The Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littťrature (Volume 6), by
Alphonse Lamartine (de)
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Title: Cours Familier de Littťrature (Volume 6)
Un Entretien par Mois
Author: Alphonse Lamartine (de)
Release Date: November 22, 2008 [EBook #27314]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
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COURS FAMILIER
DE
LITT…RATURE
UN ENTRETIEN PAR MOIS
PAR
M. A. DE LAMARTINE
TOME SIXI»ME.
PARIS
ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
RUE DE LA VILLE L'…V QUE, 43.
1858
L'auteur se rťserve le droit de traduction et de reproduction ŗ
l'ťtranger.
COURS FAMILIER
DE
LITT…RATURE
REVUE MENSUELLE.
VI
Paris.--Typographie de Firmin Didot frŤres, fils et Cie, rue Jacob,
56.
XXXIe ENTRETIEN.
VIE ET OEUVRES DE P…TRARQUE.
I
Il y a deux amours: l'amour des sens et l'amour des ‚mes. Tous les
deux sont dans l'ordre de la nature, puisque la perpťtuitť de la race
humaine a ťtť attachťe ŗ cet instinct dans les Ítres vulgaires, et ce
sentiment dans les Ítres d'ťlite. En cherchant bien la diffťrence
essentielle qui existe entre l'amour des sens et l'amour des ‚mes, on
arrive ŗ conclure ceci: C'est que l'amour des sens a pour mobile et
pour objet le plaisir, et que l'amour des ‚mes a pour mobile et pour
objet la passion du beau; aussi le premier n'inspire-t-il que des
dťsirs ou des appťtits, et le second inspire-t-il des admirations, des
enthousiasmes et pour ainsi dire des cultes. Il y a plus: l'amour des
sens inspire souvent des vices et des crimes; l'amour des ‚mes
inspire, au contraire, des chefs-d'oeuvre et des vertus: c'est ainsi
que vous voyez dans l'antiquitť l'amour sensuel caractťrisť par
HťlŤne, PhŤdre, Clytemnestre; et que vous voyez dans les temps
modernes l'amour des ‚mes se caractťriser dans la chevalerie, dans
HťloÔse, dans Laure, par l'hťroÔsme, par la fidťlitť, par la saintetť
mÍme la plus idťale et la plus mystique.
Cette diffťrence de caractŤre entre ces deux amours se remarque aussi
dans les poŽtes qui ont cťlťbrť l'un ou l'autre de ces amours; amours
qui portent le mÍme nom, mais qui sont en rťalitť aussi diffťrents que
l'esprit de la matiŤre, que le corps de l'‚me. Voyez Ovide dans son
_Art d'aimer_, d'un cŰtť; voyez Pťtrarque dans ses sonnets amoureux,
de l'autre: le ciel et la terre ne sont pas ŗ une plus grande distance
l'un de l'autre que ce poŽte impur des sens et que ce poŽte du pur
amour.
Cet amour des ‚mes ou cette passion du beau, sentiment qui se
rapproche le plus du pieux enthousiasme pour la beautť incrťťe, devait
par sa nature mÍme inspirer ŗ la terre la plus cťleste poťsie, car ce
sentiment est une sorte de piťtť par reflet; piťtť qui traverse la
crťature comme un rayon traverse l'alb‚tre pour s'ťlever jusqu'ŗ la
contemplation du beau infini, Dieu.
Cette piťtť transpire dans les vers de l'amant de Laure; Laure pour
lui n'est pas une femme, c'est une incarnation du beau, dans laquelle
il adore la divinitť de l'amour. Voilŗ pourquoi son livre inspire ŗ
ceux qui savent le goŻter une dťvotion ŗ la beautť qui est presque
aussi pure que la dťvotion ŗ la saintetť; voilŗ pourquoi une mauvaise
pensťe n'est jamais sortie de ses vers; voilŗ pourquoi on rÍve, on
pleure et on prie avec ces vers divins qui ne vous enivrent que
d'encens comme dans un sanctuaire. C'est de ce poŽte sacrť, c'est de
ce psalmiste de l'amour des ‚mes que je veux vous entretenir
aujourd'hui. La France l'a peu connu, Boileau l'a dťnigrť sans le
comprendre, l'Italie elle-mÍme n'a pas su reconnaÓtre assez en lui son
second Virgile et son second Platon; Platon chrťtien, mille fois
supťrieur en vers ŗ la prose du Platon paÔen. L'Italie lui a trop
prťfťrť son Dante, gťnie sublime mais sauvage, aux proportions
dťsordonnťes d'un rÍve de Pathmos; la grandeur frappe plus que la
perfection les peuples qui naissent ou qui renaissent ŗ la
littťrature: Dante ťmane du moyen ‚ge encore barbare; Pťtrarque ťmane
de l'antiquitť la plus raffinťe, mais tous les deux cependant sont
chrťtiens. Dante par ses machines poťtiques empruntťes ŗ l'Apocalypse,
Pťtrarque par l'intellectualitť de son amour, respirent la suavitť du
mysticisme ťvangťlique. Quant ŗ moi, je considŤre Pťtrarque, sans
aucune comparaison possible, comme le plus parfait poŽte de l'‚me de
tous les temps et de tous les pays, depuis la mort du doux Virgile.
Notre langue elle-mÍme n'a rien ŗ lui opposer en dťlicatesse de style
et en pathťtique de coeur, pas mÍme l'harmonieux et tendre Racine:
Racine chante pour une cour et pour un roi; Pťtrarque, pour Laure et
pour son Dieu. L'inspiration est plus brillante dans Racine, elle est
plus pathťtique et plus recueillie dans Pťtrarque; les vers de
Pťtrarque aussi, quoique moins sonores, sont bien plus pleins: ce sont
les proverbes de l'amour et de la douleur; il en est restť des
milliers dans la circulation des ‚mes aimantes ou des coeurs
saignants. Toutes les vagues de l'Adriatique, toutes les collines
d'Arquŗ, toutes les grottes de Vaucluse, toutes les brises d'Italie,
roulent avec les larmes ou les soupirs des amants un vers de
Pťtrarque. Ses sonnets sont les mťdailles du coeur humain.
II
Jamais l'oeuvre et l'ťcrivain ne sont plus indissolublement unis que
dans les vers de Pťtrarque, en sorte qu'il est impossible d'admirer la
poťsie sans raconter le poŽte: cela est naturel, car le sujet de
Pťtrarque c'est lui-mÍme; ce qu'il chante c'est ce qu'il sent. Il est
ce qu'on appelle un poŽte intime, comme Byron de nos jours; une si
puissante et si pathťtique individualitť, qu'elle envahit tout ce
qu'il ťcrit, et que si l'homme n'existait pas le poŽte cesserait
d'Ítre. On a beau dire, ce sont lŗ les premiers des poŽtes; les autres
n'ťcrivent que leur imagination, ceux-lŗ ťcrivent leur ‚me. Or
qu'est-ce que la belle imagination en comparaison de l'‚me? Les uns ne
sont que des artistes, les autres sont des hommes. Voilŗ le caractŤre
de Pťtrarque, racontons sa vie.
III
Il y a peu de grands hommes remueurs du monde sur lesquels on ait
autant ťcrit que sur cet homme sťquestrť, solitaire, absorbť dans sa
piťtť, dans son amour et dans ses vers; pour les uns il est poťsie,
pour les autres histoire, pour ceux-ci amour, pour ceux-lŗ politique.
Disons le mot: sa vie est le roman d'une grande ‚me.
Il naquit ŗ Florence, la ville oý tout renaissait au quatorziŤme
siŤcle. Son pŤre ťtait un de ces citoyens considťrables dans la
rťpublique, que le flux et le reflux des partis en lutte firent exiler
avec le Dante, son contemporain et son ami.
Pťtrarque reÁut le jour ŗ Arezzo, petite ville de Toscane, qui servait
de refuge aux exilťs. Son pŤre et sa mŤre le transportŤrent au berceau
d'asile en asile autour de leur patrie, qui leur ťtait interdite. Ils
finirent par s'ťtablir ŗ Avignon, oý le pape Clťment V venait de fixer
sa rťsidence. ņ l'‚ge de dix ans, son pŤre le mena ŗ Vaucluse; ces
rochers, ces abÓmes, ces eaux, cette solitude, frappŤrent son
imagination d'un tel charme, que son ‚me s'attacha du premier regard
ŗ ces lieux, avec lesquels il a associť son nom, et que Vaucluse
devint le rÍve de son enfance; il ťtudia tour ŗ tour ŗ Montpellier, ŗ
Bologne, sous les maÓtres toscans; il nťgligea bientŰt toutes ses
ťtudes pour la poťsie qui ťtait nťe avec lui de l'amitiť de son pŤre
avec Dante.
Son pŤre et sa mŤre, morts avant le temps, le laissŤrent sous la garde
de tuteurs qui spoliŤrent leur pupille. Il revint ŗ Avignon ŗ l'‚ge de
vingt ans, avec son frŤre Gťrard; le pape Jean XXII y rťgnait au
milieu d'une cour corrompue, oý le scandale des moeurs ťtait si
commun, qu'il n'offensait plus personne. Ce pontife fit entrer les
deux jeunes Florentins dans l'ťtat ecclťsiastique. Pťtrarque, par
cette dťcence naturelle qui est la noblesse de l'esprit et par ce goŻt
du beau dans les sentiments qui est le prťservatif du vice, se
maintint chaste, pieux et pur dans ce rel‚chement universel des
moeurs. Il se fit connaÓtre par ses vers, langue sacrťe et universelle
alors de cette sociťtť italienne raffinťe. Il se lia d'une amitiť
ťtroite avec Jacques Colonna, de la grande famille romaine de ce nom;
cette amitiť, fondťe sur un goŻt commun et passionnť pour les lettres
antiques et pour la vertu, fut pour lui une consolation et une
fortune. Jacques Colonna ťtait digne d'un tel ami, Pťtrarque ťtait
digne d'un tel protecteur. Ils pleuraient ensemble ŗ Avignon cette
dťchťance volontaire _de la papautť, cette captivitť de Babylone qui
avait transportť l'…glise des murs et des temples souverains de Rome,
dans cette ville infime des Gaules oý Auguste n'avait trouvť de temple
ŗ ťlever qu'au vent qui est le flťau d'Avignon_.
Les papes cependant s'efforÁaient de transformer par la magnificence
des ťdifices Avignon en une Rome des Gaules; la vie qu'on y menait
ťtait ťlťgante et raffinťe; les jeunes gens mÍme ŗ qui la tonsure
donnait droit aux bťnťfices ecclťsiastiques sans leur imposer les
devoirs du sacerdoce, frťquentaient les acadťmies et les palais des
femmes plus que les ťglises; leur costume ťtait recherchť et effťminť,
ęSouvenez-vous,Ľ dit Pťtrarque dans une lettre ŗ son frŤre Gťrard, oý
il lui retrace ces vanitťs de leur jeunesse, ęsouvenez-vous que nous
portions des tuniques de laine fine et blanche oý la moindre tache, un
pli mal sťant auraient ťtť pour nous un grand sujet de honte; que nos
souliers, oý nous ťvitions soigneusement la plus petite grimace,
ťtaient si ťtroits que nous souffrions le martyre, ŗ tel point qu'il
m'aurait ťtť impossible de marcher si je n'avais senti qu'il valait
mieux blesser les yeux des autres que mes propres nerfs; quand nous
allions dans les rues, quel soin, quelle attention pour nous garantir
des coups de vent qui auraient dťrangť notre chevelure, ou pour ťviter
la boue qui aurait pu ternir l'ťclat de nos tuniques!Ľ
La poťsie en langue vulgaire, c'est-ŗ-dire en italien, faisait partie
principale des ťlťgances de cette sociťtť. Les femmes, auxquelles on
s'efforÁait de plaire, n'entendaient pas le langage savant. Le jeune
poŽte excellait dťjŗ dans l'ode et dans le sonnet, deux formes
rťcentes de cette poťsie; mais son ambition de gloire poťtique ťtait
immense, sa modestie ťtait inquiŤte; on voit cette naÔvetť de ses
dťcouragements dans une de ses conversations avec son maÓtre
intellectuel, Jean de Florence, vieillard contemporain du Dante, qui
professait alors les hautes sciences ŗ Avignon.
ęJ'allai le consulter un jour, raconte Pťtrarque, dans un de ces accŤs
de dťcouragement dont j'ťtais quelquefois saisi et abattu; il me reÁut
avec sa bontť ordinaire: Qu'avez-vous, me dit-il, vous me paraissez
tout mťlancolique? Ou je me trompe, ou il vous est survenu quelque
f‚cheux ťvťnement?--Vous ne vous trompez pas, mon pŤre, lui dis-je, je
suis triste, et cependant il ne m'est rien arrivť de mal; mais je
viens vous confier mes peines habituelles, vous les connaissez: mon
coeur n'a jamais eu de replis pour vous; vous savez ce que j'ai fait
pour me tirer de la foule et pour acquťrir un nom, mais je ne sais
pourquoi, dans le moment mÍme oý je croyais m'ťlever peu ŗ peu, je me
sens retomber tout ŗ coup; la source de mon esprit est tarie; aprŤs
avoir tout appris, je vois que je ne sais rien; abandonnerai-je
l'ťtude des lettres, entrerai-je dans une autre carriŤre? Mon pŤre,
ayez quelque compassion de moi, tirez-moi de l'horrible anxiťtť oý je
suis!... En disant cela, je fondis en larmes...Ľ
IV
L'illustre vieillard consola et raffermit son disciple; il lui dit que
cette sťcheresse momentanťe d'imagination dont il s'affligeait n'ťtait
que le progrŤs de son esprit, qui, en lui faisant mieux voir jusqu'oý
il pouvait monter, le dťcourageait ŗ tort, par le sentiment de la
distance qu'il y avait entre son talent d'aujourd'hui et son idťal
futur. ęSentir sa maladie, ajouta-t-il, c'est dťjŗ le premier pas vers
la guťrison; persťvťrez et renoncez au barreau, oý l'on ne s'adonne
qu'ŗ l'art de vendre des paroles ou plutŰt des mensonges.Ľ On s'ťtonne
de ce mťpris pour le barreau dans un jeune homme dont Cicťron ťtait
l'oracle et l'idole.
Son ami Jacques Colonna l'encourageait de son exemple et de ses
conseils ŗ persťvťrer dans la philosophie et dans la poťsie. ęCet ami,
ťcrit-il lui-mÍme, ťtait le plus aimable de tous les hommes; sa
physionomie ťtait agrťable et distinguťe, son extťrieur grandiose
annonÁait un homme au-dessus des autres hommes. Il ťtait facile ŗ
vivre, gai dans la conversation, grave dans la pensťe, tendre pour ses
parents, fidŤle et sŻr pour ses amis, affable et libťral pour tous
malgrť le beau nom qu'il portait et les talents d'esprit qui le
distinguaient. On le voyait toujours simple et modeste avec une figure
si sťduisante, ses moeurs ťtaient pures et irrťprochables, son
ťloquence naturelle ťtait entraÓnante et irrťsistible, on aurait dit
qu'il tenait les coeurs dans sa main et les tournait ŗ son grť; plein
de candeur et de franchise, ses lettres et ses entretiens dťcouvraient
tout ce qu'il avait dans l'‚me, on croyait y lire...Ľ
V
Heureux en amitiť, le jeune poŽte ne le fut pas moins en amour. On
pressent que nous allons parler de sa passion pour Laure, passion qui
fut sa vie, sa faute et sa gloire.
Pour bien juger de la criminalitť ou de l'innocence de cette passion
dans un jeune poŽte qui n'avait de l'ťtat ecclťsiastique que le
costume, la tonsure et les bťnťfices, il faut se reporter ŗ la
dťfinition des deux amours qui commencent cet entretien. Ce que
Pťtrarque et ce que le temps de Pťtrarque entendaient ici par amour,
n'ťtait en rťalitť que la passion du beau, l'admiration,
l'enthousiasme, le dťvouement de l'‚me ŗ un Ítre d'idťale perfection
physique et morale; culte en un mot, mais culte divin ŗ travers une
beautť mortelle.
On verra que cet amour, qui ne porta jamais la moindre atteinte ŗ la
chastetť de Laure ni ŗ la vertu de son amant, n'eut pas d'autre
caractŤre que celui d'adoration intellectuelle aux yeux de son ťpoque
et de la postťritť. Pťtrarque cependant, devenu plus austŤre dans ses
jugements sur lui-mÍme ŗ un autre ‚ge, en parle ainsi avec une
certaine ambiguÔtť de remords ou de justification dans le premier
sonnet de ses oeuvres aprŤs la mort de Laure. Il faut le lire pour
bien comprendre la nature de son sentiment. Le voici:
ęVous qui prÍtez l'oreille dans ces rimes ťparses ŗ l'ťcho de ces
soupirs dont je nourrissais mon coeur dans mon premier juvťnile
enivrement!
ęQuand j'ťtais alors en partie un autre homme de l'homme que je suis
aujourd'hui;
ęDe ces vers dans lesquels je pleure ou je mťdite tour ŗ tour parmi
les vaines espťrances et les vains regrets, j'espŤre qu'on
m'accordera, sinon mon pardon, du moins pitiť.
ęMais je vois bien maintenant comment je fus pendant longtemps la
fable et la rumeur du monde entier.
ęDe moi-mÍme, avec moi-mÍme, j'ai honte et je rougis.
ęCette juste honte est le fruit mťritť de mes vaines erreurs.
ęEt le repentir est la tardive et claire connaissance que ce qui plaÓt
uniquement ŗ ce monde n'est que le songe d'un moment!Ľ
Ne soyons donc, en lisant ces vers, ni plus sťvŤres ni plus indulgents
que Pťtrarque lui-mÍme, dťplorant dans sa vertu, non le crime, mais la
fragilitť de son amour. Pťtrarque s'accusait mÍme de cette fragilitť
dans ce sonnet. Ce culte poťtique pour la beautť ne souillait pas plus
la femme vertueuse qui en ťtait l'objet, qu'un chevalier ne souillait
sa dame en en portant les couleurs et en lui consacrant ses exploits.
VI
L'histoire de Laure a ťtť ťcrite avec l'orgueil de la parentť par
l'abbť de Sades, descendant de cette femme angťlique; par un hasard de
la destinťe, ma famille maternelle remonte ťgalement ŗ cette source.
L'arbre chronologique de cette famille ne laisse ŗ cet ťgard aucun
doute. Ma mŤre avait du sang de Laure dans les veines comme elle en
avait le charme et la piťtť. Je ne m'en glorifie pas, car il n'y a
point de gloire dans le hasard; mais je m'en suis toujours fťlicitť,
car la poťsie et la beautť ont ťtť toujours ŗ mes yeux les vraies
noblesses des femmes.
La rencontre qui dťcida de la vie et de l'immortalitť du jeune poŽte
est racontťe par lui dans toutes ses circonstances d'annťe, de lieu,
de jour et d'heure, comme un ťvťnement de l'histoire du monde. Il
retrace mÍme les dispositions indiffťrentes de coeur oý l'amour
l'avait laissť jusque-lŗ. ęMoi qui ťtais plus sauvage que les cerfs
des forÍts,Ľ ťcrit-il; et ailleurs: ęLes traits qui m'avaient ťtť
lancťs jusqu'alors n'avaient fait qu'effleurer mon coeur, quand
l'amour appela ŗ son aide une dame toute-puissante contre laquelle ni
le gťnie, ni la force, ni les supplications ne purent jamais rien.Ľ
C'est dans ces dispositions de l'indiffťrence que le lundi de la
semaine sainte, 6 avril 1327, ŗ six heures du matin, dans l'ťglise des
religieuses de Sainte-Claire, oý Pťtrarque ťtait allť faire ses
priŤres, ses regards furent ťblouis par une dame de la plus tendre
jeunesse et d'une incomparable beautť. _Elle ťtait vÍtue d'une robe de
soie verte parsemťe de violettes._ Ce costume, dans lequel elle resta
pour jamais dans sa mťmoire, ainsi que tous les traits de son visage
et tous les dťtails de sa figure, recomposent Áŗ et lŗ le portrait de
cette personne dans les odes et dans les sonnets de son poŽte.
Recomposons-le d'aprŤs lui vers ŗ vers:
ęSon visage, sa dťmarche, avaient quelque chose de surhumain; sa
taille ťtait dťlicate et souple, ses yeux tendres et ťblouissants ŗ la
fois, ses sourcils ťtaient noirs comme de l'ťbŤne, ses cheveux colorťs
d'or se rťpandaient sur la neige de ses ťpaules; l'or de cette
chevelure paraissait filť et tissť par la nature; son cou ťtait rond,
modelť et ťclatant de blancheur; son teint ťtait animť par le coloris
d'un sang rapide sous ses veines; quand ses lŤvres s'entr'ouvraient,
on entrevoyait des perles dans des alvťoles de rose; ses pieds ťtaient
moulťs, ses mains d'ivoire, son maintien rťvťlait la pudeur et la
convenance modeste et majestueuse de la femme qui respecte en elle les
dons parfaits de Dieu; sa voix pťnťtrait et ťbranlait le coeur; son
regard ťtait enjouť et attrayant, mais si pur et si honnÍte au fond de
ses yeux, qu'il commandait la vertu.
ę_Telle ťtait cette apparition cťleste._
ęNon, s'ťcrie le poŽte dans son sonnet troisiŤme; non, jamais le
soleil se levant du sein des plus sombres nuages qui obscurcissent le
ciel; jamais l'arc-en-ciel, aprŤs la pluie, n'ťclatŤrent de couleurs
plus variťes dans l'ťther ťbloui que ce doux visage, auquel aucune
chose mortelle ne peut s'ťgaler: tout me parut sombre aprŤs cette
apparition de lumiŤre.
ęDans quelle rťgion du ciel (reprend-il au vingt-cinquiŤme sonnet)
ťtait le modŤle incrťť d'oý la nature tira ce beau visage, dans lequel
elle se complut ŗ montrer la puissance d'en haut? Celui qui n'a pas vu
comment ses yeux se meuvent dťlicieusement dans leur orbite, celui qui
n'a pas entendu comment sa respiration chante en sortant de ses
lŤvres, et comment doucement elle parle et doucement elle sourit,
celui-lŗ ne saura jamais comment l'amour tue et comment il guťrit une
‚me.Ľ
VII
Cette merveille ťtait Laure, dont le nom, immortalisť par Pťtrarque,
pourrait se passer de toute autre gťnťalogie.
On a longtemps ignorť celui de sa famille, il est ťtonnant que
Pťtrarque ne l'ait jamais prononcť; des recherches incessantes et
rťcentes ont enfin restituť Laure ŗ la noble maison de Noves, d'oý
elle ťtait indubitablement issue. Cette maison habitait le bourg de
Noves, sur les rives de la Durance, ŗ quelque distance d'Avignon;
c'est de cette seigneurie qu'elle tirait son nom. Le pŤre de Laure
ťtait Audibert de Noves, sa mŤre se nommait Ermessende; on ne connaÓt
pas son autre nom. Audibert de Noves habitait pendant l'hiver une
maison de sa famille ŗ Avignon, Laure y ťtait nťe. Le sonnet funťraire
de Pťtrarque, jetť par lui dans son cercueil et retrouvť quand ce
cercueil fut ouvert, atteste ce droit d'Avignon ŗ s'appeler la patrie
natale de Laure.
Le testament ťgalement retrouvť d'Audibert de Noves, qui mourut jeune
comme sa fille, parle de Laure, sa fille aÓnťe, ŗ laquelle il lŤgue
6,000 liv. tournois pour sa dot. Cette somme, considťrable pour le
quatorziŤme siŤcle, est l'indice de la richesse de la maison de Noves.
Ermessende de Noves, veuve d'Audibert, fut tutrice de ses trois
enfants; elle accorda la main de Laure, encore enfant, ŗ Hugues de
Sades, gentilhomme d'une famille illustre et sťnatoriale d'Avignon; le
contrat de mariage, retrouvť aussi, est datť de Noves, 16 janvier
1325, dans l'ťglise de Notre-Dame.
Hugues de Sades avait vingt ans, Laure seize ans; outre la dot de
6,000 liv. tournois, Ermessende donne ŗ sa fille Laure une robe de
soie verte, sans doute la mÍme dont elle ťtait vÍtue dans l'ťglise de
Sainte-Claire le jour de fÍte du 6 avril, quand elle se montra pour la
premiŤre fois ŗ Pťtrarque. Elle reÁoit aussi de sa mŤre, par contrat
de mariage, _une couronne d'or et un lit honnÍte_. Ses portraits,
conservťs dans la maison de Sades et ailleurs, la reprťsentent dans ce
costume vert comme elle est peinte dans le troisiŤme sonnet de son
poŽte.
Voilŗ tout ce qu'on sait aujourd'hui d'authentique, gr‚ce ŗ l'abbť de
Sades, sur Laure de Noves. Sans doute les oeuvres latines de
Pťtrarque, ses confidences ťcrites et ses lettres familiŤres auraient
rťvťlť bien des circonstances de cet amour et bien des dťtails sur ces
deux familles de Noves et de Sades; mais Pťtrarque raconte lui-mÍme
qu'il a dťtruit toutes ces traces de sa passion avant sa mort.
ęApprenez, dit-il ŗ un de ses admirateurs, une chose incroyable et
pourtant vraie: c'est que j'ai livrť aux flammes (_vulcano_) plus d'un
millier de poŽmes ťpars ou de lettres familiŤres; non pas que je n'y
trouvasse de l'intťrÍt et de l'agrťment, mais parce qu'ils contenaient
plus d'affaires publiques ou domestiques que d'agrťment pour le
lecteur!Ľ
Quelle perte pour les ťrudits, les curieux et les amants! Les cendres
du foyer des poŽtes sont pleines de mystŤres semťs ainsi au vent.
VIII
ņ dater de l'heure oý il vit Laure, l'‚me de Pťtrarque ne fut plus
qu'un chant d'enthousiasme, de dťsir, d'amour, de regrets consacrťs ŗ
cette vision. Elle ťtait pour lui la Bťatrice du Dante sortie de
l'enfance et du rÍve, et arrivťe ŗ la rťalitť et ŗ la perfection de la
beautť. Ses sonnets, oý il dťguisait ŗ peine le nom de Laure sous
l'image un peu trop transparente et un peu trop puťrilement allusive
du laurier (_Lauro_), remplissaient les sociťtťs d'Avignon, de
Florence et de Rome de son amour. Cette publicitť de culte n'offensait
ni la vertu de son idole ni la susceptibilitť de son ťpoux. Laure
ťtait au-dessus du soupÁon, Hugues de Sades au-dessus de la jalousie.
Un tel amour divinisť par de tels vers ťtait, ŗ cette ťpoque, une
gloire et non un affront pour une famille. Un poŽte ťtait un paladin
joutant en public en l'honneur de sa dame. Tel paraÓt avoir ťtť
toujours le caractŤre de l'amour de Pťtrarque; s'il fut payť
quelquefois de reconnaissance, de gr‚ce et de sourire, il ne fut
jamais payť d'aucun retour criminel; c'ťtait une folie du gťnie que
l'on pardonnait et qu'on encourageait mÍme dans une adoration sans
mystŤre.
Cette adoration multipliait sous toutes les formes ses hommages: Laure
ťtait passťe ŗ l'ťtat de divinitť dans l'‚me de son amant; ce culte
avait cependant l'onction, la dťvotion, le mysticisme de tout autre
culte; il avait ses reliques et ses stations; il consacrait la mťmoire
des jours oý il ťtait nť, des ťvťnements qui le nourrissaient, et
bientŰt, hťlas! de son calvaire et de sa sťpulture. Lisez ce second de
ses sonnets, commťmoration de la premiŤre rencontre de Laure dans
l'ťglise.
ęC'ťtait le jour oý le soleil p‚lit et dťcolora ses rayons par
compassion pour le supplice de son Crťateur (le vendredi de la semaine
de la Passion).
ę‘ femme, quand je fus pris, et j'ťtais loin de m'en dťfendre, par ces
beaux yeux qui m'enchaÓnŤrent ŗ jamais.... l'amour me trouva tout ŗ
fait dťsarmť, et le chemin de mon coeur ouvert par ces yeux qui sont
devenus le creux tari de mes larmes.Ľ
Et ailleurs, dans un sonnet commťmoratoire, datť du 6 avril 1338:
ęC'est aujourd'hui le onziŤme anniversaire du jour oý je fus soumis ŗ
ce joug qui ne se brisera plus!... Rappelle ŗ mes pensťes, Seigneur!
comment, aujourd'hui aussi, tu fus ťlevť sur la croix!...Ľ
IX
Le charme que trouvait le jeune Pťtrarque dans la prťsence de sa dame,
les plaisirs et les applaudissements de la cour et de la ville
d'Avignon, oý tous les cercles ťlťgants retentissaient de ses vers,
tout cela l'ťloigna de plus en plus des ťtudes de thťologie et des
exercices du barreau. Son maÓtre de jurisprudence et d'ťloquence, le
fameux professeur _Sino de Pistoia_, lui en fait des reproches sťvŤres
et tendres dans une de ses lettres. ęJe vous vois avec douleur, lui
ťcrit-il, dans la maison de votre ami l'ťvÍque de Lombez, Jacques
Colonna, la lyre ŗ la main, comme un mťnestrel, rassemblant autour de
vous cette foule de parasites et de flatteurs dont les cours des
princes sont remplies. Sťduit par la vaine gloire que la poťsie promet
ŗ ceux qui la cultivent, vous avez renoncť aux solides honneurs que
procure la science des lois. Quelle diffťrence cependant! la
jurisprudence donne des richesses, des charges, des dignitťs; la
poťsie, pauvre et mendiante, donne tout au plus une couronne de
lauriers. MaÓtre Francesco, je ne veux plus vous aimer.Ľ
Ces reproches ťmurent Pťtrarque sans le ramener. Une circonstance
historique bizarre comme ce temps avait valu ŗ Jacques Colonna, l'ami
de Pťtrarque, l'ťvÍchť de Lombez et la faveur du pape Jean XXII, qui
rťgnait ŗ Avignon. Les moines alors se mÍlaient ŗ tout; les cordeliers
s'ťtaient divisťs en deux sectes, dont l'une voulait s'abstenir
totalement du droit de propriťtť, dont l'autre voulait conserver ses
biens immenses. L'empereur Louis de BaviŤre avait pris parti pour
l'une de ces opinions; il avait marchť ŗ Rome, ŗ la tÍte d'une armťe
d'Allemands, pour soutenir les cordeliers rebelles au pape. Il avait
dťposť Jean XXII et fait ťlire un nouveau pape, du nom de Mathťi. Le
pape Mathťi ťtait secrŤtement mariť, quoique moine; sa femme, qui lui
avait permis de la quitter pour se faire cordelier, le rťclama pour
son ťpoux dŤs qu'elle le vit sur le trŰne pontifical. Jean XXII
excommunia ce pseudo-pape. Jacques Colonna osa se rendre ŗ Rome et y
afficher la bulle d'excommunication, sous les yeux des Allemands et
du faux pontife. Montť sur un cheval rapide, il se sauva ensuite ŗ
Palestrina, forteresse de sa famille. L'empereur le fit brŻler en
effigie.
ņ son retour de cette tťmťraire expťdition, Jacques Colonna, quoiqu'il
ne fŻt pas encore dans les ordres, reÁut en rťcompense l'ťvÍchť de
Lombez. Il supplia son ami Pťtrarque de l'accompagner dans cette
rťsidence obscure et illettrťe, au pied des Pyrťnťes, prŤs des sources
de la Garonne. Pťtrarque se rťsigna, par amitiť, ŗ perdre pour quelque
temps la prťsence de Laure. Jacques Colonna avait emmenť avec lui,
pour ťgayer cet exil, quelques jeunes Romains de la domesticitť de sa
famille. Cette sociťtť portait avec elle ses moeurs polies dans la
barbarie de ces montagnes; elle s'y occupait d'ťtudes, de
conversation, de lectures, de vers: c'ťtait une villa d'Italie
transplantťe dans les Pyrťnťes. Lťlio et Socrate, deux de ces
commensaux des _Colonne_, y charmŤrent les heures de Pťtrarque: ęCe
sont les moments les plus heureux de ma vie,Ľ ťcrit-il ŗ cette ťpoque.
Cette sociťtť de jeunes amis revint aprŤs un ťtť et un automne ŗ
Avignon, rappelťe dans cette capitale par l'arrivťe du cardinal
Colonna, oncle de l'ťvÍque de Lombez. Jacques Colonna donna Pťtrarque
ŗ son oncle le cardinal. Ce prince romain logea Pťtrarque dans son
palais d'Avignon, et traita en fils le jeune poŽte; il le destinait ŗ
illustrer un jour sa maison dans la diplomatie et dans les lettres.
Ces MťcŤnes ecclťsiastiques ou laÔques rivalisaient alors, en Italie,
de patronage pour les grands talents susceptibles de servir leur
propre gloire; le palais du cardinal Colonna ťtait la cour du gťnie
italien. Le chef de cette illustre maison, …tienne Colonna, vint, ŗ
son tour, visiter ses frŤres et ses neveux ŗ Avignon; il y goŻta avec
passion le talent de Pťtrarque. Un sonnet, datť sans doute de
Vaucluse, que Pťtrarque adresse ŗ cet homme illustre, rappelle les
douceurs de la retraite, des champs, des plaisirs de coeur et d'esprit
goŻtťs ensemble dans la vallťe de Vaucluse!
ęAu lieu de tes palais, de tes thť‚tres, de tes portiques de Rome
dťcorťs de statues,Ľ lui dit-il, ęnous n'avions ici que le chÍne, le
hÍtre et le pin, rťpandant leur ombre sur l'herbe verte au dťclin de
la colline qui vient mourir dans la plaine; nous descendions ŗ pas
lents en poťtisant, et ces spectacles ťlevaient nos pensťes vers le
ciel. Lŗ le rossignol, sous la feuille, se lamente et pleure
mťlodieusement toute la nuit.
ęMais quelque chose empoisonne et rend incomplŤtes tant de dťlices: ‘
mon Seigneur, c'est ton absence de ces beaux lieux!Ľ
X
Cependant l'amour n'ťteignait pas le patriotisme italien dans le coeur
du jeune poŽte florentin transportť chez les barbares. Une ťpÓtre
politique toute vibrante du sentiment romain des _Tite-Live_ et des
_Tacite_ proteste ťloquemment contre l'invasion en Italie des FranÁais
et des Allemands, commandťs par le roi de BohÍme. Les FranÁais y sont
traitťs comme des esclaves rťvoltťs qui viennent saccager et avilir le
domaine de leurs maÓtres.
Vers le mÍme temps, les rigueurs de Laure et la jalousie de son jeune
ťpoux, qui commenÁait ŗ s'offenser du bruit de ce poťtique amour,
forcŤrent Pťtrarque ŗ voyager. Il visita rapidement Paris, la Flandre,
Cologne et Lyon; en revenant ŗ Avignon, il trouva son ami Jacques
Colonna parti et Laure aussi cruelle. Un grand goŻt de solitude le
saisit; il alla plus frťquemment chercher le silence sans trouver
l'oubli dans la vallťe alors presque sauvage de Vaucluse. Un de ses
plus beaux sonnets, _Solo et pensoso_, exprime plus mťlancoliquement
qu'on ne le fit jamais cette consonnance de la tristesse de son ‚me
avec la tristesse des lieux.
ęSolitaire et pensif, les lieux les plus dťserts je vais mesurant ŗ
pas lourds et lents, et je promŤne attentivement mes regards autour de
moi pour ťviter la trace de tout Ítre humain sur le sable; je n'ai pas
de plus grande crainte que de rencontrer des personnes qui me
connaissent, parce que, sous la fausse sťrťnitť de mon visage et de
mes paroles, on peut dťcouvrir trop facilement du dehors la flamme
intťrieure qui me consume; en sorte qu'il me semble dťsormais que les
montagnes, les plaines, les rives des fleuves, les fleuves eux-mÍmes
et les forÍts savent ce qui s'agite dans mon ‚me, fermťe aux regards
des hommes. Mais, hťlas! il n'est ni sentiers si escarpťs, ni
retraites si sauvages que l'amour ne m'y suive, conversant avec mon
‚me et mon ‚me avec lui!Ľ
XI
Jean XXII venait de mourir; Jacques Fournier, fils d'un boulanger de
Saverdun, ayant passť sa vie dans un cloÓtre, venait d'Ítre ťlu: ce
nouveau pape ne partageait pas l'aversion de Jean XXII pour l'Italie.
On songeait ŗ transporter la cour pontificale ŗ Rome; Pťtrarque,
Italien de coeur, adressa au pape une magnifique allocution de la
ville de Rome au pape pour le conjurer de rapatrier l'…glise ŗ la
ville ťternelle. Le poŽte reÁut de BenoÓt XII, en rťcompense de cette
ode, un canonicat avec un riche bťnťfice ecclťsiastique dans l'ťvÍchť
de Lombez. Une autre ode qu'il adressa ŗ la mÍme ťpoque ŗ …tienne
Colonna, et que Voltaire appelle la plus admirable de ses poťsies
lyriques, ťleva sa renommťe au-dessus de tous les poŽtes du temps.
ęL'Italie dormira-t-elle toujours, et n'y aura-t-il personne qui la
rťveille?Ľ
XII
Pťtrarque partit enfin pour Rome au moment oý Laure, touchťe de sa
constance, cherchait ŗ le retenir ŗ son tour par quelques innocentes
prťvenances, comme si elle eŻt ťtť attristťe de perdre son esclave;
mais dťjŗ Pťtrarque lui-mÍme avait cherchť, dans une liaison moins
platonique, une diversion ŗ la passion qui le dťvorait.
Embarquť ŗ Marseille, il dťbarqua ŗ Civita-Vecchia. La guerre civile
dťsolait la campagne de Rome; l'accŤs en ťtait fermť par les bandes
armťes de la famille des Ursins, ennemie des Colonne. Pťtrarque se
rťfugia au ch‚teau fort de Capranica, chez le comte d'Anguillara, qui
avait ťpousť une des filles d'…tienne Colonna. Il dťcrit ce sťjour de
paix au milieu de la guerre dans une de ses lettres.
…tienne Colonna, sťnateur de Rome, c'est-ŗ-dire dictateur en l'absence
des papes, vint le chercher avec une forte escorte de cavalerie,
l'emmena ŗ Rome, et le logea prŤs de lui au Capitole. Ce sťjour fut
charmant, mais court; l'image de Laure, un moment oubliťe, le
rappelait comme ŗ son insu ŗ Avignon; il y revint; en la retrouvant,
il retrouva son dťlire. ęJe dťsirais la mort,Ľ ťcrit-il; ęj'ťtais
tentť de me la donner; je redoutais de rencontrer Laure comme le
pilote craint l'ťcueil; je me sentais dťfaillir quand j'apercevais
cette chevelure dorťe, ce collier de perles sur un cou plus ťclatant
que la neige, ces ťpaules dťgagťes, ces yeux dont la nuit mÍme de la
mort ne pouvait ťteindre le rayonnement; l'ombre seule de Laure me
donnait en passant un frisson; le son de sa voix ťbranlait tous mes
sens!Ľ
XIII
Redoutant de retomber dans les charmes de son idole, mťcontent des
papes et de leur cour, qui semblait le nťgliger dans sa captivitť
politique et le relťguer dans sa vaine poťsie, il prit le parti de
fuir un monde qui ne lui offrait que le dťsespoir dans l'amour,
l'ingratitude dans l'ambition; il se souvenait d'un site ŗ la fois
sauvage et dťlicieux, oý l'ombre des forÍts, le murmure des eaux
courantes, la fraÓcheur des ťtťs, la tiťdeur des hivers, lui avaient
autrefois servi d'abri contre les tumultes de son ‚me; il rťsolut d'y
fixer pour jamais sa vie. Ce lieu ťtait assez ťloignť pour que la
prťsence et le nom de Laure ne l'y poursuivissent pas, assez rapprochť
pour qu'il pŻt la revoir quelquefois et suivre des yeux de l'‚me sa
seule ťtoile ici-bas: c'ťtait Vaucluse. La description qu'en fait
Pťtrarque lui-mÍme, dans plusieurs de ses sonnets et de ses lettres,
est parfaitement conforme ŗ ce que les pŤlerins de la poťsie et de
l'amour y viennent contempler encore aujourd'hui, et ŗ ce que les
recherches et les dessins ťcrits de M. le baron Robert nous en ont
retracť ŗ nous-mÍme. M. le baron Robert a, comme nous, la superstition
du gťnie et de l'amour de Laure et de Pťtrarque. Nous lui devons
beaucoup.
Vaucluse est une sorte de _Tibur_ des Gaules; ŗ l'extrťmitť d'une
vallťe ombreuse et boisťe, tout humide et toute retentissante du
murmure des eaux courantes, un rempart de rochers amoncelťs et
inaccessibles ferme tout ŗ coup l'horizon. D'un cŰtť de cet
amphithť‚tre de rochers s'ťlŤve au sommet un vieux ch‚teau en ruines;
les pans de murs percťs de brŤches et de fenÍtres se confondent avec
les roches grises qui les portent.
C'ťtait la demeure d'ťtť des ťvÍques de Cavaillon: ces ťvÍques y
venaient dans la canicule respirer la fraÓcheur de la vallťe.
Du cŰtť opposť, une caverne naturelle, d'une prodigieuse ťlťvation, se
creuse comme le portique d'un monde souterrain; la lumiŤre
s'assombrit en s'enfonÁant dans la profondeur de la grotte. Un vaste
bassin d'eau si azurťe qu'elle en paraÓt noire, et si profonde que la
sonde n'en atteint pas le fond, occupe toute l'ťtendue de l'antre.
Dans l'ťtť, l'eau dort sans bouillonnement et sans murmure dans son
entonnoir de pierres; au printemps et en automne, l'onde surmonte ses
bords, s'ťpanche en ťcumant par-dessus le seuil de la caverne, et
roule, comme une cascatelle de Tivoli, en lambeaux liquides, jusqu'au
fond de la vallťe.
Cette chute, ce mouvement, ce bruit rťpercutť de rochers en rochers,
ces brouillards d'ťcume flottante, sous lesquels la verdure de ces
rives se voile et se dťvoile aux vents, sont la vie et le charme, et
comme la pensťe de ces beaux sites.
Quelques maisonnettes pauvres, prťcťdťes ou entourťes de petits
jardins en terrasse ou en gradins, ťtaient dissťminťes Áŗ et lŗ sur la
pente de la montagne, au-dessus de la Sorgue; c'est le nom que prend
la Fontaine de Vaucluse en sortant de la caverne. Pťtrarque se fit
construire une petite maison ŗ la mesure d'un ermitage. Voici comment
il la dťcrit lui-mÍme dans une de ses lettres, ainsi que la vie
ascťtique dans laquelle il s'ťtait recueilli pour prier, chanter,
rÍver et aimer encore:
ęQuand on trouve un antre creusť par la nature dans les flancs d'un
rocher, dit SťnŤque, l'‚me est saisie d'un sentiment religieux, sans
doute parce qu'on y sent l'impression directe de l'Ouvrier divin; les
sources des grands fleuves inspirent la vťnťration, l'apparition
subite d'un fleuve mťrite des autels; j'en veux ťriger un,
ajoute-t-il, aussitŰt que mes ressources pťcuniaires me le
permettront; je l'ťlŤverai dans mon petit jardin qui est sous les
roches et au-dessus des eaux; mais c'est ŗ la Vierge, mŤre du Dieu qui
a dťtruit tous les autres dieux, que je le dťvouerai.Ľ
ęIci, dit-il aprŤs dix ans de sťjour dans cet ermitage, ici je fais la
guerre ŗ mes sens et je les traite en ennemis: mes yeux, qui m'ont
entraÓnť dans toutes sortes de prťcipices, ne voient maintenant que le
ciel, l'eau, le rocher. Je n'entends que les boeufs qui mugissent,
les moutons qui bÍlent, les oiseaux qui gazouillent, les eaux qui
bruissent; la seule femme qui s'offre ŗ mes regards est une servante
noire, sŤche et brŻlťe comme un dťsert de Libye. Je garde le silence
depuis le matin jusqu'au soir, n'ayant personne ŗ qui parler; les
paysans, uniquement occupťs ŗ cultiver leurs vignes, leurs vergers, ou
ŗ tendre leurs filets dans la Sorgue, ne connaissent ni la
conversation ni les commerces de la vie. Je me contente pour ma
nourriture du pain noir de mon jardinier, et je le mange mÍme avec une
sorte de plaisir; quand on m'en apporte du blanc de la ville, je le
donne presque toujours ŗ celui qui l'a apportť. Mon jardinier, qui est
un corps de fer, me reproche lui-mÍme la vie trop frugale que
j'observe, et prťtend que je ne pourrai pas la soutenir longtemps.
Pour moi, je pense qu'il est plus aisť de s'accoutumer ŗ une
nourriture grossiŤre qu'ŗ des mets dťlicats et recherchťs; des figues,
des raisins, des noix, des amandes, voilŗ mes dťlices; j'aime les
poissons dont la riviŤre abonde: c'est un grand plaisir pour moi de
les voir briller dans les filets qu'on leur tend et que je leur tends
moi-mÍme quelquefois. Je ne vous parle pas de mes habits, tout est
bien changť ŗ cet ťgard; je ne porte plus ceux dont j'aimais autrefois
ŗ me parer, vous me prendriez ŗ prťsent pour un laboureur ou un berger
des montagnes.
ęMa maison ressemble ŗ celle de Fabricius ou de Caton; tout mon
intťrieur domestique consiste en un chien et en un serviteur; ce
serviteur a sa maison attenante ŗ la mienne; quand j'ai besoin de lui
je l'appelle, quand je n'en ai plus besoin il retourne dans sa
chaumiŤre. Je me suis dťfrichť deux petits jardins qui siťent
merveilleusement ŗ mes goŻts. Je ne crois pas que dans le monde il y
ait rien qui leur ressemble. Il faut que je vous confie une faiblesse
digne d'une femmelette: _je suis f‚chť qu'il y ait quelque chose de si
beau hors de l'Italie_. De ces deux jardins l'un est ombragť,
recueilli, propre ŗ l'ťtude: c'est mon site d'inspiration; il descend
en pente douce vers la _Sorgue_ qui vient de sortir des flancs du
rocher, il est clos de l'autre cŰtť par des murailles naturelles de
rocs inaccessibles oý les oiseaux seuls peuvent s'ťlever gr‚ce ŗ leurs
ailes; l'autre jardin est plus contigu encore ŗ la demeure, moins
sauvage, tapissť de pampres, et, ce qui est singulier, ŗ cŰtť d'une
riviŤre trŤs-rapide, sťparť par un petit pont d'une grotte voŻtťe oý
les rayons du soleil ne pťnŤtrent pas. Je crois que cette grotte
ressemble ŗ cette petite salle souterraine au bord de la mer de GaŽte,
oý Cicťron allait quelquefois dťclamer ses discours pour apprendre ŗ
lutter avec les bruits de la multitude. Ce lieu recueilli et sombre
m'invite ŗ l'ťtude et ŗ la composition.
ęJe m'y tiens ŗ midi; le matin je vais sur les collines plus hautes;
le soir dans les prťs ou dans le voisinage de la fontaine de Vaucluse,
ou dans ce petit jardin dans l'Óle en bas de la grotte, ŗ l'ombre du
rocher au milieu des eaux. Ce site est ťtroit, mais propre ŗ rťveiller
l'esprit le plus paresseux et ŗ l'ťlever jusqu'aux nues. Ah! que je
passerais volontiers ma vie ici, si je ne me sentais pas encore trop
prŤs d'Avignon et trop loin de l'Italie; car, pourquoi dissimuler ces
deux faibles de mon ‚me? j'aime l'Italie et je hais Avignon; l'odeur
empestťe de cette maudite ville corrompue vicie l'air pur de mes
champs. Je sens que la proximitť m'en fera sortir.Ľ
XIV
Quant ŗ ses occupations et ses rÍveries dans cette solitude, voici ce
que je lis dans une de ses lettres ŗ un autre de ses amis. J. J.
Rousseau n'a rien de plus extatique.
ęCombien de fois pendant les nuits d'ťtť, ŗ la douziŤme heure, aprŤs
avoir rťcitť mon brťviaire, je suis allť me promener dans les
campagnes au clair de la lune! Combien de fois mÍme suis-je entrť
seul, malgrť les tťnŤbres intimidantes de la nuit, dans cet antre
terrible oý, le jour mÍme et en compagnie d'autres hommes, on ne
pťnŤtre pas sans un secret saisissement! J'ťprouvais une sorte de
plaisir en y entrant; mais, je l'avoue, ce plaisir n'ťtait pas sans
une certaine voluptueuse terreur.
ęJe trouve tant de douceur dans cette solitude, une si dťlicieuse
tranquillitť, qu'il me semble n'avoir vťritablement vťcu que pendant
le temps que je l'ai habitťe; tout le reste de ma vie n'a ťtť qu'un
continuel tourment!Ľ
* * * * *
De plus une harmonie secrŤte semblait prťexister entre Pťtrarque et la
fontaine de Vaucluse, harmonie dont il parle plusieurs fois lui-mÍme
comme d'une superstition de l'amour qui l'attachait ŗ ces beaux lieux.
La crue des eaux de la fontaine correspondait au 6 avril vers
l'ťquinoxe du printemps, et c'ťtait aussi le 6 avril qu'il fÍtait dans
son coeur l'anniversaire de sa rencontre avec Laure, et que la crue de
ses larmes dťbordait rťguliŤrement de ses yeux au retour de ce jour
heureux ou fatal de sa vie.
ņ tous ces charmes il faut, si l'on en croit la tradition, ajouter le
charme de se rapprocher assez souvent de la rťsidence d'ťtť de Laure:
elle habitait, pendant cette saison, le village voisin de CabriŤres.
XV
Soit qu'il la vÓt quelquefois dans ses longues promenades ŗ travers
les campagnes voisines, soit qu'il ne la vÓt qu'en songe, l'image de
Laure l'obsťdait le jour et la nuit, comme celle des dames romaines
obsťdait saint JťrŰme dans son dťsert. Le poŽte raconte ŗ peu prŤs
dans les mÍmes termes que l'anachorŤte les apparitions sťduisantes du
fantŰme qui troublait son repos et ses priŤres.
ęTrois fois, au milieu de la nuit, la porte de ma chambre fermťe, je
l'ai vue devant mon lit avec une contenance assurťe rťclamant son
serviteur: la peur glaÁait mes membres; mon sang abandonnait mes
veines pour se retirer dans le coeur. Je ne doute pas que, si l'on fŻt
venu alors avec une lumiŤre, on ne m'eŻt trouvť p‚le comme un mort, et
portant sur mon visage tous les signes de la plus grande frayeur.
ęJe me levais tremblant avant l'aurore, et, sortant bien vite d'une
maison oý tout m'ťtait suspect, je grimpais sur la cime du rocher; je
courais dans les bois, regardant de tout cŰtť si cette image, qui
ťtait venue troubler mon repos, ne me suivait pas. Je ne me croyais
nulle part en sŻretť.
ęOn ne voudra pas me croire, mais ce que je dis est vrai. Souvent dans
des endroits ťcartťs, lorsque je me flattais d'Ítre seul, je la voyais
sortir du tronc d'un arbre, du bassin d'une fontaine, du creux d'un
rocher, d'un nuage, je ne sais oý. La frayeur me rendait immobile, je
ne savais que devenir ni oý aller.Ľ
* * * * *
Son amour, ses livres et ses vers suffisaient ŗ sa vie. Voici comment
il parle ŗ ses amis mondains, qui lui reprochaient sa fuite du monde:
ęCes gens-lŗ regardent les plaisirs du monde comme le souverain bien;
ils ne comprennent pas qu'on puisse y renoncer. Ils ignorent mes
ressources. J'ai des amis dont la sociťtť est dťlicieuse pour moi. Mes
livres, ce sont des gens de tous les pays et de tous les siŤcles:
distinguťs ŗ la guerre, dans la robe et dans les lettres; aisťs ŗ
vivre, toujours ŗ mes ordres; je les fais venir quand je veux, et je
les renvoie de mÍme; ils n'ont jamais d'humeur et rťpondent ŗ toutes
mes questions.
ęLes uns font passer en revue devant moi les ťvťnements des siŤcles
passťs; d'autres me dťvoilent les secrets de la nature; ceux-ci
m'apprennent ŗ bien vivre et ŗ bien mourir; ceux-lŗ chassent l'ennui
par leur gaietť, et m'amusent par leurs saillies; il y en a qui
disposent mon ‚me ŗ tout souffrir, ŗ ne rien dťsirer, et me font
connaÓtre ŗ moi-mÍme. En un mot, ils m'ouvrent la porte de tous les
arts et de toutes les sciences: je les trouve dans tous mes besoins.
ęPour prix de si grands services, ils ne demandent qu'une chambre bien
fermťe dans un coin de ma petite maison, oý ils soient ŗ l'abri de
leurs ennemis. Enfin, je les mŤne avec moi dans les champs, dont le
silence leur convient mieux que le tumulte des citťs.Ľ
XVI
Dans quelques courts voyages qu'il faisait ŗ Avignon, il affectait
l'indiffťrence en rencontrant Laure. Celle-ci, dont les charmes
commenÁaient ŗ se faner, moins sous les annťes que sous la douleur,
s'affligeait en secret de cet abandon. Un jour qu'elle passait auprŤs
de son poŽte, insensible en apparence ŗ sa vue: ę‘ Pťtrarque,Ľ lui
dit-elle ŗ voix basse et d'un accent de reproche mťlancolique, ęque
vous avez ťtť bientŰt las de m'aimer!Ľ Pťtrarque, rentrť ŗ Vaucluse,
ťcrivit le cinquantiŤme sonnet, qui commence ainsi:
ę‘ madame! non, je ne fus jamais las de vous aimer; et tant que je
vivrai, je n'ťpuiserai pas mon amour! Que votre nom seul soit gravť
sur le marbre blanc de ma tombe! etc.Ľ
Ce fut vers ce temps qu'il ťcrivit ces trois immortelles _canzone_,
odes ťlťgiaques surnommťes par les Italiens, ŗ cause de leur
perfection, les trois Gr‚ces de leur langue. Ce fut alors aussi qu'il
conÁut et qu'il ťcrivit son poŽme ťpique, plus romain qu'italien, sur
les victoires de Scipion en Afrique; entreprise ingrate et
malheureuse. Son gťnie ťtait dans son amour: dŤs qu'il s'en sťparait,
il n'ťtait plus qu'un ťrudit; dŤs qu'il y revenait, il ťtait le plus
harmonieux et le plus tendre des poŽtes.
XVII
Sa renommťe comme poŽte, comme amant et comme ťcrivain consommť dans
toutes les oeuvres de style s'ťtait tellement rťpandue hors de sa
retraite de Vaucluse, que Rome et Paris, ces deux capitales des
lettres, lui offrirent de le couronner roi de la poťsie et de la
science. C'ťtait, pour les poŽtes du moyen ‚ge, ce que le triomphe
antique ťtait pour les hťros de Rome. Par une ťtrange coÔncidence de
pensťe et de date, les deux triomphes lui furent offerts le mÍme jour
par la France et par l'Italie.
ęLe 23 aoŻt 1340, raconte-t-il lui-mÍme, ťtant ŗ Vaucluse, occupť de
Laure et de mon poŽme de _l'Afrique_, ŗ la troisiŤme heure du jour,
c'est-ŗ-dire vers les neuf heures du matin, je reÁus une lettre du
sťnat de Rome, qui m'invitait avec les plus fortes instances ŗ venir
recevoir ŗ Rome la couronne. Le mÍme jour, ŗ la dixiŤme heure,
c'est-ŗ-dire vers quatre heures aprŤs midi, je vis arriver un courrier
m'apportant une lettre du chancelier de l'Universitť, Robert de Bardy,
qui me conjurait de donner la prťfťrence ŗ la ville de Paris pour y
recevoir la couronne de gloire. ęDťcidez pour moi,Ľ ťcrivit-il le mÍme
jour au soir ŗ son patron et ŗ son ami le cardinal Colonna; vous Ítes
mon conseil, mon appui, mon ami, ma gloire!Ľ
La famille des Colonne, jalouse de l'honneur de ce couronnement pour
leur ville, dťcida pour Rome. Le roi de Naples, Robert, ami et
admirateur passionnť de Pťtrarque, contribua plus encore ŗ dťcider
Pťtrarque pour Rome. Robert ťtait un des princes d'Italie qui
demandaient avec le plus d'autoritť cet honneur du couronnement pour
le favori de son esprit. Pťtrarque partit pour Naples. AprŤs de
longues conversations entre le roi et le poŽte, Robert, quoique
vieilli dťjŗ sur le trŰne, lui dit:
ęJe vous jure que les lettres me sont plus chŤres que la couronne, et
que, s'il me fallait renoncer ŗ l'un ou ŗ l'autre, j'arracherais bien
vite le diadŤme de mon front.Ľ La veille du jour oý Pťtrarque allait
partir de Naples pour Rome, le roi, dans son audience de congť, se
dťpouilla de la robe qu'il portait et en fit prťsent ŗ son ami, pour
qu'il la revÍtÓt le jour de son couronnement. Il le nomma de plus
aumŰnier de la cour de Naples, titre honorifique qui n'impliquait
d'autre devoir que la reconnaissance ŗ celui auquel il ťtait dťcernť.
Pťtrarque, par une superstition du coeur qui associait la date de son
amour ŗ toutes les dates heureuses de sa vie, voulut arriver ŗ Rome
le 6 avril. Il y fut reÁu en roi plus qu'en poŽte. Les lettres, qui
renaissaient alors, ťtaient la vťritable royautť des peuples. On ne
vit, dans les temps modernes, de triomphe intellectuel comparable
qu'au retour de Voltaire dans Paris, aprŤs une absence de quarante
ans, pour Ítre couronnť et pour mourir. La pompe fut digne du peuple
romain et du premier des poŽtes vivants; le Capitole revit les jours
antiques; le procŤs-verbal de la cťrťmonie, que nous avons sous les
yeux, porte:
ęPťtrarque a mťritť le titre de grand poŽte et de grand historien, et,
en consťquence, tant par l'autoritť du roi Robert de Naples que par
celle du sťnat et du peuple romain, on lui a dťcernť le droit de
porter la couronne de laurier, de hÍtre ou de myrte, ŗ son choix;
enfin on le dťclare citoyen romain, en rťcompense de l'amour qu'il a
constamment manifestť pour Rome, le peuple, la rťpublique, etc.Ľ
Cette gloire officielle ne fit rien ŗ son bonheur et dťchaÓna contre
lui plus d'envie. ęCette couronne, ťcrit-il lui-mÍme dans son ‚ge
refroidi, ne m'a rendu ni plus poŽte, ni plus savant, ni plus
ťloquent; elle n'a servi qu'ŗ irriter la jalousie contre moi et ŗ me
priver du repos dont je jouissais; ma vie, depuis ce temps, n'a ťtť
qu'un combat; toutes les langues, toutes les plumes, se sont aiguisťes
contre moi, mes amis sont devenus mes ennemis! J'ai portť la peine de
mon ambition et de ma vanitť.Ľ
XVIII
Il ne faut pas rester longtemps dans une ville oý l'on a joui des
suprÍmes honneurs. Pťtrarque suivit cette maxime; pressť d'aller se
parer de son laurier aux regards de Laure, il repartit pour Avignon.
La maison des _Corrťge_, amis des Colonne et par consťquent les siens,
l'arrÍte quelques jours ŗ Parme; les Corrťge venaient de s'emparer de
la souverainetť de cette ville sur la maison de la _Scala_: Pťtrarque,
paru ŗ Parme au moment de cette rťvolution, entra dans la ville avec
les vainqueurs, et se signala ťnergiquement parmi leurs partisans
politiques. Ces princes, fiers de son amitiť, lui donnŤrent part ŗ
leur gouvernement; ils formŤrent avec lui un vťritable triumvirat du
bien public, qui faisait contraste avec la tyrannie de leurs
prťdťcesseurs. Pťtrarque affectait ŗ Parme et bientŰt ŗ Rome l'esprit
et les formes de l'antique libertť romaine. Son ťloquence rappelait
Cicťron comme sa poťsie rappelait Virgile.
XIX
La poťsie l'emportait cependant; il cherchait ŗ Parme un souvenir de
Vaucluse. Un jour qu'il ťtait sorti de Parme pour se dissiper ŗ
l'ordinaire, le goŻt de la promenade l'ayant entraÓnť, il passa la
riviŤre de Lenza, qui est ŗ trois lieues de la ville, et se trouva sur
le territoire de Rheggio, dans une grande forÍt qu'on nomme _Silva
piana_ quoiqu'elle soit sur une colline fort ťlevťe, d'oý l'on
dťcouvre les Alpes et toute la Gaule cisalpine. Il faut l'entendre
lui-mÍme faire la description des lieux, et de ce qu'il y sentit, dans
une lettre en vers latins ŗ Barbate de Sulmone.
ęDe vieux hÍtres, dont la tÍte touche les nues, dťfendent l'approche
de cette forÍt aux rayons du soleil. De petits vents frais sortis des
montagnes voisines, et plusieurs ruisseaux qui y serpentent, tempŤrent
les ardeurs de la canicule. Dans les plus grandes sťcheresses, la
terre y est toujours couverte d'un gazon vert ťmaillť de fleurs. On y
entend gazouiller toutes sortes d'oiseaux, et on y voit courir des
bÍtes fauves de toutes espŤces. Au milieu s'ťlŤve un thť‚tre que la
nature semble avoir fait exprŤs pour les poŽtes. Une montagne le met ŗ
l'abri des vents du midi; des arbres qui l'entourent y rťpandent un
ombrage frais. On y entend le ramage des oiseaux et le murmure d'un
ruisseau qui invite au sommeil. La terre y exhale une odeur
dťlicieuse, c'est l'image des champs …lysťes.
ęLes bergers et les laboureurs respectent ce lieu sacrť: sa beautť me
frappa; je sentis tout ŗ coup comme une inspiration des Muses, qui
m'invitaient ŗ travailler ŗ mon _Afrique_. Honteux d'avoir reÁu un
honneur que je n'avais pas mťritť, je rťsolus de mettre la derniŤre
main ŗ ce poŽme, pour faire voir que je n'ťtais pas tout ŗ fait
indigne de la couronne. L'ardeur poťtique se rťveilla avec tant de
force, que je crus devoir m'y livrer. Je fis plusieurs vers
sur-le-champ avec une facilitť que je n'avais jamais ťprouvťe, et je
continuai d'y travailler pendant quelques jours que je passai dans le
voisinage de _Silva piana_.Ľ
Il se construisit une maison entre la ville et cette forÍt. ęJ'ai
ainsi, ťcrit-il, une campagne au milieu de la ville et une ville au
milieu des champs; quand je suis las de la solitude, je n'ai qu'ŗ
sortir, je trouve le monde; quand je suis las du monde, je rentre dans
ma demeure et j'y retrouve la solitude. Je jouis ici d'un repos que
les philosophes d'AthŤnes, les poŽtes de Rome, les anachorŤtes du
dťsert, n'ont jamais goŻtť. ‘ fortune! laisse en paix un homme qui se
cache! Sors de sa petite maison, et vas agiter les palais des rois!Ľ
ęIci,Ľ ajoute-t-il dans une de ses lettres ŗ son ami _Pastrengo_, ęje
travaille toujours, aspirant au repos et n'espťrant pas y parvenir; je
m'avance ŗ grands pas vers la mort sans la redouter; je voudrais
sortir de cette odieuse prison oý mon ‚me est captive. J'habite Parme,
j'y passe ma vie dans l'ťglise ou dans mon jardin. Las de la ville, je
vais souvent errer dans les bois; je b‚tis une petite maison telle
qu'il convient ŗ la mťdiocritť de mon ťtat; on y verra peu de monde.
Les vers d'Horace ralentissent mon ardeur pour le b‚timent et me
parlent de ma derniŤre demeure. Je rťserve les pierres pour mon
monument. Si j'aperÁois une petite fente dans les murs nouveaux, je
gronde les maÁons; ils me rťpondent que tout l'art des hommes ne
saurait rendre l'argile plus solide, qu'il n'est pas surprenant que
des fondements rťcents se tassent un peu, que les mains mortelles ne
peuvent construire rien de durable; enfin, que ma maison durera encore
plus que moi et mes neveux. Je rougis alors, et je dis en moi-mÍme:
Insensť! assure donc les fondements de ce corps qui menace ruine; ce
corps s'ťcroulera avant ta maison, tu seras bientŰt forcť de quitter
l'une et l'autre de ces demeures!Ľ
On croit entendre Horace devenu plus sťrieux en devenant plus
spiritualiste dans l'‚ge chrťtien.
XX
La mort prťmaturťe de son ami Jacques Colonna, l'ťvÍque de Lombez, le
fit renoncer ŗ son canonicat de Gascogne, pays qui lui ťtait
antipathique, ŗ cause de la loquacitť, dit-il, et de la turbulence de
ses sauvages habitants. Les princes de la maison de Corrťge lui firent
donner la place lucrative d'archidiacre de Parme. Ils voulaient
l'attacher ŗ eux ŗ tout prix.
Cependant Clťment VI, pape lettrť, mondain, magnifique, venait de
succťder ŗ des papes plus monastiques que romains, Rome lui envoya
une dťputation pour le supplier de rťtablir le saint-siťge dans ses
murs. En passant ŗ Parme, cette nombreuse ambassade de princes romains
s'adjoignit Pťtrarque comme orateur de Rome. Pťtrarque rentra avec eux
ŗ Avignon, harangua ťloquemment le pape, et reÁut en rťcompense de sa
harangue un riche bťnťfice dans l'…tat de Pise.
Ce fut dans cette ambassade qu'il se lia d'amitiť et de politique avec
Nicolas de Rienzi, qui devint peu aprŤs l'agitateur, le tribun, le
dictateur et la victime de Rome.
Rienzi, poŽte et orateur comme Pťtrarque, n'eut que le tort de se
tromper de quelques siŤcles. Pťtrarque et lui auraient dŻ naÓtre au
temps des Scipions. Au lieu de penser, ils rÍvŤrent; leur rÍve ťtait
beau, mais il ťtait posthume.
XXI
C'est le malheur de l'Italie, depuis sa dťchťance politique, d'avoir
conservť ses grandes facultťs individuelles en ayant perdu sa
nationalitť. Elle enfante des Romains, et elle ne nourrit que des
Italiens. L'ťnergie des caractŤres et la puissance des intelligences
qu'elle produit sont en perpťtuel contraste avec la petitesse des
…tats et avec la servitude des institutions pour lesquels ces natures
romaines devaient vivre; en sorte que cette noble et belle terre
souffre doublement de rÍver ce que fut l'Italie jadis, et de subir ce
que l'Italie est aujourd'hui. Supplice cruel par lequel un peuple
toujours vivant est encadrť dans une nationalitť, non pas morte, mais
ensevelie. Dans un tel ťtat de choses, les facultťs de ses grands
hommes ne servent qu'ŗ les torturer davantage par le spectacle de
l'impuissance de leurs destinťes; de lŗ des rÍves, seule consolation
des imaginations hťroÔques emprisonnťes dans l'impossible.
Telle ťtait l'Italie du temps de Rienzi et de Pťtrarque, hťlas! et
telle elle est encore de nos jours. Une forte confťdťration de toutes
ses petites puissances, reliťes en faisceau par une grande puissance
militaire extťrieure, peut seule restaurer une ombre de l'antique
Italie. Mais, ŗ elle seule, elle ne peut rien: l'unitť, source de
toute force, lui manque; l'amitiť pieuse des races qu'elle appelait
jadis barbares lui est nťcessaire. Il n'y a qu'une main armťe qui
puisse la relever sur son sťant.
XXII
Rienzi ťtait nť ŗ Rome d'un cabaretier et d'une lavandiŤre; mais on
assurait que cette lavandiŤre ťtait d'un sang impťrial, fille d'un
b‚tard de l'empereur Henri VII. On pourrait attribuer ŗ cette origine
cet instinct de grandeur et de souverainetť qui se rťvťla en lui dŤs
son enfance. Il naquit poŽte, orateur, tribun et remueur d'hommes; les
noms de Tite-Live, de Cicťron, de Cťsar, des deux SťnŤques, ťtaient
toujours dans sa bouche; ses entretiens reconstruisaient sans cesse la
Rome de la rťpublique ou de l'empire; il avait le fanatisme du
Capitole. Il s'indignait contre l'insolence de ces deux ou trois
familles romaines qui tyrannisaient sa patrie en l'absence des papes.
C'est pour cela qu'il ťtait venu solliciter avec passion Clťment VII
de rentrer au Vatican; son ambassade n'eut pas de succŤs. Clťment VII,
homme de plaisir et de mollesse, prťfťrait les dťlices d'Avignon aux
luttes qu'il aurait ŗ soutenir ŗ Rome contre les princes, presque tous
armťs et fortifiťs, des …tats romains. Il aimait mieux rťgner au
Capitole de nom que de fait; il amusa Pťtrarque de quelques vaines
promesses, et il donna ŗ Rienzi la place lucrative de protonotaire du
saint-siťge apostolique ŗ Rome. Tel fut l'unique rťsultat de cette
ambassade.
XXIII
Pendant que Pťtrarque, revenu ainsi ŗ Avignon, s'enivrait de poťsie et
d'amour mystique sous les yeux de Laure, et multipliait ses sonnets
divins, qui sont comme le calendrier de ses rencontres et de ses
soupirs, Rienzi commenÁait ŗ agiter Rome.
Les revers de la maison de Corrťge, un instant chassťe de Parme, puis
y rentrant les armes ŗ la main, rappelŤrent Pťtrarque ŗ Parme. Il
composa pour Rienzi, son ami, cette ode patriotique: _Italia mia
beneche il parlar sia indarno!_ etc., pour conjurer les princes
d'Italie ŗ la concorde et ŗ l'union. Cette adjuration poťtique est le
fond de toutes les odes et de toutes les harangues que nous avons
entendues, depuis cette ťpoque, dans la bouche de tous les poŽtes
politiques de la Pťninsule: de Pťtrarque ŗ _Alfieri_ ou ŗ _Monti_, il
n'y a qu'un ťcho ťternel; les mÍmes circonstances produisent le mÍme
cri; mais Pťtrarque fut le premier qui fit chanter ŗ la lyre ce cri
de la politique.
L'Italie frťmit tout entiŤre ŗ cette voix; mais cette voix se perdit
dans le tumulte des ambitions et des rivalitťs de ville ŗ ville. Le
poŽte se rťfugia une quatriŤme fois ŗ Vaucluse.
Laure brillait encore ŗ Avignon de tout l'attrait de sa beautť et de
sa vertu; les sonnets de son poŽte, trop ťtroits pour contenir son
culte croissant pour elle, s'ťtaient transformťs en formes plus larges
et plus hautes de poťsie qu'on appelait des _canzone_ ou des
_trionfi_; et la plus poťtique de ces _canzone_ fut ťcrite ŗ cette
ťpoque au murmure de la fontaine de Vaucluse devant l'image de Laure:
_Chiare fresche et dolci aque!_
Voltaire lui-mÍme, ravi d'admiration pour cette ode amoureuse, a tentť
de la traduire et a ťchouť; il faut une ‚me tendre pour manier une
langue pťtrie de larmes et de soupirs. Un poŽte plus mťlancolique et
plus fervent ŗ ce culte de l'amour immatťriel, M. Boulay-Paty, a
consacrť sa jeunesse ŗ calquer vers sur vers ces sonnets et ces odes.
Gr‚ce ŗ ce disciple, digne adorateur de ce maÓtre, ce dithyrambe de
l'amour et du souvenir sera bientŰt rajeuni dans la langue d'Andrť
Chťnier.
XXIV
Pendant que Pťtrarque soupirait ainsi pour la derniŤre fois un amour
sans espťrance ŗ Vaucluse, un autre amour, celui de la patrie
italienne, s'ťveillait comme un remords dans son coeur. ęJe commence ŗ
vieillir, disait-il au cardinal …tienne Colonna, son patron et son
ami; tout change avec le temps; mes cheveux mÍmes changent de couleur,
ils m'avertissent que je dois changer moi-mÍme de vie et de pensťes;
l'amour ne sied plus ŗ mes annťes, ou je dois le refouler dans mon
coeur.Ľ
Il se prťpara ŗ partir pour Parme et pour Rome. Laure ne put dťguiser
complŤtement sa douleur en apprenant la nouvelle de cette longue et
peut-Ítre ťternelle absence. Le cinquante-septiŤme sonnet laisse
entrevoir l'orgueilleuse tristesse de son amant, en voyant sur les
traits de Laure ces signes involontaires d'affection.
_Quel vago impallidir_, etc.
ęCette touchante p‚leur qui recouvrit tout ŗ coup son sourire
interrompu sur ses lŤvres d'une amoureuse nuťe... Cette pensťe
compatissante que l'oeil d'un autre ne put discerner, mais qui ne put
ŗ moi m'ťchapper, etc.Ľ
ņ peine parti, il se repentait dťjŗ du dťpart, et il ťcrivait la plus
langoureuse et la plus sublime de ses ťlťgies, oý son coeur se
retourne sur lui-mÍme sans pouvoir trouver le repos.
_Di pensier in pensier, di monte in monte_, etc.
ęDe pensťe en pensťe, de colline en colline, l'amour me conduit loin
de tous les sentiers frayťs sans que je puisse y trouver la paix de
l'‚me, etc.Ľ
Aussi revint-il encore sur ses pas, cette fois comme rappelť par un
attrait supťrieur ŗ sa volontť. On lit avec dťlices, dans ses lettres
latines de cette date, la description de quelques rares et courtes
journťes passťes solitairement dans sa maisonnette de Vaucluse comme
pour faire ses derniers adieux ŗ ce sťjour d'amour et de paix.
Mais Rienzi, son ami, le rappelait par le grand bruit que ce tribun
faisait ŗ Rome.
On a vu que le pape avait donnť une autoritť imposante ŗ ce jeune
Romain dans sa capitale. Rienzi en avait profitť pour s'attacher ce
peuple et pour combattre les grandes familles armťes qui tyrannisaient
la ville. Pour accroÓtre sa popularitť, il employait l'ťloquence des
yeux autant que celle des paroles. Semblable aux anciens esclaves
fabulistes qui faisaient dire aux apologues ce qu'ils n'osaient dire
eux-mÍmes, Rienzi faisait attacher la nuit, autour du Capitole ou du
Vatican, des tableaux emblťmatiques autour desquels la foule se
pressait le matin. Le tribun paraissait alors, et, donnant du geste et
de la voix l'ťloquente explication de ces peintures ťnigmatiques, il
incendiait le peuple d'indignation contre les oppresseurs de la
patrie; il prophťtisait ŗ une multitude, incapable de distinguer la
diffťrence des siŤcles, le prochain rťtablissement de la libertť, de
la puissance et de la gloire du sťnat et du peuple romain.
Comment conciliait-il tout cela avec l'autoritť souveraine d'un pape
ťtranger dont il affectait d'Ítre le dťlťguť et le ministre?
L'ignorance de la populace transtťvťrine de Rome pourrait seule
l'expliquer; mais en s'ťlevant contre le sťjour des papes ŗ Avignon et
en retenant ŗ l'usage de Rome les impŰts que Rome envoyait
prťcťdemment au pape absent, il se crťait une popularitť ambiguŽ
contre laquelle ni le peuple ni le pape n'osaient protester trop haut.
Sujet irrťprochable aux yeux du pape, dont il affectait de rťtablir
l'autoritť sur les princes romains; citoyen libťrateur aux yeux du
peuple, dont il prenait en main les droits et les intťrÍts, cette
double politique l'ťleva bientŰt au rŰle d'arbitre et de dictateur de
Rome. Il s'associa habilement pour son double rŰle un dťlťguť du pape,
l'ťvÍque d'Orvieto, homme impuissant et docile qui tremblait sous son
collŤgue.
Rienzi rťgna avec un pouvoir absolu sous le nom du pape; les princes
romains, conduits par le prince Colonna, voulurent en vain rťsister ŗ
sa dictature. Le tocsin du Capitole souleva le peuple contre les
grands; ils furent chassťs de Rome; les supplices achevŤrent ce que la
victoire du peuple avait commencť. Rienzi cita les nobles ŗ son
tribunal; un jeune homme de la maison des Ursins, qui venait d'ťpouser
quelques jours avant une fille des Alberteschi, fut arrachť de son
palais et pendu aux fenÍtres du Capitole, sous les yeux de sa nouvelle
ťpouse. Les cachots se remplirent des seigneurs des plus puissantes
maisons, mÍme de la famille des Colonne.
Cette terreur rendit la paix ŗ la campagne romaine et ŗ la ville.
Rienzi promulgua des dťcrets de rťforme des lois et des moeurs qui
firent l'admiration de l'Italie. AprŤs avoir soulevť, intimidť,
pacifiť Rome, il rÍva de rťtablir l'empire, il provoqua par ses
lettres et par ses envoyťs tous les …tats d'Italie ŗ adhťrer ŗ sa
restauration du monde romain. Les titres qu'il prenait dans ses
dťpÍches aux princes et aux peuples ťtaient ceux-ci:
NICOLAS LE S…V»RE ET LE CL…MENT, LIB…RATEUR DE ROME, Z…LATEUR DE
L'ITALIE, AMATEUR DU MONDE, TRIBUN, AUGUSTE. Une partie de l'Italie
s'ťmut ŗ sa voix et crut renaÓtre ŗ ses beaux siŤcles; les Visconti de
Milan, l'empereur, le roi de Hongrie, lui envoyŤrent des ambassadeurs
pour le reconnaÓtre et l'encourager dans ses entreprises. Le roi de
France seul le traita avec mťpris; le pape dissimulait ŗ Avignon.
Quant ŗ Pťtrarque, il crut revoir dans son ami le restaurateur de
cette Italie antique, dont l'image occupait depuis sa jeunesse la
moitiť de son ‚me. Il osa ťcrire d'Avignon, sous les yeux des papes,
une lettre au peuple romain et au tribun; cette lettre ťloquente et
amŤre ťtait la plus audacieuse satire du gouvernement temporel des
papes sur la ville des consuls et des Cťsars. Qu'on en juge par ce
fragment de sa lettre:
ęS'il faut perdre, dit-il au peuple romain, la libertť ou la vie, qui
est-ce parmi vous (s'il lui reste une goutte de sang romain dans les
veines) qui n'aim‚t mieux mourir libre que de vivre esclave? Vous qui
dominiez autrefois sur toutes les nations, qui voyiez les rois ŗ vos
pieds, vous avez gťmi sous un joug honteux; et (ce qui met le comble ŗ
votre honte et ŗ ma douleur) vos maÓtres ťtaient des ťtrangers, des
aventuriers. Recherchez bien leur origine, vous verrez que la vallťe
de Spolette, le Rhin, le RhŰne et quelques coins de terre plus
ignobles encore vous les ont donnťs. Des captifs menťs en triomphe,
les mains liťes derriŤre le dos, sont devenus tout ŗ coup citoyens
romains, et, qui pis est, vos tyrans. Faut-il s'ťtonner qu'ils aient
en horreur la gloire et la libertť de Rome, qu'ils aiment ŗ voir
couler le sang romain, quand ils se rappellent leur patrie, leur
servitude et leur sang, si souvent rťpandu par vos mains? Mais d'oý
leur peut venir cet orgueil insupportable dont ils sont bouffis?
Est-ce de leurs vertus? Ils n'en ont point. De leurs richesses? Ce
n'est qu'en vous volant qu'ils peuvent apaiser leur faim. De leur
puissance? Elle sera anťantie quand vous le voudrez. De leur
naissance, de leur nom? Ils se vantent d'Ítre Romains et croient
l'Ítre devenus, ŗ force de le dire, comme si le mensonge pouvait
prescrire contre la vťritť. Je ne sais si je dois rire ou pleurer,
quand je pense qu'ils trouvent indigne d'eux ce nom de citoyen romain
que tant de hťros ont fait gloire de porter!
ęQuelle que soit l'origine de ces ťtrangers si fiers de leur noblesse,
qu'ils vantent sans cesse, ils ont beau faire les maÓtres dans vos
places publiques, monter au Capitole entourťs de satellites, fouler
d'un pied superbe les cendres de vos ancÍtres, ils ne seront jamais
Romains. La voilŗ vťrifiťe la prťdiction de ce poŽte qui disait: _Rome
a perdu la douce consolation, dans son malheur, de ne reconnaÓtre
point de rois, et de n'obťir qu'ŗ ses enfants._Ľ
Pťtrarque compare ensuite Rienzi aux deux Brutus, dont l'un chassa de
Rome les Tarquins, l'autre plongea son poignard dans le sein de Cťsar.
ęLe nouveau tribun, dit-il, que je regarde comme votre troisiŤme
libťrateur, rťunit en lui seul la gloire des deux autres, ayant fait
mourir une partie de vos tyrans et mis en fuite le reste....
ęHomme courageux, continue Pťtrarque, qui portez tout le fardeau de la
rťpublique, que l'image de l'ancien Brutus vous soit toujours
prťsente! Il ťtait consul, vous Ítes tribun! Quiconque est ennemi de
la libertť de Rome doit Ítre le vŰtre.Ľ
XXV
L'enthousiasme pour la renaissance de l'Italie romaine l'emportait,
comme on le voit ici, dans l'‚me de Pťtrarque sur son attachement ŗ
ses illustres patrons, les papes et les Colonne. Son patriotisme plus
poťtique que politique alors, car les empires morts ne ressuscitent
pas ŗ l'ťvocation d'une ode ou d'une harangue, le fit justement
accuser de chimŤre et d'ingratitude. C'est peu; il songeait
sťrieusement ŗ aller ŗ Rome porter le secours de son gťnie au tribun.
Mais dťjŗ le tribun, semblable ŗ Mazaniello de Naples, commenÁait ŗ
dťlirer et ŗ affecter l'empire du monde, sans autre force que le nom
d'une capitale morte et la faveur mobile d'une municipalitť romaine.
Il se faisait proclamer chevalier de l'univers; il frappait l'air de
son ťpťe nue, des quatre cŰtťs de l'horizon, pour prendre possession
de la terre entiŤre. Son collŤgue, le dťlťguť du pape, profitant de sa
dťmence, l'excommuniait; le pape lui-mÍme, convaincu de sa folie et de
sa faiblesse, le dťsavouait et insultait ŗ Avignon ses ambassadeurs;
Pťtrarque seul persistait dans son fanatisme pour son ami. Clťment VI
caressait cependant encore le poŽte; il s'entretenait amicalement avec
Pťtrarque, lui prodiguait les faveurs et les dons de l'…glise, mais
Pťtrarque persistait ŗ vouloir se rendre ŗ Rome; la derniŤre fois
qu'il vit Laure avant ce dťpart fut pour lui comme un pressentiment
d'ťternelle sťparation.
ęElle ťtait assise, dit-il, au milieu des dames, comme une belle rose
dans un jardin entourťe de fleurs plus petites et moins ťclatantes
qu'elle: rien de plus modeste que sa contenance; elle avait quittť
toutes ses parures, ses perles, ses guirlandes, les couleurs gaies de
ses vÍtements; bien qu'elle ne fŻt pas triste, je ne reconnus pas son
enjouement habituel; elle ťtait sťrieuse et semblait rÍver; je ne
l'entendis pas chanter, ni mÍme causer avec ce charme qui enlevait les
coeurs; elle avait l'air d'une personne qui redoute un malheur qu'on
ne discerne pas encore. En la quittant, je cherchai dans mon ‚me une
force contre les catastrophes que j'aurais ŗ ťprouver; ses regards
avaient une expression indťfinissable que je ne leur avais jamais vue
avant, j'eus de la peine ŗ ne pas pleurer; quand l'heure fut venue oý
il fallait absolument qu'elle se retir‚t du cercle, elle jeta sur moi
un coup d'oeil si doux, si honnÍte et si tendre, que je me sentis
rempli d'ťmotion, d'espoir et de terreur.Ľ
Qui peut dire, aprŤs avoir lu ces lignes, que Pťtrarque n'ťtait ŗ
l'ťgard de Laure qu'un poŽte? Qui ne reconnaÓt dans ces symptŰmes les
angoisses et les presciences du vťritable attachement?
XXVI
Cependant Rienzi, flottant entre le bon sens, la dťmence et la fureur,
avait fait jeter les Colonne et les princes romains dans les cachots
du Capitole; puis, aprŤs avoir prťparť l'ťchafaud pour eux, il ťtait
montť ŗ la tribune des harangues, et il avait demandť dans un discours
d'apparat leur gr‚ce au peuple romain; le peuple avait applaudi ŗ la
gr‚ce comme au supplice. Les princes dťlivrťs avaient accompagnť le
tribun comme un triomphateur dans les rues de Rome. BientŰt les
princes sortis de prison ťtaient rentrťs dans leurs villes fortes,
avaient levť leurs vassaux et marchť contre le tribun. Rome ťtait
bloquťe par ses propres enfants. Le peuple, ťveillť de ses rÍves, se
tournait contre le prťtendu libťrateur; cependant les cinq princes de
la maison des Colonne pťrirent le mÍme jour dans le premier assaut
donnť tťmťrairement aux portes de la ville.
Pťtrarque ťcrivit lui-mÍme ŗ Rienzi: ęVous me forcez ŗ rougir de vous;
de protecteur des gens de bien vous devenez un chef de brigands!
J'accourais vers vous, je change de route.Ľ
Il versa un torrent de larmes sur la mort des jeunes gens de la maison
des Colonne; son coeur se retrouva avec sa raison au rťveil de ce rÍve
dissipť par la folie de Rienzi. Il se rendit ŗ Parme, son Vaucluse
italien, pleurant ŗ la fois sur la perte de ses amis les Colonne et
sur la perte de Rome.
Rienzi, en effet, jetait cette capitale dans sa propre dťmence;
quelques jours aprŤs l'assaut oý les Colonne avaient pťri, il
conduisit son fils vers le bourbier rempli d'eau et de sang oý le
corps du plus jeune de ces princes gisait encore. Il prit cette eau
sanglante et fťtide dans le creux de sa main, et il en aspergea la
tÍte de son fils en le proclamant chevalier de la Victoire. Une ťmeute
du peuple, fomentťe par les derniers des Colonne, souleva la ville et
forÁa Rienzi ŗ se rťfugier au ch‚teau Saint-Ange. Il s'ťvada pendant
la nuit et se rťfugia auprŤs du roi de Hongrie. Son corps fut pendu en
effigie aux crťneaux de la forteresse d'Adrien. Ainsi devait finir cet
empire fantastique, s'ťcria Pťtrarque, revenu lui-mÍme de son illusion
d'un moment. De ce jour il ne songe plus qu'aux lettres, dont l'empire
est ťternel, et ŗ l'amour qui ne meurt pas avec la beautť mortelle.
XXVII
Son ressouvenir d'Avignon le poursuivait dans sa solitude du faubourg
de Parme. ęAutrefois, ťcrit-il, quand j'avais quittť Laure, je la
voyais souvent en rÍve; cette angťlique vision me consolait,
maintenant elle m'abandonne et me consterne. Je crois l'entendre me
dire, comme le jour de la sťparation: _Vous ne me reverrez plus sur la
terre!_ Mes soupirs et mes poťsies soulŤvent ma peine sans la
soulager; serait-elle donc dťjŗ au ciel? Cette incertitude m'agite
nuit et jour, je ne suis plus ce que j'ťtais; je ressemble ŗ un homme
qui marche sur un sol minť...Ľ Puis un songe lui offre l'image
courroucťe de Laure qui le dťfie de l'oublier. ęJ'entendis une voix
triste qui me dit tout bas (c'ťtait elle): Ce misťrable compte les
jours loin de moi, il ne vit pas; il n'est jamais d'accord avec
lui-mÍme; il court le monde, mais il a beau faire, il m'aimera
toujours partout oý il sera. Je serai l'unique objet de ses discours,
de ses ťcrits, de ses pensťes!...Ľ Puis elle lui parle longuement de
leur chaste amour sur la terre, et de leur ťternelle rťunion dans le
monde des ‚mes.
Ce songe ťtait prophťtique, Laure ťtait morte de la peste ŗ Avignon,
le 6 avril, anniversaire de sa premiŤre rencontre avec son poŽte dans
l'ťglise de Sainte-Claire. Les dates sont les superstitions de
l'amour; ce troisiŤme 6 avril ťtait l'augure de la rencontre au ciel
qui n'aurait plus de sťparation.
Voici comment Pťtrarque lui-mÍme, informť plus tard de toutes les
circonstances de cette mort, se la retrace dans un de ses souvenirs
ťcrits. On voit qu'il cherche ŗ fixer pour l'ťternitť, par la parole
immortelle, le dernier soupir de celle qui emporte sa propre vie avec
la sienne, afin que rien ne pťrisse de ce qui fut Laure, mÍme quand
Laure elle-mÍme a disparu de ses yeux:
ęLa peste d'Avignon enlevait depuis plusieurs semaines tous les ‚ges
et tous les sexes. Laure en ressentit les premiŤres atteintes le 3
avril. Elle eut la fiŤvre avec crachement de sang. Comme il ťtait
constant qu'on ne passait pas le troisiŤme jour aprŤs que le mal
s'ťtait manifestť par les symptŰmes ordinaires, elle prit d'abord les
prťcautions que sa piťtť et sa raison lui suggťrŤrent: elle reÁut les
sacrements et fit son testament le mÍme jour; ensuite elle se prťpara
ŗ la mort sans inquiťtude et sans regret. La vie qu'elle avait menťe
ťtait si pure, que son ‚me ne pouvait pas Ítre troublťe par
l'incertitude de l'avenir.
ęQuand elle fut ŗ l'agonie, ses parentes, ses amies, ses voisines, se
rassemblŤrent autour d'elle, quoiqu'elle fŻt attaquťe d'un mal
contagieux, qui faisait peur ŗ tout le monde. C'est une chose bien
singuliŤre, qu'ťtant si belle elle fŻt si aimťe des personnes mÍme de
son sexe. Rien ne fait mieux l'ťloge de son caractŤre, dont la bontť
suspendait les effets ordinaires de la jalousie et de l'envie.Ľ Il
faut convenir cependant que, de la faÁon dont Pťtrarque s'exprime, il
semble que ces dames ťtaient attirťes par la _curiositť de voir
comment on fait ce passage que tout le monde est obligť de faire, et
qu'on ne fait qu'une fois_.
ęLaure, assise sur son lit, paraissait tranquille. L'ennemi de nos
‚mes, qui n'avait point de prise sur elle, ne vint point l'effrayer
par des fantŰmes hideux et menaÁants, comme il a coutume de faire,
selon saint Augustin.
ęSes compagnes, rťpandues autour de son lit, poussaient des sanglots
et versaient des torrents de larmes. Hťlas! disaient-elles, que
deviendrons-nous? Nous allons voir disparaÓtre la merveille de notre
siŤcle, le modŤle de toutes les perfections. La vertu, la beautť, la
politesse, sortiront de ce monde avec Laure. Oý trouvera-t-on une
femme aussi accomplie; des propos si sages, si mesurťs, un maintien et
des maniŤres si honnÍtes, une voix si charmante? Nous allons perdre
une compagne qui ťtait l'‚me de nos plaisirs innocents; une amie qui
nous consolait dans nos chagrins, et dont l'exemple ťtait pour nous
une leÁon vivante. Sa prťsence seule suffisait pour nous garantir des
piŤges de l'ennemi et des ťcueils de ce monde. Nous perdrons tout en
la perdant. Le ciel qui nous l'enlŤve semble nous envier la
possession d'un trťsor dont nous n'ťtions pas dignes.
ęQuoique Laure eŻt l'air tranquille, on ne peut douter qu'elle ne fŻt
sensible ŗ la douleur de ses compagnes; mais, tout occupťe de ce
qu'elle allait devenir, elle recueillait dťjŗ en silence les fruits
d'une vie innocente et pure. Son ‚me, prÍte ŗ quitter sa belle
demeure, rassemblant en elle-mÍme toutes ses vertus, semblait avoir
rendu l'air plus serein. Elle est morte doucement et sans effort,
comme un flambeau qui p‚lit et s'ťteint. Son visage ťtait plus blanc
que la neige, mais on n'y voyait pas cette morne lividitť qui annonce
l'absence de vie; ses beaux yeux n'ťtaient pas ťteints, ils
paraissaient seulement fermťs par le sommeil: elle avait l'air d'une
personne qui se recueille pour prier. Enfin telle ťtait la mort
elle-mÍme sur ce beau visage! dit son amant. _Elle savait_,
ajoute-t-il, _toutes les routes qui mŤnent au ciel!_Ľ
XXVIII
De ce jour tout ce qu'il y avait d'humain et de frivole encore dans la
poťsie amoureuse des sonnets de Pťtrarque revÍtit, pour ainsi dire,
le deuil ťternel de son ‚me: ses chants devinrent des cantiques, et la
mort de celle qu'il aimait lui donna l'accent de la tombe et de
l'ťternitť. Dans ceux qui aiment de l'amour surnaturel, de l'amour du
beau et non de l'amour des sens, comme nous l'avons dit en commenÁant,
l'amour est plus parfait aprŤs la mort de ce qu'on aime que pendant la
vie de l'objet aimť. L'immortalitť transforme le sentiment et l'amour
devient culte. On le sent partout dans les sonnets de Pťtrarque qui
suivirent la mort de Laure; on trouve le poŽte et l'amant dans les
premiers, on trouve l'adoration et la piťtť dans les derniers: ils
sont, pour les coeurs tendres, le manuel de la douleur et de
l'espťrance.
ęQue fais-tu, Ű mon ‚me! que penses-tu? Vers qui regardes-tu en
arriŤre dans ce temps qui ne peut plus revenir?
ęLes douces paroles, les tendres regards que tu as si souvent dťcrits,
Ű pauvre ‚me sans repos! sont enlevťs ŗ la terre!Ľ etc.
ęAllons chercher au ciel ce que nous ne pouvons plus trouver sur la
terre!Ľ etc.
Et ailleurs:
ę‘ mes yeux! elle s'est obscurcie, notre aurore, et m'a rendu ŗ
moi-mÍme plus insupportable le poids de mon existence!
ęOh! qu'il eŻt fait beau mourir il y a aujourd'hui trois ans!Ľ
…coutez encore:
ęSi un doux gazouillement d'oiseaux, si un suave froissement de vertes
feuilles ŗ la brise d'automne, de l'ťtť, si un sourd murmure d'ondes
limpides je viens ŗ entendre sur une rive fraÓche et fleurie,
ęDans quelque lieu que je me repose pensif d'amour pour ťcrire d'elle,
celle que le ciel nous fit voir et que la terre aujourd'hui nous
dťrobe, je la vois et je l'entends; car, encore vivante, de si loin
elle rťpond intťrieurement ŗ mes soupirs.
ęPourquoi te consumer avant le temps, me dit-elle avec une tendre
compassion, et pourquoi ce fleuve de douleurs coule-t-il sans cesse de
tes yeux?
ęOh! ce n'est pas sur moi qu'il faut pleurer, moi dont les jours en
mourant se changŤrent en jours ťternels, et dont les yeux, quand je
parus les fermer ŗ ce monde, s'ouvrirent ŗ l'ťternelle lumiŤre!Ľ
Plus loin, on le voit tentť, par la sťduction des lieux, de la beautť,
de la jeunesse, de la nature, d'aimer encore ici-bas; mais
l'amoureuse jalousie de Laure, s'armant de sťvťritť divine, le
rappelle tendrement au mťpris de ce qui n'est pas elle.
ęLes ondes me parlent d'amour, et le zťphyr, et les ombres des
feuilles, et les oiseaux mťlodieux, et les habitants des eaux, et
l'herbe et les fleurs de la rive, sont d'accord ensemble pour me
convier ŗ aimer encore.
ęMais toi, prťdestinťe! qui m'appelles des profondeurs du ciel, par la
mťmoire de ta mort si amŤre, oh! prie pour moi, afin que je dťdaigne
de ce monde toutes ses douces amorces et tout ce qui n'est pas toi!Ľ
XXIX
Lisons encore:
ę¬me bťatifiťe qui daignes souvent descendre pour consoler mes nuits
gťmissantes d'un regard de ces yeux que la mort n'a pas ťteints, mais
auxquels l'ťternitť a donnť une splendeur qui n'est pas de ce monde!
ęCombien ne suis-je pas enivrť de reconnaissance de ce que tu daignes
rassťrťner mes tristes jours par ta cťleste apparition!
ęVois comme, dans ces mÍmes sites oý je passai tant d'annťes ŗ te
cťlťbrer de mes chants, je passe maintenant mes jours ŗ te pleurer, ŗ
pleurer sur toi! non, mais ŗ pleurer sur mon propre deuil!
ęUn seul soulagement se trouve cependant ŗ mes peines: c'est qu'au
moment oý tu te tournes d'en haut vers moi, je te reconnais et je
t'entends ŗ la dťmarche, ŗ la voix, au visage, aux vÍtements que tu
portais sur la terre!Ľ
Il associe, dans un autre sonnet, la nature entiŤre ŗ ses sentiments.
ęElle est partie pour le sťjour de la fťlicitť, et mes yeux la
cherchent en vain dans ces lieux oý elle naquit, dans cet air que je
remplis de mes soupirs; mais il n'y a ni rocher, ni prťcipice dans ces
montagnes, ni rameau, ni feuillage vert sur ces rives, ni fleuve dans
ces vallťes, ni brin d'herbe, ni goutte d'eau, ni veine distillant de
ces sources, ni bÍte sauvage de ces forÍts qui ne sachent combien je
souffre pour elle!Ľ
Et celui ci:
ęQuand je revois l'aurore descendre du firmament avec son visage de
roses et sa chevelure dorťe, l'amour m'assaille au coeur et ma joue
se dťcolore, et je me dis dans mes soupirs: Lŗ est Laure maintenant!Ľ
XXX
Encore un et je finis, mais je ne finis que pour finir; car je
voudrais lire, et relire sans fin avec vous de telles tristesses; et
si vous pouviez les lire dans ces vers trempťs de larmes, et dans
cette langue divine inventťe au dťclin des langues par des amoureux et
par des saints pour prier, aimer, dťsirer, attendre, vous ne vous
arrÍteriez qu'aprŤs les avoir incorporťs en vous par votre mťmoire.
_Levommi il mio pensier_, etc.
…coutez en vile et sourde prose ce _Sursum corda_ d'un amant vers
l'image et vers le sťjour de l'ťternelle beautť; car, nous le
rťpťtons, Laure ne fut pour Pťtrarque que l'incarnation adorťe du beau
ici-bas, ou plutŰt elle est remontťe lŗ-haut, et c'est lŗ-haut qu'elle
resplendit.
ęLŗ nous la reverrons encore; lŗ elle nous attend, et lŗ elle se
lamente peut-Ítre de ce que nous tardons tant ŗ la rejoindre.Ľ
Et plus loin, trois ans aprŤs sa mort:
ęDans l'‚ge de sa beautť et de sa floraison, de ce printemps oý
l'amour a en nous plus de force, laissant sur la terre sa terrestre
ťcorce, ma Laure, par qui je vivais, s'est _dťpartie_ de moi!
ęEt vivante et belle, et sans voile elle a fait son ascension vers le
ciel; de lŗ elle rŤgne sur moi, et elle rťgit toutes mes pensťes.
ęOh! pourquoi ne me dťpouille-t-il pas plus vite de ce corps mortel,
ce dernier jour qui est le premier d'une autre vie?
ęAfin que, semblable ŗ toutes mes pensťes qui volent sur ses traces
derriŤre elle, ainsi mon ‚me affranchie de son poids, libre et
joyeuse, la suive, et que je sorte enfin de l'angoisse oý je vis.
ęC'est pour mon malheur que se lŤve chaque jour qui retarde ce moment.
La pensťe me souleva dans cette partie du ciel oý vit celle que je
cherche et que je ne retrouve plus sur la terre.
ęLŗ, parmi les ‚mes qu'enserre le troisiŤme cercle du firmament je la
revis plus belle encore et moins sťvŤre.
ęElle me prit par la main et elle me dit: ęDans cette sphŤre cťleste
tu seras encore avec moi, si mon espoir ne me trompe pas.
ęJe suis celle qui te donna tant d'angoisses ici-bas, celle qui
remplit sa journťe avant le soir.
ęL'intelligence humaine ne peut pas comprendre ma fťlicitť actuelle;
elle n'attend que toi pour Ítre complŤte, et j'ai laissť lŗ-bas sous
mes pieds ce beau voile de mon corps que tu as tant aimť!Ľ
ęOh Dieu! pourquoi cessa-t-elle de parler, et pourquoi sa main
s'ouvrit-elle pour laisser retomber la mienne? puisqu'ŗ l'accent de
ces paroles si compatissantes et si chastes, peu s'en manqua que je ne
demeurasse moi-mÍme dans l'immortalitť avec elle!Ľ
XXXI
N'est-ce pas lŗ un nouvel amour? N'est-ce pas lŗ une nouvelle poťsie
totalement inconnue ŗ la poťsie antique et ŗ l'antique amour? Comment
se fait-il que M. de Chateaubriand, qui a cru retrouver l'accent du
christianisme dans les dťlires sensuels de la _PhŤdre_ de Racine, ne
l'ait pas reconnu tout entier et mille fois plus immatťriel et plus
mystique dans Pťtrarque?
En voici un autre de ces chants que nous avons essayť de traduire
autrefois nous-mÍme, mais sans pouvoir lutter avec l'impalpabilitť des
vers ťthťrťs de Pťtrarque, et que M. Boulay-Paty veut bien nous
permettre de dťrober ŗ sa traduction en vers encore inťdite. Le vers
enferme le vers, et le mot presse le mot; c'est le sens, c'est le
sentiment, c'est presque la musique du sonnet, mais ce n'est pas la
langue: le franÁais est trop viril pour ainsi pleurer.
_Valle che di lamenti miei sei piena._
Vallťe, Ű toi qu'emplit de ses sanglots ma peine!
Toi, fleuve dont les eaux se troublent de mes pleurs,
BÍtes des bois, oiseaux volants parmi ces fleurs,
Poissons qu'entre ces bords l'onde en son cours promŤne.
Airs dont mes longs soupirs attiťdissent l'haleine,
Sentier jadis de joie, aujourd'hui de douleurs,
Coteau cher ŗ mes pas, plus cher ŗ mes langueurs,
Oý l'amour cependant par instinct me ramŤne:
Je reconnais en vous l'aspect accoutumť,
Non en moi, pour jamais ŗ tout plaisir fermť,
Et qui nourris au coeur un chagrin solitaire.
D'ici je la voyais. Je reviens voir le lieu
D'oý loin de ce bas monde elle est montťe ŗ Dieu
Sans voile, abandonnant son beau corps ŗ la terre!
Ce sont les mÍmes sentiments et presque les mÍmes images que j'ai
exprimťs moi-mÍme dans une forme plus large et infiniment moins
parfaite que celle de Pťtrarque, en ťcrivant l'ode ťlťgiaque intitulťe
_le Lac_, dont quelques strophes sont restťes dans la mťmoire et dans
le coeur de mon temps. Mais, hťlas! ce n'est ni la langue ni le vers
du poŽte de Vaucluse! Le monde, depuis Virgile, n'avait pas eu un tel
poŽte; l'amour, depuis le christianisme, n'avait pas eu un tel amant!
Entre HťloÔse et Abeilard, Laure et Pťtrarque, on a toute la poťsie et
toute la divinitť de l'amour chrťtien.
LAMARTINE.
(_La suite au mois prochain._)
XXXIIe ENTRETIEN.
VIE ET OEUVRES DE P…TRARQUE.
(2e PARTIE.)
I
L'amour de Laure ťtait si rťellement la vie intellectuelle et morale
de Pťtrarque qu'aprŤs la disparition de cette ťtoile de son ‚me ŗ
l'horizon de la terre le grand poŽte cessa, pour ainsi dire, de vivre
ici-bas pour suivre cette ťtoile au ciel; son ‚me, jusque-lŗ lťgŤre,
mobile, inquiŤte, quelquefois errante, sembla se revÍtir du deuil
ťternel de Dante aprŤs la mort de Bťatrice et s'ensevelir vivante dans
le sťpulcre et dans l'unique pensťe de Laure. Ses sonnets deviennent
graves et lapidaires comme des inscriptions sur des tombes.
ęMaintenant, chante-t-il, que je suis devenu un animal qui ne hante
que les forÍts, maintenant que d'un pas indťcis, solitaire et lassť,
je promŤne un coeur lourd et des regards humides, inclinťs vers le
sol, dans un monde devenu pour moi aussi vide qu'une cime dťpouillťe
des Alpes, etc.Ľ
ęJe vais explorant chaque contrťe, chaque place oý je la vis
autrefois, et toi seule, Ű passion qui me tortures! tu viens avec moi
et tu me conduis ŗ mon insu oý je dois aller.
ęHťlas! ce n'est pas elle que j'y trouve, mais ce sont ces saintes
traces toutes dirigťes vers cette rťgion supťrieure qu'elle habite,
etc.Ľ
ęEt n'importe, s'ťcrie-t-il dans le sonnet suivant, avec cette
intrťpiditť de l'amour qui prťfŤre sa douleur mÍme ŗ l'oubli:
ęHeureux les yeux qui la virent ici-bas!Ľ
II
Quelquefois, rarement, des saisons riantes, des images gracieuses,
mais importunes, lui rendent au coeur et aux sens la sťve de ses jours
heureux; puis la pensťe que Laure n'est plus lŗ change tout cet
ťblouissement de la vie en tťnŤbres; comme dans le sonnet suivant:
ęVoici le vent tiŤde et doux de la mer qui ramŤne les beaux jours, et
l'herbe, et les fleurs qu'il fait renaÓtre, et le gazouillement de
l'hirondelle, et les mťlodies tendres du rossignol, et le printemps
tout blanchi et tout empourprť des boutons qu'il colore sous ses
pieds.
ęLes prťs sourient et l'azur du ciel se rassťrŤne, comme si le
Crťateur se rťjouissait de regarder la terre sa fille; les airs, les
eaux, le firmament frťmissent, tout ivres et tout palpitants d'amour;
tout ce qui vit ťprouve l'instinct d'aimer et de doubler sa vie en
aimant; mais moi, misťrable! c'est la saison oý les soupirs les plus
pesants s'arrachent pťniblement du plus profond de ce coeur dont celle
qui n'est plus emporta avec elle au ciel la vie et la fťlicitť.
ęEt ces concerts d'oiseaux, et ces floraisons des plages, et ces
belles honnÍtes femmes, les gr‚ces, les douceurs et les enjouements,
tout cela n'est ŗ mes yeux qu'un dťsert peuplť de bÍtes fťroces et
sauvages dont je dťtourne avec effroi les yeux!Ľ
III
La consonnance ou la dissonance dťchirante des chants du rossignol
avec les gťmissements muets du coeur blessť pendant les nuits
d'insomnie est admirablement ťprouvťe dans quelques vers d'un des
sonnets sans doute ťcrits dans un des retours de Vaucluse.
ęCe rossignol qui sanglotte si mťlodieusement, peut-Ítre sur la perte
de ses petits ou de la chŤre compagne de son nid, remplit l'air, le
ciel et la vallťe de notes si attendries et si tronquťes par ses
soupirs qu'il semble accompagner toute la nuit mes propres
lamentations et me remťmorer ma dure destinťe!Ľ
Dans un des sonnets qui suivent, les plus splendides visions de la
terre lui reviennent en mťmoire, mais pour p‚lir et se dťcolorer dans
la nuit actuelle de son ‚me.
ęNi dans un firmament serein voir circuler les vagues ťtoiles, ni sur
une mer tranquille voguer les navires pavoisťs, ni ŗ travers les
campagnes ťtinceler les armures des cavaliers couverts de leurs
cuirasse, ni dans les clairiŤres des bocages jouer entre elles les
biches des bois;
ęNi recevoir des nouvelles dťsirťes de celui dont on attend depuis
longtemps le retour, ni parler d'amour en langage ťlevť et harmonieux,
ni au bord des claires fontaines et des prťs verdoyants entendre les
chansons des dames aussi belles qu'innocentes;
ęNon, rien de tout cela dťsormais ne donnera le moindre tressaillement
ŗ mon coeur, tant celle qui fut ici-bas la seule lumiŤre et le seul
miroir de mes yeux a su en s'ensevelissant dans son linceul ensevelir
ce coeur avec elle!
ęVivre m'est un ennui si lourd et si long que je ne cesse d'en
implorer la fin par le dťsir infini de revoir celle aprŤs laquelle
rien ne me parut digne d'Ítre jamais vu!Ľ
IV
Il se ressouvient plus loin du jour oý il quitta pour la derniŤre fois
celle dont il n'aurait jamais dŻ s'ťloigner.
ęņ son attitude, ŗ ses paroles, ŗ son visage, ŗ ses vÍtements, ŗ cette
tendre compassion pour moi mÍlťe dans ses yeux ŗ sa propre douleur,
j'aurais bien dŻ me dire, si je m'ťtais aperÁu de tous ces signes de
la mort: Celui-ci est le dernier des jours heureux de tes douces
annťes!
ęJ'appelle maintenant, et il n'y a personne qui rťponde!
ęIls ont fui, mes jours, plus rapides que le cerf des forÍts; ils ont
fui plus glissants que l'ombre, et ils n'ont goŻtť d'autre bien que
pendant un battement de paupiŤres quelques heures sereines dont je
conserve l'impression dans mon ‚me, comme d'un breuvage amer et doux
sur mes lŤvres.
ęMisťrable monde, instable et trompeur! Bien aveugle est celui qui
place en toi son espťrance! C'est toi qui me dťrobas un jour celle qui
ťtait tout mon coeur, et maintenant tu le retiens en poussiŤre,
semblable au cadavre qui est dťjŗ en terre et oý les os ne sont plus
joints aux nerfs!
ęMais la meilleure partie d'elle, qui vit encore et qui vivra toujours
lŗ-haut dans la rťgion la plus ťlevťe du ciel, _m'enamoure_ tous les
jours davantage de ses immortelles perfections.
ęEt je chemine solitaire pendant que mes cheveux changent de couleur,
pensant en moi-mÍme ŗ ce qu'elle est aujourd'hui, et en quel sťjour
elle rťside, et quelle fťlicitť favorise ceux ŗ qui il est donnť de
contempler sa ravissante vision.Ľ
V
Mais en voici un qui porte sa date et son origine dans les
exclamations de l'amant veuf de son amour, en revoyant vide le site oý
il a aimť. Si vous pouviez le lire dans la langue oý il est psalmodiť
plutŰt qu'ťcrit, vous reconnaÓtriez, dans l'accent des vers, l'accent
d'airain de la cloche funŤbre qui tinte sur la tombe des morts!
ę_Sento l' aura mia antica e i dolci eolli!_
ęJe respire d'ici mon air antique, et je vois surgir devant moi ces
douces collines oý naquit celle dont la splendide lumiŤre ťblouit si
longtemps de ses clartťs mes yeux avides et heureux, celle dont la
disparition les attriste et les mouille aujourd'hui de larmes!
ęOh! espťrance pťrissable! Ű vaines pensťes! Veuves sont maintenant
les herbes et troubles les eaux, et vide et froid est le nid oý elle
reposait, ce nid dans lequel j'aurais voulu habiter pendant ma vie et
dormir aprŤs ma mort!
ęEspťrant trouver ŗ la fin, par la vertu de ces plantes secourables et
par l'influence de ces beaux regards dont je fus consumť, quelque
repos aprŤs les lassitudes de la vie,
ęJ'ai servi un maÓtre cruel et avare (l'amour), et j'ai brŻlť tant que
le foyer de mon coeur a ťtť visible sous mes yeux; et maintenant je
vais pleurant sa cendre ťparse au vent de la mort!Ľ
VI
Ainsi toute son ‚me se rťpandait en vers qui sont des larmes, et en
priŤres qui sont ŗ la fois de la religion et de l'amour: afin
d'innocenter sa passion il ťprouvait le besoin de la confondre avec sa
piťtť. Ses mťditations les plus saintes n'ťtaient que des entretiens
sacrťs avec l'‚me de Laure. Cette forme de l'amour, la plus belle de
toutes, parce que c'est la forme immortelle, n'avait pas ťtť inventťe
avant Pťtrarque. Sainte ThťrŤse l'inventait en sens inverse vers le
mÍme temps en Espagne, appliquant ŗ l'amour divin les extases, les
expressions, les images de l'amour terrestre.
VII
Mais, si Pťtrarque avait le coeur inguťrissable, il avait
l'imagination trop vive pour ne pas se dťbattre et se relever sous sa
douleur; il promena ses tristesses sans cesse ťvaporťes dans ses beaux
vers de Parme ŗ Florence, de Florence ŗ Rome; il donna ŗ ses amis, et
surtout ŗ Boccace, le plus cher et le plus affectionnť de tous, les
loisirs qu'il donnait jusque-lŗ ŗ ses pensťes d'amour. Sa vie est
celle d'un homme de passion ťteinte, mais de goŻt survivant, qui
trompe les heures tantŰt avec la philosophie, tantŰt avec la poťsie,
toujours avec la piťtť et l'amitiť. Tristesse au fond du coeur,
sourire encore sur les lŤvres. Son talent avait grandi sous ses
larmes. Il habite tantŰt Parme, tantŰt Padoue, tantŰt Venise,
recherchť, aimť, caressť par tous les hommes ťminents de ces
diffťrentes villes. Nul homme ne jouit aussi complťtement, mais aussi
modestement, de sa gloire; il n'avait que l'ambition de la postťritť
et du ciel: il ťtait amoureux d'une mťmoire.
Il eut cependant quelques rechutes d'amour plus profane que l'amour
ťthťrť qu'il nourrissait pour Laure; il ne cherche pas ŗ s'en excuser
lui-mÍme. Indťpendamment de son fils Jean, nť d'une mŤre inconnue ŗ
Avignon, il parle dans ses lettres et dans ses sonnets d'une belle et
jeune dame d'Italie dont les charmes rendaient malgrť lui ŗ son coeur
des sentiments qu'il rougissait de rallumer.
C'est pour la fuir sans doute qu'il rťsolut une septiŤme fois de
revenir encore ŗ Vaucluse. Il analyse ainsi lui-mÍme dans une de ses
lettres l'inquiťtude d'esprit qui le portait ŗ revoir les lieux
tťmoins de ses beaux jours et de ses regrets.
ęVous savez que j'avais rťsolu de ne plus retourner ŗ Vaucluse. Il m'a
pris tout ŗ coup un dťsir d'y aller dont je n'ai pas ťtť le maÓtre.
Aucune espťrance ne m'y attire: ce n'est pas le plaisir, dans un
endroit aussi sauvage; ce n'est pas l'amitiť (le plus honnÍte de tous
les motifs qui peuvent dťterminer les hommes); quels amis pourrais-je
avoir dans un dťsert oý le nom mÍme d'amitiť n'est pas connu, oý les
habitants, uniquement occupťs de leurs filets ou de la culture de
leurs oliviers et de leurs vignes, ignorent les douceurs de la sociťtť
et de la conversation?
ęVoici ce que je puis allťguer de plus raisonnable pour excuser cette
variation de mon ‚me: c'est l'amour de la solitude et du repos qui m'a
fait prendre le parti que j'ai pris. Trop connu, trop recherchť dans
ma patrie, louť, flattť mÍme jusqu'au dťgoŻt, je cherche un endroit oý
je puisse vivre seul, inconnu et sans gloire. Rien ne me paraÓt
prťfťrable ŗ une vie solitaire et tranquille.
ęL'idťe de mon dťsert de Vaucluse est revenue ŗ moi avec tous ses
charmes; en me reprťsentant ces collines, ces fontaines, ces bois si
favorables ŗ mes ťtudes, j'ai senti dans le fond de l'‚me une douceur
que je ne saurais rendre. Je ne suis plus ťtonnť de ce que Camille, ce
grand homme que Rome exila, soupirait aprŤs sa patrie, quand je pense
qu'un homme nť sur les rives de l'Arno regrette un sťjour au delŗ des
Alpes. L'habitude est une seconde nature. Cette solitude, ŗ force de
l'habiter, est devenue comme ma patrie. Ce qui me touche le plus,
c'est que je compte y mettre la derniŤre main ŗ quelques ouvrages que
j'ai commencťs. J'ai ťtť curieux de revoir mes livres, de les tirer
des coffres oý ils ťtaient renfermťs, pour leur faire voir le jour et
les remettre sous les yeux de leur maÓtre.
ęEnfin, si je manque ŗ la parole que j'avais donnťe ŗ mes amis, ils
doivent me le pardonner: c'est l'effet de cette variation attachťe ŗ
l'esprit humain, dont personne n'est exempt, exceptť ces hommes
parfaits qui ne perdent pas de vue le souverain bien. L'identitť est
la mŤre de l'ennui, qu'on ne peut ťviter qu'en changeant de lieu.Ľ
VIII
Il partit de Padoue le 3 mai, menant avec lui Jean, son fils, qu'il
avait retirť depuis quelque temps de l'ťcole de Gilbert de Parme. ęJe
le menai avec moi, dit-il, pour que sa prťsence me rappel‚t mes
devoirs envers lui. Que serait devenu cet enfant s'il avait eu le
malheur de me perdre?Ľ--Pťtrarque, quelques jours aprŤs son arrivťe ŗ
Avignon, obtint du pape pour cet enfant _doux_, _docile_, mais
illettrť et rougissant de son ignorance, dit-il, un canonicat ŗ
Vťrone. Dťlivrť de cette sollicitude pour ce fruit de sa faiblesse, il
s'enferma dans sa chŤre retraite de Vaucluse, et c'est lŗ, en prťsence
des lieux, des souvenirs, de l'image de Laure, qu'il ťcrivit, au
murmure de la fontaine, les plus pieux et les plus sublimes sonnets
que nous avons citťs plus haut. Il fut distrait un moment de ce loisir
dans sa solitude par l'arrivťe de son ancien ami politique, _Rienzi_,
ŗ Avignon.
Rienzi, le tribun de la rťpublique imaginaire de Rome, n'avait pas
acceptť sa dťfaite. …vadť de Rome, comme on l'a vu dans notre rťcit,
il s'ťtait fait ermite, sous le faux nom du PŤre Ange, au mont
MaÔella, dans le royaume de Naples. Revenu impunťment ŗ Rome avec une
bande de pŤlerins, il y renoua ses complots contre le lťgat du pape.
Ce lťgat, dans une sťdition excitťe par Rienzi, fut atteint d'une
flŤche ŗ la tÍte. On soupÁonnait Rienzi de fomenter ces agitations
pour rťtablir le tribunat; il eut l'audace de se livrer lui-mÍme ŗ
l'empereur, qui ťtait ŗ Pragues, et de lui demander son concours pour
restaurer en Italie ce qu'il appelait le rŤgne du Saint-Esprit.
L'empereur le livra au pape et l'envoya sous escorte, mais non
enchaÓnť, ŗ Avignon; il y entra en chef de secte plus qu'en
prisonnier. Son sort toucha Pťtrarque; le poŽte avait ťtť, ainsi qu'on
l'a vu, le partisan et le complice du tribun de Rome; il ťtait
embarrassť maintenant de son attitude envers l'homme qu'il avait
exaltť jusqu'au niveau des anciens hťros de la libertť romaine. On
voit transpercer ces sentiments dans une longue lettre qu'il publia ŗ
cette ťpoque.
ęRienzi, dit-il dans cette lettre, est arrivť rťcemment ŗ Avignon; ce
tribun autrefois si puissant, si redoutť, ŗ prťsent le plus
malheureux de tous les hommes, a ťtť conduit ici comme un captif... Je
lui ai donnť des louanges, des conseils: cela est plus connu que je ne
voudrais peut-Ítre; j'aimais sa vertu, j'approuvais son projet,
j'admirais son courage, je fťlicitais l'Italie de ce que Rome allait
reprendre l'empire qu'elle avait autrefois. Je lui avais ťcrit
quelques lettres dont je ne me repens pas tout ŗ fait. Je ne suis pas
prophŤte; ah! s'il avait continuť comme il a commencť!... Il s'agit
maintenant de dťterminer quel genre de supplice mťrite un homme qui a
voulu que la rťpublique fŻt libre! ‘ temps! Ű moeurs!... Il faut dire
la vťritť: Rienzi, ŗ son entrťe en ville, n'ťtait ni liť ni garrottť.
Il demanda si j'ťtais ŗ Avignon; je ne sais s'il attendait de moi
quelques secours, et je ne vois pas ce que je pourrais faire pour lui.
Ce dont on l'accuse le couvre de gloire selon moi. Un citoyen romain
s'afflige de voir sa patrie, qui est de droit reine du monde, devenir
esclave des hommes les plus vils. Voilŗ le fondement de l'accusation
contre lui; il s'agit de savoir quel supplice mťrite un tel crime.Ľ
Cette lettre, rťcemment dťcouverte, ťtait adressťe au prieur des
Saints-ApŰtres de Padoue; elle atteste avec quelle aspiration
puissante l'imagination italienne du moyen ‚ge, mÍme dans le clergť
papal, remontait ŗ l'antique libertť, bien que cette libertť ne fŻt
plus que le rÍve de ses poŽtes.
Pťtrarque fit plus; il ťcrivit une lettre ťloquente et
insurrectionnelle ŗ la ville de Rome pour l'exciter ŗ dťfendre ou ŗ
venger son tribun. ęOsez quelque chose, dit-il aux Romains, osez en
faveur de votre citoyen! Que le peuple romain n'ait qu'une voix,
qu'une ‚me! Demandez qu'on vous remette le prisonnier. La terreur est
ici si profonde qu'on n'ose se parler qu'ŗ l'oreille, la nuit, et dans
quelques lieux retirťs. Moi-mÍme, qui ne refuserais pas de mourir pour
la vťritť, si ma mort pouvait Ítre de quelque profit ŗ la rťpublique,
je n'ose signer cette lettre! L'empire est encore ŗ Rome et ne saurait
Ítre ailleurs tant qu'il restera seulement le rocher du Capitole.
IX
De tels sentiments n'enlevŤrent cependant pas ŗ Pťtrarque la faveur du
pape Clťment VI, pontife aux moeurs rel‚chťes, mais ťlťgantes, qui
apprťciait le gťnie comme un _Mťdicis_ franÁais. Il supplia Pťtrarque
d'accepter le titre et l'emploi de secrťtaire de la cour pontificale.
Pťtrarque eut la sagesse de refuser une charge qui lui donnait la
toute-puissance sous un pape faible et complaisant, mais qui lui
enlevait sa chŤre libertť. Il revint poťtiser et philosopher ŗ
Vaucluse pendant le reste de l'annťe 1352. C'est l'apogťe de son
gťnie; il le rťpandait, comme la fontaine de Vaucluse rťpand ses eaux,
sur tous les sujets et avec une intarissable abondance; sa vie ťtait
tout entiŤre dans sa pensťe.
ęQuoique j'aie encore de riches habits, ťcrit-il ŗ cette date ŗ son
ami le prieur des Saints-ApŰtres, vous me prendriez pour un paysan ou
pour un pasteur, moi qui fus autrefois si recherchť dans ma parure.
Hťlas! les mÍmes raisons ne subsistent plus; les noeuds qui me liaient
sont brisťs, les yeux auxquels je voulais plaire sont fermťs; rien ne
me plaÓt davantage que d'Ítre dťgagť de tous liens et libre... Je me
lŤve ŗ minuit, je sors ŗ la pointe du jour, j'ťtudie dans la campagne
comme dans ma chambre, je lis, j'ťcris, je rÍve; je parcours tout le
jour des montagnes pelťes, des vallťes humides, des cavernes
secrŤtes; je marche souvent sur les deux bords de la Sorgues seul avec
mes soucis. Je jouis par le souvenir de tout ce que j'ai aimť, de la
sociťtť de tous les amis avec lesquels j'ai vťcu et de ceux qui sont
morts avant ma naissance et que je ne connais que par leurs ouvrages.Ľ
Cette amitiť avec les morts est le besoin comme elle est la
consolation de toutes les grandes ‚mes. Virgile et Cicťron ťtaient les
vťritables amis du solitaire de Vaucluse, comme l'amant, le
philosophe, le poŽte de Vaucluse est l'ami des hommes sensibles et
supťrieurs de notre temps. L'homme de gťnie universel a pour
contemporains tous ceux qu'il admire: c'est la sociťtť des fidŤles ŗ
travers les temps.
X
Clťment VI, ce pape chevaleresque, mourut ŗ Avignon pendant cette
retraite de Pťtrarque ŗ Vaucluse. Pťtrarque ne le regretta pas autant
peut-Ítre qu'il mťritait d'Ítre regrettť. Il fut remplacť par Innocent
VI, nť aussi ŗ Limoges, mais qui portait sur le trŰne la rigiditť
d'un thťologien au lieu de l'ťlťgance d'esprit d'un gentilhomme
franÁais tel qu'ťtait son prťdťcesseur, Clťment VI. Innocent VI, au
lieu d'honorer dans Pťtrarque le gťnie littťraire, ne voyait pas,
dit-on, ses talents sans un soupÁon de sorcellerie. Pťtrarque rendait
ŗ ce pape dťdain pour dťdain.
ęIl viendra bientŰt, dit-il dans une des poťsies qu'il ťcrivit alors,
il viendra bientŰt aprŤs Clťment VI un homme triste et pesant; il
engraissera les p‚turages romains avec le fumier d'Auvergne.Ľ
Ce pape cependant fit quelques avances au poŽte pour l'attacher ŗ sa
cause. Pťtrarque rťpondit stoÔquement ŗ ces avances.
ęJe suis content, disait Pťtrarque; je ne veux rien, j'ai mis un frein
ŗ mes dťsirs, j'ai tout ce qu'il faut pour vivre. Cincinnatus, Curius,
Fabrice, Rťgulus, aprŤs avoir subjuguť des nations entiŤres et menť
des rois en triomphe, n'ťtaient pas si riches que moi. Si j'ouvre la
porte aux passions, je serai toujours pauvre: l'avarice, la luxure,
l'ambition ne connaissent point de bornes; l'avarice surtout est un
abÓme sans fond. J'ai des habits pour me couvrir, des aliments pour me
nourrir, des chevaux pour me porter, un fonds de terre pour me
coucher, me promener et dťposer ma dťpouille aprŤs ma mort. Qu'avait
de plus un empereur romain? Mon corps est sain; domptť par le travail,
il est moins rebelle ŗ l'‚me. J'ai des livres de toute espŤce: c'est
un trťsor pour moi; ils nourrissent mon ‚me avec une voluptť qui n'est
jamais suivie de dťgoŻt. J'ai des amis que je regarde comme mon bien
le plus prťcieux, pourvu que leurs conseils ne tendent pas ŗ me priver
de ma libertť. Ajoutez ŗ cela la plus grande sťcuritť: je ne me
connais point d'ennemis, si ce n'est ceux que m'a faits l'envie. Dans
le fond je les mťprise, et peut-Ítre serais-je f‚chť de ne pas les
avoir. Je compte encore au nombre de mes richesses la bienveillance de
tous les gens de bien rťpandus dans le monde, mÍme de ceux que je n'ai
jamais vus et que je ne verrai peut-Ítre jamais. Vous faites peu de
cas de ces richesses, je le sais bien; que voulez-vous donc que je
fasse pour m'enrichir? Que je prÍte ŗ usure, que je commerce sur mer,
que j'aille brailler dans le barreau, que je vende ma langue et ma
plume, que je me fatigue beaucoup pour amasser des trťsors que je
conserverais avec inquiťtude, que j'abandonnerais avec regret, et
qu'un autre dissiperait avec plaisir? En un mot, qu'exigez-vous de
moi? Je me trouve assez riche; faut-il encore que je paraisse tel aux
yeux des autres? Dans le fond c'est mon affaire. Va-t-on consulter le
goŻt des autres pour se nourrir? Gardez pour vous votre faÁon de
penser et laissez-moi la mienne; elle est ťtablie sur des fondements
solides que rien ne pourrait ťbranler.Ľ
XI
Cependant la mťlancolie, cette maladie et cette muse des grandes
imaginations, l'atteignit jusque dans cette retraite de Vaucluse. Il
alla dire un adieu ťternel ŗ son frŤre, supťrieur de la Chartreuse de
Mont-Rieu, puis il s'achemina de nouveau vers sa vťritable patrie,
l'Italie. On s'y disputait l'honneur de lui offrir un asile. Malgrť
les instances de son ami, le cardinal de Talleyrand, il ne voulut pas
mÍme prendre congť de ce pape illettrť qu'il redoutait. ęNon, dit-il,
je craindrais de lui nuire par mes sortilťges comme il me nuirait par
sa crťdulitť!Ľ
On se souvient qu'Innocent VI le croyait un peu en commerce avec les
esprits suspects.
Il salua de vers magnifiques l'horizon d'Italie du haut des Alpes et
descendit ŗ Milan.
Jean Visconti, archevÍque et tyran de Milan, maÓtre de toute la
Lombardie, l'accueillit en prince de l'intelligence humaine.
Pťtrarque fit ses conditions avant de s'attacher ŗ ce souverain: il se
rťserva sa libertť et sa solitude. Jean Visconti lui donna dans la
ville une maison ťlťgante et retirťe, dťcorťe de deux tours, dans le
voisinage de l'ťglise et de la bibliothŤque de Saint-Ambroise. On
voyait du haut des tours le magnifique amphithť‚tre des Alpes
crťnelťes de neige, mÍme en ťtť. Le jardin du couvent ťtait consacrť
par la vision de saint Augustin, Pťtrarque africain d'une autre date,
qui s'y ťtait converti des dťsordres amoureux de sa jeunesse.
La saintetť de cet asile ne le prťserva pas d'une derniŤre faiblesse
de coeur pour une belle Milanaise qu'on dit Ítre de l'illustre famille
_Beccaria_. Une fille nommťe _Francesca_ naquit de cet amour. Le grand
poŽte Manzoni, de notre temps, a ťpousť une fille de cette mÍme maison
de Beccaria, cťlŤbre ŗ tant de titres parmi les philosophes, les
politiques et les poŽtes. Les familles ont leur destinťe comme les
nations; heureuses celles qui commencent ou finissent par des
consanguinitťs mÍme traditionnelles avec les poŽtes! tťmoin Laure ŗ
Avignon et Francesca ŗ Milan. Cette tradition pourtant n'a rien
d'authentique, si ce n'est la naissance de la fille de Pťtrarque ŗ peu
prŤs vers ce temps.
XII
Chargť par Jean Visconti de nťgocier avec les Gťnois, qui voulaient se
donner ŗ lui pour avoir un guerrier dans leur maÓtre, Pťtrarque
contribua ŗ cette fusion de GÍnes et de Milan.
AprŤs ce service rendu ŗ Visconti, il alla se dťlasser dans le vieux
ch‚teau abandonnť de _San-Colomban_, sur les collines que baigne le
PŰ. La politique l'avait rendu ŗ la poťsie, la poťsie reportait son
coeur ŗ Laure, son imagination ŗ Vaucluse; il composa ŗ San-Colomban
des vers et des lettres pleines de sa mťlancolie. C'est lŗ qu'il
ťcrivit aussi quelques-unes de ses odes de longue haleine appelťes
_Trionfi_, sortes de dithyrambes philosophiques oý les chants
mystiques du Dante furent ťvidemment ses modŤles. Nous prťfťrons ses
sonnets, parce qu'ils sont plutŰt une explosion de son coeur qu'une
mťditation de son esprit. Le rhťtoricien brille dans les _Triomphes_,
l'homme se rťvŤle dans les sonnets.
XIII
C'est de lŗ aussi qu'il entretint une correspondance avec l'empereur
d'Allemagne Charles VI, pour lui persuader de venir rťtablir l'empire
d'Auguste en Italie.--ęRien n'est possible depuis que l'Italie a
ťpousť la servitude,Ľ lui rťpond l'empereur. Ainsi on voit qu'ŗ
l'exemple de Dante le rťpublicain Pťtrarque est contraint, par les
dissensions de sa patrie, ŗ embrasser le parti de l'empereur et ŗ
offrir l'Italie ŗ Charles VI. Il y a loin de ce dťcouragement ŗ
l'ťpoque oý Pťtrarque ťtait le complice patriotique de Rienzi, mais il
n'est pas donnť aux regrets de rťveiller les nations assoupies dans la
servitude. Pťtrarque avait passe alors de la poťsie ŗ la politique.
L'unitť de l'Italie ťtait ŗ ses yeux dans l'empereur; il cite pour
exemple Rienzi lui-mÍme ŗ Charles VI. ęSi un tribun, dit-il, a pu tant
faire, que ne ferait pas un cťsar?Ľ
Envoyť bientŰt aprŤs en ambassade ŗ Venise pour rťconcilier les
Vťnitiens et les Gťnois, il ťchoua dans cette tentative. Les Vťnitiens
lui reprochŤrent son penchant pour la cause de l'empereur.--ęVous,
l'ami et le grand orateur de la libertť, lui ťcrivit le doge Dandolo,
ne deviez-vous pas, au lieu de nous bl‚mer, nous louer de nos efforts
pour ťcarter de l'Italie cette servitude impťriale?Ľ
Jean Visconti ťtant mort encore jeune pendant cette ambassade,
Pťtrarque fit l'oraison funŤbre ŗ ses funťrailles. Visconti laissait
trois fils, entre lesquels fut partagť son vaste hťritage, qui
comprenait toute la Lombardie.
XIV
Pendant ces ťvťnements de la Lombardie, des ťvťnements plus imprťvus
agitaient Rome.
On a vu que Rienzi, livrť par le roi de BohÍme au pape Clťment VI, ŗ
Avignon, y languissait dans une honorable captivitť. Clťment VI ťtait
trop doux pour se venger sur un tribun qui avait dťpassť ses
pouvoirs, mais qui avait agi cependant comme mandataire du pape.
Innocent VI ťtait plus implacable; il fit juger Rienzi par une
commission de cardinaux qui le dťclarŤrent hťrťtique et rebelle. Il
allait subir le supplice quand un autre tribun s'ťleva dans Rome,
appelant le peuple romain ŗ la libertť.
La cour d'Avignon, voulant opposer tribun ŗ tribun, rendit la libertť
ŗ Rienzi et l'envoya ŗ Rome comme dťlťguť du pape. Rienzi triompha
quelques jours alors ŗ la tÍte de ses anciens partisans; mais, ayant
renouvelť ses dťmences et ses cruautťs, il fut assailli dans le
Capitole par une ťmeute combinťe des grands et de la populace. Reconnu
sous le dťguisement qu'il avait revÍtu pour s'ťvader du Capitole, il
fut percť de mille coups de poignard et traÓnť aux fourches
patibulaires, oý la ville entiŤre outragea son cadavre. Insensť qui
avait cru qu'on rallumait deux fois le feu ťteint d'une popularitť
morte!
XV
Mais Pťtrarque, dťjŗ passť au parti de l'empereur, vit pťrir Rienzi
avec indiffťrence.
Charles VI descendait alors en Italie. ęLa joie me coupe la parole,
lui ťcrit Pťtrarque; peu importe que vous soyez nť en Allemagne,
pourvu que vous soyez nť pour l'Italie.Ľ Invitť par l'empereur ŗ venir
confťrer avec lui, Pťtrarque accourut ŗ Mantoue. Le rťcit du long
entretien de l'empereur et de Pťtrarque prouve que l'empereur ťtait
aussi lettrť que Pťtrarque ťtait politique. ęIl me raconta toutes les
circonstances de ma propre vie, dit Pťtrarque dans la lettre oý il
ťcrit cet entretien, comme s'il eŻt ťtť moi-mÍme; il me conjura de
venir ŗ Rome avec lui. Denys ne reÁut pas mieux Platon, ajoute le
poŽte, mais le poŽte prťfťra son loisir et sa solitude ŗ la gloire
d'installer _Cťsar ŗ Rome!_Ľ
Charles VI, prince plus pacifique qu'ambitieux, nťgocia ŗ Mantoue une
paix facile, par la mťdiation de Pťtrarque, entre lui et les Visconti.
L'empereur se contenta de recevoir la couronne de fer ŗ Milan, la
couronne de cťsar ŗ Rome. Vaines cťrťmonies qui signifiaient l'empire,
mais qui ne le donnaient pas. Pťtrarque, indignť de cette faiblesse,
ťcrit de Milan ŗ l'empereur une lettre pleine d'objurgations et
presque d'outrages sur sa l‚chetť et sur son retour ignominieux en
Allemagne.
ęAllez, lui dit-il, emportez des couronnes vides et des titres
risibles en Allemagne! L'Italie ťtait ŗ vous, et vous ne pensez qu'ŗ
rentrer dans votre BohÍme! On m'a apportť de votre part une mťdaille
antique qui reprťsente l'image de Cťsar; si cette mťdaille avait pu
parler, que ne vous aurait-elle pas dit pour vous empÍcher de faire
une retraite si honteuse! Adieu, Cťsar! Comparez ce que vous perdez
avec ce que vous allez retrouver en BohÍme!Ľ
XVI
Galťas Visconti, dont Pťtrarque ťtait devenu l'ami et le conseiller
aprŤs la mort de Jean Visconti, envoya cependant Pťtrarque ŗ Pragues
auprŤs de ce mÍme empereur qu'il avait si rudement gourmandť. Le bon
Charles VI ne se souvint pas de l'injure et fit ses efforts pour
retenir le poŽte ŗ sa cour; mais Pťtrarque n'aspirait qu'ŗ l'Italie.
Il y revint aprŤs cette courte ambassade; il y fut tťmoin des
dissensions de la famille Visconti ŗ Milan sans que ces orages
troublassent sa tranquillitť. Il vivait tantŰt ŗ Milan, tantŰt dans la
Chartreuse de Garignano, prŤs de l'Adda, sur la route de Milan au lac
de CŰme. Le compte qu'il rend de sa vie ŗ son ami Lťlio de Vaucluse
ressemble ŗ une page des _Confessions_ de saint Augustin.
ęLa situation est agrťable, dit-il, l'air pur; la Chartreuse s'ťlŤve
sur un monticule au milieu de la plaine, entourťe de toute part de
fontaines non rapides et bruyantes comme celles de Vaucluse, mais
limpides et courantes, ŗ pente douce avec un petit volume d'eau. Le
cours de ces eaux est si entrelacť qu'on ne sait au juste si elles
vont ou si elles viennent. Le cours de ma vie a ťtť uniforme depuis
que les annťes ont amorti ce feu de l'‚me qui m'a tant consumť et
tourmentť autrefois... Vous connaissez mes habitudes, vous savez que
j'y ai rťsidť deux ans: semblable ŗ un voyageur pressť par la fatigue
d'arriver, je double le pas ŗ mesure que je vois s'approcher le terme
de ma course. Je lis ou j'ťcris jour et nuit; l'un me dťlasse de
l'autre... Mes yeux sont affaiblis par les veilles, ma main est lasse
de tenir la plume, mon coeur est rongť par les soucis... J'ai ŗ
combattre mes passions; pour tout ce qui tient ŗ la fortune, je suis
dans un juste milieu, ťgalement ťloignť des deux extrÍmes. J'ai plus
de gloire que je n'en voudrais pour mon repos: le plus grand prince
d'Italie avec toute sa cour me chťrit et m'honore; le peuple mÍme me
fait plus de caresses que je ne mťrite; il m'aime sans me connaÓtre,
car je me montre peu, et c'est peut-Ítre ŗ cause de cela mÍme que je
suis aimť et considťrť.
ęJ'habite un coin ťcartť de la ville, vers le couchant; je donne peu
d'heures au sommeil, car c'est une mort anticipťe; dŤs que je
m'ťveille je passe dans ma bibliothŤque; j'aime de plus en plus la
solitude et le silence, mais je suis causeur avec mes amis; mes amis
partis, je redeviens muet.... DŤs que j'ai senti les approches de
l'ťtť, j'ai pris une maison de campagne fort agrťable ŗ une heure de
Milan, oý l'air est extrÍmement pur; j'y suis en ce moment. J'ai de
tout en abondance: les paysans m'apportent ŗ l'envi des fruits, des
poissons, des canards et toute espŤce de gibier. Il y a ŗ cŰtť une
belle chartreuse oý je trouve ŗ toutes les heures du jour les plaisirs
innocents que la religion nous procure.... Je n'ai ŗ dťplorer que la
perte de plusieurs de mes amis.Ľ
Puis, venant ŗ parler de son fils Jean, qu'il avait amenť avec lui
d'Avignon: ęVous voulez, dit-il, savoir des nouvelles de notre enfant.
Je ne sais trop que vous en dire: son caractŤre est doux, et les
fleurs de son adolescence promettent beaucoup; j'ignore quel en sera
le fruit, mais je crois qu'il sera un honnÍte homme. Je sais dťjŗ
qu'il a de l'esprit; mais ŗ quoi sert l'esprit sans le travail? Il
fuit un livre comme un serpent; je me console en pensant qu'il sera un
homme de bien. ęJ'aime mieux, disait Thťmistocle, un homme sans
lettres que des lettres sans homme.Ľ
XVII
Ainsi vivait ce sage, sevrť avant le temps de toutes les illusions de
la vie, exceptť la poťsie et l'amour. Le roi de Naples l'appelait ŗ sa
cour pour lui donner la direction des affaires diplomatiques, ainsi
qu'avait voulu le faire Clťment VI; il refusait avec persistance tout
poste d'ťclat qui aurait pu lui enlever la paix, trťsor unique de son
‚me. Il allait souvent habiter Venise, dont le luxe et les fÍtes
tempťraient pendant l'hiver la sťvťritť de sa solitude pendant l'ťtť.
Son ami Boccace venait de Florence le visiter; Boccace n'osait pas lui
lire son _Dťcameron_, recueil de contes charmants, mais lťgers, dont
il avait amusť et scandalisť l'Italie pendant sa jeunesse.
ęPťtrarque, ťcrivait Boccace, m'enlŤve aux vanitťs de ce monde en
tournant mon ‚me vers les choses ťternelles, et il donne ŗ mes amours
un plus saint aliment.Ľ
Les deux amis se communiquaient leurs pensťes: jamais deux grands
hommes ne furent mieux disposťs ŗ s'aimer. Boccace avait tout l'esprit
et tout l'enjouement qui manquait ŗ Pťtrarque; Pťtrarque avait tout le
sťrieux et toute la majestť de gťnie qui aurait, sans lui, manquť ŗ
Boccace.
ęNous avons passť ensemble des jours dťlicieux, ťcrit Pťtrarque ŗ
Simonide, mais ils ont coulť trop vite! Je ne puis pas me consoler
d'avoir vu partir de chez moi un ami de ce prix!Ľ
Boccace, de retour ŗ Florence, envoya ŗ Pťtrarque le poŽme de Dante,
copiť tout entier de sa main. Le poŽte virgilien de Vaucluse ne
possťdait pas le poŽme de Dante dans sa bibliothŤque!
Ce poŽme, objet d'une sorte de superstition peu raisonnťe en Italie et
en France, choquait le goŻt dťlicat et le type antique de la poťsie
homťrique ou virgilienne de Pťtrarque. Il rendait pleine justice ŗ la
vigueur du pinceau du chantre de l'Enfer et du Paradis; mais il
trouvait obscuritť, scolastique, cynisme et quelquefois obscťnitť dans
les images et dans le style. On m'a beaucoup insultť en Italie et en
France, l'annťe derniŤre, pour avoir osť dire que _la Divine Comťdie_
du Dante ressemblait plus ŗ une apocalypse qu'ŗ un poŽme ťpique. J'ai
passť pour un blasphťmateur; Voltaire, qui n'ťtait pas sans goŻt,
avait blasphťmť avant moi et comme moi. J'ai ťtť bien ťtonnť, en
lisant les lettres latines de Pťtrarque ŗ Boccace, de voir que le
poŽte le plus exquis et le plus patriote de l'Italie avait blasphťmť
lui-mÍme avant Voltaire et avant moi. Je ne rťsiste pas ŗ citer
textuellement les paroles de la lettre de Pťtrarque ŗ Boccace sur _la
Divine Comťdie_ du Dante.
ęJ'applaudis ŗ vos vers, et je m'unis ŗ vous pour louer ce grand
poŽte, trivial pour le style, mais trŤs-ťlevť pour la pensťe... Je lui
dťcerne la palme de l'ťlocution vulgaire. Qu'on ne m'accuse pas de
vouloir porter atteinte ŗ sa rťputation; je connais peut-Ítre mieux
les beautťs de ses ouvrages que tant de gens qui se dťclarent ses
fanatiques sans les avoir lus.Ľ (N'est-ce pas l'enthousiasme
d'aujourd'hui en France, oý tout le monde exalte et oý si peu de
personnes ont lu et compris ce livre?)
ęCes gens-lŗ, continue Pťtrarque, ressemblent ŗ ces prťtentieux
arbitres du goŻt dont parle Cicťron, qui bl‚ment ou approuvent sans
pouvoir donner raison de leur admiration ou de leur dťgoŻt. Si cela
est arrivť d'HomŤre et de Virgile, jugťs par des hommes lettrťs et
supťrieurs, comment cela n'arriverait-il pas ŗ votre poŽte florentin
dans les tavernes et dans les places publiques? Ces langues sales
g‚tent la beautť de son langage. Vous dites qu'il aurait excellť s'il
se fŻt adonnť ŗ un autre genre de poŽme; j'en conviens avec vous; il
avait assez de gťnie pour rťussir dans tout ce qu'il aurait entrepris;
mais il n'est pas question ici de ce qu'il aurait pu faire: nous
parlons de ce qu'il a fait. Que pourrais-je lui envier? Les
applaudissements enrouťs des foulons _du carrefour_, des cabaretiers,
des bouchers et autres gens de cette espŤce, dont les louanges font
plus de tort que d'honneur?Ľ
On voit que les images et les expressions si contraires ŗ la chaste
puretť et ŗ l'ťternelle beautť des poťsies antiques rťpugnaient ŗ
Pťtrarque comme ŗ Voltaire, comme ŗ nous-mÍme.
Mais les livres ont leur destinťe et leurs retours de fortune comme
les hommes; la postťritť a ses engouements comme le temps: elle fait
mourir et revivre pour un moment les philosophes, les historiens, les
poŽtes; elle ensevelit les uns dans ses dťdains, elle exhume les
autres par ses engouements. Rien n'est stable dans ce bas monde, pas
mÍme la tombe des grands hommes: les sťpulcres ont leurs vicissitudes
comme les empires. L'engouement de ce siŤcle a ťlevť Dante au-dessus
de ses oeuvres, sublimes par moment, mais souvent barbares; l'oubli de
ce mÍme siŤcle a nťgligť Pťtrarque, le type de toute beautť de langage
et de sentiment depuis Virgile. Cet engouement et ce dťdain dureront
ce que durent les caprices de la postťritť (car elle en a); puis
viendra une troisiŤme et derniŤre postťritť qui remettra chacun ŗ sa
place, Dante au sommet des gťnies sublimes, mais disproportionnťs,
Pťtrarque au sommet des gťnies parfaits de sensibilitť, de style,
d'harmonie et d'ťquilibre, caractŤre de la souveraine beautť de
l'esprit.
XVIII
Pendant ce sťjour dťsormais fixť ŗ Milan ou dans les environs,
quelques chagrins domestiques altťrŤrent la paix du grand solitaire.
Son fils Jean, que l'oisivetť entraÓnait ŗ la licence, dťroba ŗ son
pŤre l'argent qu'il avait ťpargnť pour ses deux enfants. Le jeune
homme dťpensa cette somme en folles dťbauches. Pťtrarque attribua tout
ŗ la faiblesse de son fils, l'ťloigna quelque temps de lui; puis il
pardonna. Cependant ce souvenir lui rendit pťnible le sťjour de sa
petite maison de Milan, prŤs de l'abbaye de Saint-Ambroise; il alla
chercher plus de sťcuritť et de solitude dans un couvent de
bťnťdictins ťloignť de la ville. ęLa maison est situťe de maniŤre,
ťcrit-il ŗ son ami Socrate, ŗ Vaucluse, qu'il est facile d'y ťchapper
aux visites des importuns. J'ai une ťtendue de mille pas pour me
promener, dans un lieu abritť et couvert, sťparť des champs d'un cŰtť
par un ťpais buisson, de l'autre par un sentier dťsert, ťcartť et
tapissť d'herbes. J'avoue qu'un tel sťjour m'a tentť.Ľ
Galťas Visconti l'arracha momentanťment ŗ cette paix en le chargeant
d'aller ŗ Paris complimenter le roi Jean et nťgocier avec ce prince un
traitť d'alliance dont un mariage entre les deux maisons ťtait le
gage. Pťtrarque harangua le roi ŗ Paris en style cicťronien.
La peste, ŗ son retour de Paris, le chassa de Milan; il se retira ŗ
Padoue dans un de ses canonicats; il y perdit son fils Jean par la
peste; il y maria sa fille FranÁoise ŗ un gentilhomme de Padoue nommť
Brossano. La beautť, la vertu, la docilitť de sa fille et le caractŤre
accompli de son gendre adoucirent les regrets de la mort d'un fils peu
digne d'un tel pŤre.
Il ouvrit sa maison aux deux ťpoux, et la mort seule le sťpara de sa
fille.
Les dix annťes qu'il passa ŗ Padoue, ŗ Venise ou dans les collines du
bord de l'Adriatique, n'ont laissť traces que par de nombreuses et
admirables lettres et quelques sonnets pleins de la mťmoire de Laure.
Ces sonnets sont empreints de cette triste et poignante sťrťnitť des
heures du soir de la vie des grands hommes, oý, ŗ mesure que leur
soleil baisse, leur ‚me semble grandir avec leur gťnie.
Son ami Boccace, converti par une vision ŗ une vie chrťtienne et
sťvŤre, lui rendit ŗ cette ťpoque une seconde visite ŗ Venise. Ces
deux hommes d'oeuvres si diffťrentes semblaient Ítre du mÍme coeur;
leur correspondance et leurs entretiens ont le charme de la
confidence, de l'amitiť, de la poťsie douce et des lettres intimes.
Horace et Virgile, Racine et MoliŤre ne devaient pas causer plus
dťlicieusement. On aimait Boccace, on vťnťrait Pťtrarque.
XIX
ņ peine Boccace ťtait-il reparti pour Florence que Pťtrarque se
sentait impatient de son absence et le conjurait de venir fixer sa
rťsidence dans sa maison.
ęVous m'Ítes devenu beaucoup plus cher, lui dit-il; voulez-vous en
savoir la raison? C'est que de mes vieux amis vous Ítes presque le
seul qui me reste. Rendez-vous ŗ mes dťsirs, venez. Vous connaissez ma
maison: elle est en trŤs-bon air; ma sociťtť: il n'y en a pas de
meilleure. Benintendi viendra ŗ son ordinaire passer les soirťes avec
nous; est-il rien de plus doux et de plus aimable que son commerce?
Ses propos sont pleins de sel, d'enjouement et de candeur. Et notre
Donat, qui est revenu ŗ nous, a quittť les collines de Toscane pour
habiter les bords de la mer Adriatique. Connaissez-vous une plus belle
‚me, un coeur plus tendre et qui vous aime davantage? Je pourrais vous
en citer d'autres, mais en voilŗ assez. Je n'approuve pas une solitude
absolue: elle me paraÓt contraire ŗ l'humanitť; mais ŗ un homme de
lettres, ŗ un philosophe, peu de gens suffisent, parce que, ŗ la
rigueur, il pourrait se suffire ŗ lui-mÍme. Si le sťjour de Venise ne
vous convient pas, si vous craignez l'intempťrie de l'automne, qu'on
ne peut mieux corriger, ce me semble, que par la gaietť des propos
avec ses amis, nous irons ŗ Capo d'Istria, ŗ Trieste, oý l'on m'ťcrit
que l'air est trŤs-bon. Si vous acceptez ce parti, nous chercherons
oý elle est, cette source du Timave, si cťlŤbre parmi les poŽtes et si
ignorťe de la plupart des docteurs, et non pas dans le Padouan oý on
la place communťment. Un vers de Lucain a donnť lieu ŗ cette erreur,
en joignant le Timave ŗ l'Apono dans les monts Euganťes.Ľ
XX
C'est ŗ peu prŤs ŗ cette ťpoque qu'il adressa au nouveau pape Urbain
V, pontife enfin selon son coeur, une lettre vťritablement
cicťronienne pour le dťcider ŗ rťtablir le siťge du pontificat ŗ Rome.
Urbain V fÓt commenter et publier cette lettre de Pťtrarque comme un
manifeste diplomatique, et partit enfin pour Rome avec toute sa cour.
La mort du fils de Francesca de Brossano, sa fille, corrompit un
moment pour lui toute cette joie du rťtablissement du saint-siťge ŗ
Rome.
ęHťlas! ťcrit-il auprŤs de ce berceau vide, cet enfant me ressemblait
si parfaitement que quelqu'un qui n'aurait pas su qui ťtait la mŤre
l'aurait pris pour mon fils. Il n'avait pas encore un an qu'on
retrouvait dťjŗ mon visage dans le sien. Cette ressemblance le rendait
plus cher ŗ son pŤre et ŗ sa mŤre, et mÍme ŗ Galťas Visconti,
tellement que lui (le seigneur de Milan), qui avait appris d'un oeil
sec la mort de son petit enfant, ne put apprendre la mort du mien sans
verser des larmes. Pour moi, j'en aurais beaucoup versť si je n'avais
eu honte et si cela ne m'avait pas paru indťcent ŗ mon ‚ge. Je lui ai
ťlevť, ŗ Pavie, un petit mausolťe de marbre oý j'ai fait graver en
lettres d'or douze vers ťlťgiaques, chose que je n'aurais faite pour
aucun autre et que je ne voudrais pas qu'on fÓt pour moi.Ľ
XXI
Boccace ťtait en route pour venir voir Pťtrarque quand ce malheur
frappa le poŽte. On ne lit pas sans un vif intťrÍt domestique la
charmante lettre que Boccace ťcrit de Pavie ŗ Pťtrarque. L'auteur du
_Dťcameron_ n'avait pas trouvť son ami chez lui en arrivant ŗ Pavie,
mais il avait rencontrť son gendre Brossano en chemin et il avait
rendu visite ŗ Francesca, fille de Pťtrarque. Il l'appelle sa Tullie,
par allusion badine au nom de la fille du Cicťron ancien en ťcrivant
au Cicťron moderne.
ęMon cher MaÓtre, je suis parti de Certaldo le 24 mars pour aller vous
chercher ŗ Venise, oý vous ťtiez alors. Des pluies continuelles, les
discours de mes amis qui ne voulaient pas me laisser partir, ce que
j'apprenais des mauvais chemins par des gens qui revenaient de
Bologne, tout cela m'a retenu si longtemps ŗ Florence que j'ai enfin
appris que, pour mon malheur, vous aviez ťtť rappelť ŗ Pavie. Peu s'en
fallut que je ne renonÁasse ŗ mon projet; mais des affaires dont
quelques amis m'avaient chargť, et surtout le dťsir de voir deux
personnes qui vous sont extrÍmement chŤres, votre Tullie et son ťpoux,
que je ne connais pas encore, moi qui connais tout ce que vous aimez,
me firent reprendre ma route dŤs que le temps fut un peu adouci. Je
rencontrai, par hasard, en chemin FranÁois de Brossano; il a dŻ vous
dire quelle fut ma joie. AprŤs les compliments ordinaires et quelques
questions que je lui fis sur votre compte, je me mis ŗ considťrer sa
grande taille, sa physionomie tranquille, la douceur de ses maniŤres
et de ses propos. J'admirai d'abord votre choix; et comment ne pas
admirer tout ce que vous faites! Enfin, l'ayant quittť parce qu'il le
fallait, je montai sur ma barque pour me rendre ŗ Venise. ņ peine
arrivť, je trouvai plusieurs de nos compatriotes qui se disputaient ŗ
qui serait mon hŰte en votre absence, et surtout notre Donat, qui fut
f‚chť parce que je donnais la prťfťrence ŗ FranÁois Allegri, avec qui
j'ťtais venu de Florence. J'entre dans tout ce dťtail avec vous pour
me justifier de n'avoir pas profitť dans cette occasion de l'offre
obligeante que vous m'aviez faite dans votre lettre. Sachez que, quand
mÍme je n'aurais point trouvť d'amis qui m'eussent reÁu chez eux,
j'aurais ťtť descendre au cabaret plutŰt que de loger chez votre
Tullie en l'absence de son mari. Je ne doute pas que vous ne rendiez
justice ŗ ma faÁon de penser ŗ votre ťgard sur cela comme sur toute
autre chose; mais les autres ne me connaissent pas comme vous. Mon
‚ge, mes cheveux blancs, mon embonpoint, qui font de moi un homme
sans consťquence, devraient ťcarter tous les soupÁons; mais je connais
le monde: il voit le mal souvent oý il n'est pas, et il trouve des
traces dans des endroits mÍme oý le pied n'a pas portť. MatiŤre
dťlicate, vous le savez, sur laquelle souvent un faux bruit fait
autant d'effet que la vťritť mÍme.
ęAprŤs avoir pris un peu de repos, j'allai voir votre Tullie. DŤs
qu'elle m'entendit nommer, elle vint ŗ moi avec empressement, comme
elle aurait pu faire pour vous-mÍme; elle rougit un peu en me voyant,
et, baissant les yeux ŗ terre, me fit une rťvťrence honnÍte; ensuite,
avec une tendresse modeste et filiale, elle me prit dans ses bras.
Dieux! quel plaisir! J'ai senti d'abord qu'on ne faisait qu'exťcuter
vos ordres, et je me suis fťlicitť de vous Ítre si cher. AprŤs avoir
tenu tous les propos qu'une nouvelle connaissance amŤne, nous nous
sommes assis dans votre jardin avec quelques amis qui ťtaient avec
nous; alors elle m'a offert votre maison, vos livres et tout ce qui
est ŗ vous, qu'elle m'a pressť d'accepter aussi vivement que la
dťcence de son sexe pouvait le permettre. Pendant qu'elle me faisait
ces offres, je vois arriver votre petite bien-aimťe d'un pas bien
plus modeste qu'il ne convenait ŗ son ‚ge; elle me regarde en riant
avant de me connaÓtre, et moi je la prends dans mes bras, comblť de
joie. Je crus voir d'abord ma petite fille que j'ai perdue; elle lui
ressemble beaucoup: si vous ne me croyez pas, demandez ŗ Guillaume, le
mťdecin de Ravenne, et ŗ notre Donat, qui l'ont vue; ils vous diront
que c'est le mÍme visage, le mÍme rire, la mÍme gaietť dans les yeux;
que, pour le geste, la dťmarche, et mÍme la forme du corps, on ne peut
rien voir qui se ressemble davantage, si ce n'est que ma fille ťtait
un peu plus grande que la vŰtre et un peu plus ‚gťe. Elle avait cinq
ans et demi quand je l'ai vue pour la derniŤre fois. ņ cela prŤs, je
n'ai trouvť d'autre diffťrence entre elles si ce n'est que la vŰtre
est blonde et que la mienne avait les cheveux ch‚tains. Pour les
propos ils ťtaient les mÍmes et ne diffťraient que par le langage.
Hťlas! combien de fois, en embrassant votre bien-aimťe, en jasant avec
elle, en ťcoutant ses petits propos, le souvenir de ce que j'ai perdu
m'a fait verser des larmes, que je cachais tant que je pouvais! Vous
comprenez le sujet de ma douleur.
ęJe ne finirais pas si je vous disais tout ce que j'aurais ŗ vous
dire de votre gendre, toutes les marques d'amitiť que j'ai reÁues de
lui, toutes les visites qu'il m'a faites quand il a vu que je refusais
constamment d'aller loger chez lui, tous les repas qu'il m'a donnťs,
et de quelle faÁon. Je ne vous en dirai qu'un seul trait qui doit
suffire. Il savait que je suis pauvre: je ne l'ai jamais cachť; quand
il m'a vu prÍt ŗ partir de Venise (il ťtait fort tard), il m'a tirť ŗ
l'ťcart dans un coin de sa maison, et, voyant qu'il ne pouvait pas par
ses discours me faire accepter les marques de sa libťralitť, il a
allongť ses mains de gťant pour porter dans mes bras ce qu'il voulait
me donner. AprŤs cela il a pris la fuite en me disant adieu, et m'a
laissť confus de sa gťnťrositť et bl‚mant cette espŤce de violence
qu'il me faisait. Fasse le Ciel que je puisse lui rendre la pareille!Ľ
Quelle pťnťtrante familiaritť de dťtails, de sentiments, d'images
domestiques dans cette lettre de Boccace! Comme on reconnaÓt au
naturel et ŗ la simplicitť cet homme qui n'a jamais tendu son style
une seule fois dans sa vie, et qui n'a cherchť, en ťcrivant, que le
charme d'ťcrire! Comme l'enjouement de l'un complťtait le sťrieux de
l'autre! Mais que la tendresse domine dans tous les deux!
XXII
La cour pontificale, qui regrettait le sťjour, les palais, les
licences d'Avignon, se rťpandait en invectives contre Pťtrarque, ŗ
cause de sa partialitť pour Rome; mais le pape Urbain V, ferme dans
son grand dessein de donner ŗ l'…glise la mÍme capitale qu'au monde
chrťtien, protťgeait Pťtrarque contre ces ressentiments; il le
conjurait, par des lettres de sa main, de venir le visiter au Vatican.
ęIl y a longtemps, lui disait ce pape passionnť pour les lettres, que
je dťsire voir en vous un homme douť de toutes les vertus et ornť de
toutes les sciences; vous ne pouvez l'ignorer, et cependant vous ne
venez pas. Venez; je vous procurerai le repos de l'‚me aprŤs lequel je
sais que vous soupirez.Ľ
ęPourrais-je, rťpond le poŽte dans sa lettre, pourrais-je ne pas
dťsirer ardemment de voir un grand homme que Dieu a suscitť pour tirer
son …glise de ce cachot fťtide d'Avignon oý elle croupissait? Je ne me
croirais pas chrťtien si je n'aimais pas, que dis-je? si je n'adorais
pas le pontife qui a rendu un si grand service ŗ la rťpublique et ŗ
moi? Mais quand vous verriez ŗ vos pieds un vieillard faible, devenu
infirme, qui ne peut aspirer qu'au loisir et au repos, je suis sŻr que
vous me renverriez bien vite dans ma maison.Ľ
XXIII
Bien qu'il ne touch‚t pas encore aux annťes de la caducitť humaine, sa
santť ťtait gravement altťrťe par des accŤs de fiŤvre intermittente
qui l'assaillaient presque tous les ans pendant les mois de septembre
et d'octobre. Il voyait sans effroi ces signes de sa fin prochaine. Il
ťcrivit son testament plein de souvenirs posthumes lťguťs ŗ ses amis:
ŗ celui-ci ses chevaux, ŗ celui-lŗ ses tableaux; ŗ l'un ses livres, ŗ
l'autre son brťviaire, pour que ce manuel de priŤres rappelle ŗ cet
ami de prier pour lui; cinq cents ťcus d'or ŗ Boccace, afin qu'il
puisse acheter, dit-il, un manteau d'hiver pour ses ťtudes de nuit.
_Honteux que je suis_, ajoute-t-il, _de laisser si peu de chose ŗ un
si grand homme!_ sa fortune ŗ FranÁois de Brossano, son gendre chťri,
et sa maisonnette de Vaucluse ŗ un vieux domestique qui en ťtait en
son absence le gardien.
XXIV
Pťtrarque alla chercher, dans un air plus salubre que les rives
marťcageuses du PŰ, un prolongement ŗ ses jours et un prťservatif
contre ses fiŤvres automnales dans les collines euganťennes voisines
de Padoue. Ces collines sont devenues cťlŤbres plus rťcemment par les
admirables lettres d'Ugo Foscolo, qui les dťcrit avec amour dans son
Werther italien de _Jacopo Ortiz_. Je les ai visitťes moi-mÍme il y a
peu de temps, dans une saison qui en relevait la sťrťnitť; j'y allais;
ivre des vers amoureux et religieux de Pťtrarque, que tous les ťchos
de ces belles collines semblaient se renvoyer pour fÍter son tombeau.
C'est au petit village d'_Arquŗ_, au flanc d'une de ces collines, que
Pťtrarque vieillissant se construisit sa derniŤre demeure sur la
terre. Le regard s'ťtend de lŗ sur la rive ťloignťe de l'Adriatique;
l'horizon y est vaste et lumineux comme les horizons que reflŤte la
mer; l'oeil y nage dans un ciel bleu tendre. La ville fortifiťe de
_Montefelice_ pyramide ŗ peu de distance autour d'une montagne
volcanique dont le cŰne fend le firmament et dont les pentes sont
noircies de la verdure des sapins; des clochers carrťs d'abbayes ou de
gros villages s'ťlŤvent Áa et lŗ du milieu des vignes hautes et des
forÍts de mŻriers; de gras troupeaux passent sur les routes voilťes de
poussiŤre. C'est une scŤne de l'Arcadie dans la terre ferme de Venise;
l'air y est embaumť de l'odeur des foins et des gommes.
La distance d'Arquŗ aux grandes villes y dťfendait Pťtrarque de
l'importunitť des visiteurs trop attirťs par sa renommťe; cette
retraite ťtait propre ŗ contempler la vie de loin, sous ses pieds, et
ŗ attendre en paix la mort. Sa maison, que l'on voit encore, ťtait
entourťe de vergers, de potagers, de figuiers, de vignes suspendues ŗ
des arbres fruitiers de toute espŤce.
XXV
L'envie cependant ne l'y laissa pas en repos. Une sociťtť de
philosophes vťnitiens, jusque-lŗ ses amis et ses disciples, avaient
puisť dans le contact de Venise avec l'Orient et la GrŤce un grand
mťpris pour le christianisme et un grand culte pour Aristote. Ils
voulaient entraÓner Pťtrarque dans leur dťdain des doctrines rťvťlťes,
dans leur enthousiasme pour les doctrines scientifiques et
rationnelles; ils demandaient comme Aristote ŗ la science et au
raisonnement l'explication des mystŤres de l'une et l'autre vie.
Pťtrarque ťtait trop avancť en ‚ge et trop pieux pour discuter son
culte; il refusa de passer avec eux dans cette controverse. Ils
appelŤrent sa piťtť superstition; il appela impiťtť leur audace.
L'aigreur envahit la discussion; le parti trŤs-nombreux de la
philosophie vťnitienne sacrifia Pťtrarque ŗ Aristote; il resta presque
isolť dans sa retraite d'Arquŗ, entre son gendre, son petit-fils,
quelques vieux serviteurs et ses livres.
L'affaiblissement de son corps n'avait nullement atteint son ‚me; il
vivait du souvenir de Laure; ce souvenir semblait se rajeunir dans son
‚me ŗ mesure que sa vieillesse l'ťloignait du temps de son grand
amour. Ces mťmoires plus vives et plus pťnťtrantes de ceux ou de
celles qu'on a aimťs dans ces belles annťes sont comme des apparitions
surnaturelles que la vie fait surgir au dťclin des ans aux regards des
hommes ou des femmes, pour leur faire ou regretter davantage la vie,
ou aspirer plus rťsolument au sťjour oý tout se retrouve.
C'est certainement ŗ son sťjour sur la colline d'Arquŗ qu'il faut
rapporter les poťsies rťtrospectives qu'il laissait tomber de temps en
temps au vent de ses souvenirs, comme un arbre qui s'effeuille laisse
tomber au vent d'automne ses derniers fruits: ce sont souvent les plus
savoureux. Tels sont les derniers sonnets de Pťtrarque. La mort
prochaine jette son ombre avancťe sur l'amour et donne ŗ ce sentiment
souvent fugitif quelque chose de l'ťternitť.
_Ite rime dolenti al dura sasso
Che il mio caro tesoro in terra asconde...._
ęAllez! Ű mes derniers vers, ŗ la pierre cruelle qui me cache sous
terre mon cher trťsor; lŗ, invoquez celle qui me rťpond du haut du
ciel, bien que la partie mortelle de son Ítre soit dans un lieu bas et
tťnťbreux!
ęDites-lui que je suis dťjŗ trop fatiguť de vivre, de naviguer sur ces
vagues agitťes de la vie, mais qu'occupť ŗ recueillir ses vestiges
sacrťs je marche derriŤre elle, mes pas sur ses pas;
ęNe m'entretenant que d'elle vivante ou morte, que dis-je! autrefois
vivante, maintenant transfigurťe et ťlevťe au-dessus de l'immortalitť,
afin que le monde eŻt l'occasion de la connaÓtre et de l'aimer!
ęQu'elle daigne Ítre accorte et souriante ŗ mon passage de ce monde ŗ
l'autre, jour qui s'approche enfin de moi; qu'elle vienne au-devant de
mes pas, et que telle que, la rťsurrection l'a faite, elle m'appelle
et m'attire ŗ elle lŗ haut.Ľ
XXVI
Quelques jours plus tard il considŤre sa caducitť croissante et
redouble d'impatience de voir briser les derniers liens qui le
retiennent ŗ la vie.
ę‘ doux et prťcieux gage que la mort m'enleva et que le ciel me
garde... Toi qui vois ce qui se passe en moi et qui souffres de mon
mal, toi qui peux seule changer en bťatitude tant de douleur, que ton
ombre au moins visite mes courts sommeils et que ta vision calme mes
gťmissements!
ęDe cette mÍme main que je dťsirai tant tenir dans les miennes elle
m'essuie les yeux, et le son de sa voix, et ses douces exhortations
m'apportent des douceurs ŗ l'‚me qu'aucun homme mortel n'a jamais
senties!
ęCesse de pleurer, me dit-elle; n'as-tu pas assez pleurť? Que n'es-tu
aussi rťellement vivant que je ne suis pas morte?...Ľ
ęEt je m'apaise, continue-t-il dans un autre sonnet, et je me console
en me parlant ŗ moi-mÍme, et je ne voudrais ŗ aucun prix la revoir
dans cet enfer qu'on prend pour la vie. Non, j'aime mieux mourir ou
vivre seul!Ľ
BientŰt aprŤs, les sonnets lui paraissent une urne funťraire trop
ťtroite pour contenir ses larmes, ses espťrances, ses priŤres; il les
laisse s'ťpancher dans les dithyrambes d'amour, de piťtť, de douleur,
qu'on appelle ses _Canzone_ sur la mort de Laure.
Puis il les recueille dans de nouveaux sonnets, tels que celui-ci, oý
son ‚me se rťtrťcit ŗ la proportion de quelques vers comme la lumiŤre
dans le diamant!
_Volo coll ali de miei pensieri_, etc.
ęJe m'envole sur l'aile de mes pensťes si souvent dans le ciel qu'il
me semble Ítre en rťalitť un d'entre ceux qui y font leur sťjour,
ayant laissť ici-bas leur enveloppe dťchirťe, et par moment je sens
mon coeur trembler en moi d'un doux frisson glacť en entendant celle
pour laquelle j'ai tant de fois p‚li me dire: Ami! maintenant je
t'aime, maintenant je t'honore, parce qu'avec la couleur de ta
chevelure tu as enfin changť ta vie!Ľ
ęElle me conduit par la main vers Dieu, son Seigneur. Alors je courbe
la tÍte, et je lui demande humblement de permettre que je reste lŗ ŗ
contempler l'un et l'autre visage.
ęEt elle me rťpond: ęElle est bientŰt accomplie ta destinťe, et les
vingt ou trente annťes qu'elle peut tarder encore te paraissent
beaucoup et ne sont rien comparťes ŗ l'ťternitť qui nous attend!Ľ
XXVII
AprŤs ces sanctifications de l'amour par la sťparation et par la piťtť
il se complaÓt quelquefois, comme pour se reposer les yeux de ses
larmes, ŗ se reprťsenter Laure dans les printemps et dans les
fraÓcheurs de sa jeunesse.
ę¬me heureuse, s'ťcrie-t-il, qui abaisses si amoureusement ces yeux
plus resplendissants que la lumiŤre, et qui me laisses entendre des
soupirs et des paroles si vivants qu'il me semble que ces paroles me
rťsonnent encore dans l'‚me!
ęC'est toi que je vis autrefois, animťe d'une honnÍte et pure flamme,
errer parmi les pelouses et les violettes, marchant non comme une
simple femme, mais comme se meuvent les anges, fantŰme de celle qui ne
me fut jamais si prťsente qu'aujourd'hui!... Du jour oý tu disparus la
mort commenÁa ŗ devenir une douce chose!Ľ
XXVIII
Ainsi s'ťcoulaient en chers souvenirs et en soupirs devenus vers au
sortir du coeur les derniŤres et sereines annťes de ce grand homme.
ęJ'ai b‚ti, ťcrit-il ŗ cette ťpoque ŗ un de ses amis, une maison
petite et dťcente sur les collines euganťennes, oý je passe la fin de
mes jours, prťfťrant ŗ tout la libertť.Ľ
Il n'ťcrivait plus que des sonnets ŗ Laure, des hymnes adressťs au
Ciel et quelques lettres ŗ Boccace, son ami, ŗ Florence.
Sa fiŤvre d'automne ťtait devenue presque continue, mais il jouissait
de se sentir consumer et devenir flamme.
Sa seule occupation jusqu'ŗ son dernier jour ťtait l'ťtude de Cicťron
et de Virgile; ces deux hommes ťtaient, avec HomŤre, selon lui et
selon moi, les trois plus parfaits exemplaires de l'espŤce humaine,
sociťtť immortelle avec laquelle il faut converser jusqu'au jour du
silence, aprŤs lequel on reprendra sans doute l'entretien, l'amitiť
et l'amour ailleurs.--ę_Adieu les amis! adieu les correspondances
ici-bas!_Ľ ťcrivit-il peu de jours avant sa mort. Cette mort fut
douce, poťtique, amoureuse et sainte comme sa vie.
La nuit du 18 juillet 1374, il se leva comme c'ťtait son habitude
avant le jour et s'agenouilla sans doute pour prier, devant sa table
de travail. Un volume de Virgile copiť tout entier de sa propre main
ťtait ouvert devant lui; il y ťcrivit en marge quelques lignes
inaperÁues alors, dťcouvertes depuis ŗ Milan: c'ťtait un souvenir
anniversaire de son amour, devenu piťtť, pour Laure, une note pour son
coeur; puis il pencha son front sur la note et sur le livre, et il s'y
endormit du dernier sommeil. Quelle mort et quel oreiller! entre le
poŽte qu'il aimait par-dessus tous les hommes et le nom de la femme
qu'il aimait par-dessus tous les esprits cťlestes et qu'il allait
retrouver dans la maison ťternelle de son Dieu!
Ses domestiques, ťtonnťs de ne pas le voir descendre comme ŗ
l'ordinaire au verger pour y lire ses _Matines_ dans son brťviaire,
entrŤrent dans sa chambre et le crurent endormi; il dormait dťjŗ sa
nuit ťternelle.
XXIX
Venise, Padoue, Milan, toute l'Italie occidentale s'ťmurent ŗ la
nouvelle de cette mort comme de la chute d'un monument sacrť de
l'esprit humain. Ses funťrailles furent royales; tous les princes et
toutes les rťpubliques d'Italie, les lettres surtout, y assistŤrent
par leurs plus illustres reprťsentants. Son gendre, vťritable fils
adoptif pour lui, FranÁois de Brossano, lui ťleva en face de la petite
ťglise d'Arquŗ un tombeau de marbre blanc dont le sťpulcre est portť
sur quatre petites colonnes. Il y fit graver une tendre et modeste
ťpitaphe latine dans laquelle il ne demande point la gloire, mais la
misťricorde et la paix.
Boccace, informť de sa perte par FranÁois de Brossano et par
Francesca, fille de Pťtrarque, leur ťcrivit une lettre touchante qu'on
retrouve dans ses oeuvres.
ęEn voyant votre nom j'ai connu d'abord le sujet de votre lettre.
J'avais dťjŗ appris par la voix publique le passage heureux de notre
maÓtre de la Babylone terrestre ŗ la cťleste Jťrusalem. Mon premier
mouvement a ťtť d'aller sur le tombeau de mon pŤre lui dire les
derniers adieux et mÍler mes larmes aux vŰtres; mais, depuis que
j'explique ici en public _la Divine Comťdie_ du Dante, il y a dix
mois, je suis attaquť d'une maladie de langueur qui m'a tellement
affaibli et changť que vous ne me reconnaÓtriez plus. Je n'ai plus cet
embonpoint et ces belles couleurs que vous m'avez vues ŗ Venise. Ma
maigreur est extrÍme, ma vue affaiblie; mes mains tremblent, mes
genoux chancellent; ŗ peine ai-je pu me traÓner dans ma campagne de
Certaldo oý je ne fais que languir. AprŤs avoir lu votre lettre j'ai
encore pleurť toute une nuit mon cher maÓtre: ce n'est pas par pitiť
pour lui (ses moeurs, ses jeŻnes, ses priŤres, sa piťtť ne me
permettent pas de douter de son bonheur), mais pour moi et pour ses
amis, qu'il a laissťs dans ce monde comme un vaisseau sans pilote sur
une mer agitťe. Je juge par ma douleur de la vŰtre et de celle de
Tullie, ma chŤre soeur, votre digne ťpouse, ŗ qui je vous conjure de
faire entendre raison sur la perte qu'elle a faite et qu'elle devait
prťvoir. Les femmes, plus faibles que nous dans ces occasions, ont
besoin de notre secours.
ęJ'envie ŗ Arquŗ le bonheur dont il jouit de servir de dťpŰt ŗ la
dťpouille d'un homme dont le coeur ťtait le sťjour des muses, le
sanctuaire de la philosophie, de l'ťloquence et de tous les
beaux-arts. Ce village, ŗ peine connu ŗ Padoue, va devenir fameux dans
le monde entier; on le respectera comme nous respectons le mont
Pausilipe, parce qu'il renfermes les cendres de Virgile, et les rives
du pont Euxin, parce qu'on y voit le tombeau d'Ovide; Smyrne, parce
qu'on croit qu'HomŤre y est mort et enseveli. Le navigateur qui
viendra de l'Ocťan chargť de richesses, naviguant sur la mer
Adriatique, se prosternera aussitŰt qu'il dťcouvrira les monts
Euganťes. Ces montagnes, dira-t-il, renferment dans leurs entrailles
ce grand poŽte qui fait la gloire du monde. Ah! Florence! malheureuse
patrie! tu ne mťritais pas un tel honneur. Tu as nťgligť d'attirer
dans ton sein celui de tes enfants qui t'a le plus illustrťe. Tu
l'aurais recueilli et honorť s'il avait ťtť capable de trahison,
d'avarice, d'envie, d'ingratitude et de toute sorte de crimes. Voilŗ
le vieux proverbe vťrifiť: _Nul n'est prophŤte dans son pays._
ęVous voulez, dites-vous, lui ťriger un mausolťe; j'approuve ce
projet, mais permettez-moi de vous faire faire une rťflexion: c'est
que le tombeau des grands hommes doit Ítre ignorť, ou rťpondre par sa
magnificence ŗ leur renommťe. Que l'Italie entiŤre soit son monument.Ľ
XXX
Boccace, aprŤs cette lettre, ne fit que languir et mourir. L'amitiť en
ce temps ťtait une passion entre les esprits capables de se
comprendre: on mourait de regret comme on meurt aujourd'hui d'envie.
On recueillit, on rťpandit ŗ profusion toutes les oeuvres et toutes
les correspondances de cet homme divin. Le nom de Laure se rťpandit
pendant cinq siŤcles avec les vers; elle est aussi vivante et aussi
immortelle aujourd'hui qu'alors. Jamais nom de femme n'eut pour
monument un tel coeur, un tel gťnie et de tels vers!
Mais si Laure de Noves doit son immortalitť ŗ son poŽte, le poŽte doit
la sienne presque uniquement ŗ son amour. Bien que toutes les oeuvres
de ce beau gťnie soient presque parfaites et dignes de l'antiquitť,
comme de la postťritť, sans les sonnets, qui est-ce qui se
souviendrait des poŽmes, des nťgociations, des discours, des poŽmes
ťpiques latins du poŽte de Vaucluse? En un mot, si Pťtrarque n'avait
eu que du gťnie, que serait-il? Mais il avait de l'‚me, il est
immortel. L'‚me est le principe de toute gloire durable dans les
lettres comme dans les actes des vrais grands hommes. Jamais cette
vťritť ne fut plus ťvidente que dans la renommťe de Pťtrarque,
renommťe qui ne cessera de rayonner dans le coeur que quand la source
de la _Sorgues_ cessera de couler ou quand les pŤlerins d'Arquŗ
cesseront d'aller visiter le tombeau et la maison du poŽte.
Or la source tombe ťternellement de sa grotte et les pŤlerins se
renouvellent, comme les feuilles, chaque automne, ŗ la colline
euganťenne d'Arquŗ. Quel aimant y a-t-il donc dans cette pierre sur
une colline ou dans cette maisonnette de village, qui attire de mille
lieues et pendant mille ans les coeurs et les pas des gťnťrations?
XXXI
Il me tombe sous la main, pendant que j'ťcris ces lignes, un petit
livre italien d'_Ugo Foscolo_, les _Lettres d'Ortiz_. Ugo Foscolo, qui
ťcrivit ce capricieux et pathťtique petit volume en 1809, est un gťnie
avortť dans la misŤre et dans la proscription, qui tenait ŗ la fois du
_Dante_, de _Goethe_, de _Byron_ et de _Pťtrarque_: sauvage comme
Dante, rÍveur comme Goethe, amer comme Byron, amoureux comme
Pťtrarque.
Lui aussi il alla, quelque temps avant moi, visiter ŗ loisir la tombe
d'_Arquŗ_, et il plaÁa dans les collines euganťennes, voisines de sa
patrie, les scŤnes de son poŽme en prose de _Jacobo Ortiz_. Voici
comment il dťcrit, dans une de ses lettres ŗ son amie Thťrťsa ***, ses
impressions ŗ Arquŗ; nous y avons retrouvť les nŰtres:
ęThťrťsa, s'apercevant de ma taciturnitť, changea d'accent et essaya
de sourire. ęQuelque chŤre mťmoire, sans doute?Ľ dit-elle en
interprťtant par cette interrogation mon silence. Elle baissa les yeux
ŗ terre et je ne me hasardai pas ŗ rťpondre....
ęNous approchions dťjŗ d'Arquŗ et nous descendions la colline
verdoyante en pente vers le village. Les hameaux que nous comptions
tout ŗ l'heure, dissťminťs dans les vallťes infťrieures,
s'ťvanouissaient ŗ l'oeil dans les vapeurs et dans les fumťes du soir
et de la distance. Nous nous retrouv‚mes ŗ la fin dans un chemin creux
bordť d'un cŰtť de peupliers qui, en frissonnant aux brises d'automne,
laissaient pleuvoir dťjŗ sur nos tÍtes leurs premiŤres feuilles
jaunies; nous ťtions ombragťs de l'autre cŰtť par une rangťe de chÍnes
trŤs-ťlevťs qui, par l'opacitť tťnťbreuse de leurs branches, faisaient
contraste avec le p‚le et doux feuillage des peupliers. D'espace en
espace les deux files d'arbres opposťes ťtaient reliťes entre elles
par les pampres grÍles de la vigne sauvage qui formaient autant de
guirlandes mollement agitťes par le vent du matin. Thťrťsa alors,
relevant sa tÍte pensive et promenant un regard sur les
alentours:--ęOh! que de fois, dit-elle, ne me suis-je pas ťtendue sur
ces pelouses ŗ l'ombre rafraÓchissante de ces chÍnes! J'y venais
souvent passer l'ťtť avec ma mŤre.Ľ--Elle se tut, s'arrÍta et dťtourna
sa tÍte en arriŤre comme pour attendre l'Isabellina, qui s'ťtait un
peu distancťe de nous. Je crus entrevoir que c'ťtait en rťalitť pour
dťrober quelques pleurs que ses paupiŤres ne pouvaient plus retenir...
Nous poursuivÓmes notre court pŤlerinage jusqu'ŗ ce que nous vissions
blanchir de loin la petite maison qui abrita jadis _ce grand homme,
pour la renommťe duquel le monde est ťtroit, et par qui le nom de
Laure obtint des honneurs presque divins_!
ęJe m'en approchai comme si j'ťtais venu m'agenouiller au sťpulcre de
mes pŤres. La maison devenue sacrťe de ce grand parmi les fils de
l'Italie est lŗ, ŗ demi ťcroulťe par la nťgligence impie de ceux qui
possŤdent dans leur village un pareil trťsor. Le voyageur viendra en
vain des terres lointaines chercher avec une pieuse dťvotion la
chambre toute retentissante encore des chants vraiment cťlestes de
Pťtrarque; il pleurera, au lieu de cela, sur un monceau de dťcombres
recouvert d'orties et de ronces sauvages parmi lesquelles le renard
solitaire a cachť son nid. ‘ Italie! apaise les m‚nes des hommes qui
ont fait ta gloire! Hťlas! les paroles suprÍmes de _Torquato Tasso_,
aprŤs avoir vťcu quarante-sept ans au milieu du mťpris des courtisans,
de l'orgueil des princes, tantŰt incarcťrť, tantŰt errant et vagabond,
et toujours mťlancolique, infirme, indigent, il se coucha enfin dans
son lit de mort, et il ťcrivit, en exhalant son dernier soupir:--_Non,
je ne veux pas me plaindre de la malignitť du sort, pour ne pas dire
plutŰt de l'ingratitude des hommes. Ils ont tenu ŗ avoir l'inf‚me
gloire de me conduire toujours mendiant, comme HomŤre, ŗ ma
sťpulture!_--‘ mon cher Lorenzo! ces paroles me rťsonnent toujours
dans le coeur, et il me semble connaÓtre quelqu'un qui peut-Ítre un
jour mourra de mÍme en les rťpťtant.Ľ (Ugo Foscolo parlait lŗ de
lui-mÍme, et son triste sort a vťrifiť son pressentiment: il est mort
encore jeune ŗ Londres, dans l'exil, dans le travail mercenaire et
dans le dťnŻment. Honte ŗ l'Italie qui l'a laissť mourir!)
ęEn attendant, continue-t-il dans cette belle lettre d'Ortiz, je m'en
allais rťcitant, l'‚me toute pleine d'harmonie et d'amour, la
_canzone_ de Pťtrarque: _Chiare fresche dolci acque!_ et le sonnet:
_Di pensier in pensier, di monte in monte_, et tant d'autres que ma
mťmoire suggťrait ŗ mon pauvre coeur dans les murailles mÍmes et sous
les arbres du verger oý ils furent composťs!Ľ
J'ai citť avec bonheur cette lettre d'Ugo Foscolo, parce que j'y ai
retrouvť mes propres impressions ťcrites par un grand ťcrivain qui
avait, comme moi, l'idol‚trie des grandes ‚mes tendres, les plus
grandes, car elles sont les plus sensibles.
XXXII
Et maintenant, en finissant, rendons-nous compte de la puissance de
retentissement et de durťe d'une ťmotion ťprouvťe par une ‚me et
communiquťe par elle ŗ des millions d'autres ‚mes, pendant des
siŤcles, sur cette terre (et, qui sait? peut-Ítre encore ailleurs; car
qui peut dire oý finit l'ťcho des ‚mes avant ou aprŤs le tombeau?).
C'est la plus grande leÁon de spiritualisme qui puisse Ítre donnťe ŗ
ceux qui pensent un peu profondťment aux phťnomŤnes humains.
Voilŗ, dans une petite ville sacerdotale, au bord du RhŰne, un jeune
lťvite de Florence qui entre un matin, au lever du jour, dans une
chapelle de monastŤre pour y assister dťvotement ŗ l'office divin en
commťmoration de la Passion du Christ ŗ Jťrusalem. Il lŤve les yeux
dans un moment de distraction; son regard tombe, par hasard ou par
prťdestination, sur une jeune femme en robe de velours vert brodťe
d'or. Le visage ŗ la fois modeste et cťleste de cette jeune mariťe
l'ťblouit jusqu'au vertige. Son ‚me s'ťchappe tout entiŤre par ses
yeux et se rťpand comme une atmosphŤre de flamme autour des traits de
cette charmante apparition. Il s'en ťprend, non d'un dťsir charnel et
coupable, mais d'une admiration et d'une adoration qui n'est en lui
que l'adoration du beau incrťť. Il rentre chez lui; il cherche ŗ
effacer de ses yeux cette image; il n'y peut parvenir: c'est le
sortilťge de la beautť; il n'y a pas d'exorcisme qui puisse le
vaincre: c'est la vision du ciel sur un visage de femme: c'est le
charbon qui ne s'ťteindra plus. Il respecte cette jeune ťpouse, il se
respecte lui-mÍme, il respecte sa profession demi-sacerdotale; il
respecte surtout cette chastetť d'honnÍte ťpouse qui, en disparaissant
de ces yeux et de ce front candide, leur enlŤverait l'accomplissement
de toute beautť, la vertu. Il se consacre seulement ŗ la voir, ŗ la
suivre, ŗ la cťlťbrer comme une divinitť visible pendant toute sa vie.
Son amour devient gťnie par la constance de ce jeune poŽte ŗ chercher
dans deux langues qui luttaient alors, le latin et l'italien, les
expressions, les rhythmes, les images les plus capables d'honorer
ťternellement celle qu'il aime. Il choisit l'italien, pour que le nom
de son idole retentisse plus loin dans la foule et donne ŗ ce nom
l'immortalitť des multitudes, la popularitť; il crťe une langue pour
la chanter!
XXXIII
Ses sonnets deviennent, en naissant, les proverbes de l'amour des
‚mes. Le nom de Laure de Noves se rťpand d'Avignon et de Vaucluse en
France et en Italie, comme si un ťcho invisible l'avait laissť tomber
du firmament et enseignť aux hommes. Laure elle-mÍme devient quelque
chose de sacrť, un mythe de l'amour.
Son amant ou son Platon se retire dans la solitude de Vaucluse, ŗ
distance de cette incomparable femme, pour n'en pas Ítre consumť de
trop prŤs; il la suit seulement, pendant toutes les pťriodes de sa vie
d'ťpouse et de mŤre, des yeux de l'‚me, pendant vingt ans. Elle meurt;
son poŽte ne meurt pas, mais l'‚me de son adorateur la suit d'en bas
dans le ciel et trouve dans son veuvage des accents d'une mťlancolie
pieuse qui sanctifient son deuil. Les sonnets dans lesquels il ťpanche
ses larmes et ses parfums sont comme des _psaumes_ de l'amour humain
et divin. Ce poŽte quitte la France, oý sa Laure n'est plus, et il
erre jusqu'ŗ sa vieillesse en Italie, de solitude en solitude, ŗ peine
mÍlť aux ťvťnements politiques ou religieux de son temps, dťsintťressť
de tout, indiffťrent ŗ tout, exceptť au souvenir de la beautť qu'il a
trouvťe ici-bas et qu'il revoit dans les perspectives de l'immortalitť
comme le plus beau et le plus doux des rayonnements de la Divinitť. Il
atteint de longues annťes, et il meurt le front et les lŤvres sur son
nom qu'il vient encore d'ťcrire avant que sa main se glace et se
sŤche dans le sťpulcre!
XXXIV
Qu'y a-t-il dans tout cela, dans ce jeune lťvite, dans cette belle
fiancťe, dans ces quelques sonnets ťcrits sous une grotte, jetťs au
vent de la Sorgues et recueillis par les couples amoureux d'Avignon,
qui soit de nature ŗ perpťtuer son contre-coup et son bruit ŗ travers
les siŤcles? Rien! il n'y a rien, exceptť une ‚me, une ‚me puissante,
sonore, mťlodieuse et profondťment touchťe; une ‚me qui vit dans
chacun de ces souvenirs, qui chante dans chacun de ces vers, qui
pleure, espŤre ou prie dans chacune des notes du clavier des ‚mes; et
ce rien c'est assez pour que le monde, ŗ perpťtuitť, soit aussi plein
des noms de Pťtrarque et de Laure que des noms de ceux qui ont conquis
ou rťvolutionnť le monde sous le pas de leurs armťes. Il y a des
cťlťbritťs pour l'oreille du vulgaire et des cťlťbritťs pour les
coeurs d'ťlite ici-bas; ces derniŤres sont moins retentissantes, mais
elles sont plus chŤres, plus sacrťes, plus consanguines, si l'on peut
parler ainsi, ŗ nos propres coeurs. Leur gťnie, c'est leur
sensibilitť; il leur a suffi de sentir profondťment, d'aimer
divinement pour devenir des puissances de sentiment; un clin d'oeil a
fait leur destinťe. Et si ces sensibilitťs profondes et dťlicates,
comme celle de Pťtrarque, ont ťtť douťes par la nature et par l'art du
don d'exprimer avec force, gr‚ce, naturel et harmonie leurs
enthousiasmes, de chanter leurs soupirs, de moduler leurs larmes, de
confondre leur passion profane pour une crťature divinisťe avec cette
passion sainte pour l'ťternelle beautť qui devient la saintetť de la
passion, alors ces ‚mes s'emparent du monde par droit de consonnance
avec tout ce qui sent, souffre ou aime comme elles ont aimť; car le
coeur de l'homme a ťtť fait, comme le bronze ou comme le cristal,
sonore; il vibre ŗ l'unisson de tous les autres coeurs crťťs de la
mÍme argile et susceptibles des mÍmes accords, dans le concert
universel des sensations. De toutes ces ‚mes consonnantes aux autres
belles ‚mes formťes pour la plus divine fonction de l'‚me, AIMER,
Pťtrarque est, selon moi, la plus justement immortelle ici-bas par
ses chants. Son sentiment est sincŤre, sa fiction est une histoire;
ses enthousiasmes ou ses gťmissements ne sont point des dťclamations,
mais des soupirs; ses larmes ne sont point puisťes dans les sources
antiques de Castalie ou de Blanduse, mais dans ses yeux; elles ont le
sel et l'amertume des vťritables larmes humaines. Ses vers, sobres
d'images, mais neufs d'expressions, sortent en petit nombre, non de sa
plume, mais de son coeur, comme des palpitations cadencťes de ce coeur
qui se rťpercutent sur sa page; la musique de ces sonnets ressemble
aux majestueux et graves murmures de la grotte de Vaucluse, qui
viennent de l'abÓme, qui sonnent creux, qui remplissent l'‚me, qui la
troublent et qui l'apaisent comme des ťchos souterrains des mystŤres
de Dieu. La langue dans laquelle ces vers s'ťpanchent ne semble avoir
ťtť composťe ni pour les hommes, ni pour les esprits dťlivrťs de leurs
corps; mais c'est une langue entre ciel et terre, entendue ťgalement
en haut et en bas, qui a de la terre la passion et la douleur, qui a
du ciel l'espťrance et la sťrťnitť. Ni HomŤre, ni Virgile, ni Horace,
ni Tibulle, ni Milton, ni Racine n'ont de tels vers, parce qu'aucun
d'eux n'a tant aimť ni tant priť. David seul a des versets de cette
nature dans ses Psaumes. Pour tout homme sensible qui comprend les
sonnets de Pťtrarque dans la langue oý ils ont ťtť pleurťs ou gťmis,
les sonnets du poŽte de Vaucluse sont un manuel qu'il faut porter sur
son coeur ou dans sa mťmoire comme un confident ou un consolateur dans
toutes les vicissitudes des attachements humains; ils calment comme
des versets de l'_Imitation_, et de plus ils enchantent par des
mťlodies intťrieures toujours en concordance du son et des sens. C'est
une musique qui aime et qui prie dans toutes ses notes; c'est le
psautier de l'amour et de la mort ici-bas; c'est le psautier de la
rťunion et de l'immortalitť lŗ-haut; c'est Pťtrarque! Heureuse
l'Italie d'avoir produit un tel psalmiste! Malheureuse l'Italie de le
nťgliger aujourd'hui pour dťifier des hommes dont les ťpopťes barbares
et les tragťdies dťclamatoires ne valent pas un sonnet de ce David de
Vaucluse.
LAMARTINE.
XXXIIIe ENTRETIEN.
PO…SIE LYRIQUE.
DAVID.
(2e PARTIE.)
ņ la fin du dernier Entretien sur la poťsie sacrťe nous comparions
David ŗ Pindare.
Quelle diffťrence d'accent, disions-nous, avec le poŽte lyrique de
Bethlťem! Dans Pindare, c'est l'imagination cultivťe; dans David,
c'est le coeur humain inculte qui ťclate.
Parcourons ses principales odes sacrťes en les rattachant ŗ sa vie.
I
Le jeune barde est dans la tente de SaŁl. SaŁl est inquiet de sa
destinťe en prťsence de l'armťe ennemie qui envahit les vallťes
intťrieures de son royaume; il tremble pour son peuple et pour sa
couronne; il se demande si son Dieu ne l'a pas abandonnť. David, qui
voit toutes ces pensťes sur le visage du roi, prend sa harpe, et,
s'associant en esprit aux angoisses d'esprit de son maÓtre, il chante,
en interrogeant Jťhovah et en se rťpondant comme par la bouche de
Jťhovah ŗ lui-mÍme. Lisez ce chant, bref comme un cri, dťsordonnť
comme une ode, affirmatif comme un oracle.
Nous traduisons nous-mÍme, en nous aidant pour le sens et pour les
moeurs de la traduction de M. Cahen, vťritable miroir du mot par le
mot, nouveau jour jetť sur la Bible.
II
ęPourquoi ces nations ont-elles bouillonnť dans leurs coeurs? Pourquoi
ces peuples ont-ils rÍvť dans leur esprit des nťants?
ęIls se sont dressťs contre nous, les chefs de la terre ennemie; ils
ont fait des pactes contre Jťhovah et contre son _consacrť_!
ęBrisons, brisons leurs courroies, et rejetons loin de nous le joug de
leurs boeufs qu'ils veulent nous imposer sur le cou!
ęCelui qui habite dans le firmament rira; il portera le dťfi ŗ leurs
complots, Jťhovah le Seigneur!
ęMoi, dit-il, j'ai versť l'huile sur mon roi; je lui ai versť l'huile
sur Sion, ma montagne de prťdilection!
ęVoici ce que m'a dit Jťhovah, ajoute ŗ l'instant le poŽte en se
transportant tout ŗ coup dans la personne et dans la pensťe de SaŁl,
devant qui et pour qui il chante.
ęJťhovah m'a dit: Tu es mon fils, je t'ai conÁu aujourd'hui dans mes
desseins!
ęDemande, et je te donnerai ces nations en hťritage et toute cette
terre pour domination!
ęTu les ťcraseras avec une houlette de fer, tu les concasseras en
morceaux comme l'oeuvre d'argile du potier!Ľ
Ici, comme transfigurť par l'enthousiasme, il apostrophe d'un vers
impťrieux les ennemis campťs sur l'autre rive du torrent de la vallťe
de Tťrťbinthe; il lui semble porter sa voix et son dťfi jusqu'ŗ leurs
oreilles:
ęEt maintenant, rois de la terre, entendez! Repentez-vous, juges et
chefs de la terre!
ęSoumettez-vous ŗ Jťhovah avec crainte, et rťjouissez-vous tout en
tremblant!
ęProsternez-vous dans la poussiŤre devant son _choisi_, de peur qu'il
n'entre en courroux et que vous ne pťrissiez tous sur son chemin!
Quand sa colŤre s'allume, heureux seulement ceux qui se confient en
lui!Ľ
III
Voilŗ cette premiŤre ode, ou psaume, apostrophe brŤve et incohťrente
comme l'insulte du guerrier provoquť ŗ son ennemi. Le poŽte s'adresse
d'abord aux envahisseurs du sol sacrť; puis ŗ Jťhovah, qu'il fait
parler par sa propre bouche pour rendre confiance ŗ SaŁl; puis ŗ SaŁl
auquel il se substitue tout ŗ coup pour lui faire tenir un langage
royal et rassurant pour lui-mÍme et pour son peuple; puis aux ennemis,
de nouveau, pour qu'ils se repentent, se soumettent et se rťsignent ŗ
la domination du _choisi_, de l'_ťlu_, du _sacrť_, c'est-ŗ-dire de
SaŁl!
Il y a peu de chants de guerre, s'il y en a, plus superbes et plus
religieux en mÍme temps que cette ode; elle dut retentir de la tente
de SaŁl dans toute l'armťe et jusque dans le camp de la rive opposťe,
parmi les ennemis de Jťhovah. La pensťe de ce Dieu, qui ťclate avec
les ťclairs et les grondements de sa foudre dans les paroles de son
poŽte, ajoute ŗ ce chant de guerre un caractŤre surnaturel, qui est,
par excellence, le caractŤre de la poťsie lyrique des Hťbreux.
Les moeurs pastorales du berger-prophŤte y sont retracťes avec une
naÔvetť terrible dans l'image des courroies avec lesquelles le
laboureur lie ses boeufs, et du joug rejetť au loin par le cou des
taureaux. Ce caractŤre religieux manque aux chants guerriers de
Tyrtťe. Ces chants n'ont pour notes que l'hťroÔsme, la patrie, la
gloire, mots sonores, mais vides de Dieu. Jťhovah remplit ceux de
David. On sent ŗ ces accents que SaŁl n'ťcoute pas en lui seulement un
barde d'IsraŽl, mais un inspirť de Jťhovah. Ce chant dut rendre la
sťcuritť ŗ son esprit et la vigueur ŗ son bras.
IV
En poursuivant la lecture de ces odes ou de ces psaumes, on croit voir
que, peu de jours aprŤs, le poŽte eut besoin pour lui-mÍme de la
consolation et de la confiance que sa harpe avait apportťes ŗ son roi.
Le deuxiŤme psaume est une ťlťgie sur son propre sort; on doit le
rapporter au moment oý SaŁl, jaloux, a voulu le percer de sa lance, oý
il lui a donnť, puis repris son amante Michaal, oý Jonathas a tirť sa
flŤche au delŗ de la pierre pour lui indiquer qu'il n'a de salut que
dans l'exil, oý tous les courtisans du roi et tous ses guerriers se
liguent contre le hťros-poŽte dont la gloire, la faveur et le gťnie
les consument de jalousie et de haine. …coutons cette ode, cette
ťlťgie, ou plutŰt ce sanglot de la harpe du proscrit.
ę‘ Jťhovah! qu'ils sont nombreux ceux qui me persťcutent! que
d'ennemis s'ťlŤvent contre moi!
ęCombien il y en a qui disent, en parlant de moi: ęIl n'y a point de
salut pour lui dans son Dieu!Ľ
On peut supposer entre ce vers et celui qui va suivre un long repos
rempli par un gťmissement en refrain de sa harpe, gťmissement
interrompu tout ŗ coup par ce cri de dťfi ŗ ses persťcuteurs et
d'assurance dans son Dieu:
ęMais toi, Jťhovah! mais toi, tu es mon bouclier, tu es ma gloire! Tu
me redresses la tÍte!
ęEt je l'appelle ŗ haute voix, et il m'entend du sommet de sa montagne
sainte!Ľ
Puis, avec la quiťtude d'un esprit qui ne redoute plus rien, il
continue sur un mode musical vraisemblablement plus lent et plus doux:
ęEt je m'ťtends sur ma couche, et je m'endors; et, aprŤs avoir dormi,
je me rťveille, car Jťhovah est l'oreiller de ma tÍte!
ęJe ne crains pas les multitudes d'ennemis portťs autour de moi!
ęLŤve-toi, Jťhovah! sauve-moi, mon Dieu! Frappe tous mes ennemis ŗ la
m‚choire; brise-leur les dents, ŗ ces impies!
ęLe salut est en Dieu! ses protections sont sur son peuple!Ľ
Quelle confiance assurťe en Dieu!
V
Ainsi rassurť par sa propre voix, comme l'homme qui marche dans les
tťnŤbres, David semble, dans l'ode suivante, s'abandonner en paix ŗ
des contemplations philosophiques, semblables ŗ celles qui
assaisonnent du sel sacrť des maximes les livres de Salomon, son fils,
ou des poŽtes persans d'une autre ťpoque. Ce n'est plus l'ode, c'est
la rťflexion chantťe; ce n'est plus le dťlire, c'est la sagesse. Cela
dut Ítre ťcrit dans sa vieillesse.
ęQuand je t'invoquerai, Ű Jťhovah! exauce ma priŤre. …largis l'espace
autour de moi quand je suis ŗ l'ťtroit dans ma dťtresse!
ęLe vulgaire dit: Qui nous enseignera la fťlicitť? Et nous, nous
disons: Jťhovah, fais luire sur nous la lumiŤre de ta face.
ęTu as mis ainsi plus de joie dans mon coeur que dans le coeur de ceux
dont tu multiplies le blť et le vin.
ęJe me couche et je me rendors tour ŗ tour, car c'est en toi que je me
repose!Ľ
On voit, par cette rťpťtition de la mÍme image du sommeil ŗ si peu de
distance, combien elle lui avait paru naturelle et expressive ŗ la
fois pour figurer sa sťcuritť en Dieu, et combien il se complaisait ŗ
la reproduire presque dans les mÍmes termes. C'est qu'en effet il n'y
en a point de plus figurative que ce sommeil et ce rťveil alternatifs
des paupiŤres et de l'esprit de l'homme, qui attestent le cours
rťgulier et paisible de son sang, ruisseau de sa vie.
VI
La cinquiŤme ode ne se rapporte, croit-on, ŗ aucune circonstance
personnelle de la vie de David. Si nous avons bien compris la vie du
poŽte, cette ode a ťtť composťe, selon nous, pour le soulagement
mental de SaŁl, pendant la seconde ou la troisiŤme pťriode de son
ťgarement mental. C'est un gťmissement et une invocation au nom du roi
abattu par la souffrance, que David chante pour son maÓtre sur sa
harpe auprŤs de son lit; c'est l'ťlťgie du malade.
En voici seulement quelques strophes:
ę‘ Jťhovah! ne me rebrousse pas si violemment dans ta colŤre! Dans ton
irritation ne me dťtruis pas!
ęFais-moi misťricorde, car je suis extťnuť; soulage-moi, car mes
membres sont disloquťs,
ęEt ma vie chancelle en moi!... Mais toi, Jťhovah, jusqu'ŗ quand?...Ľ
Y a-t-il dans la gamme des douleurs humaines un cri plus capable de
tout peindre sans l'exprimer et de faire violence par le silence mÍme
ŗ la compassion de Dieu que ce: Jusqu'ŗ quand?... suivi sans doute
dans le chant d'un front abattu du poŽte sur sa harpe et d'un long
silence de son instrument?
VII
AprŤs ce silence, l'espoir revient au malade: ęOh! reviens ŗ mon aide,
reprend le poŽte; reviens, Jťhovah! Dťlivre mon ‚me! assiste-moi, non
ŗ cause de moi, mais ŗ cause de ta compassion divine!Ľ
Puis, comme s'il se repentait de s'Ítre trop effacť lui-mÍme, comme
s'il voulait prendre Jťhovah par sa gloire et le cointťresser ŗ la
dťlivrance de SaŁl par le souvenir reconnaissant que les vivants seuls
gardent de ses bienfaits:
ęCar, s'ťcrie-t-il, la mort n'a point de mťmoire, et dans la caverne
(dans le sťpulcre) qui est-ce qui chantera ton nom?Ľ
Puis le mal se fait de nouveau sentir, et l'ťlťgie reprend:
ęJe me suis fatiguť de gťmir; toutes les nuits je mouille de mes
larmes ma couche! j'en arrose l'oreiller de ma tÍte!
ęMon visage s'amaigrit de mes angoisses; la multitude de mes douleurs
vieillit avant le temps ma face.Ľ
Ici on ne sait quel esprit soudain de jubilation et d'innocence
saisit tout ŗ coup le poŽte et le malade. L'ťlťgie se transfigure en
hymne, la harpe change de mode; l'infirme, qui se sent apparemment
soulagť, lance en trois strophes sa reconnaissance ŗ Dieu, la menace
et l'insulte aux ennemis de celui qui l'a guťri.
ęLoin de moi! loin de moi les fabricateurs d'iniquitťs! car Jťhovah a
exaucť le murmure de mes larmes.Ľ
Quelle expression, qui donne une voix aux larmes et qui fait
comprendre ŗ Dieu les plaintes de l'eau, ces cascades du coeur tombant
des yeux de ses crťatures!
ęAinsi Jťhovah a exaucť mes plaintes! Jťhovah a recueilli mes
invocations!Ľ
Puis enfin l'idťe de la patrie sauvťe avec lui remonte ŗ l'esprit du
roi soulagť. On le voit se redresser sur son sťant ŗ la voix de son
barde, et il s'ťcrie sans transition, dans une derniŤre strophe
accompagnťe sans doute d'un cri martial et d'un geste menaÁant ŗ ses
ennemis:
ęDisparaissez! soyez confondus! soyez foudroyťs d'effroi, Ű mes
ennemis! Fuyez confondus avec la rapiditť de la paupiŤre qui s'ouvre
et qui se ferme sur l'oeil!Ľ
VIII
L'ode suivante est une justification par serment que David se chante ŗ
lui-mÍme des accusations injustes portťes par SaŁl contre sa fidťlitť.
L'ode finit par une imprťcation fulminante du poŽte contre ses
calomniateurs:
ęLŤve-toi, Jťhovah mon Dieu! lŤve-toi contre eux! accomplis ce que tu
as dťcrťtť sur eux!
ęQue la perversitť des mauvais ait un terme! Replace le juste debout!
Tu es ma cuirasse!
ęSi le pervers ne se repent pas, Jťhovah tend son arc et vise.Ľ
Il paraÓt ici que le poŽte, justifiť et vengť, se complaÓt ŗ chanter
un cantique de reconnaissance, et l'on retrouve, avec quelques images
plus suaves, les images grandioses du livre de Job dans cet hymne.
Qu'on en juge.
ę‘ Jťhovah! Ű notre Dieu! que ton nom est resplendissant sur toute la
terre, tandis qu'il resplendit si magnifiquement dans le ciel!
ęDans la bouche des enfants et sur les lŤvres qui tettent encore le
lait, tu as mis tes louanges ŗ la confusion de tes ennemis.
ęQuand je vois le firmament, ouvrage de tes mains; quand je contemple
cette lune et ces ťtoiles que tu as semťes...Ľ
L'humilitť ici succŤde sans transition, ou plutŰt par une transition
tacite et naturelle, ŗ l'extase.
ęQu'est-ce que l'homme, fils de la mort, pour que tu penses ŗ lui?
Qu'est-ce que le fils de l'homme, pour que tu t'en souviennes?Ľ
Mais un juste orgueil, dťrivant de la grandeur de sa destinťe, arrÍte
tout ŗ coup le poŽte et le fait passer de l'humilitť de sa condition
de fils de la mort ŗ l'orgueil de sa destinťe morale.
ęTu l'as placť dans l'ťchelle de tes Ítres, Ű Jťhovah! ŗ peine un peu
au-dessous des …loÔm (les anges, esprits intermťdiaires entre Jťhovah
et ses crťatures).
ęTu l'as couronnť de splendeur et de royautť! Tu l'as constituť
dominateur des ouvrages mÍme de tes mains! Tu as mis l'univers sous la
plante de ses pieds!
ęLa brebis, le boeuf, tout, et aussi les animaux sauvages des forÍts!
ęL'oiseau et les poissons de la mer! ils se fraient des chemins sur
les vagues!...
ę‘ Jťhovah! que ton nom est sublime sur toute la face de la terre!Ľ
Que chanterions-nous de mieux aujourd'hui aprŤs ce _Te Deum_ de l'‚me,
tour ŗ tour abaissťe jusqu'ŗ la poussiŤre et relevťe jusqu'aux ťtoiles
par la contemplation de l'oeuvre de Dieu en soi et hors de soi?
IX
Mais le vťritable _Te Deum_ de David, que les commentateurs ont placť
sous le nombre 18 de ses chants lyriques, est celui qu'il ťcrivit et
chanta aprŤs les victoires qui lui donnŤrent le trŰne. Le dťsordre des
vers atteste le dťsordre de son enthousiasme. La strophe est brŤve
comme le cri presque inarticulť. …coutez ces quelques ťjaculations
brŻlantes oý le traducteur hťbreu a concentrť le feu du cantique dans
sa langue:
ęJe disais: Je t'aime! Dieu! toi, ma force!
ęToi, mon rocher, ma forteresse!
ęToi, mon Dieu! mon rocher, ma forteresse!
ęJe m'abrite en toi!
ęDe son palais il entendit ma voix.
ęMes cris entrŤrent dans ses oreilles. La terre convulsive trembla,
les fondements des montagnes chancelŤrent, parce qu'il s'irrite, mon
Dieu, contre mes ennemis.
ęUne fumťe sortit de ses narines,
ęLa flamme de sa bouche.
ęElle aurait allumť des charbons!
ęIl fit descendre les cieux sous lui et descendit sur un ocťan de
tťnŤbres.
ęMontť sur un _Chťrubin_, il prit son vol.
ęIl plana sur les ailes du vent;
ęIl replia dans l'obscuritť sa demeure, sa tente des nuťes autour de
lui.
ęPartout des vagues profondes, d'ťpaisses nuťes!...
ęPar le seul souffle de ses narines.
ęLes fondements de la terre furent dťnudťs!Ľ
X
AprŤs cette idťe formidable de la puissance de son protecteur, le
poŽte vainqueur et couronnť revient ŗ lui et se rend ŗ lui-mÍme un
fier hommage pour ses vertus.
ęJťhovah me rťtribue selon ma foi en lui!
ęCar toutes ses inspirations sont ma loi!
ęJe suis sans tache devant lui!
ęJe me prťserve de l'injustice!
ęIl me rťtribue selon ma foi,
ęSelon l'innocence de mes mains devant ses yeux!
ęTu es bon avec les bons!
ęTu es juste avec les justes!
ęTu es pur avec les purs!
ęTu allumes toi-mÍme la lampe dans mon ‚me, Jťhova! tu fais resplendir
mes tťnŤbres!
ęQuel autre Dieu y a-t-il que Jťhovah?
ęQuel autre rocher que lui?
ęIl ťgale la vitesse de mes pieds aux pieds des biches!
ęIl me transporte sur les hauteurs inaccessibles des montagnes!
ęIl solidifie mes muscles pour le combat,
ęEt ma main bande l'arc d'airain!
ęIl ťlargit sous moi la plante de mes pieds,
ęEt mes talons ne glissent pas!
ęMes ennemis crient vers Jťhovah...
ęMais point de salut! il ne leur rťpond pas!
ęJe les fais ťvanouir comme la poussiŤre le vent!
ęJe les foule comme la fange des chemins!
ęTu me fais chef des peuples;
ęLes fils de l'ťtranger me servent et m'exaltent.
ęVive Jťhovah! vive mon rocher!
ęQue le Dieu de mon salut soit glorifiť!
ęVoilŗ pourquoi je le chante parmi les multitudes!Ľ
XI
Et il le chante en effet dans les hymnes d'adoration qui suivent ce
chant de triomphe avec une magnificence de parole ťgale ŗ la
magnificence des oeuvres divines qu'il cťlŤbre.
ęLes cieux racontent la gloire de Dieu; le firmament prophťtise
l'oeuvre de ses mains!
ęL'aurore parle ŗ l'aurore, et la nuit enseigne ŗ la nuit ses
mystŤres.
ęPoint de parole ici-bas et lŗ-haut qui soit vide de lui!
ęL'ťcho de ces louanges retentit dans tout l'univers. Il a dressť une
tente pour le soleil; et lui (le soleil), comme un nouvel ťpoux
sortant de sa couche, s'ťlance, ivre de joie, pour parcourir sa
carriŤre.
ęIl part du bord des cieux, et sa course s'ťtend jusqu'ŗ l'autre bord;
rien ne peut ťchapper ŗ sa chaleur!Ľ
Puis, passant sans transition de l'ordre matťriel ŗ l'ordre moral, le
poŽte chante en strophes rťflťchies la sagesse de Jťhovah empreinte
dans la conscience de l'homme vertueux.
Puis un chant pour inspirer la confiance au peuple la veille des
batailles:
ęCeux-ci se confient dans leurs chariots de guerre, ceux-lŗ dans leurs
chevaux de bataille; mais nous, Jťhovah, dans ton nom!Ľ
XII
Mais les vicissitudes de l'‚me du poŽte suivent les vicissitudes de la
destinťe humaine. Le voilŗ, dans sa vieillesse, proscrit de son palais
par ses fils ingrats, errant dans son royaume sans y trouver une
pierre stable pour reposer sa tÍte. …coutez-le:
ęJťhovah! Jťhovah! mon Dieu! pourquoi m'as-tu abandonnť?
ęPourquoi si loin de ton oreille aujourd'hui mes cris qui appellent
ton secours, et mes cris vers toi?
ęMon Dieu! je rugis de douleur le jour et tu ne rťponds pas! La nuit
je ne trouve ni repos de corps ni repos d'esprit!
ęJe suis un vermisseau ťcrasť, et non un homme! Tous ceux qui me
voient passer desserrent les lŤvres pour rire de moi et secouent la
tÍte avec dťrision!
ęPlains-toi ŗ Jťhovah et il te relŤvera,Ľ ajoute-t-il avec le dťsordre
d'une pensťe qui succŤde ŗ l'autre sans attendre qu'elle soit achevťe
dans l'esprit. Il se rassure par la mťmoire de ce que son Dieu a fait
jadis pour lui:
ęTu m'as tirť du ventre de ma mŤre; sur le sein de ma mŤre tu m'as
bercť, endormi!
ęJe tombai sur ton sein en sortant du sein de ma mŤre; dŤs ma sortie
du ventre de ma mŤre, c'est toi qui fus mon Dieu!
ęNe t'ťloigne pas de moi tout ŗ fait, car l'angoisse approche!
ęDes multitudes de taureaux m'environnent; les taureaux de Basan m'ont
assailli!Ľ
Il s'apitoie sur lui-mÍme:
ęJe m'ťcoule comme l'eau; tous mes os se disloquent; mon coeur s'est
fondu comme la cire. Ma vigueur s'est dessťchťe comme l'argile; ma
langue s'est collťe ŗ mon palais; tu m'as rťduit ŗ une pincťe de
poussiŤre trouvťe dans le sťpulcre!
ęJe compte mes os. Eux, les chiens, me regardent et assouvissent de
mon squelette leurs regards!
ęIls se partagent mes habits entre eux et sur mon manteau ils jettent
le de du sort!
ęH‚te-toi, mon Dieu! h‚te-toi!...Ľ
Puis, comme s'il ťtait dťjŗ secouru:
ęJe dirai ton nom ŗ mes frŤres; au milieu de l'assemblťe du peuple je
chanterai ton nom!Ľ
On chercherait en vain dans toute la poťsie antique ou moderne de
telles prostrations de l'‚me exprimťes par de telles figures de style
et de tels redressements de l'espťrance rendus par de tels
enthousiasmes de la piťtť. Le verset bondit de la terre au ciel, du
ciel ŗ la terre, comme le coeur du poŽte ou comme les taureaux de
Basan. On s'ťtonne que les cordes de la harpe ne se soient pas brisťes
sous de si fortes touches. Si le coeur humain ťtait devenu harpe,
c'est ainsi qu'il aurait rťsonnť!
XIII
On retrouve un peu plus loin tous les souvenirs naÔfs de la vie du
berger dans la poťsie du prophŤte et du roi. Il se compare aux brebis
qu'il conduisait dans son enfance sur les collines et aux rťservoirs
des montagnes de Bethlťem, sa patrie.
ęJťhovah est mon berger! Je ne manquerai de rien. Il me fait parquer
dans les herbes vertes, il me chasse vers les eaux transparentes.
ęQuand je marche dans la vallťe de l'ombre de la mort je ne crains pas
qu'il m'arrive du mal; ta houlette et ton bras sont ma sťcuritť.
ęLa coupe est pleine pour moi!Ľ
L'enthousiasme toujours figurť du vrai poŽte le ressaisit aussitŰt; il
chante d'une voix immortelle l'entrťe triomphale de Dieu dans ses
mondes par les portes immenses des ťternitťs.
ę…cartez-vous! ouvrez-vous, portes de l'ťternitť! …cartez-vous! que le
Roi de gloire entre dans ses empires!
ęQui est donc le Roi de gloire? disent les portes. C'est Jťhovah!
c'est le Tout-Puissant! c'est le Fort! Jťhovah, le Fort dans la
bataille!
ęPortes, ťcartez-vous! portes de l'ťternitť, ouvrez-vous, que le Roi
de gloire entre! Qu'il entre, le puissant, le fort Jťhovah _Tsebaoth_!
C'est lui qui est le Roi de gloire!...Ľ
XIV
Quelles tendresses ‚pres dans les odes mystiques qu'il soupire, plus
qu'il ne les chante, sur la terrasse dans son palais de Sion, dans la
paix de ses jours prospŤres!
ęJe n'ai demandť qu'une chose ŗ Jťhovah, c'est la seule ŗ laquelle
j'aspire: demeurer dans la demeure de Jťhovah tous les jours de ma
vie; goŻter la douceur de mon Dieu, habiter avec lui dans son temple;
ęCar il me cache dans sa cabane au temps de l'adversitť.
ęC'est de lui que mon coeur dit: Recherchez sa prťsence! Je
rechercherai ta prťsence, Ű Jťhovah!
ęMon pŤre et ma mŤre m'ont abandonnť, mais Jťhovah me recueille!Ľ
La note hťroÔque se retrouve au mÍme instant sur la corde.
ęTerrible est le nom de Jťhovah!
ęElle brise les cŤdres! Jťhovah de sa voix brise les cŤdres, les
cŤdres du Liban!
ęLa voix de Jťhovah souffle l'incendie!
ęElle soulŤve le dťsert, elle fait ondoyer le dťsert de CadŤs!
ęElle ťpouvante les biches, elle fait tomber les feuilles des forÍts!
ęMais sa colŤre ne dure qu'un clignement de ses yeux, sa misťricorde
dure toute la vie! Le soir les larmes entrent dans sa demeure; le
matin, la joie!
ęDans tes mains je couche ma vie!
ęApprochez, petits enfants, ťcoutez-moi; je vous enseignerai la
crainte de Dieu!
ęLa vieillesse approche.
ęVoilŗ que tu as mesurť mes jours par la paume de ta main,Ľ
chante-t-il ŗ Dieu, ęet l'espace que j'ai parcouru est devant toi
comme nťant!
ęL'homme se montre et s'ťvanouit comme un fantŰme; hťlas! il fait un
petit bruit, il accumule sans savoir qui recueillera!
ęComme la biche soupire aprŤs l'eau des fontaines, ainsi mon ‚me aprŤs
toi!
ęJ'ai soif du Dieu vivant!Ľ
Il est malade; la tristesse lui remonte du coeur comme la lie d'un
vase.
ęMes larmes deviennent ma nourriture quand j'entends dire autour de
moi tout le jour: Oý donc est ton Dieu?
ęL'abÓme crie ŗ l'abÓme au bruit de la chute des torrents: Toutes tes
ondes et toutes tes ťcumes ont roulť sur moi!Ľ
XV
Le philosophe se rťvŤle aussitŰt aprŤs dans le poŽte. Il cťlŤbre
l'immatťrialitť de Jťhovah pour apprendre au peuple ŗ discerner l'idťe
divine de l'image et le culte visible de l'Ítre invisible.
ęEst-ce que je mange la chair des taureaux?Ľ fait-il dire ŗ Jťhovah;
ęest-ce que je bois le sang des boucs?
ęSi j'avais faim, je ne te le dirais pas, car il est ŗ moi l'univers
et tout ce qui l'habite.
ęOffre ŗ Dieu, Ű homme! ta reconnaissance et rends-lui l'hommage que
tu lui dois!
ęLe sacrifice agrťable ŗ Dieu, c'est un esprit prosternť sous sa
main!Ľ
Le spectacle du monde le trouble, lui fait regretter la solitude.
ęQue n'ai-je les ailes de la colombe! Je m'envolerais, et je
chercherais l'abri et la paix!
ęJe fuirais loin, bien loin, et j'habiterais la nuit dans les lieux
dťserts!
ęPlus vite que le vent des tempÍtes je m'enfuirais vers mon refuge.Ľ
Lŗ une misanthropie terrible et sublime contre les infidťlitťs des
affections humaines et contre les calomnies!
ęCe ne sont pas les ennemis qui m'outragent!Ľ s'ťcrie le poŽte; ęc'est
toi, homme, qui avais ma confiance, ma tendresse, mes secrets!
ęEnsemble nous ťchangions de doux entretiens en montant ensemble tout
attendris ŗ la maison de Dieu!
ęLe soir, le matin, au milieu du jour, je soupire et je gťmis!
ęSes discours ťtaient plus onctueux et plus pťnťtrants que l'huile,
mais c'ťtaient des glaives hors du fourreau!
ęLes dents des fils de l'homme sont des dards et des flŤches, et leur
langue a le tranchant du fer!Ľ
Il s'encourage ŗ tout supporter dans le Seigneur.
ęRťveille-toi, ma gloire passťe! rťveillez-vous, ma lyre et ma harpe!
Avec vous je rťveillerai moi-mÍme l'aurore matinale dans le ciel!
ęQue ces pervers se fondent comme la pluie, comme le limaÁon qui se
fond en traÓnant sur la terre humide, comme l'avorton nť avant terme
et qui n'a pas vu la lumiŤre!
ęQu'ils s'ťvaporent plus vite que l'eau de vos chaudiŤres ne sent la
flamme des ťpines qui la font frťmir dans le vase;
ęEt que l'on dise: Il y a un Dieu!
ęNe les tue pas, ces mťchants, Seigneur!
ęMais qu'ils reviennent le soir aboyer, comme des chiens errants,
autour de la ville!
ęMais moi je ferai rťsonner ma harpe ŗ ta gloire!
ęLes fils de l'homme ne sont que nťant; s'ils ťtaient tous ensemble
dans le plateau de la balance, un souffle de ta bouche sur l'autre
bassin les ferait monter!Ľ
XVI
Il chante ailleurs un chant de reconnaissance pour les laboureurs et
pour les pasteurs:
ęTu couves la terre et tu la fťcondes! La riviŤre se remplit d'eau
jusqu'aux bords; tu leur sŤmes le blť, tu arroses le sillon, tu
l'amollis, tu lui commandes de vťgťter, tu couronnes l'annťe de tes
dons, et dans tous les sentiers s'ťpanche l'abondance. Les plaines du
dťsert en dťbordent, les collines sont enceintes de joie, les prťs
sont couverts d'agneaux, les vallťes vÍtues de moissons; on est dans
la joie et on chante!
ęLorsque vous vous reposez entre les rigoles de vos champs, les ailes
de la colombe vous semblent revÍtues d'argent et ses plumes d'un or
jaune!Ľ
Thťocrite est ťgalť par ces images; mais dans Thťocrite l'imagination
seule est satisfaite. Ici c'est l'‚me qui fait remonter toutes ces
dťlices de la crťation ŗ leur auteur, et qui de sa voluptť fait un
holocauste.
Oý est Pindare, oý est Horace, quand on a goŻtť la saveur sťvŤre d'une
pareille poťsie?
XVII
La corde grave et triste reprend bientŰt l'accent de cette mťlancolie
que ce grand poŽte a ťpanchťe, avant nous et mieux que nous autres
modernes, de son ‚me. C'est pendant son exil sur les montagnes.
ęJe suis devenu inconnu ŗ mes frŤres; oui, ťtranger aux fils de ma
mŤre!
ęJe fais un sac de mes habits, et je deviens pour eux un sujet de
confabulation!
ęCeux qui sont assis sur leurs portes parlent contre moi, et les
chansons de ceux qui boivent des liqueurs enivrantes sont ťgayťes de
mon nom!
ęL'humiliation me comprime le coeur. Je tombe en dťfaillance, j'espŤre
Ítre plaint. Mais non; je cherche des consolations, mais il n'y en a
pas.
ęIls ont jetť du fiel sur ce que je mange et du vinaigre dans ce que
je bois...
ęMais mes chants plaisent ŗ Jťhovah plus que leurs boeufs avec leurs
cornes et leurs sabots!Ľ
XVIII
Le problŤme de la fťlicitť des mťchants, qui agitait Job jusqu'ŗ la
sueur de son front, agite David ŗ son tour; il l'exprime dans une ode
ťgale en doute ŗ celle du patriarche de Hus.
ęIls ne partagent pas les misŤres de nous autres mortels: l'orgueil
est le collier qui relŤve leur tÍte; la violence est leur vÍtement.
ęņ force de graisse leurs yeux sortent de leurs orbites; leurs dťsirs
satisfaits dťbordent. Ils boivent ŗ longs traits les eaux d'iniquitť,
et ils disent: Comment Dieu le saura-t-il?
ęEt moi, c'est donc en vain que j'ai purifiť mon coeur?
ęTes ennemis ťlŤvent leur drapeau contre tes propres drapeaux pour
qu'on les aperÁoive de loin, comme le bŻcheron qui ťlŤve la cognťe
au-dessus de sa tÍte dans une ťpaisse forÍt.
ęN'abandonne pas au serpent l'‚me de la tourterelle, Seigneur!
ęJe dis aux superbes: N'ťlevez pas si haut votre front; car ce n'est
ni de l'orient, ni de l'occident, ni du septentrion, ni du dťsert que
vient la fortune. Dieu seul est roi!
ęJe me console en pensant aux jours d'autrefois, aux annťes du temps
qui a coulť!
ęJe me souviens de mes chants pendant la nuit, et je retourne mon
coeur pour mťditer dans mon esprit!Ľ
Il se rappelle le passage de la mer Rouge.
ęLes eaux t'ont vu, Seigneur! les eaux t'ont vu et elles ont
bouillonnť d'effroi! Les abÓmes ont remuť!
ęTu passas ŗ travers la mort, et on ne revit pas mÍme l'empreinte de
tes pas.Ľ
Tout ŗ coup, dans une sťrie de cantiques, il chante en hymne l'ťpopťe
du peuple de Dieu. Depuis MoÔse jusqu'ŗ lui, il recompose toutes les
destinťes de sa race. Chaque rťcit est un prodige, et chaque prodige
fait ťclater sur sa harpe un cri de bťnťdiction. C'est le poŽme
national d'un peuple exclusivement thťocratique, chantť aux pieds de
ses autels par un pontife-roi.
L'ťpopťe finit par ses propres aventures:
ęIl fit choix de David, son esclave, et il le tira d'un parc de
brebis!Ľ
Cette revue lyrique des temps ťcoulťs et des prodiges accomplis le
rend plus pieux et plus poŽte.
ęMoi,Ľ dit-il, ęmon ‚me languit aprŤs tes parvis! Mon coeur et ma
chair te chantent, Ű Dieu vivant!
ęLe passereau trouve sa demeure, l'hirondelle un nid pour ses petits,
tes autels ŗ moi! Heureux ceux qui habitent ta demeure!
ęUn jour ŗ l'ombre de ton temple vaut mieux que mille dans les tentes
des pervers.
ęOu poŽte, ou joueur de flŻte, toutes mes pensťes sont ŗ toi!Ľ
XIX
Le quatriŤme livre commence par une ode imitťe de MoÔse, qui semble
rťcapituler toute la sagesse des ancÍtres et toutes les vanitťs de la
vie humaine en dehors de Dieu.
ęAvant que les montagnes fussent nťes, avant que les cieux et la terre
fussent ťclos de l'ťternitť jusqu'ŗ l'ťternitť, tu es Dieu!
ęTu pulvťrises l'homme et tu lui dis: Renais;
ęCar mille ans ŗ tes yeux sont comme le jour d'hier qui a ťtť et comme
une faction montťe dans la nuit!
ęTu rťpands l'humanitť comme l'eau; ils sont, les hommes, comme un
sommeil, comme une herbe nťe du matin!
ęņ l'aurore elle fleurit et passe, le soir elle est dessťchťe et
morte!
ęLe nombre de nos annťes est de soixante-dix ans ŗ quatre-vingts ans
pour les plus robustes; puis le fil de nos jours est coupť en un clin
d'oeil, et nous ne sommes plus!
ęEnseigne-nous ŗ compter ces jours, afin que nous leur fassions
rapporter les fruits de la sagesse!
ęQue tes oeuvres me rťjouissent ŗ contempler, Ű mon Dieu! Que j'aime ŗ
les chanter, soit sur l'instrument ŗ dix cordes, soit sur le _nťbel_,
soit dans des hymnes mťditťes sur la harpe!
ęLe juste fleurit comme le palmier; il monte comme le cŤdre, il
fructifie encore dans sa vieillesse!Ľ
L'ťvidence de la Providence lui est rťvťlťe ailleurs dans deux versets
aussi saillants d'expression qu'irrťfutables de pensťe.
ęCelui qui a _plantť_ l'oreille n'entendra-t-il pas? et celui qui a
aplani l'oeil ne verra-t-il pas?Ľ
Il chante jusqu'ŗ sa politique dans la cinquante et uniŤme ode; il
chante jusqu'ŗ son agonie dans la suivante.
ęMes jours s'ťvaporent comme une fumťe; mes os sont consumťs comme un
tison au feu.
ęņ force de gťmir ma chair s'attache ŗ mes os.
ęJe ressemble au pťlican du dťsert; je suis devenu comme le hibou
habitant des ruines.
ęJe veille et je deviens comme le passereau solitaire sur le toit!
ęMon ‚me est collťe ŗ la poussiŤre. Ranime-la, selon ta promesse!
ęConstamment, Seigneur, je porte ma vie dans ma main, et je te
l'offre!
ęJe lŤve mes yeux vers les montagnes d'oý me viendra ton secours!
ęDe mÍme que les yeux de l'esclave sont fixťs sur les mains de son
maÓtre, de mÍme que les yeux de la servante sont attachťs aux mains de
sa maÓtresse, de mÍme, Ű Jťhovah! mes yeux sur mon Dieu!...
ęRamŤne, Ű Jťhovah! nos captifs comme l'eau des torrents sur une terre
nue!
ęCeux qui sŤment dans les larmes moissonneront dans la joie.
ęIl s'en allait devant lui et pleurait en marchant, celui qui portait
le sac des semailles; il revient joyeux et chargť de gerbes!
ęMon ‚me t'attend, mon Dieu, plus impatiemment que les gardes de nuit,
aux portes de la ville, n'attendent le matin!
ęJ'ai apaisť _devant toi_ et assoupi mon ‚me comme un enfant sevrť qui
est sur les bras de sa mŤre; comme un enfant sevrť mon ‚me est
assoupie de confiance en moi!Ľ
Oý trouver sur la lyre antique des notes de flŻte semblables ŗ celle
de ce berger?
XX
Et comme chaque trait des moeurs pastorales ou sacerdotales lui
fournit une image ou simple, ou neuve, ou douce, ou forte, ou
inattendue! …coutez-le prÍcher la rťconciliation et la concorde ŗ ses
fils.
ęQu'il est doux et qu'il est agrťable que les frŤres habitent ensemble
dans la paix!
ęMoins douce et moins parfumťe est l'huile rťpandue sur la tÍte, qui
coule de lŗ sur la barbe, barbe d'Aharon, et qui coule de sa barbe
jusque sur les bords de son habit sacerdotal!
ęMoins douce est la rosťe qui descend sur les collines d'Hermon!Ľ
Et comme la figure de l'enthousiasme, la rťpťtition, mise par lui en
refrain dans la bouche du choeur ou du peuple, ajoute le
retentissement d'une foule ŗ l'accent jailli d'une seule ‚me!
…coutez!
LE POňTE.
ęGlorifiez Jťhovah, car il est bon; car sa misťricorde est ťternelle!
LE CHOEUR.
ęGlorifiez le Dieu des dieux, car il est bon; car sa misťricorde est
ťternelle!
LE POňTE.
ęņ celui qui a ťtť l'architecte intelligent du firmament!
LE CHOEUR.
ęCar sa misťricorde est ťternelle!
LE POňTE.
ęņ celui qui a couchť la terre sur les eaux!
LE CHOEUR.
ęCar sa misťricorde est ťternelle!
LE POňTE.
ęņ celui qui allume les grandes lampes du firmament!
LE CHOEUR.
ęCar sa misťricorde est ťternelle!
LE POňTE.
ęņ celui qui a fait le soleil pour le jour!
LE CHOEUR.
ęCar sa misťricorde est ťternelle!
LE POňTE.
ęņ celui qui a fait la lune et les ťtoiles pour les nuits!
LE CHOEUR.
ęCar sa misťricorde est ťternelle!
LE POňTE.
ęņ celui qui a fendu en blocs la mer de joncs (la mer Rouge)!
LE CHOEUR.
ęCar sa misťricorde est ťternelle!Ľ
Et ainsi de suite pour toutes les phases de l'histoire nationale oý
Jťhovah a signalť sa protection sur IsraŽl.
Horace chantait-il un tel _PoŽme sťculaire_ aux Romains?
Tyrtťe a-t-il, dans l'ťlťgie patriotique, des plaintes ťgales ŗ celles
qui pleurent et grondent dans les strophes suivantes?
ęAu bord des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous
pleurions.
ęAux saules de leurs rivages nous avions suspendu nos harpes!
ęChantez-nous quelques-uns des chants de Sion, votre patrie, nous
disaient, en nous commandant la joie, les oppresseurs qui nous
retenaient en captivitť.
ęComment chanterions-nous les chants de Jťhovah ŗ la terre ťtrangŤre?
ęSi je pouvais t'oublier, Ű Jťrusalem! que ma main droite m'oublie
moi-mÍme!
ęSi je pouvais ne plus penser nuit et jour ŗ toi, si je ne te plaÁais
plus, Ű ma Jťrusalem! sous ma tÍte, que ma langue reste collťe ŗ mon
palais!
ęFils de Babylone, _la rosťe du sol_! tremblez, etc., etc.Ľ
L'ťlťgie du captif finit par l'imprťcation sourde contre l'oppresseur.
XXI
Tout finit par un choeur de louange ŗ Dieu, auquel le poŽte convie
tous les peuples, toutes les bouches, tous les instruments ŗ corde ou
ŗ vent de la musique sacrťe, tous les ťlťments et tous les astres!
Sublime finale de cet opťra de soixante ans, chantť par le berger, le
hťros, le roi, le vieillard dans les psaumes!
ęChantez le Seigneur dans les profondeurs du firmament!
ęChantez-le, vous ses anges! vous ses armťes!
ęSoleil et lune, chantez! chantez, vous, astres lumineux! ťtincelantes
constellations!
ęVoŻtes des cieux, chantez! Chantez, vastes eaux qui flottez
au-dessous des cieux!
ę…clairs, grÍle, neige, brouillards, vents des tempÍtes qui exťcutez
ses paroles, chantez!
ęMontagnes, collines, arbres qui portez des fruits, cŤdres _qui portez
l'ombre_, chantez!
ęJeunes hommes, jeunes vierges, adolescents, vieillards, chantez!
ęCťlťbrez son nom par des danses, par des fanfares ŗ sa gloire sur la
peau du tambour et sur la corde du kinnor (la harpe)!
ęCťlťbrez-le dans son temple! cťlťbrez-le dans son firmament!
ęCťlťbrez-le par le dťchirement du son de la trompette! cťlťbrez-le
par le nťbel ŗ dix cordes!
ęCťlťbrez-le par la flŻte et par les cymbales retentissantes!
ęQue tout ce qui a le souffle dise: Jťhovah! Dieu!...Ľ
Voilŗ l'enthousiasme presque inarticulť du poŽte lyrique, tant les
paroles se pressent confusťment sur ses lŤvres, qui s'emporte ŗ sa
vraie source, ŗ Dieu, comme les flocons de la fumťe d'un incendie de
l'‚me par un vent d'orage! Voilŗ David, ou plutŰt voilŗ le coeur
humain avec toutes les notes que Dieu a permis de rendre sur la terre
ŗ cet instrument de douleur, de larmes, de joie ou d'adoration! Voilŗ
la poťsie sanctifiťe ŗ sa plus haute expression! Voilŗ le vase des
parfums brisť sur le parvis du temple et rťpandant ses odeurs du coeur
de David dans le coeur du genre humain presque tout entier! Car,
hťbraÔque, chrťtienne ou mÍme mahomťtane, toute religion, tout
gťmissement, toute priŤre a recueilli une goutte de ce vase rťpandu
sur les hauteurs de Jťrusalem pour en faire un de ses accents. Ce
petit berger est devenu le maÓtre des choeurs sacrťs de tout
l'univers. Il n'y a pas une piťtť sur la terre qui ne prie avec ses
paroles ou qui ne chante avec sa voix. On dirait qu'il a mis une corde
de sa pauvre harpe dans tous les choeurs religieux ou seulement
sensibles, pour l'y faire rťsonner partout et ťternellement ŗ
l'unisson des ťchos de Bethlťem, d'Horeb ou d'Engaddi! Ce n'est plus
le poŽte, ce n'est plus le prophŤte; c'est la vibration des murs de
tous les temples rťpercutant son coeur.
C'est le psalmiste de l'ťternitť. Quelle destinťe, quelle puissance a
la poťsie quand elle s'inspire de la divinitť!
XXII
Quant ŗ nous, nous ne nous ťtonnons pas de cette puissance de
rťpercussion du son de l'‚me humaine ŗ travers toutes les ‚mes et tous
les ‚ges; il y a dans le coeur du hťros, du poŽte ou du saint, des
ťlans de force qui brisent le sťpulcre, le firmament, le temps, et qui
vont, comme les cercles excentriques du caillou jetť dans la mer,
mourir seulement sur les derniŤres plages du lit de l'Ocťan. Le coeur
de l'homme, quand il est ťmu par l'idťe de Dieu, porte ses ťmotions
aussi loin que l'Ocťan porte les ondulations de ses rives.
Telle est la voix de ce poŽte qu'on peut appeler vťritablement le
barde de Dieu!
Mais il a eu de plus un bonheur suprÍme, celui d'Ítre adoptť dans les
temps les plus reculťs pour le barde du temple, en sorte que, par un
phťnomŤne unique en lui, la poťsie est devenue religion. C'est le
dernier degrť de popularitť auquel la poťsie puisse atteindre. C'est
par lŗ qu'il y a une strophe de ce barde dans toutes nos jubilations
sacrťes, un soupir de ce berger dans tous nos soupirs, une larme de ce
pťnitent dans toutes nos larmes. Quelque ťtranger que l'on puisse Ítre
aux rites ou aux cultes qui ont adoptť ce lyrique pour leur prophŤte,
toutes les ‚mes modernes l'ont adoptť pour leur poŽte.
Quant ŗ moi, lorsque mon ‚me, ou enthousiaste, ou pieuse, ou triste, a
besoin de chercher un ťcho ŗ ses enthousiasmes, ŗ ses piťtťs ou ŗ ses
mťlancolies dans un poŽte, je n'ouvre ni Pindare, ni Horace, ni Hafiz,
poŽtes purement acadťmiques; je ne cherche pas mÍme sur mes propres
lŤvres des balbutiements plus ou moins expressifs pour mes ťmotions;
j'ouvre les psaumes et j'y prends les paroles qui semblent sourdre du
fond de l'‚me des siŤcles et qui pťnŤtrent jusqu'au fond de l'‚me des
gťnťrations. Heureux l'homme ŗ qui il a ťtť donnť de devenir ainsi
l'hymne ťternellement vivant, la priŤre ou le gťmissement personnifiť
du genre humain!
XXIII
J'ťtais dťjŗ dans cette disposition pour ainsi dire innťe pour le
poŽte David, il y a quelques annťes, quand je visitai la patrie, la
demeure et le tombeau de ce grand lyrique. J'aime ŗ me retracer encore
aujourd'hui la mťmoire des sites et des impressions que j'y recevais
des lieux, des noms et des chants sacrťs. Je les retrouve dans mes
notes ťcrites sur la selle de mon chameau qui me servait d'oreiller et
de table.
La peste sťvissait dans Jťrusalem; nous rest‚mes assis tout le jour en
face des portes principales de la citť sainte; nous fÓmes le tour des
murs en passant devant toutes les autres portes de la ville. Personne
n'entrait, personne ne sortait; le mendiant mÍme n'ťtait pas assis
contre les bornes, la sentinelle ne se montrait pas sur le seuil; nous
ne vÓmes rien, nous n'entendÓmes rien: le mÍme vide, le mÍme silence ŗ
l'entrťe d'une ville de trente mille ‚mes, pendant les douze heures du
jour, que si nous eussions passť devant les portes mortes de Pompťi
ou d'Herculanum! Nous ne vÓmes que quatre convois funŤbres sortir en
silence de la porte de Damas et s'acheminer le long des murs vers les
cimetiŤres turcs; et prŤs de la porte de Sion, lorsque nous y
pass‚mes, qu'un pauvre chrťtien mort de la peste le matin, et que
quatre fossoyeurs emportaient au cimetiŤre des Grecs. Ils passŤrent
prŤs de nous, ťtendirent le corps du pestifťrť, enveloppť de ses
habits, sur la terre, et se mirent ŗ creuser en silence son dernier
lit, sous les pieds de nos chevaux.
La terre autour de la ville ťtait fraÓchement remuťe par de semblables
sťpultures que la peste multipliait chaque jour. Le seul bruit
sensible, hors des murailles de Jťrusalem, ťtait la complainte
monotone des femmes turques qui pleuraient leurs morts. Je ne sais si
la peste ťtait la seule cause de la nuditť des chemins et du silence
profond autour de Jťrusalem et dedans; je ne le crois pas, car les
Turcs et les Arabes ne se dťtournent pas des flťaux de Dieu,
convaincus que sa main peut les atteindre partout et qu'aucune route
ne lui ťchappe.--Sublime raison de leur part, mais qui les mŤne par
l'exagťration ŗ de funestes consťquences!
XXIV
ņ gauche de la plate-forme du temple et des murs de la ville, la
colline qui porte Jťrusalem s'affaisse tout ŗ coup, s'ťlargit, se
dťveloppe ŗ l'oeil en pentes douces, soutenues Áŗ et lŗ par quelques
terrasses de pierres roulantes. Cette colline porte ŗ son sommet, ŗ
quelque cent pas de Jťrusalem, une mosquťe et un groupe d'ťdifices
turcs assez semblables ŗ un hameau d'Europe couronnť de son ťglise et
de son clocher. C'est Sion! c'est le palais!--c'est le tombeau de
David!--c'est le lieu de ses inspirations et de ses dťlices, de sa vie
et de son repos!--lieu doublement sacrť pour moi, dont ce chantre
divin a si souvent touchť le coeur et ravi la pensťe. C'est le premier
des poŽtes du sentiment; c'est le roi des lyriques! Jamais la fibre
humaine n'a rťsonnť d'accords si intimes, si pťnťtrants et si graves;
jamais la pensťe du poŽte ne s'est adressťe si haut et n'a criť si
juste; jamais l'‚me de l'homme ne s'est rťpandue devant l'homme et
devant Dieu en expressions et en sentiments si tendres, si
sympathiques et si dťchirants. Tous les gťmissements les plus secrets
du coeur humain ont trouvť leurs voix et leurs notes sur les lŤvres et
sur la harpe de ce barde sacrť; et, si l'on remonte ŗ l'ťpoque reculťe
oý de tels chants retentissaient sur la terre; si l'on pense qu'alors
la poťsie lyrique des nations les plus cultivťes ne chantait que le
vin, l'amour, le sang et les victoires des mules et des coursiers dans
les jeux de l'…lide, on est saisi d'un profond ťtonnement aux accents
mystiques du berger-prophŤte, qui parle au Dieu crťateur comme un ami
ŗ son ami, qui comprend et loue ses merveilles, qui admire ses
justices, qui implore ses misťricordes, et qui semble un ťcho anticipť
de la poťsie ťvangťlique, rťpťtant les douces paroles du Christ avant
de les avoir entendues. ProphŤte ou non, selon qu'il sera considťrť
par le philosophe ou le chrťtien, aucun d'eux ne pourra refuser au
poŽte-roi une inspiration qui ne fut donnťe ŗ aucun autre homme. Lisez
du grec ou du latin aprŤs un psaume! Tout p‚lit.
XXV
J'aurais, moi, humble poŽte d'un temps de dťcadence et de silence,
j'aurais, si j'avais vťcu ŗ Jťrusalem, choisi le lieu de mon sťjour et
la pierre de mon repos prťcisťment oý David choisit le sien ŗ Sion.
C'est la plus belle vue de la Judťe, de la Palestine et de la Galilťe.
Jťrusalem est ŗ gauche, avec le temple et ses ťdifices, sur lesquels
le regard du roi ou du poŽte pouvait plonger du haut de sa terrasse.
Devant lui des jardins fertiles, descendant en pentes mourantes, le
pouvaient conduire jusqu'au fond du lit du torrent dont il aimait
l'ťcume et la voix.--Plus bas, la vallťe s'ouvre et s'ťtend; les
figuiers, les grenadiers, les oliviers l'ombragent. C'est sur
quelques-uns de ces rochers surpendus prŤs de l'eau courante; c'est
dans quelques-unes de ces grottes sonores, rafraÓchies par l'haleine
et par le murmure des eaux; c'est au pied de quelques-uns de ces
tťrťbinthes, aÔeux du tťrťbinthe qui me couvre, que le poŽte sacrť
venait sans doute attendre le souffle qui l'inspirait si
mťlodieusement.
Que ne puis-je l'y retrouver, pour chanter les tristesses de mon coeur
et celles du coeur de tous les hommes dans cet ‚ge inquiet, comme ce
berger inspirť chantait ses espťrances dans un ‚ge de jeunesse et de
foi! Mais il n'y a plus de chant dans le coeur de l'homme; les lyres
restent muettes, et l'homme passe en silence, sans avoir ni aimť, ni
priť, ni chantť.
XXVI
Remontons au palais de David. De lŗ on plonge ses regards sur la
ravine verdoyante et arrosťe de Josaphat. Une large ouverture dans les
collines de l'est conduit de pente en pente, de cime en cime,
d'ondulation en ondulation, jusqu'au bassin de la mer Morte. Cette mer
rťflťchit lŗ-bas les rayons du soir dans ses eaux pesantes et opaques
comme une ťpaisse glace de Venise qui donne une teinte mate et plombťe
ŗ la lumiŤre. Ce n'est point ce que la pensťe se figure: un lac
pťtrifiť dans un horizon terne et sans couleur; c'est d'ici un des
plus beaux lacs de Suisse ou d'Italie, laissant dormir ses eaux
tranquilles entre l'ombre des hautes montagnes d'Arabie, qui se
dentellent ŗ perte de vue comme des Alpes sans neige derriŤre ses
flots, au pied des monticules coniques ou pyramidaux, mais toujours
transparents, de la Judťe, royaume stťrile du poŽte-roi.
XXVII
Le jour suivant j'allai m'asseoir seul, les psaumes dans les mains,
sur un bloc de maÁonnerie ťboulť autour du tombeau du fils d'IsaÔe.
Le jour s'ťteignait lentement: il dťcolorait un ŗ un les rochers
gris‚tres de la colline opposťe, derriŤre la vallťe, ou plutŰt la
ravine de Josaphat. Ces rochers, les uns debout, les autres couchťs,
ressemblent, ŗ s'y tromper, ŗ des pierres sťpulcrales frappťes des
derniers feux de la lampe qui se retire. Tout ťtait silence et deuil
autour de moi dans ce demi-jour, mais tout ťtait aussi mťmoire des
temps ťcoulťs. Je voyais d'un regard toute la scŤne de ce poŽme ťpique
et lyrique de la vie et des chants de David. La poussiŤre du hťros et
du barde d'IsraŽl reposait peut-Ítre sous mes pieds, dispersťe par les
siŤcles de l'une de ces grandes auges de pierre grise dont les dťbris
parsŤment la colline, et dans lesquelles les chameliers font boire
aujourd'hui leurs chameaux. Un vent du midi, tiŤde et harmonieux,
soufflait par bouffťes de la colline des Oliviers, en face de moi; ce
vent apportait aux sens la saveur amŤre et la senteur ‚cre des
feuilles d'olivier qu'il avait traversťes. Il soupirait, gťmissait,
sanglottait, chantait mťlancoliquement ou mťlodieusement entre les
chardons, les ťpines, les cactus et les ruines du tombeau du poŽte.
C'ťtaient les mÍmes notes que David avait entendues sur les mÍmes
collines en gardant les brebis d'IsaÔe, son pŤre. C'ťtaient ces sons,
ces horizons, ces joies du ciel et ces tristesses de la terre qui
l'avaient fait poŽte. Son ‚me ťtait rťpandue dans cet air du soir,
insaisissable, mais sensible et respirable comme un parfum ťvaporť du
vase brisť par les pieds du cheval ŗ l'entrťe d'un hťros dans une
grande ville d'Orient.
Je me complaisais dans ce lyrisme des ťlťments, dans cette consonnance
de la nature, des ruines, des siŤcles ťcoulťs, avec la voix du poŽte
qui les a ťternisťs par ses hymnes.
J'ouvris le petit volume des psaumes que j'avais recueilli dans
l'hťritage de ma mŤre, et dont les feuilles, feuilletťes ŗ toutes les
circonstances de sa vie, portaient l'empreinte de ses doigts et
quelques taches de ses larmes. Je lus avec des impressions centuplťes
pour moi par le site et par le voisinage du tombeau; je continuai ŗ
lire jusqu'ŗ ce que le crťpuscule, assombri de verset en verset
davantage, effaÁ‚t une ŗ une sous mes yeux les lettres du Psalmiste;
mais, mÍme quand mes regards ne pouvaient plus lire, je retrouvais
encore ces lambeaux d'odes, ou d'hymnes, ou d'ťlťgies, dans ma
mťmoire, tant j'avais eu de bonne heure l'habitude de les entendre, ŗ
la priŤre du soir, dans la bouche des jeunes filles auxquelles la mŤre
de famille les faisait rťciter avant le sommeil. S'il reste quelque
poťsie dans l'‚me des familles de l'Occident, ce n'est pas aux poŽtes
profanes qu'on le doit, c'est au pauvre petit berger de Bethlťem. Les
psaumes sont naturalisťs dans toutes les maisons. Il n'y a ni une
naissance, ni un mariage, ni une agonie, ni une sťpulture auxquels il
n'assiste. C'est le musicien conviť ŗ toutes les fÍtes et ŗ tous les
deuils du foyer, et, plus heureux que ces musiciens de nos sens, ce
n'est pas ŗ l'oreille qu'il chante, il chante au coeur.
XXVIII
Au moment oý j'allais fermer le livre pour rejoindre le camp de ma
caravane, que j'avais plantť de l'autre cŰtť de la ville, en dehors de
la porte de Bethlťem, un air de flŻte lointain et mťlancolique se fit
entendre ŗ ma droite sur une des collines nues et dťchirťes des monts
d'Arabie qui encaissent la vallťe de la mer Morte. C'ťtait un gardeur
de chŤvres et d'‚nesses, comme SaŁl et comme David, qui rappelait, du
haut des rochers et du fond des prťcipices, ses chevreaux, ŗ la
mťlodie pastorale de son roseau percť de trois notes. Jamais la flŻte
des plus miraculeux musiciens de nos orchestres d'opťra ne me donna un
ravissement aussi dťlicieux ŗ l'oreille. Ce fut pour moi le sursaut
des siŤcles endormis se rťveillant dans un ťcho au souffle d'un enfant
berger autour de la tombe du grand joueur de flŻte. Je jetai un cri et
je me levai de mon bloc de pierre sur la pointe des pieds, pour mieux
saisir dans la brise les sons aťriens et mourants de ce roseau percť.
Je me reportai d'un bond de l'‚me aux nuits oý le fils d'IsaÔe
s'asseyait dans la solitude, ťcoutť seulement par ses brebis; ŗ ces
inspirations du dťsert qui le firent roi de la Judťe pour une vie
d'homme, et pour l'ťternitť roi du chant. Le berger arabe interrompit
et reprit vingt fois sa mťlodie pastorale. Je m'ťtais assis de nouveau
pour l'ťcouter jusqu'au bout.
XXIX
Mais bientŰt un autre concert nocturne vint me distraire de cette
pastorale; j'apercevais, ŗ travers le crťpuscule, un petit groupe de
peuple qui dťfilait, sombre et muet comme une apparition funŤbre, dans
le sentier creux, ŗ quelques centaines de coudťes au-dessous de moi.
Ce sentier suit la vallťe de Josaphat et passe entre le tombeau
d'Absalon et la fontaine de Siloť.
C'ťtait le convoi d'une jeune Armťnienne que la peste venait de
frapper dans Jťrusalem, et que la famille, les amis, les voisins
conduisaient au cimetiŤre de sa communion, hors de la ville. Cette
petite colonne d'hommes, de femmes et de prÍtres affligťs psalmodiait
sourdement en marchant quelques-uns des versets sacrťs de leur
liturgie des morts. Ces versets les plus pathťtiques des psaumes de
David remontaient ainsi du fond de sa vallťe, hťlas! et du fond de ces
coeurs jusqu'au tombeau du roi. J'en saisis quelques-uns au passage de
la brise et je les rťpťtai ŗ voix basse, quoique ťtranger ŗ ce deuil,
avec la consonnance compatissante qui associe l'ťtranger, enfant de
douleurs, comme dit le poŽte, ŗ toutes les douleurs de ses frŤres
inconnus!
XXX
Quand le convoi eut disparu derriŤre l'angle du sťpulcre d'Absalon
pour s'enfoncer sous les oliviers de la colline, je me levai pour
reprendre enfin mon sentier vers mes tentes. Par une bizarre
concordance d'heures, de site, d'accidents et de hasards, ce fut
encore la voix de David qui m'arrÍta et qui me fit retomber tout
pensif et tout ťbranlť de poťsie sur le bloc de pierre.
Le vent qui, un instant avant, soufflait des montagnes, avait tournť
pendant ma longue station au tombeau du roi; il soufflait maintenant
de la mer, et il m'apportait de la ville une sorte de psalmodie
plaintive semblable au gťmissement d'une citť en deuil. En prÍtant
plus attentivement l'oreille je distinguai la rťcitation cadencťe des
psaumes du poŽte, qui sortait du couvent des moines latins de
Terre-Sainte, et qui, de terrasse en terrasse, venait mourir au
tombeau du harpiste de Dieu. Cette flŻte sur la colline, ce convoi
chantant dans la vallťe, cette psalmodie dans le monastŤre, triple
ťcho ŗ la mÍme heure de cette voix du grand lyrique, enseveli, mais
ressuscitť sans cesse sur sa montagne de Sion, me jetŤrent dans un
ravissement d'esprit qui semblait me donner pour la premiŤre fois le
sentiment de la toute-puissance du chant dans l'homme.
ęQu'est devenu son royaume? m'ťcriai-je. Les Persans, les Arabes, les
califes, les croisťs, les sultans s'en sont arrachť les morceaux; les
pŤlerins n'y viennent plus adorer que la poussiŤre, et le vent
l'emporte au dťsert ou ŗ la plage de la _grande_ mer avec le mÍme
mťpris qu'il emporte le brin de paille du nid de l'hirondelle, quand
la nichťe a pris son vol en automne vers d'autres climats! Mais sa
flŻte, mais sa harpe, mais ses notes lyriques du roi des cantiques ont
survťcu ŗ son empire dťtruit, ŗ sa race dispersťe parmi les nations! ‘
puissance de l'‚me! Ű ťternitť de la parole inspirťe! Le roi est
poussiŤre; il ne possŤde pas mÍme son propre tombeau; mais sa harpe
possŤde l'univers, et qui sait si elle n'a pas son ťcho jusque dans le
ciel?--Jamais homme n'eut une telle apothťose.Ľ
XXXI
Je baisai la pierre dťtachťe de ce tombeau de David, et je rentrai
tout recueilli et tout musical sous ma tente. Une lampe l'ťclairait;
je taillai mon crayon, et j'ťcrivis, ŗ la lueur de la lampe battue du
vent sous la toile, quelques strophes restťes incomplŤtes, et que
j'adressai, un certain nombre d'annťes aprŤs, ŗ un des plus ťlťgants
et des plus ťrudits traducteurs des psaumes, M. Dargaud. Je les
retrouve avec leurs sens suspendus, et leurs lacunes, et leurs ratures
au crayon, sur le papier jauni par la poussiŤre du dťsert et par la
fumťe de la tente.
En voici quelques strophes, souvenir d'une soirťe de voyage et d'une
halte ŗ ce tombeau:
‘ harpe, qui dors sous la tÍte,
Sous la tÍte du barde roi,
Veuve immortelle du prophŤte,
Un jour encore ťveille-toi!
Quoi! Dans cette innombrable foule
Des hommes, qui parle et qui coule,
Il n'est plus une seule main
Qui te remue et qui t'accorde,
Et qui puisse un jour sur ta corde
Faire ťclater le coeur humain?
Es-tu comme le large glaive
Dans les tombes de nos aÔeux
Qu'aucun bras vivant ne soulŤve
Et qu'on mesure en vain des yeux?
Harpe du psalmiste, es-tu comme
Ces gigantesques cr‚nes d'homme
Que le soc dťcouvre sous lui,
Grands dťbris d'une autre nature
Qui, pour animer leur stature,
Voudraient dix ‚mes d'aujourd'hui?
Que faut-il pour te faire rendre les sons d'autrefois? demandai-je ŗ
cette harpe sacrťe:
Faut-il avoir, dans son enfance,
Gardien d'onagre ou de brebis,
Brandi la fronde ŗ leur dťfense
Portť leurs toisons pour habits?
Faut-il avoir, dans ces collines,
Laissť son sang sur les ťpines,
Dťchirť ses pieds au buisson?
Collť dans la nuit solitaire
Son oreille au pouls de la terre
Pour rťsonner ŗ l'unisson?
..........................
..........................
Eh bien! de l'instrument j'ai parcouru la gamme,
De la plainte des sens jusqu'aux langueurs de l'‚me,
Chaque fibre de l'homme au coeur m'a palpitť,
Comme un clavier touchť d'une main lourde et forte,
Dont la corde d'airain se tord brisťe et morte,
Et que le doigt emporte
Avec le cri jetť!
Pourquoi donc sans ťchos sur nos fibres rebelles,
‘ harpe! languis-tu comme un aiglon sans ailes,
Tandis qu'un seul accord des kinnors d'IsraŽl
Fait, aprŤs trois mille ans, dans les choeurs de nos fÍtes,
D'Horeb et de Sina chanceler les deux faÓtes,
Rťsonner les tempÍtes
Et fulgurer le ciel?
..........................
..........................
Ah! c'est que tu touchais de tes misťricordes
Ce barde dont ta gr‚ce avait montť les cordes;
De ses psaumes vainqueurs tu faisais don sur don;
Il pouvait t'oublier sur son lit de mollesses,
Tu poursuivais son coeur au fond de ses faiblesses
De ton impatient pardon!...
Fautes, langueurs, pťchťs, dťfaillances, blasphŤmes,
AdultŤre sanglant, trahisons, forfaits mÍmes.
Ta droite couvrait tout du flux de tes bontťs;
Et, comme l'Ocťan dťvore son ťcume,
Son ‚me, engloutissant le mal qui le consume,
Dťvorait ses iniquitťs.
Quel forfait n'eŻt lavť cette larme sonore
Qui tomba sur sa harpe et qui rťsonne encore!
Les rocs de Josaphat en gardent la senteur.
Tu dťfendis aux vents d'en sťcher le rivage,
Et tu dis aux ťchos: Roulez-la dans les ‚ges,
Humectez tous les yeux, mouillez tous les visages
Des larmes du divin chanteur!
..........................
..........................
J'ai vu blanchir sur les collines
Les brŤches du temple ťcroulť
Comme une aire d'aigle en ruines
D'oý l'habitant s'est envolť!
J'ai vu sa ville, devenue
Un vil monceau de poudre nue,
Muette sous un vent de feu,
Et le guide des caravanes
Attacher le pied de ses ‚nes
Aux piliers du temple de Dieu!
Le chameau, qui baisse sa tÍte
Pour s'abriter des cieux brŻlants,
Dans le royaume du prophŤte
N'avait que l'ombre de ses flancs,
Siloť, qu'un seul chevreau vide,
N'ťtait qu'une sueur aride
Du sol brŻlť sous le rayon,
Et l'Arabe, en sa main grossiŤre
Ramassant un peu de poussiŤre,
S'ťcriait: C'est donc lŗ Sion!
..........................
..........................
Mais, quand sur ma poitrine forte
J'ťtreignis la harpe des rois,
Le vent roula vers la mer Morte
L'ťcho triomphal de ma voix;
Le palmier secoua sa poudre,
Le ciel serein de foudre en foudre
Tonna le nom d'AdonaÔ;
L'aigle effrayť l‚cha sa proie,
Et je vis palpiter de joie
Deux ailes sur le SinaÔ!
..........................
..........................
Est-ce lŗ mourir? Non, c'est vivre
Plus vivant dans tous les vivants!
C'est se dťchirer comme un livre,
Pour jeter ses feuillets aux vents!
C'est imprimer sa forte trace
Sur chaque parcelle d'espace
Oý peuvent plier deux genoux!...
Et nous, bardes aux luths sans ‚me,
Qui du ciel ignorons la gamme,
Dites-moi! pourquoi vivons-nous?...
Dans l'Orient, riche en symbole,
Ainsi quand des saints orateurs
La pathťtique parabole
Fait fondre l'auditoire en pleurs,
Le prÍtre suspend la priŤre,
Il va de paupiŤre en paupiŤre
…ponger l'eau de tous les yeux;
Et de cet ťgouttement d'‚me
Il compose un amer dictame
Qui guťrit tout mal sous les cieux!
Ainsi sur ta corde arrosťe,
Par le divin dťbordement,
Tes larmes, comme une rosťe,
Se boiront ťternellement
‘ berger! que l'eau de ta coupe
Avec la nŰtre s'entrecoupe
Pour abreuver tous les climats!
Ton Jťhovah dort sous ses nues
Et d'autres races sont venues!...
Mais on pleure encore ici-bas!
LAMARTINE.
XXXIVe ENTRETIEN.
LITT…RATURE, PHILOSOPHIE, ET POLITIQUE DE LA CHINE.
I
Les circonstances aujourd'hui nous commandent le sujet. Nous avions
prťparť depuis longtemps ces entretiens littťraires sur la Chine;
comme tous ceux qui l'ont profondťment ťtudiťe, nous l'admirons.
Quittons donc un moment l'Europe et les Indes, terres de
l'imagination, traversons le Thibet qui sťpare d'une muraille presque
perpendiculaire de glace les deux plus vastes empires du monde, et
jetons un regard profond sur la Chine, ce pays de la raison par
excellence.
La littťrature en Chine est presque entiŤrement politique et
lťgislative.
AprŤs la religion et la philosophie, la politique est la plus haute
application de la littťrature aux choses humaines. C'est donc lŗ
surtout qu'il faut ťtudier la littťrature politique. Cette ťtude nous
conduira aux plus hautes thťories du gouvernement des sociťtťs. Il y a
loin de lŗ, sans doute, aux futiles questions d'art, de langue, de
prose ou de vers; mais l'art, la langue, la prose ou les vers ne sont
que les formes des idťes; c'est le fond qu'il faut d'abord considťrer,
si nous voulons que ce cours de littťrature universelle soit en mÍme
temps un cours de pensťe et de raison publique.
Nous allons dire ici toute notre pensťe sur la politique; on va voir
que cette pensťe n'est pas plus anarchique que celle de Montesquieu,
et beaucoup moins chimťrique que celle de Fťnelon. Laissons l'utopie
aux vers: la prose est la langue de vťritť.
II
Le chef-d'oeuvre de l'humanitť, selon nous, c'est un gouvernement.
Rťunir en une sociťtť rťguliŤre une multitude d'Ítres ťpars qui
pullulent au hasard sur une terre sans possesseurs lťgitimes et
reconnus;
Combiner assez ťquitablement tous les intťrÍts divergents ou
contradictoires de cette multitude pour que chacun reconnaisse
l'utilitť de borner son intťrÍt propre par l'intťrÍt d'autrui;
Extraire de toutes ces volontťs individuelles une volontť gťnťrale et
commune qui gouverne cette anarchie;
Proclamer ou ťcrire cette volontť dominante en lois qui instituent
des droits sociaux conformes aux droits naturels, c'est-ŗ-dire aux
instincts lťgitimes de l'homme sortant de la nature pour entrer dans
la sociťtť;
Sanctifier ces lois par la plus grande masse de justice qu'il soit
possible de leur faire exprimer, en sorte que la conscience, cet
organe que le Crťateur nous a donnť pour oracle intťrieur, soit forcťe
de ratifier mÍme contre nos passions la justice de la loi;
Faire rťgner avec une autoritť impartiale et inflexible cette loi sur
nos iniquitťs individuelles, sur nos rťsistances, nos empiťtements,
nos rťpugnances; lui crťer un corps, des membres, une main dans un
pouvoir exťcuteur et visible chargť de faire aimer, respecter et
craindre la loi;
Armer ce pouvoir exťcuteur de toute la force nťcessaire pour rťprimer
les atteintes individuelles ou collectives contre la loi, sans
l'investir nťanmoins de prťrogatives assez absolues pour qu'il puisse
lui-mÍme se substituer ŗ la loi et faire dťgťnťrer cette volontť d'un
seul contre tous en tyrannie;
…chelonner, si l'empire est grand, les corps ou les magistratures,
religieuse, civile, judiciaire, administrative, de telle sorte que
chaque province, chaque ville, chaque maison, chaque citoyen, trouve ŗ
sa portťe la souverainetť de l'…tat prÍte ŗ lui distribuer sa part
d'ordre, de sťcuritť, de justice, de police, de service public, de
vengeance mÍme si un droit est violť dans sa personne;
Faire contribuer dans la proportion de son intťrÍt et de sa force
chacun des membres de la nation aux services onťreux que la nation
exige en obťissance, en impŰt, en sang, si le salut de la communautť
exige le sang de ses enfants;
Crťer au sommet de cette hiťrarchie d'autoritťs secondaires une
autoritť suprÍme, soit monarchique, c'est-ŗ-dire personnifiťe dans un
chef hťrťditaire, soit aristocratique, c'est-ŗ-dire personnifiťe dans
une caste gouvernementale, soit rťpublicaine, c'est-ŗ-dire
personnifiťe dans un magistrat temporaire ťlu et rťvocable par
l'unanimitť du peuple: voilŗ le chef-d'oeuvre de cette crťation d'un
gouvernement par l'homme.
Ce gouvernement, Dieu l'a donnť tout fait par instinct ŗ diverses
tribus d'animaux, tels que les fourmis et les abeilles; il a laissť
aux hommes le mťrite de l'inventer, de le choisir, de le changer, de
l'approprier ŗ leur caractŤre et ŗ leurs besoins, et de se faire ŗ
eux-mÍmes leur propre sort, en se faisant un gouvernement plus ou
moins conforme ŗ la conscience, ŗ la justice, ŗ la raison.
Telle est notre pensťe sur la sainte institution de ce qu'on appelle
un gouvernement.
III
Cette libertť que Dieu a laissťe ŗ l'homme de se choisir et de se
faÁonner un gouvernement est ce qui constitue le plus sa dignitť
morale parmi les Ítres crťťs.
Tout gouvernement est une intelligence en travail et une morale en
action.
Si l'homme n'avait que des instincts comme les animaux, il n'aurait
qu'une forme de sociťtť immuable; c'est parce que l'homme est douť de
la raison et de la libertť qu'il ťprouve, transforme et amťliore sans
cesse ses gouvernements.
Les questions de gouvernement sont donc, par leur importance, celles
sur lesquelles les hommes ont le plus parlť, discutť, ťcrit; ce que
les hommes de tous les siŤcles ont ťcrit sur les gouvernements et sur
la sociťtť est ce que nous appelons la littťrature politique. Les
livres primitifs de l'Inde sont pleins de rŤgles et de maximes qui
touchent au rťgime des sociťtťs. La Bible est tantŰt un code de
rťpublique, tantŰt un code de monarchie, tantŰt un code de thťocratie
ou de gouvernement sacerdotal et monarchique ŗ la fois comme ťtait
l'…gypte chez qui les Hťbreux en avaient vu le modŤle. Mais de tous
les pays oý l'homme a agitť pour les rťsoudre ces grandes thťories des
sociťtťs, la Chine antique est ťvidemment celui oý la raison humaine a
le mieux approfondi, le mieux rťsolu et le mieux appliquť les
principes innťs de l'organisation sociale. La sagacitť, l'expťrience
et le gťnie de ces philosophes politiques dťpassent les Machiavel,
les Montesquieu, les J. J. Rousseau, ces littťrateurs politiques de
notre Europe.
Nous savons qu'une telle assertion fera sourire au premier aperÁu
notre orgueil europťen et notre ignorance populaire, toujours prÍts ŗ
sourire et ŗ railler quand on prononce le nom de la Chine; mais nous
ne nous laisserons pas intimider par ce mťpris prťconÁu contre la plus
vaste et la plus durable agrťgation d'Ítres humains qui ait jamais
subsistť en unitť nationale ou en ordre social sur ce globe.
Nous avons ťtudiť impartialement pendant trente ans ces institutions
qui rťgissent trois cent millions d'hommes; nous plaignons ceux qui
n'ont que des dťdains et des sourires en prťsence du phťnomŤne de la
Chine antique et moderne, empire plus ťtendu, plus peuplť, plus
policť, plus industrieux que l'Europe entiŤre. Ils jugent ridiculement
ce peuple ancÍtre sur quelques grotesques en porcelaine, jouets
d'enfants qu'on vend ŗ Canton aux matelots de nos navires. Que
penseraient-ils des publicistes chinois s'ils nous jugeaient
nous-mÍmes, nous Europťens, sur ces caricatures, ignobles dťbauches
d'art, qu'on dessine ŗ Londres ou ŗ Paris pour dťfigurer nos grands
hommes et pour dťrider nos populaces?
IV
Aristote n'a fait que l'analyse des formes de gouvernement usitťes de
son temps parmi les nations asiatiques ou grecques auxquelles les
institutions et le nom mÍme de la Chine ťtaient inconnus.
Platon n'a fait qu'une utopie politique n'ayant pour base que des
songes dorťs et incohťrents au lieu de fonder ses institutions sur la
nature de l'homme, sur l'histoire et sur l'expťrience, seuls ťlťments
d'ordre social.
Les Indes et la Perse n'avaient d'autres thťories de gouvernement que
l'autoritť absolues dans les rois, l'obťissance servile et consacrťe
dans les sujets, les privilťges de naissance et les hiťrarchies
infranchissables entre les castes.
Les Romains n'ont eu d'autre droit public que le droit du plus
ambitieux et du plus armť sur le plus faible; conquťrir, spolier et
possťder par la gloire, c'est toute leur politique. La conscience et
la morale ont ťtť de vains noms pour eux dans leurs thťories de
gouvernement. Des maÓtres et des esclaves, des conquťrants et des
conquis, c'est tout le monde romain. Ils ont fait beaucoup de lois,
mais ce sont des lois athťes, des lois de propriťtť, des lois
d'hťritage, des lois de famille, des lois d'administration, aucunes
lois vraiment divines et humaines selon la grande acception de ces
deux mots; race de brigands qui s'est contentťe de bien distribuer les
dťpouilles du monde.
Le christianisme qui, en promulguant le dogme d'ťgalitť, de justice et
d'amour, aurait dŻ changer la politique romaine a eu peu d'influence
jusqu'ŗ ces derniers temps sur les institutions sociales des peuples.
Il avait dit un mot qui dťsintťressait la politique de la religion:
ęRendez ŗ Cťsar ce qui est ŗ CťsarĽ; il s'ťtait bornť ŗ promulguer la
morale de l'individu sans s'immiscer dans la morale de l'…tat,
c'est-ŗ-dire dans le gouvernement; il pouvait sanctifier le sujet
pendant que le prince ťtait dťpravť. Mais de la conscience privťe le
christianisme devait finir par s'ťlever dans la conscience publique
par l'universalisation de ses principes de justice rťciproque. Sa
philosophie fraternelle commence ŗ peine ŗ Ítre sensible dans la
lťgislation et dans la politique; son Ťre gouvernementale n'est pas
encore venue mÍme dans la littťrature d'ťtat.
Machiavel, le grand publiciste de l'Italie, est paÔen dans ses
principes de gouvernement;
Montesquieu, le grand publiciste de la France au dix-huitiŤme siŤcle,
est romain;
Thomas Morus, en Angleterre, est chimťrique: c'est un Platon
britannique rÍvant dans le brouillard comme son maÓtre Platon rÍvait
dans la lumiŤre du cap Sunium;
Bossuet est hťbreu;
Fťnelon est cosmopolite et imaginaire;
Jean-Jacques Rousseau, dans son _Contrat social_ et dans ses plans de
constitution pour la Pologne ou pour la Corse, est le plus
inexpťrimental des lťgislateurs. Il n'y a pas une de ses lois qui se
tienne debout sur des pieds vťritablement humains; il fait dans le
_Contrat social_ la lťgislation des fantŰmes, comme il fait dans
l'_…mile_ l'ťducation des ombres, et dans la _Nouvelle HťloÔse_, il ne
fait que l'amour des abstractions ayant pour passion des phrases. Son
_Contrat social_ porte tout entier ŗ faux sur un sophisme qu'un
souffle d'enfant ferait ťvanouir. Il suppose que l'origine des
gouvernements a ťtť un traitť aprŤs mŻre dťlibťration entre les
premiers hommes dťjŗ suffisamment philologistes et suffisamment
citoyens pour connaÓtre, dťfinir et formuler savamment leurs droits et
leurs devoirs rťciproques. Il construit sur ce rÍve une pyramide
d'autres rÍves qui, partant tous d'un principe faux, arrivent aux
derniers sommets de l'absurde et de l'impossible en application. La
passion chrťtienne et sainte de l'ťgalitť dťmocratique dont il ťtait
animť donne seule une valeur morale ŗ cette utopie du _Contrat
social_. C'est une bonne pensťe accouplťe ŗ une risible chimŤre. Il en
sort un monstre de bonne intention; on estime le philosophe, on a
pitiť du lťgislateur politique.
Mirabeau seul ťtait grand politique, mais il ťtait vicieux; le vice
chez lui a servi l'ťloquence, mais il a viciť et stťrilisť le gťnie.
V
Les littťrateurs politiques plus rťcents, tels que M. de Bonald, M. de
Maistre et leurs sectaires, hommes de rťaction et non d'idťes, sont
tout simplement des contre-sophistes. Ils ont pris en tout le
contre-pied de Thomas Morus, de Fťnelon, des publicistes de
l'Assemblťe constituante franÁaise. Tous deux sont des tribuns
posthumes et ťloquents de l'aristocratie et de la thťocratie, le
premier a sacrifiť les peuples aux rois, le second a sacrifiť les rois
mÍme aux pontifes. Pour que la premiŤre thťorie, celle de M. A.
Bonald, fŻt vraie, il fallait que Dieu eŻt crťť les rois infaillibles,
d'une autre chair que celle des peuples; pour que la seconde de ces
thťories, celle de M. de Maistre, fŻt applicable, il fallait que Dieu,
souverain visible et prťsent partout, gouvern‚t lui-mÍme les sociťtťs
civiles par des oracles surnaturels contre l'autoritť desquels le
doute fŻt un blasphŤme et la dťsobťissance un sacrilťge. Or, comme
l'esprit humain ne pouvait se plier ŗ cette abdication de sa libertť
morale et dťclarer la rťvťlation sacerdotale en permanence dans la
politique de tout l'univers, il fallait la force sans raisonnement et
sans rťplique pour contraindre l'esprit humain, il fallait le bourreau
pour dernier argument de conviction. Aussi le dernier de ces
littťrateurs politiques, de Maistre, n'a-t-il pas reculť devant cette
divinisation du glaive; un cri d'horreur lui a en vain rťpondu du fond
de toutes les consciences, il a ses disciples qui confessent sa foi,
disciples qui maudissent ŗ bon droit les philosophes dťmocratiques de
l'ťchafaud et de la Convention, mais que la mÍme logique conduirait
fatalement aux mÍmes crimes si leur nature ne s'interposait entre
leurs thťories et leurs actes. Nous n'aurions ŗ choisir, si nous
ťcoutions ces sophistes, qu'entre le sang versť ŗ flots au nom du
peuple et le sang versť ŗ torrents au nom de Dieu!
VI
Enfin dans ces derniers temps la thťorie des gouvernements a ťtť chez
quelques hommes scandaleux d'audace jusqu'ŗ nier les gouvernements
eux-mÍmes, c'est-ŗ-dire jusqu'ŗ proclamer sous le nom d'_anarchie_ la
libertť illimitťe de chaque citoyen dans l'…tat.
Cette thťorie, plus digne selon nous du nom de dťmence que du nom de
science, n'a qu'un nom qui puisse la caractťriser, c'est l'athťisme de
la loi, ou plutŰt c'est le suicide des gouvernements et par consťquent
le suicide de l'homme social.
Les ťcrivains politiques en ťtat de frťnťsie ou de cťcitť qui se sont
faits les organes de cette thťorie de _la libertť illimitťe_, et qui
ont ťtť assez malheureux pour se faire des adeptes, n'ont pas rťflťchi
que tout jusqu'ŗ la plume avec laquelle ils niaient la nťcessitť de la
loi ťtait en eux un don, un bienfait, une garantie de la loi; que
l'homme social tout entier n'ťtait qu'un Ítre lťgal depuis les pieds
jusqu'ŗ la tÍte; qu'ils n'ťtaient eux-mÍmes les fils de leurs pŤres
que par la loi; qu'ils ne portaient un nom que par la loi qui leur
garantissait cette dťnomination de leur Ítre, et qui interdisait aux
autres de l'usurper; qu'ils n'ťtaient pŤres de leurs fils que par la
loi qui leur imposait l'amour et qui leur assurait l'autoritť; qu'ils
n'ťtaient ťpoux que par la loi qui changeait pour eux un attrait
fugitif en une union sacrťe qui doublait leur Ítre; qu'ils ne
possťdaient la place oý reposait leur tÍte et la place foulťe par
leurs pieds que par la loi, distributrice gardienne et vengeresse de
la propriťtť de toutes choses; qu'ils n'avaient de patrie et de
concitoyens que par la loi qui les faisait membres solidaires d'une
famille humaine immortelle et forte comme une nation; que chacune de
ces lois innombrables qui constituaient l'homme, le pŤre, l'ťpoux, le
fils, le frŤre, le citoyen, le possesseur inviolable de sa part des
dons de la vie et de la sociťtť, faisaient, ŗ leur insu, partie de
leur Ítre, et qu'en dťmolissant tantŰt l'une tantŰt l'autre de ces
lois, on dťmolissait piŤce ŗ piŤce l'homme lui-mÍme dont il ne
resterait plus ŗ la fin de ce dťpouillement lťgal qu'un pauvre Ítre
nu, sans famille, sans toit et sans pain sur une terre banale et
stťrile; que chacune de ces lois faites au profit de l'homme pour lui
consacrer un droit moral ou une propriťtť matťrielle ťtait
nťcessairement limitťe par un autre droit moral et matťriel constituť
au profit d'un autre ou de tous; que la justice et la raison humaine
ne consistaient prťcisťment que dans l'apprťciation et dans la
dťtermination de ces limites que le salut de tous imposait ŗ la
libertť de chacun; que la libertť illimitťe ne serait que
l'empiťtement sans limite et sans redressement des ťgoÔsmes et des
violences du plus fort ou du plus pervers contre les droits ou les
facultťs du plus doux ou du plus faible; que la sociťtť ne serait que
pillage, oppression, meurtre rťciproque; qu'en un mot la libertť
illimitťe, cette soi-disant solution radicale des questions de
gouvernement tranchait en effet la question, mais comme la mort
tranche les problŤmes de la vie en la supprimant d'un revers de plume
ou d'un coup de poing sur leur table de sophistes. Ces sabreurs de la
politique, ces proclamateurs de la libertť illimitťe dťmoliraient plus
de sociťtťs et de gouvernements humains en une minute et en une phrase
que la raison, l'expťrience et la sagesse merveilleuse de l'humanitť
n'en ont construit en tant de siŤcles! La libertť illimitťe c'est
l'anarchie: l'anarchie n'est pas une science, c'est une ignorance et
une brutalitť.
Ces sophismes ne sont que des tyrannies qui changent de nom sans
changer de moyens. Mais la pire des tyrannies serait un bienfait en
comparaison de la libertť illimitťe, cette tyrannie de tous contre
tous!
On rougit de la logique, de la parole et du talent en voyant employer
la logique, la parole et le talent ŗ professer de tels suicides.
Cherchons donc ailleurs une littťrature politique ťmanant des
instincts primordiaux de l'homme et puisant ses principes dans la
nature pour les dťvelopper par la raison.
Cette littťrature de la sagesse sociale pratique, il faut l'avouer,
ce n'est ni aux Indes, ni en …gypte, ni en GrŤce, ni en Europe que
nous la trouverons approchant le plus de sa perfection, c'est en
Chine. Nous allons essayer de vous le dťmontrer, non par des
considťrations systťmatiques qui n'auraient d'autre autoritť que celle
d'une opinion, mais par des textes et par des faits, ces arguments
sans rťplique.
VII
Dťpouillez-vous un moment de tout prťjugť de patrie, de lieu, de race
et de temps, et demandez-vous dans le silence de votre ‚me:
1ļ Quel est le plus instinctif et le plus naturel des gouvernements ŗ
la naissance des sociťtťs? Vous vous rťpondrez: C'est le gouvernement
paternel.
2ļ Quel est le plus noble et le plus progressif des gouvernements?
Vous vous rťpondrez: C'est le gouvernement de l'intelligence,
c'est-ŗ-dire celui qui donne la supťrioritť aux plus capables.
3ļ Quel est le plus juste des gouvernements? Vous vous rťpondrez:
C'est le gouvernement unanime, c'est-ŗ-dire celui qui gouverne au
profit du peuple tout entier, qui ne fait point acception de classes,
de castes, de privilťgiťs de la naissance ou du sang, mais qui ne
reconnaÓt dans tous les citoyens que le privilťge mobile et accessible
ŗ tous de l'ťducation, du talent, de la vertu, des services rendus ou
ŗ rendre ŗ la communautť.
4ļ Quel est le gouvernement le plus moral? Vous vous rťpondrez: C'est
celui qui puise toutes ses lois dans le code de la conscience, ce code
muet ťcrit en instincts dans notre ‚me par Dieu.
5ļ Quel est le gouvernement le plus propre ŗ dťvelopper en lui et dans
le peuple, la raison publique? Vous vous rťpondrez: C'est celui qui,
au lieu de porter des dťcrets brefs, absolus, non motivťs et souvent
inintelligibles pour les sujets obligťs de les exťcuter, raisonne,
discute, motive longuement et ťloquemment, dans des prťambules
admirables, chacun de ses dťcrets, en fait sentir le motif, la
nťcessitť, la justice, l'urgence, en un mot les fait comprendre afin
de les faire ratifier par la raison publique.
6ļ Quel est le gouvernement le plus capable d'ťlever la plus grande
masse d'hommes possible ŗ la plus grande masse de lumiŤre possible?
Vous vous rťpondrez: C'est celui qui ne permet ŗ aucun homme de rester
une brute, qui base tous les droits des citoyens sur une ťducation
prťalable et qui flťtrit l'ignorance volontaire comme un crime envers
l' tre suprÍme, car Dieu nous a donnť l'intelligence pour la cultiver.
7ļ Quel est le gouvernement le plus lettrť? Vous vous rťpondrez: C'est
celui qui fait de la culture des lettres la condition de toute
fonction publique dans l'…tat, et qui d'examen en examen extrait de la
jeunesse ou de l'‚ge mŻr et mÍme de la vieillesse, les disciples les
plus consommťs en sagesse, en science, en lettres humaines, pour les
ťlever de grade en grade dans la hiťrarchie des dignitťs ou des
magistratures de l'…tat.
8ļ Quel est le plus religieux des gouvernements? Vous vous rťpondrez:
C'est celui qui, aprŤs avoir donnť par une ťducation universelle,
philosophique, historique et morale, ŗ l'homme les moyens de penser
par lui-mÍme, respecte ensuite dans cet homme la libertť de se choisir
le culte qui lui paraÓtra le plus conforme ŗ sa raison individuelle;
c'est le gouvernement qui laissera libre l'exercice des diffťrents
cultes dans l'…tat, sauf les cultes qui attenteraient ŗ l'…tat
lui-mÍme dans sa sŻretť politique, dans sa police ou dans ses moeurs.
9ļ Enfin quel est le gouvernement prťsumť lťgitimement le plus parfait
et le plus conforme ŗ la nature humaine civilisťe et civilisable? Vous
vous rťpondrez: C'est celui qui a rťuni la plus grande multitude
d'hommes sous les mÍmes lois et sous la mÍme administration, qui les a
fait multiplier davantage en nombre, en agriculture, en arts, en
industrie, qui a ťmoussť le plus chez eux l'instinct sauvage et brutal
de la guerre, et qui enfin a fait subsister le plus longtemps en
sociťtť et en nation un peuple de quatre cent millions de sujets et de
quarante siŤcles!
Je pourrais poursuivre indťfiniment cette dťfinition par demande et
par rťponse de la nature du meilleur gouvernement; je vous
interrogerais pendant un siŤcle que vous me rťpondriez toujours comme
j'ai rťpondu ici pour vous, parce que ces rťponses sont de bonne foi,
de bon sens et de conscience.
VIII
Eh bien, il y a eu et il y a encore les vestiges d'un gouvernement
humain qui accomplit toutes les conditions que nous venons d'ťnumťrer
ici: un gouvernement qui rťgit un cinquiŤme de l'espŤce humaine dans
un ordre, dans un travail, dans une activitť et en mÍme temps dans un
silence ŗ peine interrompu par le bruit des innombrables mťtiers,
industries, arts qui nourrissent l'empire; un gouvernement qui mťprise
trop pour sa sŻretť les arts de la guerre, parce que en soi la guerre
lui paraÓt Ítre le plus grand malheur de l'humanitť; un gouvernement
qui a ťtť conquis ŗ cause de ce mťpris des armes, mais qui s'est ŗ
peine aperÁu de la conquÍte, et qui, par la supťrioritť de ses lois, a
subjuguť et assimilť ŗ lui-mÍme ses conquťrants.
Ce gouvernement, je le rťpŤte, c'est celui de la Chine antique.
Et j'ajoute:
Le gouvernement de la Chine, c'est sa littťrature.
La littťrature de la Chine, c'est son gouvernement.
Les lettres et les lois sont une seule et mÍme chose dans ce vaste
empire.
Quand vous savez ses livres, vous savez sa politique;
Quand vous savez sa politique, vous savez ses lois.
IX
Comment ce phťnomŤne si unique de l'identification complŤte de la
raison publique et du gouvernement, de la pensťe privťe et de
l'action sociale s'est-il opťrť entre le Thibet et la grande Tartarie,
aux antipodes de notre monde occidental? C'est ce que nous allons
essayer d'examiner sans parvenir jamais ŗ le dťcouvrir avec ťvidence.
Pour le dťcouvrir avec ťvidence, il faudrait connaÓtre l'origine du
peuple primitif de la Chine et le suivre pas ŗ pas au flambeau de
l'histoire depuis son berceau jusqu'ŗ sa dťcadence actuelle (dťcadence
militaire, entendons-nous bien).
Or, bien que la Chine soit le pays le plus historique de tous les pays
du globe, puisqu'il ťcrit depuis qu'il existe, et qu'il ťcrit jour par
jour par ses mains les plus officielles et les plus authentiques, ce
peuple n'en commence pas moins, comme toutes les races humaines, par
le mystŤre.
Chacun des savants qui ont ťtudiť la Chine a fait ŗ cet ťgard son
systŤme, son hypothŤse, sa chronologie; nous avons lu toutes ces
hypothŤses, tous ces systŤmes, toutes ces chronologies; vaine ťtude,
inutile recherche: aucune de ces suppositions n'est prouvťe, aucune
n'est mÍme plus vraisemblable que l'autre; l'un affirme, l'autre nie,
un troisiŤme conjecture, nul ne sait. L'orgueil est le pťchť de la
science, et c'est par l'orgueil qu'elle croula. Elle ne veut pas dire
de bonne foi le grand mot de tout, le grand mot des hommes: J'IGNORE,
et c'est pour ne pas vouloir confesser l'ignorance dans ce qu'elle ne
peut pas savoir qu'elle perd son autoritť et son crťdit dans ce
qu'elle sait. Ne l'imitons pas et disons franchement, aprŤs de longues
et sincŤres applications d'esprit ŗ cette question d'histoire et de
philosophie, que l'origine du peuple chinois est une ťnigme. Dieu
s'est rťservť ces mystŤres, et le lointain est le voile que l'homme ne
soulŤve pas.
Voici ŗ cet ťgard tout ce que nous savons et tout ce qu'il est
possible de savoir.
X
Dans une profondeur d'antiquitť dont nous n'essayerons pas de calculer
les siŤcles, le peuple chinois apparaÓt non pas comme un peuple jeune
et naissant ŗ la civilisation, aux lois, aux arts, ŗ la littťrature,
mais comme un peuple dťjŗ vieux ou plutŰt comme le dťbris d'un peuple
primitif, dťjŗ consommť en expťrience et en sagesse, peuple ťchappť en
partie ŗ quelque grande catastrophe du globe.
S'il y a un fait historique consacrť par toutes les mťmoires ou
traditions unanimes des peuples, c'est le fait d'un dťluge universel
ou partiel du globe, dťluge qui submergea les plaines avec leurs citťs
et leurs empires, et aprŤs lequel il y eut sur la terre comme une
renaissance de la race humaine dont une partie avait ťchappť ŗ la
submersion de sa race.
Soit que la prodigieuse ťlťvation des plateaux de l'Himalaya et du
Thibet, qui dťpasse de tant de milliers de coudťes les cimes mÍmes des
Alpes, eŻt sauvť, comme quelques auteurs l'ont pensť, de l'inondation
quelque peuple de la haute Asie, peuple redescendu aprŤs l'ťcoulement
des eaux dans la Chine; soit que quelque grand sauvetage de l'humanitť,
dont l'arche de Noť flottant et abordant sur les montagnes de l'Armťnie
est l'explication biblique, se fŻt opťrť pour les peuples voisins de la
grande Tartarie, les Chinois n'apparaissaient en Chine que comme des
naufragťs du globe qui viennent s'essuyer et essuyer le sol tout trempť
de l'inondation ŗ de nouveaux soleils.
C'est un peuple qui paraÓt antťdiluvien et qui semble rapporter une
civilisation et une littťrature antťdiluviennes comme lui, ŗ sa
nouvelle patrie au pied du Thibet.
Est-ce une branche immense de la famille de Noť ou de quelque autre
Deucalion de l'Inde ou de la Tartarie? Est-elle venue des steppes de
cette Tartarie qui lui a envoyť depuis tant de supplťments de
population et de conquťrants? Est-elle venue de l'Inde par les gorges
de l'Himalaya et par les pentes escarpťes du Thibet dans ce vaste
bassin de la Chine, grand comme l'Europe entiŤre? Chacun, suivant sa
science, suivant son imagination, suivant sa foi et suivant son livre
profane ou sacrť, peut conjecturer ou croire. Le mystŤre de la
premiŤre origine du peuple chinois n'en est pas moins impťnťtrable ŗ
l'oeil purement humain.
XI
Et comme si le mystŤre de l'origine d'un si grand peuple ne suffisait
pas pour nous confondre, le mystŤre d'un livre qui paraÓt aussi ancien
que la race elle-mÍme s'y surajoute. Les premiers chefs et les
premiers sages chinois, pendant qu'ils sont occupťs ŗ faire ťcouler
les eaux de leur dťluge des basses terres de leur empire, apparaissent
dŤs le premier jour des livres ŗ la main.
Ces livres, ce sont les _Kings_, livres sacrťs, espŤce de Vťdas de
l'Inde, triple recueil religieux, lťgislatif, littťraire, poťtique
mÍme; il contient les dogmes, les rites, les lois, les chants d'un
peuple anťanti et renaissant.
Ici l'esprit s'abÓme dans le doute en prťsence de ces livres
mystťrieux, prťservťs peut-Ítre des eaux sur quelque cime ou sur
quelque arche flottante pour renouer le nouveau peuple chinois au
vieux peuple de ses ancÍtres submergťs. Quoi? un livre? une langue
faite, parfaite et immuable? ce chef-d'oeuvre du temps seul? une
morale ťcrite? une politique raisonnťe? des rites instituťs? des
maximes, cette lente filtration de la sagesse des peuples ŗ travers
les ‚ges? une littťrature consommťe? une poťsie rhythmťe avec un art
oý l'esprit et l'oreille combinent le sens et la musique dans un
accord merveilleux? et tout cela dťjŗ conÁu, ťcrit, notť, compris,
chantť au moment oý un peuple en apparence neuf, ou sorti des marais
du dťluge, se rťpand pour la premiŤre fois sur la terre?
XII
Explique qui pourra ce phťnomŤne, mais ce phťnomŤne est un fait
irrťfutable. Nous avons lu souvent et attentivement tout ce qui a ťtť
ťcrit sur ce livre sacrť des _Kings_ et une partie de ce que leur
commentateur Confucius en a extrait; il est impossible d'y mťconnaÓtre
l'empreinte d'une vťtustť de civilisation, de sagesse morale et
d'industrie humaine qui reporte la pensťe au delŗ des bornes et des
dates du monde europťen. Les travaux classiques et sincŤres des
savants jťsuites qui habitŤrent pendant soixante ans (sous Louis XIV)
le palais des empereurs de la Chine, qui compulsŤrent toutes les
bibliothŤques de l'empire et qui traduisirent tous ces principaux
monuments littťraires, parlent de ces livres sacrťs de la Chine comme
nous en parlons.
Le pŤre Amyot, qui sait autant qu'Aristote et qui ťcrit ŗ s'y
mťprendre comme Voltaire, en cite de longs fragments dans ses Mťmoires
pleins de sagacitť. Nous citerons nous-mÍme dans la suite de cette
ťtude son admirable histoire de la vie et des oeuvres littťraires de
Confucius. Voici ce qu'un des savants religieux chinois, chrťtien
compagnon du pŤre Amyot, ťcrit lui-mÍme sur les _Kings_:
ęLes livres des Babyloniens, dit-il, des Assyriens, des MŤdes, des
Perses, des …gyptiens et des Phťniciens ont ťtť ensevelis avec eux
sous les ruines de leur monarchie. Les savants de l'Europe ont beau
ťlever la voix pour cťlťbrer ces anciennes nations, ils ne peuvent
presque en parler que d'imagination, puisqu'ils ne les connaissent que
par des ťtrangers qui, les ayant connues trop tard, n'en ont parlť que
par occasion, et ont laissť beaucoup d'obscuritťs dans les fragments
disparates qu'ils ont recueillis de leur histoire. Qu'on ne juge donc
pas de ce qui nous reste de l'histoire des premiers siŤcles de notre
monarchie par les immenses annales des petits royaumes modernes, mais
par ce qu'ont conservť les autres peuples de l'histoire de la haute
antiquitť. Quoique ce que nous avons en ce genre se rťduise en un
petit nombre de volumes, on sera ťtonnť qu'ils aient ťchappť ŗ tant de
naufrages.
On l'a dťjŗ dit, et nous ne craignons pas de le rťpťter, il n'y a
aucun livre profane, ancien dans le monde, qui ait passť par plus
d'examens que ceux que nous appelons _King_, par excellence, ni dont
on puisse raconter si en dťtail l'histoire et prouver la
non-altťration. Ceux qui seront curieux de s'en convaincre n'ont qu'ŗ
jeter les yeux sur les notes qu'on a mises ŗ la tÍte de chaque _King_
dans la grande ťdition du palais; ils verront avec surprise qu'on n'a
jamais poussť si loin les recherches et la critique pour aucun livre
profane. Nous en toucherons quelque chose en parlant du _Chon-King_.
Nos savants distinguent quatre sortes ou classes de livres anciens;
donnons une petite notice de chacune...............................
...................................................................
ęLes _Kings_ ont ťtť recouvrťs par nos sages, et ce qu'on avait de
plus prťcieux sur l'antiquitť n'a pas ťtť perdu. Le zŤle qu'on a eu
dans tous les temps pour les _Kings_ vient moins cependant de leur
anciennetť que de la beautť, de la puretť, de la saintetť et de
l'utilitť de la doctrine qu'ils contiennent. Il ne faut que les lire
pour s'en convaincre et applaudir ŗ nos lettrťs de les avoir placťs au
premier rang. Si l'idol‚trie a ťtť ridiculisťe tant de fois par nos
gens de lettres, si elle n'a jamais pu devenir la religion du
gouvernement, quoiqu'elle fŻt celle des empereurs (depuis les
conquÍtes des Tartares et l'introduction des superstitions des
Indous), nous le devons ŗ ces livres....
ęComme ils font aussi toute notre histoire, ajoute l'ťcrivain chinois,
il est clair qu'on y doit trouver des dťtails uniques pour la
connaissance des moeurs dans cette longue suite de siŤcles, dťtails
d'autant plus intťressants que les poťsies qu'on y voit sont plus
variťes et embrassent toute la nation depuis le sceptre jusqu'ŗ la
houlette. Aussi nos historiens en ont fait grand usage, et avec
raison. Nous n'insistons pas sur les preuves qu'on allŤgue de
l'authenticitť du _Chi-King_. Trois cents piŤces de vers dans tous les
genres et dans tous les styles ne prÍtent pas ŗ la hardiesse d'une
supposition, comme les fragments d'un historien qui est seul garant
des faits qu'il raconte. D'ailleurs la poťsie en est si belle, si
harmonieuse, le ton aimable et sublime de l'antiquitť y domine si
continuellement, les peintures des moeurs y sont si naÔves et si
particularisťes qu'elles suffisent pour rendre tťmoignage de leur
authenticitť. Le moyen qu'on puisse la rťvoquer en doute, quand on ne
voit rien dans les siŤcles suivants, nous ne disons pas qui les ťgale,
mais qui puisse mÍme leur Ítre comparť! ęLes six vertus, dit
Han-Tchi, sont comme l'‚me du _Chi-King_; aucun siŤcle n'a flťtri les
fleurs brillantes dont elles y sont couronnťes, et aucun siŤcle n'en
fera ťclore d'aussi belles.Ľ
ęNous ne sommes pas assez ťrudit, poursuit-il, pour prononcer entre le
_Chi-King_, et les poŽtes d'Occident; mais nous ne craignons pas de
dire qu'il ne le cŤde qu'aux psaumes de David pour parler de la
divinitť, de la providence, de la vertu, etc., avec cette magnificence
d'expression et cette ťlťvation d'idťes qui glacent les passions
d'effroi, ravissent l'esprit et tirent l'‚me de la sphŤre des sens.Ľ
XIII
S'ťlevant ensuite ŗ la hauteur d'une critique supťrieure aux
ignorances et aux prťjugťs de secte, le savant disciple des jťsuites
parle des _Kings_, de leur antiquitť, de leur authenticitť, de leur
caractŤre en ces termes:
ęDe bons missionnaires qui avaient apportť en Chine plus d'imagination
que de discernement, plus de vertu que de critique, dťcidaient sans
faÁon que les _Kings_ ťtaient des livres, sinon antťrieurs au dťluge,
du moins de peu de temps aprŤs; que ces livres n'avaient aucun rapport
avec l'histoire de la Chine, qu'il fallait les entendre dans un sens
purement mystique et figurť. Le pas ťtait glissant pour un homme que
le zŤle dťvore, et qui arrive d'Europe avec le prťjugť gťnťral que le
soleil ťclaire l'Occident seul de tout son disque, et ne laisse tomber
sur le reste de l'univers que le rebut de ses rayons. Le moyen de
s'imaginer que des sauvages de l'Orient, tels que les Chinois, eussent
ťcrit des annales, composť des poťsies, approfondi la morale et la
religion avant que les Grecs, maÓtres et docteurs de l'Europe moderne,
eussent seulement appris ŗ lire! Comment se persuader que, tant de
siŤcles avant Alexandre, ces barbares de l'extrÍme Orient eussent pris
dans leurs livres un ton si sublime de vťritť, de noblesse,
d'ťloquence, de majestť de pensťes, dont on ne trouve que des lueurs
dans les chefs-d'oeuvre de Rome, et qui mettent ces livres (les
_Kings_) au premier rang aprŤs nos livres saints pour la religion, la
morale, la plus haute philosophie?Ľ
XIV
Voilŗ ce que l'ťcole vťritablement savante des premiers grands
missionnaires jťsuites, compagnons du pŤre Amyot, et le pŤre Amyot
lui-mÍme, pensaient des premiers livres chinois ŗ l'ťpoque oý ces
Argonautes de la science faisaient, pour ainsi dire, partie du collťge
des lettrťs, cohabitaient avec les lettrťs dans le palais des
empereurs, vivaient, mouraient en Chine, et ťcrivaient ces recueils de
Mťmoires et ces traductions oý toute la civilisation chinoise est pour
ainsi dire reproduite en mappemonde d'idťes et d'institutions sous nos
yeux. C'est lŗ qu'il faut chercher et retrouver la Chine littťraire et
lťgislative, et non dans les fables ignares ou ridicules publiťes
depuis que la Chine est fermťe ŗ leurs successeurs; aussi peut-on
affirmer sans crainte que les notions sur la littťrature et sur la
politique de la Chine antique ont rťtrogradť immensťment depuis
l'expulsion des premiers jťsuites de la capitale de l'empire. Il faut
excepter les savants professeurs franÁais, les Russes et les Anglais
missionnaires des langues de la politique et du commerce. Mais leurs
notions sont restťes dans les bibliothŤques.
XV
Nous ne mentionnons ici ces livres sacrťs et mystťrieux de la Chine
antť-historique que pour remonter ŗ la source presque fabuleuse de
cette littťrature politique de la plus vieille et de la plus nombreuse
sociťtť humaine de l'Orient. Pour bien juger la littťrature politique
d'un peuple, ce n'est pas ŗ la renaissance, c'est ŗ la pleine maturitť
de ce peuple qu'il faut l'ťtudier; c'est donc dans les ťcrits
littťraires et philosophiques du plus grand littťrateur, du plus grand
philosophe et du plus grand politique de la Chine que nous allons
retrouver ces livres sacrťs commentťs, rťformťs et ťlucidťs sous sa
main.
Ce lettrť, ce philosophe, ce politique, c'est Confucius (Konfutzťe en
chinois). Confucius est l'incarnation de la Chine. Gťnie universel, en
qui se rťsument toute la littťrature antique, toute la littťrature
moderne, toute la religion, toute la raison, toute la philosophie,
toute la lťgislation, toute la politique d'un passť sans date et de
trois cent millions d'hommes; cet homme fut ŗ la fois, par une
merveilleuse accumulation de dons naturels, de vertu, d'ťloquence, de
science et de bonne fortune, l'Aristote, le Lycurgue, le ministre, le
pontife, et presque le demi-dieu d'un quart de l'humanitť. Confucius
rťsume en lui seul la raison d'un hťmisphŤre.
Les admirables travaux du pŤre Amyot sur la vie, les lois, les oeuvres
de cet homme unique entre tous les hommes, sont contenus ŗ peine dans
un volume. Ce volume est ŗ lui seul une bibliothŤque. Connaissons donc
le philosophe, nous connaÓtrons mieux la philosophie.
XVI
Les portraits de Confucius, gravťs en Chine sur les portraits
traditionnels de ce philosophe, le reprťsentent assis sur un fauteuil
ŗ bras de bois sculptť, ŗ peu prŤs semblable ŗ nos stalles de
cathťdrale dans le choeur des ťglises chrťtiennes de notre moyen ‚ge.
Il est vÍtu d'un manteau d'ťtoffe ŗ plis lourds qui enveloppe ses
ťpaules et ses bras, et qui est ramenť sur ses genoux; ses deux mains,
petites et maigres, sont jointes sur sa poitrine; elles s'appuient sur
une espŤce de houlette ŗ deux pieds, qui, ŗ son extrťmitť infťrieure,
a un peu la forme allongťe d'une lyre grecque. Comme la musique ťtait
une des bases de la philosophie primitive de la Chine, et que le
philosophe lui-mÍme ťtait un musicien accompli, c'est peut-Ítre un
instrument de musique. Ses pieds sont cachťs sous les plis flottants
du manteau, ses coudes sont appuyťs sur les bras du fauteuil; une
espŤce de bonnet carrť, pareil ŗ la mitre persane, coiffe la tÍte; une
frange ŗ longues torsades retombe du sommet de cette coiffure sur un
large bandeau qui ceint le front du philosophe comme une tiare.
Cette tiare empÍche de voir entiŤrement le front; il paraÓt haut,
large, sans plis et sans rides, comme celui d'un homme qui ne donne
aucune tension d'effort ou de douleur ŗ sa pensťe, mais qui reÁoit la
sagesse et l'inspiration d'en haut, comme la lumiŤre. Les sourcils,
fins et lťgŤrement arquťs ŗ leur extrťmitť, ressemblent aux sourcils
de femmes en Perse. Les yeux, dont on entrevoit le globe proťminent
sous la transparence des paupiŤres minces, sont presque entiŤrement
fermťs dans le demi-jour de la mťditation qui se recueille; ce
demi-jour, qui en dťcoule cependant sur la physionomie, est lumineux
et serein comme une aurore ou comme un crťpuscule de l'‚me. Le nez est
droit et court, un peu renflť aux narines; la bouche n'a rien de
l'ironie socratique, symptŰme contentieux de lutte et d'orgueil qui
humilie plus qu'il ne persuade les hommes; elle a une expression de
sourire fin, heureux et bon d'un homme qui vient de surprendre une
vťritť au gÓte, et qui est pressť de la communiquer ŗ ses semblables.
Une longue barbe d'une finesse ondoyante et d'une forme qui trahit le
peigne et le parfum glisse en frisure jusque sur sa poitrine.
L'impression gťnťrale qu'on reÁoit de ce portrait est celle de la
vťnťration volontaire pour cette bontť belle et pour cette jeunesse
mŻre et pourtant ťternellement jeune. C'est une beautť morale, encore
plus attrayante que celle de la tÍte de Platon, oý l'on ne sent que la
poťsie et l'ťloquence, divinitťs de l'imagination, tandis que dans la
tÍte de Confucius on sent la raison, la piťtť et l'amour des hommes,
triple divinitť de l'‚me.
XVII
Confucius ťtait nť de race noble. Sa gťnťalogie remontait ŗ vingt-deux
siŤcles et demi avant J.-C.; nous disons de race noble, car l'ťgalitť
dťmocratique des institutions chinoises n'exclut pas le respect et
l'authenticitť des filiations dans un pays oý tout est fondť sur
l'autoritť du pŤre et sur le culte de la famille pour les ancÍtres.
Il descendait mÍme d'une race qui avait donnť des rois ŗ un des
royaumes dont se composait alors la fťdťration monarchique de l'empire
chinois, encore mal agglomťrť en seul gouvernement.
Le pŤre de sa mŤre avait trois filles; un vieillard, gouverneur de sa
province, lui en demanda une pour ťpouse. ęLe pŤre, dit l'historien
chinois, rassembla ses filles et leur dit: ęLe gouverneur de Tseou
veut me faire l'honneur de s'allier ŗ moi, et demande l'une de vous
en mariage. Je ne vous le dissimule point, c'est un homme d'une taille
au-dessus de l'ordinaire et d'une figure qui n'a rien d'attrayant; il
est d'une humeur sťvŤre, et ne souffre pas volontiers d'Ítre
contrariť; outre cela, il est d'un ‚ge dťjŗ fort avancť. Voyez, mes
filles, l'embarras oý je me trouve, et suggťrez-moi comment je dois
m'en tirer. Je n'ai garde de vouloir vous contraindre. Dites-moi
naturellement ce que vous pensez. Au reste, _Chou-Leang-Ho_ compte
parmi ses ancÍtres des empereurs et des rois, et descend en droite
ligne du sage _Tcheng-Tang_, fondateur de la dynastie des _Chang_.Ľ
ęLe pŤre ayant cessť de parler, ses trois filles se regardŤrent en
silence pendant quelque temps. La plus jeune, voyant que ses soeurs ne
se pressaient pas de rťpondre, prit elle-mÍme la parole et dit: ęJe
vous obťirai, mon cher pŤre, et j'ťpouserai le vieillard que vous nous
proposez. Je n'y ai aucune rťpugnance, et j'attends respectueusement
vos ordres.Ľ
ęOui, ma fille, rťpondit le pŤre, vous l'ťpouserez; je connais votre
vertu et votre courage; vous ferez le bonheur de votre mari et vous
serez vous-mÍme heureuse entre toutes les mŤres.Ľ
XVIII
C'est de cette union que naquit Confucius, 551 ans avant J.-C. ęUn
enfant pur comme le cristal naÓtra, dirent ŗ la mŤre les gťnies
protecteurs de la famille (l'esprit des ancÍtres); il sera roi, mais
sans couronne et sans royaume!Ľ Les Chinois comprenaient dťjŗ alors la
royautť de l'intelligence et la souverainetť de la raison.
DŤs sa naissance, la tendre superstition de ses parents remarqua des
lignes de gťnie, de sagesse future et de faveur du ciel sur toute sa
personne. Le plus significatif de ces augures, selon les historiens du
temps, ťtait une protubťrance ťlevťe au-dessus de la tÍte, signe que
les phrťnologistes d'aujourd'hui considŤrent encore comme une
prťdisposition naturelle des organes de l'intelligence ŗ la
contemplation des choses cťlestes, ŗ la piťtť et ŗ la vertu dont la
piťtť est le premier mobile.
L'enfant perdit le vieillard son pŤre trois ans aprŤs sa naissance. Sa
vertueuse mŤre rťsolut de rester veuve pour se livrer sans distraction
ŗ l'ťducation de ce fils. ņ l'‚ge de sept ans elle le confia aux
leÁons d'un philosophe consommť en science et en sagesse, dont il
devint le disciple de prťdilection. Son application, ses progrŤs, son
obťissance, sa modestie, la douceur de son caractŤre, la gr‚ce de son
langage et de ses maniŤres en firent le modŤle de l'ťcole; il fut
chargť par le maÓtre de le supplťer habituellement dans ses leÁons aux
plus jeunes de ses ťlŤves. Confucius commenÁa ainsi ŗ professer tout
en s'instruisant, mais il le fit avec tant de mťnagement pour
l'orgueil de ses infťrieurs qu'on lui pardonna sa supťrioritť, et
qu'on aima mÍme en lui cette supťrioritť de gťnie qui excite
ordinairement l'envie et la haine. Une prťcoce gravitť cependant
ajouta ainsi ŗ sa jeunesse l'habitude calme et digne de la physionomie
de l'‚ge mŻr.
ņ dix-sept ans, sa mŤre le contraignit ŗ quitter ŗ regret l'ťcole du
philosophe, et ŗ entrer dans les affaires comme mandarin de la
derniŤre classe. AprŤs de sťvŤres examens pour les fonctions
publiques, il fut chargť d'inspecter les subsistances du peuple et les
procťdťs de l'agriculture dans le petit royaume de Lou, sa patrie. La
science de l'ťconomie politique, qui ne commence qu'ŗ naÓtre et ŗ
balbutier en Europe, ťtait dťjŗ parvenue ŗ une haute thťorie de
principes et d'application en Chine. On le voit par les notions de
libertť de commerce et de suppression des monopoles que les historiens
de Confucius dťveloppent, d'aprŤs lui, dans le rťcit de cette partie
de son administration.
Le peuple du royaume lui paya ses soins en popularitť, le roi en
confiance. Il devint le modŤle des administrateurs comme il avait ťtť
le modŤle des disciples dans ses ťtudes. Mariť par sa mŤre ŗ dix-neuf
ans, il eut un fils; il lui donna le nom de _Ly_, par allusion au nom
d'un petit poisson que le roi lui envoya pour sa table, en le
fťlicitant, suivant l'usage, sur la naissance d'un premier-nť.
XIX
ņ vingt et un ans, Confucius fut investi de l'intendance gťnťrale des
terres incultes, des eaux et des troupeaux du royaume. Son
administration vigilante persuadait le bien plus encore qu'elle ne
l'imposait; dans ses visites aux provinces, il voulait voir tous les
propriťtaires des terres et s'entretenir avec eux. Il leur insinuait
les grands principes d'oý dťpend le bonheur de l'homme vivant en
sociťtť; il entrait dans les plus petits dťtails des obligations
particuliŤres ŗ leur ťtat. Il les interrogeait ensuite sur la nature
et les propriťtťs du terrain dont ils ťtaient possesseurs, sur la
qualitť et la quantitť des productions qu'ils en retiraient
annuellement; il leur demandait si, en donnant ŗ leurs champs une
culture plus soignťe, ils ne les rendraient pas d'un plus grand et
d'un meilleur rapport; s'ils n'en recueilleraient pas avec plus de
facilitť et plus abondamment des rťcoltes d'un genre diffťrent de
celui qu'ils avaient coutume d'en exiger, et autres choses semblables
sur lesquelles, aprŤs avoir reÁu les ťclaircissements dont il avait
besoin, il intimait ses ordres.
XX
La mort de sa mŤre, sa divinitť visible sur la terre, le surprit au
milieu de ses travaux et de ses succŤs. Selon l'usage du pays ŗ cette
ťpoque, il se dťmit de toutes ses dignitťs pour revÍtir un deuil
extťrieur moins lugubre encore que celui de son ‚me. Il s'enferma
pendant trois ans dans l'intťrieur de sa maison pour pleurer sa mŤre;
il transporta ensuite ces restes vťnťrťs dans le sťpulcre de son pŤre
sur une haute montagne; il enseigna par cet exemple, autant que par
ses ťcrits ŗ ses disciples, que la piťtť filiale, source de tous les
devoirs pendant la vie des parents, ťtait encore la source des
bťnťdictions du ciel et des vertus sociales aprŤs leur mort. Il fit
ainsi des cťrťmonies funŤbres envers les ancÍtres une partie
fondamentale de la religion et de la sociťtť. En cela, comme en toute
autre chose, il n'innovait pas; il ne faisait que rappeler plus
strictement et plus ťloquemment ses compatriotes ŗ la pure et antique
doctrine des _Kings_ ou livres sacrťs, qu'il s'occupait dťjŗ ŗ exhumer
et ŗ commenter pour la Chine.
Ses historiens racontent que ces trois annťes de deuil et de rťclusion
absolus dans sa maison furent pour lui un noviciat sťvŤre et actif,
pendant lequel, ŗ l'exemple de tous les grands lťgislateurs qui se
retirent avant leur mission sur les hauts lieux ou dans le dťsert, il
s'entretint avec ses pensťes, et fit faire silence ŗ ses sens et au
monde.
Son seul dťlassement, disent-ils, ťtait son instrument de musique, sur
lequel il s'exerÁait quelquefois pour exhaler ses lamentations ou ses
invocations ŗ l'‚me de sa mŤre. Cet instrument, appelť le _kin_, est
une espŤce de lyre ŗ cordes de soie qui rend des sons d'une extrÍme
tťnuitť et d'une grande douceur, pareils ŗ ceux du vent dans les brins
d'herbe.
ęLe dernier jour de son deuil accompli,Ľ ťcrit le pŤre Amyot, qui
traduit les chroniques du temps, ęil chercha ŗ se distraire
entiŤrement en essayant de jouer quelques airs qu'il avait composťs
sur son _kin_.
ęIl n'en tira pour cette premiŤre fois que des sons plaintifs et
tendres, qui exprimaient la douce langueur d'une ‚me dont l'affliction
n'est pas encore dissipťe entiŤrement. Il persista dans ce mÍme ťtat
l'espace de cinq nouveaux jours, aprŤs lesquels, faisant rťflexion que
puisqu'il avait rempli avec la derniŤre exactitude tout ce que les
anciens pratiquaient en pareille occasion, il ťtait temps qu'il se
rendÓt enfin ŗ la sociťtť, et qu'il serait coupable envers elle s'il
continuait ŗ ťcouter sa douleur, prťfťrablement ŗ ce que lui suggťrait
la raison d'accord avec le devoir. Il fit un dernier effort pour
rappeler ce qu'il avait jamais eu de cet enjouement grave, qui, loin
de dťparer la sagesse, lui sert comme d'ornement pour la faire
admirer. Il accorda son kin, et le pinÁant de maniŤre ŗ en tirer des
sons mieux nourris et plus vigoureux que de coutume, il modula
indiffťremment sur tous les tons; il chanta mÍme ŗ pleine voix, et
accompagna ses chants de son instrument; dŤs lors sa porte ne fut plus
fermťe ŗ personne, mais on le sollicita en vain de reprendre ses
fonctions publiques. Il prťfťra ŗ tout l'ťtude et l'enseignement de la
sagesse, dont il s'ťtait enivrť jusqu'ŗ l'extase pendant ce
recueillement de trois ans. ęIl y aura toujours assez d'hommes enclins
ŗ gouverner les autres hommes, leur rťpondait-il, il n'y en aura
jamais assez pour leur enseigner les rŤgles morales de la vie privťe
et de la vie publique.Ľ
Sa rťputation de science et de sagesse groupa bientŰt autour de lui un
petit nombre de ces hommes de bonne volontť qui ont un goŻt naturel
pour la supťrioritť de l'esprit ou de l'‚me et que la Providence
semble appeler spťcialement dans tous les pays et dans tous les temps
ŗ faire ťcho et cortťge aux grandes intelligences. Ces disciples
volontaires et dťvouťs furent tout l'empire de Confucius. Comme ils
ťtaient eux-mÍmes les plus purs et les plus estimťs des jeunes gens
du royaume, l'opinion publique conÁut un grand respect pour l'homme
que de tels hommes reconnaissaient comme leur maÓtre. C'est ainsi que
Pythagore, Zoroastre, Socrate, Platon, avant d'avoir une doctrine
publique, eurent un auditoire de disciples bien-aimťs qui rťpercutait
leur parole ŗ l'univers.
XXI
Appelť par les souverains des royaumes voisins pour conseiller la
politique des princes ou rťformer les moeurs, il voyagea comme Platon,
semant partout la piťtť et le bon ordre entre les hommes. Mais il
revenait toujours, malgrť les offres de ces princes et de ces peuples,
dans le petit royaume de Lou sa patrie. ęJe dois d'abord, disait-il,
faire le bien oý le ciel m'a fait naÓtre. La premiŤre des vocations,
c'est la naissance; le premier des devoirs, aprŤs la famille, c'est la
patrie!Ľ
Il visita surtout les philosophes les plus renommťs par leur doctrine
dans toutes les villes de l'empire, et se fit humblement leur disciple
afin de se rendre plus digne d'enseigner ŗ son tour.
ņ trente ans, il dťclara ŗ ses parents et ŗ ses amis qu'il se sentait
dans toute la plťnitude de forces que le ciel accorde aux hommes, et
que ęl'horizon de toutes les choses divines et humaines (la vťritť)
lui apparaissait enfin comme d'un point culminant d'oý l'on voit
l'univers.Ľ Il ouvrit, pour la premiŤre fois, dans sa propre maison,
une ťcole publique d'histoire, de science, de morale et de politique;
puis s'ťlevant bientŰt ŗ une mission plus haute et plus universelle:
ęJe sens enfin, dit-il, que je dois le peu que le ciel m'a donnť ou
qu'il m'a permis d'acquťrir ŗ tous les hommes, puisque tous les hommes
sont ťgalement mes frŤres et que la patrie de l'humanitť n'a pas de
frontiŤre.Ľ
Il partit alors suivi d'un grand nombre de disciples de tous les
royaumes voisins pour aller, non prophťtiser, mais raisonner dans tout
l'empire oý l'on parlait la langue de la Chine.
L'espace limitť de ces pages ne nous permet pas ici d'entrer dans le
rťcit circonstanciť de ces longues missions philosophiques et de
rapporter les mille anecdotes et les cent mille leÁons dont chacun de
ses pas fut l'occasion.
Ses missions donnent l'idťe d'un Socrate ambulant qui, au lieu de
prÍcher de rue en rue et de porte en porte dans la petite bourgade
d'AthŤnes, prÍche de royaume en royaume et rťpand son esprit sur trois
cent millions d'auditeurs. Mais au lieu que Socrate discute, conteste,
rťfute, argumente, sophistique sans cesse sa pensťe et fait un pugilat
d'esprit de sa philosophie, Confucius se contente d'exposer et de
rťpandre la sienne sans autre artifice et sans autre polťmique que
l'ťvidence instinctive et persuasive dont Dieu fait briller par
elle-mÍme toute vťritť morale comme toute vťritť mathťmatique.
C'est lŗ la diffťrence essentielle entre Socrate et Confucius. Socrate
est un lutteur, Confucius est un ami; Socrate est un railleur,
Confucius est un consolateur; on sort de la conversation de Socrate
rťduit au silence mais aigri et humiliť; on sort de la conversation de
Confucius convaincu, ťdifiť et charmť.
XXII
Ce caractŤre distingue Confucius des sophistes grecs; un autre
caractŤre le distingue des autres lťgislateurs de l'Inde, de l'…gypte,
de la grande GrŤce et des deux Asies, c'est qu'il ne fait point
intervenir le ciel et les prodiges dans l'autoritť qu'il affecte sur
les hommes; il n'ťtale point l'inspiration surnaturelle de Zoroastre,
de Pythagore, du prophŤte arabe, pas mÍme le gťnie conseiller et un
peu frauduleux de Socrate; il ne se substitue pas aux lois absolues de
la nature, il ne se proclame ni divin, ni ange, ni demi dieu; il ne
sonde le passť que par l'ťtude, il ne lit dans l'avenir que par la
logique qui enchaÓne les effets aux causes; il se confesse homme
faible, ignorant, bornť comme nous; seulement, ŗ l'aide de cette
clartť purement intellectuelle et toute humaine qui vient pour la
vťritť de l'intelligence et pour la morale de la conscience, il
recherche le vrai et conseille le bien. Ses rťvťlations ne sont que
des ťtudes, ses lois ne sont que des avis, la divinitť qui parle en
lui et par sa bouche n'est que la divinitť de la raison. Mais, pour
donner crťdit ŗ la raison et pour la faire respecter davantage des
autres hommes, il la prťsente avec le cachet de l'antiquitť et de la
tradition. Il feuillette jour et nuit les _Kings_, ces livres
historiques et sacrťs dont les textes mutilťs ou ŗ demi effacťs
avaient disparu ŗ moitiť de la mťmoire des peuples, il les recouvre,
il les restitue, il les commente, il les complŤte et il dit ŗ ses
contemporains corrompus: ęLisez et admirez, voilŗ l'‚me, les lois, les
moeurs de vos ancÍtres, conformez votre ‚me, vos lois, vos moeurs
nouvelles ŗ leur exemple et ŗ leurs prťceptes.Ľ Voilŗ toute la
rťvťlation de Confucius; c'ťtait celle qui convenait par excellence ŗ
une race humaine aussi exclusivement raisonneuse et aussi dťpourvue
de vaine imagination que le peuple chinois. Le Thibet, qui sťpare
l'Inde de la Chine, semble en effet sťparer aussi en deux zones
gťographiques les facultťs de l'esprit humain: dans les Indes comme
dans l'Arabie et la GrŤce, l'imagination; dans la Chine et dans la
Tartarie, la raison. C'est l'hťmisphŤre rationnel du globe.
XXIII
Aussi Confucius devint-il promptement l'oracle vivant de tous les
royaumes confťdťrťs de la Chine visitťs par lui et par ses disciples.
Et cela simplement parce qu'il ťtait l'homme de plus de bon sens qu'il
y eŻt dans l'empire et dans le siŤcle, la raison vivante et
enseignante. Il n'ťprouva non plus ni persťcution ni rivalitť, ni
exil, ni martyre, et cela aussi par une raison toute simple, c'est
qu'il n'annonÁait aucune nouveautť de nature ŗ troubler le monde et ŗ
substituer un culte ŗ un autre, une politique ŗ une autre, une sociťtť
ŗ une autre sociťtť, mais qu'il rappelait au contraire les peuples aux
anciennes institutions et aux anciennes obťissances. Ni les prÍtres,
ni les princes, ni les peuples n'avaient intťrÍt ŗ ťtouffer sa voix
dans son sang. Sa morale pouvait bien contrarier quelques vices des
cours ou quelques dťsordres des multitudes, mais ces vices nuisaient ŗ
tous et l'opinion publique s'unissait en immense majoritť ŗ son
philosophe pour les rťformer ou pour les flťtrir. C'ťtait un
conservateur et non un novateur.
Sa mission fut donc partout une mission de paix. Qu'objecter ŗ un
homme qui vous dit: Je ne suis qu'un homme, je ne vous annonce que ce
que vous savez, et je ne vous conseille que ce que votre conscience
vous conseille plus divinement et plus ťloquemment que moi?
C'est pendant cette longue mission toute philosophique que Confucius
prÍcha et rťdigea ce code d'histoire, de politique et de morale qui
fit de son oeuvre le livre sacrť de son temps.
Il n'affecta point un excŤs de mťpris pour les richesses quand elles
lui furent libťralement offertes par plusieurs des rois dont il visita
les provinces. Il conserva son modique patrimoine, gage de son
indťpendance et hťritage de son fils; il vivait selon la condition ŗ
la fois digne et modeste dans laquelle il ťtait nť; il refusa le don
qu'on voulait lui faire de villes ou de provinces en propriťtť. Comme
ses disciples s'en ťtonnaient: ęMaÓtre, lui dirent-ils, ce refus
opini‚tre de votre part n'aurait-il pas sa source dans l'orgueil?
ęVous ne me connaissez point, leur rťpondit Confucius, si vous croyez
que c'est par dťdain que je ne veux pas accepter le bienfait dont le
roi de Tsi veut m'honorer; et le roi de Tsi me connaÓt moins encore
s'il s'imagine que je suis venu dans ses …tats et auprŤs de sa
personne en vue de quelque intťrÍt temporel qui me soit propre.
XXIV
On demandait ŗ un sage qui avait vu et entendu Confucius ce que
c'ťtait que ce philosophe:
ęC'est un homme, rťpondit le sage, auquel aucun homme de nos jours ne
peut Ítre comparť. Sa physionomie rťvŤle la plus haute intelligence,
ses yeux sont comme des sources de clartť, sa bouche est comme celle
des dragons qui soufflent le feu, sa taille est de six pieds sept
pouces; il a les bras longs et le dos voŻtť; son corps est un peu
courbť, ses paroles ne tendent qu'ŗ inspirer la vertu. Il ressemble
aux sages les plus distinguťs de la haute antiquitť. Il ne dťdaigne
pas de s'instruire auprŤs de ceux qui sont et moins sages et moins
ťclairťs que lui; il profite de tout ce qu'on lui dit; il t‚che de
ramener tout ŗ la saine doctrine des anciens. Il fera l'admiration de
tous les siŤcles, et sera rťputť pour Ítre le modŤle le plus parfait
sur lequel il soit possible de se former.
ęMais, interrompit Lieou-Ouen-Koung, cet homme si parfait, selon vous,
que laissera-t-il de lui qui puisse faire l'admiration de la
postťritť?
ęSi les belles instructions de _Yao_ et de _Chun_, rťpondit
Tchang-Houng, viennent ŗ se perdre; si les sages rŤglements des
premiers fondateurs de notre monarchie viennent ŗ Ítre oubliťs; si les
cťrťmonies et la musique[1] sont nťgligťes ou corrompues; si enfin les
hommes viennent ŗ se dťpraver entiŤrement, la lecture des ťcrits que
laissera Confucius les rappellera ŗ la pratique de leurs devoirs, et
fera revivre dans leur mťmoire ce que les anciens ont su, enseignť et
pratiquť de plus utile et de plus digne d'Ítre conservť.Ľ
[Note 1: Musique est ici pour philosophie, ťquilibre et
harmonie des choses, art et symbole ŗ la fois chez les
Chinois comme chez les anciens lťgislateurs europťens.]
On rapporta ŗ Confucius le magnifique ťloge que Tchang-Houng avait
fait de lui. ęCet ťloge est outrť, rťpondit notre philosophe ŗ ceux
qui le lui rapportŤrent, et je ne le mťrite en aucune faÁon. On
pouvait se contenter de dire que je sais un peu de musique et que je
t‚che de ne manquer ŗ aucun des rites.Ľ
XXV
ņ son retour dans sa patrie Confucius la trouva, comme Solon, asservie
sous plusieurs ministres ambitieux liguťs contre la libertť. Malgrť sa
rťpugnance ŗ sortir de ses ťtudes philosophiques pour se mÍler aux
soins du gouvernement, il consentit, ŗ la voix du peuple et du roi, ŗ
prendre provisoirement en main le gouvernement pour rťtablir l'ordre,
les moeurs, la justice, la hiťrarchie dans l'…tat. Il fut dans les
hautes affaires ce qu'il avait ťtť dans la philosophie spťculative,
philosophe et homme d'…tat ŗ la fois. Son administration sťvŤre et
impartiale intimida les mťchants et rassura les bons; sa politique ne
fut que la raison appliquťe au gouvernement de son pays. C'est ŗ cette
ťpoque de sa vie active que se rapportent ses plus belles maximes et
ses plus belles institutions.
Cette politique de Confucius, partout confondue avec la morale, se
rťsume ainsi:
Le _tien_, mot qui veut dire le _ciel vivant_ ou le _Dieu_ universel
qui crťe, recouvre, enveloppe et retire ŗ soi toute chose; le _ciel_
est pŤre de l'humanitť.
C'est lui qui nous dicte ses lois par nos instincts naturels et qui a
mis un juge en nous par la conscience.
Cette conscience nous inspire et nous impose des devoirs rťciproques
les uns envers les autres.
Ces devoirs, rťdigťs en codes par les premiers lťgislateurs des
hommes, sont exprimťs par des rites ou cťrťmonies, expression
extťrieure de ces devoirs religieux et civils.
L'observation de ces devoirs ainsi formulťs constitue l'ordre social,
le bon gouvernement, la vertu.
La premiŤre de ces vertus, l'‚me de ces rites ou devoirs, est
l'humanitť, sentiment inspirť par Dieu pour la conservation de la
race.
Voici ce qu'en dit Confucius dans ses livres politiques, bien
supťrieurs ŗ ceux d'Aristote:
ęTout ce que je vous dis, nos anciens sages l'ont pratiquť avant nous.
ęCette politique qui, dans les temps les plus reculťs, ťtait la foi,
la rŤgle et le gouvernement, se rťduit ŗ l'observation des trois
devoirs fondamentaux exprimant les trois relations.
ęDu souverain au sujet,
ęDu pŤre aux enfants,
ęDe l'ťpoux ŗ l'ťpouse et ŗ la pratique des cinq vertus capitales
qu'il suffit de vous nommer pour faire naÓtre en vous l'idťe de leur
excellence et l'obligation de les accomplir.
ęCes cinq vertus sont:
ę1ļ L'humanitť (c'est-ŗ-dire l'amour universel) entre tous les hommes
de notre espŤce sans distinction,Ľ principe de ce que nous appelons
aujourd'hui la dťmocratie ou l'ťgalitť de droits de tous aux bienfaits
du gouvernement, patrimoine de tous.
ę2ļ La justice qui donne,Ľ dit Confucius en l'expliquant, ęŗ chaque
citoyen de la sociťtť ou de l'empire ce qui lui revient lťgitimement
sans favoriser ni dťshťriter personne de sa part de droits.
ę3ļ La loi ťgale et uniforme pour tous, afin que tous participent,Ľ
dit-il expressťment, ęaux mÍmes avantages comme aux mÍmes charges.Ľ
Ne croit-on pas lire, deux mille cinq cents ans d'avance, ce que nous
appelons le code de 1789? ęQue le nouveau est vieux!Ľ s'ťcrie le sage.
ę4ļ La droiture qui cherche en tout le vrai sans falsifier la vťritť
ni ŗ soi-mÍme ni aux autres.
ę5ļ Enfin la bonne foi, ce grand jour rťciproque qui permet aux hommes
en sociťtť de voir clairement dans le coeur et dans les actions les
uns des autres... (N'est-ce pas ce que nous appelons l'opinion?)
ęVoilŗ,Ľ continue-t-il, ęce qui a rendu les premiers instituteurs de
notre sociťtť civile et politique respectables pendant leur vie,
immortels aprŤs leur mort. Qu'ils soient nos modŤles!Ľ
XXVI
Confucius, d'aprŤs ces maÓtres et ces modŤles, et les politiques de
son ťcole aprŤs lui, commentent ainsi ces trois relations et ces cinq
vertus rťduites en gouvernement et en rites:
ęIl faut un gouvernement aux hommes, puisque les hommes sont destinťs
par leurs nťcessitťs ŗ vivre en sociťtť.
ęCe gouvernement doit exprimer l'intťrÍt lťgitime de tous et la
volontť gťnťrale. Cet intťrÍt lťgitime de tous doit prťvaloir sur
l'intťrÍt ťtroit et ťgoÔste de chacun. Cette volontť gťnťrale doit
Ítre obťie.
ęPour qu'elle soit obťie, il lui faut une autoritť non-seulement forte
et irrťsistible, mais morale et en quelque sorte divine.Ľ
Oý trouver cette autoritť? ce principe sacrť de commandement du cŰtť
des gouvernements, d'obťissance du cŰtť du peuple?
Les peuples libres des temps modernes la trouvent dans la volontť de
la nation tout entiŤre, dťlibťrant sur ses droits et sur ses devoirs,
ťtant ŗ elle-mÍme sa propre autoritť, et en confiant l'exercice ŗ des
corps et ŗ des magistrats, ŗ des dictateurs rťvocables et responsables
sous le rťgime des rťpubliques;
Les peuples thťocratiques, dans des pontifes souverains ŗ qui ils
attribuent une mission et comme une vice-royautť divine.
Les peuples asservis, dans la force armťe qui les a conquis et qui les
possŤde par le droit des armes.
Les peuples monarchiques la confŤrent ŗ une dynastie et la confondent
avec le droit de naissance sur un trŰne.
Toutes ces dťlťgations de la volontť gťnťrale ou du gouvernement sont
arbitraires, locales, contestables, systťmatiques, abstraites,
affirmťes ou niťes selon les temps, les lieux, les circonstances.
La sťdition attente ŗ la rťpublique;
Le sentiment lťgal se rťvolte contre la dictature;
L'incrťdulitť des peuples se joue de l'infaillibilitť ou de la
divinitť des pontifes;
Les vaincus rompent leurs chaÓnes et brisent ŗ leur tour avec l'ťpťe
la souverainetť humiliante des conquťrants et des oppresseurs;
Les peuples monarchiques se dťgoŻtent de leur dynastie, fondent
d'autres familles royales dont l'autoritť plus rťcente a moins
d'autoritť encore que les dynasties antiques. Ces peuples se divisent
en factions contraires qui nient, les armes ŗ la main, les droits
anciens ou les titres nouveaux. L'autoritť elle-mÍme des gouvernements
et l'ordre des sociťtťs pťrissent dans ces guerres civiles.
Confucius, ŗ l'exemple du premier lťgislateur de toute antiquitť de
cette partie de l'extrÍme Orient, cherche et trouve dans la nature le
principe incontestť et humainement divin des sociťtťs.
Son principe et celui de la Chine, c'est l'autoritť du pŤre sur les
enfants.
Ce principe, selon lui, a le mťrite d'avoir ťtť le premier.
…videmment la premiŤre sociťtť humaine instituťe de Dieu avec la
premiŤre famille n'a pas commencť par la rťpublique; la rťpublique
suppose des hommes ťgaux en force, en volontť, en droit, en fait,
ťmancipťs de toute tutelle prťexistante et dťlibťrant ŗ titre ťgal sur
le gouvernement. La premiŤre famille n'ťtait pas dans ces conditions.
Le pŤre, nť le premier, avait la prioritť de l'intelligence; il savait
ce que les fils ignoraient.
Le pŤre avait la force de l'‚ge; les fils la faiblesse de l'enfance.
L'autoritť de la force matťrielle s'unissait en lui ŗ l'autoritť du
plus intelligent, le droit du plus fort et le droit du plus capable se
confondaient naturellement dans son nom de pŤre.
Le droit moral, c'est-ŗ-dire la justice, lui confťrait ťgalement
l'autoritť prťalable et naturelle. Il avait crťť, ťlevť, nourri,
enseignť les enfants; il ťtait naturellement le roi de sa race.
La conscience, cette rťvťlation du sentiment innť en nous, lui donnait
aussi volontairement l'autoritť. Les enfants l'aimaient et le
respectaient instinctivement, par reconnaissance pour le bienfait de
la vie qu'ils lui devaient, et par l'habitude de se soumettre ŗ sa
volontť prťsumťe sage. Cette obťissance d'instinct, de reconnaissance
et de volontť donnait un caractŤre de moralitť, de vertu, de divinitť
ŗ la supťrioritť du pŤre. Il reprťsentait le pŤre des pŤres, Dieu, de
qui il ťmanait dans le mystŤre de la crťation et dont il tenait la
place et l'autoritť sur sa descendance. La premiŤre paternitť fut donc
une premiŤre royautť, la premiŤre famille une premiŤre monarchie de
droit naturel ou de droit divin!
Voilŗ un principe d'autoritť auquel on remonte sans hypothŤse, sans
abstraction, sans polťmique, au commencement des temps; c'est la
nature qui l'impose, c'est l'instinct qui le reconnaÓt, c'est la
tendresse paternelle qui le modŤre, c'est la piťtť filiale qui le
moralise et qui le sanctifie.
C'est le principe d'autoritť fondť sur le fait, sur la nature et sur
la tradition. Confucius l'adopte dans sa politique.
Lorsque la premiŤre famille humaine trop nombreuse se subdivise en
familles secondaires, le mÍme principe se retrouve dans le pŤre et
dans le fils de chaque famille, puis de chaque tribu, puis, quand la
tribu s'agrandit, dans le chef paternel et dans les sujets filiaux de
chaque empire.
Ce principe d'autoritť, selon Confucius, peut subir des rťvoltes, des
altťrations, des interrŤgnes, des ťclipses, mais il n'en constitue pas
moins, mÍme dans ces altťrations, le principe abstrait, prťexistant et
permanent des gouvernements. La nature selon lui est monarchique.
XXVII
Ce principe d'autoritť trouvť ou retrouvť, on conÁoit quelle saintetť
naturelle et originelle Confucius et ses disciples impriment au
pouvoir monarchique confondu avec le pouvoir paternel; on conÁoit
aussi quelle dignitť, quelle moralitť, quelle soliditť ce mÍme
principe donne ŗ l'obťissance filiale des peuples. C'est pour eux la
lťgislation du sentiment. Ni tyrans ni esclaves; un pŤre sans
tyrannie pour tous, des enfants sans murmure d'un mÍme pŤre, voilŗ
l'autoritť.
Nous allons voir comment Confucius et ses disciples tempŤrent ce
pouvoir qui serait ou deviendrait tyrannique s'il ťtait absolu dans la
pratique comme il l'est dans la thťorie. Il le tempŤre par ce mÍme
esprit de famille dont il fait le fondement de sa politique.
Voyons d'abord la constitution politique que le philosophe lťgislateur
fait dťcouler ou plutŰt laisse dťcouler de son principe d'autoritť
paternelle.
Le souverain est _le pŤre et la mŤre_ de l'empire.
Les sujets sont tenus envers lui ŗ la mÍme piťtť filiale qu'envers
leur propre pŤre.
Dans chaque famille de l'empire, le mÍme principe se ramifie et
consacre l'obťissance et le respect envers les pŤres et les ancÍtres
jusqu'au culte extťrieur.
Ainsi la loi politique et la loi civile ne sont qu'une seule et mÍme
loi sous deux formes, l'autoritť de l'amour en haut, l'obťissance par
l'amour en bas.
Suivons:
Les sujets sont ťgaux devant le pŤre, qui est la loi vivante.
Cette loi vivante dans le pŤre souverain est nťanmoins dominťe par les
lois ťcrites appelťes les rites, les usages, les cťrťmonies, qui sont
censťes ťmaner de l'autoritť sacrťe des ancÍtres ou des premiers pŤres
de la grande famille.
Le pŤre ou le souverain, comme dans les familles ŗ demi ťmancipťes,
remet une partie de son autoritť ŗ des conseils de famille composťs
des sujets les plus sages et les plus distinguťs par leur intelligence
et par leur vertu.
Ce sont les ministres.
ParallŤlement ŗ ces ministres dťlťguťs du souverain, il y a des
conseils ou tribunaux indťpendants d'eux et mÍme du souverain,
conseils chargťs de faire respecter les rites ou les lois que le
souverain et ses ministres seraient tentťs d'enfreindre;
D'autres tribunaux sont chargťs de surveiller la distribution de la
justice;
D'autres, de la police ou de l'ordre;
D'autres, de l'administration, etc., etc.;
D'autres, enfin, de surveiller le souverain lui-mÍme, de lui prťsenter
des remontrances contre ses infractions aux rites ou aux lois, et
d'inscrire jusqu'ŗ ses fautes privťes ou jusqu'ŗ ses paroles mal
sťantes sur les registres historiques inviolables de l'empire.
L'intelligence cultivťe (les lettrťs) est le seul titre aux fonctions
publiques.
Les lettrťs sont examinťs. Ils montent, selon leur aptitude, au rang
de mandarins ou de fonctionnaires publics de toute espŤce.
Le dernier des enfants du peuple peut devenir lettrť, et de lettrť
mandarin, et de mandarin ministre, en vertu de sa seule aptitude.
XXVIII
L'ordre, selon la politique de la Chine, ťtant la premiŤre nťcessitť
comme le premier objet de la sociťtť, passe avant la libertť.
La raison de Confucius est celle-ci: La libertť n'est que le bien de
l'individu; l'ordre est le bien de tous. (Dirions-nous mieux
aujourd'hui?)
Mais Confucius concilie dans une mesure trŤs-ťquitable les nťcessitťs
de l'ordre avec la dignitť de la libertť.
…coutons Confucius sur cette partie de sa politique:
ęAvoir plus d'humanitť que ses semblables, c'est Ítre plus homme
qu'eux; c'est mťriter de leur commander. L'humanitť est donc le
fondement de tout.Ľ
Aimer l'homme, c'est avoir de l'humanitť. Il faut s'aimer soi-mÍme; il
faut aimer les autres. Dans cet amour que l'on doit avoir pour soi et
pour les autres il y a nťcessairement une mesure, une diffťrence, une
proportion qui assigne ŗ chacun ce qui lui est lťgitimement dŻ; et
cette rŤgle, cette diffťrence, cette mesure, c'est la justice.
L'humanitť et la justice ne sont point arbitraires; elles sont ce
qu'elles sont, indťpendamment de notre volontť; Dieu les a faites, non
l'homme; mais, pour pouvoir les mettre en pratique et pour en faire
une juste application, il faut qu'il y ait des lois ťtablies, des
usages consacrťs, des cťrťmonies dťterminťes. L'observation de ces
lois, la conformitť ŗ ces usages, la pratique de ces cťrťmonies, font
la troisiŤme de ces vertus capitales, celle qui assigne ŗ chacun ses
devoirs particuliers, c'est-ŗ-dire l'ordre.
Pour remplir exactement tous ses devoirs sans troubler l'ťconomie de
l'ordre, il faut savoir connaÓtre, il faut savoir distinguer, il faut
appliquer ŗ propos cette connaissance sŻre, ce sage discernement, cet
ťquilibre d'ordre, d'autoritť, d'obťissance, de libertť!
(Et l'on appelle barbarie la civilisation basťe sur de si sublimes
axiomes!..... ‘ ignorance et prťjugť des races les unes contre les
autres!)
Les relations entre les hommes de diffťrents ‚ges et de diffťrentes
dignitťs dans la sociťtť constituťe ne furent pas pour Confucius
l'objet de prťceptes moins attentifs et moins humains.
ęVous avez tort, dit ŗ son fils Confucius, de ne pas vous appliquer ŗ
l'ťtude essentielle des cťrťmonies. L'homme qui vit en sociťtť a des
devoirs ŗ remplir envers tout le monde; il doit rendre ŗ chacun ce qui
lui est dŻ. Dieu, les gťnies, les ancÍtres ne doivent pas Ítre honorťs
d'une mÍme faÁon; il en est ainsi par rapport aux hommes avec qui l'on
vit; on ne doit pas rendre les mÍmes honneurs aux citoyens investis de
diffťrentes dignitťs. L'ťtude des cťrťmonies nous apprend comment on
doit s'acquitter envers le ciel, les esprits et les ancÍtres; elle
nous enseigne ŗ ne pas confondre les rangs.
ęCe sont les lois extťrieures, expression des lois morales et
politiques, qui doivent porter l'ordre et la hiťrarchie graduťe des
fonctions dans la sociťtť[2].Ľ
[Note 2: Traduction du P. Amyot dans les Mťmoires concernant
les Chinois.]
XXIX
Les rŤglements de Confucius sur le culte renouvelť aussi des ancÍtres,
n'attestent pas dans le lťgislateur religieux une raison moins ťpurťe
que ses rŤglements civils. Ce n'est que plusieurs siŤcles aprŤs lui
que les religions de l'Inde, fondťes sur les incarnations de Wichnou
ou de Bouddha, s'infiltrŤrent en Chine.
Voici les paroles de Confucius sur les cťrťmonies instituťes pour le
culte national, dont l'empereur ťtait le pontife ŗ titre de
reprťsentant du peuple tout entier.
ęLe _Ciel_, le _Tien_ ou _Dieu_, trois noms exprimant le Grand tre,
rťpondit Confucius, est le principe universel; il est la source
intarissable d'oý toutes les choses ont ťmanť; les ancÍtres sortis les
premiers de cette source fťconde sont eux-mÍmes la source des
gťnťrations qui les suivent. Tťmoigner au _ciel_ (Dieu) sa
reconnaissance, est le premier des devoirs de l'homme; se montrer
reconnaissant envers les ancÍtres est le second. Pour s'acquitter ŗ la
fois de ce double devoir, le saint philosophe Fou-Hi ťtablit avant moi
les cťrťmonies envers les ancÍtres. Comme il fonda tout le systŤme
politique sur le sentiment naturel et sur le devoir de la piťtť
filiale, il dťtermina qu'aussitŰt aprŤs avoir offert l'hommage au
ciel, on offrirait par la bouche du _Fils du ciel_ (le souverain)
l'hommage aux ancÍtres. Mais comme le _ciel_ et les esprits des
ancÍtres ne sont pas visibles aux yeux du corps, il chercha dans le
firmament des emblŤmes pour les figurer et les reprťsenter.Ľ
AprŤs avoir satisfait ainsi ŗ leurs devoirs envers le _ciel_, auquel,
comme au principe vivifiant et universel de toute existence, ils
ťtaient redevables de leur propre vie, ils se tournent vers ceux qui,
par la gťnťration et la paternitť, leur ont transmis successivement
cette vie. Voilŗ toute la religion de nos pŤres.
Et il en prescrit ensuite en dťtail les cťrťmonies simples et
symboliques[3].
[Note 3: Mťmoires du pŤre Amyot, p. 108 (12e volume).]
XXX
…coutons maintenant ce qu'il dit au roi, qui l'interroge sur les
devoirs particuliers des ministres-philosophes chargťs du soin du
gouvernement.
ęLe ministre-philosophe ne s'ingŤre pas de lui-mÍme dans les honneurs;
il attend qu'on l'y appelle. Il n'est occupť soir et matin que de son
perfectionnement moral et politique par l'acquisition de quelque vertu
ou de quelque connaissance spťciale qui lui manque, non pas pour s'en
parer, mais pour les communiquer ŗ ceux qui dťpendent de lui.
ęS'il sent qu'il ait assez de droiture et de fermetť pour remplir les
grands emplois, il ne les refuse point quand on les lui prťsente; il
les reÁoit avec actions de gr‚ces, et fait tous ses efforts pour les
remplir dignement. Il n'ambitionne pas les honneurs, il ne cherche
point ŗ amasser des trťsors; l'acquisition de la sagesse est le seul
trťsor aprŤs lequel il soupire: mťriter le nom de sage est le seul
honneur auquel il prťtend.
ęIl n'emploie, pour traiter les affaires, que des hommes sincŤres et
droits; il ne donne sa confiance qu'ŗ des hommes fidŤles et sŻrs; il
ne rampe pas devant ceux qui sont au-dessus de lui; il ne
s'enorgueillit pas devant ses infťrieurs? il respecte les premiers; il
est affable envers les autres: il rend ŗ tous ce qui leur est dŻ.
ęS'il s'agit de reprendre quelqu'un de ses dťfauts ou de lui reprocher
ses fautes, il ne fait l'un et l'autre qu'avec une extrÍme rťserve, et
s'arrÍte tout court quand il le voit rougir. N'est-ce pas la
misťricorde de l'…vangile?
ęIl estime les gens de lettres, mais il ne mendie pas leurs suffrages;
il ne s'abaisse ni ne s'ťlŤve devant eux; il se contente de ne pas les
offenser, et de les traiter avec honneur quand ils viennent ŗ lui. Il
est au-dessus de toute crainte quand il fait ce qui est du devoir; une
conduite irrťprochable, jointe ŗ des intentions pures et droites, lui
sert de bouclier contre tous les traits qu'on pourrait lui lancer: la
justice et les lois sont les armes dont il se sert pour se dťfendre ou
pour attaquer. L'amour qu'il porte ŗ tous les hommes le met en droit
de n'en craindre aucun; l'exactitude scrupuleuse avec laquelle il
pratique les cťrťmonies, obťit aux lois et s'astreint ŗ l'observation
des usages reÁus, fait sa sŻretť, mÍme sous les tyrans. Quelque vaste
que puisse Ítre l'ťtendue de son savoir, il travaille ŗ l'agrandir
encore; il ťtudie sans cesse, mais non pas jusqu'ŗ s'ťpuiser; il
connaÓt en tous genres les bornes de la discrťtion, et il ne va jamais
au delŗ.
ęQuelque ferme qu'il soit dans le bien, il veille continuellement sur
lui-mÍme pour ne pas se nťgliger. Dans tout ce qui est honnÍte et bon
il ne voit rien de petit; les plus minutieuses pratiques tournent,
chez lui, au profit de la vertu.
ęIl est grave quand il reprťsente, affable et bon avec tous, d'humeur
toujours ťgale avec ses amis.
ęIl se plaÓt de prťfťrence dans la compagnie des sages, mais il ne
rebute point ceux qui ne le sont pas.
ęAu dedans, je veux dire dans l'enceinte de sa famille, il ne tťmoigne
aucune prťdilection, et ne donne aucun sujet de soupÁonner qu'il est
portť ŗ favoriser l'un au prťjudice de l'autre; au dehors,
c'est-ŗ-dire en public, il traite ťgalement tout le monde, suivant le
rang de chacun. L'eŻt-on griŤvement offensť, ou par des paroles
injurieuses, ou par des actions insultantes, il ne donne aucun signe
de colŤre ou de haine; et son extťrieur, serein et tranquille, est une
preuve non ťquivoque de la tranquillitť d'‚me dont il jouit.
ęLe vrai philosophe cherche ŗ se rendre utile ŗ l'…tat n'importe de
quelle maniŤre. Si, par quelque action ťclatante ou par quelque
ouvrage important, il mťrite bien de la patrie, il ne fait pas valoir
ses services dans la vue d'en Ítre rťcompensť; il attend modestement
et avec patience que la libťralitť du prince se dťploie en sa faveur;
et s'il arrive que, dans la distribution des gr‚ces, on l'ait oubliť,
il ne s'en plaint pas, il n'en murmure pas. Le suffrage des hommes
honnÍtes, l'honneur d'avoir contribuť en quelque chose ŗ l'avantage de
ses compatriotes et de tous les hommes, lui suffisent.Ľ
--ęJe me fais votre premier disciple,Ľ dit le roi, ęmais
enseignez-moi le moyen infaillible de rendre mes peuples vertueux et
heureux.
--ęCe moyen,Ľ rťpondit Confucius, ęest de ne rien commander qui ne
soit conforme au grand _Ly_ (mot qui renferme dans son sens la
_raison_, la _conscience_ et la _convenance_ des _choses_). C'est sur
la _raison_, la _conscience_ et la _convenance_, exprimťes par ce mot
complexe _Ly_, que la sociťtť est fondťe; c'est par ces trois
principes que l'homme social s'acquitte, avec la gradation des
devoirs, de ce qui convient envers le _ciel_. Ce sont ces trois
principes divins, incorporťs par le _ciel_ dans notre nature, qui
lient les hommes vivants entre eux en leur manifestant et en leur
imposant ce qu'ils se doivent les uns aux autres. ‘tez ces trois
inspirations fondamentales de la sociťtť, toute la terre n'est plus
que confusion et que trouble; il n'y a plus ni rois, ni supťrieurs, ni
infťrieurs, ni ťgaux; les jeunes et les vieux, les hommes et les
femmes, les pŤres et les enfants, les frŤres et les soeurs, tous sans
distinction seront une mÍlťe confuse de crťatures sans ordre et sans
liens.Ľ
XXXI
Une magnifique thťorie de l'ordre graduellement ťtabli dans la
famille, puis dans la citť, puis dans l'…tat, puis dans le monde,
dťveloppe dans la bouche de Confucius ce principe fondamental de la
_raison_, de la _conscience_, de la _convenance_. Platon n'est pas
plus haut, Montesquieu plus analysateur, Fťnelon plus pieux, J. J.
Rousseau plus populaire, Mirabeau plus politique. On s'anťantit devant
cette rťvťlation, cette expťrience et cette ťloquence ťnonÁant il y a
vingt siŤcles, au fond d'une Asie inconnue, des principes sociaux et
politiques qui semblent exhumťs du sťpulcre d'une humanitť aussi
savante et aussi expťrimentťe que la nŰtre; on se demande comment les
bienheureux rÍveurs d'un progrŤs rťcent, continu et indťfini peuvent
concilier leur thťorie avec tant de sagesse au commencement et tant de
dťcadence de doctrines ŗ la fin?
XXXII
Le libťralisme le plus progressif ne s'exprime pas mieux aujourd'hui
que Confucius sur les deux systŤmes de la force brutale et de la force
morale et raisonnťe appliquťs au gouvernement des peuples.
ęLes coercitions matťrielles, dit-il dans la suite de cet entretien,
les prisons, les supplices, les peines de toute espŤce, les
intimidations par les ch‚timents sont de bien faibles liens pour
retenir dans le devoir les hommes que l'on ne conduit pas par la
raison, la conscience, la convenance; mais si on les forme, par
l'ťducation, la libertť mesurťe, l'exemple, l'exercice, ŗ la
connaissance et ŗ la pratique de la raison, de la conscience, de la
convenance, si l'intelligence et l'amour de ces trois principes se
dťveloppent dans leur coeur par la force naturelle que le Ciel (Dieu)
a donnťe ŗ ces trois principes qui font l'homme social, tout changera
de face et s'amťliorera dans l'empire. Les hommes ainsi instruits et
convaincus deviendront en eux-mÍmes leur prince, leur juge, leur loi,
leur gouvernement!...
ęLe gouvernement, ajoute-t-il en finissant, a ťtť la derniŤre chose et
la plus parfaite, dťcouverte par les hommes, au moyen du _grand Ly_ ou
de ces trois principes moraux, la raison, la conscience et la
convenance!Ľ
--ęC'est admirable!Ľ dit le roi. Les siŤcles disent comme lui. Un tel
politique en un tel temps est la merveille de l'antiquitť. Je retrouve
avec orgueil, en propres termes, dans la bouche de ce prťtendu barbare
ce que j'ai dit moi-mÍme en commenÁant cet entretien: ę_Le
chef-d'oeuvre de l'humanitť, c'est un gouvernement!_Ľ
XXXIII
Les lois civiles qu'il promulgue et qu'il explique pendant son
ministŤre au roi se rťsument:
En propriťtť assurťe et hťrťditaire;
Interdiction de rapports entre les sexes hors du mariage;
Union lťgalisťe, sanctifiťe et parfaite entre les deux ťpoux;
Respect rťciproque entre les citoyens des diffťrentes conditions ou
fonctions publiques;
Enfin, respect de soi-mÍme fondť sur ce principe ťgalement logique et
admirable: ęSi haut qu'un homme soit placť, il doit respecter les
autres, il doit se respecter soi-mÍme. S'il se manque ŗ soi-mÍme, il
manque ŗ ses ancÍtres qui _sont_ en lui; s'il manque ŗ ses ancÍtres,
il manque au premier ancÍtre, ŗ l'_homme saint_ d'oý est sortie toute
la race humaine; s'il manque ŗ ce premier homme, l'_homme saint_, il
manque au _Ciel_ (Dieu) de qui ce premier homme a reÁu la vie. Les
ancÍtres sont les arbres chenus dont ceux qui vivent aujourd'hui ne
sont que les rejetons. La racine est commune ŗ tous, on ne saurait
blesser un de ces rejetons, quelque petit qu'il soit, sans que la
racine en soit offensťe!Ľ Que dites-vous de ces paroles?...
Magnifique solidaritť entre les hommes nťs et ŗ naÓtre et entre Dieu,
justice et providence de toute cette famille humaine!
Ces entretiens entre le roi et son ministre sont un code complet de
politique appliquťe. Socrate n'est pas si lťgislateur, il est
ergoteur. Platon est le politique de l'imagination, Confucius est
l'oracle de l'expťrience.
XXXIV
Aussi poŽte qu'il ťtait musicien et politique, Confucius se dťlassait
du gouvernement et de l'enseignement par quelques promenades dans la
campagne avec ses disciples favoris. Il conservait encore ŗ
soixante-dix ans le goŻt et le talent des vers.
Un jour qu'il ťtait sorti avec trois de ses disciples par la porte
orientale de la ville, pour aller prier dans la campagne prŤs d'un
ťdifice en ruine situť sur une colline, ses disciples furent frappťs
de la gravitť triste de sa physionomie.
Ils lui tťmoignŤrent leur inquiťtude sur le motif de cette tristesse
qui ne lui ťtait pas habituelle.
* * * * *
ęRassurez-vous sur moi, leur rťpondit-il, ce n'est point ma propre
dťcadence qui m'inspire cette mťlancolie, c'est la dťcadence et les
vicissitudes des choses de la terre. Voyez ce monument qui s'ťcroule ŗ
quelques siŤcles du jour oý il a ťtť construit! Il contenait pourtant
pour les hommes une idťe ťternelle. Apportez-moi mon _kin_ (sorte de
lyre dont les poŽtes accompagnaient comme en GrŤce leurs chants). Il
accorda son instrument et chanta en improvisant les vers suivants:
ęQuand les chaleurs de l'ťtť finissent, le froid de l'hiver les
remplace promptement. AprŤs le printemps, l'automne s'avance; quand le
soleil se lŤve, c'est pour marcher rapidement vers le bord du ciel oý
il se couche. Les fleuves de la Chine ne coulent du cŰtť de l'Orient
que pour aller s'engloutir dans le lit sans fond de la vaste mer.
ęCependant l'ťtť, l'hiver, le printemps, l'automne recommencent et
finissent ainsi chaque annťe; le soleil reparaÓt chaque matin oý nous
le vÓmes se lever hier; de nouvelles ondes remplacent sans cesse
celles qui viennent de s'ťcouler; mais le hťros qui fit construire ce
monument sur cette colline oý est-il? ses guerriers, qui triomphŤrent
avec lui, oý sont-ils? son cheval de bataille, oý est-il? Qui les a
revus? qui les reverra? Hťlas! pour tout souvenir de leur existence,
il ne reste que ce monceau de pierres ťcroulťes sur la colline, que
les plantes sauvages, les ronces et les orties recouvrent
indiffťremment de leur feuillage!Ľ
XXXV
Cette tristesse qu'il chantait en vers ťtait, ŗ son insu, un
pressentiment de sa fin. Il quitta les affaires d'…tat et se h‚ta de
terminer le monument de sagesse, de morale et de politique qu'il
voulait laisser ŗ la Chine dans son commentaire des livres sacrťs.
Cette oeuvre terminťe, il cessa d'ťcrire. Il dťposa les six livres
commentťs sur un autel, puis, s'agenouillant, il remercia ŗ haute voix
le ciel et l'‚me des ancÍtres de lui avoir permis de restaurer et
d'achever ce monument intellectuel de la religion, de la philosophie
et de la politique des hommes de son temps.
--ęVous Ítes tťmoins,Ľ dit-il en se relevant ŗ ses disciples, ęque je
n'ai rien nťgligť avec vous pour amťliorer les hommes. Le triste ťtat
des choses et des moeurs dans lequel je laisse la terre prouve, hťlas!
que je n'ai pas rťussi! Mais je laisse une rŤgle et un modŤle. Ils
rappelleront en leur temps leurs devoirs ŗ nos descendants. Ces temps
de dťsordre et de corruption ne sont pas dignes de nous comprendre!Ľ
Un de ses disciples chťris ťtant venu le visiter peu de jours aprŤs
dans sa maison, Confucius, dťjŗ malade de sa maladie mortelle,
s'avanÁa avec peine jusqu'au seuil de sa demeure pour accueillir son
disciple.
ęMes forces dťfaillent,Ľ lui dit-il, ęet ne reviendront peut-Ítre
jamais.Ľ Il laissa couler sans affectation de stoÔcisme ses larmes,
concession ŗ la nature; puis, reprenant:
ę‘ mon cher _Tsťe_!Ľ dit-il au disciple en langage poťtique et rhythmť
et en s'accompagnant encore de sa lyre, ęla montagne de Faij (la tÍte)
s'ťcroule, et je ne puis plus lever le front pour la contempler. Les
poutres qui soutiennent le b‚timent (les muscles) sont plus qu'ŗ demi
pourries, et je ne sais plus oý me retirer! L'herbe sans suc est
entiŤrement dessťchťe (la barbe); je n'ai plus de place oý m'asseoir
pour me reposer! La saine doctrine avait disparu, elle ťtait
entiŤrement oubliťe; j'ai t‚chť de la restaurer et de rťtablir
l'empire du vrai et du bien; je n'ai pu y rťussir! Se trouvera-t-il,
aprŤs ma mort, quelqu'un qui reprendra la rude t‚che aprŤs moi!Ľ
Nous allons voir, dans le prochain Entretien, ce que cette t‚che
dťsespťrťe avait produit en littťrature, en morale et en politique.
Quelle dťlectation de remonter ŗ de telles hauteurs de sagesse et de
vertu ŗ travers la nuit des temps! Il n'y a pas de barbare au berceau
du monde, toutes les races sont nobles, car elles descendent toutes de
Dieu!
Nous poursuivrons, dans le prochain Entretien, l'ťtude de la raison en
Chine.
LAMARTINE.
XXXVe ENTRETIEN.
ņ MESSIEURS LES ABONN…S AU COURS FAMILIER DE LITT…RATURE ET ņ TOUS MES
LECTEURS.
_Nota._ Les bruits qui ont ťtť rťpandus sur l'abandon de mes biens ŗ
mes crťanciers, sur ma retraite en pays ťtranger et sur la cessation
de ce travail pťriodique en France, me forcent ŗ publier dŤs
aujourd'hui cette explication, qui ne devait paraÓtre que le mois
prochain.
EXPLICATION FRANCHE.
L'Entretien de dťcembre, qui paraÓtra le 29 novembre, clora la
troisiŤme annťe; il forme le complťment du sixiŤme volume de ce
_Cours familier de Littťrature_. L'Entretien du 1er janvier prochain,
sur la peinture, considťrťe comme littťrature des yeux, et sur le
peintre _Lťopold Robert_, ce Werther du pinceau, commencera la
quatriŤme annťe.
C'est le moment de rťpondre aux bruits plus ou moins sincŤres, plus ou
moins malveillants, qu'on a fait courir sur la cessation probable de
cette publication. Ces bruits n'ont pas le moindre fondement; jamais
ce travail ne fut plus cher ŗ mon esprit, et, j'ajoute, plus
nťcessaire ŗ mon existence. Mon seul patrimoine au soleil aujourd'hui,
c'est ma plume. Me l'enlever, ce serait m'enlever l'outil de mon
honneur, l'instrument de ma libťration.
Ces rumeurs sont nťes ŗ l'occasion de la souscription nationale qui
porte mon nom. Des amis (jamais assez remerciťs), qui prťsumaient trop
bien de moi et du public, avaient cru pouvoir tenter, avec mon plein
consentement, cet appel ŗ l'intťrÍt de la nation, appel glorieux quand
il est entendu, pťnible quand il trouve les contemporains sourds. Ces
amis espťraient libťrer ainsi, pour l'‚ge oý l'on doit liquider sa vie
comme sa fortune, mon patrimoine obťrť par des causes tout ŗ fait
ťtrangŤres ŗ celles que la malveillance ou l'ignorance supposent. Il
faut m'expliquer complťtement ŗ cet ťgard avec ces correspondants
littťraires les plus affectionnťs et les plus constants de mes
lecteurs: ce sont mes abonnťs ŗ ces Entretiens. Je leur dois vťritť,
car je leur dois confiance. Cette vťritť la voici.
Plusieurs causes, que je ne puis pas toutes ťnumťrer ici, ont concouru
ŗ aliťner de moi le coeur de ma patrie au moment oý j'aurais eu besoin
d'un mouvement soudain et sympathique de ce coeur.
J'aurais tort de m'ťtonner pourtant, en y rťflťchissant, de cette
indiffťrence: c'ťtait naturel; quand on demande justice ou faveur ŗ
son pays, le crime impardonnable, c'est de vivre. La mort seule absout
de certains services comme de certaines cťlťbritťs. Il faut savoir
mourir ŗ propos. Je n'ai pas eu cette bonne fortune, quoique j'aie
tout fait pour la rencontrer ŗ son heure et ŗ sa place; mais Dieu, le
maÓtre du premier jour, est le maÓtre aussi du dernier. Attendons.
Jusqu'ici ce mouvement sympathique et honorable du coeur des nations
s'ťtait produit partout, en Angleterre, en Irlande, en France, toutes
les fois qu'on avait fait appel ŗ leurs sentiments ou ŗ leur honneur
en faveur d'un de leurs contemporains quelconque, serviteurs du pays,
hommes d'…tat, orateurs, ťcrivains, poŽtes. Mes amis se croyaient
fondťs, bien ŗ tort, ŗ espťrer la mÍme rťponse au mÍme appel. Les
antťcťdents les trompaient, comme ils m'auraient trompť moi-mÍme ŗ
leur place. Ils ne tenaient pas assez compte du temps, des
circonstances, des ressentiments immťritťs, mais implacables, des
envies sourdes qui attendent l'heure des disgr‚ces pour se rťvťler.
Ces amis ont rencontrť sous leurs pas ces embŻches, ces impopularitťs,
ces calomnies, ces inimitiťs, dans les classes mÍmes auxquelles ils
supposaient la mťmoire de quelques dťvouements.
Ces calamitťs privťes de fortune, auxquelles ils croyaient pouvoir
intťresser le pays parce qu'ils s'y intťressaient cordialement
eux-mÍmes, ont ťtť trŤs-faussement et trŤs-odieusement interprťtťes
par ceux qui me haÔssent, sans autre raison de me haÔr que mon nom.
Les uns ont attribuť ces embarras de fortune ŗ des dissipations de
main fabuleuses ou ŗ des prodigalitťs de coeur sans prudence, afin
d'avoir le droit de dťtourner les yeux et l'intervention du pays de
revers selon eux trop bien mťritťs. C'est une calomnie de bonne foi
que ma vie au grand jour rťfute pour tous ceux qui me connaissent.
J'ai vťcu selon mon ťtat, comme le conseillent les moralistes et les
ťconomistes les plus sťvŤres; je n'ai jamais eu d'autre luxe que
quelques habitations hťrťditaires, trop vastes pour ma fortune, ŗ la
campagne, habitations qu'il ne dťpendait pas de moi de dťmolir sans
avilir la valeur et sans anťantir les produits de l'administration
rurale de mes terres en vignobles. Si je n'avais eu que la vigne de
_Naboth_, je n'aurais pas eu les celliers et les pressoirs d'Horace ou
de Cicťron. Ma fortune, plus apparente que rťelle, n'a jamais ťtť
trŤs-grande. On serait ťtonnť si j'exposais ici la modicitť des
patrimoines que j'ai reÁus de mes pŤres, dťfalcation faite de leurs
charges. Je n'ai rien _dťvorť_, quoi qu'en disent en chiffres
emphatiques les dťclamateurs contre mes prťtendues somptuositťs. Tous
mes mobiliers, de luxe soi-disant asiatique, rťunis, n'ťgaleraient
pas, ŗ beaucoup prŤs, la valeur du plus modique mobilier d'un
appartement d'habituť de bourse de la rue Vivienne ou de la rue de
Richelieu. Oý sont donc les monuments de mon opulence? Oý sont donc
mes usines ŗ dix mille marteaux? Je n'ai jamais mis dans toute ma vie
qu'une pierre sur une pierre, et c'ťtait pour marquer la place de deux
tombeaux!
_Dat veniam corvis, vexat censura columbas._
Les autres me reprochent une large hospitalitť toute rustique et toute
paysanesque dans mes champs. Ils ne savent pas que cette hospitalitť
mÍme dont ils me font un crime est un impŰt personnel et inťvitable
sur la cťlťbritť bien ou mal acquise. Il y a certains noms qui
obligent. Toutes les infortunes sans boussole de la France et mÍme de
l'Europe se tournent par instinct vers certains noms, je ne dis pas
plus illustres, mais plus notoires que les autres noms, pour
solliciter pitiť, appui ou secours. Le seuil de ces hommes de bruit
est assiťgť d'indigences qui touchent, leur table est chargťe de
lettres ťcrites avec des larmes. Il y a telle annťe de ma vie oý j'en
ai reÁu jusqu'ŗ _dix mille_, de ces lettres, et cela depuis que je
suis rentrť dans l'obscuritť. Que pouvez-vous devenir, eussiez-vous le
visage aussi froid et le coeur aussi dur que votre mťtal?
Les annťes qui ont suivi immťdiatement la rťvolution de 1848 ont ťtť
particuliŤrement onťreuses et pour ainsi dire obligatoires. Comment
refuser de partager sa derniŤre ťpargne avec ceux qui ont partagť vos
efforts et vos pťrils pour maintenir l'ordre et pour prťserver la
sociťtť, dans ces heures oý ces braves citoyens, moins intťressťs en
apparence que nous ŗ la propriťtť, offraient gťnťreusement leur sang
pour elle?
Puis les annťes dťsastreuses pour les vignobles se sont succťdť
pendant une pťriode de dťpense sans revenu. Il a fallu s'obťrer
davantage pour nourrir environ cinq cents bouches d'ouvriers de la
terre sans pain.
Puis les intťrÍts des dettes constituťes et des dettes nouvelles se
sont accumulťs sur le capital. J'ai espťrť supporter seul ce triple
poids d'une rťvolution qui avait pesť sur moi plus que sur d'autres,
de terres sans produit et d'intťrÍts exorbitants; j'ai tentť d'y
suffire ŗ force de travail d'esprit. Gr‚ce au public et ŗ un concours
dont je serai toujours reconnaissant, ce travail rapportait
libťralement son salaire. Mais les ťvťnements transforment la scŤne;
la main se lasse, le public se rassasie, les ennemis dťnigrent: qui
dit public dit hasard; le mťtier d'hommes de lettres n'est qu'un jeu
de dť avec l'opinion. Ce travail enivre et ne nourrit pas. On compte
les produits, on ne compte pas les frais, les dťceptions et les
mťcomptes. Les deux crises financiŤres de 1856 et 1857 ont fait le
reste.
--Pourquoi ne vendiez-vous pas vos terres? me dit-on aujourd'hui avec
une apparence de raison qui trompe les esprits mal informťs.
--Je ne vendais pas, et je ne vends pas, parce qu'il ne s'est pas
prťsentť en dix ans et qu'il ne se prťsente pas mÍme aujourd'hui un
seul acquťreur. Comment vendre sans acheteurs? Ces terres sont
affichťes partout et tous les jours; eh bien! mes ennemis ou mes amis
peuvent interroger ŗ cet ťgard tous les notaires de Paris, de Lyon, de
M‚con, de France, chargťs de vendre ces propriťtťs, mÍme ŗ perte; ces
honorables officiers publics rťpondront unanimement qu'ils n'ont pas
reÁu une offre d'un centime pour ces terres, ťvaluťes par les
estimateurs les plus consciencieux ŗ une valeur qui dťpasse deux
millions. Ce fait, qui semble incroyable, est cependant vrai; je
consens ŗ toute espŤce de dťmenti si l'on peut me prouver que j'ai
reÁu une offre quelconque pour ces deux millions et demi de valeur
morte dans mes mains.
J'ai eu de la peine ŗ comprendre moi-mÍme ce phťnomŤne de la mise en
vente pendant dix ans, ŗ grandes pertes pour moi, ŗ grands bťnťfices
pour les acquťreurs, sans qu'un seul capitaliste fŻt tentť par ces
bťnťfices. ņ la fin je m'en rends compte, et voici comment.
Ces acheteurs, en effet, ne peuvent se rencontrer que parmi des
capitalistes bienveillants pour moi, ou parmi des capitalistes
hostiles et avides, ŗ l'affŻt des fortunes qui croulent pour en
accaparer ŗ rien les dťbris.
Si ce sont des capitalistes bienveillants, ils ne veulent ŗ aucun prix
acheter mes propriťtťs ni mes demeures.
Ils ne le veulent pas, premiŤrement parce qu'il en coŻterait ŗ leur
bon coeur de me dťpossťder. Ils se disent, en parlant de moi, ce vers
de Virgile au laboureur expulsť de ses prairies de Mantoue:
_Fortunate senex, ergo tua rura manebunt;_
Secondement, parce que, mÍme en me payant ces terres ŗ des prix de
faveur, ils passeraient trŤs injustement pour avoir bťnťficiť de ma
ruine;
TroisiŤmement, enfin, parce qu'il n'est pas toujours agrťable ŗ une
famille investie de la considťration locale la mieux mťritťe de
succťder ŗ un nom malheureusement cťlŤbre dans les demeures ťbruitťes,
sinon illustrťes, par ce nom. Il y a lŗ, entre le modeste demi-jour du
nouveau possesseur et la cťlťbritť du dťpossťdť, un contraste qu'on
n'aime pas ŗ subir pour soi ni pour ses enfants. Je ne me compare pas,
ŗ Dieu ne plaise! ŗ Voltaire ou ŗ Jean-Jacques Rousseau; mais demandez
aux possesseurs de Ferney ou des Charmettes s'ils n'aimeraient pas
mille fois mieux avoir succťdť, dans ce ch‚teau ou dans cette
chaumiŤre, ŗ des hŰtes sans nom, que d'Ítre assiťgťs ŗ chaque heure de
l'annťe, au seuil de ces demeures, par ces pŤlerins importuns du gťnie
ou de la cťlťbritť.
Si ce sont, au contraire, des capitalistes hostiles et avides, ceux-lŗ
se prťsenteront encore moins pour acheter mes domaines ŗ l'amiable.
Ils attendront, avec la patience infatigable de la spťculation,
l'heure de ces ventes forcťes, de ces encans par autoritť de justice,
dans l'espoir d'avoir ces millions de terre pour une poignťe de
papier.
Ainsi enfermť dans ce dilemme de la bienveillance ou de la
malveillance des acquťreurs, je reste clouť ŗ la terre comme ŗ
l'instrument de mon supplice, sans que ni amis ni ennemis consentent
ŗ me dťcharger de ce brillant et mortel fardeau!
Ne m'accusez donc pas de ne pas vouloir vendre. Je ne puis pas vendre,
voilŗ la triste vťritť; et, si vous ne m'en croyez pas, essayez de me
faire une offre, et accusez-moi en pleine opinion publique si je la
refuse!
C'est pour sortir de cette impasse, entre des crťanciers qui pressent
et des acheteurs qui s'ťloignent, que mes excellents amis ont ouvert
une souscription dont le succŤs aurait ťtť pour moi un honneur et pour
d'autres un salut. Cette souscription, ŗ l'exception d'un petit nombre
de coeurs d'or dont les noms se confondront ŗ jamais avec le mien,
ayant ťtť jusqu'ici dťrisoire ou insuffisante, que me reste-t-il? Il
me reste l'option entre la ruine de mes crťanciers ou un redoublement
de travail. C'est ce dernier parti que je devais choisir et que je
choisis:--Mourir ŗ la peine! comme dit le peuple. Cette mort est
honorable quand la peine a un noble but. En est-il un plus honnÍte que
de se sacrifier au salut de ceux dont on rťpond sur son honneur?
Bien loin donc de me croiser les bras dans une oisivetť digne ou
indigne, l'_otium cum dignitate_ (c'est le travail, selon moi, qui est
la vraie dignitť), je vais, pendant toutes les annťes saines que Dieu
me laisse, redoubler d'ťtude et de zŤle pour continuer en l'amťliorant
l'oeuvre de ce _Cours familier de Littťrature_, oeuvre que j'ai
entreprise avec votre appui. Cet appui, que vous m'avez gťnťreusement
prÍtť depuis trois ans, je ne le mendie pas, je le dťsire; je le
provoque mÍme, parce qu'il est nťcessaire ŗ d'autres que moi. Chaque
lecteur bťnťvole de ce Cours est un ami auquel je voue un battement de
mon coeur reconnaissant; chaque nouveau lecteur qu'il pourra
s'adjoindre parmi les amis des lettres sera une souscription indirecte
que je me glorifierai de lui devoir.
La littťrature ne fait pas acception de parti; je suis sorti tout
entier de la politique, et la France m'apprend assez ŗ n'y rentrer
jamais. On m'a reprochť souvent, dans des jugements sur ma vie, de
n'avoir pas ťtť assez ambitieux! On se trompe: j'avais l'ambition de
la reconnaissance; j'ai manquť mon but: n'en parlons plus. Cependant,
qui que vous soyez, amis ou ennemis, mais hommes de coeur, sachez-le
bien, vous ne m'enlŤverez pas la conscience de vous avoir AID…S
PENDANT VOS TEMP TES. Eh bien! je vous dis aujourd'hui, sans
prťsomption comme sans mauvaise honte: ņ VOTRE TOUR, AIDEZ-MOI!...
Vous pouviez Ítre grands, vous ne serez que justes!
LAMARTINE.
Paris, 12 novembre 1858.
_P. S._ Il importe de prťvenir ici le public contre la rťsolution
qu'on m'attribue d'abandonner mes biens ŗ mes crťanciers et de quitter
immťdiatement la France. Cette heure n'est pas venue.
Vendre soi-mÍme ses mobiliers les plus chers pour rembourser aux
ťchťances les capitaux et les intťrÍts dont on est redevable, ce n'est
pas lŗ abandonner ses biens ŗ ses crťanciers. Abandonner ses biens ŗ
ses crťanciers, c'est le _sauve qui peut_ du dťsespoir et quelquefois
de l'improbitť; c'est jeter ŗ ceux ŗ qui l'on doit le gage peut-Ítre
insuffisant de ses immeubles au soleil; c'est charger ses crťanciers
d'une liquidation ŗ tous risques, et souvent ŗ mauvais risques pour
eux. Ce n'est pas lŗ payer ses dettes; je veux payer les miennes.
Loin de moi donc cette pensťe d'une cession de biens et d'une ťvasion
de ma patrie. Je travaille, je veux travailler. Je cherche ŗ vendre,
et j'y parviendrai avec un peu de temps. Que mes crťanciers se
rassurent, et que mes amis connus ou inconnus me secondent. Je ne
dťsespŤre pas de moi-mÍme: la patience active use la plus mauvaise
fortune et les plus tristes jours ont des lendemains.
LAMARTINE.
Les lettres et mandats de poste concernant l'abonnement doivent Ítre
adressťs ŗ moi-mÍme, 43, rue de la Ville-l'…vÍque, ŗ Paris.
Les lettres et mandats de poste concernant la souscription sont
adressťs au comitť central, 4, passage de l'Opťra, galerie de
l'Horloge, ŗ Paris.
LITT…RATURE MORALE ET POLITIQUE DE LA CHINE.
I
C'est une chose triste ŗ dire, mais vraie en histoire: ŗ une
trŤs-grande distance de temps les peuples disparaissent, et il ne
reste d'eux que leurs grands hommes: effet de perspective qui diminue
les mťdiocritťs et qui grandit les supťrioritťs au regard de l'avenir.
Aussi, remarquez-le bien, les peuples qui n'ont pas de grands hommes
pour les rťsumer et les reprťsenter devant l'histoire n'ont pas de
grands noms. La grandeur d'un peuple, c'est de se personnifier tout
entier dans quelques colossales mťmoires, en sorte que, quand on nomme
ce peuple, sur-le-champ le personnage national se prťsente ŗ la pensťe
et dit: ęC'est moi.Ľ Aussi rendez-vous bien compte de vos impressions
quand vous lisez l'histoire universelle; toute la scŤne du monde est
remplie pour vous par une centaine d'acteurs immortels, hťroÔques,
politiques, poťtiques ou littťraires, qui figurent ŗ eux seuls
l'humanitť. Brahma dans l'Inde; Zoroastre en Perse; Sťsostris en
…gypte; Pythagore en Italie; Lycurgue, Solon, HomŤre, PťriclŤs,
Thťmistocle en GrŤce; Alexandre en Macťdoine; Salomon, David, les
prophŤtes, ces tribuns sacrťs et politiques, chez les Hťbreux; une
vingtaine de rťpublicains, de guerriers, d'orateurs, de poŽtes, ŗ
Rome; autant en Germanie, en Espagne, en Grande-Bretagne, en France,
en Russie, en Amťrique, dans les temps modernes, voilŗ tout. Avec
trois ou quatre cents noms vous ťcrivez les annales du monde. C'est
humiliant pour ces milliards de crťatures humaines qui passent comme
les flots sous l'arche des ponts sans qu'on les compte ou qu'on les
nomme; c'est glorieux pour ce petit nombre d'hommes privilťgiťs qui
donnent leur nom, leur individualitť, leur pensťe, leur mťmoire ŗ
toute une race. Bien souvent c'est injuste: il y a un million de fois
plus de gťnie, plus de vertu, dans tel homme obscur, perdu dans la
foule et entraÓnť avec les autres par le courant dans la mer d'oubli,
qu'il n'y en a dans tel demi-dieu, dans tel conquťrant, dans tel
illustre criminel qui surnage sur cet ocťan d'hommes. L'histoire est
injuste comme le temps; la postťritť prend ce qu'on lui donne: que
voulez-vous? L'iniquitť est partout; la mťmoire humaine n'est pas
dťmocratique, ou plutŰt elle est trop ťtroite et trop fragile pour
contenir et pour garder les peuples tout entiers dans ses annales;
elle s'attache ŗ quelques figures grandioses, pittoresques,
pathťtiques, culminantes, qui sortent ŗ ses yeux de la foule, et elle
en fait l'aristocratie privilťgiťe de l'espace et du temps. Heureuse
la postťritť quand elle choisit bien, et quand elle immortalise, au
lieu du succŤs de la violence et de la conquÍte, le vrai gťnie du
bien, la vťritť, la sagesse et la vertu!
II
De tous ces personnages historiques devenus aussi immortels que le nom
du continent qui les a produits, Confucius est certainement celui qui
personnifie en lui le plus grand nombre de siŤcles et la plus grande
masse d'hommes; car il a inspirť de son ‚me vingt-trois siŤcles, et
il est devenu, non pas le prophŤte ou le demi-dieu, mais le philosophe
lťgislatif d'un peuple de quatre cents millions d'hommes! La raison,
la loi, la littťrature de ce peuple immense sont encore pour des
siŤcles la personnification prolongťe de Confucius. Sachez Confucius,
vous savez la Chine.
Reprenons donc son histoire et ses oeuvres.
III
Nous avons laissť ce sage, cet inspirť de la raison, ŗ la fin de notre
dernier entretien, ressentant, et ne cachant pas qu'il les ressentait,
les pressentiments de sa fin et les angoisses de la mort. Simple et de
bonne foi dans sa mort comme il l'avait ťtť dans sa vie, il
n'affectait pas cette stoÔcitť thť‚trale ni ces fťlicitťs anticipťes
des hommes qui se prťtendent au-dessus de la nature et de la douleur.
Il savait qu'aucun homme n'est au-dessus de la nature et que la raison
elle-mÍme veut qu'on s'attriste et qu'on gťmisse quand on s'approche
du dernier mystŤre et qu'on est prŤs d'entrer dans le grand inconnu
d'une autre vie. La mort est le supplice de l'Ítre vivant: se faire
de ce supplice un devoir, c'est beau et grand; mais se faire de ce
supplice une joie, ce n'est pas se grandir, c'est mentir. Se rťsigner
et espťrer, voilŗ les deux seules attitudes vraies du mourant. Ce fut
celle de Confucius.
IV
Il languit quelques mois avant d'expirer, visitť tous les jours par
ses disciples, mais ne s'entretenant plus avec eux de ses doctrines,
de peur de ne plus apporter ŗ ces choses saintes la plťnitude de force
de sa raison. Il s'accroupit enfin sur le sein de son petit-fils,
_Tsťe-sťe_, adolescent de grande espťrance, et ne se rťveilla plus de
ce dernier sommeil, dans la soixante-treiziŤme annťe de son ‚ge.
Il mourait quatre cent soixante-dix-neuf ans avant Jťsus-Christ, neuf
ans avant la naissance de Socrate.
V
Ses trois disciples favoris et son petit-fils lui fermŤrent les yeux.
On lui mit, suivant les rites, trois grains de riz sur les lŤvres,
comme pour reporter au ciel (_le Tien_) le plus grand bienfait qu'il
eŻt accordť ŗ l'empire chinois dans cet aliment qui devait multiplier
ŗ l'infini le nombre des hommes sur la terre d'Asie. On le revÍtit
d'un vÍtement composť de plusieurs piŤces, pour signifier les diverses
fonctions ou magistratures qu'il avait exercťes, comme poŽte, comme
philosophe, comme historien, comme homme d'…tat.
ęAinsi habillť, dit l'histoire traduite par le PŤre Amyot, on le mit
dans un cercueil de _toung-mou_, dont les planches avaient quatre
pouces d'ťpaisseur du pied d'alors, divisť comme celui d'aujourd'hui
en douze pouces; et ce premier cercueil fut emboÓtť dans un second,
fait de bois de _pe-mou_, dont les planches avaient cinq pouces
d'ťpaisseur. On peignit tout l'extťrieur de diffťrentes figures, qui
ťtaient autant d'emblŤmes des diffťrentes vertus qui l'avaient plus
particuliŤrement distinguť. Ce double cercueil fut placť dans un
catafalque construit suivant le rite des _Tcheou_, qui occupaient
actuellement le trŰne impťrial. Les petits ťtendards triangulaires
placťs par intervalles autour de cette dťcoration funŤbre ťtaient,
suivant le rite de la dynastie _Chang_, et le grand ťtendard carrť
ťtait suivant le rite _Hia_. En rťunissant ainsi les rites des trois
dynasties qui, depuis la fondation de l'empire, l'avaient
successivement gouvernť jusqu'alors, on voulait donner ŗ entendre que,
si la mťmoire de ces anciens rites, et de tous les autres qui avaient
eu lieu dans les temps les plus reculťs, s'ťtait conservťe parmi les
hommes, c'ťtait ŗ Confucius en particulier que l'honneur en ťtait dŻ
et ŗ qui l'on ťtait redevable de cet insigne bienfait. Ce premier
devoir ťtant rempli, les disciples achetŤrent, au nom du petit-fils de
leur maÓtre, un terrain de _cent pas_ carrťs ŗ quelque distance de la
ville, pour y dťposer le corps. ņ l'une des extrťmitťs de ce terrain
ils ťlevŤrent trois monticules en forme de dŰme, dont celui du milieu,
plus ťlevť que les autres, devait servir de signe de reconnaissance au
tombeau; ils y plantŤrent, en signe de vie renouvelťe et ťternelle, un
arbre, l'arbre _Kiai_. Cet arbre, qui n'est plus aujourd'hui qu'un
tronc aride, subsiste encore dans le lieu mÍme oý il fut plantť,
malgrť le bouleversement que la Chine a ťprouvť plus d'une fois
pendant un intervalle de temps de plus de vingt-deux siŤcles. Le
profond respect que les Chinois conservent pour la mťmoire de leur
sage par excellence, et pour tout ce qui peut contribuer ŗ leur en
rappeler le souvenir, leur fait regarder ce tronc aride comme un
monument digne de toute leur attention. Ils l'ont fait dessiner dans
toute l'exactitude du dťtail; ils l'ont fait graver sur un marbre, et
les empreintes qu'on en tire servent de principal ornement dans le
cabinet de ces lettrťs enthousiastes qu'une fortune au-dessous de la
mťdiocre met hors d'ťtat de le dťcorer plus somptueusement. J'en ai un
exemplaire, donnť par le _Saint Comte_ lui-mÍme, comme un prťsent dont
il a cru qu'un lettrť du _grand Occident_ (c'est de ce nom qu'on
appelle ici l'Europe) pourrait connaÓtre le prix. Je le joindrai aux
planches dont j'accompagne cet ťcrit.
ęAprŤs avoir tout disposť dans le lieu de la sťpulture, ceux des
disciples qui ťtaient ŗ portťe se rassemblŤrent chez _Tsťe-sťe_, son
petit-fils, et formŤrent le convoi funŤbre, en se joignant aux autres
parents de l'illustre mort. Le corps fut mis en terre avec tout
l'appareil de l'ancien cťrťmonial, et, aprŤs la cťrťmonie, tous se
prosternŤrent et pleurŤrent sincŤrement sur son tombeau. Avant que de
se sťparer, les disciples convinrent entre eux de porter le deuil de
leur maÓtre commun de la mÍme maniŤre et autant de temps qu'ils
devraient le porter si le propre pŤre de chacun d'eux ťtait mort: la
durťe en fut de trois ans. Mais le disciple favori, qui avait ťtť plus
liť qu'aucun autre ŗ celui qu'ils regrettaient, recula ce terme
jusqu'ŗ la sixiŤme annťe entiŤrement rťvolue; et pendant tout cet
espace de temps il s'enferma dans une cabane qu'il avait fait
construire non loin du tombeau, et ne s'occupa qu'ŗ ťtudier son
modŤle, pour se mettre en ťtat de l'imiter quand les circonstances le
lui permettraient.
ęCeux d'entre les principaux disciples qui ťtaient habituťs dans les
royaumes voisins, et qui n'avaient pas assistť aux funťrailles,
vinrent ŗ leur tour faire les cťrťmonies funŤbres, et apportŤrent,
comme une sorte de tribut, chacun une espŤce d'arbre particulier ŗ son
pays, pour contribuer ŗ l'embellissement du lieu qui contenait les
respectables restes du sage qui les avait instruits.
ęL'exemple de _Tsťe-Koung_, le disciple favori, fut regardť par les
autres comme un reproche tacite du peu d'affection qu'ils avaient pour
leur maÓtre, en s'ťloignant de son tombeau comme ils l'avaient fait.
Ils se rassemblŤrent au nombre d'environ une centaine, et vinrent
s'ťtablir avec leurs familles aux environs de ce lieu respectable, y
formŤrent un village qu'ils nommŤrent _Koung-ly_, c'est-ŗ-dire village
de _Koung_, ou appartenant ŗ la maison de _Koung_, dont ils voulurent
bien se dťclarer les vassaux, et priŤrent _Tsťe-sťe_ de les regarder
comme tels, en acceptant l'hommage volontaire qu'ils lui offraient en
considťration de son illustre aÔeul. Ces familles nouvellement
ťtablies se multipliŤrent peu ŗ peu, et leurs descendants se
trouvŤrent en assez grand nombre, aprŤs quelques siŤcles, pour peupler
ŗ eux seuls une ville de troisiŤme ordre, qui porte aujourd'hui le nom
de _Kiu-fou-hien_, et qui est du district de _Yent-cheou-fou_. Dans
les commencements, on s'ťtait contentť de mettre devant le tombeau une
simple pierre sans sculpture, de six pieds en carrť, sur laquelle on
faisait les cťrťmonies d'usage, et que, pour cette raison, on appelait
_Tsťe-tan_, c'est-ŗ-dire _ťlťvation_ ou _autel_ des cťrťmonies. Pour
ce qui est des statues de pierre et des autres ornements qui dťcorent
aujourd'hui les environs du tombeau, tout cela est moderne.
ęLes parents, les amis et les disciples de _Koung-tsťe_ ne furent pas
seuls ŗ donner des marques publiques de consternation et de deuil;
tout ce qu'il y avait de personnes instruites se fit un devoir de
tťmoigner sa douleur, et le roi _Ngai-Koung_ lui-mÍme, qui l'avait
nťgligť lorsqu'il vivait, sentit, au moment qu'on lui annonÁa sa mort,
tout le prix de la perte qu'il avait faite. En prťsence de tous ses
courtisans il se reprocha le tort qu'il avait eu de ne pas l'employer
assez, et dit en peu de mots tout ce qu'on pouvait dire de plus
honorable en faveur de celui qu'il regrettait. ęLe ciel suprÍme,
dit-il, est irritť contre moi; il m'a enlevť le trťsor le plus
prťcieux de mon royaume en m'enlevant le sage qui en faisait la
principale gloire et le plus bel ornement.Ľ Ce magnifique ťloge, tout
mťritť qu'il ťtait, aurait pu Ítre regardť comme un tribut que ce
prince payait ŗ la coutume, s'il ne l'eŻt fait suivre par quelque
chose de plus durable que les paroles. Il fit construire en son
honneur, et non loin de son tombeau, une de ces salles qui portent par
distinction le nom de _Miao_, parce qu'elles sont destinťes ŗ honorer
les ancÍtres: _Afin_, dit-il, _que tous les amateurs de la sagesse
prťsents et ŗ venir puissent s'y rendre en temps rťglťs, pour faire
les cťrťmonies respectueuses ŗ celui qui leur a frayť la route qu'ils
suivent et sur le modŤle duquel ils doivent se former._
ęPour la consolation des disciples qui s'ťtaient fixťs avec leurs
familles dans les environs, et pour remettre en quelque sorte sous
leurs yeux celui dont le souvenir leur ťtait infiniment cher, outre
son portrait, qu'on plaÁa dans le sťpulcre nouvellement construit, on
y dťposa encore tous ses ouvrages, ses habits de cťrťmonie, ses
instruments de musique, le char dans lequel il faisait ses voyages et
quelques-uns des meubles qui lui avaient appartenu. Quand on crut que
tout ťtait dans l'ťtat de dťcence qu'il fallait, on en donna avis au
roi, et ce prince, s'y ťtant transportť, y fit en personne toutes les
cťrťmonies qu'on a imitťes depuis, c'est-ŗ-dire qu'on le reconnut
solennellement pour maÓtre, et qu'il lui rendit, en cette qualitť, les
mÍmes hommages que s'il eŻt ťtť vivant et qu'il l'instruisÓt encore
dans la morale, les sciences et le gouvernement. ņ son exemple, tous
ceux de ses disciples qui ťtaient ŗ portťe renouvelŤrent, dans ce mÍme
lieu, les hommages qu'ils avaient dťjŗ rendus ŗ leur maÓtre, et
dťterminŤrent entre eux qu'au moins une fois chaque annťe ils
viendraient s'acquitter des mÍmes devoirs; ce qu'ils pratiquŤrent le
reste de leur vie avec une exactitude qui a servi de modŤle ŗ tous les
gens de lettres qui sont venus aprŤs eux. Depuis plus de deux mille
ans, les lettrťs suivent constamment cet usage, et, comme il n'est pas
possible que tous fassent annuellement le voyage de _Kiu-fou-hien_,
pour la commoditť de ceux qui sont rťpandus dans les diffťrentes
provinces de l'empire, on a ťlevť dans chaque ville un monument oý ils
vont faire les mÍmes cťrťmonies qu'ils feraient ŗ son tombeau, s'il
leur ťtait facile de s'y rendre. Les empereurs mÍmes ne s'en
dispensent pas; ils vont, en tant que reprťsentant la nation, rendre
hommage ŗ celui que la nation a reconnu solennellement pour maÓtre, et
c'est le fondateur de la dynastie des _Han_ qui le premier en a donnť
l'exemple.
ęAprŤs l'extinction totale des _Tsin_, vers l'an 203 avant
Jťsus-Christ, le grand _Tay-tsou_, _Kao-hoang-ty_, ayant rťuni tout
l'empire sous sa domination, regarda comme le premier de ses soins
celui de lui rendre tout le lustre dont il avait brillť sous les
premiers empereurs de _Tcheou_. Les sages qu'il avait appelťs auprŤs
de sa personne pour l'aider de leurs conseils lui persuadŤrent que,
de tous les moyens qu'il pouvait employer pour venir ŗ bout de ce
qu'il se proposait, le plus efficace serait de restaurer parmi les
hommes l'antique doctrine des livres sacrťs, trťsor de civilisation
recouvrť par le philosophe.
ęCes cťrťmonies honorifiques, dit le PŤre Amyot, furent instituťes
pour glorifier dans l'avenir le sage et ses soixante et douze
disciples. Ces cťrťmonies, que l'ignorance des Europťens a travesties
en culte et en idol‚trie, ne sont que des rites funŤbres et nullement
des adorations.
ęCe serait ici le lieu, continue le savant historien, de caractťriser
ces cťrťmonies, de les mettre sous les yeux, dans le dťtail le plus
exact, telles qu'elles se pratiquent, en traduisant simplement cet
article du cťrťmonial authentique de la nation, sans aucune rťflexion
de ma part. Ce simple exposť suffirait pour faire porter un jugement
sans appel, et sur leur nature, et sur l'objet qu'on se propose en les
pratiquant; mais, comme on a dťjŗ beaucoup ťcrit sur cette matiŤre, et
que le pour et le contre ont eu des partisans outrťs, je crois, tout
bien considťrť, qu'il est inutile de redire ce qui a ťtť dit cent et
cent fois.Ľ
Il les caractťrise nťanmoins parfaitement, dans un autre volume de ses
Mťmoires, comme des rites purement civils et honorifiques,
n'impliquant d'autre culte que le culte des souvenirs et de la
vťnťration pour la mťmoire de Confucius.
Voyons maintenant comment cette littťrature morale et politique,
rťsumťe dans Confucius, a constituť le gouvernement, les lois et les
moeurs de l'Asie, aprŤs sa mort, et quels sont les fruits que la
raison d'un seul homme d'…tat a produits sur la civilisation de
quelques milliards d'hommes, ses semblables.
VI
Le premier effet de cette littťrature morale et politique a ťtť,
d'aprŤs le tťmoignage des mÍmes religieux, initiťs pendant un siŤcle ŗ
la langue, ŗ la lťgislation, au gouvernement mÍme de l'empire, de
rťsumer toute la civilisation et toute la lťgislation dans un livre.
Ce livre est le commentaire des premiers livres sacrťs, ťcrit dans les
derniŤres annťes de sa vie par Confucius. …coutons ce qu'en disent
ces religieux dans le premier volume de leurs recherches.
ęLe style de ce recueil, rassemblť, ťlucidť, rťnovť par Confucius,
disent-ils (page 69 des Mťmoires), est simple, laconique, ťloquent
seulement par le sens, par la clartť, par la briŤvetť. La composition
en est confuse, comme celle de tout recueil composť de dťbris rejoints
ensemble; un chapitre n'y tient pas nťcessairement ŗ l'autre par un
enchaÓnement logique. L'histoire que Confucius y raconte, la doctrine,
la morale, la politique en font tout le prix.
ęAutant les Platon et les Aristote mettent d'apprÍt et de tournure
dans leurs maximes, autant ils s'ťchafaudent pour soutenir leurs
principes, autant ils sont dťlicats dans le choix des dťtails, autant
ce livre est simple, naturel et loyal. La vťritť n'y a point d'aurore;
elle paraÓt d'abord avec toute sa lumiŤre. L'ťloquence de ce livre est
une ťloquence de profondeur, d'ťnergie et d'ťvidence. Aussi
porte-t-elle la conviction jusqu'au fond de l'‚me, et semble-t-elle
moins rťvťler le vrai que le faire jaillir du fond du coeur. Il ne
mťnage ni passions, ni prťjugťs; il ne voit que l'homme dans l'homme.
La justice du souverain tre, selon lui, peut Ítre dťsarmťe
quelquefois par sa clťmence en faveur du repentir, et il en cite des
exemples; mais aussi, de la mÍme main dont il caresse et couronne la
vertu obscure, il foudroie les mauvais princes sur leurs trŰnes et les
ensevelit sous les ruines de leur grandeur. La royautť n'est qu'un
choix du Ciel; celui qui en est revÍtu doit encore plus le reprťsenter
par sa sagesse et sa bienfaisance que par des coups de vigueur et
d'autoritť. Le glaive qu'il a ŗ la main le blesse dŤs qu'il le porte ŗ
faux, et tout l'ťclat de sa couronne ne doit pas coŻter un soupir au
dernier de ses sujets. Sa gloire est de faire des heureux. Ce n'est
point sur les maximes obliques d'une politique qui rapporte tout ŗ soi
que le livre fonde l'art de rťgner; il en fait consister tous les
secrets ŗ maintenir la puretť de la doctrine et de la morale par les
vertus naturelles, sociales, civiles et religieuses. Les exemples du
prince, selon ses principes, sont le premier et le plus puissant
ressort de l'autoritť; plus il sera bon fils, bon pŤre, bon ťpoux, bon
frŤre, bon parent, bon citoyen et bon ami, moins il aura besoin de
commander pour Ítre obťi; et plus il respectera les vieillards,
honorera ses officiers, fera cas de la vertu et s'attendrira sur les
malheureux, plus il sera respectť, honorť, estimť et aimť lui-mÍme. Il
est aisť de conclure aprŤs cela que le _Chou-king_ reprťsente la
guerre et le despotisme comme des incendies dont l'ťclat passager ne
laisse que des cendres et des pleurs. Mais, ce qui ne sera peut-Ítre
pas au goŻt de toute l'Europe, il prťtend que les hommes ont trop de
besoins et trop peu de force pour que le superflu des uns ne soit pas
le nťcessaire des autres; en consťquence il peint le luxe des couleurs
les plus odieuses, le montre partout comme l'ťcueil du bonheur public,
et affecte de prouver, par les ťvťnements, que la dťcadence des
moeurs, qui en est la suite nťcessaire, a entraÓnť celle des deux
dynasties _Hia_ et _Chang_. Le luxe, selon lui, est ŗ l'abondance ce
qu'est la bouffissure ŗ l'embonpoint. Que de traits encore il faudrait
ajouter pour crayonner en entier la belle doctrine du _Chou-king_!
Mais, quelque dur et quelque rťtif que nous soyons ŗ l'enthousiasme
patriotique, on nous soupÁonnerait d'en avoir eu un violent accŤs. Les
P. Gaubil et BenoÓt ont traduit le _Chou-king_, l'un en franÁais et
l'autre en latin. Leurs traductions doivent Ítre en France; qu'on les
lise et qu'on nous juge. Le _Chou-king_ a persuadť ŗ la Chine, il y a
plus de trente-cinq siŤcles, que l'agriculture est la source la plus
pure, la plus abondante et la plus intarissable de la richesse et de
la splendeur de l'…tat. Il n'a pas fallu faire une seule brochure pour
le prouver.Ľ
ęLes lettrťs de la dynastie des _Han_, dit _Tchin-tsťe_, ont ťcrit
plus de trente mille caractŤres pour expliquer les deux premiers mots
du _Chou-king_. Il aurait pu ajouter qu'ils en ont ťcrit encore un
plus grand nombre pour les attaquer. Nous ne voyons que les livres
saints qui puissent donner idťe ŗ l'Europe de la maniŤre dont ce
prťcieux monument a ťtť combattu, attaquť, calomniť pendant quatorze
siŤcles.
ęLe style seul dans lequel il est ťcrit, indťpendamment de sa sagesse,
en dťmontre l'antiquitť ŗ quiconque a lu les beaux ouvrages des
ťcrivains de toutes les dynasties chinoises. Les empereurs et les
savants l'ont appelť la _source de la doctrine_, la manifestation _des
enseignements du sage_, la rťvťlation _de la loi du Ciel_, _la mer
sans fond de justice et de vťritť_, le _livre des souverains_, _l'art
de gouverner les peuples_, _la voix des ancÍtres_, la rŤgle de tous
les _siŤcles_. Soit que l'empereur parle en souverain ou en chef de la
littťrature, il t‚che de s'appuyer sur l'autoritť de ce livre; il se
fait gloire d'en entendre le sens le plus cachť; il ne dťdaigne pas de
prendre le pinceau lui-mÍme pour le copier et le commenter; il y prend
ordinairement le texte des discours qu'il adresse aux grands, aux
princes, aux peuples de son empire. Les ministres et les censeurs du
pouvoir public ont sans cesse recours ŗ ce livre, les uns pour
justifier leurs ordres et leurs desseins, les autres pour donner plus
de force ŗ leurs opinions. L'orateur, le poŽte, le moraliste, le
philosophe s'appuient sur ce livre, et tout ce que nous pouvons dire
de plus fort ŗ sa gloire, ajoutent-ils, c'est que, aprŤs l'invasion
des superstitions indiennes, tartares ou thibťtaines en Chine, si
l'idol‚trie, qui est la religion des empereurs et du peuple, n'est pas
devenue la religion du gouvernement, c'est ce livre de Confucius qui
l'a empÍchť, et si notre religion chrťtienne, disent-ils enfin, n'a
jamais ťtť attaquťe par les savants lettrťs du conseil impťrial, c'est
qu'on a craint de condamner, dans la morale du christianisme, ce qu'on
loue et ce qu'on vťnŤre dans le livre de Confucius.Ľ
Il commence par des maximes de sagesse que nous traduisons ici du
latin, dans lequel les jťsuites ont traduit, il y a un siŤcle, ces
passages:
ęC'est le _Tien_, _Dieu_, le _Ciel_, trois noms signifiant le mÍme
grand tre, qui a donnť aux hommes l'intelligence du vrai et l'amour
du bien, ou la rectitude instinctive de l'esprit et de la conscience,
pour qu'ils ne puissent pas dťvier impunťment de la raison ....... En
crťant les hommes, Dieu leur a donnť une rŤgle intťrieure droite et
inflexible, qu'on appelle conscience: c'est la nature morale; en Dieu
elle est divine, dans l'homme elle est naturelle....
ęLe _Tien_ (Dieu) pťnŤtre et comprend toutes choses; il n'a point
d'oreilles, et il entend tout; il n'a point d'yeux, et il voit tout,
aussi bien dans le gouvernement de l'empire que dans la vie privťe du
peuple. Il n'y a ni bien, ni mal, ni vrai, ni faux, qui puisse
ťchapper ŗ sa lumiŤre; il entre par sa justice et par sa providence
jusque dans les cachettes les plus tťnťbreuses de nos maisons; il ne
laisse ni le moindre bien sans rťcompense, ni le moindre mal sans
ch‚timent....
ęFaites un calendrier, Ű peuples! la religion recevra des hommes les
temps qu'ils doivent au _Tien_ (Dieu).Ľ
Les cinquante-huit chapitres du livre de Confucius sont partout pleins
de ces maximes de religion rationnelle et de ces rŤgles de
gouvernement par la conscience. Un volume entier ne suffirait pas pour
les citer.
On a affectť de croire depuis en Europe que les Chinois, frappťs de la
sublimitť de ce livre, avaient divinisť son auteur; le PŤre Amyot
proteste contre cette fausse idťe en ces termes:
ęJe n'ai rien ŗ ajouter ŗ ce qui concerne Confucius. Pour ce qui est
du culte qu'on lui rend ici, on a tort de s'imaginer que c'est un
culte religieux; il ne passe pas les bornes du respect et de la
reconnaissance qui sont lťgitimement dus ŗ un homme qui, de son vivant
par ses exhortations, et aprŤs sa mort par ses ťcrits, a fait ŗ ses
semblables tout le bien qu'il a ťtť en son pouvoir de leur faire. Les
cťrťmonies qui accompagnent ce culte sont conformes aux moeurs du
pays. En France on ne se met ŗ genoux que devant Dieu et l'image des
saints; on ne leur offre que de l'encens; ici l'on se met ŗ genoux
pour honorer certains vivants, quand ils sont d'un ordre supťrieur; on
leur offre des mets et l'on fait brŻler des parfums devant eux. La
mÍme chose se pratique envers Confucius et devant les morts auxquels
on doit du respect et de la reconnaissance. Dans l'idťe chinoise, tout
cela ne passe pas les bornes du culte civil, et c'est mÍme un devoir
indispensable pour un Ítre raisonnable et un homme bien nť. Y manquer,
c'est faire preuve d'ignorance, d'ingratitude, de grossiŤretť et mÍme
de barbarie. Quel blasphŤme horrible! diront certains Europťens.Ľ
VII
Ce livre, comme nous l'avons dit, a donnť l'empire aux lettrťs comme ŗ
ceux dont l'intelligence, cultivťe par de continuelles ťtudes,
ťclairait le mieux la conscience des rŤgles de gouvernement consignťes
dans le texte de la philosophie raisonnťe de Confucius. L'empire tout
entier n'a ťtť qu'une vaste ťcole; les emplois publics n'ont ťtť que
les rangs dťcernťs dans une acadťmie. Le gouvernement lui-mÍme, dans
la personne des empereurs, a raisonnť le pouvoir avec les peuples, les
peuples ont raisonnť l'obťissance avec le gouvernement. Le pouvoir
n'en a pas ťtť moins respectť, l'obťissance des peuples moins
assurťe; les conquÍtes et les dynasties tartares, amenťes par la
conquÍte, n'ont rien changť ŗ cette civilisation par la littťrature.
Les vainqueurs ont ťtť forcťs de prendre les moeurs des vaincus; la
pensťe a triomphť de la force; le palais des souverains tartares a
continuť ŗ Ítre le sanctuaire de la philosophie et de la littťrature.
Plusieurs de ces souverains ont ťtť eux-mÍmes des lettrťs ou des
poŽtes du plus haut mťrite.
ęIl ne faut point s'en ťtonner, disent les Mťmoires sur la Chine les
mieux informťs. Les annales racontent, sur toutes les dynasties, les
succŤs des ťtudes des fils des empereurs, dont plusieurs l'ont ťtť
depuis. La doctrine de l'antiquitť a tellement fait plier le gťnie de
la cour que leur ťducation ŗ cet ťgard est plus sťvŤre que celle des
fils des simples citoyens. L'empereur _Kang-hi_ dit ŗ ses enfants: ęJe
montai sur le trŰne ŗ huit ans; mes ministres furent mes maÓtres et me
firent ťtudier sans rel‚che les _King_ et les annales. Ce ne fut
qu'aprŤs qu'ils m'enseignŤrent l'ťloquence et la poťsie. ņ dix-sept
ans mon goŻt pour les livres me faisait lever avant l'aurore et
coucher bien avant dans la nuit; je m'y livrai tellement que ma santť
en fut affaiblie.Ľ
ęLe prťcepteur dont parle _Kang-hi_ fit pour ce prince les excellentes
gloses des livres de Confucius et des deux _King_, qui sont un
chef-d'oeuvre de clartť, d'ťloquence et d'exactitude. On pourrait
faire un ouvrage ťgalement curieux et instructif sur la maniŤre dont
ce grand prince prťsida aux ťtudes de ses enfants et les dirigea. Son
petit-fils, qui est aujourd'hui sur le trŰne, envoie les siens ŗ
l'ťcole, quoique dťjŗ mariťs et revÍtus des grandes principautťs de la
famille. L'Europe traiterait sŻrement de roman et de fictions ce que
la cour et la capitale voient en ce genre.Ľ
ęLe souverain, disent ailleurs les mÍmes missionnaires europťens, est
en Chine le chef de la littťrature. ņ en juger par quelques
interrogations venues d'Europe, il paraÓt que certaines gens le
regardent comme un recteur de l'universitť. Comment s'y prendre pour
dťtruire des idťes aussi fausses? L'empereur est sur son trŰne,
l'empereur est aussi grand et aussi absolu dans le temple des sciences
que dans la salle du conseil; et c'est lŗ ce qui sauve la rťpublique
des sciences de Chine des enfances de vanitť, des tracasseries de
jalousie, des intrigues de cupiditť et du fanatisme d'opinions et de
systŤmes, qui causent ailleurs tant de troubles et de misŤres. La
qualitť de chef de la littťrature, fŻt-elle une addition ťtrangŤre ŗ
la souverainetť, en devient l'appui et l'ornement: l'appui, parce
qu'elle oblige les empereurs ŗ donner ŗ leurs enfants une ťducation
qui les force ŗ l'application, leur inspire l'estime et l'amour des
sciences, les accoutume ŗ rťflťchir, ťtend leur pťnťtration et remplit
leur esprit d'une infinitť de principes et de vues, de maximes et de
faits qui leur sauvent bien des mťprises. _N'en retirassent-ils
d'autre profit que de sentir leur ignorance et le prix du savoir_, dit
_Tien-Lchi_, _ils en seraient plus hommes et plus en ťtat de gouverner
les hommes_. Cette qualitť de chef de la littťrature les met dans le
cas de connaÓtre par eux-mÍmes les plus savants hommes de l'empire, de
suivre tout ce qui a rapport aux sciences, de faire accueil aux grands
ouvrages et aux grands ťcrivains, et de les affectionner.
ęQuant ŗ l'ťclat dont le chef de la littťrature environne le trŰne, il
suffit de dire que, mettant l'empereur dans le cas de parler en maÓtre
et en juge aux lettrťs que la nation regarde comme ses maÓtres, cela
doit nťcessairement consacrer, agrandir et ennoblir son autoritť. Tout
tend en Chine ŗ persuader la multitude que l'empereur est infiniment
au-dessus des premiers lettrťs par la force de son gťnie et par
l'ťtendue de ses connaissances. Elle voit qu'on ne prťsente ŗ
l'empereur que des Mťmoires ťcrits dans le style le plus savant et le
plus relevť; que ses ťdits et ordonnances sont des modŤles de
compositions; qu'il reprend publiquement les gouverneurs de province
des erreurs qui se trouvent dans leurs placets et les plus habiles
docteurs des fautes qui leur ťchappent dans leurs ouvrages; qu'il
parle en maÓtre dans des prťfaces raisonnťes sur les ouvrages qu'il
fait faire et qu'il fait publier, et que tout ce qui sort de son
pinceau est marquť au coin de l'immortalitť. Le moyen, avec cela,
qu'elle ne soit pas tranquille sur la sagesse et la protection de
l'empereur!
ęVoici ce que la sagesse des anciens a imaginť pour l'aider. Elle a
crťť des charges honorables et lucratives pour les plus habiles
lettrťs de l'empire, et les a chargťs, chacun selon la sienne,
d'approfondir toutes les parties de l'histoire naturelle, politique,
civile, militaire, ecclťsiastique, morale, littťraire, etc., de la
Chine, et de se tenir toujours en ťtat de rťpondre sur tout ce que
l'empereur juge ŗ propos de leur demander. S'il s'agit de quelque
nouvelle loi, de quelque nouveau systŤme, de quelque arrangement dans
les finances, de quelque nation ťtrangŤre, de quelque rťforme de
police, Sa Majestť envoie demander ŗ celui qui est chargť de rťpondre
ce qu'on trouve lŗ-dessus dans l'histoire; et le lendemain ou
surlendemain ce savant lui prťsente un Mťmoire raisonnť, oý elle voit
ce qui a rťussi ou ťchouť autrefois, pourquoi ce qui a ťtť tentť a ťtť
rejetť, et pour quelles raisons, etc.
ęCes savants ont sous la main sans doute bien des recueils, extraits,
notices, compilations, rťpertoires de leurs prťdťcesseurs, qu'ils
augmentent eux-mÍmes; mais, s'ils n'avaient pas la science qui leur en
donne la clef et les met ŗ mÍme de puiser dans les sources, ils leur
seraient inutiles. Aussi l'empereur les oblige ŗ la cultiver sans
cesse, par les questions subites et imprťvues qu'il leur fait; ils
n'auraient garde, dans leurs rťponses, de risquer un mot hasardť: ils
citent leurs garants, d'aprŤs la critique la plus sťvŤre. Par lŗ un
empereur, sans Ítre savant, jouit de tout l'ťclat que la science et
l'ťrudition peuvent rťpandre sur l'administration publique, n'est pas
exposť ŗ prendre une rťpťtition pour un coup de gťnie, ne court pas le
danger de se mťprendre dans ce qu'il avance, et parle toujours avec
une dignitť imposante dans tous les actes publics.Ľ
VIII
ęDes lettrťs, renommťs par leur science des annales de l'empire et par
la fermetť de leur caractŤre, tiennent registre secret des actes du
gouvernement dans le palais mÍme du prince. Ces registres ou journaux
sont la censure la plus impartiale, la plus efficace et la plus
redoutťe des princes. Comme les faits y sont racontťs en peu de mots
et tels qu'ils sont, leurs causes et leurs effets, leur enchaÓnement
et leur ensemble, dont il lui est si aisť de se faire le commentaire,
lui prťsentent un miroir oý il se voit tel qu'il est et tel que
l'histoire le montrera aux siŤcles futurs. L'amour-propre le plus
aveugle n'a pas de ressource contre cette espŤce de censure. Ce n'est
pas tout: un prince y voit une infinitť de choses qu'on t‚che de lui
faire perdre de vue, et, s'il s'est fait un plan de gouvernement, il
lui est aisť d'Ítre consťquent et de tendre sans cesse ŗ son but. Une
faute lui en fait ťviter cent autres; celles mÍmes de ses
prťdťcesseurs lui servent infiniment.--_Tai-tsong_ ťtait si frappť que
l'histoire fÓt mention des paroles, des actions et des fautes de ses
prťdťcesseurs, qu'il s'observait avec beaucoup de soin, et s'effrayait
lui-mÍme par la pensťe de ce qu'on dirait de lui dans la suite des
siŤcles. ęJe me juge moi-mÍme, disait-il, par les choses que je bl‚me
et que j'improuve dans mes prťdťcesseurs. L'histoire est le miroir de
ma conscience: dans les autres je vois ma propre image, et j'entends,
dans le jugement que je porte de mes prťdťcesseurs, le jugement qu'on
portera de moi-mÍme.Ľ
ęCes sortes de journaux sont dans les moeurs de la nation chinoise.
Les chefs des grandes maisons font leur journal secret, dans le goŻt,
ŗ peu prŤs, de celui de l'empereur, pour leur propre instruction et
pour celle de leurs enfants. Ce journal est nťcessaire ŗ certains
ťgards, et commandť, pour ainsi dire, par les lois, parce que, quand
quelqu'un est prťsentť ŗ l'empereur pour Ítre promu ŗ un emploi, il
doit Ítre en ťtat de rťpondre sur les charges qu'ont remplies son
grand-pŤre, son pŤre et lui, sur les gr‚ces qu'ils ont obtenues, sur
les fautes qu'ils ont faites, sur la maniŤre dont ils en ont ťtť
punis, sur la faÁon dont ils les ont rťparťes ou en ont obtenu gr‚ce.Ľ
Tout le gouvernement est intellectuel dans un pays dont Confucius a
ťcrit le code et spiritualisť toute la constitution.
IX
On a appelť cela le despotisme. …coutons ŗ cet ťgard un homme qui a
vťcu soixante ans au milieu de ces institutions. ęC'est le despotisme
de la raison, dit-il, au lieu du despotisme sanguinaire et oppressif
que notre ignorance leur attribue. Le souverain, le premier, subit le
despotisme de la philosophie de Confucius, un des sages, des lettrťs
qui perpťtuent son esprit.Ľ Un ťcrit d'un des derniers empereurs de la
Chine, au dix-septiŤme siŤcle, commente ainsi la loi des jugements et
des peines dans un style et dans un esprit que Fťnelon, Montesquieu et
Beccaria ne dťsavoueraient pas.
ęIl en est des supplices, dit le philosophe impťrial, comme des
remŤdes. Le but des supplices est de corriger les hommes et non pas de
les conduire ŗ la mort. C'est pour en avoir poussť trop loin la
rigueur qu'au lieu d'amender les peuples on les avait poussťs dans la
rťvolte. J'aurai soin qu'on rende la justice; mais, avant tout,
j'ordonne qu'on traite les prisonniers avec bontť et qu'on ne leur
refuse rien de tout ce qui peut Ítre accordť..... Les crimes sont,
dans la sociťtť, comme les taches et les ordures sur les habits: un
habit se lave, les taches s'effacent, les ordures s'en vont; mon
peuple peut se corriger et s'amender. Je ne veux me servir de la
terreur des supplices que pour dťfendre la sociťtť. Mon amour pour mes
peuples me donne du courage pour tenir aux travaux continuels du
gouvernement, mais il augmente mes peines et mes inquiťtudes dŤs qu'il
s'agit d'affaires criminelles qui vont ŗ la mort, parce que je sais
que mes soins, mes attentions et ma sensibilitť ne peuvent pas
s'ťtendre ŗ tout. Si mes officiers ont quelque tendresse pour moi,
qu'ils me la tťmoignent en ne voyant que des hommes dans ceux qui sont
accusťs. Hťlas! il n'est que trop f‚cheux de les traiter en coupables
lorsqu'ils sont condamnťs!.... Le peuple est inconsidťrť et peu
rťflťchi; il viole la loi par inadvertance, comme un enfant tombe dans
un puits. Vous auriez pitiť de cet enfant; moi j'ai pitiť de mon
peuple. C'est pour moi, ajoute-t-il, une angoisse de conscience de
juger selon les lois et de condamner ou de pardonner avec
discernement. Mais ce que j'ai trouvť de plus affligeant, ce ŗ quoi je
ne m'accoutume pas, ce qui me coŻte chaque fois au delŗ de ce que je
pourrais vous dire, c'est de signer des arrÍts de mort. Mon coeur
flťtri se glace et saigne de douleur ŗ chaque fin d'automne, lorsque
vient le moment de dťcider du sort des criminels. Je dois venger le
_Tien_ et mes peuples; mais il n'en est pas moins triste d'Ítre exposť
au danger de faire couler une goutte de sang qu'on eŻt pu ťpargner.
Mon unique consolation est de ne prononcer que sur les crimes
ťvidents, et aucune sorte de travail ne me coŻte pour m'en assurer.
ęLe pouvoir et les rŤgles pour dťcerner les rťcompenses et les
ch‚timents publics viennent d'en haut. Qui entreprend de changer les
moeurs des hommes ne doit pas se flatter que le bon exemple seul
persuade la vertu. Il faut effrayer les mťchants pour les corriger ou
mÍme pour les contenir. C'est au nom du _Tien_ qu'on agit; c'est sa
justice qui doit diriger: on ne doit y mÍler aucune vue particuliŤre.
Il est dit: _Rťcompensez le mťrite, punissez le crime; si vous ne vous
trompez ni dans l'un ni dans l'autre, espťrez de voir croÓtre les
vertus et diminuer les vices._ Il est dit dans Confucius: _Le Tien
ordonne de dťcerner les cinq honneurs et les cinq rťcompenses ŗ la
vertu. Le Tien exige que le crime soit puni par les cinq supplices et
par les cinq ch‚timents. Oh! que ce grand objet de gouvernement
demande de vigilance! Oh! qu'il demande de sagesse et de vertu!_
C'est-ŗ-dire qu'en matiŤre de ch‚timents et de rťcompenses il faut se
comporter avec une impartialitť et une droiture infinies. La plus
petite prťvarication est une horreur!Ľ
Voilŗ le langage de cette philosophie sur le trŰne!
X
L'opinion publique y jouit de la plťnitude de son jugement, par suite
de ce gouvernement par la raison, et de la libertť de la presse ŗ qui
on n'interdit que le scandale, l'injure ou la calomnie. L'imprimerie,
immťmorialement inventťe et exercťe dans l'empire, y fait respirer la
pensťe publique comme l'air; chacun peut imprimer et afficher, ŗ son
grť, toutes ses idťes; c'est la reprťsentation nationale universelle
par la littťrature, sur la place publique et sur toutes les murailles
des villes ou des campagnes. Les mandarins transmettent au
gouvernement ces symptŰmes de l'opinion publique, ce cri muet des
peuples dans leur gouvernement. Le droit de requÍte et de pťtition des
hommes de toutes conditions y est ťgalement sans autres limites qu'une
respectueuse convenance. Le souverain connaÓt ainsi, sur tous ses
actes, la pensťe des peuples. Il ne dťdaigne pas de raisonner et de
discuter lui-mÍme, dans de frťquents manifestes, ses actes avec eux;
il est contraint de reconnaÓtre pour juge, non la force, mais
l'intelligence.
Qu'on nous permette de transcrire ici un de ces entretiens du
souverain avec la nation, qui prťcťda l'abdication d'un des derniers
et des plus vertueux empereurs qui aient illustrť l'histoire de la
Chine. Toutes les circonstances de ce rŤgne et de cette abdication ont
ťtť traduites de la _Gazette de l'empire_, en 1778, par le PŤre
Amyot. La littťrature politique de la Chine a peu de tťmoignages plus
frappants et plus authentiques de la nature toute intellectuelle,
toute philosophique et toute littťraire de ce gouvernement.
L'empereur _Kien-long_ avait rťgnť pendant une longue pťriode de sa
vie avec une vertu, un talent et un bonheur qui faisaient confondre
son autoritť avec celle de la Providence. Il n'ťtait pas seulement
grand politique, il ťtait ťcrivain et poŽte renommť.
Il revenait, ŗ l'‚ge de soixante-huit ans, d'un long voyage entrepris,
contre l'avis de ses ministres, pour inspecter les provinces les plus
ťloignťes et les plus arriťrťes de l'empire. Le bruit de sa mort avait
couru; les peuples s'ťtaient troublťs de l'idťe de perdre le chef de
l'empire avant qu'il eŻt, suivant l'usage, dťsignť son successeur
parmi ses enfants; car l'empire, au fond, est une rťpublique lettrťe
dont le rťgulateur, moitiť hťrťditaire, moitiť ťlectif, est dťsignť
par le pŤre grand-ťlecteur de l'empire.
Un lettrť d'un ordre infťrieur osa lui prťsenter sur le chemin une
requÍte conÁue en termes irrespectueux, pour lui intimer le conseil de
se retirer du trŰne et de se nommer enfin un successeur. Le lettrť,
organe d'un parti cachť dans le palais, fut sťvŤrement jugť et puni
pour cet outrage ŗ la majestť et ŗ la libertť du PŤre de l'empire.
Mais, rentrť dans sa capitale, l'empereur crut devoir expliquer
lui-mÍme paternellement ŗ ses peuples ses motifs pour ne pas
obtempťrer aux voeux ou aux craintes du parti qui le poussait ŗ une
abdication prťmaturťe. Aucun document ŗ la fois politique et
littťraire, dans les annales de la Chine, n'est de nature ŗ faire
mieux comprendre la constitution libre, paternelle et raisonnťe de ce
gouvernement par la persuasion. Voici ce manifeste du prince, ou
plutŰt cette confidence impťriale du pŤre avec ses peuples. Nous n'en
retrancherons que les longueurs et les superfluitťs.
ę_Extrait de la gazette du huitiŤme de la dixiŤme lune de la
quarante-troisiŤme annťe du rŤgne de Kien-long (c'est-ŗ-dire le 26
novembre 1778)._
ęL'ťtude de l'histoire, dit l'empereur, est l'une de mes occupations
les plus ordinaires. Les usages pratiquťs dans tous les temps, dont il
est fait mention, ont passť successivement sous mes yeux, et, leur
diversitť m'ayant convaincu qu'ils n'avaient pas ťtť constamment les
mÍmes, les raisons que l'on a eues de changer quelquefois m'ont
convaincu aussi qu'on ne doit pas s'en tenir toujours ŗ ce qui avait
ťtť ťtabli. L'usage oý l'on ťtait de nommer solennellement un
successeur au trŰne n'a plus lieu aujourd'hui; celui de donner des
provinces en souverainetť, sous diffťrents titres, est aboli depuis
bien des siŤcles; le partage et la distribution des terres ne sont
plus comme autrefois dans les premiers temps de la monarchie. Il
serait absurde de vouloir rťtablir tous ces usages, par la raison
qu'anciennement ils ont ťtť pratiquťs. Telle coutume qui paraÓt au
premier coup d'oeil n'avoir rien que de louable et de bon cesse de
paraÓtre telle quand on l'examine de prŤs.
ęDťsigner solennellement un successeur au trŰne, c'est dire ŗ tout le
monde que l'on donne comme un second maÓtre ŗ l'empire; c'est ouvrir
une source d'oý peuvent dťcouler les plus grands malheurs. Le premier
et le plus ordinaire de ces malheurs est la dťsunion qui se glisse
chez tous ceux qui composent la famille du souverain. Une envie
secrŤte s'ťlŤve d'abord dans leurs coeurs. Les frŤres de celui qui
aura ťtť choisi par prťfťrence ŗ eux se persuaderont aisťment qu'on
leur fait injure; les intrigues ne tarderont pas ŗ naÓtre; aux
intrigues succťderont les cabales et aux cabales les calomnies et les
trahisons. Les dťfiances et les soupÁons entre le pŤre et les enfants
et des enfants entre eux, les haines implacables et l'oubli de tous
les devoirs achŤveront ce que le reste n'avait fait, pour ainsi dire,
qu'ťbaucher.
ęUn autre malheur non moins ordinaire que le premier, et qui dťrive,
comme lui, de la nomination solennelle d'un successeur au trŰne, est
le changement de bien en mal de celui qui a ťtť choisi. L'ambition des
grands et les basses complaisances de tous ceux qui approchent le
jeune prince, dont ils attendent leur ťlťvation ou l'accroissement de
leur fortune, le pervertissent ŗ coup sŻr s'il a les inclinations
vertueuses, et l'enfoncent plus avant dans le crime s'il est
naturellement vicieux. Qu'on ouvre l'histoire; on n'y trouvera que
trop d'exemples qui confirmeront la vťritť de ce que je dis ici.
ęLe choix d'un successeur au trŰne est une affaire de la derniŤre
importance; on ne doit pas la terminer lťgŤrement. Il faut avoir fait
bien des rťflexions, bien des dťlibťrations, avant que de fixer son
choix; il faut avoir prťvu tous les avantages et tous les
inconvťnients qui peuvent en rťsulter. Le meilleur, sans doute,
serait d'imiter la conduite d'_Yao_ et de _Chim_. Ces deux grands
princes ne choisirent point dans leur propre famille celui qui devait
gouverner aprŤs eux.Ľ
Ici l'empereur parcourt longuement l'histoire des dynasties qui l'ont
prťcťdť, et signale, dans toutes, les inconvťnients qu'il y a ŗ
dťsigner son successeur avant sa mort. Ces inconvťnients sont scrutťs
et mis en relief avec la sagacitť d'un historien consommť. Il reprend
ensuite en ces termes:
ęQuant ŗ moi, plus j'ai ťtudiť et compris l'histoire, plus je me suis
confirmť dans l'idťe de ne pas laisser connaÓtre, en mon vivant, le
choix que j'aurai fait de mon successeur. L'exemple et les leÁons de
mon pŤre me confirment dans cette rťsolution.
ęMon pŤre, dŤs la premiŤre annťe de son rŤgne, pensa ŗ me dťsigner
moi-mÍme pour son successeur. Il ťcrivit mon nom et ses intentions sur
un simple billet. Dans cette salle de l'intťrieur du palais, qui est
nommťe _salle des purifications_, il y a un tableau dont l'inscription
porte ces quatre caractŤres: _vťritable grandeur, brillante gloire_.
Ce fut derriŤre ce tableau qu'il mit ce billet ŗ l'insu de tout le
monde. Parvenu ŗ la huitiŤme lune de la treiziŤme annťe de son rŤgne,
mon pŤre mourut. Un peu avant sa mort il se fit apporter le tableau,
en retira le billet qu'il avait insťrť lui-mÍme dans l'ťpaisseur du
cadre, et, aprŤs en avoir fait lire le contenu, il expira. Quand ma
nomination fut divulguťe, tout l'empire applaudit ŗ son choix.
ęDŤs que je fus sur le trŰne, je me fis un devoir de suivre l'exemple
de mon pŤre. Comme lui je me choisis secrŤtement un successeur. L'aÓnť
des fils que j'avais eus de l'impťratrice me parut avoir toutes les
qualitťs naturelles et acquises qui sont nťcessaires pour bien rťgner.
Je fis tomber mon choix sur lui; j'ťcrivis son nom et mes intentions
sur un billet que je plaÁai derriŤre le mÍme tableau oý celui qui
contenait mon nom avait ťtť placť par mon pŤre. AprŤs quelques annťes,
je perdis ce cher fils. Je retirai alors le billet, et, en avertissant
les grands de ce que j'avais fait, je leur fis part aussi du titre
honorable dont je dťcorais la mťmoire de celui qui devait rťgner aprŤs
moi, en l'appelant _ami de l'ordre et trŤs-propre ŗ le faire observer,
fils du souverain et destinť ŗ lui succťder_. Le septiŤme de mes
enfants m‚les ťtait aussi fils de l'impťratrice; il ne vťcut que
quelques annťes. Je choisis, ŗ part moi, le plus ‚gť de mes autres
fils: il mourut encore; et, aprŤs lui, le cinquiŤme me paraissant
possťder toutes les qualitťs qu'on peut dťsirer dans un bon empereur,
je lui destinai l'empire. Une mort prťmaturťe l'a enlevť de ce monde
lorsqu'on avait le moins lieu de s'y attendre. Voilŗ donc quatre
princes hťrťditaires que j'aurais fait installer solennellement si je
m'ťtais conformť ŗ l'ancienne coutume.
ęQu'on ne croie pas cependant que je nťglige l'importante affaire de
la succession ŗ l'empire; je l'ai sans cesse prťsente ŗ l'esprit.
L'annťe trente-huitiŤme de _Kien-long_ (1773), lorsqu'au solstice
d'hiver j'allai pour offrir au Ciel le grand sacrifice d'usage, je me
fis accompagner de tous mes fils, afin qu'ils vissent de leurs propres
yeux tout ce qui se pratique dans cette auguste cťrťmonie. J'avais
ťcrit secrŤtement le nom de celui d'entre eux que j'avais intention de
faire mon successeur, et j'en avais averti les grands qui servent dans
le ministŤre, sans cependant leur faire connaÓtre le prince sur qui
j'avais fait tomber mon choix. En offrant le sacrifice, je priai le
Ciel que, si celui dont j'avais ťcrit le nom avait toutes les qualitťs
requises pour bien rťgner, il daign‚t le conserver et le protťger;
que si, au contraire, il n'ťtait pas digne du trŰne, faute d'avoir ces
qualitťs, d'abrťger le cours de sa vie, afin qu'il ne prťjudici‚t pas
ŗ l'empire et que je pusse moi-mÍme me nommer un successeur qui fŻt
vťritablement digne de rťgner. Ma priŤre n'avait pour objet que le
bien de l'empire, au prťjudice mÍme de l'affection paternelle. Le Ciel
suprÍme sait que ce que je dis ici est conforme ŗ la plus exacte
vťritť, et que, si je ne nomme pas publiquement un successeur, c'est
uniquement pour l'avantage particulier de mes enfants eux-mÍmes et
pour le bien gťnťral de tous mes sujets. J'en prends ŗ tťmoin le ciel,
la terre et mes ancÍtres. Si mes fils et leurs descendants s'en
tiennent ŗ cet usage, la dynastie ne saurait pťrir, parce qu'elle sera
favorisťe du Ciel, aux ordres duquel elle sera toujours soumise, et
qu'elle aura l'affection des hommes dont elle t‚chera de faire le
bonheur.
ęComme mes intentions ne sont pas connues de tout le monde, il peut se
faire qu'on m'en prÍte que je n'ai pas et que je suis trŤs-ťloignť
d'avoir. Peut-Ítre dit-on de moi que je me complais si fort dans
l'exercice de l'autoritť suprÍme que je craindrais, en me nommant
publiquement un successeur, d'en voir la diminution ou quelque
affaiblissement. Ce serait bien peu me connaÓtre que de penser ainsi
de moi. Depuis que je suis sur le trŰne, toutes les fois que je brŻle
des parfums en l'honneur du Ciel, je lui adresse cette priŤre: ęMon
aÔeul _Chen-Tfou_ a rťgnť soixante et un ans; je n'oserais m'ťgaler ŗ
lui. Je vous prie, Ű Ciel! de me protťger et de m'accorder, si vous le
voulez bien, de parvenir jusqu'ŗ l'annťe soixantiŤme de mon rŤgne.
J'aurai atteint la quatre-vingt-cinquiŤme de mon ‚ge; alors
j'abdiquerai l'empire, et je le cťderai ŗ celui que je destine ŗ Ítre
mon successeur, parce que je crois qu'il vous est agrťable. Alors
seulement je me dťchargerai du pesant fardeau du gouvernement.Ľ Voilŗ
ce que personne ne pouvait savoir, parce que c'est pour la premiŤre
fois que j'en parle et que je le publie.
ęQuoique j'aie dťjŗ poussť ma carriŤre jusqu'ŗ la soixante-huitiŤme
annťe de mon ‚ge, je me sens encore aussi fort et aussi robuste que je
l'ai jamais ťtť; je ne suis sujet ŗ aucune sorte d'infirmitť. Me
serait-il permis d'abandonner les peuples que le Ciel suprÍme m'a
chargť de gouverner ŗ sa place? Si, par amour du repos, ou par
quelque autre motif semblable, je me dťchargeais d'un fardeau que je
puis porter encore, je serais ingrat envers le Ciel et envers mes
ancÍtres. Depuis l'annťe courante (1778) jusqu'ŗ l'annťe _fin-mao_
(1795) il doit s'en ťcouler dix-sept encore, espace de temps bien
long, eu ťgard ŗ mon ‚ge. Quoique mes forces et la constitution
robuste de mon tempťrament semblent me mettre ŗ l'abri des infirmitťs,
je dois cependant Ítre trŤs-attentif; de jour en jour je dois Ítre
plus sur mes gardes pour pouvoir remplir dignement les desseins du
Ciel sur ma personne, lorsqu'il m'a confiť le gouvernement de cet
empire. Si, malgrť toutes mes intentions, lorsque je serai parvenu ŗ
l'‚ge de quatre-vingts ou mÍme de soixante-dix ans, je m'aperÁois que
mon esprit ou mes forces s'affaiblissent, de maniŤre ŗ ne pas me
permettre de gouverner avec les mÍmes soins que j'ai apportťs jusqu'ŗ
prťsent ŗ cette grande affaire, alors, me regardant comme incapable de
tenir sur la terre la place du Ciel, j'abdiquerai l'empire.
ęParmi les souverains qui l'ont gouvernť, il s'en trouve plusieurs qui
ont rťgnť quarante et cinquante ans; il s'en trouve quelques-uns qui
ont abdiquť. Il y a plus de quarante ans que je suis sur le trŰne;
n'en est-ce pas assez, et faut-il que j'attende de l'avoir occupť
soixante ans pour le cťder? C'en serait bien assez, sans doute, si je
n'avais ťgard qu'ŗ ma propre personne. Un empereur de la dynastie des
_Tang_ rťpondit ŗ son ministre, qui l'exhortait ŗ se dťmettre de
l'empire: ęVous voulez donc que je devienne un homme inutile sur la
terre?Ľ Il n'en fut pas ainsi de _Jen_; il abdiqua l'empire, et ŗ
peine l'eut-il abdiquť qu'il tomba dans la mťlancolie la plus
profonde. Son successeur abdiqua comme lui l'empire, et, comme lui
encore, il porta la tristesse jusqu'au tombeau et pleura le reste de
ses jours. Je mťprise de pareils empereurs; ainsi je me garderai bien
de les imiter.
ęDe tous les traits de l'histoire que j'ai insťrťs dans mes ouvrages,
il n'en est aucun que je n'aie lu moi-mÍme et que je n'aie ťcrit de ma
propre main. ņ l'occasion de l'abdication de ces deux empereurs j'ai
mis une note: _Empereurs faibles, qui ont prouvť par leur conduite
qu'ils ťtaient indignes de rťgner._ Plein de mťpris pour de tels
souverains, pourrait-il me tomber en pensťe de marcher sur leurs
traces? Leur abdication et le regret amer qu'ils tťmoignŤrent aprŤs
avoir abdiquť sont une preuve sans rťplique qu'ils redoutaient, dans
l'autoritť suprÍme, ce qu'elle a de laborieux, de pťnible et de
rebutant, quand on veut l'exercer avec gloire, et qu'ils ne voulaient
que jouir des prťtendus avantages qu'elle prťsente, quand on a en vue
une vaine prťťminence sur les autres et la facilitť malheureuse de
pouvoir se livrer ŗ tous ses penchants.
ęPour moi, qui cherche ŗ ne rien oublier pour remplir tous les devoirs
qui me sont imposťs, je sais que dans l'exercice de la dignitť suprÍme
il se rencontre chaque jour quelques milliers d'articles
trŤs-difficiles ŗ dťbrouiller. Tout ce qui a rapport ŗ ceux sur
lesquels je me dťcharge du dťtail du gouvernement, tout ce qui
concerne les mandarins qui ont une inspection immťdiate sur le peuple,
toutes les affaires de l'empire, grandes ou petites, tout cela m'est
rapportť, parce que je veux Ítre instruit de tout, parce que je veux
tout terminer par moi-mÍme. Quel travail immense! Je m'y livre
cependant sans rel‚che, parce qu'il est de mon devoir de le faire. Si
je donnais ŗ mes mandarins une autoritť absolue pour pouvoir terminer
les affaires, plusieurs d'entre eux ne manqueraient pas d'en abuser,
et tout l'odieux retomberait sur moi. Je puis assurer qu'il n'est
aucun moment oý il me soit permis de jouir d'un tranquille repos.
ęMon empire est trŤs-vaste et le nombre de mes sujets est immense; je
veux cependant qu'on m'informe exactement de tout ce qui concerne mon
peuple. Les inondations, les sťcheresses et les diffťrentes calamitťs
publiques m'affectent beaucoup plus qu'elles n'affectent aucun de mes
sujets. Chaque particulier ne sent que ses propres peines; je sens,
moi seul, toutes les peines rťunies de chaque particulier. On sait que
je ne m'en tiens point ŗ une compassion stťrile envers ceux qui ont eu
ŗ souffrir; je m'empresse ŗ leur procurer du soulagement aussitŰt que
je suis instruit de leurs besoins, et, comme je crains que les
mandarins ne m'en informent pas d'eux-mÍmes, je m'en informe moi-mÍme
auprŤs d'eux.
ęToutes mes actions ont leur temps dťterminť. Je me couche, je me
lŤve, je m'habille, je prends mes repas ŗ des heures fixes. Tout est
gÍne, tout est contrainte; et en cela je suis de pire condition que le
moindre de mes sujets. Je sens tout le poids du fardeau que je porte,
mais je continuerai de le porter autant de temps que les forces me le
permettront. Quand mes infirmitťs me feront sentir que je ne puis plus
me livrer ŗ un travail assidu ni vaquer aux affaires comme auparavant,
alors je remettrai avec joie les rÍnes de l'empire en d'autres mains,
et j'aurai la douce satisfaction d'avoir fait, jusqu'ŗ la fin, tout ce
qu'il a ťtť en mon pouvoir de faire. Je serai parvenu au terme de ma
vie, oý je pourrai jouir sans remords d'un peu de tranquillitť et oý
je pourrai connaÓtre la vťritable joie; car jusqu'ŗ prťsent je n'ai
connu que le travail, la gÍne, les inquiťtudes et les soucis.
ęQu'on ne croie pas que ce que je viens de dire soit en vue de me
faire valoir. Je n'ai rien dit qui ne soit ŗ la portťe de tout le
monde et que tout le monde ne puisse comprendre avec la plus lťgŤre
attention. Il y a longtemps que je voulais faire part ŗ mon peuple de
tout ce dont je viens de l'entretenir; j'attendais, pour le faire, que
l'occasion se prťsent‚t; elle s'est enfin prťsentťe, et j'en ai
profitť.
ęLorsque je serai parvenu ŗ une extrÍme vieillesse, je me dťchargerai
du poids du gouvernement, et je m'expliquerai alors plus clairement
encore que je ne le fais aujourd'hui. On connaÓtra mes intentions et
on les jugera. J'ai fait cet ťcrit ŗ l'occasion de l'insolente requÍte
qui m'a ťtť prťsentťe par le lettrť de _Mouk-den_. Outre les
absurditťs rťpandues dans cette requÍte, il se trouve un reproche des
plus atroces et des plus mal fondťs. Il ose accuser notre dynastie
d'avoir usurpť l'empire. Son crime est des plus ťnormes et d'une
consťquence extrÍme dans un …tat. Il peut se faire que, parmi les
lettrťs, mandarins et autres qui sont rťpandus dans ce vaste empire,
il y en ait qui pensent comme cet insensť et que la crainte seule
empÍche de s'exprimer comme lui. Ce que je sais, ŗ n'en point douter,
c'est qu'il y en a grand nombre qui pensent comme lui sur l'article de
la nomination d'un successeur au trŰne. J'espŤre qu'aprŤs avoir lu cet
ťcrit, que pour cette raison je veux rendre public, ils changeront
d'avis et approuveront ma conduite.Ľ
XI
Ce mÍme empereur se justifie, dans un second ťcrit, de ne pas nommer
une impťratrice, comme c'ťtait l'usage parmi ses prťdťcesseurs; il en
donne des motifs qui attestent la bontť de son coeur et les scrupules
de sa conscience. On sait que la lťgislation civile de la Chine,
semblable en cela ŗ celle des patriarches et de toute l'Asie, tout en
consacrant l'unitť du gouvernement domestique dans une seule ťpouse,
admet les ťpouses de second rang.
ęAprŤs la mort de ma premiŤre ťpouse, dit dans cet ťcrit l'empereur,
je crus qu'il ťtait juste et convenable d'ťlever _Na-la-che_, femme du
second rang, qui m'avait ťtť donnťe par mon pŤre lorsque je n'ťtais
encore que simple particulier, au rang de premiŤre ťpouse et
d'impťratrice; je ne voulus rien faire cependant sans consulter
l'impťratrice ma mŤre. Elle m'ordonna de ne pas me presser et de
donner seulement d'abord un titre d'honneur ŗ _Na-la-che_; ce que je
fis. AprŤs trois annťes, satisfait de la conduite de _Na-la-che_, je
l'ťlevai au sublime rang et je la dťclarai solennellement impťratrice.
Quand elle eut reÁu cette gr‚ce, au lieu de redoubler d'attentions et
de ne rien oublier pour me persuader de plus en plus qu'elle en ťtait
digne, elle n'eut plus que de l'orgueil. Ses mauvais procťdťs allaient
chaque jour en empirant. Quelque mťcontentement que j'en eusse, rien
ne transpirait au dehors, et je continuais ŗ me conduire ŗ son ťgard
comme je l'avais toujours fait. Elle mit le comble ŗ ses impertinences
en se coupant elle-mÍme les cheveux. Par lŗ elle me fit la plus grande
insulte qu'une femme puisse faire ŗ son mari et une sujette ŗ son
souverain (les femmes tartares ne se coupent les cheveux qu'ŗ la mort
du mari, du pŤre ou de la mŤre). C'est comme si elle avait renoncť ŗ
la dignitť dont je l'avais honorťe, et mÍme ŗ ma personne, quoique je
fusse son ťpoux. Son crime mťritait qu'au moins je la dťgradasse
publiquement, si je ne la faisais pas mourir. Je la laissai vivre, et
je ne la dťgradai point; j'empÍchai seulement, aprŤs sa mort, qu'on ne
lui rendÓt les honneurs qu'on a coutume de rendre aux impťratrices,
sans cependant rendre compte au public des raisons que j'avais pour
cela, ne voulant pas la dťshonorer ŗ la face de tout l'empire. On a dŻ
reconnaÓtre dans cette affaire que la justice et l'humanitť m'ont
dictť seules la conduite que j'ai tenue. Je n'avais ťlevť _Na-la-che_
au rang d'impťratrice que parce que ce rang lui ťtait dŻ
prťfťrablement ŗ mes autres femmes; ce n'est pas qu'elle fŻt plus
belle ou que je l'aimasse plus que les autres. AprŤs son ťlťvation,
elle mit au jour tous ses dťfauts et se rendit coupable de quantitť de
fautes. Dans la crainte qu'il n'en arriv‚t de mÍme ŗ toute autre, si
je l'ťlevais au mÍme rang, je n'en ai ťlevť aucune. Non-seulement il
n'y a rien en cela de rťprťhensible, mais il n'y a rien qui ne mťrite
des ťloges, parce que je me suis conformť, au-dessus de moi, aux
intentions du Ciel et de mes ancÍtres, et qu'au-dessous de moi j'ai
cherchť l'avantage de mes sujets. Je ne doute pas que la postťritť ne
m'approuve et ne me loue de tout ce que j'ai fait dans cette occasion.
Cependant le lettrť rebelle a osť me proposer _de me reconnaÓtre
coupable aux yeux de tout l'empire, et de nommer publiquement une
autre impťratrice, en rťparation de ma faute et pour l'entiŤre
satisfaction de mes sujets_.
ęJe suis dans la soixante-huitiŤme annťe de mon ‚ge; est-ce ŗ cet ‚ge
que je dois me donner une ťpouse? Me donnerais-je le ridicule de
demander une des filles du prince _mantchou_, pour la placer ŗ cŰtť de
moi ŗ la tÍte de l'empire? Ce que dit ŗ ce sujet le lettrť porte avec
soi sa rťfutation, ne mťrite aucune rťponse et n'est digne que de
mťpris.
ęJe dois, dit le rebelle, ťcouter les reprťsentations et y avoir
ťgard. Depuis que je suis sur le trŰne, il ne m'est jamais arrivť
d'empÍcher qu'on ne me fÓt des reprťsentations; j'ai reÁu avec bontť
et mÍme avec plaisir celles surtout qui avaient pour objet l'avantage
de mes sujets et la gloire de l'empire; je n'ai jamais manquť, aprŤs
les avoir reÁues, de les renvoyer aux grands tribunaux, pour qu'ils
eussent ŗ dťlibťrer sur l'usage que j'en devais faire. Quand les
tribunaux ont jugť que je devais avoir ťgard ŗ ce qu'on me
reprťsentait, j'y ai eu ťgard; je n'ai jamais rejetť que les
reprťsentations qu'ils ont jugť que je devais rejeter. Pas mÍme une
seule fois il ne m'est arrivť d'empÍcher qu'on ne me reprťsent‚t ce
qu'on croyait devoir me reprťsenter. Lorsqu'on m'a reprťsentť les
inondations, les sťcheresses et autres calamitťs qui affligeaient
quelques provinces, je me suis h‚tť d'envoyer sur les lieux des grands
ou des mandarins pour examiner l'ťtat des choses et m'en instruire
dans le dťtail, ne voulant rien ignorer de tout ce qui peut intťresser
mon peuple, et j'ai toujours donnť les ordres les plus prťcis aux
_tsong-tou_, vice-rois et autres grands officiers des provinces, de
veiller exactement et d'Ítre attentifs ŗ ce qu'il ne souffrÓt aucun
dommage, ŗ le soulager quand il en a souffert et ŗ lui procurer tout
le soulagement qui dťpendait d'eux. Quand on m'a fait savoir que la
misŤre ťtait dans quelque endroit, j'ai fait ouvrir mes greniers, et
j'ai fait tenir du secours ŗ ceux qui en avaient besoin. En un mot, il
n'est aucun article concernant le peuple dont je n'aie voulu Ítre
instruit, et, quand on m'a instruit de ses besoins, je n'ai jamais
manquť d'y pourvoir.Ľ
C'est le mÍme empereur qui fÓt recueillir et rassembler, en une seule
collection officielle, les cent soixante mille volumes composant
l'Encyclopťdie chinoise, car l'Encyclopťdie elle-mÍme est un exemple
de la Chine ŗ l'Europe. Seulement l'Encyclopťdie chinoise fut
recueillie et rťdigťe sous les yeux et par les soins du gouvernement,
pendant une pťriode de quinze ans, et confiťe aux premiers lettrťs et
savants de l'empire. L'empereur ne nťgligeait pas d'en revoir les
pages et d'en corriger les moindres fautes d'impression. C'est le plus
vaste monument littťraire connu.
L'ouvrage destinť ŗ faciliter au peuple tout entier la connaissance de
la religion, des lois, des motifs des lois, de la politique, des
sciences, des arts, des mťtiers, de l'agriculture, du commerce, de
l'industrie, est divisť en quatre cent cinquante livres. Les onze
premiers ne traitent que de la haute astronomie, le firmament, les
astres, les phťnomŤnes cťlestes; puis viennent les livres qui concernent
la division de l'annťe en mois, jours, saisons; puis ce qui concerne la
terre et le sol, puis ce qui concerne les eaux, leur rťgime, leur
application. Seize livres ensuite traitent de politique, du gouvernement
des hommes en sociťtť, de l'empereur considťrť comme premier pŤre de la
famille, selon la doctrine de Confucius et des livres sacrťs. Les quatre
livres suivants roulent sur l'impťratrice et sur la famille impťriale.
Depuis le soixante et uniŤme livre jusqu'au cent soixante-dix-septiŤme
inclusivement, on parle en dťtail de tous les officiers publics,
mandarins, dignitaires et magistrats, de toutes les dynasties et de tous
les ordres, soit ŗ la cour, soit dans les provinces, soit auprŤs de
l'empereur, soit dans les tribunaux, soit pour les affaires politiques,
civiles, judiciaires, ťconomiques, criminelles, religieuses et
littťraires, soit pour la guerre. Les trente-deux livres suivants sont
comme le tableau et le prťcis philosophique des lois fondamentales de
l'…tat, des principes invariables du gouvernement et des rŤgles
gťnťrales de l'administration et de la justice. ę‘ ciel! s'ťcrie ici le
savant traducteur, que les Montesquieu, les Burlamaqui, les Grotius
baissent et se rapetissent quand on les compare ŗ ce qui y est dit sur
le prince du sang et les princes titrťs, les hommes publics et les
simples citoyens; jusqu'oý les grands doivent Ítre soumis ŗ l'empereur;
sur ces ministres et ces magistrats qui doivent s'exposer ŗ tout pour ne
pas tromper sa confiance; sur le choix des dťpositaires de l'autoritť,
la maniŤre de les gouverner, de les veiller, de les ťlever ou abaisser,
rťcompenser ou punir; sur tout ce qui concerne les fortunes des
particuliers, la division des terres, les impŰts, les diffťrentes
rťcompenses des talents, des services, des vertus, et le juste ch‚timent
de toute espŤce de dťsordre, crime et dťlit!Ľ
Depuis le cent cinquante-quatriŤme livre jusqu'au cent
quatre-vingt-quatriŤme, il n'est question que des rites. Tout ce qu'il
nous convient d'en dire ici, c'est que ce qu'on y trouve dissiperait
bien des prťjugťs en Occident sur la Chine, montrerait l'importance de
bien des choses qui n'y sont pas assez prisťes, et y ferait sentir
que la sociťtť politique et civile gagne beaucoup ŗ tout ce qui fixe
tous les devoirs rťciproques et oblige tout le monde ŗ des attentions,
prťvenances et honnÍtetťs continuelles. Les huit livres suivants
traitent de la musique, et par concomitance de tous les instruments
anciens et modernes, de la danse et du thť‚tre. Les quatorze livres
suivants roulent sur les _King_, les annales et toutes les parties de
notre littťrature, trop peu connue en Europe pour pouvoir en parler.
Depuis le deux cent sixiŤme livre jusqu'au deux cent vingt-neuviŤme,
il ne s'agit que de la guerre et de tout ce qui y a rapport. Dans les
douze livres suivants il est parlť de tous les peuples et nations avec
lesquels la Chine a eu des rapports depuis plus de deux mille ans.
Nous le disons hardiment; si on pouvait montrer sur les cartes
d'aujourd'hui le pays de chacun et ses limites, les savants et les
antiquaires d'Europe se mettraient ŗ genoux pour avoir ce morceau, qui
manque totalement ŗ l'Europe et est en effet trŤs-piquant et
trŤs-curieux. Depuis le deux cent quarante-deuxiŤme livre jusqu'au
trois cent seiziŤme, il n'est question que de l'homme, mais il y est
envisagť sous toutes les faces, rapports et points de vue
imaginables; soit pris solitairement et par rapport ŗ sa constitution
corporelle; soit envisagť dans sa famille, dans la sociťtť et dans
l'…tat; soit surtout comme capable d'acquťrir des connaissances, de
cultiver toutes les vertus, ou de donner dans des vices et des
dťsordres qui le dťgradent et font son malheur. La mťtaphysique et la
morale chinoise y parlent continuellement un langage dont les
prťdicateurs d'Europe, dit le missionnaire lui-mÍme, ne dťsavoueraient
pas la perfection. Les arts viennent ensuite: l'histoire, l'art de la
porcelaine y tient une grande place; l'histoire naturelle y a ses
Pline et ses Buffon. Les dessins d'animaux et de plantes y donnent aux
yeux l'image que le texte donne ŗ l'esprit. On ne soupÁonne rien de
cela en Occident, dit le commentateur franÁais de cette Encyclopťdie.
Dans les cinquante-sept livres suivants, il y en a deux sur les
diffťrentes espŤces de blťs et de grains, deux sur les plantes
mťdicinales les plus usuelles et les plus communes, un sur les
herbages de cuisine, six sur les arbres ŗ fruits, trois sur les fleurs
de parterre et de jardin, quatre sur les plantes les plus communes
dans les campagnes, six sur les diffťrents arbres de toutes les
provinces de l'empire (nous doutons qu'on en connaisse une cinquiŤme
partie en Europe), onze sur les oiseaux, huit sur les animaux soit
domestiques, soit sauvages, huit sur les amphibies, les coquillages et
les poissons, et six enfin sur les insectes. Quant ŗ la maniŤre dont
chaque article est traitť, il est inutile d'avertir que les plus
importants et les plus nťcessaires sont traitťs plus au long; mais la
rŤgle gťnťrale, c'est de diviser chacun en cinq, six, sept et mÍme
huit chapitres ou sections. Comme cette Encyclopťdie n'est qu'une pure
compilation, dans les premiers chapitres on cite les textes originaux
des auteurs selon leur rang d'autoritť, c'est-ŗ-dire qu'on cite
d'abord les _King_, grands et petits; puis les livres de l'ancienne
ťcole de _Confucius_ et des ťcrivains d'avant l'incendie des livres.
Les annales et les ouvrages des lettrťs de toutes les dynasties,
depuis les _Han_, viennent au second rang. AprŤs ces premiers
chapitres viennent ceux des mots, c'est-ŗ-dire des phrases de quelques
mots qui font proverbe, sentence, etc., qu'on cite ou auxquels on fait
sans cesse allusion dans les ouvrages de littťrature, soit en prose ou
en vers, et on donne l'explication de chacune en citant l'anecdote, le
discours, la circonstance oý elle a ťtť dite, ŗ peu prŤs comme si
l'on racontait comment et ŗ quelle occasion Cťsar dit son _Veni, vidi,
vici_, ou bien le _Tu quoque, mi Brute_! Dans les derniers chapitres,
quelquefois ce sont des piŤces de vers entiŤres des plus cťlŤbres
poŽtes, quelquefois des vers de toutes les mesures et de tous les
styles, mais remarquables ou par les choses, ou par les pensťes, ou
par le choix et le brillant des expressions. Les savants qui ont
composť cette Encyclopťdie littťraire n'ont aucun systŤme et ne
tiennent ŗ aucune opinion. Si la doctrine des _King_ et de l'antiquitť
y brille, c'est par sa propre lumiŤre. On laisse au lecteur le soin
d'en sentir la vťritť, la beautť et la supťrioritť sur celle des
autres livres qu'on cite, lors mÍme qu'ils la contredisent. L'unique
attention qu'on ait eue, c'est de ne pas mettre un mot contre la
pudeur.
XII
Tel est l'aperÁu de cette littťrature politique et morale prodigieuse
qui a fait la Chine et qui la rťsume. Ce rťsumť encyclopťdique est
lui-mÍme le rťsumť de deux cent mille volumes qui se multiplient tous
les jours sur toutes les connaissances humaines, et cela dans une
langue triple, tellement riche en mots et tellement parfaite en
construction logique qu'elle est ŗ elle seule une science dťpassant
presque la portťe d'une vie d'ťtude.
Une seule chose manque ŗ cette civilisation par les lettres: l'art de
la guerre. On le conÁoit: la guerre, en elle-mÍme, est une barbarie;
les philosophes et les lettrťs chinois la rťprouvent; ils la
considŤrent comme un exercice criminel de la force brutale qui ne
prouve rien et qui dťtruit tout. Semblables ŗ nos _quakers_ europťens
ou amťricains, ils se sont dťsarmťs eux-mÍmes sans rťflťchir que, si
la guerre offensive ťtait un crime, la guerre dťfensive, qui prťserve
la famille, la patrie, la civilisation elle-mÍme, ťtait la plus
ťnergique des vertus d'un peuple. Aussi ont-ils tout ce qui rend la
patrie prospŤre au dedans et rien de ce qui la protťge au dehors.
C'est par lŗ qu'ils pťrissent et qu'ils seront bientŰt ŗ la merci de
l'Europe armťe qui fait violence ŗ leur empire. Nous ne sommes pas du
nombre de ceux qui dťsirent que l'Europe armťe fasse invasion dans
cette ruche de quatre cents millions d'hommes; quoi qu'en dise notre
orgueil europťen, cette invasion amŤnerait la plus grande destruction
de traditions, d'antiquitťs, d'institutions, de lťgislation,
d'administration, de sagesse, de langue, de livres, de moeurs, de
travail industriel dans la Chine, cette fourmi du monde, dont jamais
le globe ait ťtť tťmoin! Et cela pourquoi? Qu'avons-nous ŗ leur porter
en ťchange, que de l'opium et que la mort? Nous avons reÁu d'eux, en
science, en arts, en industrie, la soie, la porcelaine, la poudre ŗ
canon, le gaz, l'imprimerie, le papier, les couleurs, la boussole,
importations rťcentes en Europe, sans date en Chine. Nous leur
reporterions en instruments de ruine ce que nous en avons reÁu en
instruments de civilisation et de progrŤs. Respectons cette
agglomťration d'hommes innombrables, laborieux, et relativement sages,
que les siŤcles eux-mÍmes ont respectťe. Le nombre ne prouve rien,
dit-on; on se trompe: trois ou quatre cents millions d'hommes vivant,
multipliant, pensant, travaillant au moins depuis vingt-cinq siŤcles
sur le mÍme point du globe, attestent, dans la pensťe et dans les
lois qui les maintiennent en sociťtť, un ordre que nous ne connaissons
pas en Europe, et que l'Amťrique seule pourra peut-Ítre prťsenter un
jour ŗ nos descendants, si le principe de la libertť rťpublicaine est
aussi civilisateur et aussi conservateur dans l'avenir que le principe
de l'autoritť paternelle. Ce principe moderne de la libertť
rťpublicaine, oý chacun est le gardien de son droit par le respect
spontanť du droit d'autrui, paraÓt le chef-d'oeuvre de la civilisation
future au delŗ de l'Atlantique. L'Amťrique alors serait destinťe ŗ
faire le contre-poids de la Chine; les deux hťmisphŤres auraient deux
principes en contraste, et non en hostilitť, dans l'univers: la
paternitť en Chine, la libertť en Amťrique; ici le fils, lŗ le
citoyen; principes tous deux fťconds en moralitť, en devoirs et en
prospťritť pour les diffťrentes races humaines.
Quant ŗ nous, Europťens, qu'avons-nous ŗ reprťsenter que
l'inconstance, les versatilitťs, les courtes grandeurs, les chutes
profondes, les progrŤs rapides, les dťcadences soudaines, les
pťripťties ťternelles de principes contraires et de mouvements sans
repos? Nous sommes grands et ils sont sages; nous jouons le drame
hťroÔque, intťressant, instructif, quelquefois lamentable, sur la
scŤne des siŤcles; nous emportons les applaudissements de la
postťritť, mais nous disparaissons, et ils demeurent. Le gťnie est
plus jeune chez nous, la sagesse est plus vieille chez eux: sachons
nous connaÓtre.
Je n'ai pas parlť encore ici de la littťrature purement littťraire de
la Chine; je n'ai parlť que de sa littťrature morale et politique:
pourquoi? J'y reviendrai, mais je vais vous le dire en deux mots:
c'est que, ŗ l'exception de leur histoire, la littťrature de la Chine
est pauvre et mťdiocre; ils n'ont que de la raison et peu
d'imagination. Ils n'ont point de poŽme ťpique! Qu'est-ce qu'un peuple
qui n'a point de poŽme ťpique au seuil de sa littťrature et de son
histoire? C'est un paysage qui n'a point de ciel; c'est un temple qui
n'a point de mystŤres; c'est un jour qui n'a point de songes dans sa
nuit! Les Indes ont deux poŽmes ťpiques dans le _R‚mayana_ et le
_Mah‚bh‚rata_; la GrŤce en a deux dans l'_Iliade_ et l'_Odyssťe_; les
Hťbreux en ont cent dans la Bible; la Perse en a un dans le
_Scha-nameh_; l'Arabie a son _Koran_; Rome a son ťpopťe dans
l'_…nťide_; l'Italie moderne a trois grands poŽmes dans ceux du
Dante, du Tasse et de l'Arioste; l'Allemagne en a un dans les
_Niebelungen_; l'Espagne en a un dans le _Romancero_ du Cid; le
Portugal en a un dans l'oeuvre du CamoŽns; l'Angleterre dans celle de
Milton. La Chine et la France n'en ont pas encore! Est-ce la faute du
gťnie, est-ce la faute du temps? Ce n'est peut-Ítre pas une
infťrioritť, mais c'est un malheur. La France le compense par mille
chefs-d'oeuvre d'imagination et de raison; son gťnie a plutŰt les
formes du drame, parce que ce gťnie est surtout en action.
LAMARTINE.
XXXVIe ENTRETIEN.
LA LITT…RATURE DES SENS.
LA PEINTURE.
L…OPOLD ROBERT.
(1re PARTIE.)
I
Vous vous ťtonnerez peut-Ítre de voir comprendre la peinture dans la
littťrature, comme vous vous Ítes ťtonnťs au premier moment d'y voir
comprendre la musique, Mozart et son chef-d'oeuvre, l'opťra de _Don
Juan_. Vous reviendrez de votre ťtonnement quand je vous aurai parlť
de la peinture comme vous en Ítes revenus quand je vous ai parlť de la
musique. Est-ce que tous les arts ne sont pas des expressions du
sentiment ou de la pensťe de l'homme? Est-ce que tous les arts ne sont
pas des moyens de communiquer cette pensťe ou ce sentiment d'un homme
aux autres hommes? Est-ce que tous les arts ne sont pas des langues?
Est-ce que les sons, les formes, les couleurs, les notes, la lyre, le
ciseau, le pinceau, la toile, le marbre ne sont pas les lettres ŗ
l'aide desquelles le musicien, le peintre, le sculpteur, l'architecte
ťcrivent ces langues parfaitement intelligibles de la musique, de la
peinture, de la sculpture, de l'architecture? Est-ce que Mozart ou
Rossini ne vous chantent pas les drames de votre ‚me? Est-ce que
Titien, RaphaŽl ou Rubens ne vous peignent pas des sentiments ou des
idťes? Est-ce que Phidias ou Michel-Ange ne vous sculptent pas des
images ťternelles qui restent debout dans votre imagination comme sur
leur piťdestal? Est-ce que les architectes du Parthťnon ŗ AthŤnes, de
Saint-Pierre de Rome, sur les bords du Tibre, de la cathťdrale de
Cordoue ou de Cologne, du Panthťon ŗ Paris, ne vous construisent pas
des pensťes en pierre, en marbre ou en porphyre, aussi ťloquentes que
des pensťes de Platon, de Cicťron, de Bossuet, de Mirabeau? Est-ce que
Mozart n'est pas poŽte? Est-ce que RaphaŽl n'est pas ťvangťlique?
Est-ce que Michel-Ange n'est pas orateur? Est-ce que Poussin n'est pas
un philosophe? Est-ce que Murillo ou Vťlasquez ne sont pas
thťologiens? Est-ce que Phidias n'est pas sur les Propylťes le plus
sublime des historiens et le plus majestueux des prÍtres antiques?
Enfin est-ce que vous n'avez pas, dans tous ces artistes de l'oreille,
de l'oeil ou de la main, des ťcrivains en langue non alphabťtique,
mais des ťcrivains parfaitement analogues aux ťcrivains ou aux
orateurs qui ťcrivent en lettres de l'alphabet ou qui parlent en
paroles retentissantes? Est-ce que ces ťcrivains sans lettres ne vous
reprťsentent pas, dans leurs gťnies divers, dans leurs oeuvres
diffťrentes, dans leurs maniŤres distinctes, tous les genres, toutes
les oeuvres, toutes les maniŤres de la littťrature ťcrite? Est-ce que,
depuis le psaume jusqu'ŗ la chanson, depuis l'ťpopťe jusqu'ŗ
l'ťpigramme, depuis l'ode jusqu'ŗ l'ťlťgie, depuis la tragťdie jusqu'ŗ
la comťdie, depuis le discours politique jusqu'ŗ l'entretien familier,
chacun de ces artistes de la main n'a pas son parallŤle dans un des
grands artistes de l'esprit, auquel on le compare involontairement dŤs
qu'on le nomme? En ne parlant aujourd'hui que des peintres, par
exemple, est-ce que, quand vous parcourez de l'oeil la voŻte
vertigineuse du Vatican, oý Buonarotti a rÍvť le jugement dernier,
vous ne songez pas ŗ MoÔse? Est-ce qu'en voyant se dťrouler page ŗ
page, sur les mÍmes murailles, les fresques de RaphaŽl, vous ne vous
sentez pas enveloppť de l'atmosphŤre tendre, ťpique ou bucolique de
Virgile? Est-ce que Lťonard de Vinci ne vous rappelle pas Platon?
Titien, Sophocle? Est-ce qu'il n'y a pas du DťmosthŤnes dans
Michel-Ange? du Cicťron dans Rubens? du Tibulle dans Prudhon? Est-ce
que les belles marines ou les grasses bergeries flamandes ne vous
reportent pas aux ťlťgies de Thťocrite, le poŽte maritime et pastoral
de Sicile? Est-ce que Tťniers lui-mÍme, dans ses grotesques pochades
de tabagies, ne vous fait pas penser aux caricatures du comique grec
Aristophane? Cela n'est pas douteux: un homme rappelle l'autre; un art
traduit l'autre; la pensťe passe par le marbre, par le dessin, par la
couleur, par le son, au lieu de passer par la plume; mais c'est
toujours la pensťe, c'est toujours la littťrature.
II
ņ ce sujet, un mot de mťtaphysique: je ne m'en permets pas souvent.
Voltaire appelait la mťtaphysique le roman de l'esprit; Voltaire avait
raison. La mťtaphysique est le plus creux des romans quand on veut lui
faire b‚tir des systŤmes surnaturels; mais, quand on se borne ŗ lui
demander l'explication naturelle et rationnelle des faits dont nous
sommes entourťs et que notre lťgŤretť nous empÍche d'approfondir, la
mťtaphysique n'est plus le roman du coeur ou de l'esprit, elle est la
sibylle infaillible de la raison; elle vous dit le mot de tout; elle a
la clef de tout; elle ne vous mŤne pas bien loin, parce que, au delŗ
d'un certain nombre de pas dans l'inconnu, tout est mystŤre; mais, ce
petit nombre de pas dans l'inconnu, elle vous les fait faire avec
sŻretť, et, quand elle n'y voit plus clair, elle s'arrÍte et elle vous
dit: _Je ne sais pas._ Voilŗ ma mťtaphysique, ŗ moi, et c'est la seule
que je me permette d'introduire rarement entre vous et moi pour
ťclaircir le sujet. Je lui demande donc aujourd'hui son mot sur la
peinture.
III
Qu'est-ce que l'‚me? Je vais vous rťpondre, non pas en thťologien,
mais en enfant, car l'enfant en sait autant que le thťologien sur ce
que personne ne peut savoir.
L'‚me n'est perceptible que par la conscience qu'elle a d'exister;
elle ne perÁoit les impressions du monde extťrieur que par ses sens,
impressions qu'elle communique ŗ son tour au monde extťrieur par
l'intermťdiaire de ces mÍmes organes appelťs sens. Un philosophe a
dit: _Je pense, donc je suis_; un autre philosophe pourrait dire de
l'‚me avec la mÍme justesse: _Je suis, donc je pense_; car Ítre, pour
l'‚me, c'est penser ou sentir.
L'‚me est donc en nous un JE NE SAIS QUOI QUI PENSE ET QUI SENT; elle
est de plus douťe par le Crťateur de la facultť de percevoir et de
communiquer ŗ d'autres ‚mes analogues elle-mÍme des sensations et des
pensťes.
C'est cette facultť de percevoir et de communiquer par ses sens des
sensations et des idťes qui fait de l'‚me un Ítre sociable; sans cela
elle serait seule comme Dieu, se suffisant ŗ lui-mÍme dans son infini:
LE GRAND SOLITAIRE DES MONDES, selon l'expression d'un ancien.
Mais l'‚me, toute divine qu'elle soit, n'ťtant pas DIEU et ne pouvant
pas, comme DIEU, tirer d'elle-mÍme son Ítre et sa substance, se
nourrit du monde extťrieur et nourrit ŗ son tour le monde extťrieur
d'elle-mÍme. Elle subit et elle exerce une pression ou impression
universelle de toutes les choses et sur toutes les choses avec
lesquelles elle est en communication par ses organes matťriels,
distincts, mais immergťs dans l'ocťan des Ítres appelťs intellectuels.
L'‚me est semblable, si vous voulez, ŗ ces molťcules de l'air ou de
l'eau qui ont chacune une configuration propre et isolťe, mais qui
font partie cependant de l'ťlťment eau ou de l'ťlťment air, qui
exercent chacune leur pression relative sur l'ťlťment tout entier, et
qui subissent ŗ leur tour la pression de chaque vague de la mer ou de
chaque mouvement de l'ťther. Telle est l'‚me, si je me fais bien
comprendre.
IV
Les organes passifs et actifs de cette pression mutuelle de l'‚me sur
le monde visible et du monde visible sur l'‚me de chacun de nous sont
nos sens. Ces sens sont les liens des deux mondes: le monde
intellectuel et le monde matťriel. Semblables ŗ des interprŤtes que
nous employons dans les pays ťtrangers pour communiquer avec les
hommes et les choses du pays, ils nous traduisent la matiŤre en idťe
et l'idťe en matiŤre. Voilŗ la fonction des sens.
Dieu, dans son ťconomie divine et pour des desseins que nous ne savons
pas, n'a donnť qu'un petit nombre de ces sens ŗ l'‚me pour la mettre
en rapport de jouissance ou de souffrance avec le monde matťriel.
L'‚me pourrait en avoir des milliers, et sans doute elle en aura un
jour un nombre infini. C'est un ťdifice obscur ou ŗ demi-jour dans
lequel l'architecte n'a percť que cinq fenÍtres, mais oý la lumiŤre
entrera ŗ torrents quand les murailles tomberont sous la main divine
de la mort.
En attendant, plus nos sens bornťs ŗ ce petit nombre communiquent
d'impressions du monde extťrieur ŗ l'‚me, plus l'‚me est ‚me,
c'est-ŗ-dire plus elle perÁoit, plus elle exerce de pression du monde
extťrieur sur elle-mÍme et d'elle-mÍme sur le monde extťrieur. Sa
puissance s'accroÓt de tout ce qu'elle perÁoit et de tout ce qui se
produit d'idťes ou de sentiments en elle par ces perceptions.
Indťpendamment de toutes ces impressions spontanťes que la nature,
sans l'assistance d'aucun ART, produit sur l'‚me, les ARTS,
c'est-ŗ-dire cette multiplication des effets de la nature sur les sens
(car un art n'est que cela), les arts, disons-nous, multiplient ŗ
l'infini ces impressions de l'‚me. Les arts mÍmes ne paraissent avoir
ťtť accordťs ŗ l'homme que pour accroÓtre indťfiniment cette puissance
d'impressionnabilitť, d'idťes, de sensations, de sentiments, dans
l'‚me de l'homme. Si je pouvais, pour me rendre plus intelligible,
employer ici un terme de mťdecine, je dirais que dans ma pensťe les
_arts_ ne sont que les EXCITANTS, les grands et ťnergiques CORDIAUX de
l'intelligence et du sentiment par les sens.
Il y a autant d'ARTS qu'il y a de sens pour l'homme; chaque sens a le
sien. Les sens de la parole, de l'oreille et des yeux, sont les plus
puissants parmi ces organes qui mettent l'‚me en rapport avec le monde
extťrieur; aussi l'art de l'ťloquence ou de la poťsie est-il le
premier des arts, celui qui exerce le plus d'empire sur nous-mÍmes ou
sur les autres hommes, l'art de modifier l'‚me elle-mÍme par la parole
ťcoutťe, ou l'art de modifier l'‚me des autres hommes par la parole
profťrťe. Aussi remarquez que c'est l'art oý la matiŤre a le moins de
part, l'art pour ainsi dire tout spiritualiste, l'art frontiŤre entre
l'‚me ťvoquťe et les sens ťvanouis. Dieu seul a pu crťer et peut
expliquer ce phťnomŤne du sens immatťriel contenu dans la parole
matťrielle ou contenu dans les _lettres_, signes hiťroglyphiques que
la matiŤre fait ŗ l'esprit.
V
AprŤs cet art suprÍme de la parole parlťe ou ťcrite, qui est l'art de
la langue, l'art des lŤvres, l'art de ce sens appelť la bouche, OS,
l'art de l'ťloquence, viennent les arts de l'oreille et des yeux: la
musique et la peinture. L'un est l'art de multiplier les impressions
de l'‚me par les sons; l'autre est l'art de multiplier les
impressions de l'‚me par la vue, par les formes, par les couleurs, par
les illusions que le dessin des contours, l'ombre et la lumiŤre, les
teintes, les nuances imitťes de la nature font sur les yeux.
Il me serait difficile d'assigner la prťťminence entre ces deux arts
de la musique ou de la peinture; cette prťťminence me paraÓt mÍme
devoir Ítre toute personnelle dans celui qui prťfŤre la peinture ŗ la
musique ou la musique ŗ la peinture. Elle doit rťsulter, pour le
musicien, d'un organe plus perfectionnť de l'oreille, qui lui fait
percevoir plus complŤtement qu'ŗ un autre homme les modulations des
sons dans la nature sonore; elle doit rťsulter pour le peintre d'un
organe plus perfectionnť de l'oeil, qui lui fait percevoir plus de
formes et plus de couleurs dans la nature visible. Tel art, tel
organe; la vocation n'est qu'un organisme plus accompli.
Rossini et Mozart devaient avoir une oreille infiniment mieux
construite que celle du forgeron qui bat le fer sur l'enclume
retentissante; RaphaŽl ou Titien devaient avoir l'oeil du lynx avec la
transparence et l'ťblouissement du kalťidoscope aux mille groupements
de forme et aux mille nuances du coloris.
S'il s'agissait de moi personnellement, j'avouerais que je prťfŤre la
musique ŗ la peinture, sans doute parce que la nature m'aura douť
d'une oreille plus sensible que le regard. Cette sensibilitť de
l'oreille dans mon organisation est telle que j'entends, malgrť moi,
dix conversations ŗ la fois entre des groupes qui parlent ŗ voix basse
dans une rťunion d'hommes agitťs, et que je distingue, dans un souffle
de brise tamisť par les feuilles d'arbres en ťtť, toutes les notes,
toutes les mťlodies et toutes les harmonies d'un orchestre ŗ cent
instruments.
S'il me fallait cependant chercher d'autres raisons de cette
prťfťrence personnelle pour la musique sur la peinture, j'en
trouverais peut-Ítre encore de plus motivťes dans l'essence mÍme de
ces deux arts. Ainsi je dirais que la musique est de tous les arts
celui qui se rapproche le plus de la parole, l'art suprÍme; que la
musique est presque la parole, et quelquefois _plus_ que la parole;
car, si elle ne prťcise pas les idťes dans des lettres, elle suscite
des sensations et des sentiments illimitťs dans des sons.
Je dirais de plus que la musique est un mouvement, une locomotion de
l'‚me par l'oreille, qui vous saisit, vous emporte, vous transporte,
vous exalte en croissant jusqu'au vertige, jusqu'au dťlire, et que la
peinture est immobile et uniforme comme la matiŤre inanimťe. Je dirais
encore que la peinture est une illusion du pinceau, une comťdie sur la
toile, qui vous montre des saillies oý tout est plat, des formes oý il
n'y a que des ombres, tandis que la musique est une rťalitť. On me
rťpondrait que la musique passe et que la peinture demeure, que la
musique est un instant et que la peinture est une ťternitť, et je ne
saurais plus que dire. Ne dťterminons donc pas la prťťminence entre
ces deux grands arts; cette prťťminence est en nous et non dans l'art
lui-mÍme: ŗ chacun son goŻt, ŗ chacun son art. Qui osera prononcer
entre Rossini et RaphaŽl? Jouissons des deux tour ŗ tour; voilŗ la
vraie prťfťrence.
VI
Quels sont les procťdťs de la peinture sous la main des suprÍmes
artistes du pinceau? Elle prend une toile chez le tisserand, elle
prend une conception dans sa pensťe, elle broie des couleurs sur une
palette, elle trempe un pinceau dans les mille teintes de cette
palette, et elle transporte, sur sa toile d'abord, le dessin des
contours extťrieurs des objets, hommes ou paysages, qu'elle a d'abord
dťlinťťs dans sa propre imagination; puis elle colorie, en imitant les
artifices et les effets d'optique qu'elle a ťtudiťs dans la nature,
les objets qu'elle veut produire ou reproduire aux yeux.
Ce n'est pas tout, car ce n'est pas assez; un peintre n'est pas
seulement un copiste, c'est un crťateur. De mÍme qu'un musicien ne
serait pas un artiste s'il se bornait ŗ imiter, ŗ l'aide d'un
orchestre, le bruit d'un chaudron sur le chenet ou du marteau sur une
enclume, de mÍme un peintre ne serait pas un crťateur s'il se bornait,
comme un photographe, ŗ calquer la nature sans la choisir, sans la
sentir, sans l'animer, sans l'embellir. C'est cette servilitť de la
photographie qui me fait profondťment mťpriser cette invention du
hasard, qui ne sera jamais un art, mais un plagiat de la nature par
l'optique. Est-ce un art que la rťverbťration d'un verre sur un
papier? Non, c'est un coup de soleil pris sur le fait par un
manoeuvre. Mais oý est la conception de l'homme? oý est le choix? oý
est l'‚me? oý est l'enthousiasme crťateur du beau? oý est le beau?
Dans le cristal peut-Ítre, mais ŗ coup sŻr pas dans l'homme. La
preuve, c'est que Titien, ou RaphaŽl, ou Van-Dyck, ou Rubens
n'obtiendront pas de l'instrument du photographe une plus belle
_ťpreuve_ que le manipulateur de la rue. Laissons donc la
photographie, qui ne vaudra jamais dans le domaine de l'art le coup de
crayon inspirť et magistral que Michel-Ange, en visitant RaphaŽl
absent, laissa de sa main sur le carton des noces de _Psychť_, contre
la porte de l'atelier de la _Fornarina_! Le photographe ne destituera
jamais le peintre: l'un est un homme, l'autre est une machine. Ne
comparons plus.
VII
Le beau est donc l'objet poursuivi par le peintre, soit dans la
figure, soit dans le paysage.
Or qu'est-ce que le beau? Nous vous l'avons dit vingt fois dans ce
_Cours_ ŗ propos de la littťrature ťcrite; il faut le redire ŗ propos
de la littťrature peinte. Le beau, c'est la partie divine de la
crťation; le beau, c'est, dans les formes, dans les expressions, dans
les couleurs comme dans la pensťe, ce je ne sais quoi de supťrieur ŗ
la nature, quoique naturel cependant, qui, tout en reproduisant la
nature, la transfigure comme un miroir embellissant en une perfection
supťrieure ŗ la perfection et en une vťritť idťale supťrieure ŗ la
vťritť matťrielle. Le beau, en un mot, c'est le rÍve de l'artiste
achevant par l'imagination l'oeuvre de Dieu.
Tout art vťritable a pour objet le beau; celui qui en approche le plus
dans les actes est le hťros, le saint, le martyr; celui qui en
approche le plus dans l'ťloquence ou dans la poťsie est le maÓtre de
la raison, du coeur ou de l'imagination des hommes; celui qui en
approche le plus dans la langue des sons est le sublime musicien;
celui qui en approche le plus dans la langue des formes et des
couleurs est le plus grand peintre ou le plus grand sculpteur.
L'ťcole matťrialiste moderne, qui parle de _l'art pour l'art_, qui
prťtend le rťduire ŗ un calque servile de la nature, belle ou laide,
sans prťfťrence et sans choix, qui trouve autant d'art dans
l'imitation d'un crapaud que dans la transfiguration de la beautť
humaine en Apollon du BelvťdŤre, qui admire autant un _Tťniers_ qu'un
_RaphaŽl_, cette ťcole ment ŗ la morale autant qu'elle ment ŗ l'art;
elle place le beau en bas au lieu de le placer en haut: c'est un
sophisme; le beau monte et le laid descend; l'art vťritable est le
_Sursum corda_ des sens de l'homme comme la vertu est le _Sursum
corda_ de l'esprit et du coeur. L'artiste dont les oeuvres expriment
le plus de ce _Sursum corda_, de cette rťalisation de l'idťal par la
parole, les sons, les couleurs, les formes, est le plus vťritablement
artiste entre tous les artistes. Le beau est la vertu dans l'art.
Mais ŗ quoi bon raisonner contre ces thťoriciens ŗ contre-sens de la
nature? Ne vous sentez-vous pas matťrialisťs devant une imitation
littťrale et prosaÔque de la matiŤre? Ne vous sentez-vous pas
divinisťs devant une poťsie, une musique, une peinture, une statue, un
temple dont la beautť vous ťlŤve de la fange ŗ l'idťal Ne vous
ťcriez-vous pas: C'est divin! Pourquoi? Parce que la partie divine de
la nature, l'idťal ou le beau, ťclate davantage dans l'oeuvre de
l'artiste, et que vous sentez plus de Dieu dans la pensťe et dans la
main de l'homme qui a ťcrit, chantť, peint ou sculptť ce
chef-d'oeuvre. Le plus grand artiste en tout genre n'est donc pas
celui qui manie avec le plus d'habiletť technique la phrase, le son,
le pinceau, le marbre, mais celui qui exprime le plus de cette essence
divine, LE BEAU, dans ses ouvrages.
VIII
Nous savons peu de chose de la musique de l'antiquitť; nous savons un
peu plus, mais pas beaucoup plus, de la peinture: le vent emporte le
son, la poussiŤre ronge la toile, la fresque pťrit avec l'ťdifice. La
sculpture seule subsiste ťternellement, parce que le marbre et le
bronze sont ťternels; les vestiges de la sculpture antique que nous
possťdons ou que nous retrouvons tous les jours dans les deux patries
du beau, l'Asie et la GrŤce, sont des exemplaires de perfection devant
lesquels p‚lit l'art moderne. L'oeil et l'esprit s'abÓment
d'admiration ŗ la vue de ces marbres; un groupe de Phidias dťtachť des
bas-reliefs du Parthťnon d'AthŤnes et transportť dans les musťes de
Londres par lord _Elgin_, ce missionnaire de l'art indignement
calomniť, fait mesurer ŗ l'esprit des distances incalculables entre la
perfection de l'antiquitť et la dťcadence des modernes.
Michel-Ange seul, par les gigantesques crťations de son ciseau,
proteste contre cette dťcadence; mais Michel-Ange n'est qu'un prodige
de la nature, il n'est pas une ťcole. Depuis Jean Goujon en France et
Canova en Italie, nous sommes ŗ cet ťgard dans ce qu'on appelle une
renaissance de la sculpture. David, qui vient de mourir, gťnie plus
romain que grec, n'a pas emportť son marteau; de jeunes ťmules rÍvent
le beau moderne sur sa tombe, et le rÍve dans l'art prťcŤde toujours
le rťveil. Nous allons en parler bientŰt ŗ l'occasion de la
littťrature en marbre, la sculpture.
IX
Quant ŗ la peinture, nous n'avons point d'objet de comparaison entre
les anciens et les modernes; nous ne pouvons donc rien affirmer sur la
prťťminence d'AthŤnes, de Rome ou de Paris; seulement, comme il est
certain que les arts ainsi que les idťes ont ordinairement leur
ťquilibre, et, marchant du mÍme pas dans une mÍme civilisation,
prennent ŗ peu prŤs le mÍme niveau dans les mÍmes siŤcles, il est
probable que de trŤs-grandes ťcoles de peinture ťtaient
contemporaines de ces grandes ťcoles de sculpture ŗ AthŤnes, au siŤcle
de PťriclŤs. La religion de l'Olympe entraÓna tout dans son
ťcroulement devant la religion du Calvaire. Le mobilier du vieux monde
pťrit avec les ťdifices sacrťs publics ou privťs; l'art de la peinture
pťrit tout entier dans cette mťtamorphose de la terre et du ciel.
On le voit renaÓtre peu ŗ peu pendant les dix premiers siŤcles, quand
on visite l'Orient dans ce qu'on appelle la peinture _byzantine_. Ces
peintures, dont on voit les plus vieux vestiges ŗ Sainte-Sophie de
Constantinople, sont barbares comme le temps; c'ťtait la littťrature
des yeux d'un peuple usť et retombť dans l'enfance d'esprit. On n'y
sent aucune rťminiscence de la GrŤce policťe; on dirait qu'une
invasion de races nouvelles a effacť tous les vestiges du gťnie des
Phidias ou des Zeuxis et que des mains scythes ou gauloises ont
arrachť rudement le ciseau et le pinceau aux mains des suprÍmes
ouvriers du beau.
Ce n'ťtait pas en Asie, ce n'ťtait pas en …gypte, ce n'ťtait pas mÍme
en GrŤce que la peinture devait renaÓtre; elle resta quatorze siŤcles
dans cette seconde enfance. C'est toujours une religion qui enfante un
art; il n'y a que ces grands mouvements de l'esprit humain qui soient
de force ŗ surexciter et ŗ concentrer assez les puissances vitales de
l'imagination des hommes pour leur faire produire ces monuments
populaires de la poťsie, de la musique, de la peinture, de la
sculpture, de l'architecture surtout. En voyant naÓtre une religion on
peut dire: Une nouvelle architecture va sortir des carriŤres du globe.
ņ Dieu il faut un temple; mais il n'y a que Dieu qui soit capable de
crťer un temple. Nous disons de plus: il n'y a qu'une religion qui
soit capable de rendre un art universel et populaire.
X
La peinture moderne, nťe avec le christianisme oriental, suivit dans
ses dťveloppements la religion nouvelle, qui se rťpandait dans le
monde autour du bassin de la Mťditerranťe; grossiŤre, puťrile,
monotone, quelquefois naÔve, toujours inhabile pendant ces longs
siŤcles de l'Ťre chrťtienne, bien en arriŤre de la musique, qui
psalmodiait dťjŗ le _plain-chant_ dans ses mystŤres, bien en arriŤre
de l'architecture qui construisait dťjŗ des monastŤres et des
cathťdrales. Ces architectes convoquaient le peuple sous des forÍts ou
sous des feuillages de pierre; leurs masses s'ťlevaient de terre vers
le ciel comme des montagnes de marbre pour y faire descendre un Dieu.
La peinture ne faisait qu'imprimer sur ces murailles des dessins sans
perspective, plats comme ces murailles elles-mÍmes; elle ne savait
qu'ťblouir les yeux de la foule par des ťclaboussures de couleurs
violentes ŗ travers les vitraux peints des ogives des temples; elle
restait dans l'enfance.
On peut dire qu'elle ne devint vťritablement digne du nom d'art que
quand le christianisme, parvenu lui-mÍme ŗ son ‚ge de virilitť, de
puissance morale et de conquÍte universelle, rťgna ŗ Rome sur
l'univers. La peinture est rťellement fille aÓnťe de la papautť.
Mais elle n'entra en possession de tout son gťnie, de toute sa
popularitť, de toute sa gloire, qu'ŗ l'ťpoque oý cette papautť
elle-mÍme, devenue puissance politique en Italie, rťgna avec toutes
les pompes du trŰne universel des intelligences sur la catholicitť,
et, chose remarquable, la naissance de la peinture moderne ŗ Rome
coÔncida avec la renaissance des lettres, de la philosophie et de la
mythologie grecques ŗ la cour des papes. La rťaction de quatorze
siŤcles contre tout ce qui rappelait le paganisme ayant enfin cessť,
on commenÁa ŗ se retourner par une rťaction contraire vers la
philosophie, l'ťloquence, la poťsie, les arts d'AthŤnes, et ŗ y
chercher de l'ťmulation et des modŤles. Platon fut revendiquť comme un
prťcurseur de saint Paul, HomŤre comme un ťcho de MoÔse, Socrate comme
un martyr du christianisme latent et ťternel sous les erreurs du
polythťisme; l'…glise, rassurťe dťsormais sur le danger de sensualiser
la doctrine, appela hardiment tous les arts antiques ŗ l'ornement et
au prestige du culte nouveau. La famille vťritablement athťnienne des
_Mťdicis_ de Florence monta dans la personne de Lťon X sur le trŰne
pontifical. Le christianisme eut avec les Mťdicis et Lťon X son siŤcle
de PťriclŤs; ce fut l'apogťe de l'architecture moderne avec
_Bramante_, de la sculpture avec Michel-Ange, de la peinture avec
RaphaŽl et avec son ťcole. L'art entra dans le ciel chrťtien avec eux;
il se rťpandit par eux et aprŤs eux ŗ Bologne avec les Carrache et les
Guide, ŗ Parme avec le Corrťge, ŗ Venise avec Titien, ŗ Milan avec
Lťonard de Vinci; de lŗ en Espagne avec les Vťlasquez et les Murillo;
d'Espagne en Flandre et en Hollande avec l'ťcole des Rubens, des
paysagistes et des peintres de marines.
La peinture, dans chacune de ces villes ou de ces nations, prit
non-seulement le caractŤre du chef d'ťcole, mais elle prit le
caractŤre de l'ťcole et du peuple oý elle fut cultivťe par ces grands
hommes du pinceau:
Titanesque avec Michel-Ange, plus paÔen que chrťtien dans ses oeuvres,
et qui semble avoir fait poser des Titans devant lui;
TantŰt mythologique, tantŰt biblique, tantŰt ťvangťlique, toujours
divine avec RaphaŽl, selon qu'il fait poser devant sa palette des
Psychťs, des saintes familles, des philosophes de l'ťcole d'AthŤnes,
le Dieu-homme se transfigurant dans les rayons de sa divinitť devant
ses disciples, des Vierges-mŤres adorant d'un double amour le Dieu de
l'avenir dans l'enfant allaitť par leur chaste sein;
PaÔenne avec les Carrache, dťcorateurs indiffťrents de l'Olympe ou du
Paradis;
Pastorale et simple avec le Corrťge, qui peint, dans les anges,
l'enfance divinisťe, et dont le pinceau a la mollesse et la gr‚ce des
bucoliques virgiliennes;
Souveraine et orientale avec Titien, qui rŤgne ŗ Venise pendant une
vie de quatre-vingt-quinze ans sur la peinture comme sur son empire,
roi de la couleur qu'il fond et nuance sur sa toile comme le soleil la
fond et la nuance sur toute la nature;
Pensive et philosophique ŗ Milan avec Lťonard de Vinci, qui fait de la
CŤne de Jťsus-Christ et de ses disciples un festin de Socrate
discourant avec Platon des choses ťternelles; quelquefois voluptueux,
mais avec le dťboire et l'amertume de la coupe d'ivresse, comme dans
_Joconde_, cette figure tant de fois rťpťtťe par lui du plaisir
cuisant;
Monacale et mystique avec Vťlasquez et Murillo en Espagne, faisant
leurs tableaux, ŗ l'image de leur pays, avec des chevaliers et des
moines sur la terre et des houris cťlestes dans leur paradis chrťtien;
…blouissante avec _Rubens_, moins peintre que dťcorateur sublime,
Michel-Ange flamand, romancier historique qui fait de l'histoire avec
de la fable, et qui descend de l'Empyrťe des dieux ŗ la cour des
princes et de la cour des princes au Calvaire de la descente de croix,
avec la souplesse et l'indiffťrence d'un gťnie exubťrant, mais
universel;
Profonde et sobre avec Van-Dyck, qui peint la pensťe ŗ travers les
traits;
FamiliŤre avec les mille peintres d'intťrieur, ou de paysage, ou de
marine, hollandais; artistes bourgeois qui, pour une bourgeoisie riche
et sťdentaire, font de l'art un mobilier de la mťditation;
Enfin mobile et capricieuse en France, comme le gťnie divers et
fantastique de cette nation du mouvement:
Pieuse avec _Lesueur_;
Grave et rťflťchie avec Philippe de Champagne;
RÍveuse avec Poussin;
Lumineuse avec Claude Lorrain;
Fastueuse et vide avec Lebrun, ce dťcorateur de l'orgueil de Louis
XIV;
LťgŤre et licencieuse avec les Vanloo, les Wateau, les Boucher, sous
Louis XV;
Correcte, romaine et guindťe comme un squelette en attitude avec
David, sous la Rťpublique;
Militaire, triomphale, ťclatante et monotone, alignťe comme les
uniformes d'une armťe en revue, sous l'Empire;
Renaissante, luxuriante, variťe comme la libertť, sous la
Restauration; tentant tous les genres, inventant des genres nouveaux,
se pliant ŗ tous les caprices de l'individualitť, et non plus aux
ordres d'un monarque ou d'un pontife;
Corrťgienne avec Prudhon;
Michelangelesque avec Gťricault dans sa _Mťduse_;
RaphaŽlesque avec Ingres;
Flamande avec ťclectisme et avec idťal dans Meyssonnier;
SťvŤre et poussinesque dans le paysage rťflťchi avec Paul Huet;
Hollandaise avec le soleil d'Italie sous le pinceau trempť de rayons
de Gudin;
Bolonaise avec Giroux, qui semble un fils des Carrache;
Idťale et expressive avec Ary Scheffer;
Italienne, espagnole, hollandaise, vťnitienne, franÁaise de toutes les
dates avec vingt autres maÓtres d'ťcoles indťpendantes, mais
transcendantes;
Vaste manufacture de chefs-d'oeuvre d'oý le gťnie de la peinture
moderne, ťmancipťe de l'imitation, inonde la France et dťborde sur
l'Europe et sur l'Amťrique; magnifique ťpoque oý la libertť, conquise
au moins par l'art, fait ce que n'a pu faire l'autoritť; rťpublique
du gťnie qui se gouverne par son libre arbitre, qui se donne des lois
par son propre goŻt, et qui se rťmunŤre par son immense et glorieux
travail.
Voilŗ l'histoire de la peinture en quelques lignes. Nous ťtudierons
peut-Ítre avec vous un jour, dans trois ou quatre Entretiens
littťraires, ces dynasties de la peinture. Aujourd'hui nous ne voulons
vous entretenir que d'un homme de nos jours, que la mort a retirť ŗ
elle aprŤs nous l'avoir seulement montrť: Lťopold Robert. Et pourquoi
Lťopold Robert plutŰt que Gťricault, Scheffer ou tout autre? nous
dira-t-on. Parce que Lťopold Robert est mort, d'abord, et que la mort
laisse la libertť du jugement tout entier; parce que Lťopold Robert
est ŗ lui seul, selon nous, toute une peinture: la peinture poťtique,
le point de jonction entre la poťsie ťcrite et la poťsie coloriťe;
enfin parce que Lťopold Robert est un inventeur, un dťcouvreur de
terres inconnues, le premier qui soit franchement sorti des routines
de la mythologie, des lieux communs de la peinture historique, pour
entrer hardiment, seul avec son gťnie, dans la peinture de la pensťe,
du sentiment et de la nature. Il a dťpouillť le vieil homme et il a
dit: Peignons l'‚me ŗ nu. L'‚me n'est-elle pas le modŤle divin, le
type ťternel? Soyons le peintre de l'‚me placťe dans le milieu
sensitif de la nature! Et il a fait _les Moissonneurs_ et _les
PÍcheurs_, deux poŽmes naturels par le sujet, surnaturels par
l'expression; deux poŽmes qui sont devenus populaires en huit jours et
sont entrťs dans l'oeil de ce siŤcle avec la puissance de l'ťvidence
et avec le charme du rayon qui entre dans le regard.
Ainsi ce n'est pas seulement l'homme, ce n'est pas seulement
l'inclination de notre propre goŻt, c'est le _genre_ qui nous fait
choisir Lťopold Robert pour vous parler aujourd'hui de la littťrature
peinte dans les oeuvres de cet ťtrange gťnie, le RaphaŽl de la pure
nature, exprimťe, en dehors de toute convention de religion,
d'histoire ou d'ťcole, par le pinceau d'un berger du Jura.
XI
Mais si l'homme est dans l'art, l'art aussi est dans l'homme; nous ne
sťparerons donc pas l'art de l'artiste, ni l'artiste de l'art dans
l'analyse de ce grand poŽte de la toile qui mourut d'amour et qu'on a
appelť de notre temps Lťopold Robert.
Voici sa vie; sa vie et son art c'est toujours lui. Le lieu de sa
naissance se reprťsente souvent ŗ mon imagination: l'‚me des lieux se
retrouve toujours plus ou moins dans l'‚me de l'homme.
Le matin d'une des chaudes journťes du mois de juin 18**, je partis
seul et ŗ pied de la petite ville pastorale et bateliŤre de Neuch‚tel
en Suisse, pour gravir le mont Jura. On sait que le Jura est une
ťpaisse muraille de montagnes ŗ pente douce du cŰtť de la France, ŗ
pente escarpťe du cŰtť de la Suisse. Ce sont des Alpes sans neige;
quelques bouquets de sapins suspendus aux flancs des rochers y
encadrent des p‚turages d'herbes hautes et fines perpťtuellement
arrosťes par la brume des nuages. Ces p‚turages sont plus savoureux
que ceux des Alpes; le foin, qu'on n'y fauche jamais, monte
jusqu'au-dessus des jarrets des ťnormes vaches blanches qui semblent
nager, ŗ demi ensevelies, dans une mer de fourrages. Leurs larges
sonnettes de cuivre, suspendues ŗ leurs cous par une courroie de cuir
ŗ boucles luisantes, rendent de loin en loin des tintements
trŤs-harmonieux qui semblent sonner les heures sous leurs pas ŗ ces
solitudes. Quand on approche d'elles pour mesurer de l'oeil la
grandeur de leurs pis gonflťs de lait, qu'on trait deux fois par jour
sans tarir la source, elles relŤvent leurs larges tÍtes, ornťes plutŰt
qu'armťes de leurs cornes que le joug n'humilie jamais; elles laissent
pendre, comme une draperie ŗ festons redoublťs sous leurs cous, leurs
larges fanons jusqu'ŗ leurs genoux luisants du poli de l'herbe sur les
jointures; elles ruminent lentement, par un mouvement horizontal et
distrait de leurs m‚choires, la touffe d'herbe et de fleurs broyťes
dont les brins pendent des deux cŰtťs de leur bouche, et elles vous
regardent d'abord avec ťtonnement, puis avec familiaritť, puis avec
amour. Toute la paix des steppes oý elles vivent est dans leurs yeux;
ils sont bleus comme le ciel, limpides comme la goutte d'eau que la
rosťe du matin a laissťe au fond de la pervenche qu'elles foulent aux
pieds; leur profondeur n'a point d'abÓmes comme les yeux humains. On
ne peut pas se lasser de les regarder; on n'y voit qu'intelligence,
sťcuritť, innocence, rťsignation ŗ la destinťe, amitiť pour l'homme.
Tel devait Ítre le regard de tous les yeux dans le jardin de fťlicitť,
avant que le soupÁon et la ruse fussent entrťs ŗ la suite des
passions dans la nature; simple miroir qui rťflťchissait le monde
extťrieur ŗ l'‚me pensante et l'‚me pensante au monde extťrieur, dans
le milieu d'un mutuel amour et d'une universelle paix. DŤs mon enfance
j'aurais passť des journťes entiŤres ŗ me mirer dans ces larges yeux
des vaches ou des boeufs au p‚turage, et j'y trouve encore aujourd'hui
une paix communicative qui me purifie le coeur ou l'esprit.
(Voyez les quatre tÍtes de buffles et de boeufs dans _les
Moissonneurs_ et dans le tableau de _la Madonna dell' Arco_ de Lťopold
Robert, et vous y reconnaÓtrez ces rťminiscences du Jura.)
XII
AprŤs qu'on est sorti d'une gorge profonde qui mŤne de la ville au
Jura, et ŗ mesure qu'on s'ťlŤve sur les pentes de cette chaÓne, le lac
de Neuch‚tel, dont on s'ťloigne, paraÓt se rapprocher quand on se
retourne. On le voit bleuir au pied des tours blanches de la ville et
des noirs sapins; les anses et les ports qui le bordent se dessinent
comme sur une carte de gťographie; quelques voiles de pÍcheurs y
semblent immobiles; l'eau se rťtrťcit par l'ťloignement; puis la brume
enveloppe ses rives indťcises qui vont se fondre dans l'horizon du
canton de Berne.
(On reconnaÓt ťgalement ici l'horizon des lagunes de Venise dans le
tableau des _PÍcheurs_ de Lťopold Robert; on voit que cette image
d'enfance, restťe dans ses yeux, avait besoin d'en sortir et de se
reproduire sur la toile. Nos paysages sont en nous autant que dans les
sites oý nous plaÁons nos scŤnes.)
XIII
Enfin, de rampe en rampe et de croupe en croupe, on arrive, aprŤs
trois ou quatre heures de marche, au dernier plateau du Jura. Il est
raboteux et mamelonnť comme le dos d'un dromadaire; il est nu aussi
comme le dťsert. On voit ŗ distance un grand village, maintenant une
ťlťgante et populeuse petite ville, nťe en trente ans de la nature
pastorale et de l'industrie. Aucun lac ne la baigne, aucune culture ne
l'environne, aucune forÍt ne l'ombrage. Ce village, b‚ti comme pour
une nuit dans la solitude, ressemble (ou plutŰt ressemblait alors) ŗ
un groupe de tentes noir‚tres, dressťes pour une halte de pasteurs
dans les steppes de Crimťe par une tribu errante de Tartares. On y
entre, sans s'apercevoir qu'on y est entrť, par une grande rue, (alors
dťpavťe), bordťe Áŗ et lŗ de pauvres maisons grises aux toits aigus,
pour laisser glisser l'hiver les lourdes neiges.
Ce groupe de maisons, c'ťtait la Chaux-de-Fonds, la ville oý Lťopold
Robert ťtait nť. Il y avait loin de lŗ aux sites poťtiques, voluptueux
ou majestueux des villas romaines, du golfe de Naples ou des lagunes
et des canaux de Venise qu'il devait reproduire un jour. Seulement il
y avait une chose dont je fus frappť et qui m'a mille fois frappť
depuis dans mes voyages: c'est un horizon trŤs-ťlevť, et par
consťquent trŤs-lumineux, dont on jouit ordinairement sur les hauts
plateaux de la terre, et qui semble baigner les cimes de la
_Chaux-de-Fonds_ d'une pluie de rayons venant d'en bas et d'en haut ŗ
la fois sur le paysage. (Ce sentiment de la lumiŤre si limpide et si
rťpandue dans les tableaux de Lťopold Robert doit tenir aussi de ce
rayonnement et de cette transparence particuliŤre ŗ l'atmosphŤre du
plateau oý il ouvrit les yeux.)
XIV
C'ťtait au lever du soleil; je dťposai mon sac de cuir sur le banc de
bois d'un cabaret de village, seule auberge qu'il y eŻt alors ŗ la
Chaux-de-Fonds. On me servit du laitage, du pain bis, des oeufs, du
vin de Neuch‚tel, et tout en dťjeunant je m'informai nťgligemment,
auprŤs de la jeune et belle hŰteliŤre au costume bernois et aux
longues tresses de cheveux pendantes sur ses talons, d'un ťtranger qui
habitait depuis quelques semaines, sous un nom supposť, la
Chaux-de-Fonds. J'ťtais informť de sa rťsidence, je savais son nom de
guerre; j'ťtais convenu par lettre avec lui d'une entrevue au
village-frontiŤre de la Chaux-de-Fonds pour des raisons qui sont
restťes secrŤtes.
L'hŰtesse me dit qu'elle avait logť en effet ce jeune ťtranger peu de
jours avant celui de mon arrivťe au pays, mais que cet ťtranger,
trouvant encore trop de monde et trop de bruit dans une hŰtellerie de
village, habitait maintenant un ch‚let isolť sur un des plateaux,
chez un horloger. Elle me montra du doigt la fumťe du toit de
l'horloger, ŗ travers la fenÍtre ouverte.
Je repris mon sac sur mon dos, j'essuyai la sueur de mes cheveux, je
payai mes douze _batz_ de Suisse ŗ l'hŰtesse, et je m'acheminai ŗ
l'indication de la fumťe vers le plateau de l'horloger pasteur. Je
marchais, sans suivre de sentier, ŗ travers la pelouse courte, broutťe
par les moutons, qui tapissait les mamelons autour du village Áŗ et lŗ
sur ma route; j'apercevais, dissťminťs aux flancs ou au fond des
vallťes, des ch‚lets ŗ peu prŤs semblables ŗ ceux de Lucerne ou de
Berne; seulement ils ťtaient fondťs sur des murailles de pierre noire,
et le bois enfumť de l'ťtage supťrieur attestait la pauvretť ou la
nťgligence des habitants. Quant au reste, c'ťtaient les mÍmes toits en
pente roide, couverts de lattes de bois mince comme des ťcailles
d'ardoise, noircis par la pluie et bordťs sur la corniche de grosses
pierres lourdes pour empÍcher la toiture de s'envoler aux vents. Une
galerie couverte circulait autour de la maison, avec sa balustrade de
sapin sculptť; un escalier extťrieur montait du seuil ŗ la galerie;
un bŻcher de rondins et d'ťclats de bŻches blanches de sapin ťtait
symťtriquement rangť sous l'escalier; un pont de planches menait de la
cour ŗ la grange; le foin et la paille dťbordaient comme d'un grenier
trop plein par les ouvertures; des filles et des enfants dťchargeaient
un chariot de fourrage embaumť, tandis que deux boeufs, dťtelťs du
timon, mais encore appareillťs au joug, lťchaient de leurs langues
ťcumantes les brins des longues herbes qu'ils pouvaient saisir ŗ
travers les ridelles du char. (J'ai reconnu plus tard ce char rustique
dans celui du tableau des _Moissonneurs_ ou du _Retour de la fÍte
d'Arco_.)
XV
Sous l'avant-toit formť par le plancher proťminent de la galerie, et
tout prŤs de la premiŤre marche de l'escalier, on voyait une porte
ouverte; ŗ droite et ŗ gauche un banc de bois blanc; devant la porte
une vasque de pierre grise, entourťe de seaux de cuivre et surmontťe
d'une tige de fer creux d'oý ruisselait un filet d'eau, retombant avec
une mťlodie assoupissante dans la vasque. ņ travers la porte on
voyait briller un grand feu ŗ flamme rťsineuse dans l'‚tre. C'ťtait la
cuisine du ch‚let.
ņ gauche de cette cuisine, une petite fenÍtre basse et ŗ petits
carreaux de verre ŗ huit faces, encadrťs dans le plomb, illuminait un
ťtabli d'horloger vivement ťclairť par la fenÍtre. Des pendules de
bois, des boÓtes de montre en argent et en or, des ressorts d'acier,
des rouages dentelťs par la lime ťtaient suspendus aux vitres ou jetťs
pÍle-mÍle sur l'ťtabli. On entendait du dehors le grincement de
l'outil qui faÁonnait l'acier dans les mains du pŤre de famille ou des
enfants du ch‚let.
Ce spectacle de l'industrie sťdentaire de l'horloger, mÍlť aux travaux
champÍtres du paysan des hautes montagnes, prťsentait un aspect de
bien-Ítre et de bon ordre qui faisait penser aux premiers temps du
vieux monde. L'abrutissante division du travail, qui mťcanise l'homme
pour enrichir la sociťtť et qui fait de l'ouvrier humain une machine ŗ
un seul usage, n'ťtait pas encore inventťe: l'artisan, le pasteur et
le laboureur ťtaient confondus dans un mÍme homme. On sait que de
BesanÁon, de Saint-Claude, de Morez, au Locle et ŗ la Chaux-de-Fonds,
jusqu'aux plateaux de Saint-Fergues qui dominent le bassin de GenŤve,
presque tous les ch‚lets isolťs, b‚tis au milieu des p‚turages,
cachent un atelier domestique d'horlogerie! Chose ťtrange! ces
solitaires, pour qui les heures ne marquent que le retour pťriodique
des mÍmes saisons et l'immobilitť au temps sur le cadran de leurs
occupations toujours les mÍmes, sonnent partout l'univers les heures
agitťes de la vie des villes. Ces habitants du Jura ressemblent aux
_muťzimes_ des citťs de l'Orient, qui se tiennent sur les hauteurs de
l'atmosphŤre, au sommet des minarets, pour chanter l'heure et pour
avertir les hommes d'en bas de la fuite inaperÁue du temps, qui glisse
entre les doigts de l'homme comme l'eau.
XVI
Le ch‚let dont on m'avait indiquť le site par la fumťe de son toit
ťtait semblable ŗ tous ces ch‚lets. J'y trouvai l'ťtranger dťguisť
dont je cherchais depuis plusieurs jours la trace; je passai le reste
de la soirťe ŗ m'entretenir avec lui de l'objet de notre entrevue,
tout en nous ťgarant de meules de foin en meules de foin sur les
pentes veloutťes des collines prochaines. On m'offrit pour la nuit une
place dans le fenil, et je partageai le souper de la famille de
l'horloger pasteur.
XVII
Cette famille du haut Jura ne sortira jamais de ma mťmoire; il y avait
le pŤre, la mŤre, cinq ou six enfants ťchelonnťs de taille comme
d'‚ge, ŗ commencer par une belle jeune fille de seize ans, ŗ finir par
deux petites filles et trois petits garÁons dont le plus jeune ťtait
encore pendu, comme la derniŤre grappe, ŗ la mamelle de la mŤre.
Le pŤre ťtait un visage pensif aux yeux noirs, au front profondťment
creusť par le pli de la rťflexion entre les deux yeux, au teint p‚li
par le mťtier sťdentaire, mais ŗ la bouche fine et dťlicate, comme
celle de J.-J. Rousseau, le philosophe de cette mÍme race d'horlogers
du Jura. Son regard couvait toute cette couvťe ťclose de son amour et
nourrie de son travail d'artisan; il se dťlassait le soir et les
jours de fÍte par la lecture. On voyait sur une planchette de sapin,
au-dessus de son ťtabli, quelques volumes soigneusement rangťs: la
Bible, les _Pastorales de Gessner_, ce Thťocrite de Zurich,
l'_Histoire de la Suisse_, par Jean de MŁller, les oeuvres de J.-J.
Rousseau, les _…tudes de la Nature_ de Bernardin de Saint-Pierre,
_Paul et Virginie_, et quelques alphabets en grosses lettres pour
enseigner ŗ lire et ŗ ťcrire aux enfants quand ils seraient d'‚ge.
La mŤre ťtait une belle figure des montagnes, usťe par ces prťcoces
maternitťs; il y avait, sur ses traits amaigris et p‚lis, des retours
de fraÓcheur et de beautť pareils ŗ ces retours de soleil du soir sur
les rosiers du jardin aprŤs la pluie.
Les petits garÁons ťtaient plus graves qu'ils ne sont ordinairement ŗ
cet ‚ge; il y avait de la timiditť et de la mťlancolie dans leurs
physionomies. La solitude approfondit tout, mÍme le premier regard sur
la vie dans la naÔve enfance.
La fille aÓnťe ťtait une de ces figures qu'on ne voit pas deux fois
dans le cours d'une vie et qu'on ne peut pas voir ailleurs que dans
les ch‚lets d'un peuple pastoral; les traits ťtaient d'une puretť
grecque, les yeux d'une limpiditť de fontaine sous la roche, le teint
d'une blancheur de marbre transpercť par un rayon du matin, les formes
d'une ťlťvation, d'une perfection, d'une ťlťgance, d'une souplesse, et
cependant d'une dignitť naturelle que les statues attiques, trop peu
chastes d'expression, n'ont jamais, mais que les statues virginales
des sculpteurs allemands du moyen ‚ge ont seuls rÍvťe et reproduite
dans leurs niches de cathťdrales. L'ombre de ses longs cils sur ses
joues, le soir, quand elle lut en notre prťsence la priŤre d'avant la
nuit aux enfants, flotte encore dans mes regards aprŤs quarante ans,
comme si la lampe qui ťclairait son suave profil n'ťtait pas ťteinte
encore. C'ťtait la saintetť de la jeunesse enveloppťe du respect
qu'elle inspire; il n'y aurait pas eu sous les tentes de _Madian_ un
homme assez dťpravť et assez hardi pour profaner, par une mauvaise
pensťe, cette vision d'ange fťminin, et cependant elle regardait
jusqu'au fond de l'‚me l'ťtranger qui lui parlait de ses petits frŤres
et de sa petite soeur, et, quand elle souriait, il y avait tant
d'abandon et tant de sťcuritť dans ce sourire qu'on croyait voir en
elle une soeur avec laquelle on avait souri.
XVIII
Je passai trois jours dans cette famille patriarcale; j'en ai oubliť
le nom, je n'en ai oubliť ni le ch‚let, ni les habitants, ni les
naÔvetťs, ni les matinťes passťes ŗ faner le foin sur les prťs, ni les
soirťes autour de l'ťtabli de l'horloger, pendant que la mŤre chantait
ŗ demi-voix pour endormir l'enfant sur son sein et que la jeune fille
limait entre ses doigts dťlicats, ŗ cŰtť de son pŤre, les anneaux
microscopiques d'une chaÓne de montre.
C'est lŗ et dans quelques autres ch‚lets du haut Jura franÁais que
j'appris ŗ apprťcier ce mťlange heureux d'une profession pastorale
d'ťtť et d'une profession mťcanique d'hiver, qui donne l'aisance et
l'occupation ŗ toutes les saisons. Ces horlogers champÍtres sont une
classe d'artisans lettrťs, une aristocratie de travail dont les moeurs
ťlťgantes et simples font de ces montagnes une Arcadie d'artistes.
C'est dans une de ces familles (peut-Ítre dans cette famille mÍme oý
je dťcouvris l'ťtranger de la Chaux-de-Fonds) que Lťopold Robert avait
reÁu le jour. Il y avait aussi dans la maison un pŤre artisan, une
mŤre pieuse, une soeur angťlique, trois petits frŤres maniant de leurs
mains enfantines le r‚teau du faneur le jour, l'outil de l'horloger le
soir. J'ai toujours aimť ŗ me figurer que Lťopold et AurŤle Robert
ťtaient sortis de ce nid dans les herbes dont le hasard m'avait fait
partager quelques jours la paix.
XIX
Lťopold ťtait nť ŗ peu prŤs ŗ la mÍme date du temps que moi, six ans
avant le siŤcle. ęLa maison de son pŤre, disent ses biographes, M. de
Lťcluse, le Winckelman des peintres franÁais, et M. Feuillet de
Conches, son ami, la maison de son pŤre, oý il naquit, est en dehors
du village sur le chemin qui conduit au _Locle_. C'est lŗ qu'enfant
Lťopold errait dans les herbages, au milieu des p‚tres et des
troupeaux.Ľ
La nature, le ciel, les eaux, les arbres, les animaux, les figures
simples, graves et d'une gracieuse sťvťritť de traits des pasteurs et
des faneuses suisses furent ses seuls maÓtres et ses seuls modŤles.
Le soir, en rentrant dans la maison, il couvrait d'ťbauches au crayon
ou ŗ la craie les murailles et les planches de sapin de l'atelier
d'horlogerie de son pŤre; ses ťbauches ťtaient empreintes d'un
caractŤre de grandiose et d'idťal qui les firent remarquer par les
amis de la famille. Son pŤre cependant ne le destinait pas ŗ
l'horlogerie, qui ne pouvait nourrir plus d'un monteur de boÓtes de
montre dans le petit bien de famille; il l'envoya faire des ťtudes
classiques dans une maison d'ťducation ťconomique ŗ Porrentruy; il
voulait le prťparer ŗ la profession du commerce: le Suisse est, comme
l'Arabe, guerrier, pasteur ou marchand. Les instincts de Lťopold
rťpugnaient ŗ cette profession d'un honnÍte et laborieux ťgoÔsme; il
avait trop d'imagination pour aimer le chiffre, qui n'exprime que des
quantitťs et qui rťsume toute une vie d'homme dans un seul mot:
l'ťpargne.
On sentit bientŰt qu'il n'ťtait pas nť pour un comptoir de trafiquant
de B‚le ou de Zurich.
On le rappela au ch‚let; il avait nťanmoins dťvorť les livres
classiques de son ťcole; on le livra ŗ sa nature. Il entra comme ťlŤve
dessinateur et graveur chez les _Girardet_ du Locle, voisins et amis
de l'horloger de la Chaux-de-Fonds. Ses essais furent heureux, ses
progrŤs rapides.
L'un des deux frŤres _Girardet_ ťtait cťlŤbre dťjŗ dans la librairie
de Paris et de Neuch‚tel par les dessins et les gravures remarquables
dont il dťcorait les livres illustrťs. Charles Girardet choisit
Lťopold Robert parmi ses apprentis pour l'amener avec lui dans son
atelier de graveur ŗ Paris. Le peintre David, qui rťgnait alors en
France comme rťformateur de la peinture, permit au jeune apprenti de
venir dessiner d'aprŤs ses tableaux froids et automatiques dans son
atelier. Robert y prit le goŻt de la rectitude et de la sobriťtť des
lignes de ses figures; il ne pouvait y prendre ni l'expression des
physionomies, ni la passion, ni le mouvement, ni le coloris, _triple
vie du tableau_ qui manquait entiŤrement ŗ son maÓtre. David ťtait ŗ
la peinture ce que Calvin ťtait ŗ la religion, un rigide rťformateur,
non un crťateur. Il ťloignait les vices, il n'enfantait pas la beautť;
il avait un pinceau, il n'avait point d'‚me. Il y a plus d'‚me dans un
des visages du tableau de _la PÍche ŗ Venise_ que dans l'oeuvre
entiŤre de David.
XX
Lťopold Robert concourut pour le prix de gravure ŗ l'…cole des
beaux-arts de Paris; sa naissance ťtrangŤre l'exclut du concours.
BientŰt l'exil politique de David, proscrit comme rťgicide en Belgique
en 1816, ramena le jeune artiste, sans maÓtre et sans patrie, dans la
maison paternelle. Il y resta deux ans, dťcouragť de ses espťrances;
il employa ces annťes d'incertitude et d'impasse ŗ se crťer son art ŗ
lui seul par des mťditations solitaires et par des essais assidus.
La figure humaine, dont la Suisse et dont sa propre famille lui
offraient les plus beaux types, l'expression des sentiments simples
sur les traits, les attitudes, ces gestes de l'‚me, furent sa
principale ťtude dans de nombreux portraits. Le caractŤre spťcial de
son pinceau, la rťflexion, la simplicitť, la mťlancolie, le gracieux
dans la sťvťritť, l'idťal dans le vrai, sont sans doute les produits
de ces annťes de solitude, ingrates en apparence, fťcondes en rťalitť.
Une ťcole n'aurait crťť qu'un disciple, l'isolement et la pensťe
crťŤrent un maÓtre. Que serait devenu Lťopold Robert s'il ťtait restť
un ťlŤve froid et compassť de David dans une ťcole des beaux-arts ŗ
Paris? Il lui fallait pour maÓtre les montagnes, les pasteurs, les
mers, les matelots, les horizons romains des Marais-Pontins, la
lumiŤre qui baigne les Abruzzes et ces mťlancolies profondes qui
creusent l'‚me jusqu'au dťsespoir, mais aussi jusqu'au gťnie. Dans
tous les arts, tous les suprÍmes artistes sont fils d'eux-mÍmes. Que
serait devenu Chateaubriand si, au lieu de converser avec son ‚me sur
les grŤves de Combourg ou dans les forÍts du Nouveau-Monde, il avait
eu pour sťjour de jeunesse les salons effťminťs de Paris et pour
ťmules les poŽtes ťnervťs et maniťrťs de notre dťcadence?
XXI
La renommťe de ses portraits descendit de la Chaux-de-Fonds jusqu'ŗ
Neufch‚tel. La Providence lui devait un patron; il l'avait cherchť
dans le roi de Prusse, alors souverain de Neuch‚tel; il le trouva,
plus prŤs de lui, dans un gťnťreux et riche habitant de cette ville,
M. Roullet de Mťzerac, qui venait de voyager en Italie. Ce
compatriote offrait ŗ Lťopold Robert son amitiť et le subside
nťcessaire pour aller ťtudier son art dans la patrie de l'art.
Le jeune artiste accepta sans hťsitation, des mains de l'amitiť, ces
arrhes de sa gloire future, bien sŻr de les restituer avec usure ŗ son
gťnťreux patron.
C'ťtait en 1818; le pape Pie VII rťgnait, aprŤs avoir longtemps pleurť
sa capitale dans les longs exils de Fontainebleau et de Savone. Plus
pieux que Lťon X, mais aussi fervent qu'un Mťdicis pour l'illustration
de sa capitale par les arts, il laissait administrer sous lui son
ministre et son ami, le cardinal Consalvi, d'aimable mťmoire.
Ce cardinal, plus politique que sacerdotal, ressemblait de visage et
de caractŤre ŗ Fťnelon; il faisait de Rome, ŗ cette ťpoque, la
_Salente_ des arts. Le reflux d'ťtrangers longtemps privťs par la
guerre du sťjour de cette capitale des ruines concourait ŗ cette
splendeur restaurťe de Rome; c'ťtait la capitale des peintres, des
sculpteurs, des musiciens, des poŽtes, des savants de toute l'Europe.
Nous n'oublierons jamais l'atmosphŤre d'enthousiasme pour le gťnie
qu'on respirait alors dans cette AthŤnes de l'Italie. L'‚ge de
PťriclŤs renaissait sous le cardinal Consalvi. AprŤs une matinťe
passťe dans l'atelier de _Canova_, le Phidias vťnitien, on visitait
les ateliers de _Thorwaldsen_, le Michel-Ange du Nord; on assistait ŗ
la crťation de toiles ou de fresques magiques sous le pinceau de dix
ťcoles de peintres de toutes les nations, presque tous hommes d'un
esprit de conversation transcendante (car le pinceau, je ne sais
pourquoi, aiguise l'esprit plus qu'aucune autre profession artistique;
c'est peut-Ítre parce que l'intelligence pense pendant que le pinceau,
qui se promŤne de la toile ŗ la palette, repose l'esprit et le rend
plus dispos au doux exercice de l'entretien. Personne ne cause avec
plus d'originalitť qu'un peintre).
On sortait de ces ateliers, ouverts dŤs le matin aux visiteurs comme
nous, pour aller, avec M. de Humbolt ou avec M. Gell, explorer les
fouilles ou les ruines du Palais d'or de Nťron; le soir on entendait
au thť‚tre de _Frosinone_ les lťgers opťras, prťludes de Rossini, ce
rossignol du siŤcle; l'oreille encore ivre de cette musique, on
achevait les soirťes dans les salons lettrťs de la duchesse de
Devonshire, entre le cardinal Consalvi, son ami, et les politiques les
plus consommťs des diffťrentes cours de l'Europe. On retrouvait lŗ
tous les jeunes artistes du matin, confondus, comme du temps de Lťon
X, avec les puissants de la terre. On ťcoutait les vers de lord Byron,
apportťs de Ravennes ou de Venise par la mťmoire des derniers arrivťs
de l'Adriatique; quelquefois on me demandait quelques-unes de mes
propres _Mťditations_, composťes la veille au bord des cascatelles de
Tibur. On rentrait ŗ pas lents au clair de lune d'Italie, qui jetait
les grandes ombres du Colysťe ou du Panthťon sur les cendres de Rome.
L'enthousiasme de l'antiquitť, de l'histoire, de l'art, des statues,
des tableaux, de lŗ musique, de la poťsie, de la philosophie, baignait
tous les pores; c'ťtait la transfiguration de l'homme en pure
intelligence par la divinitť de l'art; on ne respirait que de la
gloire; on avait le mirage de l'immortalitť. Quels jours! Et
maintenant quels soirs!
XXII
Cette atmosphŤre romaine de 1819 ŗ 1822 transfigura aussi Lťopold
Robert en Romain. Il eut le vertige de l'Italie; il conÁut une
peinture nouvelle, tout imprťgnťe de la puretť des lignes des horizons
romains, de la beautť des tÍtes transtťvťrines, de la m‚le sťvťritť
des attitudes de ce peuple-roi, dont la majestť se rťvŤle dans le
pasteur des Abruzzes comme un diadŤme ťgarť des palais et retrouvť
dans les cabanes, enfin de cette lumiŤre de fournaise ardente qui se
vaporise en touchant la terre et qui immerge toute la nature dans un
ocťan de clartťs, doublant les objets par les ombres crues qu'elle
projette sur leur face obscure. Il effaÁa pour jamais de sa palette
ces teintes vertes et ces nuances grises qu'il avait imitťes jusque-lŗ
des couleurs ternes de Paris et du Jura, et il y substitua, non pas
des couleurs, mais des rayons liquides fondus sur ses toiles. Son
dessin suivit la transformation de sa palette; il oublia le vulgaire
et ne chercha plus que l'idťal. Quant ŗ l'expression de la passion sur
les figures, il n'eut point ŗ la chercher: il la portait dans son ‚me;
il ťtait tout passion, mais comme il convient ŗ l'art quelconque,
passion pensive, quoique pathťtique, passion qui reste belle dans le
supplice, et qui, en se possťdant et en se contemplant elle-mÍme,
devient spectacle pour les regards de Dieu et des hommes.
XXIII
Cette transfiguration du jeune artiste franÁais et suisse en peintre,
en poŽte, en philosophe du pinceau italien, ne fut pas soudaine; le
travail fut ŗ la hauteur de l'effort.
Tout homme, quelque passionnť qu'il soit, et prťcisťment parce qu'il
est plus passionnť, porte en soi la patience de son gťnie. ņ un but
ťternel il n'ťpargne pas le temps. On raconte des miracles de la
patience de ce jeune homme et de son recueillement ťrťmitique dans une
petite maison d'une rue ťcartťe de Rome, pour atteindre par le pinceau
ce qu'il atteignait dťjŗ par la conception. Nous avons vu ces
centaines d'ťbauches, notes de son poŽme intťrieur, par lesquelles il
mesurait ses progrŤs ou prťparait les groupes, mÍme les plus
indiffťrents en apparence, de ses grands tableaux; ces notes sont
aussi achevťes que ses poŽmes. On en voyait un grand nombre ŗ Paris,
il y a quelques annťes, chez un opulent MťcŤne de la peinture, M.
Paturle, digne possesseur de ce reliquaire du gťnie (M. Paturle vient
de mourir; que deviendra ce prťcieux hťritage?). C'est ainsi
qu'autrefois ŗ Rome le riche banquier _Chigi_ livrait les plafonds et
les murailles de son palais de la _Farnesina_ ŗ RaphaŽl pour garder ŗ
la postťritť les moindres traces de cette main divine. Honneur ŗ l'or
quand il se dťvoue ŗ l'art! Il se transforme en se rťpandant. RaphaŽl
et Lťopold Robert emportent avec eux ŗ la postťritť les noms de
_Chigi_ et de _Paturle_.
Apprťcier le gťnie, c'est le gťnie aussi sous la forme de
l'admiration. Sans l'admiration, que deviendraient les chefs-d'oeuvre?
XXIV
M. de Lťcluse, peintre et ťcrivain franÁais de notre temps, qui a
illustrť souvent le _Journal des Dťbats_ de ses ťtudes sur l'art, a
droit de partager cet honneur. Il avait connu Lťopold pendant ses
annťes de noviciat ŗ Paris; il croyait en lui, et il le soutenait ŗ
Neuch‚tel et ŗ Rome de ses encouragements, cette monnaie du coeur sans
jalousie, et par consťquent sans dťnigrement. M. de Lťcluse s'est
toujours oubliť lui-mÍme pour faire valoir les talents de ses rivaux.
Comme Socrate, il ne produisait plus, mais il aidait les autres ŗ
produire: accoucheur de tableaux, comme Socrate accoucheur d'idťes.
Beaucoup des lettres intimes de Lťopold Robert sont adressťes ŗ M. de
Lťcluse: nous les citerons tout ŗ l'heure; d'autres sont empruntťes au
portefeuille de M. Feuillet de Conches. Ces lettres, comme ces poteaux
funŤbres plantťs dans la neige des Alpes, au bord du prťcipice,
jalonnent la route de la gloire ŗ la mort.
XXV
Ce fut en 1817 que Lťopold Robert se sentit assez maÓtre de sa main et
de sa couleur pour composer son premier grand tableau; ce tableau,
comme toutes les ťbauches qui l'avaient prťcťdť, c'ťtait l'Italie.
L'Italie s'ťtait emparťe de son imagination: ses yeux ťtaient le
miroir de cette terre de la lumiŤre et de la beautť; son ‚me entiŤre
n'ťtait qu'une transfiguration de l'Italie en amour et en culte.
RaphaŽl ou Titien eux-mÍmes n'avaient pas plus aimť cette patrie. Ce
fils adoptif ťgalait ces fils des entrailles en passion pour leur
mŤre. L'Italie viendrait ŗ pťrir qu'on la retrouverait sous ses
pinceaux.
Ce premier grand tableau, sur lequel Lťopold Robert fondait en idťe sa
fortune d'artiste et l'espťrance de sa renommťe, lui ťtait commandť
par un de ses opulents compatriotes de Neuch‚tel. C'ťtait la _Corinne_
de madame _de StaŽl_, improvisant au cap MycŤnes.
Ce sujet, plus dťclamatoire que vrai et pathťtique, ťtait ŗ la mode de
1820; ce poŽme ou ce roman vivait encore; il est mort aujourd'hui,
comme meurent, aprŤs un certain temps, dans la littťrature des
peuples, toutes les choses qui sont calquťes sur les engouements de la
sociťtť factice au lieu d'Ítre calquťes sur l'ťternelle et simple
nature.
Le peintre franÁais _Gťrard_ l'avait dťjŗ exťcutť en homme d'esprit
qu'il ťtait. C'est ce tableau que nous avons tous vu suspendu dans
l'humble chambre de la belle madame Rťcamier, au-dessus du fauteuil
sacrť oý s'asseyait, dans sa m‚le vieillesse, cette autre _Corinne_
virile du siŤcle, M. de Chateaubriand.
Ce tableau de Gťrard, en face du beau visage flťtri de madame
Rťcamier, au-dessus de la tÍte triomphale et dťdaigneuse de M. de
Chateaubriand, complťtait bien la scŤne d'intťrieur ŗ laquelle
j'ťtais rarement admis. C'ťtait une ťvocation perpťtuelle de l'ombre
de madame de StaŽl dans le coeur des amis qui lui survivaient. Ce
tableau ťtait le vrai piťdestal de cette figure de madame de StaŽl,
une conversation ťloquente dans un salon.
Le visage que Gťrard a donnť ŗ sa Corinne n'a rien des traces de la
passion, des lassitudes du gťnie, des p‚leurs de l'inspiration sur des
traits de femme; c'est un poli et frais visage de Suissesse abreuvťe
de lait, ou d'Anglaise colorťe du frisson des brises du Nord,
cherchant ŗ froid, dans ses yeux rÍveurs, quelques phrases sonores
pour pleurer en mesure sur la dťcadence de l'empire romain, qui lui
est parfaitement indiffťrente. Un p‚le …cossais l'ťcoute par
politesse; il s'enveloppe de son manteau contre la froide ťcume des
vagues beaucoup plus que contre le frisson de l'enthousiasme et de
l'amour; quelques spectateurs regardent sans comprendre. Les ruines
jaunissent et la mer bleuit comme une dťcoration convenable de cet
opťra en plein air. Tel qu'il est le tableau est agrťable ŗ l'oeil,
mais c'est une Italie rťflťchie dans la glace et encadrťe dans la
bordure d'un boudoir de Londres ou de Paris.
XXVI
C'ťtait une grande tťmťritť ŗ un amateur de Neuch‚tel de commander
l'exťcution de ce mÍme sujet ŗ un jeune peintre de ses montagnes;
c'ťtait une grande audace au peintre d'accepter le dťfi. Aussi Lťopold
Robert, malgrť son extrÍme dťsir de satisfaire son gťnťreux patron, ne
put-il jamais totalement plier son m‚le et sauvage gťnie ŗ ce
programme de salon suisse ou franÁais. Il travailla assidŻment et
lentement ŗ ťtudier et ŗ placer les paysages, les flots, les ťcueils,
les groupes secondaires de son tableau; mais il laissa toujours en
blanc la figure de l'improvisatrice, ne trouvant rien, dans son
imagination ťminemment vraie, naturelle, sťrieuse, de cet enthousiasme
de convention qu'il fallait nťcessairement donner ŗ cette figure de
jeune fille du Nord, psalmodiant et pleurant des lamentations
imaginaires sur les catastrophes des vieux Romains. Les catastrophes
des femmes sont dans leurs coeurs; Lťopold ne pouvait transporter dans
leur imagination ce qu'il ne voyait que dans leur ‚me. Corinne, pour
lui, ťtait trop thť‚trale; il ne pouvait prendre un tel modŤle que
sur la scŤne ou dans une sťance d'Acadťmie; or ce n'ťtait pas lŗ qu'il
ťtudiait la nature.
XXVII
ņ l'ťpoque de 1819 et 1820 oý Lťopold ťtudiait avec une solitaire
passion son art dans un faubourg de Rome, des actes de brigandage
tragique venaient d'ensanglanter la campagne de Rome. Le brigandage,
dans ce pays de sťve surabondante, est une habitude intermťdiaire
entre l'hťroÔsme et le crime; des hťros oisifs sont bien prŤs de se
faire brigands. Les gouvernements policťs les poursuivent, les moeurs
du pays ne les dťshonorent pas.
La petite ville de Sonnino, au pied des Abruzzes, ťtait peuplťe
presque tout entiŤre de cette race hťroÔque et belle de brigands
romains.
Gasparone, leur chef, que nous avons connu nous-mÍme dans les geŰles
de fer des cachots de Rome, venait guerroyer avec les sbires du pape
jusque dans les campagnes d'Albano qui dominent Rome. Les ťtrangers,
ranÁonnťs ou enlevťs dans les cavernes des montagnes, poussaient des
cris de terreur et d'indignation. Le cardinal Consalvi, qui avait ťtť
autrefois arrÍtť et mis ŗ prix lui-mÍme par un de ces chefs de
_bandits_, ouvrit une vťritable campagne militaire contre la ville de
Sonnino, quartier gťnťral du brigandage; les portes et les murs de ce
repaire furent crťnelťs de tÍtes de bandits tuťs dans les combats ou
dans les supplices au sein de ces montagnes. Rien ne put dťraciner de
ces rochers le crime hťrťditaire dans ces sauvages familles; il fallut
dťmolir Sonnino et exporter en masse hommes, femmes, jusqu'aux belles
jeunes filles et aux enfants, la population en masse de Sonnino, dans
les prisons ťlargies de Rome.
Ces prisons en plein air ťtaient seulement une espŤce de lazaret
ťpuratoire contre la peste du brigandage; les grands coupables ťtaient
morts sur leurs rochers, exposťs sur des fourches patibulaires au bord
de la route de Terracine, d'Itri, de Fondi, du royaume de Naples, ou
chargťs de fer et scellťs aux murs des cachots; leurs familles, leurs
vieillards, leurs femmes, leurs enfants jouissaient d'une demi-libertť
dans ces dťpŰts de Rome. C'ťtait la plus belle et la plus pittoresque
population de tout ‚ge et de tout sexe qu'il fŻt possible d'imaginer
pour un poŽte et de reproduire pour un peintre: la taille ťlevťe, les
membres dispos, les fiŤres attitudes, les costumes sauvages des
hommes; les profils purs, les yeux d'un bleu noir, les cheveux dorťs,
les ťpingles d'argent semblables ŗ des poignards, les corsets
pourpres, les tuniques lourdes, les sandales nouťes sur les jambes
nues des femmes; les groupes formťs naturellement, Áŗ et lŗ, le long
des murs, par les captifs, les ťpouses ou les fiancťes demi-libres,
s'entretenant, les joues rouges de passion ou p‚les de pitiť, avec
leurs maris ou leurs amants, ŗ travers les gros grillages de fer des
lucarnes des cachots, ouvrant sur les cours; les hommes assis et
pensifs sur la poussiŤre, le coude sur leurs genoux, la tÍte dans leur
main; les jeunes filles se tressant mutuellement leurs cheveux de
bronze avec quelques tiges de fleurs de leurs montagnes, apportťes par
leurs aÔeules la veille du dimanche, les regards chargťs des images de
la patrie, des arriŤre-pensťes de la vengeance, des invocations
ardentes ŗ la libertť de la montagne; les enfants ŗ la mamelle
allaitťs en plein soleil de lait amer mÍlť de larmes; toute cette
scŤne, que nous avons contemplťe souvent nous-mÍme alors, laissait
dans le souvenir, dans l'oeil et dans l'imagination un pittoresque de
nature humaine qui ne s'efface plus.
XXVIII
Il avait ťtť donnť ŗ Lťopold Robert, gr‚ce ŗ la protection de quelques
gardiens subalternes de ce dťpŰt des dťportťs de Sonnino, d'en jouir
tous les jours; c'est lŗ qu'il apportait ses crayons, c'est lŗ qu'il
ťtudiait, sur une vigoureuse nature, les traits, les physionomies, les
attitudes, les costumes de ce que la terre d'Italie porte de plus beau
dans la femme et de plus m‚le dans l'homme. Jamais, depuis _Salvator
Rosa_, le peintre des brigands, brigand lui-mÍme, on ne fit poser la
nature vivante dans un si sauvage et si tragique atelier. Le gťnie de
Robert y prit ce caractŤre de grandiose, de force, de sťvťritť dans le
beau qui s'attacha depuis cette ťpoque ŗ son pinceau comme une couleur
indťlťbile.
Mais, si son imagination s'y dessina, s'y modela, s'y colora sur ces
beaux types de femmes apennines des Abruzzes, son cour aussi n'y
rťsista pas; un grand et sombre attrait, prťlude, hťlas! trop certain
d'une grande et sombre passion, s'empara de son ‚me.
Puis-je l'accuser d'avoir contemplť avec trop de complaisance la fille
innocente du brigand des Abruzzes, moi qui ai suivi, sur les vagues de
la mÍme mer, la fille du pÍcheur de Procida? Et RaphaŽl ne mourut-il
pas lui-mÍme d'admiration pour la beautť plťbťienne de la _Fornarina_?
Regardez, dans le tableau des _Moissonneurs_, la jeune fille qui se
relŤve de la glŤbe, sa faucille ŗ la main, qui tourne aux trois quarts
son visage souriant d'un sourire sťvŤre vers le char, et qui jette un
regard de reproche amoureux au jeune homme, fils du riche laboureur,
dansant devant la tÍte des buffles? La _Fornarina_ n'a pas un ovale
plus parfait et plus dťprimť, un regard ŗ pleine paupiŤre oý entre
plus de ciel et d'oý sorte plus de pensťe secrŤte, une lŤvre plus
dťdaigneuse, une fossette dans la joue plus prÍte ŗ sourire et ŗ
pardonner ŗ l'excŤs d'ivresse de son fiancť. Quelle tÍte!... c'ťtait
celle de Thťrťsina. Or qu'ťtait-ce que Thťrťsina? Je vais vous le
dire.
XXIX
Thťrťsina ťtait la plus jeune fille d'un habitant de Sonnino, cťlŤbre
par ses exploits de bandit sur les frontiŤres de Rome et de Naples. Sa
soeur aÓnťe, Maria Grazia, femme d'un autre bandit emprisonnť ou
suppliciť ŗ Naples, ťtait aussi renommťe ŗ Rome par sa beautť que par
son caractŤre. Dťportťe avec sa famille au dťpŰt de Rome, elle y ťtait
libre, et elle posait comme modŤle de beautť tragique devant les
peintres ťtrangers; le peintre franÁais Schnetz, ami de Lťopold
Robert, directeur depuis de l'ťcole de France ŗ Rome, la protťgeait et
lui donnait asile; elle le protťgeait ŗ son tour quand il allait
explorer les montagnes des Abruzzes et chercher des sites pour ses
compositions toutes romaines. Un mot de Maria Grazia leur ťtait un
sauf-conduit parmi ces montagnards.
Thťrťsina, plus jeune, aussi belle, mais autrement belle que _Maria
Grazia_, n'avait alors que seize ou dix-sept ans; c'ťtait la gr‚ce de
cette beautť dont sa soeur ťtait la force. Robert s'attacha ŗ
reproduire cent fois sur sa toile cette charmante et grave
physionomie oý la naÔvetť de l'enfance luttait avec la premiŤre
passion de la jeunesse. Voulez-vous la voir? la voilŗ, dansant les
cheveux, semťs de fleurs des hautes montagnes, une ivresse qui a peur
de sa joie, une lionne qui badine avec sa griffe naissante.
Voulez-vous la voir? ArrÍtez-vous au musťe du Louvre devant le groupe
des deux jeunes filles qui dansent autour du char du tableau de la
_Madonna dell' Arco_; celle qu'on ne voit que de profil et qui relŤve
des deux mains son tablier pour que les plis ne gÍnent pas ses pieds
nus, c'est Thťrťsina.
Elle a nouť autour de ses cheveux, ŗ demi dťtachťs, une couronne de
fleurs sauvages d'un admirable ťclat; on y reconnaÓt les bleuets, les
oeillets rouges, les marguerites blanches, les pavots mÍlťs ŗ des ťpis
de folle avoine, toutes fleurs des hauts p‚turages du Jura
transportťes par rťminiscence sur le front de la fille des Abruzzes.
Son profil est tout ŗ fait fťminin, presque enfantin; elle sourit ŗ
peine, elle baisse les yeux et regarde ses pieds avec l'expression
d'une pudique honte. On voit qu'elle danse non par ivresse, mais par
piťtť, pour complaire ŗ sa soeur, ŗ ses frŤres, et pour honorer la
madone.
Le caractŤre mťditatif, recueilli et sauvage du jeune peintre ťtranger
se complaisait dans la contemplation de cette innocence, fleurissant
au milieu des rochers tragiques de Sonnino et flťtrie par l'ombre des
cachots ou des gibets patibulaires de toute sa famille; ses misŤres
autant que ses charmes l'attachŤrent ŗ Thťrťsina. Elle inspirait ses
pinceaux, elle attendrissait son coeur comme tous les premiers amours
des artistes sensibles, peintres ou poŽtes. Elle devait bientŰt
mourir, afin de laisser une ombre sur le coeur de son amant et un
ťblouissement de jeunesse dans ses yeux. La Bťatrice de Dante, la
Laure de Pťtrarque et tant d'autres n'ťtaient-elles pas de cette
famille d'apparitions, qui brillent et qui meurent pour laisser, ŗ
ceux qui les ont vues les premiers, des rÍves cťlestes et ineffaÁables
dans la mťmoire? Le gťnie ŗ ses commencements a besoin de larmes pour
tremper la plume ou le pinceau dans la tristesse, cette vťritť
pathťtique du coeur humain.
XXX
ęJ'ai ťtť frappť en entrant en Italie, ťcrivait ŗ cette ťpoque
Lťopold Robert ŗ un des confidents de son ‚me, de la beautť de ces
figures italiennes, des moeurs antiques, des costumes pittoresques et
sauvages de ces montagnards du Midi. Je pense les reproduire avec ce
caractŤre de simplicitť et de noblesse naturelle de ce peuple,
caractŤre transmis par ses aÔeux. Ce que j'ai fait jusqu'ŗ prťsent ne
me satisfait pas encore; j'espŤre rťussir mieux; cependant mes
tableaux, quels que soient les sujets, sont dťjŗ trŤs-recherchťs ŗ
Rome. Mon ťtat me coŻte beaucoup; je suis forcť d'avoir toujours des
modŤles pour mes tableaux, car je suis rťsolu de ne pas faire un seul
trait sans ce secours, qui ne peut jamais tromper... Je fais aussi des
excursions dans les montagnes les plus sauvages, et j'y trouve des
sujets et des modŤles tout nouveaux pour ce nouveau genre de
peinture.Ľ
ęCependant, ajoute-t-il dans la lettre suivante en parlant de son
tableau de _Corinne_, ce tableau commence ŗ me peser; j'ai peur de
m'Ítre fourvoyť en acceptant de le composer; j'ai choisi un sujet trop
difficile ŗ rendre, et d'ailleurs je m'aperÁois qu'une _Corinne_ est
trop relevťe pour moi, qui n'ai jamais fait que des contadines (des
paysannes).Ľ
ęCette figure de Corinne est ingrate ŗ faire, poursuit-il quelque
temps aprŤs; on ne sait quel caractŤre lui donner, ni quel costume.Ľ
XXXI
On voit que, dans la lutte entre la nature et la convention, la nature
en lui triomphe et qu'elle triomphe de lui. Il ne peut concevoir cette
sibylle de salon, drapťe par la marchande de modes et donnant
rendez-vous ŗ ses amis sur un ťcueil lavť par l'ťcume, pour ťcouter
une dťclamation ŗ froid, puisťe dans des rhťtoriques de demoiselles.
Dťcidťment la nature sincŤre et grave de l'enfant du Jura se refuse ŗ
cet effort impossible. En vain il copie le m‚le visage de la soeur
aÓnťe de Thťrťsina, Maria Grazia: cette figure n'a que des passions
vraies dans ses traits; elle enfonce la toile; elle fait frťmir Oswald
et p‚mer d'effroi les ťlťgantes …cossaises de la sociťtť de Corinne.
En vain il copie le dťlicat et naÔf visage de Thťrťsina elle-mÍme:
elle est trop simple pour simuler d'autre inspiration que celle de son
coeur; elle est trop timide pour lever au ciel ces regards de sibylle
qui sont un dťfi au soleil; elle ne regarde que celui qu'elle aime,
elle ne voit le monde que dans ses yeux. L'impatience saisit ŗ la fin
le peintre; il efface d'une main rťsolue toutes ces ťbauches, il
renonce au mensonge pour la vťritť, et il peint l'improvisateur
napolitain, l'HomŤre populaire et maritime, sa guitare ŗ la main,
assis sur un ťcueil de la plage au pied des montagnes, et psalmodiant,
pour quelques sous jetťs dans son bonnet de laine, en dialecte des
Abruzzes ou des Calabres, l'ťpopťe des brigands et des jeunes
Sonniniennes ŗ un auditoire rustique comme lui.
Cette scŤne-lŗ, il l'a vue cent fois; elle est entrťe dans son
imagination avec la lumiŤre des plages de Terracine, avec le
grincement de la guitare sous les oliviers, avec les visages et les
costumes qu'il a depuis six ans sous les yeux.
De plus, la scŤne est vraie: le vieux poŽte du mŰle de Terracine ou de
Sorrente exerce sa profession en plein air pour gagner, en
accompagnant ses stances de sa guitare, le pain, l'huile et le fromage
nťcessaires au souper de sa famille. Sa figure est triste et rťsignťe
au fond, mais ŗ la surface elle prend toutes les expressions terribles
ou tendres des situations des poŽmes qu'il rťcite.
Les figures de jeunes matelots, de pasteurs, de femmes ou de filles
qui se groupent autour de lui, ŗ une distance respectueuse, s'enivrent
naÔvement et sincŤrement des aventures de brigandage, d'hťroÔsme,
d'amour, d'enlŤvement, de coups de feu sur la montagne, de tempÍte sur
la mer, d'arrestations par les sbires dans la caverne, de supplice sur
l'ťchafaud, de priŤre ŗ la madone avant de mourir, qu'elles
recueillent en retenant leur respiration. Voilŗ la vťritť! voilŗ la
nature! voilŗ l'Italie! voilŗ le tableau que Lťopold substitue ŗ
l'instant sur la toile aux figures fausses et fardťes de Corinne!
XXXII
Regardez ce premier tableau complet de Robert ŗ cŰtť du tableau de
_Corinne_ par Gťrard: du premier coup d'oeil vous vous sentez en
pleine lumiŤre comme en plein pathťtique, comme en plein pittoresque,
comme en pleine vťritť. Et puisque nous parlons ici de la peinture
comme expression d'une littťrature qui parle aux yeux, qui
impressionne l'‚me, qui communique de l'homme ŗ l'homme des images,
des sensations, des pensťes, voilŗ une langue du pinceau qui se fait
entendre, entendre non pas d'un cercle d'initiťs comme la _Corinne_ de
Gťrard, mais de tout le monde. Gťrard parle une langue morte, Robert
parle une langue vivante et vulgaire.
Et d'abord remarquez avec quel instinct de la vťritť dans les
sensations Lťopold Robert, dans son _Improvisateur napolitain_,
dispose les lieux selon la scŤne. Que veut-il peindre? L'attention,
l'attention concentrťe d'un groupe ou deux de personnages au rťcit
populaire chantť par un poŽte de la nature. Aussi voyez comme il ťvite
de distraire leurs regards ou les regards des spectateurs par tout
luxe surabondant de paysages. Le ciel pour dŰme, la mer vide pour
fond, un rocher nu pour y asseoir son poŽte, quelques pierres roulťes
du rocher pour y grouper ses auditeurs, voilŗ tout; les deux ťlťments
de l'imagination et l'infini, le ciel et la mer, se prťsentent seuls ŗ
l'esprit quand on aperÁoit ce tableau: l'‚me se concentre sur le
groupe.
XXXIII
De quoi se compose-t-il, ce groupe? Du poŽte populaire d'abord, belle
tÍte homťrique aux traits pensifs et aux yeux rÍveurs, oý
l'inspiration professionnelle flotte sur un visage de chanteur de
rues. Il est assis sur le vieux manteau de laine brune qui s'est
dťtachť de ses ťpaules; il cherche d'une main distraite des notes sur
les cordes de sa guitare pour accompagner sa psalmodie; il cherche de
l'oeil, dans son imagination ou dans sa mťmoire, les aventures ou les
vers qu'il chante ŗ ses auditeurs attentifs.
Or quels sont ses auditeurs? C'est ici encore qu'il faut admirer
l'instinct naturel rťflťchi ou irrťflťchi du peintre. Comme il s'agit,
pour ces auditeurs, d'un plaisir oisif d'imagination et de coeur, le
peintre les a tous choisis dans l'‚ge de l'imagination ou de l'amour.
La poťsie lettrťe ou illettrťe est chose de jeunesse; une fois aux
prises avec les occupations actives et sťrieuses de la vie, on ne se
passionne plus pour ces fables chantťes qu'on nomme les poŽmes: l'‚ge
mŻr n'a pas le temps, la vieillesse n'a plus le goŻt de ces rÍveries;
on songe ŗ vivre, on pense ŗ mourir. On laisse rÍver ceux qui ne
connaissent encore ni la vie ni la mort, et qui se font la mort et la
vie ŗ l'image de leurs douces ignorances.
C'est d'abord, assis sur le mÍme banc de rocher, ŗ cŰtť du poŽte, un
jeune lazzarone de seize ans, qui se destine sans doute ŗ la mÍme
profession, qui suit son maÓtre comme l'ombre le corps, qui paraÓt
fier de l'approcher de plus prŤs que les autres, qui tourne sa tÍte de
son cŰtť, qui semble boire des yeux les vers et les sons, et qui
contemple avec une admiration ťtonnťe les merveilleuses inspirations
du poŽte et du chanteur.
Au pied de l'ťcueil ce sont deux jeunes matelots; l'un est accoudť
nonchalamment sur la base du roc, et l'autre, son manteau dans une
main et son bras passť autour du cou de son compagnon, comme pour
l'inviter ŗ mieux ťcouter encore le rťcit, ťcoute lui-mÍme avec une
attention passionnťe qui lui fait oublier tout le reste.
Tout prŤs d'eux est une femme d'Ischia, adossťe au rocher, assise sur
ses talons repliťs ŗ la maniŤre des femmes grecques, les deux bras
pendants le long du corps; elle regarde en sens opposť de
l'improvisateur et ne semble participer ŗ la scŤne que par ses
oreilles.
Une enfant de huit ŗ dix ans, sa fille, rÍve aux sons de la guitare,
la tÍte penchťe sur les genoux de sa mŤre. L'attention a fait tomber
de sa main et rouler ŗ terre le tambourin entourť de grelots sur
lequel elle venait de frotter du doigt la tarentelle de son Óle.
En face du chanteur, deux belles jeunes filles de Procida ou de
MycŤnes sont debout, dans l'attitude et dans l'expression de
l'attention, ťmues jusqu'aux larmes; l'une regarde le poŽte comme s'il
allait lui dire le secret de sa destinťe amoureuse; l'autre baisse les
yeux et songe ŗ je ne sais quoi de triste comme le rťcit.
DerriŤre elles, une autre jeune fille ťcoute de loin et comme
furtivement; on dirait qu'elle craint d'entrer dans le cercle magique,
mais qu'elle est fascinťe comme la colombe par le serpent.
Plus bas on aperÁoit un groupe de pÍcheurs qui descendent vers la
plage, leurs rames en faisceau sur leurs ťpaules. Ceux-lŗ n'ont pas le
temps de s'amuser aux chimŤres, mais on voit qu'ils les regrettent, et
qu'ils saisissent en passant quelques refrains de l'instrument ou
quelques vers connus du rťcitatif.
Enfin, derriŤre le rocher oý s'assied le chanteur, une jeune mŤre,
assise ŗ distance, presse son nourrisson amoureusement entre sa joue
et sa mamelle, comme pour l'empÍcher de troubler le silence de
l'auditoire en l'endormant.
XXXIV
Voilŗ tout le tableau, et cependant que de choses ne dit-il pas par
les yeux ŗ l'‚me! Quelle sťrťnitť, quelle paix, quel apaisement des
soucis de la vie, quelles images de fťlicitť, d'amour, d'ivresse
rÍveuse, ne fait-il pas monter des sens ŗ l'esprit! On nage dans la
tiŤde lumiŤre d'un ťther mťridional, on glisse sur le cristal azurť de
cette mer presque toujours aplanie, on boit par tous les pores la
brise embaumťe, on regarde ce ciel du soir qui n'est que l'avenue
voilťe des mondes imaginaires oý s'abÓme l'espťrance; on s'assied, on
se groupe, on ťcoute, on s'ťtonne, on s'enchante aux chants de ce
poŽte avec ces jeunes hommes et ces jeunes femmes, doucement ivres de
poťsie et de musique, ces fleurs du climat oý l'_oranger fleurit_; on
s'oublie, on oublie le monde, le jour qui baisse, l'heure qui glisse,
les soucis qui poignent, les peines qui attendent. Le peintre vous
donne ce qu'il y a de meilleur ŗ un certain ‚ge de la vie sur la
terre: une heure d'oubli!...
Aussi ce tableau, vťritable rťvťlation d'une poťsie du pinceau
inconnue au monde, fit-il sur les spectateurs l'impression que des
livres tels que _Paul et Virginie_ ou _Atala_ auraient pu faire sur
les imaginations. Chaque tableau de Lťopold Robert est un livre en
effet, un poŽme, un roman, une philosophie, une idylle de Thťocrite,
une ťglogue de Virgile, un chant du Tasse, un sonnet mťlodieux de
Pťtrarque. Il n'y a autant de littťrature dans aucun tableau. Son
pinceau est une plume; il parle, il chante autant qu'il dessine; sa
couleur a du son, sa toile est lyrique; il parle trois langues en une:
on l'entend peindre, on le sent dťcrire, on le voit penser.....
...............................................................
XXXV
L'enthousiasme qu'ťprouvŤrent l'Italie et la France ŗ cette premiŤre
grande page du gťnie de Lťopold Robert lui donna l'ťlan et la
confiance de son talent. Les artistes ont bien le pressentiment de
leur force, mais ils n'en ont la foi qu'aprŤs qu'ils se sont vus dans
le miroir ťmu de leur siŤcle. En 1822, en 1824, en 1826, il peignit
les _PŤlerins se reposant dans la campagne de Rome, un Brigand en
priŤres avec sa femme, la Mort d'un brigand, la MŤre pleurant sur le
corps de sa jeune fille exposťe, les Chevriers des Abruzzes pansant
une chŤvre blessťe_, tous tableaux empreints de la mÍme sensibilitť
communicative, tableaux qui rayonnent, tableaux qui parlent, tableaux
qui prient, tableaux qui chantent, tableaux qui pleurent. On se les
disputait dans toute l'Europe pittoresque. Les expositions de Rome, de
Paris, de Londres, d'Amsterdam, retentissaient de son nom. Il
remboursait ses protecteurs de Neuch‚tel; il soutenait son humble
famille de la Chaux-de-Fonds; il appelait ŗ Rome, auprŤs de lui, son
jeune frŤre AurŤle Robert, devenu son ťlŤve, son ťmule et son graveur.
Il ťtait ou il semblait heureux, mais dťjŗ le bonheur ťtait devenu
pour lui impossible. ęJe me sens, ťcrivait-il ŗ cette ťpoque, _malade
du mal de ceux qui dťsirent trop_.Ľ On croirait lire un vers de Dante.
On va voir ce qu'il dťsirait au delŗ de ce que le gťnie et la destinťe
lui permettaient d'atteindre. Mais ce dťsir mÍme, qui n'ťtait encore
que rÍve confus du coeur, qui devint plus tard passion, et enfin mort,
ne faisait que de naÓtre en lui et peut-Ítre ne le reconnaissait-il
pas encore lui-mÍme: c'ťtait un amour.
Cet amour voilť, superbe, tragique dŤs le premier moment, le fÓt
rougir de ce premier trouble lťger, accidentel, de sa jeunesse pour
la jeune fille de _Sonnino_; Thťrťsina fut nťgligťe, oubliťe,
dťdaignťe peut-Ítre, et disparut de sa vie: c'est une ingratitude.
Elle retourna dans les montagnes avec ses parents; elle fut donnťe par
eux pour ťpouse ŗ un de ces hťroÔques brigands du mÍme mťtier; elle
partagea ses aventures, ses expatriations, ses captivitťs dans les
…tats romains, dans le royaume de Naples, et elle mourut, jeune
encore, ŗ la suite du bandit, laissant la tÍte de son mari clouťe,
dans une niche de fer, sur un poteau de la route de Terracine, et son
enfant orphelin sur la paille d'une cour de prison.
XXXVI
Cet amour pour une femme d'un rang supťrieur, vers laquelle la morale
comme l'honneur lui interdisait d'ťlever sa pensťe, n'ťtait encore
dans l'‚me de Lťopold Robert qu'une respectueuse admiration et une
modeste familiaritť. Les commencements de cette passion ressemblŤrent
exactement ŗ l'irrťprochable culte de Michel-Ange pour la belle et
vertueuse _Vittoria Colonna_, la poťtique et fidŤle ťpouse du
grand-duc de _Pescaire_. Ce culte se manifesta jusqu'au dernier jour
du sublime artiste par un redoublement d'oeuvres incomparables et par
ces poťsies platoniques oý la plume de Michel-Ange ťgale son pinceau
en cťlťbrant son amour.
Cet amour de Robert ressemble davantage encore ŗ la familiaritť
pťrilleuse du _Tasse_ avec la princesse …lťonore d'Este, soeur du duc
de Ferrare. Le poŽte glissa, sans s'en apercevoir, de l'admiration et
de la reconnaissance dans la passion; il n'y perdit pas la vie comme
Lťopold Robert, mais il y perdit sa fortune, sa libertť et sa raison.
Enfin cet amour ressembla aussi ŗ l'attachement intime et mutuel du
peintre Fabre de Montpellier et de la belle comtesse d'Albany, veuve
du dernier des Stuarts, prťtendant ŗ la couronne d'Angleterre, et
peut-Ítre cet exemple d'un amour rťcompensť et d'un mariage secret
entre un artiste et une reine dťcouronnťe ne fut-il pas sans une
funeste influence et sans une fatale analogie sur l'imagination de
Lťopold Robert.
Le hasard nous a fait connaÓtre personnellement quelques-uns des
principaux personnages et quelques-unes des circonstances de ce drame
intťrieur, si intimement mÍlť ŗ la vie, aux oeuvres, au gťnie, ŗ la
mort du jeune Robert, ce Werther des peintres. Nous allons retrouver
son amour d'abord naissant, puis couvť, puis dťveloppť, dans ses
ouvres. Jamais l'homme ne fut plus insťparable de l'artiste que dans
ce _Tasse_ de l'Helvťtie transportť dans une cour exilťe ŗ Rome. Ce
sont les rÍves de son coeur qu'il rend visibles sur sa palette pour
les transporter sur la toile; les trois phases de son amour y sont
ťcrites en trois tableaux immortels: la premiŤre ivresse d'un
sentiment qui vient d'ťclore dans _la Madonna dell' Arco_, la fťlicitť
suprÍme dans _les Moissonneurs_, la dťsillusion et le pressentiment de
mort dans les _Pťcheurs de l'Adriatique_. Ces trois tableaux sous les
yeux ou dans la mťmoire, suivez un moment son pinceau; ce pinceau,
c'est la vie.
LAMARTINE.
(_La suite au mois de janvier._)
Paris.--Typographie de Firmin Didot frŤres, fils et Cie, rue Jacob,
56.
End of the Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littťrature (Volume
6), by Alphonse Lamartine (de)
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Cours familier de Littérature - Volume 06
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Excerpt
The Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littťrature (Volume 6), by
Alphonse Lamartine (de)
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Title: Cours Familier de Littťrature (Volume 6)
Un Entretien par Mois
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— End of Cours familier de Littérature - Volume 06 —
Book Information
- Title
- Cours familier de Littérature - Volume 06
- Author(s)
- Lamartine, Alphonse de
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- November 22, 2008
- Word Count
- 92,844 words
- Library of Congress Classification
- PN
- Bookshelves
- France, FR Littérature, Browsing: Culture/Civilization/Society, Browsing: History - General, Browsing: Literature
- Rights
- Public domain in the USA.
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