÃĐ rÃĐelle que là oÃđ la sociÃĐtÃĐ aura fondÃĐ une ÃĐducation commune et nationale; c'est l'État qui doit donner cette ÃĐducation dans la commune natale, afin que le pÃĻre et la mÃĻre puissent le surveiller en ne perdant pas l'enfant de vue. ÂŧCelui qui est couchÃĐ là et qui nous entend, si quelque chose de nous survit à ce qui a ÃĐtÃĐ nous, avait vu ce triste spectacle de l'enfant pauvre, grelottant et affamÃĐ, à qui la porte de l'ÃĐcole ÃĐtait close et à qui le pain de l'esprit ÃĐtait refusÃĐ parce qu'il n'avait pas de quoi payer le pain du corps. ÂŧPlus que tous tu as besoin d'instruction, lui criait la tyrannie, puisque tu es plus pauvre que tous; tu demandes l'ÃĐducation pour devenir honnÊte homme et citoyen utile; ramasse un couteau et fais-toi bandit! ÂŧNon, si l'enfant est pauvre, il sera nourri, habillÃĐ, instruit par l'ÃĐcole; la misÃĻre ici-bas, nous le savons, c'est le partage de l'homme; elle doit le poursuivre, elle doit l'atteindre, mais quand il sera assez fort pour lutter contre elle. La misÃĻre s'attaquant à l'enfance est une impiÃĐtÃĐ. L'homme a des fautes à expier. À l'homme le malheur, mais l'enfant doit Être garanti du malheur par son innocence! ÂŧLes Grecs avaient deux mots pour rendre la mÊme idÃĐe: la patrie pour les hommes, la matrie pour l'enfant. ÂŧL'ÃĐducation au Moyen Âge s'appelait _castoiement_, c'est-à-dire _chÃĒtiment_. Chez nous, l'ÃĐducation s'appellera maternitÃĐ. ÂŧBÃĐnissons l'homme honnÊte et bon qui a fait descendre la RÃĐvolution jusqu'aux mains des petits enfants, qui leur fait tÃĐter la justice avec le lait, qui leur assure qu'ÃĐloignÃĐs du sein maternel ils n'auront plus ni faim ni soif, et qui, en leur retirant la mÃĻre de la nature, leur donnera deux mÃĻres d'adoption, la Patrie et la Providence.Âŧ Le discours de Jacques MÃĐrey, tout humanitaire et si peu en harmonie avec ceux qui se faisaient à cette ÃĐpoque, produisit un grand effet. Danton l'embrassa; Vergniaud vint lui serrer la main; Robespierre lui sourit. Le convoi immense, se dÃĐroulant d'un bout à l'autre de la rue Saint-HonorÃĐ, soulevait partout un deuil rÃĐel. Et, en effet, tous ceux de ces hommes dont l'œil pÃĐnÃĐtrait quelque peu dans l'avenir savaient bien que cette union dont Jacques MÃĐrey avait fait l'ÃĐloge n'ÃĐtait qu'une union momentanÃĐe. Vergniaud avait dit: _La RÃĐvolution est comme Saturne: elle dÃĐvorera tous ses enfants_. Et tous les girondins, les premiers, s'attendant à Être dÃĐvorÃĐs, avaient le pressentiment de leur mort prochaine. Ce deuil, ces funÃĐrailles, c'ÃĐtaient leurs funÃĐrailles, c'ÃĐtait leur deuil; seulement, cette terre qu'ils arroseraient de leur sang serait-elle stÃĐrile ou fÃĐconde? Ils pouvaient bien se faire alors cette question avec inquiÃĐtude, puisque aujourd'hui, soixante-quinze ans aprÃĻs que ce sang a coulÃĐ, nous nous la faisons encore avec dÃĐsespoir. Le Pelletier avait les honneurs du PanthÃĐon. Sur les marches, le frÃĻre de Le Pelletier prononça en signe de sÃĐparation ÃĐternelle le mot: ÂŦAdieu!Âŧ Et, sur le corps du martyr, sur la blessure encore ouverte, sur l'arme qui l'avait frappÃĐ, montagnards et girondins firent le serment d'oublier leur haine, et se jurÃĻrent, au nom de l'unitÃĐ de la patrie, union et fraternitÃĐ. XLI La trahison Un mois s'ÃĐcoula, pendant lequel les promesses faites sur le corps de Le Pelletier Saint-Fargeau furent loyalement tenues de part et d'autre. La Gironde avait encore la majoritÃĐ morale. Quoique Robespierre eÃŧt dÃĐjà l'influence rÃĐvolutionnaire, Danton et ses cordeliers faisaient, selon qu'ils se portaient à la droite ou à la Montagne, la majoritÃĐ numÃĐrique. Mais, au milieu de ce calme douteux, on voyait tout à coup briller un ÃĐclair, ou tout à coup on entendait un roulement de tonnerre. La foudre ne tombait pas, mais on la sentait suspendue au-dessus de la France. Cinq ou six jours aprÃĻs l'exÃĐcution, on apprit tout à coup que Basville, notre ambassadeur à Rome, dans une ÃĐmeute que le pape n'avait rien fait pour rÃĐprimer, avait ÃĐtÃĐ assassinÃĐ. Un perruquier l'avait frappÃĐ d'un coup de rasoir. La nouvelle coÃŊncidait avec l'arrivÃĐe à Rome de Mesdames Victoire et AdÃĐlaÃŊde, filles du roi Louis XV et tantes du roi. Le pape Pie VI fit comme Pilate, il se lava les mains du sang de Basville, mais justice ne fut pas faite du meurtre. Il y avait longtemps que la France avait à se plaindre de ce pontife bellÃĒtre, qui se faisait comme les courtisanes de Rome une figure avec du blanc et du rouge, qui portait frisÃĐs à l'enfant ses cheveux autrefois blonds, devenus blancs; qui, adorateur de sa propre beautÃĐ, laquelle n'avait pas nui à son avancement dans sa scandaleuse jeunesse, avait voulu, en montant sur le trÃīne pontifical, prendre le nom de Formose, et qui ne s'ÃĐtait arrÊtÃĐ dans ce dÃĐsir que par l'atroce rÃĐputation qu'avait laissÃĐe le premier du nom, dont Étienne VI dÃĐterra le cadavre pour lui faire son procÃĻs; pape ÃĐtrange qui, plus colÃĐrique encore que Jules II bÃĒtonnant ses cardinaux, souffletait son tailleur parce que sa culotte faisait un pli. Pie VI avait fortement contribuÃĐ Ã  la mort de Louis XVI, en l'encourageant dans sa rÃĐsistance dont il lui faisait un devoir, et le jour oÃđ il mourut à Valence, sur cette terre française qu'il avait ensanglantÃĐe, il eut à rÃĐpondre du demi-million d'hommes que nous a coÃŧtÃĐ la guerre de VendÃĐe. Grand bruit à la Convention pour le meurtre de Basville. Kellermann, tout brillant encore des rayons de Valmy, est envoyÃĐ Ã  l'armÃĐe d'Italie, et, en prenant congÃĐ de la Convention, dit au milieu des applaudissements: --Je vais à Rome! Puis, vers la fin de fÃĐvrier, bruit dans Paris à propos de la crÃĐation d'un nouveau milliard d'assignats. Baisse des assignats, hausse des marchandises, l'ouvrier ne recevait pas plus et, au contraire, recevait moins, le boulanger et l'ÃĐpicier lui demandant davantage. Paris demande en vain le _maximum_, mais le 23 fÃĐvrier Marat imprime: ÂŦLe pillage des magasins à la porte desquels on pendrait les accapareurs mettrait fin à ces malversations.Âŧ Le lendemain, on pille les magasins et, sans l'intervention des fÃĐdÃĐrÃĐs de Brest, on pendait les marchands. AprÃĻs une sÃĐance assez orageuse, la Gironde obtient que les auteurs et les instigateurs du pillage seront poursuivis par les tribunaux. Mais le coup terrible fut en mÊme temps l'insurrection vendÃĐenne et la trahison de Dumouriez. À l'est, le sabre autrichien; à l'ouest, le poignard de la VendÃĐe; au nord, l'Angleterre; au sud, l'Espagne. En partant de Paris, Dumouriez avait dit: --Je serai le 15 à Bruxelles, le 30 à LiÃĐge. Il se trompait. Nous l'avons dit, et plus grand que nous l'a dit avant nous. Dumouriez se trompait: le 14 il ÃĐtait à Bruxelles, et le 28 à LiÃĐge. Les instructions de Dumouriez ÃĐtaient: _Envahir la Belgique, la rÃĐunir à la France_. Mais ainsi la RÃĐvolution marchait trop vite et la question se trouvait par trop simplifiÃĐe. Les Belges sentent si bien qu'ils sont dans la main de la France, et que cette main est une main amie, qu'ils offrent les clefs de Bruxelles à Dumouriez. --Gardez-les, rÃĐpondit Dumouriez, et _ne souffrez plus d'ÃĐtrangers chez vous_. Paroles à double entente; dites contre les Autrichiens, elles pouvaient, elles devaient Être, elles furent interprÃĐtÃĐes contre la France. Les Français, tout libÃĐrateurs qu'ils ÃĐtaient, n'ÃĐtaient-ils pas _des ÃĐtrangers_ pour les Belges? Là commençait la trahison de Dumouriez. Quinze jours aprÃĻs, la Convention recevait une adresse couverte de trente mille signatures demandant, quoi? LE MAINTIEN DES PRIVILÈGES. Nous avons toujours eu l'inÃĐgalitÃĐ, nous la voulons toujours. La lecture de cette pÃĐtition produisit à la Chambre la premiÃĻre tempÊte sÃĐrieuse qu'il y eÃŧt eu depuis la mort du roi. Les girondins appuyÃĻrent la pÃĐtition belge, et invoquÃĻrent le respect du principe de la souverainetÃĐ des peuples! Danton se leva, Danton fit signe qu'il voulait parler. En trois pas il fut à la tribune, puis sa tÊte puissante, railleuse, apparut ÃĐchevelÃĐe et menaçante. --Ô Gironde, Gironde! dit-il, seras-tu donc toujours esclave de principes ÃĐtroits et qui ne sont pas faits pour notre ÃĐpoque? Ne vois-tu pas que la rÃĐvolution marche à pas de gÃĐant? que 93 a laissÃĐ loin derriÃĻre lui 92? que 91 est à peine visible pour nous dans les brumes du passÃĐ? que 90 se perd dans la nuit, et que 89 est de l'antiquitÃĐ? Oublies-tu que les quatre ou cinq mille lois qui ont vu le jour dans cette pÃĐriode ont ÃĐtÃĐ faites au point de vue de la royautÃĐ constitutionnelle et non pas au point de vue rÃĐpublicain? Nous sommes rÃĐpublicains depuis trois mois, nous sommes libres depuis six semaines, il est temps que nous entrions dans une nouvelle pÃĐriode et que nous soyons rÃĐvolutionnaires. ÂŧLe principe de la souverainetÃĐ des peuples, dis-tu, Ãī honnÊte mais aveugle Gironde! est-ce que les Belges sont un peuple? La Belgique royaume indÃĐpendant est une invention anglaise. L'Angleterre ne veut pas l'indÃĐpendance de la Belgique, elle a peur de la France à Anvers et sur l'Escaut. Il n'y a jamais eu de Belgique, il n'y en aura jamais; il y a eu et il y aura toujours des Pays-Bas. Le peuple belge n'est-il pas souverain, souverain indÃĐpendant et libre? Et tu rÃĐclames pour lui la libertÃĐ, Gironde! C'est la libertÃĐ du suicide. ÂŧLe peuple belge! continua Danton, mais à quoi reconnaÃŪtrez-vous qu'il y a là un peuple? à un confus assemblage de villes? Mais les villes n'ont jamais pu se grouper sÃĐrieusement en province. ÂŧNe voyez-vous pas d'oÃđ part le coup? ÂŧDe cet ennemi ÃĐternel que trouvera sans cesse la religion devant elle, du clergÃĐ. ÂŧClergÃĐ dans la VendÃĐe, clergÃĐ en Belgique, clergÃĐ Ã  Paris, contre-rÃĐvolution partout. ÂŧC'est le clergÃĐ des Pays-Bas, dirigÃĐ par van Cupen et Vaudernot, qui a armÃĐ le peuple contre Joseph II, qui, plus belge que les Belges, voulait les dÃĐbarrasser de leurs moines. ÂŧQue voulait Joseph II? Ouvrir l'Escaut. L'Europe, l'Angleterre en tÊte, fut contre lui; alors il tenta de faire deux grands ports d'Ostende et d'Anvers; il avait comptÃĐ sans les jalousies municipales du Brabant, de Malines, de Bruxelles. DivisÃĐs, les Belges voulurent rester divisÃĐs. Ainsi pÃĐrit l'Italie, par la jalousie, la haine, la division. ÂŧD'ailleurs, qu'est-ce que trente mille signatures pour trois millions d'hommes? Ne reconnaissez-vous donc pas dans cette adresse le _credo_ des jÃĐsuites? Entendez-vous le jÃĐsuite Feller qui non seulement crie, mais qui imprime: Âŧ"Mille morts plutÃīt que de prÊter ce serment exÃĐcrable: _ÉgalitÃĐ, libertÃĐ, souverainetÃĐ du peuple!_--_ÉgalitÃĐ_, rÃĐprouvÃĐe de Dieu, contraire à l'autoritÃĐ lÃĐgitime;--_libertÃĐ_, c'est-à-dire licence, libertinage, monstre de dÃĐsordre;--_souverainetÃĐ du peuple_, invention sÃĐduisante du prince des tÃĐnÃĻbres." ÂŧEt c'est cette mÊme population fanatique qui, en octobre, encombrait Sainte-Gudule, montant à genoux, pour l'anÃĐantissement de la maison d'Autriche, le chemin du Saint-Sacrement, c'est elle qui hurle aujourd'hui contre la France. ÂŧÔ Belges! malheur à vous, malheur à ceux qui vous trompÃĻrent; les cris de vos arriÃĻres-petits-enfants maudiront un jour votre mÃĐmoire. ÂŧEh bien! je vous le dis, ce sont toutes ces fausses apprÃĐciations de notre droit rÃĐvolutionnaire qui nous perdent. Donnons la main aux peuples qui sont las de la tyrannie, et la France est sauvÃĐe, et le monde est libre; que vos commissaires pleins d'ÃĐnergie partent cette nuit, ce soir mÊme; qu'ils disent à la classe opulente: "Le peuple n'a que du sang, il le prodigue; vous, misÃĐrables, prodiguez vos richesses." Quoi! nous avons une nation comme la France pour levier, la raison comme point d'appui, et nous n'avons pas encore bouleversÃĐ le monde! Je suis sans fiel, non par vertu, mais par tempÃĐrament. (Et son petit œil ÃĐtincelant, dÃĐchirÃĐ par un ÃĐclair, se tourna presque malgrÃĐ lui sur Robespierre.) La haine est ÃĐtrangÃĻre à mon caractÃĻre; je n'en ai pas besoin. Ma force est en dehors de la haine. Je n'ai de passion que le bien public. Je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous me fatiguez de vos dissensions. Je vous rÃĐpudie comme traÃŪtres. Appelez-moi buveur de sang, que m'importe! Avant tout conquÃĐrons la libertÃĐ, mais non pour nous seuls, pour tous. Que des lois prises en dehors de l'ordre social ÃĐpouvantent les rebelles. Le peuple veut des mesures terribles, soyons terribles avec intelligence pour empÊcher le peuple de l'Être aveuglÃĐment. Organisez sÃĐance tenante votre tribunal rÃĐvolutionnaire; que demain vos commissaires soient partis; que la France se lÃĻve, coure aux armes; que la Hollande soit envahie; que la Belgique soit libre malgrÃĐ elle, s'il le faut; que le commerce de l'Angleterre soit ruinÃĐ; que le monde soit vengÃĐ!Âŧ Vergniaud s'apprÊtait à rÃĐpondre et à discuter la question de droit. Il retomba sur son banc, ÃĐcrasÃĐ par les applaudissements qui ÃĐclataient non seulement de toutes les parties de la salle, mais des tribunes. On vit que Danton avait quelque chose à dire encore. Et, en effet, il ÃĐtait restÃĐ les deux mains appuyÃĐes sur la tribune, la tÊte inclinÃĐe sur la poitrine, ses vastes flancs soulevÃĐs par de profonds soupirs. Il releva la tÊte, l'expression de son visage avait complÃĻtement changÃĐ. Un abattement profond s'ÃĐtait emparÃĐ de sa personne. --Citoyens reprÃĐsentants, dit-il, ne vous ÃĐtonnez pas de ma tristesse: ma tristesse n'est point pour la patrie; la patrie sera sauvÃĐe, dussions-nous y pÃĐrir tous. Mais, tandis que je viens vous demander la vie d'un peuple, la mort est chez moi, la mort inflexible, inexorable, qui marque du doigt sur la pendule les heures qui restent à vivre à la personne que j'ai le plus aimÃĐe au monde. À nul de vous, dans un pareil moment, je n'oserais dire: ÂŦQuitte le lit d'agonie de ta femme et va oÃđ la patrie t'appelle, avec la certitude qu'à ton retour tu ne la trouveras plus.Âŧ Et de grosses larmes, des larmes vÃĐritables, coulÃĻrent de ses yeux. --Eh bien! continua-t-il d'une voix rauque et altÃĐrÃĐe par les sanglots, envoyez-moi en Belgique, je suis prÊt à partir; car moi seul puis quelque chose sur l'homme qui nous trahit et sur le peuple que l'on trompe. De tous cÃītÃĐs ces cris retentirent: --Pars! pars! punis Dumouriez, sauve la Belgique! Danton fit signe à Jacques MÃĐrey et s'ÃĐlança hors de la Chambre. Jacques MÃĐrey rencontra Danton dans le corridor. Danton l'entraÃŪna dans le cabinet d'un des secrÃĐtaires. Ils ÃĐtaient seuls. Danton se jeta dans les bras de son ami. En tÊte à tÊte avec lui, il n'essayait pas de lui cacher ses larmes. --Ah! lui dit-il, c'est toi que j'aurais dÃŧ envoyer en Belgique; mais, ÃĐgoÃŊste que je suis, j'ai besoin de toi ici. --Pauvre ami! dit MÃĐrey, lui serrant la main. --Tu as vu ma femme hier, dit Danton. --Oui. --Comment va-t-elle? MÃĐrey fit un mouvement d'ÃĐpaules. --S'affaiblissant toujours, dit-il. --Tu n'as aucun espoir de la sauver? Jacques MÃĐrey hÃĐsita. --Parle-moi comme à un homme, lui dit Danton. --Aucun, dit Jacques. Danton poussa un soupir tirÃĐ du plus profond de son cœur. --Combien de jours penses-tu qu'elle puisse vivre encore? --Huit jours, dix jours, douze peut-Être; mais une hÃĐmorragie peut l'emporter au moment oÃđ elle s'y attendra le moins. --Mon ami, lui dit Danton, tu as tout entendu. Je pars; je vais essayer de sauver la Belgique que je plains, et Dumouriez que j'aime malgrÃĐ moi. Tout ce que la science a de ressources, emploie-le pour prolonger sa vie. Ne m'ÃĐcris pas: elle est morte ou elle va mourir; non, rien, laisse-moi dans l'ignorance, c'est le doute; le doute, c'est encore l'espÃĐrance. Jacques MÃĐrey fit signe d'obÃĐissance. --Si elle meurt, continua Danton d'une voix ÃĐtouffÃĐe, embaume son corps, dÃĐpose-le dans un cercueil de chÊne qui s'ouvrira avec une clef; puis dÃĐpose le cercueil dans un caveau provisoire. À mon retour, je lui achÃĻterai une tombe dÃĐfinitive; mais, avant de la rendre pour toujours à la terre, je veux... je veux la revoir. Jacques lui serra la main et dÃĐtourna la tÊte; à son tour il pleurait. --Tu promets de faire tout ce que je demande? demanda Danton. --Je te le jure, dit Jacques. --Attends encore, reprit Danton. MÃĐrey fit signe qu'il ÃĐcoutait. --Nous sommes des hommes, nous, dit-il; nourris du lait viril de la raison, nous avons mesurÃĐ les prÃĐjugÃĐs politiques et religieux en les combattant et nous les avons vaincus; mais elle, c'est une femme; elle est restÃĐe humble et croyante; il ne faut ni la mÃĐpriser ni lui en vouloir; c'est moi qui l'ai tuÃĐe par mes actes violents. Danton hÃĐsita. --Parle, lui dit Jacques. --Elle demandera sans doute un prÊtre; si elle n'en demande point, c'est peut-Être qu'elle n'osera. Offre-lui-en un de toi-mÊme; laisse-le lui choisir assermentÃĐ ou non. Quel qu'il soit, tu peux le protÃĐger, protÃĻge-le. D'ailleurs, dans toutes ces pieuses commissions, elle aura sa mÃĻre qui recevra ses confidences et l'aidera. Quant aux deux enfants, ils sont trop faibles pour rien comprendre à leur malheur; laisse-les lui jusqu'au dernier moment, si le mal n'a rien de contagieux. --Tu seras ponctuellement obÃĐi. --Et je t'aurai une reconnaissance ÃĐternelle. --Dois-je t'accompagner chez toi? --Non, je la quitte; je veux la voir seul; je veux lui dire adieu! Puis, regardant Jacques: --Toi aussi, lui dit-il, tu as un profond chagrin. Jacques sourit tristement. --Le tien a-t-il conservÃĐ quelque espoir? --Bien peu, dit Jacques. --Eh bien! à mon retour, tu me le raconteras, et l'inconsolable tentera de te consoler. --Au revoir!... HÃĐlas! à elle je vais dire adieu. Et les deux hommes se jetÃĻrent dans les bras l'un de l'autre. Puis Danton sortit avec un visage dÃĐsespÃĐrÃĐ. Jacques le regarda s'ÃĐloigner avec une profonde tristesse; puis, lorsque la porte se fut refermÃĐe sur lui: --Heureux les humbles de science et les pauvres d'esprit, dit-il; ils croient à quelque chose au-delà de ce monde; tandis que nous!... Et il sortit avec un visage plus dÃĐsespÃĐrÃĐ en regardant le ciel que Danton n'ÃĐtait sorti en regardant la terre. XLII La communion de la terre LiÃĐge n'avait pas suivi l'exemple de Bruxelles; elle s'ÃĐtait donnÃĐe de grand cœur à la RÃĐvolution. Sur cent mille votants, quarante seulement avaient refusÃĐ de se donner à la France, et dans tout le pays LiÃĐgeois qui rÃĐunissait vingt mille votants, il n'y eut que quatre-vingt-douze voix contre la rÃĐunion. Il y a trois ou quatre ans, habitant momentanÃĐment LiÃĐge, j'eus le malheur d'ÃĐcrire: _LiÃĐge est une petite France ÃĐgarÃĐe en Belgique_. Cette phrase, bien historique cependant, souleva un tonnerre de malÃĐdictions contre moi. HÃĐlas! le malheur de LiÃĐge fut d'Être trop française! AprÃĻs avoir cru à la parole de la monarchie sous Louis XI, elle crut à la parole de la rÃĐpublique sous la Convention; deux fois elle fut perdue par sa trop grande sympathie pour nous. Les LiÃĐgeois avaient à me reprocher l'ingratitude de la France. Ils niÃĻrent le dÃĐvouement de LiÃĐge. Par malheur, LiÃĻge ne savait pas quel ÃĐtait cet homme à face double qu'on appelait Dumouriez. Elle ignorait qu'il est difficile de tenir droite et haute l'ÃĐpÃĐe loyale du soldat quand on a tenu la plume ambiguÃŦ des diplomaties secrÃĻtes de Louis XV; elle ne vit en lui que le dÃĐfenseur de l'Argonne, que le vainqueur de Jemmapes, que l'homme qui avait eu besoin de se faire une position pour la vendre. Elle ne savait pas que cet homme ne pouvait s'empÊcher d'ÃĐcrire, de se mettre en avant, de se proposer; qu'aprÃĻs Valmy, il avait ÃĐcrit au roi de Prusse, aprÃĻs Jemmapes à Metternich; qu'avant d'entrer en Hollande, il ÃĐcrivait à Londres à M. de Talleyrand. Il attendait toutes ces rÃĐponses qui ne venaient pas, lorsque Danton, qu'il n'attendait point, arriva. Il le trouva, entre Aix-la-Chapelle et LiÃĐge, derriÃĻre une petite riviÃĻre qui ne pouvait servir de dÃĐfense, la RoÃŦr. Ce dut Être une curieuse entrevue que celle de ces deux hommes. Danton--chose incontestable--, avec son matÃĐrialisme en toute chose, avait un immense amour de la patrie. Dumouriez, tout aussi matÃĐrialiste, mais plus hypocrite, n'avait, lui, qu'une volontÃĐ bien arrÊtÃĐe de tout sacrifier, mÊme la France, à son ambition. Assez ÃĐtonnÃĐ en voyant Danton, il se remit aussitÃīt. --Ah! dit-il, c'est vous? --Oui, dit Danton. --Et vous venez pour moi? --Oui. --De votre part ou de celle de la Convention? --De toutes les deux. C'est moi qui ai proposÃĐ de vous envoyer quelqu'un, et c'est moi qui en mÊme temps ai proposÃĐ d'y venir. --Et que venez-vous faire? --Voir si vous trahissez, comme on le dit. Dumouriez haussa les ÃĐpaules: --La Convention voit des traÃŪtres partout. --Elle a tort, dit Danton, il n'y a pas tant de traÃŪtres qu'elle le croit, et puis n'est pas traÃŪtre qui veut. --Qu'entendez-vous par là? --Que vous Êtes trop cher à acheter, Dumouriez; voilà pourquoi vous n'Êtes pas encore vendu. --Danton! dit Dumouriez en se levant. --Ne nous fÃĒchons pas, dit Danton, et laissez-moi, si je le puis, faire de vous l'homme que j'ai cru que vous ÃĐtiez, ou l'homme que vous pouvez Être. --Avant tout, là oÃđ sera Danton, restera-t-il une place qui puisse convenir à Dumouriez? --Si un autre que Danton pouvait tenir la place de Danton, soyez certain que je la lui cÃĐderais bien volontiers. Mais il n'y a que moi qui, d'une main, puisse souffleter ce misÃĐrable qu'on appelle Marat, et de l'autre arracher, quand le moment sera venu, le masque de cet hypocrite qu'on appelle Robespierre. Mon avenir, c'est la lutte contre la calomnie, contre la haine, contre la dÃĐfiance, contre la sottise. Comme je l'ai dÃĐjà fait plus d'une fois, et comme je viens de le faire à la derniÃĻre sÃĐance de la Convention, je serai obligÃĐ de me ranger avec des gens que je mÃĐprise ou que je hais, contre des gens que j'estime et que j'aime. Crois-tu que je n'estime pas plus Condorcet que Robespierre et que je n'aime pas mieux Vergniaud que Saint-Just? Eh bien! si la Gironde continue à faire fausse route, je serai forcÃĐ de briser la Gironde, et cependant la Gironde n'est ni fausse ni traÃŪtre; elle est sottement aveugle. Crois-tu que ce ne sera pas un triste jour pour moi que celui oÃđ je demanderai à la tribune la mort ou l'exil d'hommes comme Roland, Brissot, Guadet, Barbaroux, ValazÃĐ, PÃĐtion?... Mais, que veux-tu, Dumouriez, tous ces gens-là ne sont que des rÃĐpublicains. --Et que te faut-il donc? --Il me faut des rÃĐvolutionnaires. Dumouriez secoua la tÊte. --Alors, dit Dumouriez, je ne suis pas l'homme qu'il te faut, car je ne suis ni rÃĐvolutionnaire ni rÃĐpublicain. Danton haussa les ÃĐpaules. --Que m'importe! dit Danton, tu es ambitieux. --Et, à ton avis, comment suis-je ambitieux? --Par malheur, ce n'est ni comme ThÃĐmistocle ni comme Washington; tu es ambitieux comme Monck. Belle renommÃĐe dans l'avenir que celle d'avoir remis sur le trÃīne un Charles II! --Les ThÃĐmistocle ne sont pas de nos jours. --Aussi ai-je dit: ou un Washington. --Accepterais-tu donc un Washington? --Oui, quand la rÃĐvolution du monde sera faite. --Celle de la France ne te suffit pas? --Les vÃĐritables tempÊtes ne sont pas celles qui soulÃĻvent un coin de l'OcÃĐan; ce sont celles qui l'agitent d'un pÃīle à l'autre, et voilà oÃđ tu as manquÃĐ Ã  ta mission, Dumouriez. Au lieu de faire la tempÊte en Belgique, et le vent de nos grandes journÃĐes ne demandait pas mieux que de souffler de l'Atlantique à la mer du Nord, tu y as fait le calme; au lieu de rÃĐunir la Belgique à la France, tu l'as laissÃĐe maÃŪtresse d'elle-mÊme. --Et que devais-je faire? --Tu devais mettre une main forte sur la Belgique et t'en servir pour dÃĐlivrer l'Allemagne; la Belgique devait Être pour toi un instrument de guerre et pas autre chose. Tu devais pousser en avant la vaillante population du pays wallon, qui ne demandait pas mieux, et en faire l'ÃĐpÃĐe de la France contre l'Autriche. Toi, pendant ce temps, tu aurais organisÃĐ le Brabant et les Flandres; tu aurais dÃĐcrÃĐtÃĐ la rÃĐvolution partout; tu aurais saisi les biens des prÊtres, des ÃĐmigrÃĐs, des crÃĐatures de l'Autriche; tu en aurais fait l'hypothÃĻque et la garantie du million d'assignats que nous venons d'ÃĐmettre. Tu devais enfin ne plus rien demander à la France, ni pain, ni solde, ni vÊtements, ni fourrage. La Belgique devait fournir tout cela. --Et de quel droit aurais-je disposÃĐ du bien des Belges? --Est-ce sÃĐrieusement que tu demandes cela? Du droit du sang que l'on venait de verser pour eux à Jemmapes; du droit de l'Escaut qui va nous coÃŧter une guerre acharnÃĐe, interminable, ruineuse contre l'Angleterre. Quand nous entreprenons pour la Belgique et pour le monde une lutte qui dÃĐvorera peut-Être un million de Français; quand la France rÃĐpandra du sang à faire dÃĐborder le Rhin et la Meuse, la Belgique hÃĐsiterait à donner en ÃĐchange dix, vingt, trente, quarante millions! Impossible! Quand la France s'est levÃĐe, en 89, elle a dit: _Tout privilÃĻge du petit nombre est usurpation. J'annule et casse par un acte de ma volontÃĐ tout ce qui fut fait sous le despotisme._ Eh bien! du moment oÃđ la France a mis ce principe en avant, elle ne doit pas s'en dÃĐpartir. Partout oÃđ elle entre, elle doit se dÃĐclarer franchement pouvoir rÃĐvolutionnaire, se dÃĐclarer franchement, sonner le tocsin. Si elle ne le fait pas, si elle donne des mots et pas d'actes, les peuples, laissÃĐs à eux-mÊmes, n'auront pas la force de briser leurs fers. Nos gÃĐnÃĐraux doivent donner sÃŧretÃĐ aux personnes, aux propriÃĐtÃĐs, mais celles de l'État, celles des princes, celles de leurs fauteurs, de leurs satellites, celles des communautÃĐs laÃŊques et ecclÃĐsiastiques, c'est le gage des frais de la guerre. Rassurez les peuples envahis, donnez-leur une dÃĐclaration solennelle que jamais vous ne traiterez avec leurs tyrans. S'il s'en trouvait d'assez lÃĒches pour traiter eux-mÊmes avec la tyrannie, la France leur dira: ÂŦDÃĻs lors, vous Êtes mes ennemis,Âŧ et elle les traitera comme tels. Oh! quand on creuse, en fait de rÃĐvolution, il faut creuser profond, sans quoi l'on creuse sa propre fosse. --Mais alors, dit Dumouriez, qui avait ÃĐcoutÃĐ avec la plus profonde attention, vous voulez donc qu'ils deviennent comme nous misÃĐrables et pauvres? --PrÃĐcisÃĐment, dit Danton; il faut qu'ils deviennent pauvres comme nous, misÃĐrables comme nous; ils accourront à nous, nous les recevrons. --Et aprÃĻs? --Nous en ferons autant en Hollande. --Et aprÃĻs? --Non, non, plus loin, toujours plus loin, jusqu'à ce que nous ayons fait la terre à notre image. Dumouriez se leva. --Vous Êtes fou, dit-il. Et il alla s'appuyer le front à une vitre; la tÊte lui flambait. --C'est vous qui Êtes fou, dit tranquillement Danton, puisque c'est vous qui Êtes forcÃĐ de rafraÃŪchir votre tÊte. Puis, aprÃĻs un instant de silence: --Vous avez donc oubliÃĐ ce que vous avez dit à Cambon, quand nous vous avons fait nommer gÃĐnÃĐral de l'armÃĐe que nous envoyions en Belgique, reprit Danton. --J'ai dit bien des choses, rÃĐpliqua Dumouriez du ton d'un homme qui ne se croit pas obligÃĐ de se souvenir de tout ce qu'il a dit. --Vous avez dit: ÂŦEnvoyez-moi là-bas et je me charge de faire passer vos assignats.Âŧ --Faites qu'ils ne perdent pas, et alors je les ferai passer, dit Dumouriez. --Le beau mÃĐrite, fit Danton; mais c'est à vous autres gÃĐnÃĐraux de la RÃĐvolution de nous conquÃĐrir assez de terre pour que nos assignats ne perdent pas; la RÃĐvolution française n'est pas seulement une rÃĐvolution d'idÃĐes, c'est une rÃĐvolution d'intÃĐrÊts, c'est l'ÃĐmiettement de la propriÃĐtÃĐ dont l'assignat est le signe. Vous n'avez qu'un assignat de vingt francs, mon brave homme, soit, nous vous donnerons pour vingt francs de terre; quand vous aurez pour vingt francs de terre vous en voudrez quarante, rien n'altÃĻre comme la propriÃĐtÃĐ. Il y a chez nos paysans et mÊme chez ceux de la VendÃĐe, il y a chez les paysans belges, il y a chez les paysans du monde entier, qui ont ÃĐtÃĐ pauvres, qui ont connu la glÃĻbe, la corvÃĐe, le servage, qui ont fÃĐcondÃĐ enfin la terre pour d'autres, il y a une religion bien autrement enracinÃĐe que la religion catholique, apostolique et romaine, il y a la religion naturelle, celle de la terre; appelez tous les indigÃĻnes à cette communion, et que l'assignat en soit l'hostie! Et alors vous pourrez dire à tous les rois du monde: ÂŦOh! rois du monde, nous sommes plus riches que vous tous.Âŧ --Et c'est alors, dit en riant Dumouriez, que vous me permettrez d'Être Washington. --Alors soyez ce que vous voudrez, car la France sera assez forte pour ne plus craindre mÊme CÃĐsar. --Mais jusque-là... --Jusque-là, si vous songez à trahir, à nous donner un roi ou à vous faire dictateur, guerre à mort! --Oh! quant à moi, fit Dumouriez, ma tÊte tient bien sur mes ÃĐpaules; elle y est soutenue par vingt-cinq mille soldats. --Et la mienne, dit Danton, par vingt-cinq millions de Français. Et les deux hommes se quittÃĻrent sur ces paroles, envisageant dÃĐjà chacun de son cÃītÃĐ le moment oÃđ l'on en viendrait aux mains. XLIII LiÃĐge Deux heures aprÃĻs, Danton ÃĐtait à LiÃĐge, examinant par lui-mÊme l'ÃĐtat des esprits. L'annonce de l'arrivÃĐe du cÃĐlÃĻbre tribun fut reçue diversement par les LiÃĐgeois, mais cependant il est juste de dire que le sentiment le plus gÃĐnÃĐral fut celui de la crainte. Depuis que Danton, voyant Marat, Robespierre et Panis assez lÃĒches pour renier le 2 septembre, qui ÃĐtait leur œuvre, avait pris la responsabilitÃĐ de ces terribles journÃĐes, il apparaissait aux populations ignorantes de son dÃĐvouement comme le fantÃīme de la terreur. En voyant ce visage labourÃĐ par la petite vÃĐrole, bouleversÃĐ par les passions, en ÃĐcoutant cette voix tonnante qui avait quelque chose du rauquement du lion, le premier sentiment qu'on ÃĐprouvait ÃĐtait l'effroi. Ceux-là seuls qui avaient vu ce visage terrible s'adoucir devant la douleur, cet œil orageux se mouiller des larmes de la pitiÃĐ, qui avaient senti pÃĐnÃĐtrer jusqu'à leur cœur cette voix dont les cordes douces ÃĐtaient accompagnÃĐes d'un tendre frÃĐmissement, savaient tout ce qu'il y avait dans cette ÃĒme d'amour pour la France et de fraternitÃĐ pour le genre humain. À peine arrivÃĐ, Danton se rendit à la commune, oÃđ il convoqua au son de la cloche, comme au jour des grandes assemblÃĐes nationales, les notables et le peuple. Là il monta à la tribune, là il exposa le plan de la France; il mit son cœur à nu, le montra plein de l'amour des peuples opprimÃĐs. Il raconta Valmy, il raconta Jemmapes, il expliqua la nÃĐcessitÃĐ de la mort du roi. Il dÃĐplora que la France eÃŧt fait le procÃĻs d'un seul individu et non pas celui de la race tout entiÃĻre. Il les montra assignÃĐs tour à tour à la barre de la Convention, faisant dÃĐfaut, mais accusÃĐs, mais jugÃĐs tour à tour, FrÃĐdÃĐric-Guillaume avec ses maÃŪtresses, Gustave de SuÃĻde avec ses mignons, Catherine de Russie avec ses amants; LÃĐopold, ÃĐpuisÃĐ Ã  quarante ans, et composant lui-mÊme les aphrodisiaques à l'aide desquels il essaye de redevenir homme; Ferdinand, nouveau Claude aux mains d'une autre Messaline; enfin Charles IV d'Espagne pansant ses chevaux, tandis que son favori Manuel Godoy et sa femme Marie-Louise conduisaient son royaume à la guerre civile et à la famine. Le procÃĻs, non pas du roi, mais de la royautÃĐ, fait alors, la rÃĐvolution commençait la conquÊte du monde. Puis, tout en exaltant le dÃĐvouement de LiÃĐge, tout en montrant ce qu'elle venait de mettre au jour de courage et de patriotisme, il sÃĐpara la Belgique en vrais Belges et en faux Belges. Il montra que les vrais Belges ÃĐtaient ceux-là qui voulaient la vie de la Belgique, c'est-à-dire qu'elle respirÃĒt par l'Escaut et par Ostende cet air vivace de la mer que l'on appelle le commerce. Il montra que les vrais Belges ÃĐtaient ceux-là qui voulaient la tirer des mains improductives et ÃĐgoÃŊstes des moines pour la remettre aux mains de ses grands artistes, les Rubens, les van Dyck, les Paul Porter, les RuysdaÃŦl et les Hobbema. Il montra enfin que les vrais Belges ÃĐtaient ceux qui reniaient la vieille tyrannie des Pays-Bas, la suprÃĐmatie des villes sur les campagnes, qui voulaient la libertÃĐ et l'ÃĐgalitÃĐ pour les paysans comme pour les notables et qui luttaient franchement contre les faux Belges, qui mettaient la patrie dans les confrÃĐries et les corporations et qui voulaient maintenir le pays ÃĐtouffÃĐ et captif. Tout cela, c'est ce que les LiÃĐgeois avaient pensÃĐ tous, mais ce que personne ne leur avait formulÃĐ encore; puis on sait combien dans ses moments de grandeur Danton se transfigurait. Homme ÃĐtrange qui avait l'enthousiasme et qui n'avait pas la foi! Tout à coup une vague inquiÃĐtude se rÃĐpand dans l'auditoire; quelques personnes entrent et ressortent effarÃĐes, et trois ou quatre voix font entendre ces paroles terribles: --Les Français sont en retraite sur LiÃĐge!... Dans une heure, les Autrichiens seront ici!... --Un cheval et vingt-cinq hommes de bonne volontÃĐ pour faire une reconnaissance! s'ÃĐcria Danton. Les vingt-cinq hommes se prÃĐsentÃĻrent; dans dix minutes ils seront à cheval à la porte de l'hÃītel de ville. Au bout de cinq minutes, on amenait à Danton un cheval tout caparaçonnÃĐ. Il saute dessus en excellent cavalier qu'il ÃĐtait, court à la boutique d'un armurier, achÃĻte une paire de pistolets, les charge, les met dans ses fontes, se fait donner un sabre dont la poignÃĐe aille à sa puissante main, paye en or, met son chapeau à plumes au bout de son sabre, crie: ÂŦÀ moi les volontaires!Âŧ les rÃĐunit et s'ÃĐlance sur la route de Maestricht. Quinze jours auparavant, Miranda, qui l'a attaquÃĐe parce que, sur la parole de Dumouriez, à la premiÃĻre bombe elle devait se rendre, a jetÃĐ sur Maestricht cinq mille bombes, et cela inutilement. Avant d'arriver aux portes de LiÃĐge, Danton a dÃĐjà rencontrÃĐ des fugitifs. Ils appartiennent au corps d'armÃĐe de Miaczinsky qui, aprÃĻs un combat meurtrier contre les Autrichiens commandÃĐs par le prince de Cobourg, combat dans lequel il a dÃĐfendu une à une les maisons d'Aix-la-Chapelle, est obligÃĐ de faire retraite sur LiÃĐge. Alors Danton change de route, et, au lieu de s'avancer vers Maestricht, il pousse sa reconnaissance du cÃītÃĐ d'Aix-la-Chapelle. Il interroge alors les fugitifs et apprend que, outre le prince de Cobourg et les Autrichiens qu'il a devant lui, le prince Charles pousse hardiment les impÃĐriaux au-delà de la Meuse et est à Tongres. Mais cela ne lui suffit pas, il veut voir de ses yeux; il s'avance jusqu'à Soumagne, et voit de là les tÊtes de colonnes autrichiennes qui dÃĐbouchent d'Henry-Chapelle. Il n'y a rien à faire qu'à protÃĐger dans sa retraite cette noble population de LiÃĐge. Il rentre dans la ville. Il espÃĐrait y trouver Miranda, dont on lui avait fort vantÃĐ le calme et le courage; il n'y trouve que Valence, Dampierre et Miaczinsky, qui, se jugeant trop faibles pour risquer une bataille, veulent se retirer immÃĐdiatement sur Saint-Trond, oÃđ ils feront leur jonction avec Miranda et oÃđ ils attendront Dumouriez. DÃĻs lors, il n'y a pas un instant à perdre. Au son des cloches, Danton rassemble de nouveau les LiÃĐgeois au palais communal. Là, il expose la situation à cette malheureuse population sans lui rien cacher, lui offre l'hospitalitÃĐ au nom de la France; il ne l'abandonnera pas qu'elle ne soit hors de danger, mais il lui avoue qu'il y va de la mort pour elle à ne pas s'exiler. Il ÃĐtait cinq heures de l'aprÃĻs-midi; la neige tombait à ce point que les Autrichiens ne crurent pas devoir se risquer dans les trois lieues qui leur restaient à faire pour atteindre LiÃĐge. Heureux rÃĐpit donnÃĐ Ã  la ville. S'ils eussent continuÃĐ leur marche, ils surprenaient les LiÃĐgeois avant qu'ils eussent eu le temps d'ÃĐvacuer la ville. C'est là que Danton dÃĐploie cette merveilleuse activitÃĐ dont la nature l'a douÃĐ pour les situations extrÊmes. Il va chez les riches, quÊte de l'argent pour les pauvres, met en rÃĐquisition tous les chevaux, toutes les voitures, toutes les charrettes, envoie commander du pain à Landen et à Louvain, fait prÃĐvenir Bruxelles de l'ÃĐmigration, garnit les charrettes de paille et de foin et y entasse les femmes et les enfants, fait placer les malades dans les voitures les plus douces, forme un corps de cavalerie avec les quatre cents chevaux qu'il trouve dans la ville, un corps d'infanterie avec tout ce qu'il y a d'hommes valides, donne son cheval au bourgmestre, et se met à l'arriÃĻre-garde, à pied, le fusil sur l'ÃĐpaule. Dans la nuit du 4 mars, par un temps ÃĐpouvantable plus froid qu'en hiver, par une grÊle effroyable qui lui coupe le visage, la lugubre procession se met en chemin, comme ces anciennes populations chassÃĐes par les barbares et qui, sans savoir oÃđ elles s'arrÊtaient, allaient en quÊte d'une nouvelle patrie. Il y avait huit lieues de LiÃĐge à Landen. Les pleurs des enfants, les gÃĐmissements des femmes, les plaintes des malades et des blessÃĐs, mÊlÃĐs à la population fugitive, faisaient de cette retraite quelque chose qui brisait le cœur et surtout le cœur de Danton, si pitoyable aux LiÃĐgeois. Puis joignez à cette douleur profonde la sÃĐparation de Paris, cet arrachement du cœur; sa femme adorÃĐe mourante dans sa triste maison du passage du Commerce, qu'il trouverait vide en rentrant. Et cependant il n'eut pas l'idÃĐe d'abandonner un instant, mauvais pasteur, le troupeau douloureux qu'il conduisait. Son devoir ÃĐtait là qui le rivait à la triste ÃĐmigration bien plus sÃŧrement qu'une chaÃŪne. Vers huit heures, les premiÃĻres voitures atteignirent Landen. Alors Danton passa de l'arriÃĻre-garde à la tÊte de la colonne; il fit ouvrir toutes les portes, faire du feu devant toutes les maisons et barricader avec les voitures vides la rue de Maestricht. Des sentinelles à cheval furent placÃĐes sur la grand-route. Si l'on avait à craindre une attaque de l'ennemi, c'ÃĐtait du cÃītÃĐ de Saint-Trond, que nos troupes avaient abandonnÃĐ pendant la nuit. Vers midi, les sentinelles se retirÃĻrent; on entendait les pas d'une troupe de chevaux. Danton plaça dans les deux premiÃĻres maisons une vingtaine de chevaliers de l'arquebuse et une soixantaine d'autres derriÃĻre les charrettes; il recommanda à chacun de viser les hommes et d'ÃĐpargner les chevaux dont on avait besoin pour les malades et les nouvelles charrettes que l'on pourrait se procurer à Landen. Ces cavaliers dont on avait entendu le bruit, c'ÃĐtait un escadron de uhlans qui allaient à la dÃĐcouverte. La neige tombait ÃĐpaisse, on ne voyait pas à cinquante pas devant soi; les cavaliers autrichiens approchÃĻrent sans dÃĐfiance jusqu'à trente pas de la barricade. Tout à coup une fusillade terrible ÃĐclata, et une soixantaine d'hommes tombÃĻrent de leurs chevaux qui, tout effarÃĐs, s'ÃĐlancÃĻrent dans toutes les directions. Les uhlans en dÃĐsordre se retirÃĻrent pour aller se reformer à un quart de lieue, puis ils revinrent au grand galop sur la barricade; mais, en arrivant à la ligne de morts qu'ils avaient laissÃĐe, ils essuyÃĻrent une seconde grÊle de balles qui leur faucha encore une trentaine d'hommes. Cette fois ils tournÃĻrent bride, mais pour ne plus reparaÃŪtre. Chacun se mit alors à courir aprÃĻs les chevaux sans maÃŪtre, tandis que de nouveaux volontaires accourus au bruit commencÃĻrent à dÃĐpouiller les uhlans de leurs pelisses et de leurs colbacks, destinÃĐs à faire des fourrures pour les femmes et pour les enfants. Toutes les maisons de la rue de Saint-Trond furent ouvertes pour recevoir les LiÃĐgeois fugitifs, et de grands feux furent faits dans les cheminÃĐes. Là, on eut du pain et de la biÃĻre en abondance. Danton paya en bons sur le trÃĐsorier gÃĐnÃĐral. À deux heures, on put se remettre en route. Il n'y avait que six lieues de Landen à Louvain. Les chevaux, les pelisses et les colbacks des uhlans avaient apportÃĐ de grands soulagements dans la retraite. Ils avaient ÃĐtÃĐ d'autant mieux reçus que nous n'avions eu ni tuÃĐs ni blessÃĐs. On arriva à Louvain vers neuf heures du soir. Toute la ville ÃĐtait illuminÃĐe pour faciliter les bivouacs dans la rue; les femmes et les enfants furent reçus dans les maisons, les hommes restÃĻrent dehors. Danton refusa les logements et les lits qu'on lui offrait, il se jeta sur une botte de paille et dormit. Il se rÃĐveilla sombre et frissonnant entre minuit et une heure. Il avait vu sa femme en rÊve. Il ÃĐtait convaincu qu'elle ÃĐtait morte à cette heure et ÃĐtait venue lui dire adieu. C'ÃĐtait dans la nuit du 6 au 7 mars. Le lendemain, il voulait prendre congÃĐ des pauvres fugitifs; ils n'avaient plus rien à craindre de l'ennemi. Les lignes françaises s'ÃĐtaient reformÃĐes derriÃĻre Saint-Trond. Le corps d'armÃĐe de Miranda tout entier bivaquait entre Landen et Louvain. Mais il semblait à ces pauvres gens que Danton, ce tribun si redoutÃĐ, cet homme de sang, ÃĐtait leur palladium. Les femmes se mirent à genoux sur son chemin; elles firent joindre les mains aux petits enfants. Il pensa à ses petits enfants et à sa femme, poussa un soupir... mais il resta. XLIV L'agonie Pendant ce temps, Jacques MÃĐrey, fidÃĻle à la promesse qu'il avait faite à son ami, luttait contre le mal de tout le pouvoir de la science. En quittant Danton dans le cabinet d'un des secrÃĐtaires de la Convention, il avait laissÃĐ Ã  celui-ci deux heures pour faire ses adieux à sa femme; mais les adieux du terrible olympien n'ÃĐtaient pas de ceux que l'on fait à une femme mourante. Il trouva Mme Danton souriante et brisÃĐe tout à la fois. À cette ÃĐpoque, oÃđ les travaux chimiques du dix-neuviÃĻme siÃĻcle sur le sang n'ÃĐtaient point faits encore et oÃđ l'on ignorait sa composition et ses ÃĐlÃĐments, la maladie dont Mme Danton ÃĐtait atteinte n'ÃĐtait point ou ÃĐtait à peine connue sous le nom d'anÃĐmie, mais sous le nom d'anÃĐvrisme, avec lequel on la confondait. Toute excitation exagÃĐrÃĐe et persistante du systÃĻme nerveux peut amener l'anÃĐmie, c'est-à-dire sinon l'absence du moins l'appauvrissement du sang; mais ce sont surtout les chagrins et l'abattement moral prolongÃĐs qui ont ce rÃĐsultat fatal; alors les globules sanguins qui composent en partie le sang diminuent dans des proportions effrayantes, et des hÃĐmorragies se produisent par l'effet plus aqueux du sang. On comprend parfaitement, le tempÃĐrament de Mme Danton ÃĐtant donnÃĐ comme celui d'une femme calme, douce et religieuse, que les ÃĐvÃĐnements auxquels son mari avait pris part, que ceux bien plus encore dont il avait ÃĐtÃĐ le hÃĐros, eussent produit sur la santÃĐ de sa femme ce terrible changement. Jacques MÃĐrey l'avait dÃĐjà examinÃĐe avec la plus grande attention; mais le docteur, au courant de la science, la dÃĐpassant quelquefois à force de travail et de gÃĐnie, ne pouvait voir autre chose dans l'ÃĐtat de Mme Danton que ce qu'y eÃŧt vu le plus habile mÃĐdecin. La malade ÃĐtait couchÃĐe sur une chaise longue; elle avait le visage blÊme, les lÃĻvres pÃĒles, les joues dÃĐcolorÃĐes. Il dÃĐcouvrit les bras et la poitrine: les bras et la poitrine avaient la teinte blafarde du visage. La langue et toutes les muqueuses participaient à cette pÃĒleur. Il lui prit le poignet; le pouls ÃĐtait petit, insensible, intermittent; parfois la chaleur de la peau ÃĐtait diminuÃĐe. Mme Danton regarda tristement Jacques MÃĐrey. --Voulez-vous me dire ce que vous ÃĐprouvez? lui demanda-t-il. --Une grande difficultÃĐ de vivre, rÃĐpondit la malade; de l'essoufflement au moindre exercice. --Des palpitations? --Oui, des ÃĐtourdissements, des ÃĐtouffements, des ÃĐblouissements, des tintements d'oreille. --Y a-t-il longtemps que vous avez perdu du sang? --Ce matin, la valeur d'un verre à peu prÃĻs. --Par la bouche ou par le nez? --Par le nez. --L'a-t-on mis de cÃītÃĐ? --Oui, ma belle-mÃĻre a dÃŧ le mettre à part. Jacques appela Mme Danton la mÃĻre; elle apporta le sang qu'elle avait conservÃĐ dans un plat creux. La fibrine ÃĐtait presque nulle, tout ÃĐtait tournÃĐ en sÃĐrositÃĐ. Jacques prit un papier et une plume. Puis il prescrivit une dÃĐcoction de quinquina et une prÃĐparation martiale, espÃĻce d'opiat que l'on faisait avec de la limaille de fer et du miel. Mme Danton devait prendre trois petits verres à bordeaux de quinquina en dÃĐcoction par jour, et toutes les heures manger une cuillerÃĐe à cafÃĐ de miel et de limaille. Elle devait boire, chaque fois qu'elle aurait soif, une tisane amÃĻre. Jacques prit congÃĐ de Mme Danton. Elle le suivit des yeux, et, lorsqu'il fut à la porte, comme il se retournait, leurs yeux se rencontrÃĻrent. --Vous voulez me demander quelque chose, dit Jacques, qui se rappela les confidences que Danton lui avait faites relativement aux tendances religieuses de sa femme. --Oui, dit-elle. Jacques se rapprocha de son lit. Elle lui prit la main et le regarda. --Je suis femme, dit-elle, et fidÃĻle à la croyance de nos pÃĻres, je ne voudrais pas mourir hors de l'Église. Promettez-moi de me dire quand il sera temps d'envoyer chercher un prÊtre. --Rien ne presse, madame, rÃĐpondit Jacques. --Il ne faudrait point par crainte de m'impressionner, continua Mme Danton, m'exposer à ne pas remplir mes devoirs religieux. Je ferais une mauvaise mort. Et d'ailleurs, ajouta-t-elle, il me faut un peu de temps pour trouver un prÊtre. --Vous voulez un prÊtre non assermentÃĐ? demanda le docteur. --Oui, fit-elle en baissant les yeux. --Prenez garde, ces hommes-là sont des fanatiques qui ne comprennent point la parole de Dieu. Ils seront implacables. --Pour moi? n'ai-je pas toujours ÃĐtÃĐ bonne mÃĻre et chaste ÃĐpouse? --Non, pour votre mari. Elle resta pensive un instant. --Je veux essayer d'abord d'un prÊtre non assermentÃĐ, dit-elle; s'il est trop sÃĐvÃĻre, vous m'en irez chercher un autre à votre choix. Jacques s'inclina. --Cette pensÃĐe de la confession vous tourmente-t-elle? demanda Jacques. --Oui, je l'avoue. --Eh bien! quand il sera temps, je prÃĐviendrai votre belle-mÃĻre et elle viendra avec le prÊtre. Mme Danton sourit, laissa retomber sa tÊte sur le dossier de la chaise longue, et poussa un soupir de satisfaction. Pendant un jour ou deux, les remÃĻdes du docteur opÃĐrÃĻrent avec une certaine efficacitÃĐ. Mais le troisiÃĻme jour les symptÃīmes fÃĒcheux reprirent le dessus. La vue se troubla, des points noirs se dessinÃĻrent sur les objets, la susceptibilitÃĐ nerveuse devint extrÊme. Jacques constata ces symptÃīmes, ordonna les toniques les plus efficaces qu'il put trouver, mais, en quittant Mme Danton, il dit à la belle-mÃĻre: --Demain, allez chercher le prÊtre. Le lendemain, le docteur comptait n'aller voir la malade qu'à sa sortie de la sÃĐance, afin de lui laisser tout le temps d'accomplir ses devoirs religieux; mais, vers les deux heures de l'aprÃĻs-midi, Camille Desmoulins accourut, lui annonçant que Mme Danton ÃĐtait au plus mal. Il priait Jacques de tout quitter pour lui porter secours. Le docteur fut ÃĐtonnÃĐ; il connaissait les accidents habituels de la maladie, et ne croyait pas à la mort avant quatre ou cinq jours. Il interrogea Camille, qui ne put rien lui dire autre chose, sinon que la belle-mÃĻre de Mme Danton ÃĐtait accourue chez lui pour lui dire que sa fille ÃĐtait au plus mal. Jacques prit une voiture et se fit conduire passage du Commerce; les enfants et la belle-mÃĻre pleuraient; Mme Danton priait, les yeux fermÃĐs et les mains jointes. Des larmes coulaient entre ses paupiÃĻres fermÃĐes. Il demanda ce qui s'ÃĐtait passÃĐ. La belle-mÃĻre secoua la tÊte. --Il a refusÃĐ l'absolution? demanda Jacques. --Il l'a maudite. --Pourquoi lui avez-vous dit chez qui il ÃĐtait? Le nom des mourants n'est pas un pÃĐchÃĐ, et le prÊtre n'a pas besoin de le savoir. --Oh! je ne l'avais pas dit, rÃĐpondit Mme Danton la mÃĻre; je m'ÃĐtais rappelÃĐ votre recommandation. Mais, en entrant ici, il a vu le portrait de mon fils, par David. Il l'a reconnu, alors sa poitrine s'est gonflÃĐe de colÃĻre, ses yeux sont devenus sanglants, il a ÃĐtendu la main vers la peinture. Âŧ--Pourquoi avez-vous le portrait de ce rÃĐprouvÃĐ ici? a-t-il demandÃĐ. ÂŧNous n'avons rÃĐpondu ni l'une ni l'autre. Âŧ--Tant que ce portrait sera ici, a-t-il dit en ÃĐtendant le poing vers lui, Dieu n'y entrera pas! ÂŧAlors Georges, l'aÃŪnÃĐ des fils de Danton, s'est avancÃĐ vers le prÊtre et lui a dit: Âŧ--Pourquoi montrez-vous le poing à papa? Âŧ--Cet homme est ton pÃĻre! s'est ÃĐcriÃĐ le prÊtre. Âŧ--Mais oui, cet homme est mon pÃĻre, a rÃĐpondu l'enfant. Âŧ--ArriÃĻre, reptile! Âŧ--Monsieur! a dit ma belle-fille en ÃĐtendant les bras vers son enfant. Âŧ--Ah! vous Êtes sa mÃĻre, ah! vous Êtes la femme de cet homme, ah! vous avez vÃĐcu avec ce Satan, avec ce rÃĐprouvÃĐ, avec cet antÃĐchrist, et vous espÃĐrez le pardon du Seigneur. Jamais! jamais! jamais! mourez dans l'impÃĐnitence finale. Je vous maudis, et que ma malÃĐdiction tombe sur lui, sur vous et sur vos enfants, jusqu'à la troisiÃĻme et la quatriÃĻme gÃĐnÃĐration. ÂŧEt il est sorti. ÂŧLes enfants pleuraient, ma fille s'est ÃĐvanouie. J'ai couru chez Camille et vous l'ai envoyÃĐ. Voilà l'histoire telle qu'elle s'est passÃĐe.Âŧ --Le misÃĐrable! s'ÃĐcria Jacques. Je l'avais prÃĐvu. Puis, se tournant vers Mme Danton, qui restait muette et immobile: --Je vais vous en chercher un, moi, dit-il, et qui ne vous maudira pas. Il sortit, remonta dans son fiacre, courut à la Convention et ramena l'ÃĐvÊque de Blois, le digne GrÃĐgoire. Celui-ci entra avec le sourire sur les lÃĻvres et la bÃĐnÃĐdiction dans le cœur. --Je ne vous ferai qu'une question, madame, lui dit-il. Elle rouvrit ses yeux pleins de larmes, et, voyant le costume ÃĐpiscopal de son visiteur: --Laquelle, monseigneur? demanda-t-elle. --Aimez-vous votre mari? --Je l'adore, dit-elle. --Eh bien! rÃĐpliqua l'ÃĐvÊque, vous avez dÃŧ souffrir au-delà des pÃĐchÃĐs que vous avez commis. Je vous absous. Alors il s'assit prÃĻs d'elle, lui parla de Dieu, de sa bontÃĐ infinie; il alla chercher les fibres les plus secrÃĻtes du cœur de la mÃĻre et de l'ÃĐpouse, et, comme il vit que, rassurÃĐe sur elle, c'ÃĐtait pour le salut de son mari qu'elle tremblait, il lui montra Dieu crÃĐant dans sa science de l'avenir les hommes pour les ÃĐpoques oÃđ ils doivent vivre, et mesurant sa misÃĐricorde aux missions terribles que les Titans rÃĐvolutionnaires reçoivent de lui. Il l'avait trouvÃĐe dans les larmes et rebelle à la mort. Il la quitta pleine d'espÃĐrance et tendant les bras à la grande consolatrice de tous les maux. Jacques, dÃĻs lors, n'eut plus qu'à adoucir matÃĐriellement, autant qu'il ÃĐtait en son pouvoir, le terrible passage de l'ÃĐternitÃĐ. Le lendemain, la maladie avait fait de nouveaux progrÃĻs et les symptÃīmes ÃĐtaient plus graves. La vue se perdait tout à coup, et, pendant des intervalles qui allaient toujours s'augmentant, l'enflure des jambes gagnait le corps; il y avait des syncopes pendant lesquelles on croyait que la malade allait succomber; la parole devenait lente et inintelligible. La journÃĐe du 4 au 5 se passa ainsi. Les journÃĐes du 5 et du 6 ne furent qu'une longue agonie. De temps en temps, la malade rouvrait les yeux et les fixait sur le portrait de son mari, qu'elle voyait comme à travers un brouillard. Elle voulait parler, mais elle ne pouvait articuler qu'une espÃĻce de souffle modulÃĐ dans lequel on croyait reconnaÃŪtre le nom de baptÊme de son mari: Georges. Enfin, vers le soir du 6, le coma s'empara d'elle; vers minuit, elle fit quelques mouvements produits par une convulsion; enfin, entre minuit et une heure, elle prononça distinctement le mot: ÂŦAdieu!Âŧ et expira. Jacques MÃĐrey alla à la pendule, et l'arrÊta à minuit trente-sept minutes. C'ÃĐtait juste l'heure à laquelle Danton avait affirmÃĐ qu'elle lui ÃĐtait apparue. Jacques suivit de point en point les instructions de Danton; il plongea le cadavre dans une dissolution concentrÃĐe de sublimÃĐ corrosif, il le mit dans une biÃĻre de chÊne s'ouvrant à l'aide d'une serrure, dont il garda la clef. Enfin, aprÃĻs toutes les cÃĐrÃĐmonies de l'Église, aprÃĻs une messe mortuaire, oÃđ officia l'ÃĐvÊque de Blois, le cadavre de la noble crÃĐature fut dÃĐposÃĐ dans un caveau provisoire du cimetiÃĻre Montparnasse. Celui qui la conduisit à sa derniÃĻre demeure ne se doutait pas que, dans ce mÊme pays oÃđ il avait contribuÃĐ Ã  dÃĐtruire la royautÃĐ et la superstition, sous le rÃĻgne du fils de Philippe-ÉgalitÃĐ, l'archevÊque de Paris, M. de QuÃĐlen, refuserait une messe à son cadavre, et qu'il serait portÃĐ Ã  sa derniÃĻre demeure sans priÃĻres et sans prÊtre, au milieu du concours vengeur de vingt mille citoyens. XLV Retour de Danton Pendant l'absence de Danton, un orage terrible s'ÃĐtait ÃĐlevÃĐ contre la Gironde. Nous avons expliquÃĐ aussi briÃĻvement que possible d'oÃđ venait son impopularitÃĐ. Les girondins n'ÃĐtaient pas devenus royalistes, comme on le disait, mais les royalistes, de nom du moins, s'ÃĐtaient faits girondins. On sait de quelle popularitÃĐ ils avaient joui d'abord; la rÃĐvolution, au 20 juin et au 10 aoÃŧt, avait ÃĐtÃĐ en eux. Les jacobins, de leur cÃītÃĐ, s'ÃĐtaient jetÃĐs dans des excÃĻs qu'à tort ou à raison ils avaient cru nÃĐcessaires à la rÃĐvolution. Ils avaient fait les journÃĐes de Septembre. Les girondins regardaient les actes des 2 et 3 septembre comme des crimes atroces; ils avaient demandÃĐ la poursuite de ces crimes. Ils firent, comme nous l'avons dit, accuser Robespierre à la tribune. Par qui? Par Roland qui ÃĐtait l'intÃĐgritÃĐ; par Condorcet qui ÃĐtait la science; par Brissot qui ÃĐtait la loyautÃĐ; par Vergniaud qui ÃĐtait l'ÃĐloquence? Non. Par Louvet, l'auteur de _Faublas_, c'est-à-dire aux yeux de tous par la frivolitÃĐ. Robespierre rÃĐpondit par deux mensonges. Il dit qu'il n'avait jamais eu de relation avec le comitÃĐ de surveillance de la Commune, premier mensonge; il rÃĐpondit qu'il avait cessÃĐ d'aller à la Commune avant les exÃĐcutions, second mensonge. Les honneurs de la sÃĐance furent pour Robespierre. De ce jour date le premier nuage jetÃĐ sur la popularitÃĐ de la Gironde. Il s'agissait d'ÃĐlire un nouveau maire. Un ex-cordonnier de la rue Mauconseil, nommÃĐ Lhuillier, balança trois jours le candidat girondin, Chambon, qui fut nommÃĐ Ã  grand'peine. Signe grave et sinistre, la majoritÃĐ flottait entre elle et les jacobins. Les jacobins et la Montagne avaient cru la mort du roi indispensable, et ils avaient, comme un seul homme, votÃĐ la mort du roi, sans appel et sans sursis. Les girondins, au contraire, au moment de la chute du roi, avaient eu l'imprudence de lui ÃĐcrire; puis, le moment venu de voter, ils avaient votÃĐ ensemble, les uns pour la mort simple, les autres pour la mort avec sursis, les autres pour la mort avec appel. Les girondins ÃĐtaient donc divisÃĐs, et ils avaient donnÃĐ prise aux montagnards et aux jacobins, qui leur reprochaient à tout moment leur faiblesse politique. Danton, nous l'avons dit encore, avait fait un pas pour se rapprocher de la Gironde. La Gironde s'ÃĐtait ÃĐloignÃĐe de lui. Guadet l'avait appelÃĐ septembriseur. Danton s'ÃĐtait contentÃĐ de secouer tristement la tÊte. --Guadet, lui dit-il, tu as tort, tu ne sais pas pardonner, tu ne sais pas sacrifier ton sentiment à la patrie, tu es opiniÃĒtre; tu pÃĐriras! Danton avait laissÃĐ aller la Gironde à la dÃĐrive. Les girondins avaient eu un ministÃĻre tirÃĐ du cœur mÊme de la Gironde: Roland, LariviÃĻre et Servan. Ce ministÃĻre n'avait pas su se maintenir en position. Ils avaient eu un gÃĐnÃĐral girondin: Dumouriez. Mais, aprÃĻs avoir gagnÃĐ deux batailles, aprÃĻs avoir sauvÃĐ la France à Valmy et à Jemmapes, il avait ÃĐtÃĐ accusÃĐ de ne l'avoir sauvÃĐe qu'au profit du duc de Chartres. Un voyage qu'il avait fait à Paris, quelques ouvertures qu'il avait risquÃĐes, avaient donnÃĐ crÃĐance à ces bruits que les girondins n'osaient pas dÃĐmentir. Seulement, Dumouriez ÃĐtait l'homme heureux, et par consÃĐquent l'homme indispensable. Mais voilà qu'en quelques jours une grÊle de nouvelles plus effrayantes les unes que les autres viennent s'abattre sur Paris. La premiÃĻre est la rÃĐvolte de Lyon. Lyon, avec ses maisons à dix ÃĐtages, avec ses caves noires oÃđ s'enterrent les canuts, Lyon ÃĐtait le refuge des agents d'ÃĐmigration, des prÊtres rÃĐfractaires et des religieuses exaltÃĐes. Les grands commerçants qui ne faisaient plus travailler, les marchands qui ne vendaient plus pactisaient avec les nobles. Nobles, commerçants et marchands ÃĐtaient royalistes et se disaient girondins, mais ces prÃĐtendus girondins avaient armÃĐ un bataillon de fÃĐdÃĐrÃĐs qui, sous le titre des _Fils de famille_, insultaient les municipaux, brisaient la statue de la libertÃĐ et les bustes de Jean-Jacques. Encore une accusation sourde qui retombait sur les girondins. Ce n'ÃĐtait pas le tout. De mÊme qu'à la panique de Valmy, quinze cents hommes s'ÃĐtaient ÃĐparpillÃĐs, fuyant et criant partout que l'armÃĐe ÃĐtait battue. Les fugitifs traversaient la Belgique, les uns à pied, les autres à cheval, disant que Dumouriez trahissait et qu'il avait vendu la France. Dumouriez, l'homme des girondins! Mais Dumouriez avait commis des crimes bien autrement graves que de se laisser battre. À son passage à Bruges, on lui avait donnÃĐ un bal. Un petit jeune homme, tout en achevant sa contredanse, se prÃĐsenta à lui, disant qu'il ÃĐtait commissaire du corps exÃĐcutif et qu'il se rendait à Ostende et à Nieuport pour faire monter des batteries et mettre ces deux places en ÃĐtat de dÃĐfense. Le gÃĐnÃĐral le regarda par-dessus son ÃĐpaule et lui dit: --Renfermez-vous dans vos fonctions civiles, monsieur, exÃĐcutez-les modÃĐrÃĐment et ne vous mÊlez pas de la partie militaire, qui me regarde. Un autre commissaire, nommÃĐ Lintaud, lui ÃĐcrivait une lettre dans laquelle il le tutoyait et lui ordonnait de marcher immÃĐdiatement au secours de Ruremonde. Dumouriez envoya cette lettre au ministÃĻre de la Guerre avec cette apostille: _Cette lettre devrait Être datÃĐe de Charenton_. Un troisiÃĻme, nommÃĐ Cochelet, avait ÃĐcrit au gÃĐnÃĐral Miranda, lieutenant de Dumouriez, lui ordonnant de prendre Maestricht avant le 20 fÃĐvrier, sans quoi, disait-il, il le dÃĐnoncerait comme traÃŪtre. On comprend que toutes ces noises de Dumouriez contre les agents de la Convention ne raccommodaient pas ses affaires avec les jacobins. Ces nouvelles, en arrivant à Paris, excitÃĻrent un grand tumulte non seulement dans les rues, mais au sein mÊme de la Convention. Une grande foule se prÃĐcipita dans la salle, envahissant les tribunes et criant à pleins poumons: --À bas les traÃŪtres! à bas les contre-rÃĐvolutionnaires! C'est au milieu d'un effroyable tumulte que plusieurs voix criÃĻrent tout à coup: ÂŦDanton! Danton!Âŧ et que celui-ci, dont la voiture s'ÃĐtait brisÃĐe et qui avait fait les trente derniÃĻres lieues à cheval et à franc ÃĐtrier, entra couvert de boue à l'AssemblÃĐe. À cet aspect, tout le monde se tut. Alors, d'une voix tonnante: --Citoyens reprÃĐsentants, dit-il, le ministre de la Guerre vous cache la vÃĐritÃĐ; j'arrive de Belgique, j'ai tout vu; voulez-vous des dÃĐtails? Sept cents voix rÃĐpondirent par le cri: --Parlez! Parlez! Alors Danton, avec l'ÃĐnergie que nous lui connaissons, fait le rÃĐcit qu'on a lu dans le chapitre prÃĐcÃĐdent; il lui montre toute cette brave population de LiÃĐge, hommes, femmes, vieillards, enfants, nos alliÃĐs, abandonnant leurs maisons, mourant de faim, de froid, par les grands chemins, se rÃĐfugiant à Bruxelles et n'ayant d'espoir que dans la France. Seulement, oÃđ la France puisera-t-elle son espoir? Dumouriez est en plein retraite; une partie de l'armÃĐe est en pleine dÃĐroute. Puis il ajoute: --La loi du recrutement sera trop lente; il faut que Paris s'ÃĐlance. Alors, de toutes les tribunes et de tous les bancs un cri s'ÃĐlance: --Dumouriez à la barre! Mort à Dumouriez! mort aux traÃŪtres! Mais Danton s'ÃĐcrie: --Dumouriez n'est pas si coupable que vous le croyez. On lui a promis trente mille hommes de renfort; il n'a rien; il faut que des commissaires parcourent les quarante-huit sections, appellent les citoyens aux armes et les somment de tenir leur serment; il faut qu'une proclamation soit adressÃĐe à l'instant aux Parisiens; s'ils tardent, tout est perdu; la Belgique est envahie; armons-nous, dÃĐfendons-nous, sauvons nos femmes et nos enfants; qu'on arbore à l'HÃītel de Ville le grand drapeau qui annonce que la patrie est en danger, et que le drapeau noir flotte sur les tours de Notre-Dame! Puis, au milieu des applaudissements, des bravos, Danton, pÃĒle comme un spectre, sombre comme la nuit, descend du haut de la Montagne vers l'endroit oÃđ Jacques MÃĐrey, non moins pÃĒle et non moins sombre, l'attendait. Les deux hommes n'ÃĐchangÃĻrent que deux mots. --Morte? demanda Danton. --Oui, rÃĐpondit MÃĐrey. --La clef? --La voilà. Et Danton sortit comme un fou des Tuileries. Il sauta dans une des voitures qui stationnaient pendant toutes les sÃĐances à la porte des Tuileries, mit un assignat de dix francs dans la main du cocher, en lui disant: --Ventre à terre! passage du Commerce. Le cocher fouetta ses chevaux, qui partirent aussi vite que peuvent partir deux chevaux de fiacre. Au pont Neuf, un embarras de voitures arrÊta le fiacre; Danton passa sa tÊte bouleversÃĐe par la portiÃĻre et cria: --Place! Un cabriolet avait engagÃĐ sa roue avec une charrette. Le cocher du cabriolet tirait de son cÃītÃĐ, le charretier tirait du sien. --Place! cela t'est aisÃĐ Ã  dire, fit le cocher du cabriolet. Fais-toi faire place toi-mÊme, si tu peux. Le conducteur de la charrette tirait avec cet entÊtement plein de malveillance du conducteur des grosses voitures qui savent que les petites ne peuvent rien contre elles. AttelÃĐ de deux chevaux, il continuait de marcher et traÃŪnait à reculons le cabriolet et son cheval. Danton jeta un regard sur la physionomie sournoisement riante de cet homme et vit qu'il ÃĐtait inutile de lui rien demander. Il ouvrit la portiÃĻre, sauta à bas de son fiacre, s'approcha, passa une ÃĐpaule sous l'arriÃĻre de la charrette, et d'un violent effort la jeta sur le cÃītÃĐ. Puis il remonta dans sa voiture en criant au cocher: --Passe, maintenant. AprÃĻs une pareille preuve de force, Danton pensait bien que personne ne se mettrait plus sur sa route; aussi les autres voitures s'ÃĐcartÃĻrent-elles en une seconde, et cinq minutes aprÃĻs Danton ÃĐtait à la porte de la triste maison. Là, il sauta à terre, monta rapidement les deux ÃĐtages; mais, arrivÃĐ Ã  la porte, il s'arrÊta tout tremblant. Il n'osait sonner. Enfin il tira le cordon et la sonnette retentit. Des pas alourdis s'approchaient de la porte. --C'est ma mÃĻre, murmura-t-il. Et, en effet, la porte s'ouvrit, et Mme Danton, vÊtue de deuil, parut sur le seuil. Les deux enfants, en deuil comme la grand-mÃĻre, ÃĐtaient venus voir curieusement qui sonnait. --Mon fils! murmura la vieille. --Papa! balbutiÃĻrent les enfants. Mais Danton ne parut voir ni les uns ni les autres; il entra sans dire une parole, ouvrit toutes les portes, comme s'il espÃĐrait dans chaque chambre retrouver celle qu'il avait perdue. Puis, le dernier cabinet ouvert, il se jeta tout ÃĐperdu dans la chambre à coucher, enveloppa de ses bras les oreillers sur lesquels elle avait rendu le dernier soupir, et les baisa convulsivement avec des cris et des larmes. La vieille mÃĻre profita de ce moment oÃđ son cœur semblait se fondre pour pousser les enfants dans ses bras. Il les prit, les pressa contre sa poitrine. --Ah! dit-il, qu'elle a dÃŧ avoir de peine à vous quitter. Puis il tendit la main à sa mÃĻre, l'attira à lui et appuya un baiser sur chacune de ses joues flÃĐtries. --Et maintenant, dit-il, qu'on me laisse seul. --Comment, seul? s'ÃĐcria Mme Danton. --Ma mÃĻre, dit-il, il y a une voiture à la porte; montez dedans avec les enfants, conduisez-les chez Camille, laissez-les et restez vous-mÊmes avec Lucile, et envoyez-moi Camille, il faut que je lui parle à l'instant mÊme; voici un second assignat de dix francs que vous donnerez au cocher pour qu'il reste à ma disposition. Dix minutes aprÃĻs, Camille accourait se jeter dans les bras de Danton. --Il faut, lui dit celui-ci, que tu te fasses reconnaÃŪtre du commissaire de police du quartier, que tu ailles avec lui jusqu'au cimetiÃĻre Montparnasse. Le corps de ma femme est dÃĐposÃĐ dans un caveau provisoire; le commissaire de police t'autorisera à mettre la biÃĻre dans le fiacre; tu me la rapporteras; je veux revoir encore une fois celle que j'ai tant aimÃĐe. Camille ne fit pas une observation, il obÃĐit. Camille se nomma et nomma Danton. Le nom de celui-ci inspirait une si grande terreur, que le commissaire ne chercha pas mÊme à discuter; il monta en fiacre avec Camille Desmoulins, se rendit au cimetiÃĻre Montparnasse, alla au caveau provisoire, se fit remettre la biÃĻre, que deux fossoyeurs portÃĻrent dans le fiacre. Danton entendit le roulement de la voiture qui s'arrÊtait devant la porte; il descendit ou plutÃīt se prÃĐcipita dans les escaliers, remercia Camille et le commissaire, qui avait voulu s'assurer qu'il venait bien au nom de Danton. Camille voulut faire signe à deux commissionnaires qui jouaient aux cartes sur une borne; mais Danton l'arrÊta, fit ses remerciements au magistrat, chargea l'objet sur ses ÃĐpaules et le monta au second ÃĐtage. Une grande table avait ÃĐtÃĐ prÃĐparÃĐe dans la chambre à coucher de Mme Danton; il posa la biÃĻre dessus. Puis, se tournant vers Camille, il lui tendit la main. --Je veux Être seul! dit-il. --Et si je ne voulais pas te laisser seul, moi? --Je te rÃĐpÃĐterais: _Je veux Être seul_. Et il prononça ces paroles avec une telle ÃĐnergie, que Camille vit bien qu'il n'y avait pas d'observations à lui faire. Il sortit. RestÃĐ seul en face de la biÃĻre, Danton tira de sa poche la clef que lui avait remise le docteur, lui fit faire un double tour dans la serrure; puis, avant d'oser lever le couvercle, il attendit un instant. La morte ÃĐtait enveloppÃĐe dans son suaire. Danton en ÃĐcarta les plis. Alors on dit qu'il enveloppa le corps de ses deux bras, l'arracha à la biÃĻre, et, l'emportant sur le lit oÃđ elle ÃĐtait morte, essaya de la faire revivre dans un funÃĻbre et sacrilÃĻge embrassement. XLVI _Surge, carnifex_ Ainsi, aprÃĻs une lutte de sept mois, aprÃĻs deux grandes batailles gagnÃĐes, Paris se retrouvait dans la mÊme situation qu'en aoÃŧt 1792. Comme en avril 1792, Danton venait de faire un appel au patriotisme des enfants de Paris. Comme en 1792, Marat criait, ayant un ÃĐcho dans la Montagne, qu'il fallait abattre la contre-rÃĐvolution et surtout ne pas laisser derriÃĻre soi d'ennemis. Paris fut admirable. D'autant plus admirable que cette fois il n'y avait plus d'enthousiasme--non, l'enthousiasme avait ÃĐtÃĐ noyÃĐ dans le sang de Septembre--, mais seulement du dÃĐvouement. Le faubourg envoya une garde à la Convention, et en deux jours fit trois ou quatre mille volontaires qu'il arma et ÃĐquipa. Les halles furent sublimes: une seule section, celle de la halle au blÃĐ, donna mille volontaires. Ils dÃĐfilÃĻrent à l'AssemblÃĐe, muets, sombres, la tÊte inclinÃĐe en avant par l'habitude de porter des sacs sur leur tÊte. Ils quittÃĻrent tout, leur mÃĐtier, leur femme et leurs enfants, mÃĐritant par le cœur comme par le titre qu'ils s'ÃĐtaient donnÃĐ eux-mÊmes de _Forts pour la patrie_. Le soir, il y eut aux halles repas lacÃĐdÃĐmonien; chacun apporta ce qu'il avait; ceux-là le pain, ceux-ci le vin, ceux-ci la viande et le poisson; ceux qui arrivÃĻrent les mains vides se mirent à table comme les autres, et comme les autres mangÃĻrent. Un cri unanime de ÂŦVive la nation!Âŧ se fit entendre; puis on se sÃĐpara; chacun avait ses adieux à faire, on partait le lendemain. Maintenant, toutes ces nouvelles, qui accablaient les girondins puisqu'elles venaient à la suite d'un ministÃĻre girondin, par les fautes d'un gÃĐnÃĐral girondin et par la rÃĐvolte d'une ville girondine, donnaient prise sÃĐrieuse aux meneurs rÃĐvolutionnaires, c'est-à-dire à leurs ennemis rÃĐunis: Montagne, Commune, jacobins, cordeliers, faubourgs. Les girondins, presque tous avocats, nous l'avons dit, prÊchaient la soumission à la loi. Ils disaient: ÂŦTombons, mais lÃĐgalement.Âŧ Ils oubliaient que les lois dont ils voulaient mourir victimes ÃĐtaient des lois faites en 91 et 92, c'est-à-dire pour une ÃĐpoque de monarchie constitutionnelle et non pour une ÃĐpoque de rÃĐvolution. La loi qu'ils invoquaient ÃĐtait tout simplement le suicide de la RÃĐpublique. Il y avait un moyen d'obvier à tout, c'ÃĐtait de tirer du sein de la Convention mÊme un tribunal qui concentrerait tous les pouvoirs dans ses mains, et qui prendrait le titre du _tribunal rÃĐvolutionnaire_. Pour lui, il n'y aurait d'autre loi que la loi du salut public. Par lui, l'influence des girondins s'appuyant sur la loi ancienne ÃĐtait neutralisÃĐe. C'ÃĐtait à eux de se soumettre à la _loi nouvelle_. S'ils voulaient rÃĐsister, on les briserait. Et c'est ce que ne voulait pas encore la Convention. La Convention sentait parfaitement combien l'affaiblirait la mort d'hommes ÃĐloquents, honnÊtes, dÃĐvouÃĐs à la RÃĐpublique, ayant un immense parti, et dont le seul crime ÃĐtait l'hÃĐsitation à mettre le pied dans le sang. Mais il y a dans tous les partis des enfants perdus qui veulent à quelque prix que ce soit le triomphe de leur idÃĐe; les enfants perdus de la RÃĐvolution se rÃĐunissaient à l'ÉvÊchÃĐ et y formaient une sociÃĐtÃĐ rÃĐguliÃĻre qui n'ÃĐtait pas reconnue par la grande sociÃĐtÃĐ jacobine. Cette sociÃĐtÃĐ avait trois chefs: l'Espagnol Guzman; Tallien, ancien scribe de procureur; Collot-d'Herbois, ex-comÃĐdien. Les chefs secondaires ÃĐtaient un jeune homme nommÃĐ Varlet, qui avait hÃĒte de tuer; Fournier, l'Auvergnat, ancien planteur, ne connaissant que le fouet et le bÃĒton, et cÃĐlÃĻbre dans les massacres d'Avignon; le Polonais Lazouski, hÃĐros du 10-AoÃŧt et qui ÃĐtait l'idole du faubourg Saint-Antoine. Les six conjurÃĐs--on peut donner le nom de conjuration à un pareil projet--se rÃĐunirent au cafÃĐ Corazza et dÃĐcidÃĻrent de profiter du trouble dans lequel ÃĐtait Paris pour y soulever une ÃĐmeute. Il s'agissait tout simplement, au milieu de l'ÃĐmeute, de faire marcher une section sur le club des Jacobins et l'autre sur la Commune. Cette derniÃĻre section, accusant la Convention de laisser ÃĐchapper le pouvoir à ses mains dÃĐbiles, forcerait la Commune de le prendre. La Commune, ayant des pouvoirs dictatoriaux, ÃĐpurerait alors la Convention; les girondins seraient alors expulsÃĐs par l'AssemblÃĐe elle-mÊme, ou, si elle refusait, ils seraient tuÃĐs pendant le tumulte. Danton, prÃĐoccupÃĐ de la mort de sa femme, n'y mettrait aucun obstacle; Robespierre, qui à toute occasion invectivait la Gironde, à coup sÃŧr laisserait faire. Les girondins eux-mÊmes fournissaient des armes contre eux. Dans leur bonne intention, et pour rassurer Paris, leurs journaux, dirigÃĐs par Gorsas et FiÃĐvÃĐe, disaient que LiÃĐge ÃĐtait ÃĐvacuÃĐe, mais n'ÃĐtait pas prise, et que, en tout cas, l'ennemi n'oserait se hasarder en Belgique. Et en mÊme temps les LiÃĐgeois, dÃĐmenti vivant, arrivaient à moitiÃĐ nus, les pieds meurtris de la route, traÃŪnant leurs femmes par les bras, portant leurs enfants sur leurs ÃĐpaules, mourant de faim, invoquant la loyautÃĐ de la France, et à son dÃĐfaut la vengeance de Dieu. Le nouveau maire de la Commune et son rapporteur, prÃĐvoyant ce qui allait se passer, et voulant soustraire le pouvoir auquel ils appartenaient à cette responsabilitÃĐ dont ils ÃĐtaient menacÃĐs d'ÃĐpurer la Convention, se prÃĐsentÃĻrent le 10 au matin à l'AssemblÃĐe. Ils demandÃĻrent des secours pour les familles de ceux qui partaient, mais ils demandaient surtout un tribunal rÃĐvolutionnaire pour juger les mauvais citoyens. Puis des volontaires apparurent à leur tour pour faire leurs adieux à la Convention. --PÃĻres de la patrie, disaient-ils, n'oubliez pas que nous allons mourir, et que nous vous laissons nos enfants. La harangue ÃĐtait courte et digne de Spartiates. Mais implicitement, pour le salut de ces enfants laissÃĐs à la Convention, elle rÃĐclamait un tribunal rÃĐvolutionnaire. Alors Carnot se leva, Carnot que l'on nomma plus tard l'organisateur de la victoire. --Citoyens, dit-il aux volontaires, vous n'irez pas seuls à la frontiÃĻre, nous irons avec vous, nous vaincrons avec vous ou nous mourrons avec vous. Et l'AssemblÃĐe, à l'unanimitÃĐ, dÃĐcida que quatre-vingt-deux membres de la Convention se transporteraient aux armÃĐes. Des dÃĐputÃĐs avaient ÃĐtÃĐ chargÃĐs de visiter les sections; ils revinrent en disant que toutes insistaient pour la crÃĐation d'un tribunal rÃĐvolutionnaire. Jean Bon Saint-AndrÃĐ se leva, appuyant la demande, qui paraissait commandÃĐe par la volontÃĐ gÃĐnÃĐrale. Pendant ce temps, Levasseur rÃĐdigeait la proposition. Deux hommes doux et bons qui ignoraient quel instrument de mort ils bÃĒtissaient! Jean Bon Saint-AndrÃĐ, un pasteur protestant qui nous improvisa une marine, la lança à la mer, se fit marin, de prÊtre qu'il ÃĐtait, et nous lÃĐgua, aprÃĻs le fatal combat du 1er juin 1794, la consolante lÃĐgende du _Vengeur_, qui n'est pas encore, mais qui deviendra un jour de l'histoire. Levasseur, un mÃĐdecin qui, envoyÃĐ Ã  une armÃĐe en pleine rÃĐvolte, arrÊta et soumit la rÃĐvolte d'un mot. Le tribunal rÃĐvolutionnaire fut votÃĐ en principe, mais on en remit à plus tard l'organisation. En ce moment, et au milieu du tumulte, Danton, qui depuis trois jours n'ÃĐtait pas venu à l'AssemblÃĐe, parut. Danton, c'est-à-dire l'ombre de Danton! Danton, les genoux tremblants, les joues pendantes, les yeux rougis par les larmes, les cheveux blanchis aux tempes, encore livide de son contact avec la mort. Il monta lentement et lourdement à la tribune. On eÃŧt dit qu'il sentait peser sur lui, sur sa douleur et sur les suites qu'elle avait eues, les regards de toute l'AssemblÃĐe. Les regards de la Gironde surtout l'enveloppaient. Ce grand parti et ceux qui s'y ÃĐtaient rattachÃĐs comprenaient que cet homme qui montait à la tribune, que cet homme qu'ils avaient flÃĐtri du nom de septembriseur, que cet homme dont ils avaient refusÃĐ l'alliance, portait en lui leur salut ou leur mort. On sentait qu'à la terreur qui pesait dÃĐjà sur l'AssemblÃĐe, Danton apportait un supplÃĐment de terreur. --Vous avez, dit-il d'une voix rauque, votÃĐ _en principe_ l'existence future du tribunal rÃĐvolutionnaire, vous n'en avez pas dÃĐcrÃĐtÃĐ l'_organisation_. Quand sera-t-il organisÃĐ? quand fonctionnera-t-il? et quand satisfaction contre les traÃŪtres sera-t-elle donnÃĐe au peuple? Avec les obstacles que nous rencontrons dans cette AssemblÃĐe mÊme, nul ne le sait. Puis, avec un sourire terrible: --Parlons donc d'autre chose, dit-il. Je vous rappellerai, continua-t-il, qu'en septembre on sauva les prisonniers pour dettes, en ouvrant les prisons la veille du massacre. Eh bien! aujourd'hui, je ne dis pas que les circonstances soient les mÊmes, mais il est toujours temps d'accomplir une œuvre juste. Aujourd'hui, consacrÃĐ est ce principe que nul ne peut Être privÃĐ de sa libertÃĐ que pour avoir forfait à la sociÃĐtÃĐ: plus de prisonniers pour dettes, plus de contrainte par corps; abolissons ces vieux restes de la loi romaine des douze tables et du servage du Moyen Âge; abolissons enfin la tyrannie de la richesse sur la misÃĻre; que les propriÃĐtaires ne s'alarment point, ils n'ont rien à craindre: respectez la misÃĻre, elle respectera l'opulence. L'AssemblÃĐe frÃĐmit. L'homme du 2 septembre annonçait-il un 12 mars? En tout cas, elle comprit le sens et la portÃĐe de la nouvelle loi qu'on lui demandait; elle se leva avec empressement, et, à l'unanimitÃĐ, elle vota l'abolition de la contrainte par corps. --Ce n'est pas assez, ajouta Danton; ordonnez que les prisonniers de cette catÃĐgorie soient ÃĐlargis à l'instant mÊme. Et l'ÃĐlargissement immÃĐdiat fut votÃĐ. Puis Danton se rassit, ou plutÃīt retomba sur son banc, dans le muet silence de la mort. En ce moment, un homme assis au banc des girondins dÃĐchira une feuille de ses tablettes, ÃĐcrivit dessus ces deux mots de MÃĐcÃĻne à Octave: ÂŦ_Surge, carnifex!_ LÃĻve-toi, bourreau!Âŧ Et il signa: _Jacques MÃĐrey_. Danton, auquel un huissier remit la feuille dÃĐchirÃĐe des tablettes du docteur, tourna lentement un regard atone de son cÃītÃĐ. Jacques MÃĐrey se leva, et, comme le commandeur à don Juan, il fit signe à Danton de le suivre. Danton le suivit. Jacques MÃĐrey prit le corridor, ouvrit ce cabinet du secrÃĐtaire de l'AssemblÃĐe oÃđ il avait dÃĐjà eu une confÃĐrence avec Danton, et attendit celui-ci. Danton apparut un instant aprÃĻs lui à la porte. --Ferme cette porte et viens, dit MÃĐrey. Danton obÃĐit. --Au nom du dernier soupir de ta femme, que j'ai reçu, dit Jacques MÃĐrey, oÃđ veux-tu en venir, malheureux? --À vous sauver tous, dit Danton d'une voix sourde, et cela malgrÃĐ vous-mÊmes, qui voulez vous perdre. --Étrange maniÃĻre de t'y prendre! dit MÃĐrey avec ironie. --On voit bien que tu n'as pas ÃĐtÃĐ ministre de la Justice et que tu ne sais pas ce qui se passe. Je vais te le dire en deux mots, puis je rentrerai pour faire un dernier effort en votre faveur. TÃĒchez d'en profiter. --Parle! reprit Jacques MÃĐrey. --Commençons par la province, dit Danton--ça ne sera pas long, sois tranquille--, et finissons par Paris. Tu sais que Lyon est rÃĐvoltÃĐ. La Convention n'avait pas une armÃĐe à envoyer à Lyon. La Convention a fait ce qu'eÃŧt fait Sparte: elle a envoyÃĐ un citoyen hÃĐroÃŊque, un cœur intrÃĐpide, un homme que le sang n'effraye pas, car tous les jours depuis vingt ans il se lave les mains dans le sang, le boucher Legendre. Il a parlÃĐ comme s'il avait eu une armÃĐe de cent mille hommes derriÃĻre lui. On lui a prÃĐsentÃĐ une pÃĐtition factieuse, il l'a mise en morceaux et l'a lancÃĐe à la tÊte de ceux qui la lui prÃĐsentaient. Âŧ--Et si nous t'en faisions autant que tu viens d'en faire à notre pÃĐtition! s'ÃĐcria un des factieux. Âŧ--Faites! a-t-il rÃĐpondu. Coupez mon corps en quatre-vingt-quatre morceaux et envoyez les morceaux aux quatre-vingt-quatre dÃĐpartements; chacun d'eux m'ÃĐlÃĻvera une tombe et chacun d'eux vouera mes assassins à l'infamie. ÂŧQu'est devenu Legendre? Nous n'en savons rien! assassinÃĐ probablement. Et sais-tu sous quel nom et sous quelle banniÃĻre ses Lyonnais se sont rÃĐvoltÃĐs? Sous le nom de _girondins_, sous la banniÃĻre de la _Gironde_. Le bataillon des Fils de famille, _tous girondins_, s'est emparÃĐ de l'Arsenal, de la poudre, des canons; peut-Être, à cette heure, les Sardes occupent-ils la seconde capitale de la France et le drapeau blanc flotte-t-il sur la place des Terreaux! ÂŧSais-tu ce qui se passe en Bretagne et en VendÃĐe? La Bretagne et la VendÃĐe sont en pleine rÃĐvolte; pendant que l'Autrichien nous met la pointe de l'ÃĐpÃĐe sur la poitrine, la VendÃĐe nous met le poignard dans le dos. Là, du moins, ils ne se font pas passer pour girondins. ÂŧMais votre gÃĐnÃĐral girondin trahit en Belgique, lui; nous avons à craindre non seulement la retraite mais l'anÃĐantissement de l'armÃĐe; il ne nous y resterait ni un seul homme ni une seule ville, si Cobourg y avait lancÃĐ ses hussards et avait su profiter de l'irrigation des Belges, qui seraient tombÃĐs sur nos fugitifs et les eussent anÃĐantis. Et cependant ce Dumouriez, il faut que nous le gardions jusqu'à ce qu'il nous perde, ou que nous nous sauvions en le perdant. ÂŧMaintenant, à Paris, voilà ce qui s'y passe. Les membres du club de l'ÉvÊchÃĐ ont dÃĐcrÃĐtÃĐ la mort de vingt-deux d'entre vous. Ces vingt-deux-là seront assassinÃĐs sur leurs bancs à la Chambre; le reste du parti sera emprisonnÃĐ Ã  l'Abbaye, et on renouvellera sur lui la justice anonyme de Septembre. ÂŧVeux-tu savoir ce qu'a dit Marat ce matin avant de venir à l'AssemblÃĐe? "On nous appelle buveurs de sang, a-t-il dit, eh bien! mÃĐritons ce nom en buvant le sang des ennemis. La mort des tyrans est la derniÃĻre raison des esclaves. CÃĐsar fut assassinÃĐ en plein sÃĐnat; traitons de mÊme les reprÃĐsentants infidÃĻles à la patrie, et immolons-les sur leurs bancs, thÃĐÃĒtres de leurs crimes." ÂŧAlors Mamin, le mÊme qui a portÃĐ la tÊte de la princesse de Lamballe pendant toute une journÃĐe au bout d'une pique, Mamin s'est proposÃĐ, lui et quarante de ses ÃĐgorgeurs, pour vous assassiner tous cette nuit à domicile. ÂŧHÃĐbert a appuyÃĐ. "La mort sans bruit, donnÃĐe dans les tÃĐnÃĻbres, a-t-il dit, vengera la patrie des traÃŪtres et montrera la main du peuple suspendue à toute heure sur la tÊte des conspirateurs." ÂŧEh bien! voilà ce qui a ÃĐtÃĐ dÃĐcidÃĐ: l'assassinat de jour en pleine Convention, ou l'assassinat chez vous, nuitamment, dans vos demeures, comme à la Saint-BarthÃĐlemy. ÂŧDevines-tu maintenant ce que j'ai voulu faire pour vous? En proposant de faire ÃĐlargir les prisonniers pour dettes, j'ai voulu vous faire comprendre que la mort ÃĐtait suspendue au-dessus de vos tÊtes, j'ai voulu vous donner un dernier avis. ÂŧTu as mal interprÃĐtÃĐ mes paroles, tant mieux. Tu me forces à m'expliquer clairement, je m'explique. Je ne veux pas votre mort. Je ne vous aime pas; mais j'aime votre talent, votre patriotisme, tout mal entendu qu'il est; votre honnÊtetÃĐ, tout impolitique qu'elle soit. Rentre, va t'asseoir prÃĻs de tes amis; dis-leur comme venant de toi, comme venant de moi, si tu veux, mais de moi ils se dÃĐfieront, dis-leur, cette nuit, ou de se rÃĐunir en armes pour se dÃĐfendre, ou de ne point coucher chez eux. Demain, demain, il fera jour! Demain, le tribunal rÃĐvolutionnaire sera organisÃĐ, et, si vous Êtes vÃĐritablement des traÃŪtres, c'est à un tribunal que vous rÃĐpondrez de votre trahison.Âŧ MÃĐrey tendit la main à Danton. --Il ne faut pas m'en vouloir, dit-il, j'ai ÃĐtÃĐ trompÃĐ par l'apparence. --T'en vouloir! dit Danton en haussant les ÃĐpaules, pourquoi faire? On a besoin de la haine pour Être Robespierre ou Marat, on n'a pas besoin de la haine pour Être Danton, va. MÃĐrey avait dÃĐjà fait quelques pas vers la porte, quand Danton bondit vers lui. --Ah! dit-il en le serrant dans ses bras et en le prenant sur son cœur à l'ÃĐtouffer. J'oubliais ce que tu as fait pour moi, ami; je ne sais pas ce qui arrivera, mais tu as ta place dans mon cœur. Si tu es obligÃĐ de fuir, viens chez moi, et je rÃĐponds de ta vie, dussÃĐ-je te cacher dans le caveau oÃđ elle est renfermÃĐe! Et, suffoquant au souvenir de sa femme comme un enfant que les larmes ÃĐtouffent, il ÃĐclata en sanglots dans les bras de son ami. XLVII Le tribunal rÃĐvolutionnaire Danton ÃĐtait bien instruit. Pendant qu'il dÃĐvoilait le complot à son ami Jacques MÃĐrey, ce complot s'accomplissait. Ces hommes dont la mission ÃĐtait d'Être à la tÊte de toutes les actions sanglantes, ce flot rÃĐvolutionnaire dont la nature ÃĐtait de dÃĐborder sans cesse, à qui tout ce qui tendait à fixer la RÃĐvolution ÃĐtait insupportable, tous ces hommes, las du nom d'assassins que Vergniaud et ses amis leur lançaient sans cesse du haut de la tribune, s'ÃĐtaient mis en mouvement; ils avaient couru à la section des Gravilliers. Elle ÃĐtait peu nombreuse; ceux qui ÃĐtaient prÃĐsents, brisÃĐs de fatigue, dormaient. --Nous venons, dirent les conspirateurs, au nom des jacobins; les jacobins veulent une insurrection, et que la Commune saisisse la souverainetÃĐ, qu'elle ÃĐpure la Convention. Mais la section des Gravilliers ÃĐtait dans la main du prÊtre assermentÃĐ Jacques Roux, celui qu'on avait prÃĐsentÃĐ Ã  Louis XVI pour l'accompagner à l'ÃĐchafaud et qu'il avait refusÃĐ. Il flaira un crime sous cette proposition; il rÃĐpondit que le peuple ÃĐtait assemblÃĐ dans un repas civique et que c'ÃĐtait au peuple qu'il fallait s'adresser. Éconduits, ils s'ÃĐloignÃĻrent. Puis ils s'adressÃĻrent à la section des Quatre-Nations, rÃĐunie à l'Abbaye, firent le mÊme mensonge, obtinrent l'adhÃĐsion de quelques membres, qui se joignirent à eux. ArmÃĐs de cette adhÃĐsion, ils se rendirent au repas civique qui s'ÃĐtendait de l'HÃītel de Ville jusqu'aux halles. On proposa à tous les convives, dÃĐjà un peu ÃĐchauffÃĐs par le vin, d'aller fraterniser avec les jacobins. La proposition fut acceptÃĐe. Pendant qu'ils se mettaient en marche, Jacques MÃĐrey rentrait dans la salle, laissant à Danton restÃĐ derriÃĻre lui le temps de se calmer. Assis à gauche de Vergniaud, il lui communiqua l'avis de Danton tendant à leur faire quitter la salle. Vergniaud le communiqua aux autres girondins. Pas un ne bougea. Danton rentra à son tour. Cette figure bouleversÃĐe ÃĐtait mobile comme l'ouragan. Chacun interprÃĐta à sa guise la dÃĐcomposition de ses traits, sa pÃĒleur mortelle, ses soupirs profonds, qui semblaient prÊts à faire ÃĐclater sa poitrine. On venait de lire la lettre de Dumouriez; Robespierre ÃĐtait à la tribune, et, contre toute attente, il disait: --Je ne rÃĐponds pas de lui, mais j'ai encore confiance en lui. Puis, comme il ne pouvait monter à la tribune sans accuser, il ajouta que le moment demandait un pouvoir unique, secret, rapide, une vigoureuse action gouvernementale. Puis il accusa la Gironde, comme toujours, revenant à son ÃĐternel refrain, disant que depuis trois mois Dumouriez demandait à envahir la Hollande, et que depuis trois mois les girondins l'en empÊchaient. Danton ÃĐtait restÃĐ debout prÃĻs de la porte, l'œil fixÃĐ sur les girondins, qui, impassibles sur leurs bancs, malgrÃĐ l'avis donnÃĐ, ÃĐtaient restÃĐs pour faire face à la mort. À cette nouvelle accusation de Robespierre, Danton tressaillit. --La parole aprÃĻs toi! cria-t-il à Robespierre. --Tout de suite, rÃĐpondit celui-ci, j'ai fini. Et, tandis qu'il descendait les marches de la tribune d'un cÃītÃĐ, Danton les montait de l'autre. Il suivit des yeux Robespierre jusqu'à ce que celui-ci eÃŧt regagnÃĐ sa place entre Cambon et Saint-Just. --Tout ce que tu viens de dire est vrai, fit-il; mais il ne s'agit point ici d'examiner les causes de nos dÃĐsastres, il s'agit d'y porter remÃĻde. Quand l'ÃĐdifice est en feu, je ne m'occupe pas des fripons qui enlÃĻvent les meubles, j'ÃĐteins l'incendie. Nous n'avons pas un moment à perdre pour sauver la RÃĐpublique. Voulons-nous Être libres? Agissons. Si nous ne le voulons plus, pÃĐrissons! car nous l'avons tous jurÃĐ. Mais non, vous achÃĻverez ce que nous avons commencÃĐ. Marchons! Prenons la Hollande, et Carthage est dÃĐtruite. L'Angleterre ne vivra que pour la libertÃĐ! Le parti de la libertÃĐ n'est pas mort en Angleterre. Tendez la main à tous ceux qui appellent la dÃĐlivrance: la patrie est sauvÃĐe, et le monde est libre. Faites partir vos commissaires; qu'ils partent ce soir, qu'ils partent cette nuit; qu'ils disent à la classe opulente: ÂŦIl faut que l'aristocratie de l'Europe succombe sous nos efforts, paye notre dette ou que vous la payiez; le peuple n'a que du sang et le prodigue; allons, misÃĐrables riches, dÃĐgorgez vos richesses!Âŧ Des applaudissements auxquels se mÊlÃĻrent malgrÃĐ eux ceux des girondins lui coupÃĻrent la parole. Danton interrompit d'un geste impatient les applaudissements qui l'empÊchaient de continuer, et, comme si l'avenir lui apparaissait, il continua avec un visage rayonnant: --Voyez, citoyens, les belles destinÃĐes qui vous attendent! Quoi, quand vous avez une nation entiÃĻre pour levier, l'horizon pour point d'appui, vous n'avez pas encore bouleversÃĐ le monde? Les applaudissements l'interrompirent de nouveau. Mais lui, toujours impatient d'Être enrayÃĐ dans sa route, sans leur donner le temps de s'ÃĐteindre, continua: --Je sais bien qu'il faut pour cela du caractÃĻre, et vous en avez manquÃĐ tous; je mets de cÃītÃĐ toutes les passions, elles me sont toutes parfaitement ÃĐtrangÃĻres, exceptÃĐ celle du bien public. Dans des circonstances plus difficiles, quand l'ennemi ÃĐtait aux portes de Paris, j'ai dit à ceux qui gouvernaient alors: ÂŦVos discussions sont misÃĐrables; je ne connais que l'ennemi, battons l'ennemi. Vous qui me fatiguez de vos contestations particuliÃĻres, au lieu de vous occuper du salut public, je vous rÃĐpudie tous comme traÃŪtres à la patrie: Je vous mets tous sur la mÊme ligne. Attaquez-moi à votre tour, calomniez-moi à votre tour; que m'importe ma rÃĐputation! que la France soit libre, et que mon nom soit flÃĐtri!Âŧ À ce cri de Danton, qui rÃĐvÃĐlait toute sa pensÃĐe, qui expliquait Septembre et le fardeau sanglant dont il s'ÃĐtait chargÃĐ, il n'y eut qu'un cri d'admiration dans toute la salle. C'ÃĐtait le propre de cet homme d'exciter tous les sentiments extrÊmes: haine, terreur, enthousiasme. Et cependant la Convention hÃĐsitait encore. Mais un lÃĐgiste estimÃĐ, dÃĐputÃĐ de Montpellier, qui fut plus tard rapporteur du Code civil, plus tard second consul, plus tard enfin archichancelier de l'empire, le doux et calme CambacÃĐrÃĻs, se leva, et, de sa place, dit sans emportement: --Il faut, sÃĐance tenante, dÃĐcrÃĐter l'organisation d'un tribunal rÃĐvolutionnaire; il faut que tous les pouvoirs vous soient confiÃĐs, citoyens reprÃĐsentants, car vous devez les exercer tous; plus de sÃĐparation entre le corps dÃĐlibÃĐrant et le corps qui exÃĐcute. En ce moment, un homme vint dire quelques mots tout bas à l'oreille de Danton; et comme il voyait que beaucoup de membres, trouvant la sÃĐance suffisamment longue, se levaient et voulaient remettre à la nuit le vote et l'organisation du tribunal, de la tribune qu'il avait gardÃĐe: --Je somme, dit-il d'une voix tonnante, tous les bons citoyens de ne pas quitter leur poste! Chacun s'arrÊta à ce commandement: ceux qui avaient fait dÃĐjà quelques pas revinrent à leurs bancs, ceux qui n'avaient fait que se lever se rassirent. Danton ÃĐtendit un long regard sur l'AssemblÃĐe pour s'assurer que chacun ÃĐtait à son poste. --Eh quoi! citoyens, dit-il, vous alliez encore vous sÃĐparer sans prendre les grandes mesures qu'exige le salut de la RÃĐpublique! Vous ne savez donc pas combien il est important de prendre des dÃĐcisions judiciaires qui punissent les contre-rÃĐvolutionnaires. C'est pour eux que le tribunal que nous rÃĐclamons est nÃĐcessaire, car ce tribunal doit supplÃĐer au tribunal suprÊme de la vengeance, aveugle parfois, qui peut frapper l'innocent pour le coupable, le bon pour le mauvais; l'humanitÃĐ vous ordonne d'Être terribles pour dispenser le peuple d'Être cruel. Organisons-le donc aujourd'hui, sans retard, à l'instant mÊme, non pas bon, cela est impossible, mais le moins mauvais qu'il se pourra, afin que le glaive de la loi pÃĻse sur la tÊte de ses ennemis au lieu du poignard des assassins; et, cette grande œuvre terminÃĐe, je vous rappelle aux armes, aux commissaires que vous devez faire partir, aux ministÃĻres que vous devez organiser. Le moment est venu, soyons prodigues d'hommes et d'argent. Prenez-y garde, citoyens, vous rÃĐpondez au peuple de nos armÃĐes, de son sang, de sa fortune. ÂŧJe demande donc que le tribunal soit organisÃĐ sÃĐance tenante; je demande que la Convention juge mes raisons et mÃĐprise les qualifications injurieuses qu'on ose me donner; pas de retard: ce soir, organisation du tribunal rÃĐvolutionnaire, organisation du pouvoir exÃĐcutif; ce soir, dÃĐpart de vos commissaires. Que la France entiÃĻre se lÃĻve, que vos armÃĐes marchent à l'ennemi; que la Hollande soit envahie, que la Belgique soit libre; que le commerce anglais soit ruinÃĐ; que nos armes partout victorieuses portent aux peuples la dÃĐlivrance et le bonheur qu'ils attendent vainement depuis trois mille ans, et que le monde soit vengÃĐ!Âŧ C'ÃĐtait à cette heure le cœur de la France lui-mÊme qui battait dans la poitrine de Danton. Ses paroles retentissaient pressÃĐes comme les battements du tambour; c'ÃĐtait le pas de charge de la libertÃĐ s'ÃĐlançant à la conquÊte du monde. Il descendit de la tribune soulevÃĐ dans les bras de ses amis; puis il chargea CambacÃĐrÃĻs, auquel il parlait pour la premiÃĻre fois, mais qui ÃĐtait venu lui porter un si utile concours, de veiller sur l'exÃĐcution des mesures qui venaient d'Être votÃĐes d'enthousiasme. Puis il s'ÃĐlança hors de la Convention; le devoir qu'il s'ÃĐtait imposÃĐ dans cette journÃĐe terrible l'appelait ailleurs. Cet homme qui ÃĐtait venu lui parler tout bas ÃĐtait venu lui dire: --On propose en ce moment aux jacobins l'ÃĐgorgement de la Gironde. Voilà ce qui se passait: Nous avons laissÃĐ les conspirateurs de l'ÉvÊchÃĐ, aprÃĻs avoir entraÃŪnÃĐ Ã  leur suite quelques membres de la section des Quatre-Nations, proposant aux convives du repas civique d'aller fraterniser avec les jacobins. La proposition acceptÃĐe, on suivit la rue Saint-HonorÃĐ avec des chants patriotiques et les cris de: ÂŦVaincre ou mourir!Âŧ Ce fut ainsi qu'ils entrÃĻrent aux Jacobins, beaucoup à moitiÃĐ ivres, quelques-uns le sabre à la main. Un volontaire du Midi s'avança alors au milieu de la salle, et, dans un patois à peine intelligible: --Citoyens, dit-il, je demande à faire une motion. La patrie ne peut Être sauvÃĐe que par l'ÃĐgorgement des traÃŪtres. Cette fois il faut faire maison nette: tuer les ministres perfides, les reprÃĐsentants infidÃĻles. À ces mots, une femme qui ÃĐcoutait des tribunes descendit rapidement l'escalier qui conduisait à la porte du club, et allant sur les premiÃĻres marches de celui qui remontait à la rue, elle heurta un homme qui se prÃĐcipitait dans le club. Deux noms s'ÃĐchangÃĻrent: --Danton! s'ÃĐcria cette femme. --LodoÃŊska! murmura Danton. Mais il ne s'arrÊta point, il ne lui adressa point la parole. Elle, de son cÃītÃĐ, s'enfuit comme plus ÃĐpouvantÃĐe qu'auparavant. Danton comprit pourquoi cette femme fuyait. C'ÃĐtait la maÃŪtresse de Louvet, c'ÃĐtait celle dont il avait mis le nom et tracÃĐ le portrait dans son roman de _Faublas_, c'ÃĐtait celle enfin qui, compagne de sa fuite et de son exil, devait, essayant de le suivre jusque dans la tombe, boire à l'heure de sa mort les six potions d'opium que le malade devait boire en six nuits. La dose ÃĐtait trop forte, l'estomac de la femme dÃĐvouÃĐe ne put la supporter; elle la rejeta et fut sauvÃĐe malgrÃĐ elle. Danton avait compris. On dÃĐcrÃĐtait la mort des girondins; LodoÃŊska, prÃĐsente, se sauvait pour annoncer à son amant et à ses amis le complot qui s'organisait contre eux et que lui-mÊme avait dÃĐcouvert à Jacques. En le voyant, la terreur de la pauvre femme s'ÃĐtait augmentÃĐe; elle croyait Danton l'ennemi de la Gironde. Danton, au contraire, qui faisait en ce moment tout ce qu'il pouvait pour se rapprocher d'elle, venait pour sauver les girondins. Il se prÃĐcipita dans la salle. Un cri d'ÃĐtonnement sortit de toutes les bouches. Le cordelier Danton chez le jacobin Robespierre! le chasseur entrait dans l'antre du tigre. Mais lui, l'athlÃĻte au bras puissant et à la voix tonnante, eut bientÃīt ÃĐcartÃĐ ceux qui s'opposaient à son entrÃĐe et fait taire ceux qui ne voulaient point qu'il parlÃĒt. Une fois à la tribune, il ÃĐtait maÃŪtre de l'assemblÃĐe. Alors il expliqua à tous ces hommes qu'en voulant sauver la patrie ils allaient la perdre; que ce n'ÃĐtait pas par des assassinats et des ÃĐgorgements qu'on rÃĐtablissait la tranquillitÃĐ et la confiance publiques; que ce n'ÃĐtait point des martyrs qu'il fallait faire, mais des coupables qu'il fallait frapper; il leur annonça qu'un tribunal rÃĐvolutionnaire venait d'Être votÃĐ; qu'à ce tribunal seul dÃĐsormais appartiendrait la connaissance des dÃĐlits politiques. Puis l'habile orateur, aprÃĻs quelques louanges à leur patriotisme, aprÃĻs une excitation de rejoindre promptement l'armÃĐe, aprÃĻs le serment fait par lui, Danton, eux partis, de veiller sur la RÃĐpublique, il les convia à aller fraterniser aux cordeliers, oÃđ Camille Desmoulins, prÃĐvenu, les attendait. Et eux, changÃĐs tout à coup: --Il a raison, dirent-ils. Vive la Nation! Et ils s'ÃĐloignÃĻrent pour aller fraterniser avec les cordeliers. En un seul bond, Danton fut des jacobins à la Convention, de la rue Saint-HonorÃĐ aux Tuileries. Personne ne s'ÃĐtait aperçu de son absence. Pas un girondin ne s'ÃĐtait levÃĐ de son banc. On votait l'organisation du tribunal rÃĐvolutionnaire. Voici ce qu'on dÃĐcrÃĐtait, ce que dÃĐcrÃĐtaient les girondins eux-mÊmes, forgeant la hache qui devait abattre leurs tÊtes: ÂŦNeuf juges nommÃĐs par la Convention jugeront ceux qui lui seront envoyÃĐs par dÃĐcret de la Convention: nulle forme d'instruction; point de jurÃĐs; tous les moyens admis pour former la conviction. ÂŧOn poursuivra non seulement ceux qui prÃĐvariquent dans leurs fonctions, mais ceux qui les dÃĐsertent ou les nÃĐgligent; ceux qui, par leur conduite, leurs paroles ou leurs ÃĐcrits, pourraient ÃĐgarer le peuple; ceux qui, par leurs anciennes places, rappellent les prÃĐrogatives usurpÃĐes par les despotes. ÂŧIl y aura toujours, dans la salle du tribunal, un membre pour recevoir les dÃĐnonciations.Âŧ Les girondins avaient votÃĐ pour le tribunal rÃĐvolutionnaire, mais non point pour une semblable rÃĐdaction, à laquelle se fÃŧt certes opposÃĐ Danton s'il se fÃŧt trouvÃĐ là, puisque Danton, comme eux, devait Être condamnÃĐ par ce tribunal. Ils votÃĻrent contre la rÃĐdaction. La majoritÃĐ l'emporta. --C'est l'inquisition! s'ÃĐcria Vergniaud, et pire que celle de Venise! Et il s'ÃĐlança hors de la Convention, suivi de tous ses amis, qui pour la premiÃĻre fois commençaient à entrevoir la profondeur du gouffre oÃđ on les poussait. XLVIII LodoÃŊska Louvet, que nous avons vu imprudemment ÃĐlevÃĐ par ses amis, logeait dans la rue Saint-HonorÃĐ, à quelques pas seulement du club des jacobins. Sa hardiesse à accuser l'homme populaire par excellence, l'hÃīte du menuisier Duplay, l'incorruptible Robespierre, comme on l'appelait, le dÃĐsignait à la haine du peuple, et il savait que du premier soulÃĻvement il serait la premiÃĻre victime. Aussi sa vie ÃĐtait-elle d'avance celle d'un proscrit. Il ne sortait, mÊme pour aller à la Convention, qu'armÃĐ d'un poignard et de deux pistolets. La nuit, il demandait asile à quelque ami, et ne rentrait que furtivement dans sa propre maison pour visiter la jeune et belle crÃĐature qui s'ÃĐtait dÃĐvouÃĐe à lui. Cette femme, dont l'œil inquiet ÃĐpiait sans cesse, entendit passer avec des vocifÃĐrations et des chants patriotiques cette dÃĐputation qui se rendait aux Jacobins; au milieu de ces vocifÃĐrations, elle entendit les cris de: ÂŦMort aux girondins!Âŧ et, soit prÃĐoccupation, soit rÃĐalitÃĐ, elle crut mÊme entendre celui de: ÂŦMort à Louvet!Âŧ Alors elle descendit, se mÊla aux groupes, pÃĐnÃĐtra dans la salle avec eux, monta aux tribunes pour s'y dissimuler, et là, dans toute son ÃĐtendue, elle entendit la motion d'ÃĐgorger _les traÃŪtres, les ministres perfides et les reprÃĐsentants infidÃĻles_. Pour elle, il n'y avait pas de doute; ce que demandait cette voix, c'ÃĐtait la mort de son amant et de tout le parti dont il ÃĐtait un des chefs. On a vu comment elle s'ÃĐtait ÃĐlancÃĐe hors de la salle, comment elle avait rencontrÃĐ Danton sur la porte, et comment, dans son ignorance du but qui l'amenait, sa fuite n'avait ÃĐtÃĐ que plus prÃĐcipitÃĐe. OÃđ courait-elle? Elle n'en savait rien d'abord elle-mÊme. Ce jour-là, elle n'avait point de rendez-vous pris avec Louvet. Chez qui allait-elle porter la nouvelle terrible? chez Roland? car Roland ÃĐtait l'ÃĒme de la Gironde. Mais la sÃĐvÃĻre Mme Roland, l'inspiratrice de son mari, mÊme pour un danger de mort, consentirait-elle à recevoir chez elle la maÃŪtresse de l'auteur de _Faublas_? Non. Chez Vergniaud? Mais Vergniaud n'ÃĐtait jamais chez lui. Tous ces hommes de la RÃĐvolution, sachant le peu de temps qu'ils avaient à vivre, essayaient de doubler leur existence par l'amour. Vergniaud ne serait pas chez lui; il serait chez Mlle Candeille, la charmante actrice, qui, dans son ÃĐgoÃŊsme, ne laisserait pas sortir son amant, de crainte qu'il lui arrivÃĒt malheur. Chez KervÃĐlagan? Mais sans doute ÃĐtait-il dÃĐjà au faubourg Saint-Marceau, au milieu des fÃĐdÃĐrÃĐs bretons, s'il n'ÃĐtait pas encore parti de Paris. Mais n'ÃĐtait-ce point achever de perdre les girondins que de leur faire chercher un refuge dans les rangs des Bretons, au moment oÃđ la Bretagne se soulevait? Au moment oÃđ, arrÊtÃĐe au coin de la rue de l'Arbre-Sec, elle hÃĐsitait pour savoir si elle continuerait sa route ou franchirait le pont Neuf, elle vit passer prÃĻs d'elle un homme qu'elle crut reconnaÃŪtre pour un des leurs. Il marchait calme et avec l'insouciance de l'homme ou qui ne connaÃŪt pas le danger ou qui le mÃĐprise. Elle alla à lui. --Citoyen, dit-elle, je suis LodoÃŊska, la maÃŪtresse de Louvet; il me semble que je reconnais en vous un girondin, ou tout au moins un ami de la Gironde. Celui auquel elle s'adressait la salua respectueusement. --Vous ne vous trompez pas, madame, lui dit-il, sans partager toutes les opinions de la Gironde, je partagerai probablement son sort. JetÃĐ dans Paris par un grand amour et une grande haine, je me suis assis sur un des bancs de vos amis, espÃĐrant y faire la guerre à la noblesse et ses privilÃĻges, dont j'ÃĐtais victime: je me suis trompÃĐ. La RÃĐpublique est tellement forte, à ce qu'il paraÃŪt, que ses enfants se divisent, et que je n'assiste plus qu'à des rÃĐcriminations de parti, qu'à des accusations de faiblesse ou de trahison. Vous pouvez donc vous fier à moi, madame; mon nom est Jacques MÃĐrey. LodoÃŊska avait entendu prononcer ce nom comme celui d'un mÃĐdecin savant, humanitaire et dÃĐvouÃĐ Ã  la RÃĐpublique. Elle saisit son bras. --Aidez-moi à les sauver, dit-elle, et à vous sauver vous-mÊme. Jacques MÃĐrey secoua la tÊte. --Je crois bien, dit-il, que nous sommes tous perdus. Peu m'importe! à moi qui ne tenais à la vie que par mon amour. Je peux dire cela à vous qui ne vivez que par le vÃītre, madame; mais je n'en suis pas moins tout à vos ordres, si je peux vous aider en quelque chose. --Mais vous ne savez donc pas ce qui se passe, s'ÃĐcria LodoÃŊska. --Oh! si fait! dit Jacques, je suis au courant de tout; je quitte la Convention. --Mais vous ne quittez pas, comme moi, les jacobins, dit LodoÃŊska. Vous ne savez pas que la section des Quatre-Nations et les volontaires de la Halle sont venus au nombre de mille, avec des chants frÃĐnÃĐtiques et des cris fÃĐroces, demander la mort des girondins.--Et tenez, dit-elle, en lui montrant une nouvelle colonne d'hommes du peuple qui s'avançait dans la rue Saint-HonorÃĐ, la plupart armÃĐs de sabres et de piques; et tenez, voilà les bourreaux! Et, en effet, ces hommes, en passant devant LodoÃŊska et Jacques MÃĐrey, laissÃĻrent ÃĐchapper des imprÃĐcations de colÃĻre et des menaces de mort. --Allons chez PÃĐtion, lui dit Jacques MÃĐrey; c'est là que se sont donnÃĐ rendez-vous tous nos amis. PÃĐtion demeurait rue Montorgueil. MÃĐrey et LodoÃŊska franchirent les halles pleines de tumulte et de cris; les femmes, qui croyaient que c'ÃĐtait à la trahison du ministre de la guerre Beurnonville et du gÃĐnÃĐral en chef Dumouriez et des girondins qu'ÃĐtait dÃŧ l'enrÃīlement forcÃĐ des derniers volontaires, ÃĐtaient toutes armÃĐes de couteaux qu'elles agitaient sans nommer personne, mais en demandant la mort des traÃŪtres. Quelques-unes avaient des piques et demandaient à marcher, elle aussi, sur la Convention. --Ah! murmurait LodoÃŊska, et quand on pense que c'est aux hommes du 20 juin, aux hommes du 10 aoÃŧt, aux hommes du 21 septembre, qu'on fait de pareils reproches, n'est-ce point à dÃĐgoÃŧter les martyrs du peuple de mourir pour lui? Ils traversÃĻrent toutes ces halles oÃđ, sur les tables tachÃĐes de vin, restaient des verres à moitiÃĐ vides, et l'on gagna la maison de PÃĐtion. Là, en effet, comme le mot d'ordre en avait ÃĐtÃĐ donnÃĐ aux girondins avant de se sÃĐparer, toute la Gironde ÃĐtait rÃĐunie. En entrant dans la salle de la rÃĐunion, LodoÃŊska aperçut Louvet, courut à lui, lui sauta au cou en criant: --Je t'ai retrouvÃĐ, je ne te quitte plus. Alors, entraÃŪnant son amant dans un angle de la salle, elle laissa à Jacques MÃĐrey le soin de tout expliquer. Alors Jacques MÃĐrey, en omettant seulement sa confÃĐrence avec Danton, raconta comment il avait rencontrÃĐ LodoÃŊska et ajouta ce qu'il avait vu et entendu. Alors la majoritÃĐ des girondins dÃĐcida qu'il ÃĐtait inutile d'aller braver la mort à la Convention; une sÃĐance de nuit ÃĐtait plus dangereuse encore, dans les circonstances oÃđ l'on se trouvait, qu'une sÃĐance de jour, et, on l'a vu, la sÃĐance du jour avait ÃĐtÃĐ plus que tumultueuse. Chacun alors chercha l'asile oÃđ il pourrait passer la nuit. Vergniaud et Jacques MÃĐrey dÃĐclarÃĻrent que rien ne les empÊcherait d'aller à la Convention. Quant à PÃĐtion, au lieu d'aller chercher dehors un asile, aprÃĻs avoir ÃĐcoutÃĐ ce que LodoÃŊska et Louvet lui disaient du pÃĐril couru par lui, il alla à la fenÊtre, l'ouvrit, ÃĐtendit la main au-dehors, et, la rentrant toute mouillÃĐe: --Il pleut, dit-il, il n'y aura rien. Et, quelque supplication qu'on lui fÃŪt, il refusa de quitter la maison. Jacques MÃĐrey, qui ÃĐtait restÃĐ plus inconnu que les autres et plus populaire en mÊme temps, parce que c'ÃĐtait lui qui ÃĐtait venu apporter la nouvelle de la victoire de Valmy et de celle de Jemmapes, offrit sa chambre à Louvet et à LodoÃŊska, à peu prÃĻs sÃŧr que son logement, oÃđ il ne recevait personne, auquel personne ne lui ÃĐcrivait, ÃĐtait inconnu des assassins. Puis, lorsqu'il les eut installÃĐs chez lui, il marcha droit à la Convention, oÃđ il trouva Vergniaud dÃĐjà ÃĐtabli sur son banc. Cette colonne qui avait rencontrÃĐ LodoÃŊska et Jacques MÃĐrey, cette colonne qui s'avançait jetant l'insulte et la menace aux girondins, se rendait à l'imprimerie de Gorsas, rÃĐdacteur en chef de la _Chronique de Paris_, celui-là mÊme qui avait annoncÃĐ, comme nous l'avons dit, que LiÃĐge n'ÃĐtait pas prise par les Autrichiens, au moment oÃđ les LiÃĐgeois proscrits, fugitifs, se rÃĐpandaient dans les rues de Paris, augmentant par leur prÃĐsence la haine que l'on portait aux girondins. Les ÃĐmeutiers dÃĐchirÃĻrent les feuilles dÃĐjà tirÃĐes, brisÃĻrent les presses, dispersÃĻrent les caractÃĻres et pillÃĻrent les ateliers. Quant à Gorsas, un pistolet à chaque main, il passa inconnu au milieu des assassins qui demandaient sa tÊte, agitant ses pistolets et criant comme les autres: --Mort à Gorsas! À la porte, il trouva un flot de peuple si ÃĐpais qu'il craignit d'Être reconnu par les imprimeurs de quelque autre presse; il se glissa dans une cour par une porte entrouverte qu'il ferma derriÃĻre lui, puis il sauta par-dessus le mur de cette cour, et s'en alla droit à la section dont il faisait partie. La section rÃĐsolut d'aller avec lui porter plainte à la Convention. Pendant ce temps-là, les ÃĐmeutiers dÃĐcidaient d'en faire autant chez FiÃĐvÃĐe, qui, comme Gorsas, publiait une feuille girondine. Comme chez Gorsas, tout fut pillÃĐ, brÃŧlÃĐ, jetÃĐ Ã  la rue. La colonne dÃĐvastatrice ne comptait pas se borner là. Elle alla à la Convention pour y demander la mort de trois cents dÃĐputÃĐs. On sentait Marat derriÃĻre toutes ces demandes. Marat prÃĐvoyait toujours par chiffres. Mais voilà que, tandis que les ÃĐmeutiers entraient d'un cÃītÃĐ, Gorsas et les membres de la section entraient par l'autre comme accusateurs. Gorsas, tenant toujours ses deux pistolets à la main, s'ÃĐlança à la tribune. Inviolable à double titre, comme journaliste, comme membre de la Convention, il venait demander justice contre ceux qui avaient brisÃĐ ses presses. Les ÃĐmeutiers s'arrÊtÃĻrent ÃĐtonnÃĐs: ils venaient comme accusateurs des girondins, et voilà qu'ils ÃĐtaient accusÃĐs comme pillards, comme voleurs et comme assassins. Un dÃĐputÃĐ alors monta à la tribune, c'ÃĐtait BarrÃĻre. Il se tourna vers les ÃĐmeutiers: --Je ne sais pas, dit-il, ce que vous venez chercher ou demander ici; je sais seulement que l'on a parlÃĐ cette nuit de couper des tÊtes de dÃĐputÃĐs. Citoyens, dit-il en ÃĐtendant vers eux une main menaçante, sachez, une fois pour toutes, que les tÊtes des dÃĐputÃĐs sont bien assurÃĐes; les tÊtes des dÃĐputÃĐs sont non seulement posÃĐes sur leurs ÃĐpaules, mais sur tous les dÃĐpartements de la RÃĐpublique. Qui donc oserait dÃĐcapiter un dÃĐpartement de la France? Le jour oÃđ ce crime s'accomplirait, la RÃĐpublique serait dissoute. Allez, mÃĐchants citoyens, ajouta-t-il, et ne revenez plus dans de semblables intentions. Les ÃĐmeutiers dÃĐlibÃĐrÃĻrent un instant. Puis un des chefs s'avança, protesta de son dÃĐvouement et de celui de ses hommes à la RÃĐpublique, et demanda à dÃĐfiler devant les reprÃĐsentants au cri de ÂŦVive la nation!Âŧ Cette faveur leur fut accordÃĐe. Au moment oÃđ ils passaient devant les bancs de la Gironde, occupÃĐs seulement par Vergniaud et par Jacques MÃĐrey, tous deux se levÃĻrent, croisÃĻrent les bras en maniÃĻre de dÃĐfi. Cette nuit, nuit du 10 au 11 mars, la Convention, n'ayant plus ni argent, ni armÃĐe organisÃĐe, ni force intÃĐrieure, ni unitÃĐ qui assurÃĒt son existence, la Convention crÃĐa ce fantÃīme sanglant qui ÃĐpouvante l'Europe depuis prÃĻs d'un siÃĻcle et qui fit la RÃĐvolution si longtemps incomprise: LA TERREUR! On l'avait invoquÃĐe armÃĐe d'un glaive contre Paris, Paris la renvoya armÃĐe d'une hache au monde. L'armÃĐe, vaincue non point par la lutte, par des combats, mais par le doute et la lassitude, l'armÃĐe, dÃĐmoralisÃĐe, fuyait devant l'ennemi; elle allait rentrer en France, livrer la France! Elle vit la Terreur à la frontiÃĻre, elle s'arrÊta et fit face à l'ennemi. Cette armÃĐe, c'ÃĐtait tout ce qui restait à la RÃĐpublique. Rien à envoyer à Lyon; rien à envoyer à Nantes. Nos volontaires ÃĐtaient à peine suffisants pour maintenir la Belgique qui nous ÃĐchappait. On envoya nos volontaires en Belgique. À Lyon, Collot-d'Herbois; à Nantes, Carrier. C'est-à-dire la Terreur! XLIX Deux hommes d'État La sÃĐance avait durÃĐ jusqu'au jour, Danton s'ÃĐtait endormi sur son banc, ÃĐcrasÃĐ de fatigue; personne ne songeait à le rÃĐveiller. On eÃŧt dit un lion endormi dont nul n'osait s'approcher. Jacques MÃĐrey laissa la salle s'ÃĐvacuer entiÃĻrement, ÃĐchangea une poignÃĐe de main, un sourire et un haussement d'ÃĐpaules avec Vergniaud, puis il alla à Danton, et lui posa la main sur l'ÃĐpaule. Danton s'ÃĐveilla par un brusque mouvement et porta la main à sa poitrine, oÃđ ÃĐtait cachÃĐ un poignard. Chacun de ces hommes, en s'endormant libre, ignorait s'il ne s'ÃĐveillerait pas prisonnier le lendemain. Quelques minutes de repos avaient suffi à rendre la force au colosse. Quant à Jacques MÃĐrey, il avait cette force invincible des travailleurs et des savants habituÃĐs à lutter contre le sommeil. Jacques prit le bras de Danton et sortit avec lui de la Convention. Dans le corridor, ils rencontrÃĻrent Marat qui causait avec Panis. En voyant Danton, Marat vint à lui, jeta un regard de haine, en passant, sur Jacques, dit quelques mots à l'oreille de Danton, et s'ÃĐloigna. --Pouah! dit Danton avec un profond sentiment de dÃĐgoÃŧt. Du sang! Le misÃĐrable! toujours du sang; il ne lui faut que du sang! Sortons d'ici, la moitiÃĐ de ces hommes me fait horreur ou pitiÃĐ; j'ai besoin de respirer un air pur. Et il entraÃŪna Jacques dans le jardin des Tuileries. On ÃĐtait au 11 mars, au matin. La gelÃĐe ÃĐtait fraÃŪche, la terre couverte d'une lÃĐgÃĻre couche de neige; des stalactites de glace, dans lesquelles se reflÃĐtaient comme dans des girandoles de cristal le soleil levant, pendaient aux arbres, et cependant on sentait que ce manteau d'hiver ÃĐtait jetÃĐ sur les ÃĐpaules du bon avril; les ramiers, volant d'arbre en arbre et se poursuivant dÃĐjà avec des roucoulements d'amour, faisaient tomber des branches une pluie de diamants, tandis que les moineaux devenus moins frileux commençaient à reparaÃŪtre et sautillaient en caquetant, à travers les lilas et les seringas des parterres. Danton respira à pleine poitrine quelques haleines de cet air printanier et sa nature toute sanguine sembla se reprendre à la vie. --Voilà, dit-il, des arbres, des ramiers et des oiseaux à qui tous nos dÃĐbats sont bien indiffÃĐrents, et qui ne connaissent ni montagnards, ni girondins, ni jacobins, ni cordeliers. --Ajoute, dit MÃĐrey, ni Robespierre, ni Marat; ils sont bien heureux. --Admire, philosophe, continua Danton, comme au milieu de tout cela la nature poursuit sa route immuable. Dans un mois, les bourgeons vont pousser sur ces arbres, ces oiseaux s'aimer, ces fleurs s'ouvrir, un chant d'amour emplira la crÃĐation, les nids se suspendront aux branches, le pollen fÃĐcondateur flottera dans l'air, jusqu'aux fenÊtres de la Convention les hirondelles viendront gazouiller: "Nous voilà de retour pour accomplir la grande œuvre du Seigneur, l'œuvre qui, de l'enchaÃŪnement de la vie à la mort, fait l'ÃĐternitÃĐ. Que faites-vous, vous autres rois de la crÃĐation, vous aimez-vous comme nous?" ÂŧDeux voix leur rÃĐpondront: "Haine!" glapissantes comme celle du renard qui dira: "DÃĐfiez-vous, citoyens; dÃĐfiez-vous de vos pÃĻres, dÃĐfiez-vous de vos mÃĻres, dÃĐfiez-vous de vos frÃĻres, de vos amis et de vos enfants. Nous sommes entourÃĐs de traÃŪtres. Dumouriez trahit, Valence trahit, Custine trahit, la droite trahit, la plaine trahit, la Gironde trahit. Une chaÃŪne de trahisons nous enveloppe: Pitt en tient un bout; je vois d'ici celui qui tient l'autre; et les anneaux de cette chaÃŪne sont d'or." ÂŧL'autre, coassante comme celle des crapauds: "Du sang! du sang! du sang!" ÂŧEh! tu en auras du sang, poursuivit Danton avec un sourire mÃĐlancolique. Combien de nous qui verront encore ce printemps ne verront pas le printemps prochain, et plus encore ne verront pas l'autre.Âŧ --Tu es de sinistre augure, ce matin, Danton. Danton haussa les ÃĐpaules: --Je suis comme cet homme dont parle l'historien Joseph, qui pendant sept jours tourna autour de la ville sainte en criant: ÂŦMalheur à JÃĐrusalem; malheur à JÃĐrusalem!Âŧ et le huitiÃĻme jour cria: ÂŦMalheur à moi-mÊme!Âŧ Une pierre lancÃĐe des remparts lui brisa la tÊte. --Nous sommes JÃĐrusalem, n'est-ce pas, nous autres girondins, dit Jacques, et toi l'homme à la prophÃĐtie? --Que veux-tu! Dieu nous a tous frappÃĐs d'aveuglement. --Mais puisque toi seul vois clair, puisque toi seul sais ton chemin au milieu de cette foule d'insensÃĐs, pourquoi ne t'ÃĐloignes-tu pas de ces deux hommes, dont l'un, Marat, dÃĐshonore ta politique, dont l'autre, Robespierre, use ta popularitÃĐ? et ta popularitÃĐ usÃĐe, tu l'as dit toi-mÊme, menacera ta vie! --Que veux-tu? dit insoucieusement Danton, voilà le printemps qui revient, je ne suis pas un lÃĐpreux comme Marat, je ne suis pas un hypocrite comme Robespierre, je suis un homme de chair et de sang, je veux vivre les quelques jours qui me restent à vivre. --Danton, prends-y garde, dans la situation oÃđ est la France, dans la situation oÃđ est la RÃĐpublique, avec la place que tu as conquise dans la Convention, une pareille insouciance ou un pareil dÃĐcouragement sont un crime. Ne vois-tu pas que le vaisseau de la France, pour avoir trop de pilotes, n'en a pas un seul? Ne laisse pas prendre le gouvernail ni par un hypocrite ni par un fou. Saisis les affaires de ta main puissante; mets un frein à la populace: donne une impulsion à l'esprit public, une direction à l'AssemblÃĐe; ÃĐcrase comme de vils reptiles Marat dans sa bave et Robespierre dans son orgueil; toi seul en ce moment peux à la Convention ce que tu voudras; sois l'homme que je dis; prÊte la force au cÃītÃĐ faible mais honnÊte de l'AssemblÃĐe, nous oublierons le passÃĐ et nous te suivrons; ton ambition sera le salut de la patrie. Danton fixa ses yeux sur ceux de Jacques, et sembla vouloir lire jusqu'au fond de son ÃĒme. Puis, s'arrÊtant tout à coup: --Au nom de qui me parles-tu? demanda-t-il. --Au nom de ceux, rÃĐpondit le girondin, qui mÃĐprisent Marat et qui dÃĐtestent Robespierre. --Que je mÃĐprise Marat, tout le monde le sait, puisque tout haut je l'ai dit en pleine tribune; mais qui t'a dit que je dÃĐtestais Robespierre? --Ton intÃĐrÊt politique, et, à dÃĐfaut de l'intÃĐrÊt politique, ton instinct de conservation. Robespierre a dÃĐjà murmurÃĐ contre toi des paroles sinistres, et, si tu ne le prÃĐviens pas, il te prÃĐviendra. --Es-tu chargÃĐ d'un mandat prÃĻs de moi? --Non, mais je suis prÊt à accepter le tien. --Et tu me rÃĐpondrais de tes girondins? --Je ne rÃĐponds que d'une chose, du dÃĐsir de t'avoir pour chef. Je te crois à la fois homme de renversement et de fondation. --Tu me crois cela, toi, parce que tu me connais depuis longtemps; mais tes amis... tes amis n'ont pas confiance en moi; je me perdrais pour eux, et, dÃĐpopularisÃĐ, ils me livreraient à mes ennemis. Non! _Alea jacta est!_ Que la mort dÃĐcide! --Danton... --Non, il y a entre vous autres et moi un abÃŪme infranchissable, le sang de Septembre, que je n'ai pas fait couler cependant. Un jour que nous aurons du temps à perdre, je te raconterai cela. En attendant, ÃĐcoute, MÃĐrey; je t'aime depuis longtemps; derniÃĻrement, tu as fait pour moi tout ce qu'un ami, tout ce qu'un frÃĻre pouvait faire. Eh bien! pendant que je suis puissant encore, demande-moi quelque chose. Jacques regarda Danton: --Que veux-tu que je te demande? Je suis un savant, beaucoup plus riche qu'un savant ne l'est d'ordinaire. J'ai en Champagne et du cÃītÃĐ de l'Argonne des biens assez considÃĐrables. Je suis mÃĐdecin et, si je voulais exercer ma profession, je gagnerais des monceaux d'or. Je me suis fait nommer dÃĐputÃĐ, ou plutÃīt on m'a nommÃĐ dÃĐputÃĐ malgrÃĐ moi. Je n'ai acceptÃĐ que dans ma haine des privilÃĻges que je voulais combattre. J'ai votÃĐ pour la prison perpÃĐtuelle dans le procÃĻs de Louis XVI parce que, mÃĐdecin, je ne pouvais voter pour la mort; mais depuis, mon vote a constamment prÃĐcÃĐdÃĐ ou suivi les votes les plus ardents au bien de la nation. Que veux-tu faire pour moi? Je ne dÃĐsire rien, et ce que je regrette, tu ne peux me le rendre. --Qui sait? rÃĐflÃĐchis. Demain peut-Être les tempÊtes de la tribune nous ÃĐloigneront à tout jamais l'un de l'autre. Demande-moi ce que tu voudras, et, à ton grand ÃĐtonnement, peut-Être pourrais-je selon ton dÃĐsir. --Oh! c'est une trop longue histoire, dit Jacques MÃĐrey. --Écoute, dit Danton: j'ai achetÃĐ et meublÃĐ une maison de campagne sur les coteaux de SÃĻvres. Montons en voiture et viens dÃĐjeuner avec moi. Tu n'as aucun besoin de rentrer, personne qui t'attende? --Non, au contraire, plus tard je rentrerai, plus ceux qui sont chez moi m'en sauront grÃĐ. --Eh bien! voilà une voiture, montons-y; viens, et tu me conteras ton histoire tout le long du chemin. Tous deux montÃĻrent en voiture. --À SÃĻvres! dit Danton. La voiture partit. Alors Jacques MÃĐrey, dont le cœur trop plein dÃĐbordait depuis six mois, raconta toute sa longue histoire à Danton, et, à son grand ÃĐtonnement, cet homme de bronze l'ÃĐcouta sans en perdre une parole, laissant son visage reflÃĐter toutes les ÃĐmotions de son cœur. Enfin Jacques aborda le vÃĐritable motif de sa confidence. Lorsqu'il lui eut dit la fuite, ou plutÃīt l'enlÃĻvement d'Éva par Mlle de Chazelay, lorsqu'il lui eut dit comment, à Mayence, il avait perdu sa trace, ne pouvant la suivre au cœur de l'Allemagne, il lui demanda, demande difficile à faire, car elle touchait à cette accusation de trahison ÃĐternellement suspendue sur la tÊte de Danton par Robespierre, il lui demanda en hÃĐsitant: --Toi qui as tant de relations à l'ÃĐtranger, pourrais-tu me dire oÃđ elle est? Danton le regarda fixement. --Ma vie est là, dit Jacques MÃĐrey, et, si je n'ai pas l'espoir de la retrouver, comme je ne crois à rien, quand la France n'aura plus besoin de moi, je me brÃŧlerai la cervelle. Et il serra la main de Danton. On ÃĐtait arrivÃĐ Ã  la porte de la maison de campagne. Le fiacre s'arrÊta, les deux hommes en descendirent, sans dire un mot de plus, et montÃĻrent dans une jolie salle à manger situÃĐe au premier ÃĐtage. Un grand feu brÃŧlait dans l'ÃĒtre, une table ÃĐtait dressÃĐe avec plusieurs couverts. --Tu attends du monde à dÃĐjeuner? dit Jacques. --Non, mais je reviens rarement seul; mon domestique sait cela, et il s'arrange en consÃĐquence. Puis il s'approcha de la fenÊtre, et, tandis que Jacques MÃĐrey se rÃĐchauffait les pieds, il posa son front brÃŧlant sur la vitre glacÃĐe et demeura immobile. MÃĐrey comprit qu'il attendait une apparition quelconque. Au bout de quelques minutes, Danton fit un mouvement. Puis, tournant la tÊte sur l'ÃĐpaule: --Viens voir, dit-il à Jacques. --Quoi voir? demanda celui-ci. --Regarde! dit Danton. Et il approcha la tÊte de MÃĐrey du carreau le plus voisin de celui par lequel il regardait lui-mÊme. Jacques vit alors, de l'autre cÃītÃĐ d'un petit jardin pouvant avoir vingt-cinq à trente pas de long, accoudÃĐe à une fenÊtre ouverte, une petite tÊte blonde perdue dans ce que l'on appelait alors une palatine. L'enfant pouvait avoir seize ans. --Comment la trouves-tu? demanda Danton. --C'est une charmante jeune fille, dit Jacques MÃĐrey. --Ressemble-t-elle à ton Éva? --Toutes les femmes blondes se ressemblent, dit Jacques, exceptÃĐ pour celui qui les aime. --Laisse-moi ouvrir la fenÊtre et causer un peu avec elle. --Tu la connais? --Oui. --Et tu causes avec elle? --Sans doute. Il faut d'abord que je l'habitue à ma laideur. --Et puis aprÃĻs? --Je l'habituerai à ma rÃĐputation. --Et puis aprÃĻs? --J'en ferai ma femme. --Ta femme! s'ÃĐcria Jacques MÃĐrey en regardant Danton avec stupeur, et il y a huit jours à peine que ta premiÃĻre femme est morte! --Oui, c'ÃĐtait chose convenue du vivant de l'excellente crÃĐature que j'ai perdue; Louise Gely, c'est son nom, est sa filleule, et elle l'a dÃĐsignÃĐe pour servir de mÃĻre à ses enfants. Danton ouvrit la fenÊtre. Jacques MÃĐrey se retira en arriÃĻre. Alors celui qu'on appelait l'homme de sang entama une idylle de Gessner avec cette jeune fille. Il lui parla du printemps, de l'amour, des fleurs, de la vie calme, du bonheur conjugal. Il fut jeune, il fut tendre, il fut amoureux, il fut poÃĐtique. Jacques, la tÊte posÃĐe sur sa main, regardait et ÃĐcoutait avec stupÃĐfaction. Il comprenait la fascination de cet homme sur une femme, comme celle du serpent sur l'oiseau; enfin ce fut Danton qui le premier dit à la douce jeune fille de prendre garde à la fraÃŪcheur du temps, de se garantir de cet air glacÃĐ qui montait de la Seine au sommet des collines. Il entendit la fenÊtre de Louise se refermer, et Danton rayonnant referma la sienne. Du bout des doigts, en rentrant chez elle, Louise avait envoyÃĐ un baiser. --En vÃĐritÃĐ, lui dit Jacques en le voyant refermer la fenÊtre, s'asseoir à table rayonnant, comme nous l'avons dit, et demander son dÃĐjeuner, en vÃĐritÃĐ, tu me confonds. --Pourquoi cela? demanda Danton; parce que devant toi philosophe, parce que devant toi mÃĐdecin, je suis homme. Que t'ai-je dit ce matin? Que probablement tu ne verrais pas les fleurs de 94 et moi de 95. Eh bien! je veux vivre jusque-là. --Alors tu penses que cette jeune fille t'aimera? --Le sais-je? J'ai rendu de grands services à sa famille; le pÃĻre ÃĐtait huissier audiencier au parlement; je lui a fait avoir une place lucrative au ministÃĻre de la Marine. On leur a dit quelques mots dÃĐjà de mariage; le pÃĻre est royaliste, la mÃĻre est dÃĐvote. Comme tout cela va bien! Hier, je leur ai fait une visite: le pÃĻre m'a reprochÃĐ Septembre, la mÃĻre m'a dit que l'homme qui ÃĐpouserait sa fille accomplirait avant de l'ÃĐpouser ses devoirs de religion. --Tu feras cela? --Moi, je ferai tout ce que l'on voudra pour arriver à l'accomplissement de mon dÃĐsir. Je suis le tribun de la libertÃĐ, mais je suis le serf de la nature. Il y a un complot dans tout cela, complot de la sainte femme qui est morte et qui ÃĐtait royaliste; en me remariant à une belle jeune fille royaliste, elle croit du fond de sa tombe me tirer de la RÃĐvolution, crÃĐer un dÃĐfenseur à la veuve et à l'orphelin du Temple. --Penses-tu parfois à de semblables utopies? --Moi? (Danton haussa les ÃĐpaules.) Je ne pense à rien. L'enfant du Temple, ÉgalitÃĐ, Chartres, Monsieur, frÃĻre du roi, comme ils l'appellent, est-ce que cela n'est pas frappÃĐ de mort et ne mourra pas de soi-mÊme? Ce que je veux, moi, c'est de doubler mes jours avec mes nuits; c'est, la nuit, de m'acharner à l'amour, le jour au combat; c'est de lutter, de m'ÃĐpuiser, de me tuer moi-mÊme si c'est possible avant qu'ils me tuent! Ne m'a-t-on pas appelÃĐ le Mirabeau de 93? Et, en parlant ainsi, Danton dÃĐvorait des viandes saignantes et buvait en proportion. Pour soutenir cette puissante nature, il fallait des repas de lion. Le dÃĐjeuner fini: --Reviens-tu à Paris? lui demanda Jacques. --Ma foi! non, dit Danton. Je suis fatiguÃĐ, je vais rester toute la journÃĐe ici; me refaire un peu par les yeux et, qui sait? peut-Être par la parole. C'est la premiÃĻre fois que la chaste enfant me jette une caresse: je vais lui reporter le baiser qu'elle m'a envoyÃĐ. --Je puis prendre ton fiacre alors? --Parfaitement, à moins que tu ne prÃĐfÃĻres rester avec moi. --Non, il faut que j'aille rendre la libertÃĐ Ã  deux tourtereaux que la voix de mon ami Danton a effrayÃĐs. --Bon! je parie que c'est à Louvet et à LodoÃŊska? --Justement, dit en riant Jacques. --Si je puis sauver ces deux-là, dit Danton, je le ferai, ils s'aiment trop. --Et si tu ne peux les sauver? demanda Jacques. --Je tÃĒcherai qu'ils meurent ensemble. Jacques tendit la main à Danton; Danton la lui serra cordialement. Puis, comme Jacques essayait de la retirer, il la retint. --Jacques, dit-il, c'est à Mayence que tu as perdu la trace de ton Éva et de Mlle de Chazelay? --Oui. --Eh bien! sois tranquille, je les retrouverai. Mais ne dis jamais ni par qui ni comment tu auras eu de leurs nouvelles. Jacques poussa un cri et se jeta dans les bras de Danton avec des larmes plein les yeux. --Eh bien! lui dit Danton, tu vois que, toi aussi, tu es un homme! L Trahison de Dumouriez Robespierre avait dit dans la fameuse sÃĐance de la Convention que nous avons essayÃĐ de mettre sous les yeux du lecteur: --_Je ne rÃĐponds pas de Dumouriez, mais j'ai confiance en lui._ Si nous revenons encore à Dumouriez, c'est que le sort des girondins ÃĐtait liÃĐ Ã  son sort, et que le sort de notre hÃĐros, Jacques MÃĐrey, ÃĐtait liÃĐ au sort des girondins. Certes nous eussions pu passer plus rapidement que nous ne l'avons fait sur ces ÃĐpoques terribles. Mais quel est l'homme de cœur, le vrai patriote qui, penchÃĐ, la plume à la main, sur ces deux annÃĐes 92 et 93, sur ces deux abÃŪmes, ne sera pas pris du vertige de raconter? Peut-Être eÃŧt-il mieux valu pour l'intÃĐrÊt de notre livre, en rapprocher les deux parties romanesques, et n'ÃĐcrire entre elles deux que ces mots: ÂŦJacques MÃĐrey, nommÃĐ dÃĐputÃĐ Ã  la Convention nationale, y adopta le parti des girondins, et, vaincu comme eux, fut proscrit avec eux.Âŧ Mais, plus nous avançons en ÃĒge, plus nous marchons sur ce terrain mouvant de l'art et de la politique, plus nous sommes convaincus que, dans des jours de lutte comme ceux oÃđ nous sommes, et tant que le grand principe proclamÃĐ par nos pÃĻres ne sera pas la religion du monde nouveau, chacun doit apporter sa part de rÃĐhabilitation à ces hommes trop calomniÃĐs par les idylles royalistes, par ce miel de belladone et d'aconit, doux aux lÃĻvres, mortel à l'intelligence et au cœur. Revenons donc à Dumouriez, et, une fois de plus, lavons la Montagne, dans la personne de Danton, et la Gironde, dans celle de Guadet et de GensonnÃĐ, de toute complicitÃĐ avec ce traÃŪtre, qui n'eut pas mÊme le prÃĐtexte de l'ingratitude du pays pour servir d'excuse à sa trahison. Cette trahison, il l'avait dÃĐjà dans le cœur en quittant Paris au mois de janvier; il s'ÃĐtait engagÃĐ vis-à-vis de la coalition à sauver le roi, et la tÊte du roi ÃĐtait tombÃĐe. Pour prouver qu'il n'ÃĐtait point complice du meurtre royal, Dumouriez n'avait d'autre ressource que de livrer la France. Et, en effet, il ÃĐtait mal avec tous les partis: Mal avec les jacobins, qui, avec raison, le tenaient pour royaliste ou tout au moins pour orlÃĐaniste; Mal avec les royalistes pour avoir deux fois sauvÃĐ la France de l'invasion, l'une à Valmy, l'autre à Jemmapes; Mal avec Danton, qui voulait la rÃĐunion des Pays-Bas à la France, tandis que lui voulait l'indÃĐpendance de la Belgique. Mal enfin avec les girondins, qui, tandis qu'il nÃĐgociait avec l'Angleterre, avaient fait brutalement dÃĐclarer la guerre à l'Angleterre. L'armÃĐe seule ÃĐtait pour lui. Mais voilà que trois jours aprÃĻs celui oÃđ Robespierre, sans rÃĐpondre de Dumouriez, avait affirmÃĐ sa confiance en lui, voilà qu'une lettre de Dumouriez arrive au prÃĐsident de la Convention, au girondin GensonnÃĐ. C'ÃĐtait le pendant du manifeste de La Fayette. Une sÃĐparation complÃĻte de principes, une menace à la Convention, un plan de politique complÃĻtement opposÃĐ Ã  la sienne. BarriÃĻre voulait communiquer la lettre à l'instant mÊme à la Convention, demander l'arrestation et l'accusation de Dumouriez. Mais un homme s'opposa à cette double proposition. Le tribun, dans sa double force physique et morale, ne s'inquiÃĐtait jamais du mal qui pouvait rÃĐsulter pour lui d'une adhÃĐsion ou d'une proposition faite par lui. Jusqu'au jour oÃđ il fut contraint pour sa propre dÃĐfense, et pour ne pas tomber avec eux, de se dÃĐclarer contre les girondins, il ne sortit jamais de ses lÃĻvres une parole qui ne s'ÃĐchappÃĒt de son cœur. Il disait, puis de ce qu'il avait dit arrivait ce qu'il plaisait à Dieu. Cette fois encore, sans s'inquiÃĐter de la dÃĐfaveur qui pourrait rejaillir sur lui de son opposition à cette proposition d'accuser et d'arrÊter Dumouriez: --Que faites-vous? s'ÃĐcria-t-il. Vous voulez dÃĐcrÃĐter l'arrestation de cet homme; mais savez-vous qu'il est l'idole de l'armÃĐe? Vous n'avez pas vu comme moi, aux parades, les soldats fanatiques baiser ses mains, ses habits, ses bottes. Au moins faut-il attendre qu'il ait opÃĐrÃĐ la retraite. Qui la fera, et comment la fera-t-on sans lui? Puis, d'une seule phrase, il jeta un rayon de soleil sur cette ÃĐtrange dualitÃĐ que chacun dÃĻs lors put comprendre: --_Il a perdu la tÊte comme politique, mais non comme gÃĐnÃĐral._ Le comitÃĐ en revint à l'avis de Danton. Alors cette question fut naturellement posÃĐe: --Que faut-il faire? --Envoyer, rÃĐpondit Danton, une commission mixte au gÃĐnÃĐral, pour lui faire rÃĐtracter sa lettre. --Mais qui s'exposera à aller attaquer le loup dans son fort? Danton ÃĐchangea un regard avec Lacroix son collÃĻgue. --Moi et Lacroix pour la Montagne si l'on veut, rÃĐpondit Danton, pourvu que GensonnÃĐ et Guadet viennent avec nous pour la Gironde. La proposition fut transmise à GensonnÃĐ et à Guadet, qui se trouvÃĻrent bien assez compromis comme cela et qui refusÃĻrent. Danton s'offrit alors de partir seul avec Lacroix; le comitÃĐ, de son cÃītÃĐ, s'engagea à garder la lettre jusqu'à son retour. Et, en effet, au milieu de son armÃĐe, Dumouriez ÃĐtait impossible à arrÊter. Tous ces hommes qu'il avait menÃĐs à la victoire, tous ces braves qui lui croyaient un cœur français et qui ignoraient sa trahison l'eussent dÃĐfendu. Les volontaires, sans doute, qui quittaient Paris, qui avaient entendu crier tout haut la trahison de Dumouriez, qui avaient eu un instant l'intention de venir sur les bancs mÊme de la Convention ÃĐgorger les girondins comme ses complices, ceux-là se fussent engagÃĐs à aller arrÊter Dumouriez jusqu'en enfer. Mais les soldats l'eussent dÃĐfendu, et la guerre civile se trouvait alors transportÃĐe de la France à l'armÃĐe. Il fallait que les soldats français le vissent au milieu des Autrichiens, fraternisant avec eux, pour que les armes leur tombassent des mains, pour que la confiance leur ÃĐchappÃĒt du cœur. Mais, avant que le jour se fÃŧt fait sur cette ÃĒme douteuse, avant que Danton l'eÃŧt rejoint, Dumouriez avait ÃĐtÃĐ contraint par l'ennemi, qui avait cinquante mille hommes et qui lui en savait trente-cinq mille seulement, Dumouriez avait ÃĐtÃĐ contraint par l'ennemi d'accepter la bataille. La bataille fut une dÃĐfaite. Elle s'appela Nerwinde, du nom du village oÃđ avait eu lieu l'action la plus meurtriÃĻre. Pris et repris trois fois, et la troisiÃĻme fois par les Autrichiens, Nerwinde ÃĐtait un charnier de chair humaine, des rues duquel il fallut enlever quinze cents morts. La disposition du terrain avait beaucoup de ressemblance avec celui de Jemmapes. Le plan fut le mÊme. Miranda, un vieux gÃĐnÃĐral espagnol, calomniÃĐ par Dumouriez, devenu Français par amour de la libertÃĐ et qui devait redevenir Espagnol pour aider Bolivar à fonder les rÃĐpubliques de l'AmÃĐrique du Sud, Miranda commandait la gauche. C'ÃĐtait la position de Dampierre à Jemmapes. Le duc de Chartres, comme à Jemmapes, commandait le centre, le gÃĐnÃĐral Valence, le gendre de Sillery-Genlis, commandait la droite. De mÊme qu'à Jemmapes on avait laissÃĐ ÃĐcraser Dampierre jusqu'à ce que le moment fÃŧt venu de faire donner le duc de Chartres pour dÃĐcider le succÃĻs de la bataille, de mÊme, à Nerwinde, on devait laisser ÃĐcraser Miranda jusqu'à ce que Valence, vainqueur à droite, et le duc de Chartres, vainqueur au centre, revinssent dÃĐlivrer Miranda. Mais le hasard fit que, dans l'armÃĐe que Dumouriez avait en face de lui, il y avait aussi un prince. C'ÃĐtait le prince Charles, fils de l'empereur LÃĐopold, qui, lui aussi, faisait ses premiÃĻres armes et à la popularitÃĐ duquel il fallait une victoire. La supÃĐrioritÃĐ du nombre la lui assura. Miranda, qui, dans le plan de bataille, devait occuper Leave et OsmaÃŦl, en ÃĐtait maÃŪtre vers midi. Mais c'est alors que Cobourg, pour mÃĐnager une victoire au prince Charles, avait poussÃĐ contre Miranda colonnes sur colonnes. La plus forte partie du corps français commandÃĐ par le gÃĐnÃĐral espagnol se composait de volontaires qui, voyant ces masses profondes marcher vers eux, se dÃĐbandÃĻrent, entraÃŪnant le gÃĐnÃĐral jusqu'à Tirlemont, malgrÃĐ ses efforts surhumains pour les arrÊter. Dumouriez, vers midi, avait eu l'annonce de la victoire de Miranda, mais il n'avait eu aucune nouvelle de sa dÃĐfaite. Le bruit que faisait son propre canon l'empÊchait de calculer le progrÃĻs ou le dÃĐcroissement du canon des autres. Enfin, la journÃĐe finie, chassÃĐ de Nerwinde, n'ayant plus que quinze mille hommes autour de lui, il comptait s'appuyer aux sept ou huit mille hommes de Miranda. Mais, des sept ou huit mille hommes de Miranda, il ne restait plus que quelques centaines de fuyards. Dumouriez apprend la dÃĐfaite de son lieutenant au moment oÃđ, croyant la journÃĐe finie, il venait de mettre pied à terre. Il remonte à cheval, et, accompagnÃĐ de ses deux officiers d'ordonnance, Mlles de Fernig, suivi de quelques domestiques seulement, part au galop, ÃĐchappe par miracle aux uhlans qui battent la campagne, arrive à minuit à Tirlemont; il y trouve Miranda presque seul, ÃĐpuisÃĐ des efforts qu'il a faits. C'est de Tirlemont qu'il donne des ordres pour la retraite. DÃĻs le lendemain, Dumouriez opÃĐrait cette retraite, et Cobourg avoue lui-mÊme dans son bulletin, justifiant le mot de Danton, que si Dumouriez avait perdu la tÊte comme politique, il ne l'avait pas perdue comme gÃĐnÃĐral, que cette retraite fut un chef-d'œuvre de stratÃĐgie. Mais il n'en est pas moins vrai que Dumouriez avait perdu son prestige; le gÃĐnÃĐral heureux avait ÃĐtÃĐ vaincu. À partir de Bruxelles, Danton et Lacroix avaient trouvÃĐ la route pleine de fugitifs. D'aprÃĻs ces fugitifs, il n'y avait plus d'armÃĐe et l'ennemi pourrait marcher jusqu'à Paris sans obstacle. De pareilles nouvelles faisaient hausser les ÃĐpaules à Danton. Les deux commissaires arrivÃĻrent à Louvain. On leur annonça que l'armÃĐe impÃĐriale ayant attaquÃĐ les deux villages d'Op et de Neervoelpe, le gÃĐnÃĐral avait couru lui-mÊme au canon. Les commissaires prirent des chevaux de poste, et, dirigÃĐs eux-mÊmes par le bruit de l'artillerie, ils parvinrent au cœur de la bataille, et là, trouvÃĻrent Dumouriez qui repoussait de son mieux l'ennemi. En les apercevant, le gÃĐnÃĐral fit un geste d'impatience. Ils ÃĐtaient parvenus à l'endroit le plus dangereux, et les balles et les boulets s'abattaient autour d'eux comme grÊle. --Que venez-vous faire ici? leur cria Dumouriez. --Nous venons vous demander compte de votre conduite, rÃĐpondirent Danton et Lacroix. --Eh, pardieu! dit Dumouriez, ma conduite, la voilà! Et, tirant son sabre, il se mit à la tÊte d'un rÃĐgiment de hussards, chargea à fond et s'empara de deux piÃĻces d'artillerie qui l'incommodaient fort. Danton et Lacroix ÃĐtaient restÃĐs impassibles. En revenant, Dumouriez les trouva. --Que faites-vous là? dit-il. --Nous vous attendons, rÃĐpondit Danton. --Ce n'est pas ici votre place, rÃĐpondit le gÃĐnÃĐral; si l'un de vous ÃĐtait tuÃĐ ou blessÃĐ, ce ne serait pas l'ennemi qu'on accuserait, ce serait moi. Allez m'attendre à Louvain; j'y serai ce soir. Il y avait du vrai dans ce que disait Dumouriez; aussi les deux commissaires revinrent-ils au pas de leurs chevaux, ne voulant pas en presser l'allure de peur qu'on ne crÃŧt qu'ils fuyaient. Dumouriez fut fidÃĻle au rendez-vous. On comprend que, dÃĻs les premiers mots, la conversation prit un ton d'aigreur qui n'ÃĐtait pas propre à avancer la rÃĐconciliation du gÃĐnÃĐral avec la Montagne. Les deux opinions ÃĐtaient tellement ÃĐloignÃĐes l'une de l'autre, celle de Danton voulant à tout prix garder la Belgique et lui faire accepter nos assignats, et celle de Dumouriez, au contraire, voulant que la Belgique restÃĒt libre, qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre. La soirÃĐe se passa en rÃĐcriminations mutuelles. Dumouriez se refusa absolument à dÃĐsavouer sa lettre; tout ce qu'il fit fut d'ÃĐcrire ces quelques mots: ÂŦLe gÃĐnÃĐral Dumouriez prie la Convention de ne rien prÃĐjuger sur sa lettre du 12 mars avant qu'il ait eu le temps de lui en envoyer l'explication.Âŧ Les dÃĐputÃĐs partirent vers minuit avec cette lettre insignifiante. Le lendemain, il y eut une nouvelle attaque de l'armÃĐe impÃĐriale; Blierbeck fut attaquÃĐ et pris par une colonne de grenadiers hongrois. Mais elle fut aussitÃīt chassÃĐe, avec perte de plus de la moitiÃĐ des hommes, par le rÃĐgiment d'Auvergne, commandÃĐ par le colonel Dumas, qui lui prit deux piÃĻces de canon. Trois attaques successives eurent lieu et furent repoussÃĐes. Les Autrichiens, trÃĻs maltraitÃĐs, se retirÃĻrent de quelques lieues en arriÃĻre. Mais, dÃĻs le matin de la nuit oÃđ les commissaires ÃĐtaient partis, Dumouriez, qui dÃĐsormais n'avait plus la crainte d'Être dÃĐrangÃĐ dans ses nÃĐgociations, envoya le colonel Montjoye au quartier gÃĐnÃĐral du prince Cobourg. Il ÃĐtait chargÃĐ d'y voir le colonel Mack, chef de l'ÃĐtat-major de l'armÃĐe impÃĐriale. Le prÃĐtexte ÃĐtait, comme toujours, une suspension d'armes, la nÃĐcessitÃĐ d'ÃĐchanger les prisonniers et d'enterrer les morts. Mack laissa entendre qu'il serait heureux de confÃĐrer directement avec le gÃĐnÃĐral français. Le lendemain de cette ouverture, le colonel Montjoye retournait au quartier gÃĐnÃĐral et invitait, de la part du gÃĐnÃĐral Dumouriez, le colonel Mack à venir le mÊme jour à Louvain. En parlant du colonel, Dumouriez dit dans ses MÃĐmoires: ÂŦ_Officier d'un rare mÃĐrite_.Âŧ À cette ÃĐpoque, en effet, telle ÃĐtait la rÃĐputation de Mack. C'ÃĐtait un homme de quarante et un ans, d'une famille pauvre nÃĐe en Franconie, entrÃĐ au service de l'Autriche dans un rÃĐgiment de dragons, et qui avait passÃĐ par tous les grades avant d'arriver à celui de colonel. Il avait fait la guerre de sept ans sous le comte de Lacy, et la guerre de Turquie sous le feld-marÃĐchal Landon. En 92, il avait ÃĐtÃĐ envoyÃĐ au prince Cobourg, qui lui avait donnÃĐ le poste de chef d'ÃĐtat-major. N'ayant encore ÃĐprouvÃĐ Ã  cette ÃĐpoque aucun des dÃĐsastres qui l'illustrÃĻrent depuis si tristement, il avait la rÃĐputation d'un des officiers les plus distinguÃĐs de l'armÃĐe autrichienne. Voici ce qui fut ostensiblement conclu avec lui: 1š Qu'il y aurait armistice tacite; que, d'aprÃĻs cet armistice tacite, les Français se retireraient sur Bruxelles lentement, en bon ordre et sans Être inquiÃĐtÃĐs. 2š Que les impÃĐriaux ne feraient plus de grandes attaques et que le gÃĐnÃĐral, de son cÃītÃĐ, ne chercherait pas à livrer bataille. 3š Que l'on se reverrait aprÃĻs l'ÃĐvacuation de Bruxelles pour convenir des faits ultÃĐrieurs. Tout ce qui fut dit en dehors de ces trois conventions resta complÃĻtement inconnu à la France. Ces conventions furent scrupuleusement tenues de part et d'autre. Le 25, l'armÃĐe traversa Bruxelles dans le plus grand ordre et se retira sur Hal. LI Rupture de Danton avec la Gironde Le 29 mars, à huit heures du soir, Danton et Lacroix rentraient à Paris. Au lieu de rentrer chez lui, passage du Commerce, ou à sa maison de campagne du coteau de SÃĻvres, Danton, profitant des tÃĐnÃĻbres et du vaste manteau dans lequel il ÃĐtait cachÃĐ, alla frapper à la porte de Jacques MÃĐrey. Sur le mot: ÂŦEntrez!Âŧ la porte s'ouvrit et Danton parut sur le seuil. Jacques le reconnut, et, tandis que le regard inquiet de Danton s'assurait qu'ils ÃĐtaient bien seuls, il alla droit à lui, lui tendit la main. --Tu arrives? lui dit-il. --Tout droit de Bruxelles, rÃĐpondit Danton. Jacques approcha une chaise. --Je viens à toi, dit Danton, comme à un homme que je crois mon ami, et à qui je veux prouver que je suis le sien. Ni cette nuit, ni demain je n'irai à la sÃĐance. Je veux avant d'y mettre le pied savoir bien au juste oÃđ en est l'opinion. En refusant de venir avec moi auprÃĻs de Dumouriez, Guadet et GensonnÃĐ se sont perdus et ont perdu la Gironde avec eux. S'ils ÃĐtaient venus avec moi, s'ils eussent parlÃĐ Ã  Dumouriez avec la mÊme fermetÃĐ que moi, j'ÃĐtais obligÃĐ de rendre tÃĐmoignage, et mon tÃĐmoignage les dÃĐfendait. OÃđ en est-on ici? --L'exaspÃĐration est à son comble, rÃĐpondit Jacques. Le comitÃĐ de surveillance a, la nuit derniÃĻre, lancÃĐ des mandats d'arrÊt contre ÉgalitÃĐ pÃĻre et fils, et ordonnÃĐ qu'on mÃŪt sous les scellÃĐs les papiers de Roland. --Tu vois, dit Danton s'assombrissant: c'est la dÃĐclaration de guerre. Quelqu'un des vÃītres va faire l'imprudence de m'attaquer demain: il faudra que je rÃĐponde, et je vous ÃĐcraserai tous, toi malheureusement comme les autres. Maintenant, ÃĐcoute ceci: Nous avons la nuit et la journÃĐe de demain devant nous. J'ai encore assez de pouvoir pour te faire envoyer en mission quelque part, dans le Nord, dans le Midi, à nos armÃĐes des PyrÃĐnÃĐes, par exemple; c'est là que tu serais le plus en sÃŧretÃĐ; tu n'as aucun engagement avec les girondins. Jacques ne laissa point achever Danton; il lui posa la main sur le bras: --Assez, dit-il, tu ne fais pas attention que ton amitiÃĐ pour moi est presque une insulte. Je n'ai aucun engagement avec les girondins, mais, n'ayant pas votÃĐ la mort du roi, j'eusse ÃĐtÃĐ repoussÃĐ par la Montagne; j'ai ÃĐtÃĐ m'asseoir dans leurs rangs, je leur ÃĐtais inconnu, ils m'ont accueilli; ils ne sont pas mes amis, ils sont mes frÃĻres. --Eh bien! dit Danton, prÃĐviens ceux d'entre eux que tu voudras sauver, afin que, d'avance, ils se mÃĐnagent des moyens de fuir lorsque le jour sera venu. Je ne suis pour rien dans la saisie des papiers de Roland, mais, selon l'habitude, c'est sur moi qu'on la rejettera. Si l'on ne m'atteint pas, je me tairai; j'ai, Dieu merci! assez fait pour amener une alliance entre tes amis et moi; ils m'ont toujours dÃĐdaigneusement repoussÃĐ; eh bien! ce n'est plus une alliance que je leur propose, c'est une simple neutralitÃĐ. --Tu ne doutes pas, rÃĐpondit Jacques, de la douleur que j'ÃĐprouve lorsque je te vois en butte, d'un cÃītÃĐ, à l'ÃĐloquence des girondins, de l'autre, aux injures des montagnards, mais tu sais qu'il arrive une heure oÃđ rien ne peut dÃĐtourner le fleuve de sa route. Nous sommes entraÃŪnÃĐs par une force irrÃĐsistible à l'abÃŪme, rien ne nous sauvera. J'allais souper, soupe avec moi. Danton jeta son manteau et s'approcha de la table toute servie. --D'ailleurs, dit Danton, tu sais que tu n'as pas besoin de chercher un refuge, tu en as un tout trouvÃĐ chez moi; l'on ne viendra pas t'y chercher, et vÃŪnt-on t'y chercher, moi vivant il ne tombera pas un cheveu de ta tÊte. --Oui, dit Jacques en servant Danton avec le mÊme calme que s'ils eussent parlÃĐ de choses auxquelles ils fussent ÃĐtrangers; oui, mais ta tÊte tombera à toi; nous ne sommes plus à ces vieux jours de Rome oÃđ le gouffre se refermait sur DÃĐcius; on y jettera nos vingt-deux tÊtes, car je crois qu'on les a dÃĐjà comptÃĐes pour le bourreau, et le gouffre restera ouvert pour la tienne et pour celles de tes amis. J'ai parfois, comme le vieux Cazotte, des moments d'illuminisme pendant lesquels je lis dans l'avenir. Eh bien! mon ami, ce que tu me disais il y a quelques jours en parlant de ceux qui ont vu ce printemps-ci et qui ne verront pas l'autre; de ceux qui verront l'autre et pour qui l'autre sera le dernier, cela m'est souvent revenu dans l'esprit, et j'ai vu dans mes rÊves bien des tombes sans nom, dans les profondeurs desquelles cependant je reconnaissais les ensevelis. Parmi ces tombes, je n'ai pas vu la mienne; je n'irai pas chez toi parce que, je te l'ai dit, je te perdrais probablement en y allant. J'ai un ami, moins cher que toi puisque je ne l'ai vu qu'une fois, mais dont la demeure est plus sÃŧre que la tienne. --Je ne te demande pas son nom, dit insoucieusement Danton; tu es sÃŧr de lui, c'est tout ce qu'il me faut. Tu as du bon bourgogne, c'est le seul vin que j'aime, leur diable de vin de Bordeaux n'est pas fait pour des hommes. On voit bien que tous tes girondins ont ÃĐtÃĐ nourris de ce vin-là. Éloquents et vides! Sais-tu ceux que je crains parmi eux? Ce ne sont pas les ÃĐloquents comme Vergniaud, comme Guadet, ce sont ceux qui vous jettent tout à coup à la face, en termes impolis, une injure à laquelle on ne sait que rÃĐpondre. Heureusement que je suis prÃĐparÃĐ Ã  tout. On m'a tant calomniÃĐ que je ne serai pas ÃĐtonnÃĐ le jour oÃđ on m'accusera d'avoir emportÃĐ sur mon dos les tours de Notre-Dame. --Que fais-tu ce soir? demanda MÃĐrey. Restes-tu avec moi ici, et veux-tu que je te fasse dresser un lit? --Non, dit Danton, j'ai voulu recevoir de toi un avis et t'en donner un, j'ai voulu te prÃĐparer à ce qui va se passer incessamment, c'est-à-dire à la chute du parti auquel tu t'es alliÃĐ; comme tu n'es pas ambitieux, tu n'auras pas à regretter tes espÃĐrances perdues; moi, je l'ai ÃĐtÃĐ, ambitieux! Et il poussa un soupir. --Mais je te jure que si je n'ÃĐtais pas enfoncÃĐ jusqu'à la ceinture dans la question, je te jure que si je ne croyais pas que la France a encore besoin de ma main, de mon cœur et de mon œil, je prendrais Louise, l'enfant que tu as vue l'autre jour et que je vais revoir ce soir, je prendrais Louise dans mes bras; je fourrerais dans ses poches et dans les miennes les trente ou quarante mille francs d'assignats qui me restent, et je l'emporterais au bout du monde, laissant girondins et montagnards s'exterminer à leur fantaisie. Il se leva, reprit son manteau. --Ainsi, tu dis que ce sera pour aprÃĻs-demain? demanda Jacques MÃĐrey. --Oui, si tes amis me cherchent querelle; s'ils me laissent tranquille, ce sera pour dans huit jours, pour dans quinze jours, pour la fin du mois peut-Être; mais ça ne peut aller loin. Songe en tout cas à ce que je t'ai dit. Ne te laisse pas arrÊter, sauve-toi, et, si l'ami sur lequel tu comptes te manque, pense à Danton, il ne te manquera pas. Les deux hommes se serrÃĻrent la main. Danton avait conservÃĐ sa voiture. Jacques s'ÃĐtait mis à la fenÊtre pour le suivre des yeux; il l'entendit donner l'ordre au cocher de le conduire à SÃĻvres, et, regardant le cabriolet s'ÃĐloigner vers le guichet du bord de l'eau: --Il est heureux, murmura-t-il, il va revoir son Éva. Jacques MÃĐrey avait dit vrai; jamais la Convention n'avait ÃĐtÃĐ plus tumultueuse. Danton ÃĐtait parti le 16, il revenait le 29. Pendant cet espace de temps, si court qu'il fÃŧt, une lumiÃĻre s'ÃĐtait faite en quelque sorte d'elle-mÊme: personne ne doutait plus de la trahison de Dumouriez. La lettre n'avait pas ÃĐtÃĐ lue, nulle preuve n'ÃĐtait arrivÃĐe, ses entrevues avec Mack ÃĐtaient encore ignorÃĐes, et cette grande voix qui n'est que celle du bon sens public, aprÃĻs l'avoir dit tout bas, disait tout haut: --Dumouriez trahit. Le 1er avril, les amis de Roland, qui recevaient leur inspiration de sa femme bien plus encore que de lui, arrivÃĻrent furieux à la Chambre. Ils avaient appris qu'on avait saisi les papiers de l'ex-ministre. Il y avait une chose singuliÃĻre, c'ÃĐtait, à la droite comme à la gauche, un dÃĐputÃĐ envoyÃĐ par le Languedoc. Le Languedoc avait envoyÃĐ Ã  la Chambre, nous le rÃĐpÃĐtons, deux ministres protestants, deux vrais CÃĐvenols, aussi amers, aussi ÃĒpres, aussi violents l'un que l'autre. À la droite, c'ÃĐtait Lassource, un girondin; À la gauche, c'ÃĐtait Jean Bon Saint-AndrÃĐ, un montagnard. Au moment oÃđ Danton entra, Lassource ÃĐtait à la tribune, il annonçait que Danton et Lacroix, arrivÃĐs depuis l'avant-veille, n'avaient point encore paru, qu'on avait pu le voir à la Chambre. Que faisaient-ils? pourquoi cette absence de vingt-quatre heures dans de pareils moments? Évidemment il y avait un secret là-dessous. --Voilà, disait Lassource, voilà le nuage qu'il faut dÃĐchirer. En ce moment, nous l'avons dit, Danton entrait. Mais, arrivÃĐ Ã  sa place, au lieu de s'asseoir, soupçonnant qu'il ÃĐtait question de lui, il resta debout. C'ÃĐtait debout que le Titan voulait Être foudroyÃĐ. Lassource le vit se dressant devant lui comme une menace; mais, loin de reculer, il fit un geste dÃĐsignateur. --Je demande, dit-il, que vous nommiez une commission pour dÃĐcouvrir et frapper le coupable; il y a assez longtemps que le peuple voit le trÃīne et le Capitole; il veut maintenant voir la roche TarpÃĐienne et l'ÃĐchafaud. Toute la droite applaudit. La Montagne et la gauche gardÃĻrent le silence. --Je demande de plus, continua Lassource, l'arrestation d'ÉgalitÃĐ et de Sillery. Je demande enfin, pour prouver à la nation que nous ne capitulerons jamais avec un tyran, que chacun de nous prenne l'engagement solennel de donner la mort à celui qui tenterait de se faire roi ou dictateur. Et, cette fois, l'AssemblÃĐe tout entiÃĻre se levant, Gironde comme jacobins, Plaine comme Montagne, droite comme gauche, chacun, avec un geste de menace, rÃĐpÃĐta le serment demandÃĐ par Lassource. Pendant le discours de Lassource, tous les yeux avaient ÃĐtÃĐ un instant fixÃĐs sur Danton. Jamais peut-Être sa figure bouleversÃĐe n'avait en si peu de minutes parcouru toutes les gammes de la physionomie humaine. On avait pu y lire d'abord l'ÃĐtonnement d'un orgueil qui, tout en prÃĐvoyant cette attaque, la regardait comme impossible; la colÃĻre qui lui soufflait tout bas de bondir sur cet ennemi qui n'ÃĐtait qu'un insecte comparÃĐ Ã  lui; puis le dÃĐdain d'une popularitÃĐ qui croyait pouvoir tout braver. L'esprit, à le regarder, se troublait comme l'œil à plonger dans un abÃŪme; puis, quand Lassource eut fini, il se pencha vers la Montagne, en murmurant à demi-voix: --Les scÃĐlÃĐrats! ce sont eux qui ont dÃĐfendu le roi et c'est moi qu'ils accusent de royalisme! Un dÃĐputÃĐ nommÃĐ Delmas l'avait entendu: --N'allons pas plus loin, dit-il, l'explication qu'on provoque peut perdre la RÃĐpublique; je demande qu'on vote le silence. Toute la Convention vota le silence; Danton sentit qu'en ayant l'air de l'ÃĐpargner on le perdait. Il bondit à la tribune, renversant ceux qui voulaient s'opposer à son passage; puis, une fois arrivÃĐ sur cette chaire aux harangues oÃđ il venait d'Être attaquÃĐ si rudement: --Et moi, dit-il, je ne veux pas me taire; je veux parler! La Convention tout entiÃĻre subit son influence, et, malgrÃĐ le vote qu'elle venait de rendre, elle ÃĐcouta. Alors, se tournant du cÃītÃĐ de la Montagne et indiquant du geste qu'il s'adressait aux seuls montagnards: --Citoyens, dit-il, je dois commencer par vous rendre hommage. Vous qui Êtes assis sur cette Montagne, vous aviez mieux jugÃĐ que moi; j'ai cru longtemps que, quelle que fÃŧt l'impÃĐtuositÃĐ de mon caractÃĻre, je devais tempÃĐrer les moyens que la nature m'a dÃĐpartis, pour employer dans les circonstances difficiles oÃđ m'a placÃĐ ma mission la modÃĐration que les ÃĐvÃĐnements me paraissaient commander. Vous m'accusiez de faiblesse, vous aviez raison, je le reconnais devant la France entiÃĻre. C'est nous qu'on accuse, nous faits pour dÃĐnoncer l'imposture et la scÃĐlÃĐratesse, et ce sont les hommes que nous mÃĐnageons qui prennent aujourd'hui l'attitude insolente de dÃĐnonciateurs. ÂŧEt pourquoi la prennent-ils? Qui leur donne cette audace? Moi-mÊme, je dois l'avouer! Oui, moi, parce que j'ai ÃĐtÃĐ trop sage et trop circonspect; parce que l'on a eu l'art de rÃĐpandre que j'avais un parti, que je voulais Être dictateur; parce que je n'ai point voulu, en rÃĐpondant jusqu'ici à mes adversaires, produire de trop rudes combats, opÃĐrer des dÃĐchirements dans cette AssemblÃĐe. Pourquoi ai-je abandonnÃĐ aujourd'hui ce systÃĻme de silence et de modÃĐration? Parce qu'il est un terme à la prudence, parce que, attaquÃĐ par ceux-là mÊmes qui devraient s'applaudir de ma circonspection, il est permis d'attaquer à son tour et de sortir des limites de la patience. Nous voulons un roi! eh! il n'y a que ceux qui ont eu la lÃĒchetÃĐ de vouloir sauver le tyran par l'appel au peuple qui peuvent Être justement soupçonnÃĐs de vouloir un roi. Il n'y a que ceux qui ont voulu manifestement punir Paris de son hÃĐroÃŊsme, en soulevant contre Paris les dÃĐpartements; il n'y a que ceux qui ont fait des soupers clandestins avec Dumouriez quand il ÃĐtait à Paris; il n'y a que ceux-là qui sont les complices de sa conjuration! Et, à chaque pÃĐriode, on entendait les trÃĐpignements de la Montagne et la voix de Marat qui, à chacune de ces insinuations: --Entends-tu, Vergniaud? entends-tu, Barbaroux? entends-tu, Brissot? --Mais nommez donc ceux que vous dÃĐsignez! criÃĻrent GensonnÃĐ et Guadet à l'orateur. --Oui, dit Danton; et je nommerai d'abord ceux qui ont refusÃĐ de venir avec moi trouver Dumouriez, parce qu'ils eussent rougi devant leur complice; je nommerai Guadet, je nommerai GensonnÃĐ, puisqu'ils veulent que je parle. --Écoutez! rÃĐpÃĐta Marat de sa voix aigre et criarde; et vous allez entendre les noms de ceux qui veulent ÃĐgorger la patrie! --Je n'ai pas besoin de nommer, reprit Danton, vous savez bien tous à qui je m'adresse; je terminerai par un mot qui contient tout. Eh bien! continua-t-il, je dis qu'il n'y a plus de trÊve possible entre la Montagne, entre les patriotes qui ont votÃĐ la mort du tyran et les lÃĒches qui, en voulant le sauver, nous ont calomniÃĐs par toute la France! C'ÃĐtait ce que la Montagne attendait si impatiemment et depuis si longtemps. Elle se leva comme un seul homme et poussa une longue exclamation de joie; la mise en accusation des girondins, de ces ÃĐternels rÃĐprobateurs du sang, venait d'Être lancÃĐe par celui-là mÊme qui avait essayÃĐ si longtemps la rÃĐconciliation de la Montagne et de la Gironde. --Oh! je n'ai pas fini, cria Danton en ÃĐtendant le bras; qu'on me laisse parler jusqu'au bout. Et le silence se rÃĐtablit aussitÃīt, mÊme sur les bancs de la Gironde, silence frÃĐmissant et plein de colÃĻre, mais qui, fidÃĻle jusqu'au bout à son obÃĐissance à la loi, laissait parler sans l'interrompre le tribun qui l'accusait, par cela mÊme que c'ÃĐtait à lui la parole. Alors Danton sembla se replier sur lui-mÊme: --Il y a assez longtemps que je vis de calomnie, continua-t-il; elle s'est ÃĐtendue sans façon sur mon compte, et toujours elle s'est d'elle-mÊme dÃĐmentie par ses contradictions; j'ai soulevÃĐ le peuple au dÃĐbut de la RÃĐvolution, et j'ai ÃĐtÃĐ calomniÃĐ par les aristocrates; j'ai fait le 10-AoÃŧt, et j'ai ÃĐtÃĐ calomniÃĐ par les modÃĐrÃĐs; j'ai poussÃĐ la France aux frontiÃĻres et Dumouriez à la victoire, et j'ai ÃĐtÃĐ calomniÃĐ par les faux patriotes. Aujourd'hui les homÃĐlies misÃĐrables d'un vieillard cauteleux, Roland, sont les textes de nouvelles inculpations; je l'avais prÃĐvu. C'est moi qu'on accuse de la saisie de ses papiers, n'est-ce pas? et j'ÃĐtais à quatre-vingt lieues d'ici quand ils ont ÃĐtÃĐ saisis. Tel est l'excÃĻs de son dÃĐlire, et ce vieillard a tellement perdu la tÊte qu'il ne voit que la mort et qu'il s'imagine que tous les citoyens sont prÊts à le frapper; il rÊve avec tous ses amis l'anÃĐantissement de Paris! Eh bien! quand Paris pÃĐrira, c'est qu'il n'y aura plus de RÃĐpublique! Quant à moi, je prouverai que je rÃĐsisterai à toutes les atteintes, et je vous prie, citoyens, d'en accepter l'augure. --Cromwell! cria une voix partie de la droite. Alors Danton se dressa de toute sa hauteur. --Quel est le scÃĐlÃĐrat, dit-il, qui ose m'appeler Cromwell? Je demande que ce vil calomniateur soit arrÊtÃĐ, mis en jugement et puni. Moi, Cromwell! Mais Cromwell fut l'alliÃĐ des rois. Quiconque, comme moi, frappe un roi à la tÊte, devient à jamais l'exÃĐcration de tous les rois! Puis, se tournant de nouveau vers la Montagne: --Ralliez-vous, s'ÃĐcrie-t-il, vous qui avez prononcÃĐ l'arrÊt du tyran; ralliez-vous contre les lÃĒches qui ont voulu l'ÃĐpargner; serrez-vous, appelez le peuple à ÃĐcraser nos ennemis communs du dedans; confondez par la vigueur et l'imperturbabilitÃĐ de votre carriÃĻre tous les scÃĐlÃĐrats, tous les modÃĐrÃĐs, tous ceux qui nous ont calomniÃĐs dans les dÃĐpartements; plus de paix, plus de trÊve, plus de transaction avec eux! Un rugissement qui partait de la Montagne lui rÃĐpondit. --Vous voyez, dit Danton, par la situation oÃđ je me trouve en ce moment, la nÃĐcessitÃĐ oÃđ vous Êtes d'Être fermes et de dÃĐclarer la guerre à vos ennemis quels qu'ils soient. Il faut former une phalange indomptable. Je marche à la RÃĐpublique; marchons-y ensemble. Lassource a demandÃĐ une commission qui dÃĐcouvre les coupables et fasse voir au peuple la roche TarpÃĐienne et l'ÃĐchafaud; je la demande, cette commission, mais je demande aussi que, aprÃĻs avoir examinÃĐ notre conduite, elle examine celle des hommes qui nous ont calomniÃĐs, qui ont conspirÃĐ contre l'indivisibilitÃĐ de la RÃĐpublique et qui ont cherchÃĐ Ã  sauver le tyran. Danton descendit dans les bras des montagnards. La haine ÃĐtait à son comble entre les girondins et les jacobins. Les girondins n'avaient durÃĐ si longtemps que parce que Danton les avait ÃĐpargnÃĐs; son discours venait de briser la digue qui existait entre les deux partis; c'ÃĐtait maintenant à la colÃĻre et au sang d'y couler. SÃĐance tenante, au milieu du trouble jetÃĐ dans la droite par le discours de Danton, la Convention dÃĐcrÃĻte: Que quatre commissaires seront nommÃĐs pour sommer Dumouriez de comparaÃŪtre à la barre. Si Dumouriez refuse, ils ont ordre de l'arrÊter. Ces quatre commissaires sont: le vieux constituant, Camus; deux dÃĐputÃĐs de la droite, Bancal et Quinette; un montagnard, Lamarque. Le gÃĐnÃĐral Beurnonville, que Dumouriez nomme son ÃĐlÃĻve, et qu'il aime tendrement, les accompagnera pour employer toutes les voies de conciliation avant de rompre avec ce gÃĐnÃĐral que ses victoires ont rendu populaire, et qui est restÃĐ nÃĐcessaire malgrÃĐ ses dÃĐfaites. LII Arrestation des commissaires de la Convention Dumouriez, dont le projet ÃĐtait de surprendre Valenciennes, avait transportÃĐ son quartier gÃĐnÃĐral au bourg de Saint-Amand, oÃđ sa cavalerie de confiance ÃĐtait cantonnÃĐe. C'ÃĐtait le gÃĐnÃĐral Neuilly qui commandait à Valenciennes et qui, croyant à tort pouvoir rester maÃŪtre de la place, lui ÃĐcrivait qu'il pouvait en tous points compter sur son concours et sur celui de la ville. Cependant Dumouriez commençait à douter. À chaque instant il ÃĐtait obligÃĐ d'_ÃĐpurer_ l'armÃĐe en faisant arrÊter quelque jacobin. Le 1er avril, ce fut un capitaine du bataillon de Seine-et-Oise nommÃĐ Lecointre, fils du dÃĐputÃĐ de Versailles du mÊme nom, et l'un des plus ardents montagnards, qui dÃĐclamait contre les constitutionnels. Le mÊme jour, une arrestation eut encore lieu, celle d'un lieutenant-colonel, officier d'ÃĐtat-major de l'armÃĐe, nommÃĐ de Pile, qui dÃĐclamait contre le gÃĐnÃĐral en chef. La veille, le gÃĐnÃĐral Leveneur, qui avait suivi La Fayette dans sa fuite et que Dumouriez avait pris auprÃĻs de lui, vint lui demander la permission, sous prÃĐtexte de santÃĐ, de se retirer de l'armÃĐe. Le gÃĐnÃĐral la lui accorda aussitÃīt. MÊme permission ÃĐtait accordÃĐe au gÃĐnÃĐral Stetenhoffen. Enfin il apprenait que Dampierre, le gÃĐnÃĐral Charnel, les gÃĐnÃĐraux RosiÃĻre et Kermowant avaient donnÃĐ parole aux commissaires de rester fidÃĻles à la Convention. Toutes ces nouvelles ÃĐtaient dÃĐsespÃĐrantes, du moment oÃđ l'on sait quel ÃĐtait le projet de Dumouriez. Ce projet, que je ne trouve dans aucun historien et qui cependant avait bien son importance, ÃĐtait celui-ci: Depuis longtemps Dumouriez se fÃŧt dÃĐclarÃĐ rebelle et eÃŧt marchÃĐ sur Paris, en supposant que ses soldats eussent voulu le suivre, ce dont il commençait à douter, s'il n'eÃŧt ÃĐtÃĐ arrÊtÃĐ par la crainte que cette marche ne fÃŧt fatale au reste de la famille royale enfermÃĐe au Temple. Voici ce qui avait ÃĐtÃĐ arrÊtÃĐ Ã  Tournai entre lui et les gÃĐnÃĐraux de Valence, Chartres et Thouvenot. Le colonel Montjoye et le colonel Normann devaient Être envoyÃĐs en France sous prÃĐtexte d'arrÊter la fuite des dÃĐserteurs de l'armÃĐe; ils auraient pour le ministre de la Guerre Beurnonville des dÃĐpÊches qui annonceraient leur sÃĐjour à Paris pendant deux ou trois jours. Ils devaient, la veille de leur dÃĐpart, envoyer leurs trois cents hommes à Bondy, puis la nuit suivante arriver par le boulevard du Temple, enfoncer la garde, entrer au Temple, enlever en croupe les quatre prisonniers, retrouver dans la forÊt une voiture, et les mener à toute bride jusqu'à Pont-Sainte-Maxence, oÃđ un autre corps de cavalerie les recevrait, puis les conduirait à Valenciennes et à Lille. Mais pour cela il fallait Être sÃŧr de Lille ou de Valenciennes, et Dumouriez venait d'apprendre que les deux villes tiendraient pour la RÃĐvolution. Ce fut alors que Dumouriez pensa à se procurer le plus d'otages possible lui rÃĐpondant de la vie des prisonniers. Et, en attendant des otages plus illustres, il commença par remettre au gÃĐnÃĐral Clerfayt les deux prisonniers qu'il venait de faire, Lecointre et de Pile. Le 2 avril au matin, Dumouriez reçut avis par un capitaine de chasseurs à cheval, qu'il avait postÃĐ Ã  Pont-à-Marck, que le ministre de la Guerre avait passÃĐ, se rendant à Lille, et disant qu'il se rendait prÃĻs de _son ami_ le gÃĐnÃĐral Dumouriez. Dumouriez fut ÃĐtonnÃĐ de cette nouvelle; comment n'ÃĐtait-il pas prÃĐvenu? Cette nouvelle ne pouvait que l'inquiÃĐter dans la situation politique oÃđ il se trouvait. Vers quatre heures de l'aprÃĻs-midi, deux courriers, dont les chevaux ÃĐtaient couverts d'ÃĐcume, annoncÃĻrent au gÃĐnÃĐral qu'ils ne prÃĐcÃĐdaient que de quelques instants les commissaires de la Convention nationale et le ministre de la Guerre. Les courriers ne doutaient point que les quatre commissaires et le gÃĐnÃĐral Beurnonville ne vinssent pour arrÊter le gÃĐnÃĐral Dumouriez. Ils prÃĐcÃĐdaient les commissaires et le gÃĐnÃĐral à si peu de distance, que ceux-ci arrivÃĻrent au moment mÊme oÃđ ils achevaient leur annonce. Beurnonville entra le premier; Camus, Lamarque, Bancal et Quinette le suivaient. Le ministre embrassa d'abord Dumouriez, sous lequel il avait servi et qu'il aimait beaucoup; puis il lui montra de la main les commissaires, et lui dit: --Mon cher gÃĐnÃĐral, ces messieurs viennent vous notifier un dÃĐcret de la Convention nationale. En apprenant l'arrivÃĐe du ministre de la Guerre et des commissaires de la Convention, tout l'ÃĐtat-major de Dumouriez l'avait entourÃĐ. Il y avait là le gÃĐnÃĐral Valence, Thouvenot, qui venait d'Être ÃĐlevÃĐ Ã  ce grade, le duc de Chartres, et les demoiselles de Fernig, dans leur uniforme de hussard. --Oh! dit Dumouriez, je le connais d'avance, votre dÃĐcret. Vous venez me reprocher d'avoir ÃĐtÃĐ trop honnÊte homme en Belgique, d'avoir forcÃĐ Ã  rendre l'argenterie aux ÃĐglises, de n'avoir pas voulu empoisonner un pauvre peuple avec vos assignats. En vÃĐritÃĐ, vous, Camus, qui Êtes un dÃĐvot, je suis ÃĐtonnÃĐ, je vous l'avoue, qu'un homme qui affiche autant de religion que vous, qui restez des heures entiÃĻres devant un crucifix pendu dans votre chambre, vous veniez ici soutenir le vol des vases sacrÃĐs et des objets de culte d'un peuple ami. Allez voir à Sainte-Gudule les hosties foulÃĐes aux pieds, dispersÃĐes sur le pavÃĐ de l'ÃĐglise, les tabernacles, les confessionnaux brisÃĐs, les tableaux en lambeaux; trouvez un moyen de justifier ces profanations, et voyez s'il y a un autre parti à prendre que de restituer l'argenterie et de punir exemplairement les misÃĐrables qui ont exÃĐcutÃĐ vos ordres. Si la Convention applaudit à de tels crimes, si elle ne les punit pas, tant pis pour elle et pour ma malheureuse patrie. Sachez que s'il fallait commettre un crime pour la sauver, je ne le commettrais pas. Les crimes atroces que l'on s'est permis au nom de la France tournent contre la France, et je la sers en cherchant à les effacer. --GÃĐnÃĐral, dit Camus, il ne nous appartient pas d'entendre votre justification, ni de rÃĐpondre à vos prÃĐtendus griefs; nous venons vous notifier un dÃĐcret de la Convention. --Votre Convention, dit Dumouriez, voulez-vous que je vous dise ce que c'est que votre Convention? C'est la rÃĐunion de deux cents scÃĐlÃĐrats et de cinq cents imbÃĐciles. Je vais marcher sur elle, votre Convention, je suis assez fort pour me battre devant et derriÃĻre. Il faut un roi à la France; peu m'importe qu'il s'appelle Louis ou Jacobus! --Ou mÊme Philippus, n'est-ce pas? dit Bancal. Dumouriez tressaillit. On venait de le frapper au cœur de ses projets. --Pour la troisiÃĻme fois, dit Camus, voulez-vous passer dans une chambre à cÃītÃĐ, pour entendre la notification du dÃĐcret de la Convention? --Mes actions ont toujours ÃĐtÃĐ publiques, dit le gÃĐnÃĐral, elles le seront jusqu'au bout. Un dÃĐcret donnÃĐ par sept cents personnes ne saurait Être un mystÃĻre. Mes camarades doivent Être tÃĐmoins de tout ce qui se passera dans notre entrevue. Mais alors Beurnonville s'avança: --Ce n'est point un ordre que nous te donnons, dit-il, c'est une priÃĻre que je te fais. Qu'un de ces messieurs t'accompagne, nous te l'accordons. --Soit! dit Dumouriez. Venez, Valence. --Seulement la porte restera ouverte, dit Thouvenot. --La porte restera ouverte, soit, rÃĐpondit Camus. Camus prÃĐsenta alors au gÃĐnÃĐral le dÃĐcret de la Convention qui lui ordonnait de se rendre immÃĐdiatement à Paris. Dumouriez le rendit en haussant les ÃĐpaules. --Ce dÃĐcret est absurde, dit-il; est-ce que je puis quitter l'armÃĐe dÃĐsorganisÃĐe, mÃĐcontente comme elle l'est? Si je vous suivais, vous n'auriez plus dans huit jours un seul homme sous les drapeaux. Lorsque j'aurai terminÃĐ mon travail de rÃĐorganisation, ou lorsque l'ennemi ne sera pas à un quart de lieue de moi, j'irai à Paris, moi-mÊme et sans escorte. Je lis du reste dans ce dÃĐcret que, en cas de dÃĐsobÃĐissance, vous devez me suspendre de mes fonctions et nommer un autre gÃĐnÃĐral. Je ne refuse pas positivement l'obÃĐissance, je demande un retard, voilà tout. Maintenant, dÃĐcidez ce que vous avez à faire; suspendez-moi si vous voulez; j'ai offert dix fois ma dÃĐmission depuis trois mois, je l'offre encore. --Nous sommes compÃĐtents pour vous suspendre, dit Camus, mais non pour recevoir votre dÃĐmission. --Une fois votre dÃĐmission donnÃĐe, gÃĐnÃĐral, demanda Beurnonville, que comptez-vous faire? --Redevenant libre de mes actions, je ferai ce qu'il me conviendra, rÃĐpondit Dumouriez; mais je vous dÃĐclare, mon cher ami, que je ne reviendrai point à Paris pour me voir avili par les jacobins et condamnÃĐ par le tribunal rÃĐvolutionnaire. --Vous ne reconnaissez donc pas ce tribunal? demanda Camus. --Si fait, dit le gÃĐnÃĐral. Je le reconnais pour un tribunal de sang et de crimes, et, tant que j'aurai trois pouces de fer au cÃītÃĐ, je vous dÃĐclare que je ne m'y soumettrai pas. J'ajoute mÊme que je le regarde comme l'opprobre d'une nation libre, et que si j'en avais le pouvoir il serait aboli. --Citoyen gÃĐnÃĐral, dit Quinette, il ne s'agit d'aucune rÃĐsolution funeste contre vous. La France vous doit beaucoup, et votre prÃĐsence fera tomber toutes les calomnies; votre voyage sera court, et, si vous l'exigez, les commissaires et le ministre resteront au milieu de vos soldats tant que durera votre absence. --Et, dit Dumouriez, si les hussards et les dragons dits de la RÃĐpublique, qu'on a dissÃĐminÃĐs sur la route que je dois suivre, m'assassinent, soit à Gournay, soit à Roye, soit à Senlis, oÃđ ils m'attendent, ce ne sera pas de la faute du gÃĐnÃĐral Beurnonville ni de vous autres, messieurs les commissaires, mais je n'en serai pas moins assassinÃĐ. --Citoyen gÃĐnÃĐral, dit Quinette, je m'engage à vous accompagner pendant toute la route; je m'engage à vous couvrir de mon corps si le danger se prÃĐsente; je m'engage enfin à vous ramener ici sain et sauf. --Citoyen gÃĐnÃĐral, dit Bancal, rappelez-vous l'exemple de ces gÃĐnÃĐraux de Rome ou de GrÃĻce qui, au premier appel de l'arÃĐopage ou des consuls, venaient rendre compte de leur conduite. --Monsieur Bancal, reprit Dumouriez, nous nous mÃĐprenons toujours sur nos citations et nous dÃĐfigurons l'histoire romaine en donnant pour excuse à nos crimes l'exemple de ces vertus que nous dÃĐnaturons. Les Romains n'avaient pas tuÃĐ Tarquin comme vous avez tuÃĐ Louis XVI. Les Romains avaient une rÃĐpublique bien rÃĐglÃĐe et de bonnes lois; ils n'avaient ni club des jacobins, ni tribunal rÃĐvolutionnaire. Nous sommes dans un temps d'anarchie. Des tigres veulent ma tÊte, je ne la leur donnerai pas. Je puis vous faire cet aveu sans craindre que vous m'accusiez de faiblesse; puisque vous puisez vos exemples chez les Romains, laissez-moi dire que j'ai jouÃĐ assez souvent le rÃīle de DÃĐcius pour qu'on me dispense de celui de Curtius. Bancal reprit la parole. Il ÃĐtait girondin. --Vous n'avez affaire ni aux jacobins ni au tribunal rÃĐvolutionnaire, dit-il. Vous n'y Êtes appelÃĐ que pour paraÃŪtre à la barre de la Convention et pour revenir sur-le-champ à votre armÃĐe. Le gÃĐnÃĐral secoua la tÊte. --J'ai passÃĐ le mois de janvier à Paris, dit-il; et certainement, aprÃĻs des revers, Paris ne s'est pas calmÃĐ depuis. Je sais par vos feuilles que la Convention est dominÃĐe par Marat, par les jacobins et par les tribunes. La Convention ne pourrait pas me sauver de leur fureur, et, si je pouvais prendre sur ma fiertÃĐ de paraÃŪtre devant de pareils juges, ma contenance seule m'attirerait la mort. --Assez, dit Camus, nous perdons notre temps en paroles inutiles. Vous ne voulez pas obÃĐir aux dÃĐcrets de la Convention? --Non, dit Dumouriez. --Eh bien! dit Camus, je vous suspens et je vous arrÊte. Pendant la discussion, tous les familiers de Dumouriez ÃĐtaient entrÃĐs un à un dans la salle. --Quels sont tous ces gens-là? demanda l'intrÃĐpide vieillard en regardant particuliÃĻrement les demoiselles de Fernig, dont il ÃĐtait facile de reconnaÃŪtre le sexe malgrÃĐ leur dÃĐguisement. Allons, donnez-moi tous vos portefeuilles. --Ah! c'est trop fort! dit Dumouriez en français. Puis il ajouta en allemand et à voix haute: --ArrÊtez ces quatre hommes! Les hussards allemands, qu'on avait fait venir dans la chambre à cÃītÃĐ, se prÃĐcipitÃĻrent alors dans celle oÃđ ÃĐtait Dumouriez et arrÊtÃĻrent les quatre commissaires. --Eh bien! quand je vous l'affirmais, dit Camus, que nous avions affaire à un traÃŪtre!... Tout prisonnier que je suis, je te dÃĐclare traÃŪtre à la patrie; tu n'es plus gÃĐnÃĐral; j'ordonne qu'on ne t'obÃĐisse plus! Alors Beurnonville alla reprendre son rang parmi les commissaires. --Et moi, dit-il à son tour, je t'ordonne de m'arrÊter avec mes compagnons, pour qu'on ne croie pas que je pactise avec toi et que, comme toi, j'ai trahi la nation! --C'est bien, dit Dumouriez, arrÊtez-le avec les autres; seulement, ayez les plus grands ÃĐgards pour lui et laissez-lui ses armes. Les quatre commissaires et le ministre arrÊtÃĐs furent conduits dans la chambre voisine. Là on leur servit à dÃŪner pendant qu'on attelait la voiture qui devait les conduire prisonniers à Tournai. Dumouriez recommanda de nouveau les plus grands ÃĐgards pour le gÃĐnÃĐral Beurnonville; puis il ÃĐcrivit une lettre au gÃĐnÃĐral Clerfayt, lui mandant qu'il lui envoyait des otages qui rÃĐpondraient des excÃĻs auxquels on pourrait se livrer à Paris. Une heure aprÃĻs, la voiture partait, escortÃĐe de ces mÊmes hussards de Berchiny qui avaient, le 13 juillet 1789, chargÃĐ dans le jardin des Tuileries. En mÊme temps que les commissaires de la Convention partaient pour Tournai sous escorte, Dumouriez envoyait le colonel Montjoye pour prÃĐvenir Mack de ce qui s'ÃĐtait passÃĐ, et pour le prier de hÃĒter une entrevue entre lui, le prince de Cobourg et le prince Charles. La journÃĐe du lendemain se passa sans que l'ÃĐvÃĐnement du 2 eÃŧt fait grand bruit et fÃŧt bien connu de l'armÃĐe. Mais cependant, dans l'aprÃĻs-midi du 3, le mot de _traÃŪtre_ commença de circuler. Dumouriez voulait s'assurer de CondÃĐ afin d'en purger la garnison, de rÃĐunir dans cette ville tous ceux de son armÃĐe, soldats ou gÃĐnÃĐraux, qui voudraient s'attacher à sa fortune, et de CondÃĐ, avec une armÃĐe mixte, autrichienne et française, marcher sur Paris. La rÃĐponse du gÃĐnÃĐral Mack avait ÃĐtÃĐ que le 4 au matin le prince Cobourg, l'archiduc Charles et lui se trouveraient entre Boussu et CondÃĐ, oÃđ le gÃĐnÃĐral se rendrait de son cÃītÃĐ, et que là on conviendrait du mouvement à imprimer aux deux armÃĐes. Le 4 au matin, le gÃĐnÃĐral Dumouriez partit de Saint-Amand avec le duc de Chartres, le colonel Thouvenot, Montjoye et quelques aides de camp. Ils n'avaient pour escorte que huit hussards d'ordonnance, qui, avec les domestiques, formaient un groupe de trente chevaux. Une escorte de cinquante hussards qu'il avait commandÃĐe se faisant attendre, Dumouriez, qui voyait se passer l'heure du rendez-vous du prince de Cobourg, laissa un de ses aides de camp pour se mettre à la tÊte de l'escorte et lui indiquer la route qu'elle devait suivre. Parvenu à une demi-lieue de CondÃĐ, entre Fresnes et Doumet, il vit arriver au grand galop un adjudant qui venait de la part du gÃĐnÃĐral Neuilly, pour lui dire que la garnison ÃĐtait en grande fermentation et qu'il serait imprudent à lui d'entrer dans la ville. Il renvoya cet officier avec ordre de dire au gÃĐnÃĐral Neuilly d'envoyer au-devant de lui le dix-huitiÃĻme rÃĐgiment de cavalerie dont il croyait Être sÃŧr. Il attendrait ce rÃĐgiment à Doumet. En ce moment, il fut rejoint sur le grand chemin par une colonne de trois bataillons de volontaires qui marchaient sur CondÃĐ avec leurs bagages et leur artillerie. ÉtonnÃĐ de voir s'accomplir une marche qu'il n'avait point ordonnÃĐe, il appela quelques-uns des officiers et leur demanda oÃđ ils allaient. Ils rÃĐpondirent qu'ils allaient à Valenciennes. --Allons donc, dit le gÃĐnÃĐral, vous lui tournez le dos, à Valenciennes. Puis il ordonna de faire halte et s'ÃĐloigna à cent pas du grand chemin pour entrer dans une maison et donner par ÃĐcrit l'ordre à ces trois bataillons de retourner au camp de Bruill, d'oÃđ ils ÃĐtaient partis. Il ÃĐtait dÃĐjà descendu de cheval pour entrer dans la maison, lorsque la tÊte de colonne rebroussa chemin et se porta sur lui. Il se remit aussitÃīt en selle et s'ÃĐloigna au petit trot jusqu'à ce qu'il fÃŧt arrÊtÃĐ par un canal qui bordait un terrain marÃĐcageux. Des cris, des injures, le mot: ÂŦArrÊte! arrÊte!Âŧ et la marche toujours plus rapide des volontaires, qui avait pris l'allure d'une poursuite, le forcÃĻrent à passer le canal. Mais son cheval s'ÃĐtant refusÃĐ Ã  le franchir, il abandonna l'animal rÃĐtif et le passa à pied. Mais alors, aux cris de: ÂŦArrÊte! arrÊte!Âŧ commencÃĻrent de succÃĐder des coups de fusil. Il n'y avait pas moyen de faire face à un pareil danger, il fallait fuir. Mais Dumouriez ne pouvait fuir à pied. Son neveu, le baron de Schomberg, qui ÃĐtait arrivÃĐ la veille, et qui avait couru mille dangers pour arriver jusqu'à lui, avait sautÃĐ Ã  bas de son cheval, le pressant de le prendre. Dumouriez refusa obstinÃĐment; mais il sauta sur le cheval d'un domestique du duc de Chartres, qui, ÃĐtant trÃĻs leste, rÃĐpondait de se sauver à pied. Pendant ce temps-là, les coups de fusil continuaient. Deux hussards furent tuÃĐs ainsi que deux domestiques du gÃĐnÃĐral, dont un portait sa redingote. Thouvenot eut deux chevaux tuÃĐs sous lui, et se sauva en croupe de ce mÊme Baptiste Renard qui, ayant reformÃĐ un bataillon en dÃĐroute à Jemmapes, avait ÃĐtÃĐ nommÃĐ capitaine par la Convention. Le gÃĐnÃĐral dit lui-mÊme, dans ses MÃĐmoires, que plus de dix mille coups de fusil furent tirÃĐs sur lui. Son secrÃĐtaire, Quentin, fut pris, et le cheval du gÃĐnÃĐral, restÃĐ de l'autre cÃītÃĐ du canal, fut conduit en triomphe à Valenciennes. Dumouriez ne pouvait rejoindre son camp; les volontaires lui en coupaient le chemin et ne paraissaient pas dÃĐcidÃĐs à l'ÃĐpargner. Il longea l'Escaut, et, toujours poursuivi d'assez prÃĻs, il arriva à un bac en avant du village de Mihers. Il passa le bac, lui sixiÃĻme. Il ÃĐtait sur la terre de l'Empire, traÃŪtre et ÃĐmigrÃĐ. Avec lui ÃĐtaient le gÃĐnÃĐral Valence, le duc de Chartres, Thouvenot, Schomberg et Montjoye. Et cependant le lendemain, tant la patrie est chose sacrÃĐe, tant le nom de traÃŪtre est lourd à porter, Dumouriez, dÃĐterminÃĐ Ã  pÃĐrir s'il le fallait pour se relever, Dumouriez annonça au gÃĐnÃĐral Mack qu'il allait retourner au camp français voir s'il avait encore quelque chose à attendre de l'armÃĐe. Mais cette fois il voulut s'exposer seul. Mack ne voulut pas le laisser partir sans lui donner une escorte de douze dragons autrichiens. Ce fut sa perte. Ces manteaux blancs, tant dÃĐtestÃĐs de nos soldats, criaient trahison contre lui. Sans eux peut-Être rÃĐussissait-il? Le bruit s'ÃĐtait rÃĐpandu dans l'armÃĐe que Dumouriez avait failli Être victime d'un assassinat; on le croyait mort. Les soldats furent tout joyeux de le revoir vivant. La ligne, s'attendrissant à sa vue, cria: ÂŦVive Dumouriez!Âŧ Les volontaires seuls restaient menaçants et sombres. --Mes amis, dit Dumouriez, passant sur le front de la ligne, je viens de faire la paix; nous allons à Paris arrÊter le sang qui coule. Quand les soldats sont en paix, ils demandent la guerre; mais bientÃīt las, quand la guerre est malheureuse, ils demandent la paix. Cette nouvelle, annoncÃĐe par Dumouriez, que la paix ÃĐtait faite, produisit une grande impression. Il ÃĐtait alors en face du rÃĐgiment de la couronne, et il embrassait un officier qui s'ÃĐtait distinguÃĐ Ã  la bataille de Nerwinde. Un jeune homme sortit alors des rangs, un fourrier nommÃĐ Fichet; il vint se placer à la tÊte du cheval de Dumouriez, et, montrant du doigt les Autrichiens qui l'accompagnaient: --Qu'est-ce que ces gens-là? dit-il à Dumouriez. Et qu'est-ce que ces lauriers qu'ils portent à leurs bonnets? Viennent-ils ici pour nous insulter? --Ces messieurs, dit Dumouriez, sont devenus nos amis; ils formeront notre arriÃĻre-garde. --Notre arriÃĻre-garde! reprit le jeune fourrier, ils vont entrer en France! Ils fouleront la terre de France! Nous sommes bien assez de trente millions de Français pour faire la police chez nous! Des Autrichiens sur la terre de la RÃĐpublique, c'est une honte, c'est une trahison! Vous allez leur livrer Lille et Valenciennes! Honte et trahison! rÃĐpÃĐta-t-il à haute voix. Ces deux mots, honte et trahison, coururent comme une traÃŪnÃĐe de poudre sur toute la ligne; Dumouriez fut ajustÃĐ. Le fusil dÃĐtournÃĐ fit long feu. Un bataillon tout entier le mit en joue. Dumouriez sentit qu'il ÃĐtait perdu, il piqua son cheval des deux pieds et s'ÃĐloigna au galop. Les Autrichiens le suivirent. Ils avaient tracÃĐ entre lui et la France un abÃŪme que jamais il ne put franchir. Pour lui, la Restauration arriva vainement. Voyant les Bourbons remonter sur le trÃīne, il comptait sur le bÃĒton de marÃĐchal de France. Ils lui jetÃĻrent dÃĐdaigneusement une pension de 20 000 francs comme gÃĐnÃĐral en retraite; et, le 14 mars 1823, ignorÃĐ, oubliÃĐ de ses contemporains, flÃĐtri par l'histoire, trop sÃĐvÃĻre peut-Être pour lui, il mourut à Turville-Park. Il avait passÃĐ cinquante ans dans les intrigues, trois ans sur un thÃĐÃĒtre digne de lui, trente ans en exil. Deux fois il avait sauvÃĐ la France. LIII Le 2 juin Du moment oÃđ la trahison de Dumouriez fut avÃĐrÃĐe et oÃđ, en livrant les commissaires de la Convention à l'ennemi, il eut mis le comble à son crime, les girondins furent perdus et les deux mois qui s'ÃĐcoulÃĻrent entre le 2 avril et le 2 juin ne furent pour eux qu'une longue agonie. Jacques MÃĐrey, que son vote à l'occasion de la mort du roi avait, bien plus que l'ensemble de ses opinions, qui ÃĐtaient jacobines, rangÃĐ parmi les girondins, avait suivi leur fortune quoiqu'il vÃŪt bien qu'ils allassent au gouffre. La sÃĐance qui livra les girondins aux bourreaux fut terrible; elle dura trois jours, du 31 mai au 2 juin; pendant trois jours, Henriot, l'homme de la Commune, entoura la Convention de son artillerie; pendant trois jours, Paris soulevÃĐ autour des Tuileries cria: ÂŦMort aux girondins!Âŧ; pendant trois jours les tribunes dans la salle mÊme se firent l'ÃĐcho de ces sanglantes vocifÃĐrations. Nous eussions voulu faire assister nos lecteurs à ces sÃĐances terribles oÃđ la Convention, se sentant opprimÃĐe et ne voulant pas voter sous le couteau la mort de vingt-deux de ses membres, sortit, son prÃĐsident en tÊte, pour se frayer un passage, et partout fut repoussÃĐe, au Carrousel comme au pont tournant. Nous eussions voulu vous montrer ces hommes qui surent si mal combattre et qui surent si bien mourir; attendant sur l'heure l'assassinat ou la prison, et ne voyant venir ni les assassins ni les gendarmes; car on avait voulu respecter l'enceinte de la Chambre, l'inviolabilitÃĐ du dÃĐputÃĐ; s'ÃĐlançant dans ces rues tumultueuses oÃđ la chasse à l'homme allait commencer, parcourir la Normandie et la Bretagne, et ne s'arrÊter que dans les landes de Bordeaux, sur le cadavre de PÃĐtion. Au milieu du trouble qui rÃĐgnait dans l'AssemblÃĐe, il sembla à Jacques MÃĐrey que Danton lui faisait signe de sortir. Il se leva sur son banc, Danton se leva. Il fit un pas vers la porte, Danton aussi. Il n'y avait plus de doute, Danton voulait lui parler. Jacques MÃĐrey descendit sans presser le pas, regardant fiÃĻrement tout autour de lui pour donner le temps à ses ennemis de l'arrÊter si c'ÃĐtait leur intention. Il atteignit ainsi la porte. Le tumulte ÃĐtait si grand que nul ne s'ÃĐtait aperçu du mouvement qu'il avait fait. Dans le corridor, il rencontra Danton. --Fuis, lui dit-il, tu n'as pas un instant à perdre. Et Danton, lui donnant la main, lui glissa un papier. --Qu'est-ce que ce papier? lui dit Jacques MÃĐrey en le retenant. --Ce que tu m'avais demandÃĐ, son adresse. Jacques jeta un cri d'ÃĐtonnement et de joie, se rapprocha d'un quinquet pour lire. Pendant ce temps, Danton disparaissait. Jacques dÃĐplia le papier et lut: ÂŦMlle de Chazelay, Josephplatz, nš 11, Vienne.Âŧ Il se fit alors et instantanÃĐment un changement ou plutÃīt un bouleversement complet chez le docteur. Son insouciance de la vie disparut comme par enchantement. Le coup qui venait de le frapper, lui et ses compagnons, lui sembla un bienfait du sort, et en effet sa proscription, en lui rendant la libertÃĐ personnelle, lui ouvrait les portes de l'ÃĐtranger; citoyen français protÃĐgÃĐ par la RÃĐpublique, il pouvait parcourir impunÃĐment toute l'Allemagne! Mais, pour parcourir toute l'Allemagne, il fallait d'abord sortir de France: il fallait, ce qui ÃĐtait bien autrement difficile, sortir de Paris. La sÃĐance ÃĐtait finie; un flot de spectateurs dÃĐbordait des tribunes et s'ÃĐcoulait dans la rue; Jacques MÃĐrey s'y jeta à corps perdu et se laissa entraÃŪner par lui. Le flot le poussa rue Saint-HonorÃĐ par le guichet de l'Échelle. Neuf heures du soir sonnaient à l'horloge du Palais-Royal dont toutes les fenÊtres ÃĐtaient fermÃĐes depuis l'arrestation de son illustre propriÃĐtaire. Le palais, privÃĐ nuit et jour de toute lumiÃĻre, semblait un tombeau. Jacques MÃĐrey n'avait aucun besoin de rentrer à l'HÃītel de Nantes. Depuis que les girondins ÃĐtaient menacÃĐs et ne savaient jamais si la sÃĐance s'ÃĐcoulerait sans qu'ils fussent obligÃĐs de fuir, Jacques payait son appartement ou plutÃīt sa chambre au jour le jour, et portait sur lui dans une ceinture cinq cents louis en or. Il avait en plus dans son portefeuille deux ou trois mille francs en assignats. Au reste, le danger ÃĐtait moins grand à cette heure oÃđ les trois quarts de Paris ignoraient encore la proscription des girondins qu'il ne l'eÃŧt ÃĐtÃĐ le lendemain; mais, sur tout son chemin cependant, le fugitif put se faire une idÃĐe de l'exaspÃĐration qui rÃĐgnait dans Paris. Des bandes, lancÃĐes dans les rues par HÃĐbert, par Chaumette, par Guzman, par Varlet, les unes armÃĐes de piques, les autres de sabres, quelques-unes de haches, toutes portant des torches, passaient en criant: ÂŦMort aux traÃŪtres! Mort aux girondins! Mort aux complices de Dumouriez!Âŧ Sur la place des Victoires, il rencontra une de ces bandes et n'eut que le temps de se jeter dans la rue Bourbon-Villeneuve; mais, en arrivant à la rue Montmartre, il vit une autre bande avec des torches qui descendait de la rue des Filles-Dieu; il se jeta dans la rue de ClÃĐry, mais, à peine y fut-il, que, au coin de la rue PoissonniÃĻre, apparut une autre bande qui barra complÃĻtement le chemin. Tout cela marchait vers la Convention. Celle-là se composait de maratistes qui criaient: ÂŦVive l'ami du peuple!Âŧ Être girondin et tomber dans les mains des maratistes, c'ÃĐtait Être massacrÃĐ Ã  coup sÃŧr, et, depuis qu'il possÃĐdait l'adresse d'Éva, depuis qu'il avait l'espÃĐrance de la retrouver, Jacques MÃĐrey ne voulait plus mourir. Essayer de passer à travers cette bande sans Être reconnu ÃĐtait une chose impossible, revenir sur ses pas ÃĐtait chose dangereuse. Une de ces malheureuses crÃĐatures qui se tiennent le soir sur le seuil d'une porte entrouverte, et qui, sans comparaison avec la GalatÃĐe de Virgile, fuient cependant comme elle pour Être poursuivies, disparut dans son allÃĐe. Jacques MÃĐrey s'y ÃĐlança derriÃĻre elle, mais, au lieu de la suivre dans l'escalier tortueux, repoussa la porte. La femme se rapprocha de lui. --Ah! ah! citoyen, dit-elle, il paraÃŪt que tu n'es pas de la mÊme opinion que tous ces criards-là, qui empÊchent les pauvres filles de faire leur mÃĐtier. --Silence! dit Jacques en tirant de sa poche un assignat de cent francs et en le glissant dans la main de la fille. Et en mÊme temps, de l'autre main, il essuya son front trempÃĐ de sueur. La femme vit ce visage noble et intelligent, et, comme la beautÃĐ est une puissance: --On ne me paye que quand je travaille, dit-elle. Mais quand je rends des services c'est pour rien. Et, enlevant le chapeau de Jacques pour le mieux voir, elle lui essuya à son tour le front avec son mouchoir. --Ah! par ma foi! tu as raison, mon joli garçon, dit-elle, de ne pas vouloir te laisser couper la tÊte. Allons, allons, reprends ton assignat. Pendant ce temps, la bande passait, criant, hurlant, vocifÃĐrant. La fille mit la main sur le cœur de Jacques. --Et brave avec ça! dit-elle. Son cœur ne bat pas. La bande ÃĐtait passÃĐe. Jacques essaya de faire reprendre son assignat à la fille. --Inutile, dit-elle, quand j'ai dit non, c'est non. --Je voudrais cependant bien te laisser un souvenir de moi, dit-il, cherchant une chaÃŪne, une bague, un objet quelconque. --Vraiment? dit-elle. --Parole d'honneur! --Eh bien! embrasse-moi au front, dit-elle. Depuis ma mÃĻre, personne n'a eu l'idÃĐe de m'embrasser là. MÃĐrey, ÃĐtonnÃĐ de trouver une perle dans cet ÃĐgout, Ãīta son chapeau, leva en souriant les yeux au ciel, et l'embrassa au front avec le mÊme respect qu'il eÃŧt embrassÃĐ une vierge. --Ah! dit-elle en soupirant, c'est bon, ces baisers-là. Puis, rouvrant la porte et voyant la rue libre: --Maintenant, tu peux partir. Jacques MÃĐrey portait à la main gauche une de ces bagues fort à la mode à cette ÃĐpoque: c'ÃĐtait ce qu'on appelait un _jonc_, c'est-à-dire un cercle d'or surmontÃĐ d'un diamant, valant trois ou quatre cents francs. Il le passa au doigt de la fille et bondit de l'autre cÃītÃĐ. --Soit! puisque tu le veux absolument, dit-elle; mais en vÃĐritÃĐ, tu me gÃĒtes ma satisfaction. En tout cas, bon voyage et bonne chance! Quant à moi, ma promenade est finie pour ce soir. Adieu! Et elle referma sa porte. Jacques MÃĐrey continua sa route et arriva au boulevard sans accident. Mais là, Santerre, à la tÊte du faubourg Saint-Antoine, barrait le boulevard. Des sentinelles ÃĐtaient placÃĐes à la rue Saint-Denis et à la rue de Bondy. Santerre, à cheval, paradait sur le boulevard vide. Il n'y avait pas à reculer. Jacques MÃĐrey connaissait Santerre pour un patriote ardent, mais en mÊme temps pour un trÃĻs brave homme. Il alla droit à lui et mit la main sur le cou de son cheval. Santerre se baissa, voyant bien que cet inconnu qui venait à lui avait quelque chose à lui dire. --Citoyen Santerre, lui dit Jacques, je suis le reprÃĐsentant qui vint annoncer à l'AssemblÃĐe les deux victoires de Jemmapes et de Valmy. --C'est vrai, dit Santerre; je te reconnais. --Je me nomme Jacques MÃĐrey. Je suis ami de Danton, qui m'a offert un asile chez lui, mais à qui je refuse de peur de le compromettre. Je siÃĐgeais avec les girondins et je suis proscrit comme eux; descends de cheval, donne-moi le bras et conduis-moi jusqu'à la rue de Lancry. Demain, tu diras tout bas à Danton ce que tu as fait pour moi, et Danton te serrera la main. Santerre ne prononça pas une parole; il descendit de cheval, donna son bras à Jacques MÃĐrey, et le conduisit jusqu'à la rue de Lancry. --As-tu besoin que j'aille plus loin? lui demanda-t-il. --Non, dans cinq minutes je serai arrivÃĐ oÃđ je vais. --Que Dieu te conduise! dit Santerre oubliant que Dieu ÃĐtait aboli. --Merci, dit simplement Jacques, j'en eusse fait autant pour toi, Santerre. --Je le sais bien, rÃĐpondit le brave brasseur. Les deux hommes se serrÃĻrent la main et tout fut dit. Jacques MÃĐrey remonta la rue de Lancry jusqu'à la rue Grange-aux-Belles, puis il prit la rue des Marais, la descendit jusqu'au numÃĐro 33, et là, voyant une maison basse et sombre, il s'arrÊta, regarda autour de lui pour s'assurer qu'il n'ÃĐtait point suivi et ne se trompait pas. Il hÃĐsita un instant entre deux sonnettes, l'une à gauche, prÃĻs d'une boÃŪte fermant à cadenas; l'autre à droite, pendant à la muraille. Il tira celle qui ÃĐtait pendue à la muraille. Presque aussitÃīt la porte s'ouvrit et un homme, vÊtu de noir, cravate blanche et en culotte courte, s'effaça pour le laisser passer. Sans doute les deux hommes se reconnurent, car l'homme vÊtu de noir, ayant saluÃĐ respectueusement Jacques MÃĐrey, referma la porte et marcha devant lui en disant: --Par ici, monsieur. Jacques MÃĐrey le suivit. L'homme vÊtu de noir le conduisit par un corridor, ÃĐclairÃĐ pour s'y conduire et voilà tout, à la salle à manger, dont la porte en s'ouvrant jeta un flot de lumiÃĻre. En effet, la salle à manger ÃĐtait illuminÃĐe comme pour un jour de fÊte; six couverts ÃĐtaient mis autour d'une table ÃĐlÃĐgamment servie; cinq personnes, y compris l'homme vÊtu de noir, semblaient en attendre un sixiÃĻme. Ces cinq personnes ÃĐtaient une femme de trente-six à trente-huit ans, encore belle, deux jeunes filles de seize à dix-huit ans, charmantes toutes deux, et un garçon de treize ans. L'homme vÊtu de noir faisait la cinquiÃĻme personne. À l'arrivÃĐe de Jacques MÃĐrey, tout le monde se leva. --Femme, et vous, enfants, voyez cet homme, dit-il en montrant Jacques MÃĐrey, c'est lui qui, sur l'ÃĐchafaud mÊme, n'a pas dÃĐdaignÃĐ de porter secours à notre... La femme vint à Jacques MÃĐrey, lui baisa la main, puis les deux jeunes filles, puis le jeune garçon. --J'espÃĻre que vous n'oublierez jamais, continua l'homme vÊtu de noir, qui n'ÃĐtait autre que M. de Paris, que le citoyen Jacques MÃĐrey, proscrit injustement, est venu demander asile à notre humble toit. Puis, montrant le sixiÃĻme couvert à Jacques: --Vous voyez que nous vous attendions, dit-il. LA SUITE DE CE RÉCIT S'INTITULE LA FILLE DU MARQUIS. TABLE DES MATIÈRES I. Une ville du Berri 5 II. Le docteur Jacques MÃĐrey 14 III. Le chÃĒteau de Chazelay 21 IV. Comme quoi le chien est non seulement l'ami de l'homme, mais aussi l'ami de la femme 29 V. OÃđ le docteur trouve enfin ce qu'il cherchait 37 VI. Entre chien et chat 44 VII. Une ÃĒme à sa genÃĻse 52 VIII. _Prima che spunti l'aura_ 58 IX. OÃđ le chien boit, oÃđ l'enfant se regarde 67 X. Ève et la pomme 85 XI. La baguette divinatoire 94 XII. L'anneau sympathique 102 XIII. _Unde ortus?_ 108 XIV. OÃđ il est prouvÃĐ qu'Éva n'est pas la fille du braconnier Joseph, mais sans que l'on sache de qui elle est la fille 116 XV. OÃđ il faut abandonner les affaires privÃĐes de nos personnages pour nous occuper des affaires publiques 125 XVI. L'ÃĐtat de la France 133 XVII. L'homme propose 141 XVIII. Une exÃĐcution place du Carrousel 149 XIX. Madame Georges Danton et madame Camille Desmoulins 163 XX. Les enrÃīlements volontaires 176 XXI. L'ouvrage noir! 185 XXII. Beaurepaire 194 XXIII. Dumouriez 205 XXIV. Les Thermopyles de la France 216 XXV. La Croix-aux-Bois 224 XXVI. Le prince de Ligne 233 XXVII. Kellermann 241 XXVIII. Les hommes de la Convention 250 XXIX. Une soirÃĐe chez Talma 263 XXX. Une lettre d'Éva 273 XXXI. Recherches inutiles 284 XXXII. La maison vide 291 XXXIII. OÃđ Jacques MÃĐrey perd la piste 298 XXXIV. La veille de Jemmapes 304 XXXV. Jemmapes 311 XXXVI. Le jugement 317 XXXVII. L'exÃĐcution 326 XXXVIII. Chez Danton 334 XXXIX. La Gironde et la Montagne 341 XL. Le Pelletier Saint-Fargeau 350 XLI. La trahison 358 XLII. La communion de la terre 367 XLIII. LiÃĐge 374 XLIV. L'agonie 381 XLV. Retour de Danton 388 XLVI. _Surge, carnifex_ 396 XLVII. Le tribunal rÃĐvolutionnaire 405 XLVIII. LodoÃŊska 413 XLIX. Deux hommes d'État 420 L. Trahison de Dumouriez 430 LI. Rupture de Danton avec la Gironde 439 LII. Arrestation des commissaires de la Convention 449 LIII. Le 2 juin 461 NOTES: [A] Michelet, 4e vol., page 216. [B] Terme de poste qui signifie qu'on peut ne pas mettre le troisiÃĻme cheval, pourvu qu'on paye moitiÃĐ de son prix. [C] Ceux qui sont familiers avec ce grand livre qu'on appelle _La RÃĐvolution_, de Michelet, et qui devrait Être la Bible politique de la jeunesse française, reconnaÃŪtront dans ce discours la paraphrase d'un des plus beaux chapitres du grand historien. End of the Project Gutenberg EBook of CrÃĐation et rÃĐdemption; Premià re partie: Le docteur mystÃĐrieu, by Alexandre Dumas *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CRÉATION ET RÉDEMPTION *** ***** This file should be named 36812-0.txt or 36812-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/6/8/1/36812/ Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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145,568 words • 2426h 8m read

— End of Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux —

Book Information

Title
Création et rédemption, première partie: Le docteur mystérieux
Author(s)
Dumas, Alexandre
Language
French
Type
Text
Release Date
July 22, 2011
Word Count
145,568 words
Library of Congress Classification
PQ
Bookshelves
FR Littérature, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: History - General, Browsing: Literature, Browsing: Fiction
Rights
Public domain in the USA.