Cover of Cinq années de ma vie, 1894-1899

Cinq années de ma vie, 1894-1899

French 61,012 words 1016h 52m read Nov 16, 2011

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The Project Gutenberg EBook of Cinq annťes de ma vie, by Alfred Dreyfus

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The Project Gutenberg EBook of Cinq annťes de ma vie, by Alfred Dreyfus This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Cinq annťes de ma vie 1894-1899 Author: Alfred Dreyfus Release Date: November 16, 2011 [EBook #38031] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ ANN…ES DE MA VIE *** Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Au lecteur Cette version ťlectronique reproduit, dans son intťgralitť, la version originale. La ponctuation n'a pas ťtť modifiťe hormis quelques corrections mineures. L'orthographe a ťtť conservťe. Seuls quelques mots ont ťtť modifiťs. La liste des modifications se trouve ŗ la fin du texte. CINQ ANN…ES DE MA VIE IL A …T… TIR… DE CET OUVRAGE: 500 exemplaires in-8ļ, imposition spťciale, sur vťlin. Et 50 exemplaires in-8ļ, imposition spťciale sur papier du Japon, numťrotťs ŗ la presse. Cet ouvrage a ťtť composť et imprimť en franÁais et en anglais dans les Etats-Unis d'Amťrique, oý le texte franÁais et la composition anglaise sont protťgťs par le "Copyright". Copyright 1901 par A. F. Jaccaci. ALFRED DREYFUS CINQ ANN…ES DE MA VIE 1894-1899 PARIS BIBLIOTH»QUE-CHARPENTIER FASQUELLE …DITEURS 11, RUE DE GRENELLE, 11 Tous droits rťservťs. _Je raconte uniquement dans ces pages ma vie pendant les cinq annťes oý j'ai ťtť retranchť du monde des vivants._ _Les ťvťnements qui se sont dťroulťs autour du procŤs de 1894 et dans les annťes suivantes, en France, me sont restťs inconnus jusqu'au procŤs de Rennes._ _A. D._ _A MES ENFANTS_ CINQ ANN…ES DE MA VIE I Je suis nť ŗ Mulhouse, en Alsace, le 9 octobre 1859. Mon enfance s'ťcoula doucement sous l'influence bienfaisante de ma mŤre et de mes soeurs, d'un pŤre profondťment dťvouť ŗ ses enfants, sous la touchante protection de frŤres plus ‚gťs. Ma premiŤre impression triste, dont le souvenir douloureux ne s'est jamais effacť de ma mťmoire, a ťtť la guerre de 1870. La paix conclue, mon pŤre opta pour la nationalitť franÁaise; nous dŻmes quitter l'Alsace. Je me rendis ŗ Paris pour poursuivre mes ťtudes. Je fus reÁu en 1878 ŗ l'…cole Polytechnique, d'oý je sortis en 1880 pour entrer comme sous-lieutenant ťlŤve d'artillerie ŗ l'…cole d'application de Fontainebleau. Le 1er octobre 1882 j'ťtais nommť lieutenant au 31e rťgiment d'artillerie en garnison au Mans. A la fin de l'annťe 1883, j'ťtais classť aux batteries ŗ cheval de la 1re division de cavalerie indťpendante ŗ Paris. Le 12 septembre 1889, je fus nommť capitaine au 21e rťgiment d'artillerie, dťtachť comme adjoint ŗ l'…cole centrale de pyrotechnie militaire ŗ Bourges. Dans le courant de l'hiver, je me fianÁai ŗ Mlle Lucie Hadamard, qui est devenue ma compagne dťvouťe et hťroÔque. Durant mes fianÁailles, je prťparai mes examens ŗ l'…cole supťrieure de guerre oý je fus reÁu le 20 avril 1890; le lendemain 21 avril, je me mariai. Je sortis de l'…cole supťrieure de guerre en 1892 avec la mention trŤs bien et le brevet d'ťtat-major. Mon numťro de classement ŗ la sortie de l'…cole de guerre me valut d'Ítre appelť comme stagiaire ŗ l'ťtat-major de l'armťe. J'y entrai le 1er janvier 1893. La carriŤre m'ťtait ouverte brillante et facile; l'avenir se montrait sous de beaux auspices. AprŤs les journťes de travail, je trouvais le repos et le charme de la vie familiale. Curieux de toutes les manifestations de l'esprit humain, je me complaisais aux longues lectures durant les chŤres soirťes passťes auprŤs de ma femme. Nous ťtions parfaitement heureux, un premier enfant ťgayait notre intťrieur; je n'avais pas de soucis matťriels, la mÍme affection profonde m'unissait aux membres de ma famille et de la famille de ma femme. Tout dans la vie semblait me sourire. II L'annťe 1893 se passa sans incidents. Ma fille Jeanne vint ťclairer mon intťrieur d'un nouveau rayon de joie. L'annťe 1894 devait Ítre la derniŤre de mon sťjour ŗ l'ťtat-major de l'armťe. Je fus dťsignť pour faire, durant le dernier trimestre de cette annťe, le stage rťglementaire dans un rťgiment d'infanterie, stationnť ŗ Paris. Je commenÁai ce stage le 1er octobre; le samedi 13 octobre 1894, je reÁus une note de service m'invitant ŗ me rendre le lundi suivant ŗ neuf heures du matin au ministŤre de la guerre pour l'inspection gťnťrale; il y ťtait expressťment indiquť d'Ítre en ętenue bourgeoiseĽ. L'heure me parut bien matinale pour l'inspection gťnťrale qui, d'ordinaire, se passait le soir; l'indication de la tenue bourgeoise m'ťtonna ťgalement. Mais aprŤs avoir fait ces remarques ŗ la lecture de la note de service, je les oubliai vite, n'y attachant aucune importance. Le dimanche soir, nous dÓn‚mes comme d'habitude, ma femme et moi, chez mes beaux-parents, d'oý nous partÓmes forts gais, heureux comme toujours de ces soirťes passťes en famille, dans un milieu affectueux. Le lundi matin je pris congť des miens. Mon fils Pierre, alors ‚gť de trois ans et demi, qui s'ťtait accoutumť ŗ me conduire jusqu'ŗ la porte quand je sortais, m'accompagna ce matin-lŗ comme d'habitude. Ce fut un de mes plus vifs souvenirs dans mon infortune; bien souvent, dans mes nuits de douleur et de dťsespoir, j'ai revťcu cette minute oý j'avais serrť dans mes bras pour la derniŤre fois mon enfant; j'y puisais une nouvelle dose de force et de volontť. La matinťe ťtait belle et fraÓche; le soleil s'ťlevait ŗ l'horizon, chassant le brouillard lťger et tťnu; tout annonÁait une superbe journťe. Comme j'ťtais arrivť un peu ŗ l'avance au ministŤre, je me promenai quelques minutes devant la faÁade; puis je montai aux bureaux. DŤs mon entrťe, je fus reÁu par le commandant Picquart, qui semblait m'attendre et qui m'introduisit aussitŰt dans son cabinet. Je fus surpris de ne trouver aucun de mes camarades, les officiers ťtant toujours convoquťs par groupes ŗ l'inspection gťnťrale. AprŤs quelques minutes de conversation banale, le commandant Picquart me conduisit dans le cabinet du chef d'ťtat-major gťnťral. Mon ťtonnement fut grand en y pťnťtrant; au lieu de me trouver en prťsence du chef d'ťtat-major gťnťral, je fus reÁu par le commandant du Paty de Clam en uniforme. Trois personnes en civil, qui m'ťtaient complŤtement inconnues, s'y trouvaient ťgalement. Ces trois personnes ťtaient M. Cochefert, chef de la sŻretť, son secrťtaire et l'archiviste Gribelin. Le commandant du Paty vint ŗ moi et me dit d'une voix ťtranglťe: ęLe gťnťral va venir. En l'attendant, comme j'ai une lettre ŗ ťcrire et que j'ai mal au doigt, voulez-vous l'ťcrire pour moi?Ľ Si ťtrange que fut cette demande, faite dans de pareilles conditions, j'y accťdai aussitŰt. Je m'assis ŗ une petite table toute prťparťe, le commandant du Paty assis ŗ cŰtť et tout prŤs de moi, suivant ma main de l'oeil. AprŤs m'avoir fait remplir d'abord une feuille d'inspection, il me dicta une lettre dont certains passages rappelaient la lettre accusatrice que je connus par la suite et qui prit le nom de ęBordereauĽ. Au cours de la dictťe, le commandant m'interpella vivement, me disant: ęVous tremblez.Ľ (Je ne tremblais pas. Au Conseil de guerre de 1894, il expliqua cette brusque interpellation en disant qu'il s'ťtait aperÁu que je ne tremblais pas durant la dictťe, que dŤs lors il avait pensť avoir affaire ŗ un simulateur et avait cherchť ŗ ťbranler mon assurance.) Cette remarque vťhťmente me surprit singuliŤrement, ainsi que l'attitude hostile du commandant du Paty. Mais comme tout soupÁon ťtait fort loin de mon esprit, je crus qu'il trouvait que j'ťcrivais mal. J'avais froid aux doigts, car la tempťrature ťtait trŤs fraÓche au dehors, et je n'ťtais que depuis quelques minutes dans une salle chauffťe. Aussi lui rťpondis-je: ęJ'ai froid aux doigts.Ľ Comme je continuais ŗ ťcrire sans prťsenter aucun trouble, le commandant du Paty tenta une nouvelle interpellation et me dit violemment: ęFaites attention, c'est grave!Ľ Quelle que fŻt ma surprise de ce procťdť aussi grossier qu'insolite, je ne dis rien et m'appliquai simplement ŗ mieux ťcrire. DŤs lors, le commandant du Paty, ainsi qu'il l'expliqua au Conseil de guerre de 1894, considťra que j'avais tout mon sang-froid et qu'il ťtait inutile de poursuivre plus loin l'expťrience. La scŤne de la dictťe avait ťtť prťparťe dans tous ses dťtails; elle n'avait pas rťpondu aux espťrances qui l'avaient inspirťe. AussitŰt la dictťe terminťe, le commandant du Paty se leva et, posant la main sur moi, s'ťcria d'une voix tonnante: ęAu nom de la loi, je vous arrÍte; vous Ítes accusť du crime de haute trahison.Ľ La foudre tombant ŗ mes pieds n'eut pas produit en moi une commotion plus violente; je prononÁai des paroles sans suite, protestant contre une accusation aussi inf‚me que rien dans ma vie ne permettait de justifier. Puis, M. Cochefert et son secrťtaire s'ťlancŤrent sur moi et me fouillŤrent. Je n'opposai pas la moindre rťsistance et leur criai: ęPrenez mes clefs, ouvrez tout chez moi, je suis innocent!Ľ J'ajoutai: ęMontrez-moi au moins les preuves de l'infamie que vous prťtendez que j'ai commise.Ľ Les charges sont accablantes, me rťpondit-on, sans vouloir prťciser ces charges. Je fus ensuite conduit ŗ la prison du Cherche-Midi par le commandant Henry, accompagnť d'un agent de la sŻretť. Durant ce trajet, le commandant Henry, qui ťtait d'ailleurs parfaitement au courant de ce qui venait de se passer, car il avait assistť, cachť derriŤre un rideau, ŗ toute la scŤne, me demanda de quoi j'ťtais accusť. Ma rťponse fut l'objet d'un rapport du commandant Henry, rapport dont le mensonge ťclata par les interrogatoires mÍmes que je venais de subir et que je devais subir encore pendant plusieurs jours. A mon arrivťe dans la prison, je fus incarcťrť dans une cellule, dont la fenÍtre donnait sur la cour des condamnťs. Je fus mis au secret le plus absolu; toute communication avec les miens me fut interdite. Je n'eus ŗ ma disposition ni papier, ni plume, ni encre, ni crayon. Les premiers jours, je fus mis au rťgime des condamnťs; puis cette mesure illťgale fŻt annulťe. Les hommes qui apportaient ma nourriture, ťtaient toujours accompagnťs du sergent de garde et de l'agent principal, qui seul possťdait la clef de ma cellule. Il ťtait interdit de m'adresser la parole. Quand je me vis dans cette sombre cellule, sous l'impression atroce de la scŤne que je venais de subir et de l'accusation monstrueuse portťe contre moi, quand je pensai ŗ tous ceux que je venais de quitter il y a quelques heures ŗ peine, dans la joie et le bonheur, je tombai dans un ťtat de surexcitation terrible, je hurlai de douleur. Je marchais dans ma cellule, heurtant ma tÍte aux murs. Le commandant des prisons vint me voir, accompagnť de l'agent principal, et me calma pour quelques instants. Je suis heureux de pouvoir rendre ici mon reconnaissant hommage au commandant Forzinetti, directeur des prisons militaires, qui sut allier les devoirs stricts du soldat aux sentiments les plus ťlevťs d'humanitť. Durant les dix-sept jours qui suivirent, je subis de nombreux interrogatoires du commandant du Paty, faisant fonctions d'officier de police judiciaire. Il arrivait toujours le soir, fort tard, accompagnť de son greffier, l'archiviste Gribelin; il me dictait des bouts de phrases pris dans la lettre incriminťe, faisait passer rapidement sous mes yeux, ŗ la lumiŤre, des mots ou des fractions de mots pris dans la mÍme lettre, en me demandant si je reconnaissais ou non mon ťcriture. En dehors de ce qui a ťtť consignť dans les interrogatoires, il faisait toutes sortes d'allusions voilťes ŗ des faits auxquels je ne comprenais rien, puis se retirait thť‚tralement, laissant mon cerveau en face d'ťnigmes indťchiffrables. J'ignorais toujours quelle ťtait la base de l'accusation; malgrť mes demandes pressantes, je ne pouvais obtenir aucun ťclaircissement sur l'accusation monstrueuse portťe contre moi. Je me dťbattais dans le vide. Si mon cerveau n'a pas sombrť dans ces journťes et dans ces nuits interminables, ce ne fut pas la faute du commandant du Paty. Je ne possťdais ni papier ni encre permettant de fixer mes idťes; ŗ toutes les minutes je retournais dans ma tÍte les lambeaux de phrases que je lui arrachais et qui ne faisaient que me dťrouter davantage. Mais quelles que fussent mes tortures, ma conscience veillait et me dictait infailliblement mon devoir. ęSi tu meurs, me disait-elle, on te croira coupable; quoi qu'il arrive, il faut que tu vives pour crier ton innocence ŗ la face du monde.Ľ Le quinziŤme jour enfin aprŤs mon arrestation, le commandant du Paty me montra une photographie de la lettre accusatrice, appelťe depuis le Bordereau. Cette lettre, je ne l'avais pas ťcrite, je n'en ťtais pas l'auteur. III AprŤs la clŰture de l'instruction du commandant du Paty, l'ordre d'ouvrir une instruction rťguliŤre fut donnť par le gťnťral Mercier, ministre de la Guerre. Ma conduite cependant ťtait irrťprochable; rien dans ma vie, dans mes actes, dans mes relations ne pouvait prÍter ŗ une mťprise quelconque. Le 3 novembre, le gťnťral Saussier, gouverneur de Paris, signa l'ordre d'informer. L'information fut confiťe au commandant d'Ormescheville, rapporteur prŤs le 1er Conseil de guerre de Paris; il ne put relever aucune charge prťcise. Son rapport est un tissu d'allusions et d'insinuations mensongŤres; il en a ťtť dťjŗ fait bonne justice au Conseil de guerre de 1894; ŗ la derniŤre audience, le commissaire du Gouvernement termina son rťquisitoire en reconnaissant que tout avait disparu, sauf le bordereau. La Prťfecture de police, ayant fait des investigations sur ma vie privťe, avait remis un rapport officiel absolument favorable; l'agent Guťnťe, attachť au service des renseignements du ministŤre de la Guerre, produisit, d'autre part, un rapport anonyme; ce n'ťtaient que racontars calomnieux. Ce dernier rapport fut seul produit au procŤs de 1894; le rapport officiel de la Prťfecture de police, qui avait ťtť remis ŗ Henry, disparut. Les magistrats de la Cour suprÍme en retrouvŤrent la minute dans les dossiers de la Prťfecture et firent connaÓtre la vťritť en 1899. AprŤs sept semaines d'instruction, durant lesquelles je suis restť comme prťcťdemment au secret le plus absolu, le commissaire du Gouvernement, commandant Brisset, conclut, le 3 dťcembre 1894, ŗ la mise en accusation, ęles prťsomptions ťtant suffisamment ťtabliesĽ. Ces prťsomptions ťtaient fondťes sur les rapports contradictoires des experts en ťcriture. Deux experts, M. Gobert, expert prŤs la Banque de France et M. Pelletier, concluaient en ma faveur; deux experts, MM. TeyssonniŤres et Charavay, concluaient contre moi, tout en constatant de nombreuses dissemblances entre l'ťcriture du bordereau et la mienne. M. Bertillon, qui n'ťtait pas expert, avait conclu contre moi par de prťtendues raisons scientifiques. On sait qu'au procŤs de Rennes, en 1899, M. Charavay a solennellement reconnu son erreur. Le 4 dťcembre 1894, le gťnťral Saussier, gouverneur militaire de Paris, signa l'ordre de mise en jugement. Je fus mis alors en communication avec Me Demange, dont l'admirable dťvouement m'a soutenu ŗ travers toutes mes ťpreuves. On me refusait toujours le droit de voir ma femme. Le 5 dťcembre, je reÁus enfin l'autorisation de lui ťcrire ŗ lettre ouverte. Mardi, 5 dťcembre 1894. Ma chŤre Lucie, Enfin je puis t'ťcrire un mot, on vient de me signifier ma mise en jugement pour le 19 de ce mois. On me refuse le droit de te voir. Je ne veux pas te dťcrire tout ce que j'ai souffert, il n'y a pas au monde de termes assez saisissants pour cela. Te rappelles-tu quand je te disais combien nous ťtions heureux? Tout nous souriait dans la vie. Puis tout ŗ coup un coup de foudre ťpouvantable, dont mon cerveau est encore ťbranlť. Moi, accusť du crime le plus monstrueux qu'un soldat puisse commettre! Encore aujourd'hui je me crois l'objet d'un cauchemar ťpouvantable. La vťritť finira bien par se faire jour. Ma conscience est calme et tranquille, elle ne me reproche rien. J'ai toujours fait mon devoir, jamais je n'ai flťchi la tÍte. J'ai ťtť accablť, atterrť dans ma prison sombre, en tÍte ŗ tÍte avec mon cerveau; j'ai eu des moments de folie farouche, j'ai mÍme divaguť, mais ma conscience veillait. Elle me disait: ęHaut la tÍte et regarde le monde en face. Fort de ta conscience marche droit et relŤve-toi. C'est une ťpreuve ťpouvantable, mais il faut la subir.Ľ Je ne t'ťcris pas plus longuement, car je veux que cette lettre parte ce soir. Je t'embrasse mille fois comme je t'aime, comme je t'adore. Mille baisers aux enfants. Je n'ose t'en parler plus longuement, les pleurs me viennent aux yeux en pensant ŗ eux. ALFRED. La veille de l'ouverture des dťbats j'ťcrivis ŗ ma femme la lettre suivante; elle exprime toute la confiance que j'avais dans la loyautť et la conscience des juges. J'arrive enfin au terme de mes souffrances, au terme de mon martyre. Demain je paraÓtrai devant mes juges, le front haut, l'‚me tranquille. L'ťpreuve que je viens de subir, ťpreuve terrible s'il en fut, a ťpurť mon ‚me. Je te reviendrai meilleur que je n'ai ťtť. Je veux te consacrer, ŗ toi, ŗ mes enfants, ŗ nos chŤres familles, tout ce qui me reste ŗ vivre. Comme je te l'ai dit, j'ai passť par des crises ťpouvantables. J'ai eu de vrais moments de folie furieuse ŗ la pensťe d'Ítre accusť d'un crime aussi monstrueux. Je suis prÍt ŗ paraÓtre devant des soldats, comme un soldat qui n'a rien ŗ se reprocher. Ils verront sur ma figure, ils liront dans mon ‚me, ils acquerront la conviction de mon innocence comme tous ceux qui me connaissent. Dťvouť ŗ mon pays auquel j'ai consacrť toutes mes forces, toute mon intelligence, je n'ai rien ŗ craindre. Dors donc tranquille, ma chťrie, et ne te fais aucun souci. Pense seulement ŗ la joie que nous ťprouverons ŗ nous trouver bientŰt dans les bras l'un de l'autre, ŗ oublier bien vite ces jours tristes et sombres... ALFRED. Le 19 dťcembre 1894 commencŤrent les dťbats du procŤs qui eut lieu ŗ huis clos, malgrť les ťnergiques protestations de mon avocat; je dťsirais ardemment la publicitť des audiences afin que mon innocence ťclat‚t au grand jour. Lorsque je fus introduit dans la salle d'audience, accompagnť par un lieutenant de la garde rťpublicaine, je ne vis rien, je n'entendis rien. J'ignorais tout ce qui se passait autour de moi; j'avais l'esprit complŤtement absorbť par l'affreux cauchemar qui pesait sur moi depuis de si longues semaines, par l'accusation monstrueuse de trahison dont j'allais dťmontrer l'inanitť, le nťant. Je distinguai seulement, au fond, sur l'estrade, les juges du Conseil de guerre, des officiers comme moi, des camarades devant lesquels j'allais enfin pouvoir faire ťclater mon innocence. Quand je fus assis devant mon dťfenseur, Me Demange, je regardai mes juges. Ils ťtaient impassibles. DerriŤre eux, les juges supplťants, le commandant Picquart, dťlťguť du Ministre de la Guerre, M. Lťpine, Prťfet de police. En face de moi, le commandant Brisset, commissaire du Gouvernement et le greffier Valecalle. Les premiers incidents, la bataille que Demange livra pour obtenir du Conseil la publicitť des dťbats, les violentes interruptions du Prťsident du Conseil de guerre, l'ťvacuation de la salle, tout cela ne dťtourna pas mon esprit du but vers lequel il ťtait tendu. J'avais h‚te d'Ítre face ŗ face avec mes accusateurs. J'avais h‚te de dťtruire les misťrables arguments d'une inf‚me accusation, de dťfendre mon honneur. J'entendis la dťposition erronťe et haineuse du commandant du Paty de Clam, la dťposition mensongŤre du commandant Henry, au sujet de la conversation que nous ťchange‚mes dans le trajet du MinistŤre de la Guerre ŗ la prison du Cherche-Midi, le jour de mon arrestation. Je les rťfutai l'une et l'autre, ťnergiquement, avec calme. Mais quand ce dernier revint une seconde fois ŗ la barre, lorsqu'il dit tenir d'une personne honorable qu'un officier du 2e bureau trahissait, je me levai indignť et je demandai avec violence la comparution de la personne dont il invoquait les propos. Alors, avec une attitude thť‚trale, et en se frappant la poitrine, il ajouta: ęQuand un officier a un secret dans sa tÍte, il ne le confie pas mÍme ŗ son kťpi.Ľ Puis se tournant vers moi: ęEt le traÓtre, le voilŗ!Ľ Malgrť mes violentes protestations, je ne pus obtenir que ces paroles fussent ťclaircies; je ne pus donc en montrer la faussetť. J'entendis les rapports contradictoires des experts; deux dťposŤrent en ma faveur, deux dťposŤrent contre moi, tout en constatant de nombreuses dissemblances entre l'ťcriture du bordereau et la mienne. Je n'attachai aucune importance ŗ la dťposition de Bertillon, car elle me parut l'oeuvre d'un fou. Toutes les allťgations accessoires furent rťfutťes dans ces audiences. Aucun mobile ne put Ítre invoquť pour expliquer un crime aussi abominable. Dans la quatriŤme et derniŤre audience, le commissaire du Gouvernement abandonna tous les griefs accessoires pour ne retenir comme piŤce ŗ charge que le bordereau; il s'empara de cette piŤce et la brandit en s'ťcriant: ęIl ne reste plus que le bordereau, mais cela suffit. Que les juges prennent leurs loupes.Ľ Me Demange, dans son ťloquente plaidoirie, rťfuta les rapports des experts, en dťmontra toutes les contradictions et termina en demandant comment on avait pu ťchafauder une pareille accusation sans produire aucun mobile. L'acquittement me parut certain. Je fus condamnť. J'appris, quatre ans et demi plus tard, que la bonne foi des juges avait ťtť surprise autant par la dťposition d'Henry que par la communication en chambre du Conseil de piŤces secrŤtes et inconnues de la dťfense, piŤces dont les unes m'ťtaient inapplicables, les autres fausses. La communication en chambre du Conseil de ces piŤces fut ordonnťe par le gťnťral Mercier. IV Mon dťsespoir fut immense; la nuit qui suivit ma condamnation fut une des plus tragiques de ma tragique existence. Je roulais dans ma tÍte les projets les plus extravagants; j'ťtais las de tant d'atrocitťs, rťvoltť de tant d'iniquitťs. Mais le souvenir de ma femme, de mes enfants m'empÍcha de prendre une dťcision suprÍme et je me rťsolus ŗ attendre. Le lendemain, j'ťcrivis la lettre suivante: 23 dťcembre 1894. Ma chťrie, Je souffre beaucoup, mais je te plains encore plus que moi. Je sais combien tu m'aimes; ton coeur doit saigner. De mon cŰtť, mon adorťe, ma pensťe a toujours ťtť vers toi, nuit et jour.  tre innocent, avoir eu une vie sans tache et se voir condamnť pour le crime le plus monstrueux qu'un soldat puisse commettre, quoi de plus ťpouvantable! Il me semble parfois que je suis le jouet d'un horrible cauchemar. C'est pour toi seule que j'ai rťsistť jusqu'aujourd'hui; c'est pour toi seule, mon adorťe, que j'ai supportť ce long martyre. Mes forces me permettront-elles d'aller jusqu'au bout? Je n'en sais rien. Il n'y a que toi qui puisses me donner du courage; c'est dans ton amour que j'espŤre le puiser... J'ai signť mon pourvoi en revision. Je n'ose te parler des enfants, leur souvenir m'arrache le coeur. Parle-m'en; qu'ils soient ta consolation. Mon amertume est telle, mon coeur si ulcťrť, que je me serais dťjŗ dťbarrassť de cette triste vie, si ton souvenir ne m'arrÍtait, si la crainte d'augmenter encore ton chagrin ne retenait mon bras. Avoir entendu tout ce qu'on m'a dit, quand on sait en son ‚me et conscience n'avoir jamais failli, n'avoir mÍme jamais commis la plus lťgŤre imprudence, c'est la torture morale la plus ťpouvantable. J'essaierai donc de vivre pour toi, mais j'ai besoin de ton aide. Ce qu'il faut surtout, quoi qu'il advienne de moi, c'est chercher la vťritť, c'est remuer ciel et terre pour la dťcouvrir, c'est y engloutir, s'il le faut, notre fortune, afin de rťhabiliter mon nom traÓnť dans la boue. Il faut ŗ tout prix laver cette tache immťritťe. Je n'ai pas le courage de t'ťcrire plus longuement. Embrasse tes chers parents, nos enfants, tout le monde pour moi. ALFRED. T‚che d'obtenir la permission de me voir. Il me semble qu'on ne peut te la refuser maintenant. Le 23 dťcembre, dans la mÍme journťe, ma femme m'ťcrivait: 23 dťcembre 1894. Quel malheur, quelle torture, quelle ignominie! Nous en sommes tous terrifiťs, anťantis. Je sais comme tu es courageux, je t'admire. Tu es un malheureux martyr. Je t'en supplie, supporte encore vaillamment ces nouvelles tortures. Notre vie, notre fortune ŗ tous sera sacrifiťe ŗ la recherche des coupables. Nous les trouverons, il le faut. Tu seras rťhabilitť. Nous avons passť prŤs de cinq annťes de bonheur absolu, vivons sur ce souvenir; un jour justice se fera et nous serons encore heureux, les enfants t'adoreront. Nous ferons de ton fils un homme tel que toi, je ne pourrai pas lui choisir de plus bel exemple. J'espŤre bien que je serai autorisťe ŗ te voir. En tout cas, sois certain d'une chose, c'est que je te suivrai si loin qu'on t'enverra. Je ne sais si la loi m'autorise ŗ t'accompagner, mais elle ne peut m'empÍcher de te rejoindre et je le ferai. Encore une fois, courage, il faut que tu vives pour nos enfants, pour moi. 23 dťcembre, soir. Je viens d'avoir, dans mon immense chagrin, la joie d'avoir de tes nouvelles, d'entendre parler Me Demange dans des termes si chauds, si cordiaux, que mon pauvre coeur en a ťtť rťconfortť. Tu sais si je t'aime, si je t'adore, mon bien cher mari; notre immense malheur, l'horrible infamie dont nous sommes l'objet ne font que resserrer encore les liens de mon affection. Partout oý tu iras, oý l'on t'enverra, je te suivrai; ŗ deux nous supporterons plus facilement l'expatriement, nous vivrons l'un pour l'autre...; nous ťlŤverons nos enfants, nous leur donnerons une ‚me bien trempťe contre les vicissitudes de la vie. Je ne puis me passer de toi, tu es ma consolation; la seule lueur de bonheur qui me reste est de finir mes jours ŗ tes cŰtťs. Tu as ťtť un martyr, et tu as encore horriblement ŗ souffrir. La peine qui va t'Ítre infligťe est odieuse. Promets-moi que tu la supporteras courageusement. Tu es fort de ton innocence; imagine-toi que c'est un autre que toi-mÍme que l'on dťshonore, accepte le ch‚timent immťritť, fais-le pour moi, pour ta femme qui t'adore. Donne-lui ce tťmoignage d'affection, fais-le pour tes enfants; ils t'en seront reconnaissants un jour. Ils t'embrassent bien et demandent beaucoup leur papa, ces pauvres petits. LUCIE. J'avais signť, sans espoir, mon pourvoi en revision devant le tribunal de revision militaire. La revision, en effet, ne pouvait Ítre invoquťe devant ce tribunal que pour vice de forme; j'ignorais alors que la condamnation avait ťtť illťgalement prononcťe. Les journťes s'ťcoulŤrent dans une attente angoissante; j'ťtais ballottť entre mon devoir et l'horreur que m'inspirait un supplice aussi inf‚me qu'immťritť. Ma femme, qui n'avait pas encore pu obtenir l'autorisation de me voir, m'ťcrivit de longues lettres pour me soutenir et m'encourager ŗ supporter le supplice de la dťgradation. 24 dťcembre 1894. Je souffre au delŗ de tout ce qu'on peut imaginer des horribles tortures que tu supportes; ma pensťe ne te quitte pas une seconde. Je te vois seul dans ta triste prison en proie aux plus sombres rťflexions, je compare nos annťes de bonheur, les douces journťes que nous avons passťes ensemble ŗ l'heure actuelle. Comme nous ťtions heureux, comme tu as ťtť bon et dťvouť pour moi, avec quel entier dťvouement tu m'as soignťe quand j'ťtais malade, quel pŤre tu ťtais pour nos pauvres chťris. Tout cela passe et repasse dans mon esprit; je suis malheureuse de ne pas t'avoir prŤs de moi, de me sentir seule. Mon cher adorť, il faut, il faut absolument que nous nous retrouvions ensemble, que nous vivions l'un pour l'autre, car nous ne pouvons plus exister l'un sans l'autre. Il faut que tu te rťsignes ŗ tout, que tu supportes les terribles ťpreuves qui t'attendent, que tu sois fort et fier dans le malheur... 25 dťcembre. Je pleure, je pleure et je recommence ŗ pleurer. Tes lettres seules viennent me consoler dans mon extrÍme douleur, seules elles me soutiennent et me rťconfortent. Vis pour moi, je t'en conjure, mon cher ami; rassemble tes forces, lutte, luttons ensemble jusqu'ŗ la dťcouverte du coupable. Que deviendrai-je sans toi? je n'aurai plus rien qui me rattacherait au monde, je mourrais de chagrin si je n'avais l'espoir de me retrouver auprŤs de toi et de passer encore d'heureuses annťes ŗ tes cŰtťs... Nos enfants sont ravissants. Ton pauvre petit Pierre demande tant aprŤs toi, je ne puis lui rťpondre que par des larmes. Ce matin encore il me demandait si tu rentrerais ce soir. Je m'ennuie beaucoup, beaucoup aprŤs mon papa, m'a-t-il dit. Jeanne change ťnormťment; elle cause bien, fait des phrases et embellit beaucoup. Du courage, tu les retrouveras un jour; nos rÍves, nos projets renaÓtront et nous pourrons les accomplir. 26 dťcembre 1894. J'ai ťtť porter moi-mÍme tes effets au greffe de la prison; je suis entrťe dans cette triste maison oý tu subis cet horrible martyre. Pour un moment j'ai eu la sensation que je me rapprochais de toi; j'aurais voulu briser ces froides murailles qui nous sťparaient et venir t'embrasser. Malheureusement il est des choses pour lesquelles la volontť est impuissante, des cas oý toutes les forces physiques et morales ne suffisent pas pour vaincre. J'attends trŤs impatiemment le moment oý on nous permettra de nous jeter enfin dans les bras l'un de l'autre... Je te demande un immense sacrifice, celui de vivre pour moi, pour nos enfants, de lutter jusqu'ŗ la rťhabilitation... Je mourrais de chagrin si tu n'ťtais plus, je n'aurais pas la force de soutenir une lutte pour laquelle toi seul au monde peux me fortifier. 27 dťcembre 1894. Je ne puis me lasser de t'ťcrire, de venir te causer, ce sont mes seuls bons moments; je ne sais faire que cela et pleurer. Tes lettres me font tant de bien, merci. Continue ŗ me g‚ter. Je donnerai aux enfants des jouets de ta part; ils n'ont pas besoin de cela pour penser ŗ toi. Tu ťtais si bon pour eux que ces petits ne t'oublient pas. Pierre demande beaucoup aprŤs toi et le matin ils viennent tous deux dans ma chambre admirer ta photographie... Pauvre ami, comme tu dois souffrir de ne pas les voir. Mais garde ton beau courage; un jour viendra oý nous serons tous rťunis, tous heureux, oý tu pourras les caresser, les adorer. Je t'en supplie, ne t'occupe pas de ce que pense la foule. Tu sais combien les opinions tournent... Qu'il te suffise de savoir que tous tes amis, tous ceux qui te connaissent sont pour toi; les gens intelligents cherchent ŗ dťbrouiller le mystŤre. 21 dťcembre 1894. Je vois que tu as repris courage et tu m'en as redonnť... Supporte vaillamment cette triste cťrťmonie, relŤve la tÍte et crie ton innocence, ton martyre ŗ la face de tes exťcuteurs. Cet horrible supplice passť, je mettrai tout mon amour, toute ma tendresse, toute ma reconnaissance ŗ t'aider ŗ supporter le reste. Lorsqu'on a sa conscience pour soi, la conviction qu'on a fait son devoir toujours et de tout temps, l'espťrance dans l'avenir, on peut tout supporter... LUCIE. Le 31 dťcembre 1894, j'appris que le pourvoi en revision avait ťtť repoussť. Le soir mÍme, le commandant du Paty de Clam se prťsenta ŗ la prison. Il venait me demander si je n'avais pas commis quelque acte d'imprudence, quelque acte d'amorÁage. Je ne lui rťpondis qu'en protestant toujours aussi ťnergiquement de mon innocence. AussitŰt aprŤs son dťpart, j'ťcrivis la lettre suivante au Ministre de la Guerre: Monsieur le Ministre, J'ai reÁu, par votre ordre, la visite du commandant du Paty de Clam, auquel j'ai dťclarť encore que j'ťtais innocent et que je n'avais mÍme jamais commis la moindre imprudence. Je suis condamnť, je n'ai aucune gr‚ce ŗ demander. Mais au nom de mon honneur, qui je l'espŤre me sera rendu un jour, j'ai le devoir de vous prier de vouloir bien continuer vos recherches. Moi parti, qu'on cherche toujours, c'est la seule gr‚ce que je sollicite. J'ťcrivis ensuite ŗ MaÓtre Demange pour lui rendre compte de cette visite. J'avais prťcťdemment informť ma femme du rejet du pourvoi. 31 dťcembre 1894. Ma chŤre Lucie, Le pourvoi est rejetť, comme il fallait s'y attendre. On vient de me le signifier; demande de suite la permission de me voir. Le supplice cruel et horrible approche, je vais l'affronter avec la dignitť d'une conscience pure et tranquille. Te dire que je ne souffrirai pas, ce serait mentir, mais je n'aurai pas de dťfaillance... ALFRED. Ma femme me rťpondit: 1er janvier 1895. J'ai envoyť hier aprŤs-midi ŗ la Place porter ma demande et on a vainement attendu la rťponse... Pourvu que mon autorisation de te voir m'arrive demain! Car enfin quelle raison pourraient-ils invoquer encore maintenant si ce n'est celle de la cruautť, de la barbarie? Pauvre, pauvre ami... Que je voudrais donc t'embrasser, te consoler, te rťconforter. Non, vois-tu, mon coeur saigne ŗ la pensťe des tortures que tu as ŗ subir. Avoir une belle ‚me comme la tienne, des sentiments aussi ťlevťs, une bontť inaltťrable, un patriotisme exaltť, et se voir torturť avec cette cruautť, cet acharnement, et payer, toi innocent, pour un autre qui se dťrobe l‚chement derriŤre son infamie. Il n'est pas admissible, s'il existe une justice, que ce traÓtre ne se dťvoile pas, que la vťritť ne se fasse pas jour. LUCIE. Enfin, ma femme fut autorisťe ŗ me voir. L'entrevue eut lieu dans le parloir de la prison. C'est une piŤce grise, sťparťe au milieu par deux grilles parallŤles, treillagťes; ma femme ťtait d'un cŰtť de l'une des grilles, moi de l'autre cŰtť de la deuxiŤme grille. C'est dans ces conditions pťnibles qu'il me fut permis de voir ma femme, aprŤs tant de semaines douloureuses. Je ne pus mÍme pas l'embrasser, la serrer dans mes bras; nous dŻmes causer ŗ distance. Cependant ma joie fut grande de revoir ce cher visage; je cherchai ŗ y lire et ŗ y voir quelles traces y avaient laissťes la souffrance et la douleur. AprŤs son dťpart, je lui ťcrivis: Mercredi, 5 heures. Ma chťrie. Je veux encore t'ťcrire ces quelques mots pour que tu les trouves demain matin ŗ ton rťveil. Notre conversation, mÍme ŗ travers les barreaux de la prison, m'a fait du bien. Je tremblais sur mes jambes en descendant, mais je me suis raidi pour ne pas tomber par terre d'ťmotion. A l'heure qu'il est, ma main n'est pas encore bien assurťe: cette entrevue m'a violemment secouť. Si je n'ai pas insistť pour que tu restes plus longtemps, c'est que j'ťtais ŗ bout de forces; j'avais besoin d'aller me cacher pour pleurer un peu. Ne crois pas pour cela que mon ‚me soit moins vaillante ni moins forte, mais le corps est un peu affaibli par trois mois de prison... Ce qui m'a fait le plus de bien, c'est de te sentir si courageuse et si vaillante, si pleine d'affection pour moi. Continue, ma chŤre femme, imposons le respect au monde par notre attitude et notre courage. Quant ŗ moi, tu as dŻ sentir que j'ťtais dťcidť ŗ tout; je veux mon honneur et je l'aurai; aucun obstacle ne m'arrÍtera. Remercie bien tout le monde, remercie de ma part Me Demange de tout ce qu'il a fait pour un innocent. Dis-lui toute la gratitude que j'ai pour lui, j'ai ťtť incapable de l'exprimer moi-mÍme. Dis-lui que je compte sur lui dans cette lutte pour mon honneur. ALFRED. La premiŤre entrevue avait eu lieu dans le parloir de la prison. Elle avait revÍtu par les circonstances un caractŤre si tragique que le commandant Forzinetti demanda et obtint l'autorisation de me laisser voir ma femme dans son cabinet, lui ťtant prťsent. Ma femme vint me voir une seconde fois; c'est alors que je lui fis la promesse de vivre et d'affronter courageusement la douleur de la lugubre cťrťmonie qui m'attendait. A la suite de sa visite, je lui ťcrivis: ęJe suis plus calme, ta vue m'a fait du bien. Le plaisir de t'embrasser pleinement et entiŤrement m'a fait un bien immense. ęJe ne pouvais attendre ce moment. Merci de la joie que tu m'as donnťe. ęComme je t'aime, ma bonne chťrie! Enfin espťrons que tout cela aura une fin. Il faut que je conserve toute mon ťnergie.Ľ Je vis aussi quelques instants mon frŤre Mathieu, dont je connaissais l'admirable dťvouement. Le jeudi 3 janvier 1895, j'appris que le supplice ťtait pour le surlendemain. Jeudi matin. On m'apprend que l'humiliation suprÍme est pour aprŤs-demain. Je m'y attendais, j'y ťtais prťparť, le coup a cependant ťtť violent. Je rťsisterai, je te l'ai promis. Je puiserai les forces qui me sont encore nťcessaires dans ton amour, dans l'affection de vous tous, dans le souvenir de mes enfants chťris, dans l'espoir suprÍme que la vťritť se fera jour. Mais il faut que je sente votre affection ŗ tous rayonner autour de moi, il faut que je vous sente lutter avec moi. Continuez donc vos recherches sans trÍve ni repos... ALFRED. V La dťgradation eut lieu le samedi 5 janvier; je subis cet horrible supplice sans faiblesse. Avant la lugubre cťrťmonie, j'attendis une heure dans la salle de l'adjudant de garnison ŗ l'…cole militaire. Durant ces longues minutes, je tendis toutes les forces de mon Ítre; les souvenirs des atroces mois que je venais de passer revinrent ŗ ma mťmoire et, en phrases entrecoupťes, je rappelai la derniŤre visite que me fit le commandant du Paty de Clam dans ma prison. Je protestai contre l'inf‚me accusation portťe contre moi; je rappelai que j'avais encore ťcrit au ministre pour lui dire que j'ťtais innocent. C'est en travestissant ces paroles que le capitaine Lebrun-Renault, avec une rare inconscience, crťa ou laissa crťer cette lťgende des aveux dont je n'appris l'existence qu'en janvier 1899. S'il m'en eŻt ťtť parlť avant mon dťpart de France, qui n'eut lieu qu'en fťvrier 1895, c'est-ŗ-dire plus de sept semaines aprŤs la dťgradation, j'aurais cherchť ŗ tuer cette lťgende dans l'oeuf. Je fus conduit ensuite, entre quatre hommes et un gradť, au centre de la place. Neuf heures sonnŤrent; le gťnťral Darras, commandant la parade d'exťcution, fit porter les armes. Je souffrais le martyre, je me raidissais pour concentrer toutes mes forces, j'ťvoquais pour me soutenir le souvenir de ma femme, de mes enfants. AussitŰt aprŤs la lecture du jugement, je m'ťcriai, m'adressant aux troupes: ęSoldats, on dťgrade un innocent; soldats, on dťshonore un innocent. ęVive la France, vive l'armťe!Ľ Un adjudant de la garde rťpublicaine s'approcha de moi. Rapidement, il arracha boutons, bandes de pantalon, insignes de grade du kťpi et des manches, puis il brisa mon sabre. Je vis tomber ŗ mes pieds tous ces lambeaux d'honneur. Alors, dans cette secousse effroyable de tout mon Ítre, mais le corps droit, la tÍte haute, je clamai toujours et encore mon cri ŗ ces soldats, ŗ ce peuple assemblť: ęJe suis innocent!Ľ La cťrťmonie continua. Je dus faire le tour du carrť. J'entendis les hurlements d'une foule abusťe, je sentis le frisson qui devait la faire vibrer, puisqu'on lui prťsentait un homme condamnť pour trahison, et j'essayai de faire passer dans cette foule un autre frisson, celui de mon innocence. Le tour du carrť s'acheva; le supplice ťtait terminť, je le croyais du moins. L'agonie de cette longue journťe ne faisait que commencer. On me lia les poings et une voiture cellulaire me conduisit au DťpŰt, en passant par le pont de l'Alma. En arrivant ŗ l'extrťmitť du pont, je vis par la lucarne de la voiture les fenÍtres de l'appartement oý venaient de s'ťcouler de si douces annťes, oý je laissais tout mon bonheur. L'angoisse fut atroce. Au DťpŰt, je fus, dans mon costume dťchirť et en loques, traÓnť de salle en salle, fouillť, photographiť, mensurť. Enfin, vers midi, je fus conduit ŗ la prison de la Santť et enfermť dans une cellule. Ma femme fut autorisťe ŗ me voir deux fois par semaine, dans le cabinet du directeur de la prison. Celui-ci se montra d'ailleurs parfaitement correct durant tout mon sťjour. Ma femme et moi, nous continu‚mes ŗ ťchanger de nombreuses lettres. Prison de la Santť, samedi 5 janvier 1895. Ma chťrie, Te dire ce que j'ai souffert aujourd'hui, je ne le veux pas, ton chagrin est dťjŗ assez grand pour que je ne vienne pas encore l'augmenter. En te promettant de vivre, en te promettant de rťsister jusqu'ŗ la rťhabilitation de mon nom, je t'ai fait le plus grand sacrifice qu'un homme de coeur, qu'un honnÍte homme auquel on vient d'arracher son honneur, puisse faire. Pourvu, mon Dieu, que mes forces physiques ne m'abandonnent pas! Le moral tient, ma conscience qui ne me reproche rien me soutient, mais je commence ŗ Ítre ŗ bout de patience et de force... Je te raconterai plus tard, quand nous serons de nouveau heureux, ce que j'ai souffert aujourd'hui, combien de fois, au milieu de ces nombreuses pťrťgrinations parmi de vrais coupables, mon coeur a saignť. Je me demandais ce que je faisais lŗ, pourquoi j'ťtais lŗ... il me semblait que j'ťtais le jouet d'une hallucination; mais hťlas, mes vÍtements dťchirťs, souillťs, me rappelaient brutalement ŗ la rťalitť, les regards de mťpris qu'on me jetait me disaient trop clairement pourquoi j'ťtais lŗ. Hťlas, pourquoi ne peut-on pas ouvrir avec un scalpel le coeur des gens et y lire! Tous les braves gens qui me voyaient passer y auraient lu, gravť en lettres d'or: ęCet homme est un homme d'honneur.Ľ Mais comme je les comprends! A leur place je n'aurais pas non plus pu contenir mon mťpris ŗ la vue d'un officier qu'on leur dit Ítre un traÓtre. Mais hťlas, c'est lŗ ce qu'il y a de tragique, c'est que le traÓtre, ce n'est pas moi!... 5 janvier 1895. Samedi, 7 heures soir. Je viens d'avoir un moment de dťtente terrible, des pleurs entremÍlťs de sanglots, tout le corps secouť par la fiŤvre. C'est la rťaction des horribles tortures de la journťe, elle devait fatalement arriver; mais, hťlas, au lieu de pouvoir sangloter dans tes bras, au lieu de pouvoir m'appuyer sur toi, mes sanglots ont rťsonnť dans le vide de ma prison. C'est fini, haut les coeurs! Je concentre toute mon ťnergie. Fort de ma conscience pure et sans tache, je me dois ŗ ma famille, je me dois ŗ mon nom. Je n'ai pas le droit de dťserter tant qu'il me restera un souffle de vie; je lutterai avec l'espoir prochain de voir la lumiŤre se faire. Donc, poursuivez vos recherches... ALFRED. De ma femme: Samedi soir, 5 janvier 1895. Quelle horrible matinťe! Quels atroces moments! Non! je ne puis y penser, cela me fait trop souffrir. Toi, mon pauvre ami, un homme d'honneur, toi qui adores la France, toi qui as une ‚me si belle, des sentiments aussi ťlevťs, subir la peine la plus infamante qu'on puisse infliger, c'est abominable! Tu m'avais promis d'Ítre courageux, tu as tenu parole, je t'en remercie. Ta dignitť, ta belle attitude, ont frappť bien des coeurs et lorsque l'heure de la rťhabilitation arrivera, le souvenir des souffrances que tu as endurťes dans ces horribles moments sera gravť dans la mťmoire des hommes. J'aurais tant voulu Ítre auprŤs de toi, te donner des forces, te rťconforter, j'avais tant espťrť te voir, mon pauvre ami, et mon coeur saigne ŗ l'idťe que mon autorisation ne m'est pas encore parvenue et que je devrai peut-Ítre attendre encore pour avoir l'immense bonheur de t'embrasser... Nos chťris sont bien gentils; ils sont si gais, si heureux. C'est une consolation dans notre immense malheur de les avoir si jeunes, si inconscients de la vie. Pierre parle de toi et avec tant de coeur, que je ne puis m'empÍcher de pleurer. LUCIE. De la prison de la Santť: Dimanche 6 janvier 1895, 5 heures. Pardon, mon adorťe, si dans mes lettres d'hier j'ai exhalť ma douleur, ťtalť ma torture. Il fallait bien que je la confie ŗ quelqu'un! Quel coeur est plus prťparť que le tien ŗ recevoir le trop-plein du mien? C'est ton amour qui m'a donnť le courage de vivre; il faut que je le sente vibrer prŤs du mien. Courage donc! Ne pense pas trop ŗ moi, tu as d'autres devoirs ŗ remplir. Tu te dois ŗ nos enfants, ŗ notre nom qu'il faut rťhabiliter. Pense donc ŗ toutes les nobles missions qui t'incombent; elles sont lourdes, mais je te sais capable de les entreprendre ŗ condition de ne pas te laisser abattre, ŗ condition de conserver tes forces. Il faut donc lutter contre toi-mÍme, rassembler toute ton ťnergie et ne penser qu'ŗ tes devoirs... ALFRED. De ma femme: Dimanche 6 janvier 1895. Je suis bien tourmentťe de ne pas avoir encore reÁu de tes nouvelles. Je suis anxieuse de savoir comment tu as supportť ces horribles moments... On m'apporte tes deux lettres, c'est un soulagement pour moi, merci de me g‚ter ainsi, je reconnais lŗ ton bon coeur. Je ne puis te dire combien cela me navre, quels dťchirements je ressens ŗ la pensťe de tes souffrances. Quelle vie, mon Dieu, quel martyre! Je m'attendais ŗ ce que tu aies un moment de dťtente terrible, une crise; je suis sŻre que cela t'a fait du bien de pleurer. Pauvre ami, nous ťtions si heureux, si tranquilles, nous ne vivions que pour nous, que pour faire le bonheur de nos parents, de nos enfants, de notre famille. Si seulement je pouvais Ítre auprŤs de toi, partager tes douleurs, tes souffrances, rester dans ta cellule, vivre de la mÍme vie que toi, je serais presque heureuse. J'aurais au moins l'immense bonheur de te soulager un peu, de te consoler avec mon immense affection, de t'entourer de tous les soins qu'une femme qui t'adore pourrait te donner. Mais je t'en supplie, garde ton courage, ne te laisse pas abattre... Lundi 7 janvier 1895. Ma premiŤre occupation, aussitŰt levťe, est de venir causer un peu avec toi, de t‚cher de t'envoyer un petit rayon de chaleur dans ta triste cellule. Je souffre tellement, tellement de te sentir si malheureux, de ne pouvoir soulager ta douleur, que tout ce qui m'entoure, tout ce qui se passe autour de moi, en un mot tout ce qui n'est pas toi, me laisse indiffťrente. Je ne pense qu'ŗ toi, je ne veux vivre que pour toi et dans l'espoir de te retrouver bientŰt. Dis moi, je t'en prie, tout ce que tu ressens, dans quel ťtat physique tu es? J'ai des angoisses, des inquiťtudes terribles que ta santť ne te trahisse. Ah! si je pouvais te voir, si je pouvais rester auprŤs de toi, te faire oublier un peu ton malheur. Que ne donnerais-je pour cela! 7 janvier soir. Que pourrais-je te dire, si ce n'est que je ne pense qu'ŗ toi, que je ne parle que de toi, que toute mon ‚me, tout mon esprit sont tendus vers toi? Je te demande, je te supplie d'avoir du courage, de ne pas te laisser abattre, de ne pas te laisser ronger par le chagrin et de lutter pour que tes forces physiques ne t'abandonnent pas. Il faut que nous arrivions ŗ te rťhabiliter; nous faisons tout et nous ferons tout pour cela. Qu'est-ce que notre fortune ŗ cŰtť de l'honneur d'un homme, d'enfants, de deux familles; je serai heureuse d'avoir consacrť tout notre avoir ŗ cette noble t‚che... Nous avons tous la conviction qu'il n'est pas d'erreur qui ne se reconnaisse un jour, que le coupable se trouvera et que nos efforts seront couronnťs de succŤs... LUCIE. De la prison de la Santť, mardi 8 janvier 1895. ... Dans mes plus tristes moments, dans mes moments de crise violente, une ťtoile vient tout ŗ coup briller dans mon cerveau et me sourire. C'est ton image, ma chťrie, c'est ton image adorťe, que j'espŤre revoir bientŰt et auprŤs de laquelle j'attendrai patiemment qu'on me rende ce que j'ai de plus cher en ce monde, mon honneur, mon honneur qui n'a jamais failli... ALFRED. De ma femme: Mardi 8 janvier 1895. J'ťtais terriblement inquiŤte de ne pas avoir de tes nouvelles et j'ai passť une nuit atroce; enfin ce matin j'ai reÁu ta bonne lettre et cela m'a fait du bien. Je ne m'explique pas du tout comment tes lettres sont si longues ŗ parvenir; ainsi une lettre de toi ťcrite le dimanche ne m'arrive que le mardi... Je viens de recevoir l'autorisation de te voir les lundi et vendredi ŗ deux heures, dans le cabinet de monsieur le Directeur; tu penses si j'en ai ťtť heureuse... LUCIE. De la prison de la Santť: Mercredi 9 janvier 1895. ... Vraiment, quand j'y pense encore, je me demande comment j'ai pu avoir le courage de te promettre de vivre aprŤs ma condamnation. Cette journťe du samedi reste dans mon esprit gravťe en lettres de feu. J'ai le courage du soldat qui affronte le danger en face, mais hťlas! aurai-je l'‚me du martyr?... Je vis d'espoir, je vis dans la conviction qu'il est impossible que la vťritť ne se fasse pas jour, que mon innocence ne soit pas reconnue et proclamťe par cette chŤre France, ma patrie... Jeudi 10 janvier 1895. Depuis ce matin deux heures, je ne dors plus, dans l'attente oý je suis de te voir aujourd'hui. Il me semble que j'entends dťjŗ ta voix chťrie me parler de nos chers enfants, de nos chŤres familles... et si je pleure, je n'en ai pas honte, car le martyre que j'endure est vraiment cruel pour un innocent... ALFRED. De ma femme: Jeudi 10 janvier 1895. J'ai reÁu hier soir ta lettre de mardi et je l'aie lue, relue; j'ai pleurť ťtant seule dans ma chambre et ce matin encore ŗ mon rťveil. J'avais joui cette nuit d'un peu de calme, j'avais rÍvť que nous causions; mais quel rťveil, quelles angoisses quand je me suis trouvťe de nouveau en proie ŗ mon sombre chagrin! Si je souffre tant, c'est pour toi qui subis hťroÔquement le plus terrible des martyres, pour toi qui as ťtť torturť moralement de la faÁon la plus ťpouvantable et la plus immťritťe... LUCIE. De la prison de la Santť: Vendredi 11 janvier 1895. Pardonne-moi, si parfois je gťmis... mais que veux-tu, il m'arrive, sous l'amertume des souvenirs, d'avoir besoin d'ťpancher dans ton coeur le trop plein du mien. Nous nous sommes toujours si bien compris, mon adorťe, que je suis sŻr que ton ‚me forte et gťnťreuse palpite d'indignation avec la mienne. Nous ťtions si heureux! Tout nous souriait dans la vie. Te souviens-tu quand je te disais que nous n'avions rien ŗ envier ŗ personne? Situation, fortune, amour rťciproque de l'un pour l'autre, des enfants adorables... nous avions tout enfin. Pas un nuage ŗ l'horizon... puis un coup de foudre ťpouvantable, inattendu, si incroyable mÍme, qu'aujourd'hui encore il me semble parfois que je suis le jouet d'un horrible cauchemar. Je ne me plains pas de mes souffrances physiques, tu sais que celles-lŗ je les mťprise, mais sentir planer sur son nom une accusation ťpouvantable, inf‚me, quand on est innocent... Ah! cela non! Et c'est pourquoi j'ai supportť toutes les tortures, tous les affronts, car je suis convaincu que tŰt ou tard la vťritť se dťcouvrira et qu'on me rendra justice. J'excuse trŤs bien cette colŤre, cette rage de tout un noble peuple auquel on apprend qu'il y a un traÓtre... mais je veux vivre, pour qu'il sache que ce traÓtre ce n'est pas moi. Soutenu par ton amour, par l'affection sans bornes de tous les nŰtres, je vaincrai la fatalitť. Je ne prťtends pas que je n'aurai pas encore parfois des moments d'abattement, de dťsespoir mÍme. Vraiment, pour ne pas se plaindre d'une erreur aussi monstrueuse, il faudrait une grandeur d'‚me ŗ laquelle je ne prťtends pas, mais mon coeur restera fort et vaillant... Je vivrai, mon adorťe, parce que je veux que tu puisses continuer ŗ porter mon nom comme tu l'as fait jusqu'ŗ prťsent, avec honneur, avec joie et avec amour, parce qu'enfin je veux le transmettre intact ŗ nos enfants. Ne vous laissez donc pas abattre par l'adversitť ni les uns ni les autres; cherchez la vťritť sans trÍve ni repos... ALFRED. De ma femme: Vendredi 11 janvier 1895. Comme j'ai ťtť contente de passer quelques moments avec toi et combien ils m'ont semblť courts. J'avais tant d'ťmotion que je ne pouvais te parler, t'exhorter au courage; pauvre ami, que j'aurais voulu te dire ce que je pense de toi, combien je t'admire, combien je t'aime et toute la reconnaissance que j'ai de l'immense sacrifice que tu as fait pour moi, pour tes enfants. J'ai eu des remords, je ne t'ai pas assez parlť de l'espoir que nous avions de dťcouvrir la vťritť; nous avons la conviction absolue d'arriver. Te dire dans combien de temps, c'est une chose impossible, mais il faut prendre patience et ne pas dťsespťrer. Comme je te l'ai dit tout ŗ l'heure, nous n'avons qu'une prťoccupation, du matin au soir, et toute la nuit nous nous torturons l'esprit pour avoir un indice, un fil quelconque qui puisse nous faire trouver le misťrable, l'inf‚me personnage qui nous a dťtruit notre honneur. Nous rťunissons toutes nos intelligences, toutes nos volontťs; eh bien! avec tous ces ťlťments et la persťvťrance que nous y mettons, il est impossible que nous n'arrivions pas ŗ te rťhabiliter. Ne te tourmente pas pour les enfants, ce sont tous les deux de braves petits coeurs... Samedi 12 janvier 1895. Je suis encore toute ťmue de notre entrevue d'hier; j'ai ťtť terriblement impressionnťe en te voyant, en te causant; j'en ai ťprouvť un tel plaisir que j'ai ťtť incapable de fermer l'oeil cette nuit. Tu es admirable de conserver, malgrť tes souffrances, une ‚me aussi vaillante, des sentiments aussi nobles, aussi ťlevťs. Oui, il faut bien l'espťrer, un jour viendra oý la lumiŤre sera faite, oý ton innocence sera reconnue, oý la France reconnaÓtra son erreur et verra en toi un de ses plus braves, de ses plus nobles enfants. Tu auras encore du bonheur, nous passerons d'heureuses annťes ensemble; toi, qui faisais tant de projets, qui rÍvais de faire de ton fils un homme, tu auras encore cette joie. Il est bien bon, ton petit Pierre, et sa soeur est trŤs gentille ťgalement. J'ťtais sťvŤre pour eux, tu le sais, mais j'avoue que maintenant, tout en exigeant d'eux l'obťissance, je me laisse souvent aller ŗ les g‚ter. Qu'ils profitent, ces pauvres petits, avant de connaÓtre les tristesses de la vie... Dimanche 13 janvier 1895. Quelle patience, quelle abnťgation, quel courage il te faut avoir pour supporter ces longues humiliations! Je ne peux pas te dire quelle profonde admiration j'ai pour toi; la dignitť, la volontť avec lesquelles tu acceptes le martyre pour moi, pour nos enfants sont surhumaines; je suis fiŤre de porter ton nom et lorsque les enfants auront l'‚ge de comprendre, ils te seront reconnaissants des souffrances que tu as endurťes pour eux... Lundi 14 janvier 1895. Quel dommage que ces instants si courts et si dťsirťs de notre entrevue soient dťjŗ passťs! Que les minutes d'ennui sont longues, mais comme les minutes de bonheur passent vite! Cette entrevue s'est de nouveau passťe comme un rÍve; je suis arrivťe ŗ la prison avec joie et je suis rentrťe saisie par une profonde tristesse. Ta vue m'a fait du bien, je ne pouvais cesser de te regarder, de t'ťcouter; mais je souffre horriblement en te quittant de te laisser seul dans cette sombre prison en proie ŗ ton chagrin, ŗ cette horrible torture morale, ŗ cette souffrance immťritťe... LUCIE. Ma femme, ťpuisťe par cette succession ininterrompue d'ťmotions, fut obligťe de prendre le lit. Vendredi 18 janvier 1895. Quelle triste journťe je passe, pire que les autres si cela est possible, car la seule ombre de bonheur qui nous est accordťe m'est aujourd'hui refusťe. J'ai pu me lever, mais je ne suis pas encore assez solide pour sortir; le docteur, malgrť l'immense dťsir que j'avais de venir t'embrasser, craignait pour moi un refroidissement, il dťsire que je garde encore la chambre demain. Cela me fait beaucoup de peine et je dois t'avouer que j'ai ťtť peu raisonnable, je me suis cachťe pour pleurer. LUCIE. Cette lettre ne me parvint qu'ŗ l'Óle de Rť; ma femme ignorait encore mon dťpart. VI Je quittai la prison de la Santť le 17 janvier 1895. J'avais prťparť comme d'habitude ma cellule, rabattu ma couchette, et je m'ťtais couchť ŗ l'heure rťglementaire, sans qu'aucun indice pŻt me faire soupÁonner mon dťpart. J'avais mÍme ťtť prťvenu dans la journťe que ma femme avait reÁu l'autorisation de me voir le surlendemain, n'ayant pas pu venir depuis prŤs d'une semaine. Entre dix heures et onze heures du soir, je fus brusquement rťveillť; on me dit de me prťparer aussitŰt pour le dťpart. Je n'eus que le temps de m'habiller ŗ la h‚te. Le dťlťguť du ministŤre de l'intťrieur chargť, avec trois gardiens, du transbordement, fut d'une brutalitť rťvoltante; ŗ peine vÍtu, il me fit mettre les menottes et ne me donna mÍme pas le temps de prendre mon lorgnon. Il faisait un froid terrible. Je fus conduit ŗ la gare d'Orlťans dans une voiture cellulaire, puis dirigť, par l'entrťe de la petite vitesse, sur le quai de dťpart, oý se trouvait un wagon spťcial pour le transport des prisonniers destinťs au bagne. Ce wagon comprend un certain nombre de cellules qui ont juste la dimension d'un homme assis; chacune est close par une porte qui empÍche d'ťtendre les jambes. Je fus enfermť dans l'une d'elles, les menottes aux poings et les fers aux pieds. La nuit fut horriblement longue, tous mes membres ťtaient engourdis. Dans la matinťe du lendemain, je pus obtenir, aprŤs de nombreuses demandes, un peu de cafť noir, du pain et du fromage. Je grelottais la fiŤvre. Enfin, vers midi, nous arriv‚mes ŗ La Rochelle. Notre dťpart de Paris n'avait pas ťtť signalť, et si, ŗ l'arrivťe, on m'eŻt embarquť tout de suite pour l'Óle de Rť, j'aurais passť inaperÁu. Mais il y avait quelques personnes ŗ la gare, ayant l'habitude de venir voir dťbarquer les forÁats en partance pour l'Óle de Rť. On voulut attendre leur dťpart. A chaque instant le gardien-chef ťtait appelť hors du wagon par le dťlťguť du ministŤre de l'intťrieur, puis venait donner des ordres mystťrieux aux autres gardiens. Ceux-ci sortaient, chacun ŗ son tour, revenaient, fermaient tantŰt une persienne, tantŰt l'autre, se parlaient ŗ l'oreille. Il ťtait ťvident que ce singulier manŤge allait ťveiller l'attention de ces quelques curieux, qui se dirent qu'il devait y avoir un prisonnier important dans la voiture cellulaire, et comme on ne l'en faisait pas descendre, cherchŤrent ŗ l'y voir. AussitŰt, affolement des gardiens, du dťlťguť du ministŤre de l'intťrieur. Puis, une indiscrťtion fut, paraÓt-il, commise; mon nom fut prononcť. La nouvelle se rťpandit et la foule ne fit que grossir. Je dus rester tout l'aprŤs-midi dans la voiture cellulaire, entendant au dehors la foule qui devenait de plus en plus houleuse. Enfin, ŗ la nuit, on me fit sortir du wagon. DŤs que je parus, les clameurs redoublŤrent. Les coups pleuvaient sur moi; autour de moi, des bousculades eurent lieu. Je restai impassible au milieu de cette foule, je me trouvai mÍme un instant presque seul au milieu d'elle, prÍt ŗ lui livrer mon corps. Mais mon ‚me ťtait ŗ moi et je comprenais trop bien la douleur de ce peuple abusť; j'aurais voulu, en lui laissant mon Ítre physique, lui crier son erreur. Je repoussai mÍme les gardiens qui vinrent ŗ moi, ils me rťpondirent qu'ils ťtaient responsables de moi. Mais quelle lourde responsabilitť incombe ŗ ceux qui firent ainsi supplicier un homme, qui abusŤrent tout un peuple! Je parvins enfin ŗ la voiture qui devait m'emmener et, aprŤs une course mouvementťe, nous arriv‚mes au port de la Palice oý je fus embarquť sur une chaloupe. Le froid ťtait atroce; j'avais le corps engourdi, la tÍte en feu, les mains gelťes et brisťes par les menottes. Le trajet dura prŤs d'une heure! A mon arrivťe ŗ l'Óle de Rť, ŗ la nuit noire, je dus marcher dans la neige pour arriver au DťpŰt; je fus reÁu durement par le directeur et conduit au greffe oý l'on me dťshabilla entiŤrement pour me fouiller. Enfin, vers neuf heures du soir, brisť de corps et d'‚me, je fus menť dans la cellule que je devais habiter. A cŰtť de cette cellule se trouvait le poste des gardiens. Il communiquait avec ma cellule par une large ouverture grillťe placťe au-dessus de ma couchette. Nuit et jour, deux surveillants, relevťs de deux heures en deux heures, ťtaient de garde ŗ cette ouverture et ne devaient pas perdre de vue un seul de mes mouvements. Le directeur du dťpŰt me prťvint le jour mÍme que lorsque j'aurais des entrevues avec ma femme, elles auraient lieu au greffe, en sa prťsence, qu'il serait placť entre ma femme et moi, nous sťparant l'un de l'autre, et que je n'aurais pas le droit de m'approcher de ma femme ni celui de l'embrasser. Durant mon sťjour ŗ l'Óle de Rť, je fus chaque jour mis ŗ nu et fouillť, aprŤs la promenade que j'ťtais autorisť ŗ faire dans le prťau attenant ŗ ma cellule. Le prťau ťtait complŤtement isolť des b‚timents et des cours affectťs aux condamnťs, par un mur trŤs ťlevť; une porte y donnait accŤs, elle ne s'ouvrait que pour les besoins du service. Quand je sortais pour me promener, tous les gardiens prenaient la faction le long des murs. Les lettres que nous ťchange‚mes, ma femme et moi, rendent nos impressions de cette ťpoque. En voici quelques extraits: Ile de Rť, 19 janvier 1895. Jeudi soir, on est venu me rťveiller pour m'emmener ici, oý je suis arrivť seulement hier au soir. Je ne veux pas te raconter mon voyage pour ne pas t'arracher le coeur; sache seulement que j'ai entendu les cris lťgitimes d'un peuple contre celui qu'il croit un traÓtre, c'est-ŗ-dire le dernier des misťrables. Je ne sais plus si j'ai un coeur... Veux-tu Ítre assez bonne pour demander ou faire demander au ministre les autorisations suivantes que lui seul peut accorder: 1ļ le droit d'ťcrire ŗ tous les membres de ma famille, pŤre, mŤre, frŤres et soeurs; 2ļ le droit d'ťcrire et de travailler dans ma cellule... Actuellement je n'ai ni papier, ni plume, ni encre! On me remet seulement la feuille de papier sur laquelle je t'ťcris, puis on me retire plume et encre. Je ne te conseille pas de venir avant que tu ne sois complŤtement guťrie. Le climat est trŤs rigoureux et tu as besoin de toutes tes forces pour nos chers enfants d'abord, pour le but que tu poursuis ensuite. Quant ŗ mon rťgime ici, il m'est interdit de t'en parler. Je te rappelle enfin qu'avant de venir ici il faut que tu te munisses de toutes les autorisations nťcessaires pour me voir, que tu demandes le droit de m'embrasser, etc... Ile de Rť, 21 janvier 1895. L'autre jour, quand on m'insultait ŗ La Rochelle, j'aurais voulu m'ťchapper des mains de mes gardiens et me prťsenter la poitrine dťcouverte ŗ ceux pour lesquels j'ťtais un juste objet d'indignation et leur dire: ęNe m'insultez pas, mon ‚me que vous ne pouvez pas connaÓtre est pure de toute souillure, mais si vous me croyez coupable, tenez, prenez mon corps, je vous le livre sans regrets.Ľ Au moins alors, sous l'‚pre morsure des souffrances physiques, quand j'aurais encore criť ęVive la FranceĽ, peut-Ítre alors eŻt-on cru ŗ mon innocence! Enfin, qu'est-ce que je demande nuit et jour? Justice, justice! Sommes-nous au XIXe siŤcle ou faut-il retourner de quelques siŤcles en arriŤre? Est-il possible que l'innocence soit mťconnue dans un siŤcle de lumiŤre et de vťritť? Qu'on cherche; je ne demande aucune gr‚ce, mais je demande la justice qu'on doit ŗ tout Ítre humain. Qu'on poursuive les recherches; que ceux qui possŤdent de puissants moyens d'investigation les utilisent dans ce but, c'est pour eux un devoir sacrť d'humanitť et de justice. Il est impossible alors que la lumiŤre ne se fasse pas autour de ma mystťrieuse et tragique affaire... Je n'ai que deux moments heureux dans la journťe, mais si courts! Le premier, quand on m'apporte cette feuille de papier afin de pouvoir t'ťcrire; je passe ainsi quelques instants ŗ causer avec toi. Le second quand on m'apporte ta lettre journaliŤre... Je n'ose te parler de nos enfants. Quand je regarde leurs photographies, quand je vois leurs yeux si bons, si doux, les sanglots me montent du coeur aux lŤvres... Ile de Rť, 23 janvier 1895. Je reÁois tous les jours tes lettres; on ne m'a encore remis de lettre d'aucun membre de la famille; de mÍme, de mon cŰtť, je n'ai pas encore l'autorisation de leur ťcrire. Je t'ai ťcrit tous les jours depuis samedi; j'espŤre que tu es en possession de mes lettres... Quand je pense ŗ ce que j'ťtais il y a quelques mois ŗ peine et quand je le compare ŗ ma situation misťrable d'aujourd'hui, j'avoue que j'ai des dťfaillances, des colŤres farouches contre l'injustice du sort. Je suis, en effet, la victime de l'erreur la plus ťpouvantable de notre siŤcle. Ma raison se refuse parfois ŗ y croire; il me semble que je suis le jouet d'une terrible hallucination, que tout cela va se dissiper... mais, hťlas! la rťalitť est tout autour de moi... ALFRED De ma femme: Paris, 20 janvier 1895. Je suis dans des transes ťpouvantables, dans une inquiťtude terrible de ne pas avoir encore de nouvelles de toi. Je souffre horriblement, il me semble qu'ŗ mesure qu'on te torture, on m'arrache des lambeaux de moi-mÍme, c'est atroce!... Que je voudrais donc Ítre dťjŗ prŤs de toi, te soutenir par ma chaude affection, te dire quelques douces paroles qui rťchaufferaient un peu ton pauvre coeur... Paris, 21 janvier 1895. ... Fort heureusement, je n'avais pas lu les journaux hier matin et on s'ťtait efforcť de me cacher l'ignoble scŤne de La Rochelle, sinon je serais devenue folle d'inquiťtude... Quels ťpouvantables moments tu as dŻ passer!... mais cette attitude de la foule ne m'ťtonne pas; elle est le rťsultat de la lecture de ces vilaines feuilles qui ne vivent que de diffamations et d'ordures et qui ont ťcrit force mensonges... mais rassure-toi, parmi les gens qui raisonnent, il s'est fait un grand changement. Paris, 22 janvier 1895. Toujours pas de lettre de toi, depuis jeudi je suis sans nouvelles. Si je n'avais ťtť rassurťe sur ta santť, je serais morte d'inquiťtude... Je pense ŗ toi sans cesse, pas une seconde ne s'ťcoule sans que je souffre avec toi, et ma souffrance est d'autant plus terrible que je suis loin, sans nouvelles, et qu'ŗ cet horrible tourment de toute heure se joint l'inquiťtude. Je ne puis attendre le moment d'avoir l'autorisation de te rejoindre, de te tenir dans mes bras. Que de choses j'ai ŗ te dire, d'abord des nouvelles de nous tous, de nos pauvres enfants, de toute la famille, puis les efforts surhumains que nous faisons pour trouver dans notre pauvre intelligence la clef de l'ťnigme... Paris, 23 janvier 1895. Je viens de tťlťgraphier ŗ Monsieur le Directeur du DťpŰt pour lui demander de tes nouvelles, je ne me possŤde plus d'inquiťtude. Je n'ai reÁu aucune lettre de toi depuis ton dťpart de Paris, je ne m'explique pas du tout ce qui arrive et me tourmente horriblement. Je me doute bien que tu m'as ťcrit tous les jours, mais alors quelle est la raison de ce retard? Je suis incapable de me rťpondre. Pourvu que tu aies reÁu mes lettres, que tu ne sois pas inquiet. C'est atroce d'Ítre aussi loin l'un de l'autre et d'Ítre privť de nouvelles. Je voudrais te savoir fort et courageux, n'avoir aucun doute sur ta santť, te savoir ŗ un rťgime moins rigoureux... LUCIE. De l'Óle de Rť: 24 janvier 1895. D'aprŤs ta lettre datťe de mardi, tu n'as encore reÁu aucune lettre de moi. Comme tu dois souffrir, ma pauvre chťrie! Quel horrible martyre pour tous deux!... Ile de Rť, 25 janvier 1895. Ta lettre d'hier m'a navrť, la douleur y perÁait ŗ chaque mot... Je ne sais ni sur qui, ni sur quoi fixer mes idťes. Quand je regarde le passť, la colŤre me monte au cerveau, tant il me semble impossible que tout me soit ainsi ravi; quand je regarde le prťsent, ma situation est si misťrable que je pense ŗ la mort comme ŗ l'oubli de tout; il n'y a que lorsque je regarde l'avenir, que j'ai un moment de soulagement... Tout ŗ l'heure, j'ai regardť, pendant quelques instants, les portraits de nos chers enfants; mais je n'ai pu supporter leur vue longtemps, tant les sanglots m'ťtreignaient la gorge. Oui, ma chťrie, il faut que je vive; il faut que je supporte mon martyre jusqu'au bout pour le nom que portent ces chers petits. Il faut qu'ils apprennent un jour que ce nom est digne d'Ítre honorť, d'Ítre respectť; il faut qu'ils sachent que si je mets l'honneur de beaucoup de personnes au-dessous du mien, je n'en mets aucun au-dessus... Je n'aurai plus dorťnavant le droit de t'ťcrire que deux fois par semaine... Ile de Rť, 28 janvier 1895. Voilŗ un des jours heureux de ma triste existence, puisque je puis venir passer une demi-heure avec toi, ŗ causer et ŗ t'entretenir... Chaque fois qu'on m'apporte une lettre de toi, un rayon de joie pťnŤtre dans mon coeur profondťment ulcťrť. Regarder en arriŤre, je ne le puis. Les larmes me saisissent quand je pense ŗ notre bonheur passť. Je ne puis que regarder en avant, avec le suprÍme espoir que bientŰt luira le grand jour de la lumiŤre et de la vťritť. Ile de Rť, 31 janvier 1895. Enfin, voici de nouveau le jour heureux oý je puis t'ťcrire. Je les compte, hťlas, les jours heureux! En effet, je n'ai plus reÁu de lettres de toi depuis celle qui m'a ťtť remise dimanche dernier. Quelle souffrance ťpouvantable! Jusqu'ŗ prťsent, j'avais chaque jour un moment de bonheur en recevant ta lettre. C'ťtait un ťcho de vous tous, un ťcho de toutes vos sympathies qui rťchauffait mon pauvre coeur glacť. Je relisais ta lettre quatre ou cinq fois, je m'imprťgnais de chaque mot, peu ŗ peu les mots ťcrits se transformaient en paroles dites, il me semblait bientŰt t'entendre me parler tout prŤs de moi. Oh! musique dťlicieuse qui allait ŗ mon ‚me! Puis, depuis quatre jours, plus rien, la morne tristesse, l'ťpouvantable solitude... ALFRED. De ma femme: Paris, 24 janvier 1895. Enfin, j'ai reÁu une lettre de toi! Ce matin seulement, elle m'est parvenue, j'ťtais dans une inquiťtude folle. Que de larmes j'ai versťes sur cette pauvre petite lettre, sur cette pauvre partie si petite de toi-mÍme qui m'arrive aprŤs tant de jours d'inquiťtude. Et encore les nouvelles que je reÁois sont du 19, lendemain du jour de ton arrivťe, et je les reÁois seulement le 24, c'est-ŗ-dire cinq jours aprŤs. Faut-il qu'on ait peu de pitiť pour maltraiter, pour torturer ainsi deux pauvres Ítres qui s'adorent et qui n'ont dans le coeur que des sentiments droits et honnÍtes, qui n'ont qu'un but, qu'un rÍve: trouver le coupable et rťhabiliter leur nom, celui de leurs enfants qui a ťtť injustement avili... Paris, 27 janvier 1895. J'ai reÁu ce matin ta bonne et chŤre lettre; elle m'a procurť un instant de joie. Pardonne-moi mes premiŤres lettres si navrťes; j'ai eu un moment de dťcouragement, c'est vrai. J'ťtais sans nouvelles de toi et malade d'inquiťtude. Cette pťriode est passťe, la volontť a repris le dessus; je suis de nouveau forte pour la lutte. Il faut que nous vivions tous deux, il faut que nous arrivions ŗ ta rťhabilitation, il faut que la lumiŤre soit ťclatante. Nous n'aurons le droit de mourir que lorsque notre t‚che sera accomplie, lorsque notre nom sera lavť de cette souillure. Mais alors des jours heureux reviendront; je t'aimerai tant, tes enfants reconnaissants te tťmoigneront une telle affection que toutes tes souffrances, si ťpouvantables qu'elles aient ťtť, s'effaceront... Je sais que toutes ces paroles ne t'enlŤvent pas les atroces souffrances actuelles; mais tu as une ‚me d'ťlite, une volontť de fer, une conscience absolument pure, et, avec des armes pareilles, il faut que tu rťsistes, il faut que nous rťsistions tous deux. Pierre s'est amusť ce matin ŗ regarder toutes les photographies que j'ai de toi: ŗ cheval, en voyage, ŗ Bourges. Il ťtait heureux de les montrer ŗ sa petite soeur et de dťtailler toutes les remarques qui lui passaient par la tÍte. Jeanne l'ťcoutait avec respect... Paris, 31 janvier 1895. Pas de nouvelles ce matin, comme je l'espťrais. Mon Dieu, quelle vie au jour le jour, dans l'attente d'un meilleur lendemain. LUCIE De l'Óle de Rť: 3 fťvrier 1895. Je viens de passer une semaine atroce. Je suis sans nouvelles de toi depuis dimanche dernier, c'est-ŗ-dire depuis huit jours. Je me suis imaginť que tu ťtais malade, puis que l'un des enfants l'ťtait... J'ai fait ensuite toutes sortes de suppositions dans mon cerveau malade... J'ai b‚ti toutes sortes de chimŤres. Tu peux t'imaginer, ma chťrie, tout ce que j'ai souffert, tout ce que je souffre encore. Dans mon horrible solitude, dans la situation tragique dans laquelle des ťvťnements aussi bizarres qu'incomprťhensibles m'ont placť, j'avais au moins cette unique consolation, c'est de sentir prŤs de moi ton coeur battre ŗ l'unisson du mien, partager toutes mes tortures.... Ile de Rť, 7 fťvrier 1895. Je suis sans nouvelles de toi depuis dix jours. Te dire mes tortures est impossible. Quant ŗ toi, il faut que tu gardes tout ton courage et toute ton ťnergie. C'est au nom de notre profond amour que je te le demande, car il faut que tu sois lŗ pour laver mon nom de la souillure qui lui a ťtť faite, il faut que tu sois lŗ pour faire de nos enfants de braves et honnÍtes gens. Il faut que tu sois lŗ pour leur dire un jour ce qu'ťtait leur pŤre, un brave et loyal soldat, ťcrasť par une fatalitť ťpouvantable. Aurai-je des nouvelles de toi aujourd'hui? Quand apprendrai-je que j'aurai le plaisir et la joie de t'embrasser? Chaque jour je l'espŤre et rien ne vient rompre mon horrible martyre. Du courage, ma chťrie, il t'en faut beaucoup, beaucoup, il vous en faut ŗ tous, ŗ nos deux familles. Vous n'avez pas le droit de vous laisser abattre, car vous avez une grande mission ŗ remplir, quoi qu'il advienne de moi. ALFRED. De ma femme: Paris, 3 fťvrier 1895. Tous les matins une nouvelle dťception, car le courrier ne m'apporte rien. Que penser? Par moments je me demande si tu es malade, ce que tu deviens. Je me reprťsente toutes les choses les plus ťpouvantables et dans ces longues nuits je suis en proie ŗ des cauchemars terribles. Je voudrais Ítre lŗ prŤs de toi, pour te consoler, pour te soigner, pour te faire reprendre des forces... Je n'ai pas encore obtenu l'autorisation de venir te voir; c'est long, mon Dieu, voilŗ bientŰt trois semaines que tu es parti pour l'Óle de Rť sans que personne de ta famille ait pu t'embrasser... Paris, 4 fťvrier 1895. J'ai eu le bonheur de recevoir ton excellente lettre. Pense un peu comme j'ai ťtť heureuse d'avoir de tes nouvelles, quoiqu'elles soient bien lointaines, puisqu'elles datent de lundi il y a huit jours. Une longue semaine, pour que tes douces paroles me parviennent... Paris, 6 fťvrier 1895. ..... Cela me fait tant de chagrin quand je regarde nos pauvres chers enfants, de penser que tu aurais un tel bonheur de les avoir autour de toi, de les voir grandir, se dťvelopper, d'assister ŗ l'ouverture de leurs intelligences, que parfois les larmes me montent aux yeux. Voilŗ prŤs de quatre mois que tu ne les as vus, ces pauvres petits, et ils ont bien changť... Paris, 7 fťvrier 1895. Ta derniŤre lettre est datťe du 28 janvier, elle a mis huit jours pour me parvenir et depuis je suis sans nouvelles; c'est bien dur. J'espťrais de tout coeur pouvoir causer avec toi, sinon verbalement, du moins par lettres, et ces malheureuses nouvelles, dťjŗ si longues ŗ venir, s'espacent de plus en plus. Enfin j'attends toujours impatiemment mon autorisation et je compte l'avoir bientŰt; j'ai le plus grand dťsir de te voir, de t'embrasser, de lire dans tes yeux ton courage, ta patience, ton admirable abnťgation et ton dťvouement ŗ nos enfants... Paris, 9 fťvrier 1895. J'ai reÁu ce matin ta lettre du 31 janvier. Tes souffrances me navrent. J'ai pleurť, pleurť bien longuement, la tÍte entre mes deux mains et il m'a fallu une chaude caresse de notre bon petit Pierre pour ramener un sourire sur mes lŤvres et encore mes souffrances ne sont rien comparťes aux tiennes... Ne te chagrine pas, quand tu ne reÁois pas de lettres de moi; je t'ťcris tous les jours, je n'ai que ce bon moment, je ne veux pas m'en priver... Paris, 10 fťvrier 1895. J'ai eu une joie enfantine hier soir en recevant enfin l'autorisation de te voir deux fois par semaine. Enfin le moment va venir oý j'aurai le bonheur extrÍme de te serrer sur mon coeur et de te rendre par ma prťsence de nouvelles forces. Je suis navrťe que tu ne reÁoives pas mes lettres; je n'ai pas manquť un seul jour de venir causer avec toi. Je ne puis m'expliquer la raison de cette rigueur; mes lettres cependant n'indiquent que des sentiments parfaitement honnÍtes, le chagrin amer d'une situation aussi injustement ťpouvantable et l'espoir d'une rťhabilitation prochaine... LUCIE. Ma femme avait ťtť autorisťe ŗ me voir deux fois par semaine, pendant une heure chaque fois, en deux jours consťcutifs. Je la vis pour la premiŤre fois, le 13 fťvrier, sans avoir ťtť prťvenu de son arrivťe. Je fus conduit au greffe, situť ŗ quelques pas de la porte de sortie du prťau. Le greffe est une petite salle ťtroite et longue, blanchie ŗ la chaux et presque nue. Ma femme ťtait assise au fond; le directeur du dťpŰt, au milieu de la salle, entre ma femme et moi; je dus rester prŤs de la porte. Devant la porte et en dehors, les gardiens. Le directeur nous prťvint qu'il nous ťtait interdit de parler de toute chose se rapportant ŗ mon procŤs. Si cruellement blessťs que nous fussions par les conditions atroces dans lesquelles on permit de nous revoir, si angoissťs que nous fussions de voir les minutes s'ťcouler avec une rapiditť vertigineuse, nous ťprouv‚mes un grand bonheur intťrieur de nous retrouver. Mais la situation ťtait trop poignante pour qu'elle pŻt Ítre exprimťe par des paroles. Ce qui fut pour nous un puissant rťconfort, c'est que nous sentÓmes fortement que nos deux ‚mes n'en faisaient plus qu'une, que l'intelligence, la volontť de tous ne seraient plus tendues que vers un seul but: la dťcouverte de la vťritť, du coupable. Ma femme revint me voir le lendemain 14 fťvrier, puis repartit pour Paris. Le 20 fťvrier, elle ťtait de retour ŗ l'Óle de Rť; nos deux derniŤres entrevues eurent lieu les 20 et 21 fťvrier. De l'Óle de Rť, aprŤs l'entrevue avec ma femme: Ile de Rť, 14 fťvrier 1895. Les quelques moments que j'ai passťs avec toi m'ont ťtť bien doux, quoiqu'il m'ait ťtť impossible de te dire tout ce que j'avais sur le coeur. Mon temps se passait ŗ te regarder, ŗ m'imprťgner de ton visage, ŗ me demander par quelle fatalitť inouÔe du sort j'ťtais sťparť de toi... De ma femme, ŗ son retour ŗ Paris: Paris, 16 fťvrier 1895. Quelle ťmotion, quelle terrible secousse nous avons ressenties tous deux en nous revoyant, toi surtout, mon pauvre et bien-aimť mari; tu as dŻ Ítre terriblement ťbranlť, n'ťtant pas prťvenu de mon arrivťe!... Les conditions dans lesquelles on nous a autorisťs ŗ nous voir ťtaient vraiment par trop terribles! Lorsqu'on est sťparť aussi cruellement depuis quatre mois, n'avoir le droit de se parler qu'ŗ distance, c'est atroce. Comme j'aurais voulu te presser sur mon coeur, te serrer les mains, pouvoir aussi te rťchauffer un peu, pauvre solitaire. Ah! quel dťchirement j'ai ťprouvť en quittant Saint-Martin, en m'ťloignant de toi... LUCIE. De l'Óle de Rť, aprŤs avoir vu ma femme: Ile de Rť, 21 fťvrier 1895. (jour mÍme de mon dťpart, que j'ignorais.) Quand je te vois, le temps est si court, je suis si angoissť de voir l'heure s'ťcouler avec une rapiditť que je ne connaissais plus, tant les autres heures que je passe me semblent horriblement longues, que j'oublie de te dire la moitiť de ce que j'avais prťparť... Je voulais te demander si le voyage ne te fatiguait pas, si la mer t'avait ťtť clťmente? Je voulais te dire toute l'admiration que j'ai pour ton noble caractŤre, pour ton admirable dťvouement! Plus d'une femme aurait vu son cerveau sombrer sous les coups rťpťtťs d'un sort aussi cruel, aussi immťritť. Je voulais te parler longuement des enfants... Comme je te l'ai dit, je ferai mon possible pour dompter les battements de mon coeur ulcťrť, pour supporter cet horrible et long martyre, afin de voir luire avec vous le jour heureux de la rťhabilitation. ALFRED. Ma femme supplia en vain dans la seconde entrevue qu'on lui li‚t les mains derriŤre le dos et qu'on la laiss‚t s'approcher de moi, m'embrasser; le directeur refusa brutalement. Le 21 fťvrier, je vis ma femme pour la derniŤre fois. AprŤs l'entrevue qui eŻt lieu de deux heures ŗ trois heures, et sans en avoir ťtť informťs l'un et l'autre, je fus prťvenu subitement d'avoir ŗ m'apprÍter pour le dťpart. Les apprÍts consistaient ŗ faire un ballot d'effets. Avant le dťpart, je fus encore dťshabillť et fouillť, puis conduit entre six gardiens au quai. Je fus embarquť sur une chaloupe ŗ vapeur qui m'amena dans la soirťe dans la rade de Rochefort. Je fus transbordť directement de la chaloupe sur le transport le ęSaint-NazaireĽ. Pas un mot ne m'avait ťtť adressť, pas une indication ne m'avait ťtť donnťe sur le lieu oý j'allais Ítre dťportť. A mon arrivťe sur le ęSaint-NazaireĽ, je fus conduit dans une cellule de condamnť, fermťe par un simple grillage, situťe sous le pont, ŗ l'avant. La partie du pont, en avant des cellules des condamnťs, ťtait dťcouverte. Le froid ťtait terrible--prŤs de 14 degrťs au-dessous de zťro--la nuit noire. Un hamac me fut jetť et je fus laissť sans nourriture. Le souvenir de ma femme que je venais de quitter quelques heures auparavant, dans l'ignorance de mon dťpart, que je n'avais mÍme pas pu embrasser, le souvenir de mes enfants, de tous les miens, de tous ces chers Ítres que je laissais derriŤre moi dans la douleur et le dťsespoir, l'incertitude du lieu oý j'allais Ítre conduit, la situation qui m'ťtait faite, tout cela me mit dans un ťtat indescriptible et je ne pus que me jeter sur le sol, dans un coin de ma cellule, et pleurer ŗ chaudes larmes dans la nuit sombre et froide. Le lendemain soir, le ęSaint-NazaireĽ levait l'ancre. VII Les premiers jours de la traversťe furent atroces; le froid ťtait terrible dans la cellule ouverte, le sommeil dans le hamac pťnible. Comme nourriture, la ration des condamnťs, servie dans de vieilles boÓtes de conserve. J'ťtais gardť ŗ vue, le jour par un surveillant, la nuit par deux surveillants, revolver au cŰtť, avec dťfense absolue de m'adresser la parole. A partir du cinquiŤme jour, je fus autorisť ŗ monter une heure par jour sur le pont, gardť par deux surveillants. AprŤs le huitiŤme jour, la tempťrature devint plus douce, puis torride. Je me rendis compte que nous approchions de l'ťquateur, mais j'ignorais toujours oý l'on me transportait. AprŤs quinze jours de cette horrible traversťe, nous arriv‚mes le 12 mars 1895 en rade des Óles du Salut. J'eus l'intuition du lieu par quelques bribes de conversation ťchangťes entre les surveillants, parlant entre eux des postes oý ils pensaient Ítre envoyťs, postes dont les noms se rapportaient ŗ des localitťs de la Guyane. J'espťrais que j'allais Ítre dťbarquť aussitŰt. Mais je dus attendre prŤs de quatre jours, sans monter sur le pont, par une chaleur torride, enfermť dans ma cellule. Rien, en effet, n'avait ťtť prťparť pour me recevoir et on dut tout organiser ŗ la h‚te. [Illustration: Ile du Diable, ŗ l'arrivťe.--Plan.] [Illustration: Plan de la premiŤre case, avant les palissades.] Le 15 mars, je fus dťbarquť et enfermť dans une chambre du bagne de l'Óle Royale. Cette rťclusion absolue dura environ un mois. Le 13 avril je fus transportť ŗ l'Óle du Diable, rocher inculte qui avait servi prťcťdemment de lieu de dťtention pour les lťpreux. Les Óles du Salut se composent d'un groupe de trois petites Óles: l'Óle Royale, oý sťjourne le commandant supťrieur des pťnitenciers des trois Óles, l'Óle Saint-Joseph et l'Óle du Diable. A mon arrivťe ŗ l'Óle du Diable, les dispositions prises ŗ mon ťgard et qui durŤrent jusqu'en 1895, furent les suivantes: La case qui me fut affectťe ťtait en pierres et mesurait 4 mŤtres sur 4 mŤtres. Les fenÍtres ťtaient grillťes. La porte ťtait ŗ claire-voie, munie d'un simple barreautage en fer. Cette porte s'ouvrait sur un tambour de 2 mŤtres sur 3 mŤtres accolť ŗ la faÁade de la case, tambour fermť par une porte pleine en bois. Dans ce tambour sťjournait le surveillant de garde. Les surveillants ťtaient relevťs de deux heures en deux heures, ils ne devaient me perdre de vue ni de jour ni de nuit. Pour l'exťcution de cette derniŤre partie du service, la case ťtait ťclairťe de nuit. Durant la nuit, la porte du tambour ťtait fermťe extťrieurement et intťrieurement, de telle sorte que toutes les deux heures, pour la relŤve du surveillant de garde, il se faisait un bruit infernal de clefs et de ferraille. Cinq surveillants et un surveillant-chef furent chargťs de l'exťcution du service et de ma garde. Je n'avais la facultť de circuler, durant le jour, que dans la partie de l'Óle comprise entre le dťbarcadŤre et le petit vallon oý se trouvait l'ancien campement des lťpreux, soit sur un espace de 200 mŤtres environ, complŤtement dťcouvert, et dťfense absolue m'ťtait faite de franchir cette limite sous peine d'Ítre renfermť dans ma case. DŤs que je sortais, j'ťtais accompagnť par le surveillant de garde qui ne devait pas perdre de vue un seul de mes gestes. Le surveillant de garde ťtait armť du revolver; plus tard on y ajouta le fusil et une ceinture garnie de cartouches. Il m'ťtait formellement interdit d'adresser la parole ŗ qui que ce fŻt. La ration au dťbut fut celle du soldat aux colonies, sans le vin. Je devais faire la cuisine moi-mÍme, faire d'ailleurs tout moi-mÍme. _Les pages qui suivent sont la reproduction intťgrale du journal que j'ťcrivis depuis le mois d'avril 1894 jusqu'ŗ l'automne 1896, et qui ťtait destinť ŗ ma femme. Ce journal fut saisi avec tous mes papiers en 1896. Je ne pus l'obtenir qu'ŗ l'ťpoque du procŤs de Rennes, en 1899._ MON JOURNAL (Pour Ítre remis ŗ ma femme). Dimanche 14 avril 1895. Je commence aujourd'hui le journal de ma triste et ťpouvantable vie. C'est, en effet, ŗ partir d'aujourd'hui seulement que j'ai du papier ŗ ma disposition, papier numťrotť et parafť d'ailleurs, afin que je ne puisse en distraire. Je suis responsable de son emploi. Qu'en ferais-je d'ailleurs? A quoi pourrait-il me servir? A qui le donnerais-je? Qu'ai-je de secret ŗ confier au papier? Autant de questions, autant d'ťnigmes! J'avais jusqu'ŗ prťsent le culte de la raison, je croyais ŗ la logique des choses et des ťvťnements, je croyais enfin ŗ la justice humaine! Tout ce qui ťtait bizarre, extravagant, avait de la peine ŗ entrer dans ma cervelle. Hťlas! quel effondrement de toutes mes croyances, de toute ma saine raison. Quels horribles mois je viens de passer, combien de tristes mois m'attendent encore? J'ťtais dťcidť ŗ me tuer aprŤs mon inique condamnation. Etre condamnť pour le crime le plus inf‚me qu'un homme puisse commettre, sur la foi d'un papier suspect dont l'ťcriture ťtait imitťe ou ressemblait ŗ la mienne, il y avait certes lŗ de quoi dťsespťrer un homme qui place l'honneur au-dessus de tout. Ma chŤre femme, si dťvouťe, si courageuse, m'a fait comprendre, dans cette dťroute de tout mon Ítre, qu'innocent je n'avais pas le droit de l'abandonner, de dťserter volontairement mon poste. J'ai bien senti qu'elle avait raison, que lŗ ťtait mon devoir; mais, d'autre part, j'avais peur--oui, peur--des horribles souffrances morales que j'allais avoir ŗ endurer. Physiquement je me sentais fort, ma conscience nette et pure me donnait des forces surhumaines. Mais mes tortures physiques et morales ont ťtť pires que ce que j'attendais mÍme, et aujourd'hui je suis brisť de corps et d'‚me. J'ai cependant cťdť aux instances de ma femme, j'ai donc eu le courage de vivre! J'ai subi d'abord le plus effroyable supplice qu'on puisse infliger ŗ un soldat, supplice pire que toutes les morts, puis j'ai suivi pas ŗ pas cet horrible chemin qui m'a menť jusqu'ici en passant par la prison de la Santť et le dťpŰt de l'Óle de Rť, supportant sans flťchir insultes et cris, mais laissant un lambeau de mon coeur ŗ chaque dťtour du chemin. Ma conscience me soutenait; ma raison me disait chaque jour: enfin la vťritť va ťclater triomphante; dans un siŤcle comme le nŰtre, la lumiŤre ne peut tarder ŗ se faire; mais hťlas! chaque jour apportait une nouvelle dťception. Non seulement la lumiŤre ne jaillissait pas, mais on faisait tout pour l'empÍcher de se produire. J'ťtais, je le suis encore, au secret le plus absolu, ma correspondance lue partout, contrŰlťe au ministŤre, souvent non transmise. On m'interdisait mÍme de parler ŗ ma femme des recherches que je lui conseillais de faire. Il m'ťtait impossible de me dťfendre. Je pensais qu'une fois en exil je trouverais sinon le repos,--je ne saurais en avoir avant que l'honneur me soit rendu,--du moins une certaine tranquillitť d'esprit et de vie me permettant d'attendre le jour de la rťhabilitation. Quelle nouvelle et amŤre dťception! AprŤs une traversťe de quinze jours dans une cage, je suis restť d'abord en rade des Óles du Salut pendant quatre jours sans monter sur le pont, par une chaleur torride. Mon cerveau se liquťfiait, tout mon Ítre se fondait dans une dťsespťrance terrible. A mon dťbarquement, j'ai ťtť enfermť dans une chambre de la maison de dťtention, les volets clos, avec dťfense de parler ŗ qui que ce soit, en tÍte ŗ tÍte avec mon cerveau, au rťgime des forÁats. Ma correspondance devait Ítre d'abord envoyťe ŗ Cayenne; je ne sais pas encore si elle y est parvenue. Je suis restť ainsi pendant un mois enfermť dans ma chambre, sans sortir, aprŤs toutes les fatigues physiques de mon horrible traversťe. A plusieurs reprises, je faillis devenir fou; j'eus plusieurs congestions du cerveau, et mon horreur de la vie ťtait telle, que j'eus la pensťe de ne pas me faire soigner et d'en finir ainsi avec ce martyre. C'eŻt ťtť la dťlivrance, la fin de mes maux, puisque je ne me parjurais pas, la mort ťtant naturelle. Le souvenir de ma femme, mon devoir vis-ŗ-vis de mes enfants, m'ont donnť la force de me ressaisir; je n'ai pas voulu dťmentir ses efforts, l'abandonner ainsi dans sa mission, la recherche de la vťritť, du coupable. Aussi fis-je demander le mťdecin, quelle que fŻt ma rťpugnance farouche pour toute figure nouvelle. Enfin, aprŤs trente jours de cette rťclusion, on vient de me transporter ŗ l'Óle du Diable, oý je jouirai d'un semblant de libertť. Le jour, en effet, je pourrai me promener dans un espace de quelques centaines de mŤtres carrťs, suivi, pas ŗ pas, par un surveillant; ŗ la nuit tombante (entre six heures et six heures et demie), je serai enfermť dans un cabanon de 4 mŤtres carrťs, clos par une porte faite de barreaux de fer ŗ claire-voie, devant laquelle les surveillants se relayeront toute la nuit. Un surveillant-chef, cinq surveillants sont prťposťs ŗ ce service et ŗ ma garde; la ration est d'un demi-pain par jour, de 300 grammes de viande trois fois par semaine, les autres jours de l'endaubage ou du lard conservť. Comme boisson, de l'eau. Quelle horrible existence de suspicion continuelle, de surveillance ininterrompue, pour un homme dont l'honneur est aussi haut placť que celui de qui que ce soit au monde! Et puis, toujours pas de nouvelles de ma femme, de mes enfants. Je sais cependant que depuis le 29 mars, c'est-ŗ-dire depuis prŤs de trois semaines, il y a des lettres pour moi ŗ Cayenne. J'ai fait tťlťgraphier ŗ Cayenne, j'ai fait tťlťgraphier en France pour avoir des nouvelles des miens,--pas de rťponse! Ah! que je voudrais vivre jusqu'au jour de la rťhabilitation pour hurler mes souffrances, pour dťgonfler mon coeur ulcťrť. Irai-je jusque-lŗ? J'ai souvent des doutes, tant mon coeur est brisť, tant ma santť est chancelante. Nuit de dimanche 14 au lundi 15 avril 1895. Impossible de dormir. Cette cage, devant laquelle se promŤne le surveillant comme un fantŰme qui m'apparaÓt dans mes rÍves, le prurit de toutes les bÍtes qui courent sur ma peau, la colŤre qui gronde dans mon coeur, d'en Ítre lŗ quand on a toujours et partout fait son devoir, tout cela surexcite mes nerfs dťjŗ si ťbranlťs et chasse le sommeil. Quand passerai-je de nouveau une nuit calme et tranquille? Peut-Ítre pas avant d'Ítre dans la tombe, quand je jouirai du sommeil ťternel! Que ce sera bon, de ne plus penser ŗ la vilenie, ŗ la l‚chetť humaines. La mer, que j'entends gronder sous ma lucarne, produit toujours sur moi sa fascination ťtrange. Elle berce mes pensťes comme jadis, mais aujourd'hui elles sont bien tristes et sombres. Elle ťvoque en moi de chers souvenirs, des moments heureux passťs auprŤs de ma femme, de mes enfants adorťs. Je retrouve la sensation violente, dťjŗ ťprouvťe sur le bateau, d'une attirance profonde, presque irrťsistible vers la mer, dont les eaux mugissantes semblent m'appeler comme une grande consolatrice. Cette tyrannie de la mer sur moi est violente; sur le bateau, il me fallait fermer les yeux, ťvoquer l'image de ma femme pour ne pas y cťder. Oý sont mes beaux rÍves de jeunesse, mes aspirations de l'‚ge mŻr. Rien ne vit plus en moi, mon cerveau s'ťgare sous l'effort de ma pensťe. Quel est le mystŤre de ce drame! Aujourd'hui encore, je ne comprends rien ŗ ce qui s'est passť.  tre condamnť sans preuves tangibles, sur la foi d'une ťcriture! Quelles que soient l'‚me et la conscience d'un homme, n'y a-t-il pas lŗ plus qu'il n'en faut pour le dťmoraliser? La sensibilitť de mes nerfs, aprŤs toutes ces tortures, est devenue tellement aiguŽ, que toute impression nouvelle, mÍme extťrieure, produit sur moi l'effet d'une profonde blessure. MÍme nuit. Je viens d'essayer de dormir, mais aprŤs un assoupissement de quelques minutes, je me rťveille avec une fiŤvre ardente: et il en est ainsi toutes les nuits depuis six mois. Comment mon corps a-t-il pu rťsister ŗ une telle coÔncidence de tourments aussi bien physiques que moraux? Je pense qu'une conscience nette, sŻre d'elle-mÍme, donne des forces invincibles. J'ouvre la jalousie qui ferme la lucarne et je contemple encore la mer. Le ciel est chargť de gros nuages, mais la lumiŤre de la lune qui filtre au travers vient iriser certaines parties de la mer et lui donner une teinte argentťe. Les vagues se brisent impuissantes au pied des roches qui forment le contour de l'Óle; c'est un bruissement continu d'eau qui dťferle, c'est un rythme brutal et saccadť qui plaÓt ŗ mon ‚me ulcťrťe. Et dans cette nuit, dans ce calme profond, se retracent dans mon esprit les images chťries de ma femme, de mes enfants. Comme ma pauvre Lucie doit souffrir d'un sort aussi immťritť, aprŤs avoir eu tout pour Ítre heureuse! Et heureuse, elle mťritait tant de l'Ítre, par sa profonde droiture, son caractŤre ťlevť, son coeur tendre et dťvouť. Pauvre, pauvre chŤre femme; je ne puis penser ŗ elle, aux enfants, sans que tout s'amollisse en moi, sans sangloter; mais aussi ils m'inspirent mon devoir. Je vais essayer de faire de l'anglais. Peut-Ítre arriverai-je ŗ m'oublier un peu dans le travail. Lundi 15 avril 1895. Pluie torrentielle ce matin. Comme premier dťjeuner, rien. Les surveillants ont pitiť de moi; ils me donnent un peu de cafť noir et de pain. Pendant une ťclaircie, je fais le tour de la petite portion de cette petite Óle qui m'est rťservťe. Triste Óle! Quelques bananiers, quelques cocotiers, un sol aride, d'oý ťmergent partout des roches basaltiques. A dix heures, on m'apporte les vivres pour la journťe: un morceau de lard conservť, quelques grains de riz, quelques grains de cafť vert et un peu de cassonade. Je jette tout cela ŗ la mer,[1] puis je m'ťvertue ŗ faire du feu. AprŤs quelques tentatives infructueuses, j'y parviens. Je fais chauffer de l'eau pour le thť. Mon dťjeuner comprend du pain et du thť. Quelle agonie de toutes mes forces! Quel sacrifice j'ai fait en acceptant de vivre! Rien ne m'aura ťtť ťpargnť, ni tortures morales, ni souffrances physiques. Oh! cette mer mugissante qui toujours gronde et hurle ŗ mes pieds! Quel ťcho ŗ mon ‚me! L'ťcume de la vague qui se brise sur les rochers est d'une blancheur si laiteuse que je voudrais m'y rouler et m'y perdre. [1] Je jetai tout cela ŗ la mer, car le lard conservť n'ťtait pas mangeable; je n'avais rien pour brŻler le cafť, qui m'ťtait remis vert. Lundi 15 avril, soir. J'allais encore Ítre rťduit ŗ dÓner avec un morceau de pain, je dťfaillais. Les surveillants, voyant ma faiblesse physique, me passent un bol de leur bouillon. Puis je fume, je fume pour calmer et mon cerveau et les tiraillements de mon estomac. Je renouvelle auprŤs du gouverneur de la Guyane la demande que j'avais dťjŗ formulťe, il y a quinze jours, de vivre ŗ mes frais en faisant venir des conserves de Cayenne ainsi que la loi m'y autorise. Et toi, chŤre femme, ŗ ce moment mÍme, ta pensťe rťpond-elle comme un ťcho ŗ ma pensťe? As-tu la perception de l'horrible martyre que j'endure? Oui, certes, tu sens tout ce que je souffre d'une situation morale pareille. Quelle idťe lancinante, atroce, d'Ítre condamnť pour un crime aussi abominable sans y rien comprendre! S'il y a une justice en ce monde, mon honneur doit m'Ítre rendu, et le coupable, le monstre doit recevoir le ch‚timent que mťrite un pareil crime. Mardi 16 avril 1895. Enfin j'ai pu dormir, gr‚ce ŗ un immense ťpuisement. Ma premiŤre pensťe, en m'ťveillant, a ťtť pour toi, ma chŤre et adorťe femme. Je me suis demandť ce que tu faisais au mÍme moment. Probablement tu es occupťe avec nos chers enfants. Qu'ils soient pour toi une consolation, qu'ils t'inspirent ton devoir, si je succombe avant la fin. Puis, je vais couper du bois. AprŤs deux heures d'efforts, suant sang et eau, je parviens ŗ constituer une provision de bois suffisante. A huit heures, on m'apporte un morceau de viande crue et le pain. J'allume le feu, il finit par prendre. Mais la fumťe est rabattue sur moi par la brise de mer, mes yeux en pleurent. DŤs que j'ai des braises en quantitť suffisante, je mets ma viande sur quelques bouts de fer ramassťs de droite et de gauche et je la grille. Je dťjeune un peu mieux qu'hier, mais que cette viande est dure et sŤche! Quant au menu du dÓner, il a ťtť plus simple: du pain et de l'eau. Tous ces efforts m'ont brisť. Vendredi 19 avril 1895. Je n'ai pas ťcrit ces jours-ci. Tout mon temps a ťtť employť ŗ la lutte pour la vie, car je veux rťsister jusqu'ŗ la derniŤre goutte de sang, quels que soient les supplices qu'on m'inflige. Le rťgime n'a pas variť, on attend toujours des ordres. Aujourd'hui, j'ai fait du bouilli avec la viande, du sel et du piment que j'ai trouvť dans l'Óle. Cela a durť trois heures durant lesquelles mes yeux ont horriblement souffert; quelle misŤre! Et toujours pas de nouvelles de ma femme, des miens. Les lettres sont donc interceptťes? …nervť, je me dis qu'en fendant du bois pour la provision du lendemain, je calmerai mes nerfs. Je vais chercher la hachette ŗ la cuisine. ęOn n'entre pas ŗ la cuisineĽ, interpelle un surveillant. Et je m'en vais, sans rien dire, mais sans baisser la tÍte. Ah! si je pouvais seulement vivre dans mon cabanon, sans jamais en sortir. Mais il faut bien prendre quelque nourriture. J'essaye de temps ŗ autre de faire de l'anglais, des traductions, de m'oublier dans le travail. Mais mon cerveau complŤtement ťbranlť s'y refuse; au bout d'un quart d'heure, je suis obligť d'y renoncer. Et puis, ce que je trouve d'inouÔ, d'inhumain, c'est qu'on intercepte toute ma correspondance. Qu'on prenne toutes les prťcautions possibles et imaginables pour empÍcher toute ťvasion, je le conÁois: c'est le droit, je dirai mÍme le devoir strict de l'administration. Mais qu'on m'enterre vivant dans un tombeau, qu'on empÍche toute communication, mÍme ŗ lettre ouverte avec ma famille, c'est contraire ŗ toute justice. On se croirait volontiers rejetť de quelques siŤcles en arriŤre; voilŗ six mois que je suis au secret, sans pouvoir aider ŗ me faire rendre mon honneur. Samedi 20 avril 1895, 11 heures matin. J'ai terminť ma cuisine pour la journťe. J'ai coupť ce matin mon morceau de viande en deux; l'un des morceaux a constituť un bouilli, l'autre un bifteck. Pour faire ce dernier, j'ai fabriquť un gril avec un vieux morceau de tŰle ramassť dans l'Óle. Comme boisson, de l'eau. Et tout cela fait dans des casseroles de vieille tŰle rouillťe, sans rien pour les nettoyer, sans assiettes. Il faut que je rassemble tout mon courage pour vivre dans des conditions pareilles, auxquelles il faut ajouter toutes mes tortures morales. Totalement ťpuisť, je vais m'ťtendre un peu sur mon lit. MÍme jour, 2 heures soir. Dire que dans notre siŤcle, dans un pays comme la France, imbu des idťes de justice et de vťritť, il puisse se passer des faits semblables, aussi profondťment immťritťs. J'ai ťcrit ŗ M. le Prťsident de la Rťpublique, j'ai ťcrit aux ministres, demandant toujours la recherche de la vťritť. On n'a pas le droit de laisser sombrer ainsi l'honneur d'un officier, de sa famille, sans autre preuve qu'une preuve d'ťcriture, quand un gouvernement possŤde les moyens d'investigation nťcessaires pour faire la lumiŤre. C'est de la justice que je demande, ŗ cor et ŗ cri, au nom de mon honneur. J'ai eu tellement faim cet aprŤs-midi que, pour apaiser les tiraillements de mon estomac, j'ai dťvorť crues une dizaine de tomates trouvťes dans l'Óle[2]. [2] Les lťpreux avaient fait dans l'Óle quelques plantations, dont il restait des vestiges. Les tomates, ŗ l'ťtat sauvage maintenant, poussaient nombreuses. Nuit du samedi 20 au dimanche 21 avril 1895. Nuit fiťvreuse. J'ai rÍvť de toi, ma chŤre Lucie, de nos chers enfants, comme toutes les nuits d'ailleurs. Comme tu dois souffrir, ma pauvre chťrie! Heureusement que nos chers enfants sont encore inconscients; autrement, quel apprentissage de la vie! Quant ŗ moi, quel que soit mon martyre, mon devoir est d'aller jusqu'au bout de mes forces, sans faiblir. J'irai. Je viens d'ťcrire au commandant du Paty pour lui rappeler les deux promesses qu'il m'avait faites, aprŤs ma condamnation: 1ļ au nom du ministre, de faire poursuivre les recherches; 2ļ en son nom personnel, de me prťvenir dŤs que la fuite reprendrait au ministŤre. Le misťrable qui a commis ce crime est sur une pente fatale, il ne peut plus s'arrÍter. Dimanche 21 avril 1895. Le commandant supťrieur des Óles a eu la bontť de m'envoyer ce matin avec la viande deux boÓtes de lait concentrť. Chaque boÓte peut produire environ trois litres de lait; en buvant un litre et demi de lait par jour, j'en aurai ainsi pour quatre jours. Je supprime le bouilli que je n'arrivais pas ŗ faire mangeable. J'ai coupť ce matin la viande en deux tranches; chacune sera grillťe pour le matin et le soir. Et toujours dans les intervalles que me laisse la nťcessitť de m'occuper de ma vie, je pense ŗ ma chŤre femme, ŗ tous les miens, ŗ tout ce qu'ils doivent souffrir. Pauvre, pauvre chťrie! Viendra-t-il bientŰt le jour de la justice! Les journťes sont longues, les minutes des heures. Je suis incapable d'aucun travail physique sťrieux; d'ailleurs, depuis dix heures du matin jusqu'ŗ trois heures du soir, la chaleur est telle qu'il devient impossible de sortir. Je ne puis travailler l'anglais toute la journťe, mon cerveau s'y refuse. Et rien ŗ lire. Enfin le tÍte-ŗ-tÍte perpťtuel avec mon cerveau! J'ťtais en train d'allumer du feu pour faire mon thť. Le canot arrive de l'Óle Royale; il faut rentrer dans sa case, c'est la consigne. On craint donc que je communique avec les forÁats? Lundi 22 avril 1895. Je me suis levť au petit jour pour laver mon linge et faire sťcher ensuite au soleil mes vÍtements de drap. Tout moisit ici par suite de ce mťlange d'humiditť et de chaleur. Ce ne sont que pluies torrentielles et courtes, suivies d'une chaleur torride. J'ai demandť hier au commandant des Óles une ou deux assiettes de n'importe quoi; il m'a rťpondu qu'il n'en possťdait pas. Je suis obligť de m'ingťnier pour manger soit sur du papier, soit sur de vieilles plaques de tŰle ramassťes dans l'Óle. Ce que je mange ainsi de malpropretťs est inimaginable. Et je rťsiste toujours envers et contre tout, pour ma femme, pour mes enfants. Et toujours seul, vivant repliť sur moi-mÍme, avec mes pensťes. Quel martyre pour un innocent, plus grand certes que celui d'aucun martyr de la chrťtientť. Toujours aucune nouvelle des miens, malgrť mes demandes rťitťrťes; voilŗ deux mois que je suis sans lettres. J'ai reÁu tout ŗ l'heure des lťgumes secs dans de vieilles boÓtes de conserve. En me servant de ces boÓtes et en les lavant pour tenter de les transformer en assiettes, je me suis coupť les doigts. Je viens d'Ítre prťvenu ťgalement que je devrai laver mon linge moi-mÍme. Or, je n'ai rien pour cela. Je me mets ŗ la besogne deux heures durant, le rťsultat est mťdiocre. Le linge aura toujours trempť dans l'eau. Je suis extťnuť. Pourrai-je dormir? J'en doute. Il y a en moi un tel mťlange de faiblesse physique et de nervositť extrÍme que, dŤs que je suis au lit, les nerfs me dominent, ma pensťe se tourne anxieuse vers les miens. Mardi 23 avril 1895. Toujours la lutte pour la vie. Je n'ai jamais autant transpirť que ce matin, en allant couper du bois. J'ai simplifiť encore mes repas. J'ai fait ce matin une espŤce de rata avec le boeuf et les haricots blancs; j'en ai mangť la moitiť ce matin, l'autre moitiť sera pour ce soir. Cela ne fera qu'une cuisine par jour. Mais cette cuisine faite dans de vieux ustensiles de tŰle rouillťe me donne de violents maux de ventre. Mercredi 24 avril 1895. Aujourd'hui, lard conservť. Je le jette. Je vais me faire une potťe de pois secs; ce sera ma nourriture de la journťe. Tranchťes froides presque continuelles. Jeudi 25 avril 1895. On me remet les boÓtes d'allumettes une ŗ une--je n'ai pas encore compris pourquoi, puisque ce sont des allumettes amorphes--et je dois toujours prťsenter la boÓte vide. Ce matin, je ne retrouvais pas la boÓte vide, d'oý scŤne et menaces. J'ai fini par la retrouver dans une poche. Nuit de jeudi ŗ vendredi. Ces nuits sans sommeil sont atroces. Les journťes passent encore ŗ peu prŤs, ŗ cause des mille occupations de ma vie matťrielle. Je suis, en effet, obligť de nettoyer ma case, de faire ma cuisine, de chercher et de couper du bois, de laver mon linge. Mais dŤs que je me couche, si ťpuisť que je sois, les nerfs reprennent le dessus, le cerveau se met ŗ travailler. Je pense ŗ ma femme, aux souffrances qu'elle doit endurer; je pense ŗ mes chers petits, ŗ leur gai et insouciant babillement. Vendredi 26 avril 1895. Aujourd'hui, lard conservť, je le jette. Le commandant des Óles vient ensuite et m'apporte du tabac et du thť. Au lieu de thť, j'eusse prťfťrť du lait condensť que j'ai ťgalement fait demander ŗ Cayenne, car les coliques ne me quittent pas. On me remet ŗ titre de prÍt: quatre assiettes plates, deux creuses, deux casseroles, mais rien pour mettre dedans. On me remet ťgalement les revues que ma femme m'envoie. Mais toujours pas de lettres, c'est vraiment trop inhumain. J'ťcris ŗ ma femme; c'est un de mes rares moments d'accalmie. Je l'exhorte toujours au courage, ŗ l'ťnergie, car il faut que notre honneur apparaisse ŗ tous sans exception, ce qu'il a toujours ťtť, pur et sans tache. La chaleur, terrible, vous enlŤve toute force et toute ťnergie physique. Samedi 27 avril 1895. A cause de la chaleur qu'il fait dŤs dix heures du matin, je change mon emploi du temps. Je me lŤve au jour (5h. 1/2), j'allume le feu pour faire le cafť ou le thť. Puis je mets les lťgumes secs sur le feu, ensuite je fais mon lit, ma chambre et ma toilette sommaire. A huit heures, on m'apporte la ration du jour. Je termine la cuisson des lťgumes secs; les jours de viande je fais ensuite cuire celle-ci. Toute ma cuisine est ainsi terminťe vers dix heures, car je mange froid le soir ce qui me reste du repas du matin, ne me souciant pas de passer encore trois heures devant le feu dans l'aprŤs-midi. A dix heures, je dťjeune. Je lis, je travaille, je rÍve et souffre surtout, jusqu'ŗ trois heures. Je fais alors ma toilette ŗ fond. Puis, dŤs que la chaleur est tombťe, c'est-ŗ-dire vers cinq heures, je vais couper du bois, chercher de l'eau au puits, laver le linge, etc. A six heures je mange froid ce qui reste du dťjeuner. Puis on m'enferme. C'est le moment le plus long. Je n'ai pas obtenu qu'on me donne une lampe dans mon cabanon. Il y a bien un fanal dans le poste qui me garde, mais la lumiŤre est trop faible pour que je puisse travailler longtemps. J'en suis donc rťduit ŗ me coucher, et c'est alors que mon cerveau se met ŗ travailler, que toutes mes pensťes se tournent vers l'affreux drame dont je suis la victime, que tous mes souvenirs vont ŗ ma femme, ŗ mes enfants, ŗ tous ceux qui me sont chers. Comme ils doivent tous ťgalement souffrir! Dimanche 28 avril 1895. Le vent souffle en tempÍte. Les rafales qui se succŤdent ťbranlent tout et produisent une sonoritť violente, un heurt de choses qui s'entrechoquent. Comme c'est bien parfois l'ťtat de mon ‚me en ses emportements violents! Je voudrais Ítre fort et puissant comme le vent qui secoue les arbres ŗ les dťraciner pour ťcarter tous les obstacles qui barrent le chemin ŗ la vťritť. Je voudrais hurler toutes mes souffrances, crier les rťvoltes de mon coeur contre l'ignominie qu'on a dťversťe sur un innocent, sur les siens. Ah! quel ch‚timent ne mťritera pas celui qui a commis ce crime! Criminel envers son pays, envers un innocent, envers toute une famille livrťe au dťsespoir, cet homme doit Ítre quelque chose de hors nature. J'ai appris aujourd'hui ŗ nettoyer les ustensiles de cuisine. Jusqu'ici je les nettoyais simplement avec de l'eau chaude en employant mes mouchoirs en guise de torchons. Malgrť tout, ils restaient sales et gras. J'ai pensť ŗ la cendre, qui contient une forte proportion de potasse. Cela m'a admirablement rťussi; mais dans quel ťtat sont mes mains et mes mouchoirs! Je viens d'Ítre prťvenu que jusqu'ŗ nouvel ordre mon linge serait lavť ŗ l'hŰpital. C'est heureux, car je transpire tellement que mes flanelles sont complŤtement imbibťes et ont besoin d'un lavage sťrieux. Espťrons que ce provisoire deviendra dťfinitif. MÍme journťe, 7 heures du soir. J'ai beaucoup pensť ŗ toi, ma chŤre femme, ŗ nos enfants. La journťe de dimanche, nous la passions en effet, tout entiŤre ensemble. Aussi le temps a-t-il coulť lentement, bien lentement, mes pensťes s'assombrissant au fur et ŗ mesure que la journťe s'avanÁait. Lundi 29 avril, 10 heures matin. Jamais je n'ai ťtť aussi fatiguť que ce matin, j'ai dŻ faire plusieurs corvťes d'eau et de bois. Avec cela, le dťjeuner qui m'attend se compose de vieux haricots, sur le feu depuis quatre heures dťjŗ, et qui ne veulent pas cuire, d'un peu d'endaubage et comme boisson de l'eau. Malgrť toute mon ťnergie morale, les forces me manqueront si ce rťgime dure longtemps, surtout sous un climat aussi dťbilitant. Midi. Je viens d'essayer en vain de dormir un peu. Je suis ťpuisť de fatigue; mais, dŤs que je suis couchť, toutes mes tristesses me reviennent ŗ la mťmoire, tant l'amertume d'un sort aussi immťritť me monte du coeur aux lŤvres. Les nerfs sont trop tendus pour que je puisse jouir d'un sommeil rťparateur. Il fait avec cela un temps d'orage, le ciel est couvert, la chaleur lourde et ťtouffante. On voudrait voir tomber des nuťes pour rafraÓchir cette atmosphŤre ťternellement doucereuse. La mer est d'un vert glauque, les lames semblent lourdes et massives, comme se concentrant pour un grand bouleversement. Comme la mort serait prťfťrable ŗ cette agonie lente, ŗ ce martyre moral de tous les instants! Mais je n'ai pas ce droit, pour Lucie, pour mes enfants, je suis obligť de lutter jusqu'ŗ la limite de mes forces. Mercredi 1er mai 1895. Ah! les horribles nuits! Je me suis cependant levť hier comme d'habitude ŗ cinq heures et demie, j'ai peinť tout le jour, je n'ai pas fait de sieste, vers le soir j'ai sciť du bois pendant prŤs d'une heure, ŗ tel point que jambes et bras tremblaient, et, malgrť tout cela, je n'ai pas pu m'endormir avant minuit. Si encore je pouvais lire ou travailler le soir, mais on m'enferme sans lumiŤre dŤs six heures ou six heures et demie; mon cabanon est simplement et insuffisamment ťclairť par le fanal du poste, il l'est par contre beaucoup trop, quand je suis au lit. Jeudi 2 mai, 11 heures. Le courrier venant de Cayenne est arrivť hier au soir. M'apporte-t-il enfin mes lettres, des nouvelles des miens? C'est une question que je me pose ŗ chaque instant depuis ce matin! Mais j'ai ťprouvť tant de dťceptions depuis quelques mois, j'ai entendu des choses si dťcevantes pour la conscience humaine que je doute de tout et de tous, sauf des miens. J'espŤre bien, je suis sŻr qu'ils feront la lumiŤre, tant ils portent haut le sentiment de l'honneur; ils n'auront ni trÍve ni repos, tant que ce but ne sera pas atteint. Je me demande aussi si mes lettres parviennent ŗ ma femme. Quel douloureux et ťpouvantable martyre pour tous deux, pour tous! Mais il faut Ítre fort, il me faut mon honneur, celui de mes enfants. Mon isolement est si profond qu'il me semble souvent Ítre tout vivant couchť dans la tombe. MÍme jour, 5 heures soir. Le canot est en vue, venant de l'Óle Royale. Mon coeur bat ŗ se rompre. M'apporte-t-il enfin les lettres de ma femme qui sont ŗ Cayenne depuis plus d'un mois? Lirai-je enfin ses chŤres pensťes, recevrai-je l'ťcho de son affection? J'ai eu une joie immense en constatant qu'il y avait enfin des lettres pour moi, suivie aussitŰt d'une dťception cruelle, horrible, en voyant que c'ťtaient des lettres adressťes encore ŗ l'Óle de Rť et antťrieures ŗ mon dťpart de France. On supprime donc les lettres qui me sont adressťes ici? Ou peut-Ítre les renvoie-t-on en France pour qu'elles y soient lues d'abord? Ne pourrait-on pas au moins prťvenir ma famille d'avoir ŗ dťposer les lettres au ministŤre? Malgrť cela, j'ai sanglotť longuement sur ces lettres datťes de plus de deux mois et demi. Est-il possible d'imaginer un drame pareil? Toute la nuit je vais rÍver de Lucie, de mes enfants adorťs pour lesquels je dois vivre. Rien non plus de ce que j'ai demandť ŗ Cayenne comme batterie de cuisine ou comme vivres ne me parvient. Samedi 4 mai 1895. Quelles longues journťes en tÍte ŗ tÍte avec moi-mÍme, sans nouvelles des miens. A chaque instant, je me demande ce qu'ils font, ce qu'ils deviennent, quel est l'ťtat de leur santť, oý en sont les recherches? La derniŤre lettre reÁue date du 18 fťvrier. Les matinťes passent encore, tant je suis occupť ŗ cette lutte pour la vie depuis cinq heures et demie du matin jusqu'ŗ dix heures. Mais la nourriture que je prends est loin de soutenir mes forces. Aujourd'hui: lard conservť. J'ai dťjeunť avec des pois secs et du pain. Menu du dÓner: idem. Je note parfois les menus faits de ma vie journaliŤre, mais ils disparaissent bien vite devant un souci bien supťrieur: celui de mon honneur. Je souffre non seulement de mes tortures, mais de celles de Lucie, de ma famille. ReÁoivent-ils seulement mes lettres? Quelles inquiťtudes ils doivent avoir sur mon sort, en dehors de toutes leurs autres prťoccupations! MÍme jour, soir. Dans le silence qui rŤgne autour de moi, interrompu seulement par le choc des vagues qui dťferlent contre les roches, je me suis rappelť les lettres que j'ai ťcrites ŗ Lucie, au dťbut de mon sťjour ici, et dans lesquelles je lui dťcrivais toutes mes douleurs. Et ma pauvre femme doit assez souffrir de cette ťpouvantable situation, sans que je vienne encore lui arracher le coeur par mes lamentations. Il faut donc qu'ŗ force de volontť, je me surmonte; il faut que je donne ŗ ma femme par mon exemple les forces nťcessaires ŗ l'accomplissement de sa mission. Lundi 6 mai 1895. Toujours le tÍte-ŗ-tÍte avec mon cerveau, sans nouvelles des miens. Et il faut que je vive avec toutes mes douleurs, il faut que je supporte dignement mon horrible martyre, en inspirant du courage ŗ ma femme, ŗ toute ma famille, qui doit certes souffrir autant que moi. Plus de faiblesse donc! Accepte ton sort jusqu'au jour de l'ťclatante lumiŤre, il le faut pour tes enfants. J'essaye en vain d'abattre mes nerfs par le travail physique, mais ni le climat, ni mes forces ne me le permettent. Mardi 7 mai 1895. Depuis hier, averses torrentielles. Dans les intervalles, humiditť chaude et accablante. Mercredi 8 mai 1895. J'ťtais tellement ťnervť aujourd'hui par ce silence de tombe, sans nouvelles depuis bientŰt trois mois des miens, que j'ai cherchť ŗ abattre mes nerfs en sciant et hachant du bois pendant prŤs de deux heures. J'arrive aussi ŗ force de volontť ŗ travailler de nouveau l'anglais; j'en fais pendant deux ŗ trois heures par jour. Jeudi 9 mai 1895. Ce matin, aprŤs m'Ítre levť comme d'habitude au petit jour et avoir fait mon cafť, j'ai eu une faiblesse suivie d'une abondante transpiration. J'ai dŻ m'ťtendre sur mon lit. Il faut que je lutte contre mon corps, il ne faut pas que celui-ci cŤde avant que l'honneur me soit rendu. Alors seulement j'aurai le droit d'avoir des faiblesses. Malgrť toute ma volontť, j'ai eu une violente crise de larmes en pensant ŗ ma femme, ŗ mes enfants. Ah! il faut que la lumiŤre se fasse, que l'honneur nous soit rendu. J'aimerais mieux sans cela savoir mes enfants morts tous deux. Journťe ťpouvantable. Crise de larmes, crise de nerfs, rien n'a manquť. Mais il faut que l'‚me domine le corps. Vendredi 10 mai 1895. FiŤvre violente la nuit derniŤre. La pharmacie portative que ma femme m'avait donnťe ne m'a pas ťtť remise. Samedi 11, dimanche 12, lundi 13 mai. Mauvaises journťes. FiŤvre, embarras gastrique, dťgoŻt de tout. Et que se passe-t-il en France pendant ce temps? 0ý en sont les recherches? Coup de soleil aussi sur un pied pour Ítre sorti quelques secondes pieds nus. Jeudi 16 mai 1895. FiŤvre continuelle. AccŤs plus fort hier au soir, suivi de congestion cťrťbrale. J'ai fait cependant demander le mťdecin, car je ne veux pas l‚cher pied ainsi. Vendredi 17 mai 1895. Le mťdecin est venu hier au soir. Il m'a ordonnť 40 centigrammes de quinine chaque jour et m'enverra douze boÓtes de lait condensť ainsi que du bicarbonate de soude. Enfin je pourrai me mettre au rťgime du lait et ne plus manger cette cuisine qui me rťpugne d'ailleurs tellement que je n'ai rien pris depuis quatre jours. Jamais je n'aurais cru que le corps humain eŻt une pareille force de rťsistance. Samedi 18 mai 1895. Pas trŤs fraÓches les boÓtes de lait condensť de l'hŰpital. Enfin, cela vaut mieux que rien. J'ai absorbť il y a quelques minutes 40 centigrammes de quinine. Dimanche 19 mai 1895. Journťe lugubre. Pluie tropicale sans discontinuer. La fiŤvre est tombťe gr‚ce ŗ la quinine. J'ai mis sur ma table, pour les avoir constamment sous les yeux, les images de ma femme, de mes enfants. Il faut que j'y puise toute mon ťnergie, toute ma volontť. Lundi 27 mai 1895. Les journťes se ressemblent, lugubres et monotones. Je viens d'ťcrire ŗ ma femme pour lui dire que mon ťnergie morale est plus grande que jamais. Il faut, je veux la lumiŤre entiŤre, absolue sur cette tťnťbreuse affaire. Ah! mes enfants! Je suis comme la bÍte qui veut d'abord qu'on passe sur son corps avant qu'on atteigne ses petits. Mercredi 29 mai 1895. Pluies continuelles; temps lourd, ťtouffant, ťnervant. Ah! mes nerfs, ce qu'ils me font souffrir! Dire que je ne peux mÍme pas dťpenser mon immense ťnergie, ma volontť, sinon ŗ vivre, ŗ vťgťter plutŰt! Mais enfin chacun aura son heure! Le misťrable qui a commis ce crime inf‚me sera dťmasquť. Ah! si je le tenais seulement cinq minutes, je lui ferais subir toutes les tortures qu'il m'a fait endurer, je lui arracherais sans pitiť le coeur et les entrailles. Samedi 1er juin 1895. Le courrier venant de Cayenne vient de passer sous mes yeux. Aurai-je enfin des nouvelles rťcentes de ma femme, de mes enfants? Depuis mon dťpart de France, c'est-ŗ-dire depuis le 20 fťvrier, aucune nouvelle des miens. Ah! j'aurai connu toutes les souffrances, toutes les tortures. Dimanche 2 juin 1895. Rien. Rien. Ni lettres, ni instructions ŗ mon sujet, le silence de tombe toujours. Mais je rťsisterai, fort de ma conscience et de mon droit. Lundi 3 juin 1895. Je viens de voir passer le courrier se dirigeant vers la France. Mon coeur a tressailli et battu ŗ se rompre. Le courrier va t'apporter mes derniŤres lettres, ma chŤre Lucie, oý je te crie toujours courage et courage. Il faut que la France entiŤre apprenne que je suis une victime et non un coupable. Un traÓtre! ŗ ce mot seul, tout mon sang afflue au cerveau, tout en moi tressaille de colŤre et d'indignation, un traÓtre, le dernier des gredins... Ah! non, il faut que je vive, il faut que je domine mes souffrances pour voir le jour du triomphe de l'innocence pleinement reconnue. Mercredi 5 juin 1895. Quelles longues heures! Plus de papier pour ťcrire, pour travailler, malgrť mes demandes rťitťrťes depuis trois semaines, rien ŗ lire, rien pour ťchapper ŗ mes pensťes. Pas de nouvelles des miens depuis trois mois et demi. Vendredi 7 juin 1895. Je viens de recevoir enfin du papier, ainsi que des revues. Pluie torrentielle aujourd'hui. Le cerveau, sous la tension de la pensťe, me fait atrocement souffrir. Dimanche 9 juin 1895. Tout pour moi est blessure, tant mon coeur saigne. La mort serait une dťlivrance: je n'ai pas le droit d'y penser. Toujours sans lettres des miens. Mercredi 12 juin 1895. J'ai enfin reÁu des lettres de ma femme, de ma famille. Ce sont celles qui sont arrivťes ici fin mars; elles ont ťtť certainement renvoyťes en France. Plus de trois mois donc pour que les lettres me parviennent. Comme on sent la douleur, le chagrin ťpouvantable de tous, percer entre chaque ligne. Je me reproche encore davantage d'avoir ťcrit, au dťbut de mon arrivťe ici, des lettres navrantes ŗ ma femme. Je devrais savoir souffrir tout seul, sans faire partager ŗ ceux qui souffrent dťjŗ assez par eux-mÍmes, mes cruelles tortures. Puis, une suspicion continuelle, inouÔe, incomprťhensible, qui fait saigner plus encore mon pauvre coeur dťjŗ si ulcťrť. En m'apportant mes lettres, le commandant des Iles me dit: ęOn demande ŗ Paris si vous n'avez pas un dictionnaire de mots conventionnels.Ľ --Cherchez, lui dis-je, que pense-t-on encore? --Oh! me rťpondit-il, on n'a pas l'air de croire ŗ votre innocence. --Ah! j'espŤre bien vivre assez longtemps pour rťpondre ŗ toutes les calomnies inf‚mes, nťes dans l'imagination de gens aveuglťs par la haine et la passion.Ľ Aussi nous faut-il, ŗ tous, la lumiŤre complŤte, ťclatante, non seulement sur la condamnation, mais encore sur tout ce qui a ťtť dit, commis depuis. J'ai reÁu ma batterie de cuisine et pour la premiŤre fois des conserves de Cayenne. La vie matťrielle m'est indiffťrente, mais je pourrai soutenir ainsi mes forces. Les ouvriers forÁats viennent travailler ces jours-ci. Aussi m'enferme-t-on dans mon cabanon, de crainte que je ne communique avec eux! Oh! laideur humaine! * * * J'interromps ici mon Journal pour donner quelques extraits des lettres de ma femme que je reÁus le 12 juin. Ces lettres ťtaient bien effectivement arrivťes ŗ Cayenne fin mars, puis avaient ťtť renvoyťes en France pour qu'elles pussent Ítre lues au MinistŤre des Colonies ainsi qu'au MinistŤre de la Guerre. Plus tard, ma femme fut prťvenue d'avoir ŗ dťposer au MinistŤre des Colonies, le 25 de chaque mois, les lettres qui m'ťtaient destinťes. Il lui ťtait interdit de parler de l'Affaire, des ťvťnements mÍme connus et publics. Ses lettres ťtaient lues, ťtudiťes, passaient entre bien des mains, souvent ne me parvenaient pas; elles ne pouvaient donc avoir aucun caractŤre intime. Enfin, ťtant donnť la surveillance dont elle ťtait l'objet, elle ne voulait livrer aucun des efforts faits pour arriver ŗ la dťcouverte de la vťritť, de peur que ceux qui ťtaient intťressťs ŗ nous perdre et ŗ ťtouffer la lumiŤre n'en fissent leur profit. Paris, 23 fťvrier 1895. Mon cher Alfred, J'ai ťtť profondťment affectťe en apprenant, aussitŰt mon retour, que tu avais quittť l'Óle de Rť. Tu ťtais bien loin de moi, il est vrai, et cependant je pouvais te voir chaque semaine et ces entrevues ťtaient ardemment attendues. Je lisais dans tes yeux tes atroces souffrances et je ne rÍvais qu'ŗ te les diminuer un peu. Maintenant je n'ai plus qu'un espoir, qu'un dťsir, venir te rejoindre, t'exhorter ŗ la patience et ŗ force d'affection et de tendresse te faire attendre avec calme l'heure de la rťhabilitation. Voici maintenant ta derniŤre ťtape de souffrance, j'espŤre au moins que sur le bateau, pendant cette longue traversťe, tu auras rencontrť des gens humains, que la pensťe d'un innocent, d'un martyr, aura attendris!... Pas une seconde ne se passe, mon mari adorť, sans que ma pensťe ne soit avec toi. Mes journťes et mes nuits se passent en angoisses continues pour ta santť, pour ton moral. Pense que je ne sais rien de toi et que je ne saurai rien de toi jusqu'ŗ ton arrivťe!... Paris, 26 fťvrier 1895. Jour et nuit je pense ŗ toi, je partage tes souffrances, j'ai des angoisses atroces en te sentant t'ťloigner ainsi, naviguer sur une mer peut-Ítre dťchaÓnťe et augmenter ainsi tes tortures morales par un malaise physique. Par quelle fatalitť nous trouvons nous aussi cruellement ťprouvťs?... J'ai h‚te d'Ítre prŤs de toi et de pouvoir dominer un peu par mon affection, ma tendresse, notre immense chagrin; j'ai demandť au ministre des colonies l'autorisation de te rejoindre, la loi permettant aux femmes et enfants des dťportťs de les accompagner; je ne vois pas qu'il puisse y avoir d'objection ŗ cet ťgard; aussi j'attends ma rťponse avec une impatience fťbrile... Paris, 28 fťvrier 1895. Te dťcrire ma tristesse, mon chagrin ŗ mesure que je te sens t'ťloigner m'est impossible; mes journťes se passent en rťflexions atroces, mes nuits en cauchemars ťpouvantables; les enfants seuls par leurs gentilles maniŤres, leur ‚me si fraÓche, arrivent ŗ me rappeler que j'ai un grand devoir ŗ remplir et que je n'ai pas le droit de me laisser aller; je me ressaisis alors et je tiens ŗ coeur de les ťlever comme tu as toujours dťsirť le faire, de suivre tes excellents conseils, d'en faire de nobles coeurs, de faÁon qu'ŗ ton retour tu trouves ces petites ‚mes telles que tu les rÍvais. Paris, 5 mars 1895. Je t'ai expťdiť avec ma derniŤre lettre un paquet de revues de toutes sortes qui t'intťresseront et qui t'aideront dans la mesure du possible ŗ te faire trouver les heures un peu moins longues en attendant que tu reÁoives la bonne nouvelle de la dťcouverte du coupable. Pourvu, mon Dieu, que la vie qui t'attend lŗ-bas ne soit pas trop pťnible, que tu ne manques pas du strict nťcessaire et que tu supportes physiquement les rigueurs qui te seront imposťes... Depuis que tu as quittť la France mes souffrances ont doublť, rien ne peut ťgaler les angoisses affreuses qui me torturent. Je serais mille fois moins malheureuse si j'ťtais avec toi; je saurais au moins comment tu te trouves, quel est ton ťtat de santť, ton moral, et mes inquiťtudes de ce cŰtť seraient au moins calmťes... LUCIE. _Suite de mon Journal._ Samedi 15 juin 1895. Je suis restť enfermť toute la semaine dans mon cabanon, par suite de la prťsence des forÁats qui sont venus travailler ŗ la caserne des surveillants. Tous les supplices. Cette nuit, coliques sŤches qui me tordaient sur mon lit. Mercredi 19 juin 1895. Chaleur sŤche; la saison des pluies tire ŗ sa fin. Je suis couvert de boutons produits par les piqŻres des moustiques et autres insectes. Mais tout cela n'est rien! Que sont les souffrances physiques ŗ cŰtť de mes horribles tortures morales? des infiniment petits. C'est mon cerveau, c'est mon coeur qui souffrent et hurlent de douleur. Quand donc dťcouvrira-t-on le coupable, quand donc connaÓtrai-je enfin la vťritť sur cette tragique histoire? Vivrai-je jusque lŗ? J'en doute parfois, tant je sens tout mon Ítre se dissoudre dans une dťsespťrance terrible. Et ma pauvre et chŤre Lucie, et mes enfants! Non, je ne les abandonnerai pas; je soutiendrai les miens de toute l'ardeur de mon ‚me tant que j'aurai ombre de forces. Il me faut tout mon honneur, tout l'honneur de mes enfants. Samedi 22 juin, 11 heures soir Impossible de dormir. Je suis enfermť dŤs six heures et demie du soir, ťclairť seulement par le fanal du corps de garde. D'ailleurs, je ne puis faire de l'anglais toute la nuit, les quelques revues qui me parviennent sont bien vite lues. Puis toute la nuit, c'est un va et vient continu dans le corps de garde, un bruit incessant de portes brusquement ouvertes, puis verrouillťes. D'abord, la relŤve toutes les deux heures du surveillant de garde; en outre, le surveillant de ronde vient signer chaque heure au corps de garde. Ces allťes et venues continuelles, ces grincements de serrures deviennent comme des choses fantasmagoriques dans mes cauchemars. Quand finira ce martyre aussi horrible qu'immťritť? Mardi 25 juin 1895. Les condamnťs viennent de nouveau travailler dans l'Óle. Me voilŗ enfermť dans mon cabanon. Vendredi 28 juin 1895. Toujours enfermť, ŗ cause de la prťsence des condamnťs ici! J'arrive, ŗ force de volontť, en tendant mes nerfs, ŗ travailler l'anglais trois ou quatre heures par jour, mais, le reste du temps, ma pensťe se reporte toujours ŗ cet horrible drame. Il me semble parfois que le coeur, que le cerveau vont ťclater. Samedi 29 juin 1895. Je viens de voir passer le courrier venant de France. Comme ce mot fait tressaillir mon ‚me. Penser que ma patrie, ŗ laquelle j'ai consacrť toutes mes forces, toute mon intelligence, peut me croire un vil gredin! Ah! c'est parfois trop lourd pour des ťpaules humaines. Jeudi 4 juillet 1895. Je n'ai pas eu la force d'ťcrire ces jours-ci, tant j'ai ťtť bouleversť, en recevant enfin, aprŤs une si longue attente, des lettres relativement rťcentes de ma femme, de toute ma famille; les derniŤres lettres reÁues datent du 25 mai, on a enfin prťvenu ma famille que les lettres devaient passer par la voie du MinistŤre. Toujours rien; le coupable n'est pas dťcouvert. Je souffre de toutes les tortures de ma famille, comme des miennes propres. Je ne parle mÍme pas des mille misŤres de chaque jour, qui sont autant de blessures pour mon coeur ulcťrť. Mais je ne l‚cherai pas pied; il faut que j'insuffle l'ťnergie ŗ ma femme, je veux l'honneur de mon nom, de mes enfants. * * * Voici quelques extraits des lettres que je reÁus de ma femme ŗ cette date: Paris, 25 mars 1895. J'espŤre que cette lettre te trouvera en bonne santť... J'attends de mon cŰtť avec une trŤs grande impatience la nouvelle de ton arrivťe, elle ne peut plus tarder, car voilŗ bientŰt trois semaines que tu es en route. Quel calvaire tu as traversť et quels moments ťpouvantables tu as encore ŗ passer jusqu'ŗ ce que nous arrivions ŗ la vťritť... Mathieu ne peut se dťcider ŗ s'absenter. Je sais combien tu l'as toujours aimť, combien tu admirais son beau caractŤre... Paris, 27 mars 1895. J'ai le coeur dťchirť en pensant ŗ tes souffrances, au chagrin que tu dois ressentir tout seul, exilť, n'ayant mÍme pas une ‚me auprŤs de toi qui puisse te soutenir, te donner de l'espoir, du courage. Je voudrais tant Ítre prŤs de toi, partager ta douleur et la diminuer un peu par ma prťsence. Je t'assure que ma pensťe est bien plus aux Óles du Salut qu'ici; je vis lŗ-bas avec toi, je cherche ŗ te voir dans cette Óle perdue, ŗ me reprťsenter ta vie... Paris, 6 avril 1895. J'ai lu ce matin, non sans ťmotion, le rťcit de ton arrivťe aux Óles du Salut; d'aprŤs les journaux, c'est l'Óle du Diable qui t'a ťtť rťservťe. Mais si la nouvelle de ton arrivťe est parvenue jusqu'en France, je n'ai encore absolument rien reÁu de toi. Je ne puis te dire combien je souffre ainsi, sťparťe complŤtement de mon mari tant aimť, privťe totalement de nouvelles et ne sachant comment tu supportes cet horrible martyre... Ton abnťgation si admirable, ton courage si hťroÔque, ton ‚me si ťnergique nous donnent des forces pour accomplir la t‚che qui nous incombe; nous la mŤnerons ŗ bien, j'en suis sŻre... Paris, 12 avril 1895. Toujours sans nouvelles de toi, c'est terrible. Il va y avoir deux mois que je t'ai vu et depuis rien, absolument rien. Pas une ligne de ton ťcriture, m'apportant quelque chose de toi, c'est bien dur!... Pour moi ce sont des angoisses terribles de te sentir aussi malheureux; mon coeur, tout mon Ítre est torturť ŗ cette pensťe... Paris, 21 avril 1895. 21 avril! Cette date me rappelle d'excellents souvenirs. Il y a aujourd'hui cinq ans nous ťtions heureux, parfaitement contents; quatre ans et demi se sont ťcoulťs d'une existence dťlicieuse, nous ne connaissions que le bonheur. Puis, tout ŗ coup, le coup de foudre, un effondrement ťpouvantable. Je t'ai toujours dit que je n'avais rien ŗ dťsirer, que je possťdais tout. Eh bien, cette fois je forme des voeux ardents, ce ne sont plus des dťsirs, c'est une supplication, une priŤre que j'adresse ŗ Dieu pour que cette annťe nous ramŤne le bonheur, pour que notre honneur qui nous a ťtť dťrobť nous soit rendu, pour que tu retrouves, avec la force, la joie, le bonheur, la santť... Paris, 24 avril 1895. Je n'ai encore rien reÁu de toi et je suis navrťe. Chaque matin j'espŤre, j'attends. Chaque soir je me couche avec la mÍme dťception. Ah! mon pauvre coeur, comme il est torturť... Paris, 26 avril 1895. ... Je viens de passer la journťe la plus ťpouvantable de mon existence. Un journal n'a-t-il pas annoncť que tu ťtais malade! Les tortures que j'ai subies aprŤs cette lecture sont indescriptibles. Te sentir malade lŗ-bas, seul, n'avoir mÍme pas la consolation de te soigner, de te faire du bien, c'ťtait atroce. Mon coeur, tout mon Ítre, me faisait horriblement mal. Moi qui t'avais suppliť de vivre, qui n'avais plus qu'un espoir, celui de te voir encore heureux et de contribuer ŗ ce bonheur; toutes les idťes les plus noires m'ont passť par la tÍte. Affolťe, je me suis adressťe au ministŤre des colonies. La nouvelle ťtait fausse... Quand m'arrivera ta premiŤre lettre? Je l'attends avec une impatience enfantine... Paris, 5 mai 1895. La lettre que j'attends de toi, depuis ton arrivťe, avec une si grande impatience, ne m'est pas encore parvenue. Depuis que je sais que le courrier franÁais est arrivť (depuis le 23 avril), j'ai des battements de coeur chaque fois que le facteur arrive et chaque fois j'ai le mÍme dťsappointement. Il en est de mÍme pour mon autorisation de venir te rejoindre; le ministre des colonies n'a pas encore rťpondu ŗ mes deux demandes successives qui datent du mois de fťvrier! Que faire? Que penser? Ton petit Pierre fait tous les soirs une ardente priŤre pour demander ton prompt retour. Le pauvre petit, qui a l'habitude que tout lui sourie dans la vie, ne comprend pas pourquoi ses voeux n'ont pas ťtť exaucťs; il la rťpŤte deux fois, de peur de ne l'avoir pas dite assez bien... Paris 9 mai 1895. Enfin j'ai reÁu une lettre de toi. Je ne puis te dire quelle joie j'ai ťprouvťe et combien mon coeur a battu en revoyant ton ťcriture chťrie, en lisant ces lignes que tu avais ťcrites, les premiŤres qui me parviennent depuis ton arrivťe, c'est-ŗ-dire depuis prŤs de deux mois. Tes souffrances, tes tortures, je les partage. LUCIE. _Suite de mon journal._ Samedi 6 juillet 1895. Toujours cette vie atroce de suspicion, de surveillance continuelle, de mille piqŻres journaliŤres. Mon coeur bout de colŤre et d'indignation et je suis obligť pour moi-mÍme, pour ma dignitť, de n'en rien laisser paraÓtre. Dimanche 7 juillet 1895. Les forÁats ont enfin terminť leurs travaux. Aussi, hier et aujourd'hui, ai-je lavť mes torchons, nettoyť ma vaisselle ŗ l'eau chaude, ravaudť mon linge qui est dans un piteux ťtat. Mercredi 10 juillet 1895. Les vexations de tout genre recommencent de plus belle. Je ne puis plus me promener autour de ma case, je ne peux plus m'asseoir derriŤre ma case, devant la mer, seul endroit oý il faisait frais et de l'ombre. Enfin je suis mis au rťgime des forÁats, c'est-ŗ-dire plus de cafť, plus de cassonade; un morceau de pain de deuxiŤme qualitť chaque jour et deux fois par semaine 250 grammes de viande. Les autres jours, endaubage ou lard conservť. Il est possible que ce nouveau rťgime comporte aussi la suppression des vivres de conserve que je recevais de Cayenne. Je ne sortirai plus de mon cabanon, je vivrai de pain et d'eau; cela durera tant que cela pourra. Vendredi 12 juin 1895. Ce n'est point, paraÓt-il, la ration des forÁats qui m'est dťlivrťe, mais une ration spťciale pour moi. Enfin, cela ne comporte pas la suppression des vivres de conserve que je reÁois de Cayenne. Mais peu importe tout cela. Ce sont mes nerfs, mon cerveau, mon coeur qui souffrent! Impossible d'aller m'asseoir au seul endroit oý il y avait un peu d'ombre dans la journťe, oý le vent de la mer qui me fouettait la figure faisait ťcho aux vibrations de mon ‚me. MÍme jour, soir. Je viens de recevoir des vivres de conserve de Cayenne. Mais qu'importe la nourriture du corps, le martyre qu'on me fait endurer est effroyable. On doit me garder, m'empÍcher de partir--si tant est que j'en aie jamais manifestť l'intention, car la seule chose que je cherche, que je veux, c'est mon honneur--mais je suis poursuivi partout, tout ce que je fais est critiquť, matiŤre ŗ suspicion. Quand je marche trop vite, on dit que j'ťpuise le surveillant qui doit m'accompagner; quand je dťclare alors que je ne sortirai plus de mon cabanon, on menace de me punir! Enfin le jour de la lumiŤre finira bien par arriver, par venir. Dimanche 14 juillet 1895. J'ai vu flotter partout le drapeau tricolore, ce drapeau que j'ai servi avec honneur, avec loyautť. Ma douleur est telle, que la plume me tombe des mains; il y a des sensations qui n'ont pas de mots pour Ítre exprimťes. Mardi 16 juillet 1895. Les chaleurs deviennent terribles. La partie de l'Óle qui m'est rťservťe est complŤtement dťcouverte; les cocotiers ne s'ťtendent que dans l'autre partie. Je passe la plus grande partie des journťes dans mon cabanon. Et rien ŗ lire! Les revues du mois dernier ne me sont pas parvenues. Et pendant ce temps, que deviennent ma femme, mes enfants? Et toujours ce silence de tombe autour de moi Samedi 20 juillet 1895. Les journťes s'ťcoulent terriblement monotones dans l'attente anxieuse d'un meilleur lendemain. Ma seule occupation est de travailler un peu l'anglais. C'est la tombe, avec la douleur en plus d'avoir encore un coeur. Pluie torrentielle dans la soirťe, suivie d'une buťe chaude et accablante. FiŤvre pour moi. Dimanche 21 juillet 1895. FiŤvre toute la nuit derniŤre; envie de vomir continuelle. Les surveillants paraissent au moins aussi dťprimťs que moi par le climat. Mardi 23 juillet 1895. Encore une mauvaise nuit. Douleur rhumatismale, plutŰt nerveuse, qui se dťplaÁait constamment, tantŰt intercostale, tantŰt se fixant entre les deux ťpaules. Mais je lutterai aussi contre mon corps; je veux vivre, voir la fin. Mercredi 24 juillet 1895. Le spleen me prend aussi. Jamais une figure sympathique, jamais ouvrir la bouche, comprimer nuit et jour son cerveau et son coeur! Dimanche 28 juillet 1895. Le courrier venant de France vient d'arriver. Mais mes lettres vont d'abord ŗ Cayenne, puis reviennent ici, quoique dťjŗ lues et contrŰlťes en France. Lundi 29 juillet 1895. Toujours la mÍme chose, hťlas! Les journťes, les nuits se passent ŗ lutter avec moi-mÍme, ŗ ťteindre les bouillonnements de mon cerveau, ŗ ťtouffer les impatiences de mon coeur, ŗ surmonter enfin les horreurs de la vie. Soir. Journťe lourde, ťtouffante, ťnervante au suprÍme degrť. Mes nerfs sont tendus comme des cordes ŗ violon. Nous sommes dans la saison sŤche et cela va durer jusqu'en janvier. Espťrons qu'ŗ ce moment tout sera fini. Mardi 30 juillet 1895. Un surveillant vient de partir, accablť par les fiŤvres du pays. C'est le deuxiŤme qui est obligť de s'en aller depuis que je suis ici. Je le regrette, car c'ťtait un brave homme, faisant strictement le service qui lui ťtait imposť, mais loyalement, avec tact et mesure. Mercredi 31 juillet 1895. Toute la nuit derniŤre, j'ai rÍvť de toi, ma chŤre Lucie, de nos enfants. J'attends avec une impatience fťbrile le courrier venant de Cayenne. J'espŤre qu'il m'apportera mes lettres. Les nouvelles seront-elles bonnes? A-t-on enfin la piste du misťrable qui a commis cet horrible forfait? Jeudi 1er aoŻt, midi. Le courrier venant de Cayenne est arrivť ce matin ŗ 7h. 1/4. M'apporte-t-il mes lettres et quelles nouvelles? Jusqu'ŗ prťsent, je n'ai encore rien reÁu. 4 heures 1/2. Toujours rien. Terribles heures d'attente. 9 heures du soir. Rien ne m'est parvenu. Quelle amŤre dťception! Vendredi 2 aoŻt 1895, matin. Quelle horrible nuit je viens de passer! Et il faut que je lutte toujours et encore. J'ai parfois de folles envies de sangloter, tant ma douleur est immense, mais il faut que je ravale mes pleurs, car j'ai honte de ma faiblesse devant les surveillants qui me gardent nuit et jour. Pas mÍme un instant seul avec ma douleur! Ces secousses m'ťpuisent et aujourd'hui je suis brisť de corps et d'‚me. Et cependant je vais ťcrire ŗ Lucie, lui cacher mes douleurs, lui crier courage. Il faut que nos enfants entrent dans la vie la tÍte haute et fiŤre, quoi qu'il advienne de moi. 7 heures soir. Mon courrier ťtait arrivť, on vient seulement de me l'apporter. Toujours rien. Mais j'aurai la patience qu'il faut; la machination dont je suis la victime doit Ítre dťcouverte, il faut qu'elle le soit. Je saurai souffrir encore. * * * Voici quelques extraits des lettres de ma femme, que je reÁus le 2 aoŻt au soir: Paris, 6 juin 1895. J'attends avec une bien vive anxiťtť quelques bonnes lettres de toi et des nouvelles qui me rassurent un peu sur ta santť pour laquelle je me fais tant de soucis. Le bateau est arrivť le 23 mai, nous sommes aujourd'hui le 6 juin et ton courrier ne m'est pas encore parvenu. Chaque fois le facteur me donne une nouvelle ťmotion, ťmotion bien inutile. Ma pensťe n'est que vers toi, ma vie pour toi... Paris, 7 juin 1895. ... Je viens d'Ítre interrompue en t'ťcrivant par l'arrivťe de tes excellentes lettres... C'est dans ton ťnergie que je puise des forces, c'est toi qui me soutiens... D'autre part, si je puis vivre sťparťe ainsi de toi, torturťe par tes cruelles souffrances, c'est que mon espoir est immense, ma confiance en l'avenir absolue. Mais je souffre tellement d'Ítre sťparťe de toi, que j'ai adressť une nouvelle demande pour venir partager ton exil. J'aurai au moins le bonheur de vivre de ta vie, d'Ítre auprŤs de toi, de te tťmoigner mon immense affection. Je passe des heures ŗ lire et relire tes bonnes lettres; elles sont ma consolation en attendant le bonheur de venir te retrouver... LUCIE. Quand je vis la situation qui m'ťtait faite aux Óles du Salut, je ne me fis aucune illusion sur la suite qui serait donnťe aux demandes faites par ma femme pour venir me rejoindre. Je compris qu'elles seraient constamment repoussťes. _Suite de mon journal._ Samedi 3 aoŻt 1895. Je n'ai pas fermť l'oeil de la nuit. Ces ťmotions me brisent. Voir tant de douleurs accumulťes si injustement autour de soi, et ne rien pouvoir faire pour les dissiper! Samedi 4 aoŻt 1895. Je viens de passer deux heures, de 5h. 1/2 ŗ 7h. 1/2, ŗ laver mes torchons, mes pantalons de drap, ma vaisselle. Ces efforts me brisent, mais me font du bien quand mÍme. Ah! je lutte tant que je peux contre le climat, contre mes tortures, car je voudrais avant de succomber savoir que mon honneur m'est rendu. Mais que ces journťes et ces nuits sont longues! Je n'ai pas reÁu de revue depuis deux mois, je n'ai rien ŗ lire. Je n'ouvre jamais la bouche, plus silencieux qu'un trappiste. J'avais fait demander ŗ Cayenne une boÓte d'instruments de menuiserie afin de pouvoir m'occuper un peu physiquement. Ils m'ont ťtť refusťs. Pourquoi? Encore une ťnigme que je ne veux pas chercher ŗ rťsoudre. Je me trouve depuis neuf mois devant tant d'ťnigmes qui dťroutent ma raison, que je prťfŤre ťteindre mon cerveau et vivre en inconscient. Lundi 5 aoŻt 1895. La chaleur devient terrible et je me sens si brisť, si las de cet effroyable martyre que je supporte depuis neuf mois. Samedi 10 aoŻt 1895. Je ne sais jusqu'oý j'irai, tant mon coeur, mon cerveau me font souffrir, tant ce drame affreux dťroute ma raison, tant toutes mes croyances en la justice humaine, en l'honnÍtetť, au bien, ont sombrť devant des faits aussi horribles. Si donc je succombe et que ces lignes te parviennent, ma chŤre Lucie, crois bien que j'aurai fait tout ce qui est humainement possible pour rťsister ŗ un aussi long et aussi pťnible martyre. Sois alors courageuse et forte, que tes enfants deviennent ta consolation, qu'ils t'inspirent ton devoir. Quand on a la conscience pour soi, d'avoir toujours et partout fait son devoir, on peut se prťsenter partout la tÍte haute, on doit revendiquer son bien, notre honneur. Lundi 2 septembre 1895. Il y a bien longtemps que je n'ai rien ajoutť ŗ mon journal. A quoi bon? Je lutte pour vivre, si horrible que soit ma situation, si broyť que soit mon coeur, car je voudrais voir, entre ma femme et mes enfants, au milieu des miens, le jour oý l'honneur nous sera rendu. Mais souhaitons que cela ait un terme, mon coeur est bien malade. Hier j'ai eu une syncope, mon coeur a tout d'un coup cessť de battre. Je me sentais partir, sans souffrance. Qu'ťtait-ce au juste, je n'ai pu m'en rendre compte moi-mÍme. J'attends mon courrier. Vendredi 6 septembre 1895. Je n'ai toujours pas de lettres! Il n'existe pas de mots pour exprimer un martyre pareil! Heureux les morts! Et Ítre obligť de vivre jusqu'ŗ mon dernier souffle, tant que mon coeur battra! Samedi 7 septembre 1895. Je viens de recevoir les lettres. Le coupable n'est pas encore dťcouvert. * * * (Quelques extraits des lettres de ma femme reÁues ŗ cette date.) Paris, 8 juillet 1895. Tes lettres de mai et du 3 juin me sont parvenues. Elles m'ont fait un bien immense. Il me semblait que je t'entendais parler, que ta voix chťrie rťsonnait ŗ mes oreilles; il me parvenait enfin quelque chose de toi, tes pensťes si nobles et si belles venaient se reflťter dans mon esprit. Te dire que je n'ai pas pleurť en recevant ces lignes si impatiemment attendues serait mentir; mais j'ai vu avec un bonheur immense que tu t'ťtais ressaisi. Tu es si vaillant que tu nous soutiens tous. Ton exemple nous fortifie dans la t‚che que nous nous sommes tracťe... J'ai ťtť touchťe jusqu'au fond de l'‚me de la lettre que tu as ťcrite ŗ notre Pierre; lui ťtait enchantť et sa petite physionomie d'enfant s'ťclaire quand je lui relis tes lignes, il les sait par coeur. Quand il parle de toi, il y met toute son ardeur. Paris, 10 juillet 1895. Je viens encore te dire courage et patience; avec une grande volontť, beaucoup d'ťnergie, nous surmonterons toutes les difficultťs, nous arriverons ŗ nous rendre maÓtres de cet effroyable mystŤre qui nous a si profondťment atteints. C'est mon but, mon unique dťsir, mon idťe fixe, celle de Mathieu, de tous, que de te donner le suprÍme bonheur de voir ton innocence ťclater au grand jour. Je veux arriver ŗ dťmasquer les coupables d'une infamie pareille, d'une monstruositť sans exemple. Si nous n'ťtions pas nous-mÍmes les victimes d'un si horrible crime, je n'admettrais pas qu'il pŻt exister des hommes assez bas, assez l‚ches, assez pervers, pour arracher l'honneur d'une famille qui ťtait fiŤre de son nom intact, pour laisser condamner un officier irrťprochable, sans que leurs consciences au moment dťcisif ne leur arrachent un cri d'aveu. LUCIE. _Suite de mon journal._ 22 septembre 1895. Palpitations de coeur toute la nuit derniŤre. Aussi suis-je bien fatiguť ce matin. Vraiment l'esprit reste perplexe devant de pareils faits. Condamnť sur une preuve d'ťcriture, voilŗ bientŰt un an que je demande justice, et cette justice, que je rťclame, ce n'est pas une discussion sur l'ťcriture, mais la recherche, la dťcouverte du misťrable qui a ťcrit cette lettre inf‚me. Le gouvernement a tous les moyens pour cela. Nous ne sommes pas en face d'un crime banal, dont on ne connaisse ni tenants ni aboutissants. Les aboutissants sont connus, donc la lumiŤre peut Ítre faite, quand on voudra bien la faire. D'ailleurs, le moyen m'importe peu. C'est lŗ oý mon esprit, ma raison se perdent, c'est qu'on n'ait pas encore fait cette lumiŤre, ťclairci cet horrible drame. Ah! cette justice que je demande, il me la faut, pour mes enfants, pour les miens, et je resterai debout, jusqu'ŗ mon dernier souffle, si horrible que soit mon supplice, pour la rťclamer. Mais quelle vie pour un homme qui ne place l'honneur de personne au-dessus du sien! La mort certes eŻt ťtť un bienfait! Je n'ai mÍme pas le droit d'y penser. 27 septembre 1895. Un supplice pareil finit par dťpasser la limite des forces humaines. C'est renouveler chaque jour les angoisses de l'agonie, c'est faire descendre un innocent tout vivant dans la tombe. Ah! je laisse leurs consciences comme juges ŗ ceux qui m'ont fait condamner sur une preuve d'ťcriture, sans preuves tangibles, sans tťmoins, sans mobile pour faire concevoir un acte aussi inf‚me. Si encore, aprŤs ma condamnation, comme on me l'a promis au nom du ministre de la Guerre, on avait poursuivi rťsolument, activement les recherches pour dťmasquer le coupable! Et puis, il y a la voie diplomatique. Un gouvernement a tous les moyens nťcessaires pour ťclairer un pareil mystŤre; c'est son devoir strict et absolu. Ah! l'humanitť, avec ses passions et ses haines, avec ses laideurs morales! Ah! les hommes, avec leurs intťrÍts personnels qui les guident! peu leur importe tout le reste. De la justice! C'est bon quand on a le temps, ou que cela ne gÍne pas, ne nuit ŗ personne! Parfois je suis tellement ťcoeurť, tellement las, que j'ai envie de m'ťtendre, de me laisser aller et d'en finir ainsi avec la vie, sans y porter atteinte moi-mÍme, car ce droit, hťlas! je ne l'ai, je ne l'aurai jamais. Ce supplice devient trop horrible. Il faut que cela finisse. Il faut que ma femme fasse entendre sa voix, la voix d'innocents qui demandent justice. Si je n'avais que ma vie ŗ disputer, je ne lutterais certes pas ainsi; mais c'est pour mon honneur que je vis, et je lutterai pied ŗ pied. Les peines du corps ne sont rien, celles du coeur sont atroces. 29 septembre 1895. Violentes palpitations du coeur ce matin. J'ťtouffais. La machine lutte, combien de temps durera-t-elle encore? La nuit derniŤre aussi, j'ai eu un horrible cauchemar, dans lequel je t'appelais ŗ grands cris, ma pauvre et chŤre Lucie! Ah! s'il n'y avait que moi, mon dťgoŻt des hommes et des choses est tellement profond que je n'aspirerais plus qu'au grand repos, au repos ťternel. 1er octobre 1895. Je ne sais plus comment traduire mes sensations. Les heures me paraissent des siŤcles. 5 octobre 1895. J'ai reÁu les lettres de ma famille. Toujours rien. Il s'ťlevait de toutes ces lettres un tel cri d'agonie, un tel cri de souffrances, que tout mon Ítre en a ťtť profondťment secouť. Aussi, je viens d'adresser la lettre suivante ŗ Monsieur le Prťsident de la Rťpublique: ęAccusť, puis condamnť sur une preuve d'ťcriture, pour le crime le plus inf‚me qu'un soldat puisse commettre, j'ai dťclarť et je dťclare encore que je n'ai pas ťcrit la lettre qu'on m'impute, que je n'ai jamais forfait ŗ l'honneur. ęDepuis un an, je lutte, seul avec ma conscience, contre la fatalitť la plus ťpouvantable qui puisse s'acharner aprŤs un homme. ęJe ne parle pas des souffrances physiques, elles ne sont rien; les peines du coeur sont tout. ęSouffrir ainsi est dťjŗ ťpouvantable, mais sentir souffrir tous les siens autour de soi, est horrible. C'est l'agonie de toute une famille pour un crime abominable que je n'ai jamais commis. ęJe ne viens solliciter ni gr‚ces, ni faveurs, ni convictions morales; je demande, je supplie qu'on fasse la lumiŤre pleine, entiŤre, sur cette machination dont ma famille et moi sommes les malheureuses et ťpouvantables victimes. ęSi j'ai vťcu, Monsieur le Prťsident, si j'arrive encore ŗ vivre, c'est que le devoir sacrť que j'ai ŗ remplir vis-ŗ-vis de tous les miens remplit mon ‚me et la gouverne; autrement j'aurais dťjŗ succombť sous un fardeau trop lourd pour des ťpaules humaines. ęAu nom de mon honneur arrachť par une erreur ťpouvantable, au nom de ma femme, au nom de mes enfants--oh! Monsieur le Prťsident, rien qu'ŗ cette derniŤre pensťe, mon coeur de pŤre, de FranÁais, d'honnÍte homme, rugit et hurle de douleur--je vous demande justice, et cette justice pour laquelle je vous sollicite, avec toute mon ‚me, avec toutes les forces de mon coeur, les mains jointes dans une priŤre suprÍme, c'est de faire faire la lumiŤre sur cette tragique histoire, de faire cesser ainsi le martyre effroyable d'un soldat et d'une famille pour lesquels l'honneur est tout.Ľ J'ťcris aussi ŗ Lucie d'agir par elle-mÍme, ťnergiquement, rťsolument, car ce martyre finira par nous jeter tous par terre. On me dit que je pense plus aux souffrances des autres qu'aux miennes propres. Ah! certes oui, car si j'ťtais seul au monde, si je me laissais aller ŗ ne penser qu'ŗ moi, il y a longtemps que ma tombe serait creusťe. Ce qui me donne prťcisťment ma force, c'est la pensťe de Lucie, celle de mes enfants. Ah! mes chers enfants! Mourir, peu m'importe. Mais avant de mourir, je veux savoir que le nom de mes enfants est lavť de cette souillure. * * * Quelques extraits des lettres de ma femme que je reÁus en octobre: Paris, 4 aoŻt 1895. Je n'ai pas la patience d'attendre ton courrier pour t'ťcrire, j'ai besoin de causer un peu avec toi, de me rapprocher de ton ‚me si belle, si ťprouvťe, et de puiser en toi une nouvelle provision de force et de courage. Paris, 12 aoŻt 1895. Enfin, j'ai reÁu tes lettres, je les dťvore, je les lis, je les relis, avec une aviditť insatiable. Quand pourrai-je, par ma sollicitude, par mon affection, effacer complŤtement en toi le souvenir de ces atroces journťes, de cette terrible annťe qui a tracť dans ton coeur une blessure si profonde. Je voudrais pouvoir tripler mes forces pour h‚ter ce moment si anxieusement attendu et montrer au monde entier que nous sommes purs de cette boue inf‚me que l'on nous a jetťe ŗ la face... Paris, 19 aoŻt 1895. Quand je veux diminuer un peu l'ťnervement de l'attente, quand je veux attťnuer ma fiŤvre d'impatience, c'est auprŤs de toi que je viens reprendre du calme, de nouvelles forces. Ce qui me navre, c'est de penser que seul, loin de tous ceux que tu aimes et qui t'aiment de toute leur ‚me, tu es en proie ŗ une attente terrible; tu te tortures l'esprit ŗ ťclaircir ce mystŤre et ton pauvre coeur si bon, ta conscience si droite, ne peuvent croire ŗ tant d'infamie... LUCIE. _Suite de mon journal._ 6 octobre 1895. Chaleur terrible. Les heures sont de plomb. 14 octobre 1895. Vent violent. Impossible de sortir. Journťe d'une longueur terrible. 26 octobre 1895. Je ne sais plus comment je vis. Mon cerveau est broyť. Ah! dire que je ne souffre pas au delŗ de toute expression, que souvent je n'aspire pas au repos ťternel, que cette lutte entre mon dťgoŻt profond des hommes et des choses, et mon devoir n'est pas terrible, ce serait mentir! Mais chaque fois que je dťfaille, dans mes longues nuits ou dans mes journťes solitaires, chaque fois que ma raison, ťbranlťe par tant de secousses, se demande enfin comment, aprŤs une vie de travail, d'honneur, il est possible que j'en sois lŗ, et qu'alors je voudrais fermer les yeux pour ne plus voir, pour ne plus penser, pour ne plus souffrir enfin, je me raidis dans un effort violent de tout l'Ítre et je me crie ŗ moi-mÍme: ęTu n'es pas seul, tu es pŤre, tu dois dťfendre ton honneur, celui de ta femme, de tes enfantsĽ et je repars d'un nouvel ťlan, pour retomber, hťlas! un peu plus loin, et repartir encore. Voilŗ ma vie journaliŤre. 30 octobre 1895. Spasmes violents du coeur. Temps lourd qui abat toute ťnergie. Temps de transition, avant la saison des pluies, la plus mauvaise pťriode aussi ŗ la Guyane. Me jettera-t-elle dťfinitivement par terre? Nuit du 2 au 3 novembre 1895. Le courrier venant de Cayenne est arrivť, mais pas de lettres. Je crois qu'il est impossible de se figurer la dťception poignante que l'on ťprouve, quand, aprŤs avoir attendu pendant un long mois, anxieusement, des nouvelles des siens, rien ne vient. Enfin, il est entrť tant de douleurs dans mon ‚me depuis plus d'un an que je n'en suis plus ŗ compter avec les plaies de mon coeur. Cependant, cette ťmotion, que je devrais connaÓtre, tant elle s'est frťquemment renouvelťe, m'a tant brisť que quoique je sois levť depuis ce matin ŗ cinq heures et demie, quoique j'aie marchť au moins six heures pour briser mes nerfs, il m'est impossible de dormir. Quel supplice, et combien de temps durera-t-il encore? 4 novembre 1895. Chaleur terrible, au moins 45į. Rien de plus dťprimant, rien qui use autant les ťnergies du coeur et de l'‚me, que ces longs silences angoissťs, sans jamais entendre parole humaine, sans jamais voir figure amie, ou seulement sympathique. 7 novembre 1895. Qu'est devenu le courrier qui m'est adressť? Oý s'est-il arrÍtť? Est-il restť ŗ Paris ou ŗ Cayenne? Autant de questions angoissantes que je me pose, presque ŗ chaque heure du jour. Je me demande souvent si je suis ťveillť ou si je rÍve, tant tout ce qui se passe depuis un an est incroyable, inimaginable. Avoir abandonnť son pays, l'Alsace, avoir quittť une situation indťpendante au milieu des siens, avoir servi sa patrie avec tout son coeur, toute son intelligence, pour se voir un beau jour accusť, puis condamnť pour un crime aussi inf‚me qu'odieux, sur la foi de l'ťcriture d'un papier suspect, n'y a-t-il pas de quoi dťmoraliser un homme ŗ jamais! Mais je suis obligť de rťsister, de lutter, pour ma chŤre Lucie, pour mes enfants. 9 novembre 1895. Journťe terriblement longue. PremiŤres pluies. Obligť de me confiner dans mon cabanon. Rien ŗ lire. Les livres annoncťs par la lettre du mois d'aoŻt ne me sont pas encore parvenus. 15 novembre 1895. J'ai enfin reÁu mon courrier. Le coupable n'est pas encore dťcouvert. Enfin, j'irai jusqu'au bout de mes forces qui dťclinent chaque jour; c'est une lutte incessante pour pouvoir rťsister ŗ cet isolement profond, ŗ ce silence perpťtuel, sous un climat qui abat toute ťnergie, n'ayant rien ŗ faire, rien ŗ lire, en tÍte ŗ tÍte avec mes tristes et dťcevantes pensťes. * * * Quelques extraits des lettres de ma femme, que je reÁus le 15 novembre 1895: Paris, 5 septembre 1895. Que de longues heures, que de pťnibles journťes nous avons traversťes depuis le jour oý le malheur effroyable est venu nous atterrer comme un coup de massue! Espťrons que nous avons enfin gravi le plus dur de notre calvaire; nous avons traversť les plus atroces angoisses, nous avons trouvť en notre conscience la force de supporter le plus pťnible des martyres; Dieu qui nous a si cruellement ťprouvťs nous donnera la volontť d'accomplir jusqu'au bout notre devoir... Je comprends tes angoisses et je les partage; comme toi j'ai des moments terribles oý la patience m'ťchappe, tant je trouve le temps long et les heures d'attente cruelles, mais alors je pense ŗ toi, au bel exemple de courage et de volontť que tu me donnes et je puise des forces dans ton amour... Paris, 25 septembre 1895. C'est la derniŤre lettre que je t'ťcris avant de t'expťdier ce courrier; je fais des voeux ardents pour qu'il te trouve en bonne santť et toujours fort et courageux; je ne puis venir te rejoindre, je n'ai pas encore l'autorisation. Pour moi cette attente est cruelle, et c'est une amŤre dťception ŗ ajouter ŗ tant d'autres... LUCIE. Au bas de cette lettre, se trouvaient les quelques lignes suivantes de mon frŤre Mathieu: J'ai reÁu ta bonne lettre, mon cher frŤre, et ce m'est une grande consolation et un grand rťconfort de te savoir si fort et si courageux. Ce n'est pas espŤre que je te dis: aie foi, aie confiance! Il est impossible qu'un innocent paye pour un coupable. Il n'est pas de jour que je ne sois avec toi de pensťe et de coeur. MATHIEU. _Suite de mon journal_ 30 novembre 1895. Je ne veux pas parler des piqŻres journaliŤres, car je les mťprise. Il me suffit de demander n'importe quelle chose insignifiante, de nťcessitť banale, au surveillant-chef, pour voir ma demande aussitŰt repoussťe. Aussi je ne renouvelle jamais aucune demande, prťfťrant me passer de tout, n'ayant ŗ m'humilier devant personne. Mais ma raison finira par sombrer sous cet incroyable martyre. 3 dťcembre 1895. Je n'ai pas encore reÁu le courrier du mois d'octobre. Journťe lugubre, pluie incessante. Le cerveau se rompt, le coeur se brise. Le ciel est noir comme de l'encre, l'atmosphŤre embrumťe; vraie journťe de mort, d'enterrement. Combien souvent me revient ŗ l'esprit cette exclamation de Schopenhauer, qui, ŗ la vue des iniquitťs humaines, s'ťcriait: ęSi Dieu a crťť le monde, je ne voudrais pas Ítre Dieu.Ľ Le courrier venant de Cayenne est arrivť, paraÓt-il, mais n'a pas apportť mes lettres. Que de douleurs! Rien ŗ lire, rien pour ťchapper ŗ mes pensťes. Ni livres, ni revues ne me parviennent plus. Je marche dans la journťe jusqu'ŗ ťpuisement de forces, pour calmer mon cerveau, pour briser mes nerfs. 5 dťcembre 1895. Vraiment, je me demande ce que valent les consciences d'aujourd'hui? Dire qu'il y a des hommes, soi-disant honnÍtes, comme le nommť Bertillon, qui ont osť jurer, sans restriction, que du moment oý c'ťtait ressemblant ŗ mon ťcriture, il n'y avait que moi ayant pu ťcrire cette lettre inf‚me. Preuves morales ou autres, peu leur importait. Ah! j'espŤre que le jour oý le vťritable coupable sera dťmasquť, s'il reste un peu de coeur ŗ ces hommes-lŗ, ils trouveront encore une balle de pistolet pour se la loger dans la tÍte, pour se faire justice ŗ eux-mÍmes d'avoir fait souffrir un pareil martyre ŗ un homme, ŗ toute une famille. 7 dťcembre 1895. Ah! j'en ai souvent assez de cette vie de suspicion continuelle, de surveillance ininterrompue ni de jour, ni de nuit, traitť en bÍte fauve comme le plus vil des criminels. 8 dťcembre 1895. Les nťvralgies de la tÍte augmentent chaque jour et me font atrocement souffrir. Quel martyre de toutes les heures, de toutes les minutes! Et toujours ce silence de tombe, sans entendre voix humaine. Une parole sympathique, un regard ami, apportent quelquefois un lťger baume aux plus cruelles blessures et en endorment pour un temps les cuisantes douleurs. Ici rien. 9 dťcembre 1895. Toujours pas de lettres. Elles sont probablement restťes ŗ Cayenne oý elles traÓnent pendant une quinzaine de jours. Le courrier a passť sous mes yeux venant de France, le 29 novembre, et depuis ce moment les lettres doivent Ítre ŗ Cayenne. MÍme jour, 6 heures soir. Le deuxiŤme courrier venant de Cayenne est arrivť aujourd'hui ŗ une heure. M'apporte-t-il cette fois mon courrier et quelles sont les nouvelles? 11 dťcembre, 6 heures soir. Pas de lettres! mon coeur est labourť, dťchirť. 12 dťcembre 1895, matin. Mon courrier n'est effectivement pas arrivť. Oý est-il restť? J'ai fait tťlťgraphier ŗ Cayenne pour le demander. MÍme jour, soir. Mon courrier est restť en France! Mon coeur me fait souffrir comme si on le labourait ŗ coups de poignard. Oh! cette plainte incessante de la mer. Quel ťcho ŗ mon ‚me ulcťrťe! Une colŤre si sourde et si ‚pre envahit parfois mon coeur contre l'iniquitť humaine, que je voudrais m'arracher la peau pour oublier, dans une douleur physique, cette horrible torture morale. 13 dťcembre 1895. On finira certainement par me tuer ŗ force de souffrances, ou par m'obliger ŗ me tuer pour ťchapper ŗ la folie. Je laisserai l'opprobre de ma mort au commandant du Paty, ŗ Bertillon, ŗ tous ceux qui ont trempť dans cette iniquitť. Chaque nuit, je rÍve ŗ ma femme, ŗ mes enfants. Mais quels terribles rťveils! Quand j'entr'ouvre les yeux, que je me vois dans ce cabanon, j'ai un moment d'angoisse tellement horrible, que je voudrais fermer les yeux ŗ jamais, pour ne plus voir, pour ne plus penser. Soir. Spasmes violents du coeur, nombreux ťtouffements. 14 dťcembre 1895. Je demande ŗ prendre un bain, ainsi que j'y ai ťtť autorisť, sur la demande du mťdecin. Non, me fait rťpondre le surveillant-chef. Quelques instants aprŤs, il y allait lui-mÍme. Je ne sais pourquoi je m'abaisse ŗ lui demander quoi que ce soit. Jusqu'ŗ prťsent, je ne renouvelais aucune demande; dorťnavant, je n'en ferai plus. 16 dťcembre 1895. De dix heures ŗ trois heures, les heures sont terribles et rien pour faire diversion ŗ mes dťcevantes pensťes. 18 dťcembre 1895. Cher petit Pierre, chŤre petite Jeanne, chŤre Lucie, comme je vous vois tous trois par la pensťe, comme votre souvenir me donne la force de tout subir, de tout supporter. 20 dťcembre 1895. Aucune avanie ne m'est ťpargnťe. Quand je reÁois mon linge, lavť ŗ l'Óle Royale, on le dťplie, on le fouille de toutes faÁons, puis on me le jette ainsi qu'ŗ un vil criminel. Chaque fois que je contemple la mer, me revient le souvenir des bons et heureux moments que j'y ai passťs avec ma femme, avec mes enfants. Je me vois promenant mon petit Pierre sur la plage, jouant et gambadant avec lui, faisant de beaux rÍves d'avenir pour lui. Puis me revient l'horrible situation prťsente, l'infamie jetťe sur mon nom, sur celui de mes enfants; mes yeux se troublent, le sang afflue au cerveau, le coeur bat ŗ se rompre, l'indignation s'empare de mon Ítre. Il faut que la lumiŤre soit faite, il faut que la vťritť soit dťcouverte, quel que soit notre supplice. 22 dťcembre 1895. Toujours aucune nouvelle des miens. Le silence de tombe. Quelle nuit ťpouvantable je viens de passer! Ces allťes et venues, durant la nuit, des surveillants dans le poste, les lumiŤres qui passent et repassent, alimentent mes cauchemars. 25 dťcembre 1895. Hťlas! toujours la mÍme chose, pas de lettres. Le courrier anglais a passť il y a deux jours; mes lettres ne sont probablement pas encore arrivťes car je pense que, sans cela, on me les eŻt remises; que penser, que croire? La pluie tombe en permanence. Pendant une ťclaircie, je sors pour me dťtendre un peu. Il tombait encore quelques gouttes d'eau. Le chef arrive et dit au surveillant qui m'accompagne: ęIl ne faut pas rester dehors quand il pleut.Ľ Dans quelle consigne est-ce ťcrit? Mais je dťdaigne de rťpondre, tant je me place au-dessus de toutes ces petitesses, de toutes ces mesquineries journaliŤres. Nuit du 26 au 27 dťcembre 1895. Impossible de dormir. Dans quel cauchemar vis-je depuis bientŰt quinze mois et quand prendra-t-il fin? 28 dťcembre 1895. Quelle profonde lassitude! Mon cerveau est broyť. Que se passe-t-il? Pourquoi les lettres du mois d'octobre ne me sont-elles pas parvenues? Oh! Lucie, si tu lis ces lignes, si je succombe avant le terme de cet effroyable martyre, tu pourras mesurer tout ce que j'ai souffert! Dans les nombreux moments oý je dťfaille, dans ce profond dťgoŻt de toutes choses, trois noms que je murmure tout bas me rťveillent, relŤvent mon ťnergie et me donnent des forces toujours nouvelles: Lucie, Pierre, Jeanne. MÍme jour, 11 heures matin. Je viens de voir passer le courrier venant de France. Mais, hťlas! mes lettres vont d'abord ŗ Cayenne. Enfin, j'espŤre que le premier courrier venant de Cayenne me les apportera et que j'aurai enfin des nouvelles de ma chŤre femme, de mes enfants, des miens; que je saurai si l'ťnigme de cette monstrueuse affaire est rťsolue, si j'aperÁois enfin un terme ŗ cet effroyable supplice. Dimanche 29 dťcembre 1895. Quelle bonne journťe je passais le Dimanche, au milieu des miens, ŗ jouer avec mes enfants! Mon petit Pierre a maintenant tout prŤs de cinq ans; c'est presque un grand garÁon. J'attendais avec impatience ce moment pour l'emmener avec moi, causer avec lui, ouvrir sa jeune intelligence, lui donner le culte du beau, du vrai, lui faire une ‚me tellement haute que les laideurs de la vie ne puissent l'entamer; oý est tout cela, et cet ťternel pourquoi? 30 dťcembre 1895. Le sang me brŻle la peau, la fiŤvre me dťvore. Quand donc ce supplice finira-t-il? MÍme jour, soir. Mes nerfs me font tellement souffrir que je crains de me coucher. Ce silence de tombe, sans nouvelles depuis trois mois des miens, sans rien ŗ lire, m'ťcrase et m'accable. Il me faut rassembler toutes mes forces pour rťsister toujours et encore, murmurer tout bas ces trois noms, mon talisman: Lucie, Pierre, Jeanne. 31 dťcembre 1895. Quelle horrible nuit! Des rÍves ťtranges, des cauchemars absurdes suivis d'abondantes transpirations. J'ai vu arriver ce matin, aux premiŤres heures du jour, le bateau venant de Cayenne. Depuis ce matin, je suis dans une anxiťtť ťtrange, je me demande ŗ chaque instant si j'ai enfin des nouvelles des miens. Et le coeur bat ŗ se rompre, dans cette attente angoissťe. 1er janvier 1896. J'ai enfin reÁu hier au soir les lettres d'octobre et de novembre. Toujours rien; la vťritť n'est pas encore dťcouverte. Mais aussi quelle douleur j'ai causťe ŗ Lucie par mes derniŤres lettres; comme je lui arrache l'‚me par mon impatience, et la sienne est cependant aussi grande que la mienne! * * * Voici quelques extraits des lettres de ma femme que je reÁus le 1er janvier 1896: Paris, 10 octobre 1895. Ce courrier, mon cher mari, ne m'a apportť qu'une seule lettre de toi; celle que tu m'as ťcrite le 5 aoŻt ne m'est pas parvenue; comme toujours ces chŤres lignes ťcrites de ta main, la seule manifestation que j'aie de ton existence, viennent me rťconforter, ton courage ravive le mien, ton ťnergie me donne des forces pour supporter la lutte... Paris, 15 octobre 1895. Cette date me rappelle de si pťnibles souvenirs que je ne puis me passer de venir un moment auprŤs de toi. Je me sens mieux, et il me semble que je te fais du bien ŗ toi aussi. Je ne veux plus te reparler de ces horribles journťes que nous avons supportťes chacun souffrant de son cŰtť; il vaut mieux ne plus y penser, la plaie est toujours ouverte et il est inutile de la rendre plus cuisante encore; mais je veux te dire que nous sommes pleins de confiance et d'espoir, que notre volontť d'arriver nous fera triompher des obstacles et que nous aurons enfin raison des misťrables qui ont commis ce crime inf‚me... Paris, 25 octobre 1895. Les mois sont longs lorsqu'on souffre aussi cruellement; ils se ressemblent tous par leur monotonie, leur tristesse. Voici un nouveau courrier; comme les prťcťdents, il t'apportera des paroles d'espoir et l'ťcho de notre immense affection... L'attente est longue et atroce, mais compte sur nous, elle ne sera pas vaine... Paris, 10 novembre 1895. Je lis et relis la seule lettre que j'aie de toi, la seule que ce courrier m'ait remise et que je viens de recevoir seulement ce matin. C'est bien peu, mais je suis encore trop heureuse de possťder ce pauvre petit ťcho de ta personne chťrie. Je ne doute pas que tu sois venu souvent causer avec moi, si pťnible que cela puisse t'Ítre d'ťcrire, ne pouvant rien me dire, et t'abstenant de dťverser ton coeur de crainte de me faire trop mal. Pourquoi ne pas me remettre ces lettres qui sont ma seule consolation? Pourquoi rendre encore plus pťnible la situation de deux Ítres dťjŗ si malheureux?... Nos petits Pierre et Jeanne continuent ŗ Ítre de bons et braves enfants pleins de coeur, aimables pour tout le monde; ils ont bonne mine tous deux, deviennent de jour en jour plus grands et plus forts. Quel bonheur ce sera pour toi quand nous aurons enfin fait connaÓtre la vťritť, de tenir dans tes bras ces chers petits Ítres que tu aimes tant, pour qui tu souffres si cruellement et qui te rendront par leur affection la vie heureuse et douce. Paris, 25 novembre 1895, minuit. Je dois remettre les lettres demain matin pour qu'elles prennent le bateau du 9 dťcembre, et malgrť l'heure avancťe de la nuit, je ne puis m'empÍcher de venir causer encore une fois avec toi. C'est pour moi un dťchirement que de laisser partir ces lignes inanimťes, banales et froides qui sont si loin de rťpondre ŗ ma pensťe, ŗ ma tendresse, ŗ mon affection. Je ne peux t'exprimer ce que je ressens pour toi, le sentiment est trop violent pour que je puisse le dťcrire; mais il me semble que je ne suis plus qu'une partie de moi-mÍme: mon ‚me, mon coeur sont lŗ-bas, dans ces Óles lointaines, auprŤs de toi, mon mari bien aimť. Ma pensťe nuit et jour est avec toi; cela m'aide ŗ vivre et m'est un puissant soutien... LUCIE. _Suite de mon journal._ 8 janvier 1896. Les journťes, les nuits s'ťcoulent terribles, monotones, d'une longueur qui n'en finit pas. Le jour, j'attends avec impatience la nuit, espťrant goŻter quelque repos dans le sommeil; la nuit, j'attends, avec non moins d'impatience, le jour, espťrant calmer mes nerfs par un peu d'activitť. En lisant et relisant toutes les lettres de ce dernier courrier, j'ai compris combien ma disparition serait un choc terrible pour les miens; que mon devoir, envers et contre tout, ťtait de rťsister jusqu'ŗ mon dernier souffle. 12 janvier 1896. Rťponse de M. le Prťsident de la Rťpublique ŗ la supplique que je lui ai adressťe le 5 octobre 1895: ęRepoussťe, sans commentaires.Ľ 24 janvier 1896. Je n'ai plus rien ŗ ajouter; les heures se ressemblent dans l'attente angoissante, ťnervante d'un meilleur lendemain. 27 janvier 1896. J'ai enfin reÁu un colis sťrieux de livres; il m'est parvenu aprŤs de longs mois d'attente. J'arrive ainsi, en forÁant ma pensťe ŗ se fixer, ŗ donner quelques instants de repos ŗ mon cerveau; mais, hťlas! je ne puis plus lire longtemps, tant tout est ťbranlť en moi. 2 fťvrier 1896. Le courrier venant de Cayenne est arrivť; il n'y a pas de lettres pour moi. 12 fťvrier 1896. Je viens seulement de recevoir mon courrier. Toujours rien, et il faut que je lutte, que je rťsiste toujours. * * * Quelques extraits de lettres de ma femme reÁues ŗ cette date. Paris, 9 dťcembre 1895. Comme toujours, tes lettres attendues avec une vive anxiťtť, m'ont causť une forte ťmotion, un rayon de bonheur, le seul instant de dťtente et de joie que j'aie durant ces longs mois, ces journťes lourdes et pťnibles. Lorsque je lis ces lignes si pleines de volontť et d'ťnergie, je sens que ton Ítre tout entier vibre avec moi; ton activitť morale entretient mes forces et il me semble qu'elles sont doublťes par la puissance de ta volontť... Paris, 19 dťcembre 1895. L'annťe derniŤre, ŗ cette date, nous espťrions Ítre arrivťs ŗ la fin de notre calvaire. Nous avions mis notre confiance entiŤre dans la justice, l'abominable erreur qui a ťtť commise nous a remplis de stupeur. Une annťe entiŤre s'est passťe dans les plus atroces souffrances, tant par la blessure indigne qu'on nous a faite que pour la vie cruelle ŗ laquelle tu es exposť physiquement et moralement... Paris, 25 dťcembre 1895. Je ne puis m'empÍcher avant le dťpart du courrier de venir encore une fois causer avec toi. Ce sont toujours les mÍmes choses que je te redis, mais qu'importe, je te parle, je me rapproche de toi pendant un instant et cela me fait du bien... Je ne t'ai pour ainsi dire pas parlť des enfants et ce sont cependant eux qui nous rattachent ŗ la vie, c'est pour ces pauvres petits que nous supportons cette situation intolťrable, et Dieu merci, ils ne s'en doutent pas. Tout est joie pour eux, ils chantent, ils rient, ils bavardent, ils animent la maison... LUCIE. _Suite de mon journal._ 28 fťvrier 1896. Plus rien ŗ lire. Journťes, nuits, tout se ressemble. Je n'ouvre jamais la bouche, je ne demande mÍme plus rien. Mes conversations se bornaient ŗ demander si le courrier ťtait arrivť ou non? Mais on m'interdit de parler ou du moins, ce qui est la mÍme chose, on interdit aux surveillants de rťpondre ŗ des questions aussi banales, aussi insignifiantes que celles que je faisais. Je voudrais bien vivre jusqu'au jour de la dťcouverte de la vťritť, pour hurler ma douleur, les supplices qu'on m'inflige. 3 mars, 6 heures soir. Le courrier venant de Cayenne est arrivť ce matin ŗ neuf heures. Ai-je des lettres? 4 mars 1896. Pas de lettres. Quel supplice atroce, trop souvent renouvelť. 8 mars 1896. Journťes lugubres. Tout m'est interdit, le tÍte-ŗ-tÍte perpťtuel avec mes pensťes. 9 mars 1896. J'ai vu arriver ce matin, de trŤs bonne heure, le canot du commandant du pťnitencier. …tait-ce enfin quelque chose pour moi? Hťlas, ce n'ťtait rien; une simple visite de logement. Je ne vis plus que par une tension inouÔe des nerfs, de la volontť, dans l'attente anxieuse de la fin de ces tortures sans nom. 12 mars 1896. Je viens de recevoir enfin mon courrier. Toujours rien, hťlas! * * * Extraits des lettres de ma femme reÁues ŗ cette date: Paris, 1er janvier 1896. Cette journťe du 1er janvier est encore plus longue, plus pťnible. Pourquoi? je me le demande; les raisons de souffrir sont les mÍmes, qu'il fasse jour, qu'il fasse nuit; tant que ton innocence ne sera pas reconnue, le poids qui nous oppresse est trop lourd pour que nous puissions prendre part ŗ la vie extťrieure et faire une diffťrence entre les jours quels qu'ils soient. Et cependant nous sommes sous une impression plus triste encore. Sans doute, cela tient ŗ ce que ces journťes, chez des Ítres qui s'aiment tendrement, sont des moments de trŤs grand bonheur, de grande joie, et nous, si malheureux, si cruellement atteints, nous ťprouvons plus vivement encore le besoin de nous rapprocher, de nous soutenir et de maintenir nos forces par une solide affection... Paris, 7 janvier 1896. Je viens de recevoir tes lettres. Comme toujours elles m'ont remuťe jusqu'au plus profond de l'‚me; ma joie et mon ťmotion sont intenses lorsque j'aperÁois ta chŤre ťcriture, lorsque je me pťnŤtre de ta pensťe... Tes lettres montrent une grande ťnergie, mais comme je sens percer ton impatience et comme je la comprends. Comment pourrait-il en Ítre autrement? Livrť ŗ toi-mÍme, dans un isolement complet, rongť continuellement par des angoisses atroces, ne connaissant rien de l'infamie commise et qui nous rend si malheureux, arrachť ŗ tous les tiens en plein bonheur, la situation est certes la plus ťpouvantable qui puisse exister!... LUCIE. A la derniŤre lettre du courrier du mois de janvier ťtaient jointes les lignes suivantes de mon frŤre: Mon cher frŤre, Oui, comme tu le dis dans ta lettre du 20 novembre, toute ma volontť, toute mon intelligence sont tendues vers un seul but: dťcouvrir la vťritť et nous y arriverons. Je ne puis que me rťpťter jusqu'au jour oý je pourrai te dire: la vťritť est connue, la lumiŤre est faite; mais il faut que tu vives jusqu'ŗ ce jour, il faut que tu tendes toutes les forces de ton Ítre pour rťsister ŗ tes tortures morales et physiques et ce n'est pas au-dessus de ton courage... MATHIEU. _Suite de mon journal._ 15 mars 1896, 4 heures du matin. Impossible de dormir. Ma tÍte est horriblement fatiguťe par cette terrible inactivitť physique et intellectuelle. Les envois de livres que Lucie m'annonÁait dans ses trois derniers courriers ne me sont pas encore parvenus. D'ailleurs mon cerveau est si fatiguť, si ťbranlť, qu'il m'est impossible de lire pendant un long temps. Cependant ces quelques instants oý je puis ťchapper ŗ mes pensťes me procurent un lťger soulagement. 27 mars 1896. Je viens enfin de recevoir l'envoi de livres que comportait l'expťdition faite le 25 novembre 1895. 5 avril 1896. Le courrier du mois de fťvrier vient de me parvenir. Le coupable n'est toujours pas dťmasquť. Quelles que soient mes souffrances, il faut que la lumiŤre se fasse; donc, arriŤre toutes les plaintes! * * * Extraits des lettres de ma femme reÁues le 5 avril: Paris, 11 fťvrier 1896. Je n'ai pas encore reÁu tes lettres du mois de dťcembre; je ne me plaindrai pas des tortures que me fait endurer ce retard, c'est inutile, personne ne peut comprendre ŗ quel point les souffrances causťes par l'inquiťtude sont vives; il n'y a rien de plus atroce que d'Ítre privť des nouvelles d'un Ítre que l'on sait trŤs malheureux, et dont la vie m'est cent fois plus chŤre que la mienne propre... Souvent, dans mes heures de calme, je me demande pourquoi nous sommes si ťprouvťs, pour quelle raison nous sommes appelťs ŗ supporter un supplice ŗ cŰtť duquel la mort serait douce... Paris, 18 fťvrier 1896. Je suis toujours sans nouvelles de toi; cependant je sais que les lettres que tu m'as ťcrites sont au ministŤre depuis plus de trois semaines; je suis bien impatiente de les avoir et de recevoir enfin ma consolation de chaque mois, chaque retard apportť dans le courrier me cause de pťnibles ťmotions... Paris, 25 fťvrier 1896. A l'instant mÍme oý je terminais ma derniŤre lettre pour le dťpart du courrier, on m'apporte enfin tes lettres. Merci de tout coeur de ton admirable fermetť, des lignes si rassurantes que tu m'envoies... LUCIE. _Suite de mon journal._ 5 mai 1897. Je n'ai plus rien ŗ dire. Tout se ressemble dans son atrocitť. Quelle horrible vie! Pas un moment de repos, ni de jour ni de nuit. Jusqu'ŗ ces derniers temps, les surveillants restaient assis la nuit dans le corps de garde, je n'ťtais rťveillť que toutes les heures. Maintenant ils doivent marcher sans jamais s'arrÍter; la plupart sont en sabots! * * * Puis, le journal s'arrÍte pendant plus de deux mois. Les journťes se passaient ťgalement tristes, ťgalement angoissantes, mais je gardais la ferme volontť de lutter, de ne me laisser abattre par aucun des supplices qui m'ťtaient infligťs. Je fus en outre atteint en juin de forts accŤs de fiŤvre, qui provoquŤrent mÍme des congestions cťrťbrales. Voici quelques extraits des lettres de ma femme que je reÁus en mai et juin 1896: Paris, 29 fťvrier 1896. Lorsque j'ai reÁu ton courrier de dťcembre, mes lettres ťtaient toutes prÍtes ŗ partir; les quelques lignes que j'ai encore pu y ajouter n'ont pu t'exprimer qu'insuffisamment le bonheur, la joie immense qu'il m'a procurťs. Tes paroles affectueuses m'ont bien ťmue. Lorsqu'on est bien malheureux, lorsqu'on a le coeur dťchirť, l'‚me triste, rien n'est plus doux que de sentir au milieu de tous ses chagrins une affection sŻre, un dťvouement intense, dont toutes les forces vives, la volontť, l'intelligence, sont concentrťes et tendues pour vous soutenir et vous apportent, ŗ dťfaut d'un aide efficace, un secours moral, qui, prťsent ŗ toute heure, dťcuple les forces et vous empÍche de dťfaillir l‚chement dans les moments de douleur trop grande... Paris, 20 mars 1896. Tu peux t'imaginer l'angoisse que j'ťprouve quand je vois arriver la deuxiŤme quinzaine du mois, ce qui signifie pour moi le dťpart du courrier. Tant que ce moment n'est pas tout proche, j'espŤre mÍme jusqu'ŗ la derniŤre minute pouvoir t'annoncer le terme de tes souffrances, la fin de notre chagrin. Et puis, les lettres s'en vont, elles sont comme toujours vides de nouvelles, et un atroce dťchirement se fait en moi ŗ la pensťe de la profonde dťception que tu vas avoir... Paris, 1er avril 1896. J'ai vu partir avec une grande tristesse le dernier courrier; jusqu'au dernier instant j'avais espťrť pouvoir te mettre une parole rťconfortante... Mais courage, je te le demande avec toute la force, toutes les supplications de ta femme qui t'adore, au nom de tes enfants bien-aimťs, qui t'aiment dťjŗ de tout leur petit coeur et qui auront pour toi une reconnaissance infinie, lorsqu'ils comprendront la grandeur du sacrifice que tu leur as fait. Pour moi, je ne pourrai assez te dire quelle admiration j'ai pour toi, avec quelle tendresse ma pensťe t'accompagne nuit et jour, combien je souffre de te sentir malheureux. Tes chagrins, ta douleur, toutes les sensations qui te torturent trouvent un ťcho dans mon Ítre et me font subir des angoisses atroces. Rien ne peut me consoler de ne pouvoir vivre auprŤs de toi, de ne pas Ítre lŗ pour te soutenir, pour ťviter les dťfaillances, pour attťnuer tes souffrances. Dans cet ťpouvantable malheur, c'eŻt ťtť pour moi un bien grand apaisement que de pouvoir t'entourer, de te faire sentir ŗ tous moments qu'une nature aimante et dťvouťe veillait ŗ tes cŰtťs, toujours prÍte ŗ entendre tes plaintes, ŗ recevoir le dťbordement de ta douleur, de ta peine. Eh bien, cette affection si intense que j'aurais tant voulu t'apporter pendant ces chagrins, s'accroÓt encore si cela est possible par les angoisses atroces que me donnent la distance qui nous sťpare, le manque de nouvelles, la vie si triste, si isolťe que tu subis. Je renonce enfin ŗ te dťcrire cet ensemble d'impressions; elles sont trop douloureuses pour que je vienne t'en affecter, trop intenses et trop profondes pour les confier ŗ cette feuille de papier si froide et si banale... LUCIE. _Suite de mon journal._ 26 juillet 1896. Voilŗ bien longtemps que je n'ai rien ajoutť ŗ mon journal. Mes pensťes, mes sentiments, ma tristesse sont les mÍmes; mais si la faiblesse physique et cťrťbrale s'accentue chaque jour, ma volontť reste toujours aussi forte. Je n'ai mÍme pas reÁu ce mois-ci les lettres de ma femme. 2 aoŻt 1896. Enfin je viens de recevoir les courriers de mai et de juin. Toujours encore rien, peu importe. Je lutterai contre mon corps, contre mon cerveau, contre mon coeur, tant qu'il me restera ombre de forces, tant qu'on ne m'aura pas jetť dans la tombe, car je veux voir la fin de ce sinistre drame. Je souhaite pour nous tous que ce moment ne tarde plus. * * * Extraits des lettres de ma femme reÁues le 2 aoŻt 1896. Paris, 10 juin 1896. Je t'ťcris, encore toute troublťe par tes chŤres et bonnes lettres que je viens de recevoir. Au premier moment, quand je vois ton ťcriture chťrie, quand je lis ces lignes qui m'apportent ta pensťe, les seules nouvelles que j'aie pendant un grand mois, je suis comme folle de chagrin, ma tÍte gonflťe ne comprend plus, je pleure ŗ chaudes larmes. Puis je me ressaisis, j'ai honte de m'Ítre laissťe abattre par l'ťmotion, honte de ma faiblesse et je puise dans ta fermetť, dans ton ťnergie, dans ma puissante affection, une nouvelle provision de courage. Nťanmoins, tes lettres me font un bien ťnorme, et si l'ťmotion me brise, j'ai le bonheur de te lire, l'illusion d'entendre quelques instants ta voix aimťe... Paris, 25 juin 1896. J'ajoute encore quelques lignes ŗ mes lettres avant le dťpart du courrier; je tiens ŗ te dire que je suis forte, que ma volontť est inťbranlable, que j'arriverai ŗ te faire rendre ton honneur, et je te supplie d'avoir avec moi cet espoir absolu en l'avenir, cette foi qui nous fait accepter les plus dures situations pour arriver ŗ rendre ŗ nos enfants un nom sans tache, un nom respectť... LUCIE. _Suite de mon journal._ 30 aoŻt 1896. Voici de nouveau cette pťriode si ťnervante oý j'attends mon courrier, oý je me demande quel jour il me parviendra, et quelles nouvelles il m'apportera? Quel pťnible mois d'aoŻt ma pauvre Lucie a dŻ avoir! D'abord, la lettre que je lui ai ťcrite au commencement de juillet, au milieu des fiŤvres qui me tenaient depuis une dizaine de jours, et ne recevant pas mon courrier. C'ťtait tout ŗ la fois, venant ajouter ŗ mes tortures. Je n'ai pas su me contenir, me dominer et lui ai encore jetť mes cris de dťtresse et de douleur, comme si elle ne souffrait pas dťjŗ assez, comme si son impatience de voir arriver la fin de cet horrible drame n'ťtait pas aussi grande que la mienne. Ma pauvre et chŤre Lucie! Puis le jour de sa fÍte a dŻ passer bien tristement. Je croyais qu'il ne m'ťtait plus possible de souffrir davantage que je souffre; ce jour-lŗ cependant a ťtť encore plus atroce que les autres. Si je ne m'ťtais pas retenu avec une volontť farouche, comprimant mon coeur, tout mon Ítre, j'aurais hurlť de douleur, tant ma souffrance ťtait ‚pre, vive, violente. A travers l'espace, ma chŤre Lucie, je t'envoie en ce moment l'expression de ma profonde affection, de toute ma tendresse, et ce cri toujours le mÍme, ardent, invariable: Courage et courage! Devant le but ŗ atteindre, toute la vťritť, tout l'honneur de notre nom, souffrances, tortures sans nom, tout doit disparaÓtre, tout doit s'effacer. 1er septembre 1896. Journťe atrocement longue, dans l'attente, comme chaque mois, de mon courrier, ŗ me demander aussi ce qu'il m'apportera? Je suis comme cristallisť dans ma douleur; je suis obligť de concentrer toutes mes forces pour ne plus penser, pour ne plus voir. Quelle douleur, quel supplice, pour toute une famille dont la vie tout entiŤre est une vie d'honneur, de droiture, de loyautť. Mercredi 2 septembre 1896, 10 heures matin. Les nerfs m'ont fait horriblement souffrir toute la nuit; j'aurais voulu les calmer ce matin en marchant un peu. Mais il tombe une pluie torrentielle, extraordinaire ŗ cette pťriode de l'annťe, car nous sommes dans la saison sŤche. Et de nouveau plus rien ŗ lire. Aucun de tous les envois de livres, faits par ma chŤre Lucie depuis le mois de mars, ne m'est encore parvenu. Rien enfin pour tuer l'atroce longueur des heures. J'avais demandť, il y a longtemps, n'importe quel travail manuel pour m'occuper un peu; il ne m'a pas ťtť rťpondu! Je scrute l'horizon, ŗ travers le grillage de la lucarne, pour voir si je n'apercevrai pas quelque fumťe, l'annonce de l'arrivťe du courrier venant de Cayenne. MÍme jour, midi. J'aperÁois ŗ l'horizon du cŰtť de Cayenne un panache de fumťe. Ce doit Ítre le courrier. MÍme jour, 7 heures soir. Le courrier est arrivť en rade ŗ une heure du soir; je n'ai toujours pas de lettres, je pense qu'il ne me les a pas apportťes. Quel infernal supplice! Mais au-dessus de tout, plane immuablement le souci de notre honneur; le but est lŗ, invariable, quelles que soient toutes nos souffrances. Jeudi 3 septembre, 6 heures matin. Nuit horrible de fiŤvre et de dťlire. 9 heures matin. Le canot est arrivť et n'a toujours pas apportť mes lettres. Il est donc ťvident qu'elles sont restťes ŗ Cayenne, oý elles sont depuis le 28 du mois dernier. Vendredi 4 septembre 1896. J'ai reÁu hier au soir le courrier qui ťtait arrivť et il n'y avait qu'une seule des lettres que ma chŤre Lucie m'a ťcrites. Comme on sent chez tous une souffrance horrible, un dťsespoir farouche, de ne pas encore pouvoir m'annoncer la dťcouverte du coupable, le terme de nos tortures ŗ tous. L'eau me perlait du front ŗ la lecture des lettres des membres de ma famille, les jambes tremblaient sous moi. Est-il possible que des Ítres humains puissent souffrir ainsi et d'une maniŤre aussi immťritťe? Devant une situation aussi atroce, les mots n'ont plus aucune valeur; on ne souffre mÍme plus, tant on est hťbťtť. Oh! ma pauvre Lucie, oh! mes chers et bons enfants. Ah! que le poids de toutes ces tortures sans nom retombe sur ceux qui ont poursuivi ainsi un innocent, toute sa famille, le jour oý la lumiŤre sera faite, oý le coupable sera dťmasquť. Samedi 5 septembre 1896. Je viens d'ťcrire trois longues lettres, successivement, ŗ ma chŤre Lucie, pour lui dire de ne pas se laisser abattre, mais d'agir, de faire appel ŗ tous les concours, car une situation pareille, supportťe depuis si longtemps, devient trop ťcrasante, trop atroce. Il s'agit de l'honneur de notre nom, de la vie de nos enfants; devant ce but, tout doit se taire, tout ce qui gronde dans nos coeurs, tout ce qui bouleverse nos esprits, tout ce qui fait monter l'amertume du coeur aux lŤvres. Je ne parle mÍme plus de mes journťes, de mes nuits; tout se ressemble dans son atrocitť. Dimanche 6 septembre 1896. Je viens d'Ítre prťvenu que je ne pourrai plus me promener dans la partie de l'Óle qui m'ťtait rťservťe, je ne pourrai plus marcher qu'autour de ma case. Combien de temps rťsisterai-je encore? Je n'en sais rien! Je souhaite que cet horrible supplice finisse bientŰt, sinon je lŤgue mes enfants ŗ la France, ŗ la patrie, que j'ai toujours servie avec dťvouement, avec loyautť, en suppliant de toute mon ‚me, de toutes mes forces, ceux qui sont ŗ la tÍte des affaires de notre pays de faire la lumiŤre la plus complŤte sur cet effroyable drame. Et ce jour-lŗ, ŗ eux de comprendre ce que des Ítres humains ont souffert d'atroces tortures immťritťes et de reporter sur mes pauvres enfants toute la pitiť que mťrite une pareille infortune. MÍme jour, 2 heures soir. Que ma tÍte me fait souffrir, comme la mort me serait douce. Oh! ma chŤre Lucie, mes pauvres enfants, tous les chers miens. Qu'ai-je donc fait sur terre pour Ítre appelť ŗ souffrir ainsi? Lundi 7 septembre 1896. J'ai ťtť mis aux fers hier au soir! Pourquoi, je l'ignore? Depuis que je suis ici, j'ai toujours suivi strictement le chemin qui m'ťtait tracť, observť intťgralement les consignes qui m'ťtaient donnťes. Comment ne suis-je pas devenu fou dans la longueur de cette nuit atroce? Quelle force nous donnent la conscience, le sentiment du devoir ŗ remplir vis-ŗ-vis de ses enfants! Innocent, mon devoir est d'aller jusqu'au bout de mes forces, tant que l'on ne m'aura pas tuť; je remplirai simplement mon devoir. Quant ŗ ceux qui se sont constituťs ainsi mes bourreaux, ah! je leur laisse leur conscience pour juge quand la lumiŤre sera faite, la vťritť dťcouverte, car, tŰt ou tard, tout se dťcouvre dans la vie. MÍme jour. Tout ce que je souffre est horrible, mais je n'ai mÍme plus de colŤre contre ceux qui font ainsi supplicier un innocent, une grande pitiť seulement. Mardi 8 septembre 1896. Ces nuits aux fers! Je ne parle mÍme pas du supplice physique, mais quel supplice moral! Et sans aucune explication, sans savoir pourquoi, sans savoir pour quelle cause! Dans quel horrible et atroce cauchemar vis-je depuis tantŰt deux ans? Enfin, mon devoir est d'aller jusqu'ŗ la limite de mes forces; j'irai, tout simplement. Quelle agonie morale, pour un innocent, pire que toutes les agonies physiques! Et dans cette dťtresse profonde de tout mon Ítre, je vous envoie encore toute l'expression de mon affection, de mon amour, ma chŤre Lucie, mes chers et adorťs enfants. MÍme jour, 2 heures soir. Mon cerveau est tellement frappť, tellement bouleversť par tout ce qui m'arrive depuis bientŰt deux ans, que je n'en peux plus, que tout dťfaille en moi. C'est vraiment trop pour des ťpaules humaines. Que ne suis-je dans la tombe. Oh! le repos ťternel! Encore une fois, quand la lumiŤre sera faite, oh! je lŤgue mes enfants ŗ la France, ŗ ma chŤre patrie. Mon cher petit Pierre, ma chŤre petite Jeanne, ma chŤre Lucie, vous tous que j'aime du plus profond de mon coeur, de toute l'ardeur de mon ‚me, croyez bien, si ces lignes vous parviennent, que j'aurai fait tout ce qui est humainement possible pour rťsister. Mercredi 9 septembre 1896. Le commandant des Óles est venu hier soir[3]. Il m'a dit que la mesure qui ťtait prise ŗ mon ťgard n'ťtait pas une punition, mais ęune mesure de sŻretťĽ, car l'administration n'avait aucune plainte ŗ ťlever contre moi. La mise aux fers, une mesure de sŻretť! Quand je suis dťjŗ gardť nuit et jour comme une bÍte fauve par un surveillant armť d'un revolver et d'un fusil! Non, il faut dire les choses comme elles sont. C'est une mesure de haine, de torture, ordonnťe de Paris par ceux qui ne pouvant frapper une famille, frappent un innocent, parce que ni lui, ni sa famille, ne veulent, ne doivent s'incliner devant la plus ťpouvantable des erreurs judiciaires qui ait jamais ťtť commise. Qui est-ce qui s'est constituť ainsi mon bourreau, le bourreau des miens, je ne saurais le dire. On sent bien que l'administration locale (sauf le surveillant-chef, spťcialement envoyť de Paris) a elle-mÍme l'horreur de mesures aussi arbitraires, aussi inhumaines, mais qu'elle est obligťe de m'appliquer, n'ayant pas ŗ discuter avec des consignes qui lui sont imposťes. Non, la responsabilitť monte plus haut, ŗ l'auteur, ou aux auteurs de ces consignes inhumaines. Enfin, quels que soient les supplices, les tortures physiques et morales qu'on m'inflige, mon devoir, celui des miens, reste toujours le mÍme: il est de demander, de vouloir la lumiŤre la plus ťclatante sur cet effroyable drame, en innocents qui n'ont rien ŗ craindre, qui ne craignent rien, puisque la seule chose qu'ils demandent, c'est la vťritť. Quand je pense ŗ tout cela, je n'ai mÍme plus de colŤre; une immense pitiť seulement pour ceux qui torturent ainsi tant d'Ítres humains. Quels remords ils se prťparent quand la lumiŤre sera faite, car l'histoire, elle, ne connaÓt pas de secrets. Tout est si triste en moi, mon coeur tellement labourť, mon cerveau tellement broyť, que c'est avec peine que je puis encore rassembler mes idťes; c'est vraiment trop souffrir, et toujours devant moi cette ťnigme ťpouvantable. [3] Ce commandant, qui avait toujours gardť une attitude correcte, et dont je n'ai jamais connu le nom, fut remplacť peu de temps aprŤs par Deniel. Jeudi 10 septembre 1896. Je suis tellement las, tellement brisť de corps et d'‚me, que j'arrÍte aujourd'hui ce Journal, ne pouvant prťvoir jusqu'oý iront mes forces, quel jour mon cerveau ťclatera sous le poids de tant de tortures. Je le termine en adressant ŗ Monsieur le Prťsident de la Rťpublique cette supplique suprÍme, au cas oý je succomberais avant d'avoir vu la fin de cet horrible drame: ęMonsieur le Prťsident de la Rťpublique, ęJe me permets de vous demander que ce journal, ťcrit au jour le jour, soit remis ŗ ma femme. ęOn y trouvera peut-Ítre, Monsieur le Prťsident, des cris de colŤre, d'ťpouvante contre la condamnation la plus effroyable qui ait jamais frappť un Ítre humain, et un Ítre humain qui n'a jamais forfait ŗ l'honneur. Je ne me sens plus le courage de le relire, de refaire cet horrible voyage. ęJe ne rťcrimine aujourd'hui contre personne; chacun a cru agir dans la plťnitude de ses droits, de sa conscience. ęJe dťclare simplement encore que je suis innocent de ce crime abominable, et je ne demande toujours qu'une chose, toujours la mÍme, la recherche du vťritable coupable, l'auteur de cet abominable forfait. ęEt le jour oý la lumiŤre sera faite, je, demande qu'on reporte sur ma chŤre femme, sur mes chers enfants, toute la pitiť que pourra inspirer une si grande infortune.Ľ FIN DU JOURNAL. [Illustration: Fac-similť de la premiŤre et de la derniŤre feuille d'un cahier.] [Illustration: Fac-similť de l'annotation que mettait Deniel sur le cahier terminť.] VIII Les journťes s'ťcoulŤrent ainsi, tristes et douloureuses, pendant la premiŤre pťriode de ma captivitť aux Óles du Salut. Je recevais chaque trimestre quelques livres qui m'ťtaient adressťs par ma femme, mais je n'avais aucune occupation physique; les nuits surtout, qui sous ce climat sont presque invariablement de douze heures, ťtaient atrocement longues. Dans le courant de juillet 1895, j'avais fait une demande pour que l'on me permÓt d'acheter quelques outils de menuiserie; un refus catťgorique me fut opposť par le Directeur du Service pťnitentiaire, sous prťtexte que les outils pouvaient constituer des moyens d'ťvasion. Je ne me vois pas m'ťvadant sur un rabot d'une Óle oý j'ťtais gardť ŗ vue nuit et jour! A l'automne de 1896, le rťgime dťjŗ si sťvŤre auquel j'ťtais soumis devint plus rigoureux encore. Le 4 septembre 1896, l'administration pťnitentiaire reÁut de M. Andrť Lebon, ministre des Colonies, l'ordre de me maintenir jusqu'ŗ nouvel ordre enfermť dans ma case nuit et jour, avec double boucle de nuit, d'entourer le pťrimŤtre du promenoir autour de ma case d'une solide palissade avec sentinelle intťrieure en plus du surveillant de garde dans ma case. En outre, on suspendit la remise des lettres et des envois qui m'ťtaient adressťs; la transmission de ma correspondance ne devait plus Ítre opťrťe qu'en copie. Conformťment ŗ ces instructions, je fus enfermť nuit et jour dans ma case, sans mÍme une minute de promenade. Cette rťclusion absolue fut maintenue durant tout le temps que nťcessita l'arrivťe des bois et la construction de la palissade, c'est-ŗ-dire environ deux mois et demi. La chaleur fut cette annťe-lŗ particuliŤrement torride; elle ťtait si grande dans la case que les surveillants de garde firent plainte sur plainte, dťclarant qu'ils sentaient leur cr‚ne ťclater; on dut, sur leurs rťclamations, arroser chaque jour l'intťrieur du tambour accolť ŗ ma case, dans lequel ils se tenaient. Quant ŗ moi, je fondais littťralement. A dater du 6 septembre, je fus mis ŗ la double boucle de nuit, et ce supplice, qui dura prŤs de deux mois, consista dans les mesures suivantes. Deux fers en forme d'U, AA, furent fixťs par leur partie infťrieure aux cŰtťs du lit. Dans ces fers s'engageait une barre en fer B, ŗ laquelle ťtaient fixťes deux boucles CC. [Illustration: La double boucle.] A l'extrťmitť de la barre, d'un cŰtť un plein terminal D, de l'autre cŰtť un cadenas E, de telle sorte que la barre ťtait fixťe aux fers A A et par suite au lit. Quand les pieds ťtaient donc engagťs dans les deux boucles, je n'avais plus la possibilitť de remuer; j'ťtais invariablement fixť au lit. Le supplice ťtait horrible, surtout par ces nuits torrides. BientŰt les boucles trŤs serrťes aux chevilles me blessŤrent. La case fut entourťe d'une palissade de 2m,50 de hauteur, distante de 1m,50 environ de la case. Cette palissade dťpassait de beaucoup en hauteur les petites fenÍtres grillťes de la case, qui ťtaient ŗ environ 1 mŤtre au-dessus du sol, de telle sorte que je n'eus plus ni air ni lumiŤre dans l'intťrieur de la case. En dehors de cette premiŤre palissade complŤtement jointe, qui ťtait une palissade de dťfense, fut construite une deuxiŤme palissade, non moins jointe, d'ťgale hauteur, et qui, comme la premiŤre, me cachait toute vue du dehors. Dans l'intťrieur de cette derniŤre palissade, qui constituait ainsi un petit promenoir, je reÁus, aprŤs environ trois mois de rťclusion absolue, l'autorisation de circuler dans le jour, sous un soleil ardent, sans trace d'ombre, et toujours accompagnť par le surveillant de garde. [Illustration: Plan de la premiŤre case aprŤs la construction des palissades.] Jusqu'au 4 septembre 1896, je n'avais occupť ma case que la nuit et aux heures trop chaudes de la journťe. En dehors des heures que je consacrais ŗ de petites promenades dans les 200 mŤtres de l'Óle qui m'avaient ťtť rťservťs, je m'asseyais souvent ŗ l'ombre de la case, face ŗ la mer, et si mes pensťes ťtaient tristes et obsťdantes, si souvent je grelottais la fiŤvre, j'avais du moins cette consolation, dans mon extrÍme douleur, de voir la mer, de laisser errer ma vue sur les flots, de sentir souvent mon ‚me se soulever, les jours de tempÍte, avec les ondes furieuses. A partir du 4 septembre 1896, plus rien; la vue de la mer, du dehors, m'est interdite, j'ťtouffe dans ma case oý je n'ai plus ni air ni lumiŤre. Uniquement le promenoir entre deux palissades, dans la journťe, en plein soleil, sans apparence d'ombre. Dans le courant du mois de juin 1896, j'avais eu de violents accŤs de fiŤvre, suivis de congestion cťrťbrale. Dans une de ces nuits tragiques de douleur et de fiŤvre, je voulus me lever; je tombai comme une masse sur le sol de la case et y restai ťvanoui. Le surveillant de garde dut me relever inanimť et couvert de sang. Les jours qui suivirent, l'estomac se refusa ŗ toute nourriture. Je dťpťris beaucoup et ma santť fut fortement ťbranlťe. J'ťtais encore extrÍmement faible quand furent prises les mesures arbitraires et inhumaines du mois de septembre 1896; aussi fŻt-ce une nouvelle chute. C'est dans ces conditions que je crus ne pas pouvoir aller plus loin; quelles que soient la volontť et l'ťnergie d'un homme, les forces humaines ont une limite et celle-ci ťtait dťpassťe. Aussi arrÍtai-je mon journal avec mission de le remettre ŗ ma femme. D'ailleurs, peu de jours aprŤs, tous mes papiers furent saisis; je n'eus plus en ma possession qu'une quantitť limitťe de papier, papier numťrotť et paraphť comme depuis le premier jour, mais que je dus remettre aussitŰt qu'il ťtait ťcrit, avant de pouvoir en recevoir d'autre. Mais dans une de ces longues nuits de torture, oý clouť sur mon lit, le sommeil fuyant mes paupiŤres, je cherchais l'ťtoile directrice, le guide des instants de suprÍme rťsolution, je la vis tout ŗ coup lumineuse luire devant moi et me dicter mon devoir: ęAujourd'hui moins que jamais, tu n'as le droit de dťserter ton poste, moins que jamais tu n'as le droit d'abrťger, fŻt-ce d'un seul jour, ta vie triste et misťrable. Quels que soient les supplices qu'on t'inflige, il faut que tu marches, jusqu'ŗ ce qu'on te jette dans la tombe, il faut que tu restes debout devant tes bourreaux, tant que tu auras ombre de forces, ťpave vivante ŗ maintenir sous leurs yeux, par l'intangible souverainetť de l'‚me.Ľ DŤs lors, je pris la rťsolution de lutter plus ťnergiquement que jamais. Dans la pťriode qui s'ťcoula ensuite, depuis le mois de septembre 1896 jusqu'en aoŻt 1897, la surveillance directe devint chaque jour plus rigoureuse. Le nombre des surveillants avait ťtť au dťbut, outre le surveillant chef, de 5 surveillants; il fut portť ŗ 6, puis ŗ 10 surveillants, dans le courant de l'annťe 1897. Il fut encore augmentť plus tard. Jusqu'en 1896, je reÁus des livres chaque trimestre, envoyťs par ma femme. A dater du mois de septembre 1896, ces envois furent supprimťs. On me prťvint, il est vrai, que j'ťtais autorisť ŗ faire, chaque trimestre, une demande de vingt livres qui seraient achetťs ŗ mes frais; je fis une premiŤre demande qui ne me parvint que plusieurs mois aprŤs, une seconde qui mit encore un plus grand nombre de mois pour me parvenir, enfin une troisiŤme ŗ laquelle il ne fut jamais rťpondu. DŤs lors je dus vivre sur le fonds qui s'ťtait crťť avec les premiers envois reÁus. Ce fonds comprenait, outre un certain nombre de Revues littťraires et scientifiques, quelques livres de lecture courante, les _Etudes sur la littťrature contemporaine_ de Schťrer, l'_Histoire de la littťrature_ de Lanson, quelques oeuvres de Balzac, les _Mťmoires_ de Barras, la petite _Critique_ de Janin, une Histoire de la peinture, l'_Histoire des Francs_, les _Rťcits des temps mťrovingiens_ d'Augustin Thierry, les tomes VII et VIII de l'_Histoire gťnťrale du IVe siŤcle jusqu'ŗ nos jours_ de Lavisse et Rambaud, les _Essais_ de Montaigne, et surtout les oeuvres complŤtes de Shakespeare. Je n'ai jamais aussi bien compris le grand ťcrivain que durant cette ťpoque si tragique; je le lus et le relus; Hamlet et le roi Lear m'apparurent avec toute leur puissance dramatique. Je refis aussi des sciences, et ne possťdant pas les livres nťcessaires, je dus reconstituer les ťlťments du calcul intťgral et diffťrentiel. J'obligeais ainsi, par moments--trop courts, hťlas!--mon cerveau ŗ s'absorber dans un ordre d'idťes tout diffťrent de celui qui l'occupait habituellement. Mes livres, au bout de peu de temps, furent en assez piteux ťtat; les bÍtes y ťtablissaient domicile, les rongeaient et y dťposaient leurs oeufs. Les animaux pullulaient dans ma case; les moustiques, au moment de la saison des pluies, les fourmis, en toute saison, en nombre si considťrable que j'avais dŻ isoler ma table, en en plaÁant les pieds dans de vieilles boÓtes de conserves, remplies de pťtrole. L'eau avait ťtť insuffisante, car les fourmis formaient chaÓne ŗ la surface, et dŤs que la chaÓne ťtait complŤte, les fourmis traversaient comme sur un pont. La bÍte la plus malfaisante ťtait l'araignťe crabe; sa morsure est venimeuse. L'araignťe crabe est un animal dont le corps a l'aspect de celui du crabe, les pattes la longueur de celle de l'araignťe. L'ensemble est de la grosseur d'une main d'homme. J'en tuai de nombreuses dans ma case, oý elles pťnťtraient par l'intervalle entre la toiture et les murs. En rťsumť, aprŤs les coups de massue du mois de septembre 1896, j'eus un moment de dťtresse, puis un relŤvement d'ťnergie morale, l'‚me se dressant plus pure et plus hautaine dans ses revendications. En octobre, j'ťcrivis ŗ ma femme: Iles du Salut, 3 octobre 1896. Je n'ai pas encore reÁu le courrier du mois d'aoŻt. Je veux cependant t'ťcrire quelques mots et t'envoyer l'ťcho de mon immense affection. Je t'ai ťcrit le mois dernier et t'ai ouvert mon coeur, dit toutes mes pensťes. Je ne saurais rien y ajouter. J'espŤre qu'on t'apportera ce concours que tu as le devoir de demander, et je ne puis souhaiter qu'une chose: c'est d'apprendre bientŰt que la lumiŤre est faite sur celle horrible affaire. Ce que je veux te dire encore, c'est qu'il ne faut pas que l'horrible acuitť de nos souffrances dťnature nos coeurs. Il faut que notre nom, que nous-mÍmes sortions de cette horrible aventure tels que nous ťtions quand on nous y a fait entrer. Mais, devant de telles souffrances, il faut que les courages grandissent, non pour rťcriminer ni pour se plaindre, mais pour demander, vouloir enfin la lumiŤre sur cet horrible drame, dťmasquer celui ou ceux dont nous sommes les victimes. Si je t'ťcris souvent et si longuement, c'est qu'il y a une chose que je voudrais pouvoir exprimer mieux que je ne le fais, c'est que forts de nos consciences il faut que nous nous ťlevions au-dessus de tout, sans gťmir, sans nous plaindre, en gens de coeur qui souffrent le martyre, qui peuvent y succomber, en faisant simplement notre devoir, et ce devoir, si, pour moi, il est de tenir debout, tant que je pourrai, il est pour toi, pour vous tous, de vouloir la lumiŤre sur ce lugubre drame, en faisant appel ŗ tous les concours, car vraiment je doute que des Ítres humains aient jamais souffert plus que nous. Iles du Salut, 5 octobre 1896. Je viens de recevoir ŗ l'instant ta chŤre et bonne lettre du mois d'aoŻt, ainsi que toutes celles de la famille, et c'est sous l'impression profonde non seulement des souffrances que nous endurons tous, mais de la douleur que je t'ai causťe par ma lettre du 6 juillet, que je t'ťcris. Ah! chŤre Lucie, comme l'Ítre humain est faible, comme il est parfois l‚che et ťgoÔste. Ainsi que je te l'ai dit, je crois, j'ťtais ŗ ce moment en proie aux fiŤvres qui me brŻlaient corps et cerveau, moi dont l'esprit est si frappť, dont les tortures sont si grandes. Et alors, dans cette dťtresse profonde de tout l'Ítre, oý l'on aurait besoin d'une main amie, d'une figure sympathique, hallucinť par la fiŤvre, par la douleur, ne recevant pas ton courrier, il a fallu que je te jette mes cris de douleur que je ne pouvais exhaler ailleurs. Je me ressaisis, d'ailleurs, je suis redevenu ce que j'ťtais, ce que je resterai jusqu'au dernier souffle. Comme je te l'ai dit dans ma lettre d'avant-hier, il faut que, forts de nos consciences, nous nous ťlevions au-dessus de tout, mais avec cette volontť ferme, inflexible de faire ťclater mon innocence aux yeux de la France entiŤre. Il faut que notre nom sorte de cette horrible aventure tel qu'il ťtait quand on l'y a fait entrer; il faut que nos enfants entrent dans la vie la tÍte haute et fiŤre. Quant aux conseils que je puis te donner, que je t'ai dťveloppťs dans mes lettres prťcťdentes, tu dois bien comprendre que les seuls conseils que je puisse te donner sont ceux que me suggŤre mon coeur. Tu es, vous Ítes tous mieux placťs, mieux conseillťs, pour savoir ce que vous avez ŗ faire. Je souhaite avec toi que cette situation atroce ne tarde pas trop ŗ s'ťclaircir, que nos souffrances ŗ tous aient bientŰt un terme. Quoi qu'il en soit, il faut avoir cette foi qui fait diminuer toutes les souffrances, surmonter toutes les douleurs, pour arriver ŗ rendre ŗ nos enfants un nom sans tache, un nom respectť. ALFRED. La lettre de ma femme, que je reÁus le 5 octobre 1896, ťtait une lettre datťe du 13 aoŻt, la seule qui me parvint de toutes les lettres que m'ťcrivit ma femme durant ce mois. J'en extrais ce simple passage: Paris, 13 aoŻt 1896. Je reÁois ŗ l'instant ta lettre du 6 juillet, et c'est les yeux encore tout gonflťs de larmes que je t'ťcris. Pauvre, pauvre cher mari, quel calvaire tu supportes, ŗ quel martyre tu es soumis. C'est tellement atroce, tellement ťpouvantable, que cette pensťe seule m'affole. LUCIE. En novembre, je ne reÁus pas une seule des lettres que ma femme m'ťcrivit en septembre; elles ne me parvinrent jamais. En dťcembre, je reÁus, parmi toutes les lettres du mois d'octobre de ma femme, une seule lettre, celle du 10 octobre, dont voici un extrait: Paris, 10 octobre 1896. J'attends avec une bien vive anxiťtť des lettres de toi. Songe que je n'ai pas de tes nouvelles depuis le 9 aoŻt, c'est-ŗ-dire depuis prŤs de deux mois et demi; ce sont de longues semaines d'inquiťtudes, celles qui s'ťcoulent entre chaque courrier, et chaque jour de retard m'apporte d'autres angoisses. LUCIE. Le 4 janvier 1897, j'ťcrivis ŗ ma femme: Iles du Salut, 4 janvier 1897. Je viens de recevoir tes lettres de novembre ainsi que celles de la famille. L'ťmotion profonde qu'elles me causent est toujours la mÍme: indescriptible. Comme toi, ma chŤre Lucie, ma pensťe ne te quitte pas, ne quitte pas nos chers enfants, vous tous, et quand mon coeur n'en peut plus, est ŗ bout de forces pour rťsister ŗ ce martyre qui broie le coeur sans s'arrÍter comme le grain sous la meule, qui dťchire tout ce qu'on a de plus noble, de plus pur, de plus ťlevť, qui brise tous les ressorts de l'‚me, je me crie ŗ moi-mÍme toujours les mÍmes paroles: ęSi atroce que soit ton supplice, marche encore afin de pouvoir mourir tranquille, sachant que tu laisses ŗ tes enfants un nom honorť, un nom respectť.Ľ Mon coeur, tu le connais, il n'a pas changť, C'est celui d'un soldat, indiffťrent ŗ toutes les souffrances physiques, qui met l'honneur avant, au-dessus de tout, qui a vťcu, qui a rťsistť ŗ cet effondrement effroyable, invraisemblable, de tout ce qui fait le FranÁais, l'homme, de ce qui seul enfin permet de vivre, parce qu'il ťtait pŤre et qu'il faut que l'honneur soit rendu au nom que portent nos enfants. Je t'ai ťcrit longuement dťjŗ, j'ai essayť de te rťsumer lucidement, de t'exposer pourquoi ma confiance, ma foi, ťtaient absolues, aussi bien dans les efforts des uns, que dans ceux des autres, car, crois-le bien, aies-en l'absolue certitude, l'appel que j'ai encore fait, au nom de nos enfants, crťe un devoir auquel des hommes de coeur ne se soustraient jamais; d'autre part, je connais trop tous les sentiments qui vous animent pour penser jamais qu'il puisse y avoir un moment de lassitude chez aucun, tant que la vťritť ne sera pas dťcouverte. Donc, tous les coeurs, toutes les ťnergies vont converger vers le but suprÍme, courir sus ŗ la bÍte jusqu'ŗ ce qu'elle soit forcťe: l'auteur ou les auteurs de ce crime inf‚me. Mais, hťlas! comme je te l'ai dit aussi, si ma confiance est absolue, les ťnergies du coeur, celles du cerveau, ont des limites, dans une situation aussi atrocement ťpouvantable, supportťe depuis si longtemps. Je sais aussi ce que tu souffres et c'est horrible. Or, il n'est pas en ton pouvoir d'abrťger mon martyre, le nŰtre. Le gouvernement seul possŤde des moyens d'investigation assez puissants, assez dťcisifs pour le faire, s'il ne veut pas qu'un FranÁais, qui ne demande ŗ sa patrie que la justice, la pleine lumiŤre, toute la vťritť sur ce lugubre drame, qui n'a plus qu'une chose ŗ demander ŗ la vie, voir encore pour ses chers petits le jour oý l'honneur leur sera rendu, ne succombe sous une situation aussi ťcrasante, pour un crime abominable qu'il n'a pas commis. J'espŤre donc que le gouvernement aussi t'apportera son concours. Quoiqu'il en soit de moi, je ne puis donc que te rťpťter de toutes les forces de mon ‚me d'avoir confiance, d'Ítre toujours courageuse et forte et t'embrasser de tout mon coeur, de toutes mes forces, comme je t'aime, ainsi que nos chers et adorťs enfants. ALFRED. J'extrais des lettres que je reÁus de ma femme ŗ cette date les passages qui suivent: Paris, 12 novembre 1896. Je viens de recevoir tes bonnes lettres des 3 et 5 octobre; je suis encore tout impressionnťe et heureuse de m'Ítre laissťe aller quelques instants ŗ l'ťmotion si douce que me causent tes paroles. Je t'en prie, mon mari bien-aimť, ne pense pas ŗ ma douleur, aux souffrances que je puis endurer; comme je te l'ai dťjŗ dit, ma personnalitť n'est que secondaire et je serais navrťe d'ajouter encore par mes plaintes une douleur de plus ŗ tes tortures. Ne te prťoccupe donc pas de moi; tu as besoin de toutes tes forces, de tout ton courage, pour rťsister ŗ cette lutte morale, si pťnible, si dure, pour ne pas te laisser dťprimer par la fatigue physique, par le climat, par les privations de toutes sortes qui te sont imposťes. Paris, 24 novembre 1895. Je voudrais pouvoir venir causer avec toi tous les jours... Mais ŗ quoi bon rťpťter constamment les mÍmes choses? Je sais trŤs bien que mes lettres se ressemblent, qu'elles sont toutes imprťgnťes de la mÍme idťe, l'unique idťe qui nous occupe tous, celle dont dťpendent nos vies, celles de nos enfants, l'avenir de toute une famille. Comme toi, je ne puis m'attacher qu'ŗ une chose, ŗ ta rťhabilitation, je ne poursuis qu'un but, celui de te faire rendre ton honneur; en dehors de cette pensťe fixe, qui me hante, rien ne m'intťresse, rien ne me touche... LUCIE. Puis en fťvrier: Paris, 15 dťcembre 1896. J'espťrais recevoir ce mois encore quelques bonnes lettres de toi; je me rťjouissais de lire une bonne causerie; n'ayant rien reÁu, j'ai repris tes lettres du mois d'octobre, je les ai lues et relues. Paris, 25 dťcembre 1896. Une fois encore je vais remettre le courrier pour qu'il te soit envoyť, avec l'amer chagrin de ne pouvoir te donner encore la nouvelle que tu dťsires, que nous attendons avec tant d'anxiťtť, celle de ta rťhabilitation. Je sais que ce sera pour toi une nouvelle dťception, une prolongation de tes souffrances, c'est pourquoi j'en suis doublement navrťe... Pauvre ami, j'ai des angoisses affreuses, des serrements de coeur ťpouvantables devant ton supplice que toutes nos activitťs, nos volontťs ne peuvent abrťger. LUCIE. Au mois de mars 1897, on me fit attendre jusqu'au 28 du mois la remise des lettres du mois de janvier de ma femme. Pour la premiŤre fois, ces lettres m'ťtaient transmises seulement en copie. Jusqu'ŗ quel point le texte, ťcrit par une main banale, reprťsente-t-il le texte original? C'est ce que je ne saurais dire[4]. Je ressentis vivement ce nouvel outrage, venant aprŤs tant d'autres, et j'en fus blessť jusqu'au plus profond de mon ‚me; mais rien ne put amoindrir ma volontť. [4] Depuis que j'ai ťcrit ces lignes, j'ai demandť au ministŤre des Colonies la remise des lettres de ma femme, aussi bien de celles qui ne m'ťtaient jamais parvenues que de celles qui ne m'ťtaient parvenues qu'en copie, ainsi que la remise des ťcrits que j'avais faits durant mon sťjour ŗ l'Óle du Diable et pour lesquels chaque cahier de papier, numťrotť et paraphť, page par page, m'ťtait enlevť aussitŰt son achŤvement, avant de pouvoir recevoir un nouveau cahier. Tous les papiers ťcrits par moi ŗ l'Óle du Diable ont ťtť retrouvťs et m'ont ťtť rendus. Mais des nombreuses lettres de ma femme, non parvenues ou parvenues en copie, il n'a pu m'en Ítre rendu que quatre, toutes les autres ayant ťtť dťtruites sur l'ordre de M. Lebon, alors ministre des Colonies. J'ťcrivis ŗ ma femme: Iles du Salut, 28 mars 1897. AprŤs une longue et anxieuse attente, je viens de recevoir la copie de deux lettres de toi, du mois de janvier. Tu te plains de ce que je ne t'ťcris plus longuement. Je t'ai ťcrit de nombreuses lettres fin janvier, peut-Ítre te seront-elles parvenues maintenant. Et puis, les sentiments qui sont dans nos coeurs, qui rťgissent nos ‚mes, nous les connaissons. D'ailleurs, nous avons ťpuisť tous deux, nous tous enfin, la coupe de toutes les souffrances. Tu me demandes encore, ma chŤre Lucie, de te parler longuement de moi. Je ne le puis, hťlas! Lorsqu'on souffre aussi atrocement, quand on supporte de telles misŤres morales, il est impossible de savoir la veille oý l'on sera le lendemain. Tu me pardonneras aussi si je n'ai pas toujours ťtť stoÔque, si souvent je t'ai fait partager mon extrÍme douleur, ŗ toi qui souffrais dťjŗ tant. Mais c'ťtait parfois trop, et j'ťtais trop seul. Mais aujourd'hui, comme hier, arriŤre toutes les plaintes, toutes les rťcriminations. La vie n'est rien, il faut que tu triomphes de toutes tes douleurs, quelles qu'elles puissent Ítre, de toutes tes souffrances, comme une ‚me humaine trŤs haute et trŤs pure, qui a un devoir sacrť ŗ remplir. Sois invinciblement forte et vaillante, les yeux fixťs droit devant toi, vers le but, sans regarder ni ŗ droite, ni ŗ gauche. Ah! je sais bien que tu n'es aussi qu'un Ítre humain; mais quand la douleur devient trop grande, si les ťpreuves que l'avenir te rťserve sont trop fortes, regarde nos chers enfants et dis-toi qu'il faut que tu vives, qu'il faut que tu sois lŗ, leur soutien, jusqu'au jour oý la patrie reconnaÓtra ce que j'ai ťtť, ce que je suis... Mais ce que je veux te rťpťter de toutes les forces de mon ‚me, de cette voix que tu devras toujours entendre, c'est courage et courage! Ta patience, ta volontť, les nŰtres, ne devront jamais se lasser jusqu'ŗ ce que la vťritť tout entiŤre soit rťvťlťe et reconnue. Ce que je ne saurais assez mettre dans mes lettres, c'est tout ce que mon coeur contient d'affection pour toi, pour tous. Si j'ai pu rťsister jusqu'ici ŗ tant de misŤres morales, c'est que j'ai puisť cette force dans ta pensťe, dans celle des enfants... ALFRED. Des deux lettres de ma femme, copiťes par une main banale, reÁues seulement le 28 mars, j'extrais le passage suivant: Paris, 1er janvier 1897. Aujourd'hui, plus particuliŤrement encore, j'ai besoin de venir auprŤs de toi, de me rapprocher, de m'entretenir de nos chagrins, comme aussi de nos espťrances. Cette journťe plus triste, par cela mÍme qu'elle me rappelle d'excellents souvenirs bien lointains dťjŗ, je voudrais la passer tout entiŤre ŗ causer avec toi, elle me semblerait moins longue, moins amŤre; je ne saurais exprimer ŗ nouveau des voeux rťpťtťs si souvent et depuis si longtemps. J'appelle de toutes mes forces le moment si tardif oý nous pourrons enfin vivre en paix, oý je pourrai te rendre un nom honorť, oý je pourrai te serrer dans mes bras... Espťrons que cette nouvelle annťe nous apportera la rťalisation de nos voeux... Dans l'attente continuelle dans laquelle je vis, tes lettres seules peuvent m'apporter un peu de dťtente; c'est quelque chose de toi, c'est une petite parcelle de ta pensťe qui vient me retrouver, me consoler pendant un long mois... LUCIE. Je n'avais pu me rendre compte, par les quelques lettres copiťes que j'avais reÁues, des ťvťnements qui se passaient vers cette ťpoque en France; je les rappelle sommairement: L'article de l'_…clair_ du 15 septembre 1896, rťvťlant la communication aux juges seuls, dans la salle des dťlibťrations, d'une piŤce secrŤte; La courageuse initiative de Bernard Lazare, publiant, en novembre 1896, sa brochure: _Une erreur judiciaire_. La publication, par le _Matin_ du 10 novembre 1896, du fac-similť du bordereau; L'interpellation Castelin, du 18 novembre, ŗ la Chambre des dťputťs. Je n'appris ces ťvťnements qu'ŗ mon retour, en 1899. Ni ma femme, ni personne en dehors du ministŤre de la Guerre, ne connaissait alors la dťcouverte du vťritable traÓtre par le lieutenant-colonel Picquart, l'hťroÔque conduite de cet admirable officier et les criminelles manoeuvres qui l'empÍchŤrent d'aboutir dans l'oeuvre de vťritť et de justice. Puis les lettres originales reprennent. En avril, je reÁus une seule lettre de ma femme, celle du 20 fťvrier dont je donne un extrait; j'appris par cette lettre que mes lettres ťtaient ťgalement transmises en copie: Paris, 20 fťvrier 1897. J'ai eu la joie de recevoir une bonne et nouvelle lettre de toi, j'en suis encore tout heureuse, bien qu'il ne m'ait ťtť communiquť qu'une copie. C'ťtait toujours une grande satisfaction pour moi que de voir ton ťcriture, il me semblait que je tenais ainsi une parcelle de toi; une copie supprime tout le caractŤre intime de la lettre et vous Űte l'impression que peut seul donner le travail machinal et tout personnel qui accompagne la pensťe. C'est cette impression qui me manque lorsque la lettre est copiťe par une main indiffťrente et ce m'est une des choses les plus pťnibles parmi tous les chagrins secondaires que j'ai eus ŗ subir... LUCIE. En mai, j'ťcrivis ŗ ma femme: Iles du Salut, 4 mai 1897. Je viens de recevoir ton courrier de mars, celui de la famille, et c'est toujours avec la mÍme ťmotion poignante, avec la mÍme douleur que je te lis, que je vous lis tous, tant nos coeurs sont blessťs, dťchirťs par tant de souffrances. Je t'ai dťjŗ ťcrit il y a quelques jours en attendant tes chŤres lettres et je te disais que je ne voulais ni chercher, ni comprendre, ni savoir pourquoi l'on me faisait succomber ainsi sous tous les supplices. Mais si dans la force de ma conscience, dans le sentiment de mon devoir, j'ai pu m'ťlever ainsi au-dessus de tout, ťtouffer toujours et encore mon coeur, ťteindre toutes les rťvoltes de mon Ítre, il ne s'ensuit pas que mon coeur n'ait profondťment souffert, que tout, hťlas! ne soit en lambeaux. Mais aussi je t'ai dit qu'il n'entrait jamais un moment de dťcouragement dans mon ‚me, qu'il n'en doit pas plus entrer dans la tienne, dans les vŰtres ŗ tous. Oui, il est atroce de souffrir ainsi, oui, tout cela est ťpouvantable et dťroute toutes les croyances en ce qui fait la vie noble et belle; mais aujourd'hui il ne saurait y avoir d'autre consolation pour les uns comme pour les autres que la dťcouverte de la vťritť, la pleine lumiŤre. Quelle que soit donc ta douleur, quelles que puissent Ítre vos souffrances ŗ tous, dis-toi qu'il y a un devoir sacrť ŗ remplir que rien ne saurait ťbranler: ce devoir est de rťtablir un nom, dans toute son intťgritť, aux yeux de la France entiŤre. Maintenant, te dire tout ce que mon coeur contient pour toi, pour nos enfants, pour vous tous, c'est inutile, n'est-ce pas? Dans le bonheur, on ne s'aperÁoit mÍme pas de toute la profondeur, de toute la puissance de tendresse qui rťside au fond du coeur pour ceux que l'on aime. Il faut le malheur, le sentiment des souffrances qu'endurent ceux pour qui l'on donnerait jusqu'ŗ la derniŤre goutte de son sang, pour en comprendre la force, pour en saisir la puissance. Si tu savais combien j'ai dŻ appeler ŗ mon aide, dans les moments de dťtresse, ta pensťe, celle des enfants, pour me forcer ŗ vivre encore, pour accepter ce que je n'aurais jamais acceptť sans le sentiment du devoir. Et cela me ramŤne toujours ŗ cela, ma chťrie: fais ton devoir, hťroÔquement, invinciblement, comme une ‚me humaine trŤs haute et trŤs fiŤre qui est mŤre et qui veut que le nom qu'elle porte, que portent ses enfants, soit lavť de cette horrible souillure. Donc, ŗ toi, comme ŗ tous, toujours et encore, courage et courage... ALFRED. Quelques extraits des lettres de ma femme que je reÁus ŗ cette date: Paris, 5 mars 1897. Je voulais attendre, pour venir causer avec toi, l'arrivťe de ton courrier, mais je ne puis tenir d'impatience, je suis incapable de m'imposer un supplice aussi long; j'ai besoin de me dťtendre, de venir prŤs de toi, de rťchauffer mon coeur auprŤs du tien et de ne pas me concentrer, sans un instant de repos, dans la pensťe affolante de cette longue, interminable sťparation. Quand je t'ťcris, au moins, j'ai quelques instants d'illusion, la plume, l'imagination, la tension de la volontť me transportent prŤs de toi, lŗ, tout prŤs, comme je voudrais Ítre, te soutenant, te consolant, te rassurant sur l'avenir, et t'apportant tout l'espoir que mon coeur contient renfermť et que je voudrais tant te communiquer. C'est un moment bien fugitif, mais ce bonheur d'Ítre auprŤs de toi, je le possŤde ainsi quelques instants et je me sens revivre... LUCIE. Paris, 16 mars 1897. J'ťtais venue causer avec toi il y a quelques jours, j'ťtais alors dans l'angoisse de l'attente de nouvelles; je les ai reÁues, ces chŤres lettres si attendues, si ardemment dťsirťes. Depuis, je me pťnŤtre de tes paroles, je ne me lasse pas de te relire; ce sont mes seuls bons instants, ceux que je vis un peu plus prŤs de toi. Comme le mois dernier, je n'ai pas eu la joie de voir ton ťcriture, c'est une copie qui m'a ťtť transmise, et tu peux t'imaginer ce que mon coeur saigne d'Ítre privťe de cette seule consolation qui, jusqu'ŗ cet ťtť, ne m'avait pas ťtť refusťe. Quel chemin d'amertume et de douleur nous avons ŗ traverser; ce sont de petites choses qu'on devrait passer sous silence si on les compare ŗ la grandeur de notre t‚che; mais pour des natures sensibles toutes ces blessures n'en sont pas moins cuisantes. Puisqu'il le faut, ne nous arrÍtons pas ŗ cela, et puisque nous sommes malheureusement appelťs ŗ remplir un devoir sacrť par respect pour notre nom, pour celui que portent nos enfants, ťlevons-nous ŗ la hauteur de notre mission et ne nous abaissons pas ŗ envisager toutes ces misŤres. Si nous sommes anťantis par le chagrin, ayons au moins la satisfaction du devoir accompli, raidissons-nous dans la tranquillitť de notre conscience, et gardons toute notre ťnergie, toute notre force, pour mener ŗ bien notre rťhabilitation... LUCIE. En juin 1897 eut lieu une alerte qui eŻt pu avoir les suites les plus tragiques. Les consignes disaient qu'ŗ la moindre dťmonstration de ma part, oý de celle de l'extťrieur, pour une tentative d'ťvasion, je courrais risque mÍme de la vie. Le surveillant de garde devait, mÍme par les moyens les plus dťcisifs, prťvenir l'enlŤvement ou l'ťvasion. On comprend donc combien ťtaient dangereuses, avec de pareilles consignes, les alertes causťes dans le service du personnel prťposť ŗ ma garde. Ces consignes ťtaient d'ailleurs odieuses, car je ne pouvais Ítre rendu responsable d'une tentative venant de l'extťrieur, si elle se fŻt produite, ŗ laquelle j'eusse ťtť totalement ťtranger. Le 6 juin, vers neuf heures du soir, une fusťe fut lancťe de l'Óle Royale. On prťtendit qu'une goťlette avait ťtť aperÁue dans le golfe formť par l'Óle Saint-Joseph et l'Óle du Diable. Le commandant du pťnitencier donna l'ordre de tirer dessus ŗ blanc et de prendre les postes de combat. Lui-mÍme vint renforcer, avec un personnel supplťmentaire, le dťtachement de l'Óle du Diable. J'ťtais couchť et enfermť dans ma case avec le surveillant de garde, comme d'habitude chaque nuit; je fus rťveillť en sursaut par les coups de canon suivis de coups de fusil, et je vis le surveillant de garde, les armes prÍtes, me regarder fixement. Je demandai: ęQu'y a-t-il?Ľ. Le surveillant de garde ne me rťpondit pas. Mais comme je ne me prťoccupais pas des incidents qui se passaient autour de moi, la pensťe tendue vers un seul but: mon honneur, je m'ťtendis de nouveau sur mon lit. Heureusement peut-Ítre; le surveillant de garde avait des consignes rigoureuses et l'on peut se demander s'il n'eŻt pas tirť sur moi, si, surpris par ces bruits insolites, je m'ťtais jetť ŗ bas du lit. Le 10 aoŻt 1807, j'ťcrivis ŗ ma femme: Je viens de recevoir ŗ l'instant tes trois lettres du mois de juin, toutes celles de la famille, et c'est sous l'impression toujours aussi vive, aussi poignante, qu'ťvoquent en moi tant de doux souvenirs, tant d'aussi ťpouvantables souffrances, que je veux y rťpondre. Je te dirai encore une fois, d'abord toute ma profonde affection, toute mon immense tendresse, toute mon admiration pour ton noble caractŤre; je t'ouvrirai aussi toute mon ‚me et je te dirai ton devoir, ton droit, ce droit que tu ne dois abandonner que devant la mort. Et ce droit, ce devoir imprescriptible, aussi bien pour mon pays que pour toi, que pour vous tous, c'est de vouloir la lumiŤre pleine et entiŤre sur cet horrible drame, c'est de vouloir, sans faiblesse comme sans jactance, mais avec une ťnergie indomptable, que notre nom, le nom que portent nos chers enfants, soit lavť de cette horrible souillure. Et ce but, tu dois, vous devez l'atteindre en bons et vaillants FranÁais qui souffrent le martyre, mais qui, ni les uns, ni les autres, quels qu'aient ťtť les outrages, les amertumes, n'ont jamais oubliť un seul instant leur devoir envers la patrie. Et le jour oý la lumiŤre sera faite, oý toute la vťritť sera dťcouverte, et il faut qu'elle le soit, ni le temps, ni la patience, ni la volontť ne doivent compter devant un but pareil; eh bien, si je ne suis plus lŗ, il t'appartiendra de laver ma mťmoire de ce nouvel outrage, aussi injuste, que rien n'a jamais justifiť. Et, je le rťpŤte, quelles qu'aient ťtť mes souffrances, si atroces qu'aient ťtť les tortures qui m'ont ťtť infligťes, tortures inoubliables et que les passions qui ťgarent parfois les hommes peuvent seules excuser, je n'ai jamais oubliť qu'au-dessus des hommes, qu'au-dessus de leurs passions, qu'au-dessus de leurs ťgarements, il y a la patrie. C'est alors ŗ elle qu'il appartiendra d'Ítre mon juge suprÍme.  tre un honnÍte homme ne consiste pas seulement ŗ ne pas Ítre capable de voler cent sous dans la poche de son voisin; Ítre un honnÍte homme, dis-je, c'est pouvoir toujours se mirer dans ce miroir qui n'oublie pas, qui voit tout, qui connaÓt tout, pouvoir se mirer, en un mot, dans sa conscience, avec la certitude d'avoir toujours et partout fait son devoir. Cette certitude, je l'ai. Donc, chŤre et bonne Lucie, fais ton devoir courageusement, impitoyablement, en bonne et vaillante FranÁaise qui souffre le martyre, mais qui veut que le nom qu'elle porte, que portent ses enfants, soit lavť de cette ťpouvantable souillure. Il faut que la lumiŤre soit faite, qu'elle soit ťclatante. Le temps ne fait plus rien ŗ l'affaire. D'ailleurs, je sais trop bien que les sentiments qui m'animent vous animent tous, nous sont communs ŗ tous, ŗ ta chŤre famille comme ŗ la mienne. Te parler des enfants, je ne le puis. D'ailleurs je te connais trop bien pour douter un seul instant de la maniŤre dont tu les ťlŤves. Ne les quitte jamais, sois toujours avec eux de coeur et d'‚me, ťcoute-les toujours, quelque importunes que puissent Ítre leurs questions. Comme je te l'ai dit souvent, ťlever ses enfants ne consiste pas seulement ŗ leur assurer la vie matťrielle et mÍme intellectuelle, mais ŗ leur assurer aussi l'appui qu'ils doivent trouver auprŤs de leurs parents, la confiance que ceux-ci doivent leur inspirer, la certitude qu'ils doivent toujours avoir de savoir oý ťpancher leur coeur, oý trouver l'oubli de leurs peines, de leurs dťboires, si petits, si naÔfs qu'ils paraissent parfois. Et, dans ces derniŤres lignes, je voudrais encore mettre toute ma profonde affection pour toi, pour nos chers enfants, pour tes chers parents, pour vous tous enfin, tous ceux que j'aime du plus profond de mon coeur, pour tous nos amis dont je devine, dont je connais le dťvouement inaltťrable, te dire et te redire encore courage et courage, que rien ne doit ťbranler ta volontť, qu'au-dessus de ma vie plane le souci suprÍme, celui de l'honneur de mon nom, du nom que tu portes, que portent nos enfants, t'embraser du feu ardent qui anime mon ‚me, feu ardent qui ne s'ťteindra qu'avec ma vie... ALFRED. Depuis la construction des palissades autour de ma case, celle-ci ťtait devenue complŤtement inhabitable; c'ťtait la mort. A partir de ce moment, il n'y eut plus ni air, ni lumiŤre; la chaleur y ťtait torride, ťtouffante, pendant la saison sŤche; pendant la pťriode des pluies, le logement ťtait trŤs humide, dans ce pays oý l'humiditť est un des plus grands flťaux de l'Europťen. J'ťtais totalement ťpuisť, non pas seulement par le manque d'exercice, mais par l'influence pernicieuse du climat. La construction d'une nouvelle case fut dťcidťe sur le rapport du mťdecin. Pendant le mois d'aoŻt 1897, la palissade du promenoir fut dťmolie pour Ítre affectťe ŗ la palissade de la nouvelle case. Je fus de nouveau enfermť durant cette pťriode. [Illustration: Courbes de tempťrature ŗ l'intťrieur de la case. Tempťrature relevťe ŗ l'ťpoque de la saison sŤche.] IX Le 25 aoŻt 1897, je fus transportť dans la nouvelle case qui avait ťtť construite sur le mamelon s'ťtendant entre le quai et l'ancien campement des lťpreux. Cette case ťtait divisťe en deux par une solide grille en fer qui s'ťtendait sur toute la largeur; j'ťtais d'un cŰtť de cette grille, le surveillant de garde de l'autre cŰtť, de telle sorte qu'il ne pouvait me perdre de vue un seul instant, de jour comme de nuit. Des fenÍtres grillťes, que je ne pouvais atteindre, laissaient passer la lumiŤre et un peu d'air. Plus tard, aux barreaux de fer, fut ajoutť un grillage en mailles serrťes de fil de fer, interceptant encore davantage l'air; puis, pour m'empÍcher absolument l'approche de la fenÍtre, ce qui ne me permit mÍme plus de respirer un peu d'air par les journťes et les nuits ťtouffantes de la Guyane, on ťtablit ŗ l'intťrieur, devant chaque fenÍtre, deux panneaux qui, avec la fenÍtre, constituaient un prisme triangulaire. L'un des panneaux ťtait formť d'une plaque pleine en tŰle, l'autre de barreaux de fer verticaux et transversaux. Une palissade en bois, ŗ bouts pointus, de 2 mŤtres 80 de hauteur, entourait la case; cette palissade reposait sur un mur en pierres sŤches de 2 mŤtres ŗ 2 mŤtres 50 sur les faces sud et ouest, de telle sorte que la vue de l'extťrieur, la vue de l'Óle comme celle de la mer, m'ťtait complŤtement masquťe. Quoi qu'il en soit, cette case plus haute et plus spacieuse ťtait prťfťrable ŗ la premiŤre; d'autre part, d'un cŰtť, la palissade avait ťtť ťloignťe de la case, enfin il ne subsistait plus qu'une seule palissade. Mais l'humiditť vint me retrouver; bien souvent, au moment des grandes pluies, j'eus plusieurs centimŤtres d'eau dans ma case; quant aux bÍtes, elles ťtaient aussi nombreuses, sinon plus, que dans la premiŤre case. [Illustration: Plan de la deuxiŤme case habitťe depuis aoŻt 1897 jusqu'au dťpart de l'Óle du Diable en juin 1899.] Les vexations furent plus frťquentes et plus nombreuses encore ŗ dater de cette ťpoque; l'attitude qu'on avait ŗ mon ťgard variait avec les fluctuations de la situation en France, situation que j'ignorais complťtement. Des mesures nouvelles furent prises pour m'isoler encore davantage, si possible. Plus que jamais je dus maintenir une attitude hautaine pour empÍcher qu'on eŻt prise sur moi. Des piŤges me furent souvent tendus, des questions insidieuses me furent posťes par les surveillants, par ordre. Dans mes nuits d'ťnervement, quand j'ťtais en proie aux cauchemars, le surveillant de garde s'approchait de mon lit pour chercher ŗ surprendre les paroles qui s'ťchappaient de mes lŤvres. Dans cette pťriode, le commandant du pťnitencier, Deniel, au lieu de se borner ŗ ses devoirs stricts de fonctionnaire, fit le bas et misťrable mťtier de mouchard; il crut ťvidemment s'attirer ainsi des faveurs. L'extrait suivant de la consigne gťnťrale de la dťportation ŗ l'Óle du Diable fŻt affichť dans ma case: Art. 22.--Le dťportť assure la propretť de sa case et de l'enceinte qui lui est rťservťe et prťpare lui-mÍme ses aliments. Art. 23.--Il lui est dťlivrť la ration rťglementaire et il est autorisť ŗ amťliorer cette ration par la rťception de denrťes et liquides dans une mesure raisonnable dont l'apprťciation appartient ŗ l'administration. Les diffťrents objets destinťs au dťportť ne lui seront remis qu'aprŤs avoir ťtť minutieusement visitťs, et au fur et ŗ mesure de ses besoins journaliers. Art. 24.--Le dťportť doit remettre au surveillant-chef toutes les lettres et ťcrits rťdigťs par lui. Art. 26.--Les demandes ou rťclamations que le dťportť aurait ŗ formuler ne peuvent Ítre reÁues que par le surveillant-chef. Art. 27.--Au jour, les portes de la case du dťportť sont ouvertes et jusqu'ŗ la nuit il a la facultť de circuler dans l'enceinte palissadťe. Toute communication avec l'extťrieur lui est interdite. Dans le cas oý, contrairement aux dispositions de l'article 4, les ťventualitťs du service nťcessiteraient, dans l'Óle la prťsence de surveillants ou de transportťs autres que ceux du service ordinaire, le dťportť serait enfermť dans sa case jusqu'au dťpart des corvťes temporaires. Art. 28.--Pendant la nuit, le local affectť au dťportť est ťclairť intťrieurement et occupť, comme le jour, par un surveillant.Ľ J'ai su depuis qu'ŗ dater de cette ťpoque les surveillants reÁurent aussi l'ordre de relater tous mes gestes, tous les jeux de ma physionomie, et l'on peut concevoir comment ces ordres furent exťcutťs. Mais ce qui est plus grave, c'est que tous ces gestes, toutes ces manifestations de ma douleur, parfois de mon impatience, furent interprťtťs par Deniel avec une passion aussi vile que haineuse. Esprit aussi mal ťquilibrť que vaniteux, cet agent attacha aux plus petits incidents une portťe immense; le plus lťger panache de fumťe rompant ŗ l'horizon la monotonie du ciel, ťtait l'indice certain d'une attaque possible et provoquait des mesures de rigueur et des prťcautions nouvelles. On voit aisťment combien une surveillance ainsi comprise, dont l'intensitť haineuse se traduisait forcťment dans l'attitude des surveillants, ťtait de nature ŗ aggraver le rťgime. Je ne connais d'ailleurs pas de supplice plus ťnervant, plus atroce que celui que j'ai subi pendant cinq annťes, d'avoir deux yeux braquťs sur moi, jour et nuit, ŗ tous les moments, dans toutes les conditions, sans une minute de rťpit. Le 4 septembre 1897, j'ťcrivais ŗ ma femme: Je viens de recevoir le courrier du mois de juillet. Tu me dis encore d'avoir la certitude de l'entiŤre lumiŤre, cette certitude est dans mon ‚me, elle s'inspire des droits qu'a tout homme de la demander, de la vouloir, quand il ne veut qu'une chose: la vťritť. Tant que j'aurai la force de vivre dans une situation aussi inhumaine qu'immťritťe, je t'ťcrirai donc pour t'animer de mon indomptable volontť. D'ailleurs, les derniŤres lettres que je t'ai ťcrites sont comme mon testament moral. Je t'y parlais d'abord de mon affection; je t'y avouais aussi des dťfaillances physiques et cťrťbrales, mais je t'y disais non moins ťnergiquement ton devoir, tout ton devoir. Cette grandeur d'‚me que nous avons tous montrťe, les uns comme les autres, qu'on ne se fasse nulle illusion, cette grandeur d'‚me ne doit Ítre ni de la faiblesse, ni de la jactance; elle doit s'allier, au contraire, ŗ une volontť chaque jour grandissante, grandissante ŗ chaque heure du jour, pour marcher au but: la dťcouverte de la vťritť, de toute la vťritť pour la France entiŤre. Certes, parfois la blessure est par trop saignante, et le coeur se soulŤve, se rťvolte; certes, souvent, ťpuisť comme je le suis, je m'effondre sous les coups de massue, et je ne suis plus alors qu'un pauvre Ítre humain d'agonie et de souffrances; mais mon ‚me indomptťe me relŤve, vibrant de douleur, d'ťnergie, d'implacable volontť devant ce que nous avons de plus prťcieux au monde: notre honneur, celui de nos enfants, le nŰtre ŗ tous; et je me redresse encore pour jeter ŗ tous le cri d'appel vibrant de l'homme qui ne demande, qui ne veut que de la justice, pour venir toujours et encore vous embraser tous du feu ardent qui anime mon ‚me, qui ne s'ťteindra qu'avec ma vie. Moi, je ne vis que de ma fiŤvre, depuis si longtemps, au jour le jour, fier quand j'ai gagnť une longue journťe de vingt-quatre heures... Quant ŗ toi, tu n'as ŗ savoir ni ce que l'on dit, ni ce que l'on pense. Tu as ŗ faire inflexiblement ton devoir, vouloir non moins inflexiblement ton droit: le droit de la justice et de la vťritť. Oui, il faut que la lumiŤre soit faite, je formule nettement ma pensťe... Je ne puis donc que souhaiter, pour tous deux, pour tous, que cet effroyable, horrible et immťritť martyre ait enfin un terme... Te parler longuement de moi, de toutes les petites choses, c'est inutile: je le fais parfois malgrť moi, car le coeur a des rťvoltes irrťsistibles; l'amertume, quoi qu'on en veuille, monte du coeur aux lŤvres quand on voit ainsi tout mťconnaÓtre, tout ce qui fait la vie noble et belle; et, certes, s'il ne s'agissait que de moi, de ma propre personne, il y a longtemps que j'eusse ťtť chercher dans la paix de la tombe, l'oubli de ce que j'ai vu, de ce que j'ai entendu, l'oubli de ce que je vois chaque jour. J'ai vťcu pour te soutenir, vous soutenir tous de mon indomptable volontť, car il ne s'agissait plus lŗ de ma vie, il s'agissait de mon honneur, de notre honneur ŗ tous, de la vie de nos enfants; j'ai tout supportť sans flťchir, sans baisser la tÍte, j'ai ťtouffť mon coeur, je refrŤne chaque jour toutes les rťvoltes de l'Ítre, rťclamant toujours et encore ŗ tous, sans lassitude comme sans jactance, la vťritť. Je souhaite cependant pour nous deux, pauvre amie, pour tous, que les efforts soit des uns, soit des autres, aboutissent bientŰt; que le jour de la justice luise enfin pour nous tous, qui l'attendons depuis si longtemps. Chaque fois que je t'ťcris, je ne puis presque pas quitter la plume, non pour ce que j'ai ŗ te dire, mais je vais te quitter de nouveau, pour de longs jours, ne vivant que par ta pensťe, celle des enfants, de vous tous. Je termine cependant en t'embrassant ainsi que nos chers enfants, tes chers parents, tous nos chers frŤres et soeurs, en te serrant dans mes bras de toutes mes forces et en te rťpťtant avec une ťnergie que rien n'ťbranle, et tant que j'aurai souffle de vie: courage, courage et volontť! ALFRED. Dans le courrier du mois de juillet 1897, que je reÁus le 4 septembre, se trouvait la lettre suivante de ma femme, dont je donne un extrait, et qui resta pour moi ťnigmatique. La lettre du 1er juillet, dont on y parle, ne me parvint jamais. Paris, 15 juillet 1897. Tu as dŻ Ítre mieux impressionnť par la lettre que je t'ai ťcrite le 1er juillet que par les prťcťdentes. J'ťtais moins angoissťe et l'avenir m'apparaissait enfin sous des couleurs moins sombres... Nous avons fait un pas immense vers la vťritť, malheureusement, je ne puis pas t'en dire davantage... LUCIE. En octobre, je reÁus la lettre dont j'extrais le passage suivant: Paris, 15 aoŻt 1897. Je suis toute soucieuse et bien angoissťe de ne pas avoir encore de tes nouvelles; voilŗ prŤs de sept semaines que je n'ai pas eu de lettres de toi et les semaines comptent triple quand on les passe dans l'inquiťtude; j'espŤre qu'il n'y a lŗ qu'un retard et que je vais recevoir bien vite un bon courrier. Je mets toute ma joie dans la lecture des lignes si pleines de courage que tu m'adresses, en attendant mieux, en attendant que tu me sois rendu et que je puisse, dans le profond bonheur de vivre auprŤs de toi, me consoler de toutes mes peines... Efforce-toi de ne pas penser, de ne pas faire travailler ta pauvre cervelle, ne t'ťpuise pas en conjectures inutiles. Ne pense qu'au but, ŗ la fin; laisse reposer ta pauvre tÍte, ťbranlťe par tant de chocs. LUCIE. Puis en novembre: Paris 1er septembre 1897. C'est avec joie que je viens te confirmer encore la nouvelle que je t'ai donnťe dans mes lettres du mois dernier. Je suis tout ŗ fait heureuse de constater que nous entrons dans la bonne voie. Je ne puis que te rťpťter d'avoir confiance, de ne plus te dťsoler, de te bien pťnťtrer de la certitude que nous avons d'aboutir... Paris, 25 septembre 1897. Je n'ajouterai qu'un mot ŗ mes longues lettres de ce mois[5]; je suis bien heureuse ŗ la pensťe qu'elles t'auront redonnť, avec un immense espoir, les forces nťcessaires pour attendre ta rťhabilitation. Je ne puis t'en dire plus que dans mes derniŤres lettres... LUCIE. [5] La lettre du 1er septembre et celle du 25 furent les seules du mois qui me parvinrent. Je rťpondais ŗ ces lettres: Iles du Salut, 4 novembre 1897. Je viens ŗ l'instant de recevoir tes lettres; les paroles, ma bonne chťrie, sont bien impuissantes ŗ rendre tout ce que la vue de la chŤre ťcriture rťveille d'ťmotions poignantes dans mon coeur, et cependant ce sont les sentiments de puissante affection que cette ťmotion rťveille en moi qui me donnent la force d'attendre le jour suprÍme oý la vťritť sera enfin faite sur ce lugubre et terrible drame. Tes lettres respirent un tel sentiment de confiance qu'elles ont rassťrťnť mon coeur qui souffre tant pour toi, pour nos chers enfants. Tu me fais la recommandation, pauvre chťrie, de ne plus chercher ŗ penser, de ne plus chercher ŗ comprendre, je ne l'ai jamais fait, cela m'est impossible, mais comment ne plus penser? Tout ce que je puis faire, c'est de chercher ŗ attendre, comme je te l'ai dit, le jour suprÍme de la vťritť. Dans ces derniers mois, je t'ai ťcrit de longues lettres oý mon coeur trop gonflť s'est dťtendu. Que veux-tu, depuis trois ans je me vois le jouet de tant d'ťvťnements auxquels je suis ťtranger, ne sortant pas de la rŤgle de conduite absolue que je me suis imposťe, que ma conscience de soldat loyal et dťvouť ŗ son pays m'a imposťe d'une faÁon inťluctable, que, quoi qu'on en veuille, l'amertume monte du coeur aux lŤvres, la colŤre vous prend parfois ŗ la gorge, et les cris de douleur s'ťchappent. Je m'ťtais bien jurť jadis de ne jamais parler de moi, de fermer les yeux sur tout, ne pouvant avoir comme toi, comme tous, qu'une consolation suprÍme, celle de la vťritť, de la pleine lumiŤre. Mais la trop longue souffrance, une situation ťpouvantable, le climat qui ŗ lui seul embrase le cerveau, si tout cela ne m'a jamais fait oublier aucun de mes devoirs, tout cela a fini par me mettre dans un ťtat d'ťrťthisme cťrťbral et nerveux qui est terrible... Je bavarde avec toi, quoique je n'aie rien ŗ te dire, mais cela me fait du bien, repose mon coeur, dťtend mes nerfs. Vois-tu, souvent le coeur se crispe de douleur poignante quand je pense ŗ toi, ŗ nos enfants, et je me demande alors ce que j'ai bien pu commettre sur cette terre pour que ceux que j'aime le plus, ceux pour qui je donnerais mon sang goutte ŗ goutte, soient ťprouvťs par un pareil martyre. Mais mÍme quand la coupe trop pleine dťborde, c'est dans ta chŤre pensťe, dans celle des enfants, pensťes qui font vibrer et frťmir tout mon Ítre, qui l'exaltent ŗ sa plus haute puissance, que je puise encore la force de me relever, pour jeter le cri d'appel vibrant de l'homme qui pour lui, pour les siens, ne demande depuis si longtemps que de la justice, de la vťritť, rien que la vťritť. Je t'ai d'ailleurs formulť nettement ma volontť, que je sais Ítre la tienne, la vŰtre et que rien n'a jamais pu abattre. C'est ce sentiment, associť ŗ celui de tous mes devoirs, qui m'a fait vivre, c'est lui aussi qui m'a fait encore demander pour toi, pour tous, tous les concours, un effort plus puissant que jamais de tous dans une simple oeuvre de justice et de rťparation, en s'ťlevant au-dessus de toutes les questions de personnes, au-dessus de toutes les passions. Puis-je encore te parler de mon affection? C'est inutile, n'est-ce pas, car tu la connais, mais ce que je veux te dire encore, c'est que l'autre jour je relisais toutes tes lettres pour passer quelques-unes de ces minutes trop longues auprŤs d'un coeur aimant, et un immense sentiment d'admiration s'ťlevait en moi pour ta dignitť et ton courage. Si l'ťpreuve des grands malheurs est la pierre de touche des belles ‚mes, oh! ma chťrie, la tienne est une des plus belles et des plus nobles qu'il soit possible de rÍver. ALFRED. Le mois de novembre s'ťcoula, puis le mois de dťcembre 1897, sans m'apporter de lettres. Enfin, le 9 janvier 1898, aprŤs une longue et anxieuse attente, je reÁus tout ŗ la fois les lettres de ma femme des mois d'octobre et de novembre, dont j'extrais les passages suivants: Paris, 6 octobre 1897. Je n'ai pas rťussi ŗ t'exprimer dans ma derniŤre lettre et surtout, je crois, ŗ te communiquer d'une faÁon absolue la confiance si grande que j'avais et qui n'a fait que s'accentuer depuis, dans le retour de notre bonheur. Je voudrais te dire la joie que je ressens en voyant l'horizon s'ťclaircir ainsi, en apercevant le terme de nos souffrances, et je me sens bien inhabile ŗ te faire partager mes sentiments, car pour toi, pauvre exilť, c'est toujours l'attente, l'attente angoissante, l'ignorance de tout ce que nous faisons, et les phrases vagues, les assemblages de mots ne t'apportent rien, si ce n'est l'assurance de notre profonde affection et la promesse souvent renouvelťe que nous arriverons ŗ te rťhabiliter. Si tu pouvais comme moi te rendre compte des progrŤs accomplis, du chemin que nous avons fait ŗ travers les tťnŤbres pour gagner enfin la pleine lumiŤre, comme tu te sentirais allťgť, soulagť! Cela me crŤve le coeur de ne pouvoir te raconter tout ce qui me passionne, tout ce qui fait que j'ai tant d'espoir. Je souffre ŗ l'idťe que tu subis un martyre, qui, s'il doit se prolonger physiquement jusqu'ŗ ce que l'erreur soit officiellement reconnue, est au moins inutile moralement, et que, tandis que je me sens plus rassurťe, plus tranquille, tu passes par des alternatives d'angoisses et d'inquiťtudes qui pourraient t'Ítre ťpargnťes... Paris, 17 novembre 1897. Je suis inquiŤte de n'avoir pas de lettre de toi. Ta derniŤre lettre datťe du 4 septembre m'est arrivťe dans les premiers jours d'octobre, et depuis je suis absolument sans nouvelles. Je n'ai jamais exhalť de plaintes et ce n'est certes pas maintenant que je commencerai, et cependant Dieu sait ce que j'ai souffert, restant pendant des semaines et des semaines dans cette angoisse affolante que me causait l'absence totale de lettres. De jour en jour, je pense que mes tourments vont cesser, que je vais Ítre rassurťe, autant que je le puis, ťtant donnťes tes horribles souffrances. Mais espŤre de toutes tes forces! Comment pourrais-je te dire ma confiance, en restant dans les limites qui me sont permises? C'est difficile et je ne puis que te donner l'assurance formelle que dans un temps trŤs, trŤs rapprochť tu seras rťhabilitť. Ah! si je pouvais te parler ŗ coeur ouvert, te dire toutes les pťripťties de ce drame ťpouvantable... Quand cette lettre arrivera ŗ la Guyane, j'espŤre que tu auras reÁu la bonne nouvelle que ta conscience attend depuis trois longues annťes. LUCIE. Quand ces lettres me parvinrent en janvier 1898, ŗ l'Óle du Diable, aprŤs une longue et anxieuse attente, non seulement je n'avais pas reÁu la bonne nouvelle qu'elles me faisaient prťvoir, mais les vexations avaient redoublť d'intensitť, la surveillance ťtait devenue encore plus rigoureuse. De dix surveillants et un surveillant-chef, le nombre avait ťtť portť ŗ treize surveillants et un surveillant-chef; des sentinelles avaient ťtť placťes autour de ma case, un souffle de terreur rťgnait autour de moi, terreur dont je m'apercevais par l'attitude des surveillants. Vers cette ťpoque ťgalement, on ťlevait une tour dťpassant en hauteur la caserne des surveillants et sur la plate-forme de laquelle fut placť le canon Hotchkiss destinť ŗ dťfendre les approches de l'Óle. Aussi renouvelai-je auprŤs du Prťsident de la Rťpublique, auprŤs des membres du Gouvernement, les appels que j'avais faits prťcťdemment. Dans les premiers jours du mois de fťvrier 1898, je reÁus deux lettres de ma femme, datťes du 4 dťcembre 1897 et du 26 dťcembre 1897; ces deux lettres ťtaient des copies partielles des lettres que ma femme m'avait ťcrites. J'ai su depuis que ma femme m'avait fait connaÓtre, en termes discrets, dans les lettres qu'elle m'ťcrivit en aoŻt ou septembre 1897, qu'une haute personnalitť du Sťnat avait pris ma cause en main; le passage, bien entendu, fut supprimť et je n'appris l'admirable initiative de M. Scheurer-Kestner qu'ŗ mon retour en France, en 1899, comme je n'appris qu'ŗ cette ťpoque les ťvťnements qui se dťroulaient alors en France. Un extrait qu'on m'avait transmis de la lettre du 4 dťcembre 1897 de ma femme ťtait particuliŤrement triste. J'ai reÁu deux lettres de toi. Quoique tu ne me dises rien de tes souffrances et que ces lettres, comme les prťcťdentes, soient empreintes d'une belle dignitť, d'un courage admirable, j'ai senti percer ta douleur avec une telle acuitť que j'ťprouve le besoin de t'apporter du rťconfort, de te faire entendre quelques paroles d'affection, venant d'un coeur aimant et dont la tendresse, l'attachement sont, comme tu le sais, aussi profonds qu'inaltťrables. Mais que de jours se sont passťs depuis que tu m'as ťcrit ces lettres et que de temps s'ťcoulera encore jusqu'ŗ ce que ces quelques lignes viennent te rappeler que ma pensťe est avec toi jour et nuit et qu'ŗ toutes les heures, ŗ toutes les minutes de ta longue torture, mon ‚me, mon coeur, tout ce qu'il y a de sensible en moi, vibre avec toi, que je suis l'ťcho de tes cruelles souffrances et que je donnerais ma vie pour abrťger tes tortures. Si tu savais quel chagrin j'ťprouve de ne pas Ítre lŗ-bas auprŤs de toi, et avec quelle joie j'aurais acceptť la vie la plus dure, la plus atroce, pour partager ton exil et Ítre ŗ tes cŰtťs ŗ toute heure, ŗ tout moment, pour te soutenir dans les moments de dťfaillance, t'entourer de toute mon affection et panser, si peu que ce soit, tes blessures. Mais il ťtait dit que nous n'aurions mÍme pas la consolation de souffrir ensemble et que nous boirions l'amertume jusqu'ŗ la derniŤre goutte... Puis suivaient quelques phrases vagues d'espoir, si souvent renouvelťes. En rťponse ŗ ce courrier, j'ťcrivis ŗ ma femme: Iles du Salut, 7 fťvrier 1898. Je viens de recevoir tes chŤres lettres de dťcembre, et mon coeur se brise, se dťchire devant tant de souffrances immťritťes. Je te l'ai dit: ta pensťe, celle des enfants me relŤvent toujours, vibrant de douleur, de suprÍme volontť devant ce que nous avons de plus prťcieux au monde: notre honneur, la vie de nos enfants, pour jeter le cri d'appel de plus en plus vibrant de l'homme qui ne demande que la justice pour lui et les siens et qui y a droit. Depuis trois mois, dans la fiŤvre et le dťlire, souffrant le martyre nuit et jour pour toi, pour nos enfants, j'adresse appels sur appels au chef de l'…tat, au Gouvernement, ŗ ceux qui m'ont fait condamner, pour obtenir de la justice enfin, un terme ŗ notre effroyable martyre, sans obtenir de solution. Je rťitŤre aujourd'hui mes demandes prťcťdentes au chef de l'…tat, au Gouvernement, avec plus d'ťnergie encore s'il se peut, car tu n'as pas ŗ subir un pareil martyre, nos enfants n'ont pas ŗ grandir dťshonorťs, je n'ai pas ŗ agoniser dans un cachot pour un crime abominable que je n'ai pas commis. Et j'attends chaque jour d'apprendre que le jour de la justice a enfin lui pour nous... ALFRED. Dans le courant du mois de fťvrier, les mesures de rigueur ne faisant que s'accentuer encore, et ne recevant aucune rťponse ŗ mes prťcťdents appels au chef de l'…tat et aux membres du Gouvernement, j'adressai la lettre suivante au Prťsident de la Chambre des Dťputťs et aux dťputťs. Iles du Salut, 28 fťvrier 1898. ęMonsieur le Prťsident de la Chambre des Dťputťs, ęMessieurs les Dťputťs, ęDŤs le lendemain de ma condamnation, c'est-ŗ-dire il y a dťjŗ plus de trois ans, quand M. le commandant du Paty de Clam est venu me trouver au nom de M. le Ministre de la Guerre pour me demander, aprŤs qu'on m'eut fait condamner pour un crime abominable que je n'avais pas commis, si j'ťtais innocent ou coupable, j'ai dťclarť que non seulement j'ťtais innocent, mais que je demandais la lumiŤre, la pleine et ťclatante lumiŤre, et j'ai aussitŰt sollicitť l'aide de tous les moyens d'investigation habituels, soit par les attachťs militaires, soit par tout autre dont dispose un gouvernement. ęIl me fut rťpondu alors que des intťrÍts supťrieurs aux miens, ŗ cause de l'origine de cette lugubre et tragique histoire, ŗ cause de l'origine de la lettre incriminťe, empÍchaient les moyens d'investigation habituels, mais que les recherches seraient poursuivies. ęJ'ai attendu pendant trois ans, dans la situation la plus effroyable qu'il soit possible d'imaginer, frappť sans cesse et sans cause, et ces recherches n'aboutissent pas. ęSi donc des intťrÍts supťrieurs aux miens devaient empÍcher, doivent toujours empÍcher l'emploi des moyens d'investigation qui seuls peuvent mettre enfin un terme ŗ cet horrible martyre de tant d'Ítres humains, qui seuls peuvent faire enfin la pleine et ťclatante lumiŤre sur cette lugubre et tragique affaire, ces mÍmes intťrÍts ne sauraient exiger qu'une femme, des enfants, un innocent leur soient immolťs. Agir autrement serait nous reporter aux siŤcles les plus sombres de notre histoire, oý l'on ťtouffait la vťritť, oý l'on ťtouffait la lumiŤre. ęJ'ai soumis, il y a quelques mois dťjŗ, toute l'horreur tragique et immťritťe de cette situation ŗ la haute ťquitť des membres du Gouvernement; je viens ťgalement la soumettre ŗ la haute ťquitť de messieurs les Dťputťs, pour leur demander de la justice pour les miens, la vie de mes enfants, un terme ŗ cet effroyable martyre de tant d'Ítres humains.Ľ La mÍme lettre, conÁue dans des termes identiques, fut adressťe ŗ la mÍme date au Prťsident et aux membres du Sťnat. Ces appels furent renouvelťs peu de temps aprŤs. M. Mťline, qui prťsidait alors le Gouvernement, ťtouffa mes cris et garda ces lettres qui ne parvinrent jamais ŗ leurs destinataires. Et ces lettres arrivaient au moment oý l'auteur du crime ťtait glorifiť, pendant qu'ignorant de tous les ťvťnements qui se passaient en France, j'ťtais clouť sur mon rocher, criant mon innocence aux pouvoirs publics, multipliant les appels ŗ ceux qui ťtaient chargťs de faire la lumiŤre, d'assurer la justice! En mars, je reÁus les lettres de ma femme du commencement de janvier, conÁues toujours en termes vagues, exprimant le mÍme espoir, sans qu'elle pŻt prťciser sur quelles espťrances se fondait cet espoir. Puis, en avril, nouveau et profond silence. Les lettres que m'ťcrivit ma femme dans les derniers jours de janvier et dans le courant du mois de fťvrier 1898 ne me parvinrent jamais. Quant aux lettres que j'ťcrivis ŗ partir de cette ťpoque ŗ ma femme, elle n'en reÁut aucune originale et nous n'en possťdons que des extraits copiťs et tronquťs. D'ailleurs, durant toute cette pťriode, les lettres que m'adressait ma femme ne me parvinrent ťgalement qu'en copie. Voici quelques extraits des lettres de ma femme que je reÁus en copie durant cette pťriode: Paris, 6 mars 1898. Quoique mes lettres soient bien banales et d'une monotonie dťsespťrante, je ne puis pas rťsister au dťsir de me rapprocher de toi, de venir causer un peu. Vois-tu, il y a des moments oý mon coeur est tellement gonflť, oý l'ťcho de tes souffrances retentit en moi avec une telle force, une telle acuitť que je ne peux plus me dominer, ma volontť m'abandonne, j'ťtouffe de chagrin, la sťparation me pŤse trop, elle est trop cruelle; dans un ťlan de tout mon Ítre je tends les bras vers toi, dans un effort suprÍme je cherche ŗ t'atteindre, ŗ te consoler, ŗ te ranimer. Je crois alors Ítre prŤs de toi, je te parle doucement, je te redonne courage, je te fais espťrer. Trop vite je suis tirťe de mon rÍve par la voix d'un enfant, par un bruit du dehors qui me ramŤne brusquement ŗ la rťalitť. Je me retrouve alors bien isolťe, bien triste en face de mes pensťes et surtout de tes souffrances. Combien tu as dŻ Ítre malheureux d'Ítre privť de nouvelles, ainsi que tu me le dis dans ta lettre du 6 janvier. N'oublie pas, quand tu ne reÁois pas mes lettres, que je suis en pensťe avec toi, que je ne t'abandonne ni nuit ni jour, et que si la parole ne peut t'apporter l'expression de mon profond amour, aucun obstacle ne peut entraver l'union de nos coeurs, de nos pensťes. Paris, 7 avril 1898. Je viens de recevoir ta lettre du 5 mars, ce sont des nouvelles relativement rťcentes pour nous qui sommes habituťs ŗ tant souffrir de l'irrťgularitť des courriers, et j'ai eu une agrťable surprise en voyant une date aussi rapprochťe. Comme les malheurs vous changent! Avec quelle rťsignation on est obligť d'accepter des choses qui vous semblent impossible ŗ supporter... Quand je dis que j'accepte avec rťsignation, c'est inexact. Je ne rťcrimine pas, parce que, jusqu'ŗ ce que ta pleine innocence soit reconnue, je dois vivre et souffrir ainsi, mais au fond mon Ítre se rťvolte, s'indigne et, comprimť par ces longues annťes d'attente, il dťborde d'impatience ŗ peine contenue... Paris, 5 juin 1898. Me voici encore accoudťe ŗ ma table, songeant tristement et perdue dans mes pensťes; je venais t'ťcrire et comme il m'arrive vingt fois par jour, je me suis laissťe aller ŗ une longue rÍverie. C'est vers toi que je me sauve ainsi ŗ tout instant, je donne ŗ mes nerfs une dťtente en m'ťchappant, et ma pensťe va rejoindre mon coeur qui est toujours avec toi dans ton lointain exil. Je viens te rendre visite souvent, bien souvent, et puisqu'il ne m'a pas encore ťtť permis de venir te rejoindre, je t'apporte tout ce qui est moi-mÍme, toute ma personne morale, toute ma pensťe, ma volontť, mon ťnergie et surtout mon amour, toutes choses intangibles et qu'aucune force humaine ne pourrait enchaÓner... Paris, 25 juillet 1898. Quand je me sens trop triste et que le fardeau de la vie me semble trop lourd, trop difficile ŗ supporter, je me dťtourne du prťsent, j'ťvoque mes souvenirs et je retrouve des forces pour continuer la lutte... LUCIE. Cette lettre fut la seule du mois de juillet qui me parvint. A partir de cette ťpoque les lettres originales reprennent. Pour moi, les journťes s'ťcoulaient dans une impatience extrÍme, ne comprenant rien ŗ ce qui se passait autour de moi. Quant aux demandes que j'adressais au chef de l'…tat, il m'ťtait invariablement rťpondu: ęVos demandes ont ťtť transmises suivant la forme constitutionnelle aux membres du Gouvernement.Ľ Puis, plus rien; j'attendais toujours quelle ťtait la suite dťfinitive donnťe ŗ mes demandes de revision. J'ignorais totalement la loi, ŗ plus forte raison la loi nouvelle sur la revision qui date de 1895, c'est-ŗ-dire d'une ťpoque oý j'ťtais dťjŗ en captivitť. Une demande faite pour obtenir un code en communication fut repoussťe. Au mois d'aoŻt 1898, j'ťcrivis ŗ ma femme: Iles du Salut, 7 aoŻt 1898. Quoique je t'aie ťcrit deux longues lettres par le prťcťdent courrier, je ne veux pas laisser partir ce courrier sans t'envoyer l'ťcho de mon immense affection, sans venir te parler, te faire entendre toujours les mÍmes paroles qui doivent soutenir ton invincible courage. La claire conscience de notre devoir doit nous rendre stoÔques envers le reste. Si atroce que soit le destin, il faut avoir l'‚me assez haute pour le dominer jusqu'ŗ ce qu'il s'incline devant toi. Les paroles que je te redis depuis si longtemps sont et demeurent invariables. Mon honneur est mon bien propre, le patrimoine de nos enfants et doit leur Ítre rendu; cet honneur, je l'ai rťclamť ŗ la patrie. Je ne puis que souhaiter que notre effroyable martyre ait enfin un terme. Dans mes prťcťdentes lettres, je t'ai parlť longuement de nos enfants, de leur sensibilitť dont tu te plaignais, quoique je sois assurť que tu ťlŤves admirablement ces chers petits. Si j'y reviens, c'est que dans le bonheur ils ťtaient le but unique de nos pensťes; dans le malheur immťritť qui nous a frappťs, ils sont notre raison de vivre. La sensibilitť donc, toujours celle qui s'adresse aux choses de l'esprit et du coeur, est le grand ressort de l'ťducation. Quelle prise peut-on avoir sur une nature indolente ou insensible? C'est surtout par l'influence morale qu'il faut agir, aussi bien pour l'ťducation que pour le dťveloppement de l'intelligence, et celle-ci ne peut s'exercer que sur un Ítre sensible. Je ne suis pas partisan des ch‚timents corporels, quoiqu'ils soient parfois nťcessaires pour les enfants d'un naturel indocile. Une ‚me menťe par la crainte en reste toujours plus faible. Un visage triste, une attitude sťvŤre suffisent ŗ un enfant sensible pour lui faire comprendre sa faute. Cela me fait toujours du bien de venir me rapprocher de toi, te parler de nos enfants, d'un sujet qui aprŤs avoir ťtť, dans le bonheur, celui de nos conversations familiŤres, est aujourd'hui celui de notre raison de vivre. Et si je n'ťcoutais que mon coeur, je t'ťcrirais plus souvent, car il me semble ainsi--pure illusion, je le sais, mais qui soulage nťanmoins--qu'au mÍme instant, ŗ la mÍme minute, tu sentiras ŗ travers la distance qui nous sťpare, battre un coeur qui ne vit que pour toi, pour nos enfants, un coeur qui t'aime... Mais au-dessus de tout plane le culte de l'honneur, au sens absolu du mot. Il faut se dťgager tout aussi bien des passions intťrieures que la douleur soulŤve, que de l'oppression produite par les choses extťrieures. Cet honneur donc, qui est mon bien propre, le patrimoine de nos enfants, leur vie, il faut le vouloir courageusement, infatigablement, sans jactance, mais aussi sans faiblesse. ALFRED. En mÍme temps, je demandai par lettre, par tťlťgramme, quelle ťtait la suite dťfinitive donnťe ŗ mes demandes de revision pour lesquelles j'obtenais toujours la mÍme rťponse ťnigmatique. Mais le silence, le silence toujours, ťtait la seule rťponse que j'obtenais. J'ignorais les ťvťnements qui s'ťtaient passťs, qui se passaient encore en France. Enfin, espťrant obtenir par un moyen extrÍme une rťponse, je dťclarai en septembre 1898 que je cessais ma correspondance en attendant la rťponse ŗ mes demandes de revision. Cette dťclaration fut inexactement transmise par c‚ble ŗ ma femme et l'on verra ŗ quels incidents elle donna lieu. En octobre, je reÁus le courrier du mois d'aoŻt de ma femme, exprimant toujours le mÍme espoir, qu'il lui ťtait malheureusement impossible, dans sa correspondance ťpluchťe et si souvent supprimťe, d'ťtayer par des faits prťcis. Je renouvelai ma demande tendant ŗ obtenir une rťponse ŗ mes demandes de revision. Le 27 octobre 1898, alors que j'ignorais encore qu'une demande en revision avait ťtť introduite par ma femme, que cette demande avait ťtť transmise ŗ la Cour de cassation pour y Ítre examinťe, on me fit dire enfin que: ęj'allais recevoir une rťponse dťfinitive ŗ mes demandes de revision adressťes au chef de l'…tatĽ. J'ťcrivis aussitŰt ŗ ma femme la lettre suivante: Iles du Salut, 27 octobre 1898. Quelques lignes pour t'envoyer l'ťcho de mon immense affection, l'expression de toute ma tendresse. Je viens d'Ítre informť que je recevrai la rťponse dťfinitive ŗ mes demandes de revision. Je l'attends avec calme et confiance, ne doutant pas cette rťponse soit ma rťhabilitation... ALFRED. Quelques jours plus tard, dans les premiers jours de novembre, je reÁus le courrier du mois de septembre de ma femme, par lequel elle m'annonÁait qu'il s'ťtait produit des ťvťnements graves que j'apprendrai plus tard et qu'elle avait introduit une demande en revision qui avait ťtť acceptťe par le Gouvernement. Cette nouvelle venait donc coÔncider avec la rťponse qui m'avait ťtť donnťe le 27 octobre prťcťdent. J'ťcrivis aussitŰt ŗ ma femme: Iles du Salut, 5 novembre 1898. Je viens de recevoir ton courrier du mois de septembre, par lequel tu me donnes de si bonnes nouvelles. Par ma lettre du 27 octobre dernier, je t'ai fait connaÓtre que j'ťtais dťjŗ informť que je recevrais la rťponse dťfinitive ŗ mes demandes de revision. Je t'ai dit dŤs alors que j'attendais avec confiance, ne doutant pas que cette rťponse soit enfin ma rťhabilitation... ALFRED. J'ignorais toujours que la demande en revision avait ťtť transmise par le Gouvernement ŗ la Cour de cassation et que mÍme des dťbats avaient dťjŗ eu lieu. Le 16 novembre 1898, je reÁus un tťlťgramme ainsi conÁu: Cayenne, 16 novembre 1898. Gouverneur ŗ dťportť Dreyfus, par commandant supťrieur des Óles du Salut. Vous informe que Chambre criminelle de la Cour de cassation a dťclarť recevable en la forme demande en revision de votre jugement et dťcidť que vous seriez avisť de cet arrÍt et invitť ŗ produire vos moyens de dťfense. Je compris que la demande avait ťtť dťclarťe recevable en la forme par la Cour et qu'il allait s'ouvrir des dťbats sur le fond. Je fis connaÓtre que je dťsirais Ítre mis en communication avec Me Demange, mon dťfenseur en 1894. Je ne savais d'ailleurs rien de ce qui s'ťtait passť depuis cette ťpoque, j'en ťtais toujours au bordereau, piŤce unique du dossier. Je n'avais pour ma part rien ŗ ajouter ŗ ce que j'avais dťjŗ dit devant le premier Conseil de guerre, rien ŗ modifier ŗ la discussion du bordereau. J'ignorais qu'on avait modifiť la date d'arrivťe du bordereau, modifiť les hypothŤses qui avaient ťtť ťmises au premier procŤs sur les diffťrentes piŤces ťnumťrťes au bordereau. Je croyais donc l'affaire bien simple, et rťduite, comme au premier Conseil de guerre, ŗ une discussion sur l'ťcriture. Le 28 novembre 1898, je fus autorisť ŗ circuler de 7h. ŗ 11h. et de 2 ŗ 5h. du soir, dans l'enceinte du camp retranchť. On appelait camp retranchť l'espace compris dans une enceinte en pierres sŤches de 0m,80 environ de hauteur, enceinte qui entourait la caserne des surveillants situťe ŗ cŰtť de ma case. La promenade consistait donc en rťalitť en un couloir, en plein soleil, qui contournait la caserne et ses dťpendances. Mais je revoyais la mer que je n'avais plus vue depuis plus de deux ans, je revoyais la maigre verdure des Óles; mes yeux pouvaient se reposer sur autre chose que sur les quatre murs de la case. En dťcembre, je ne reÁus pas de courrier de ma femme. Aucune des lettres qu'elle m'ťcrivit dans le courant du mois d'octobre 1898 ne me parvint jamais. L'impatience me gagna durant ce mois; je demandai des explications, je demandai quand les dťbats s'ouvriraient sur le fond ŗ la Cour de cassation? (Je ne savais pas que des dťbats avaient eu lieu les 27, 28 et 29 octobre.) Aucune rťponse ne me fut donnťe. Le 28 dťcembre 1898, je reÁus une lettre de ma femme ainsi conÁue: Paris, 22 novembre 1898. Je ne sais si tu as reÁu mes lettres du mois dernier dans lesquelles[6] je te racontais dans leurs grandes lignes les efforts que nous avions faits pour arriver ŗ pouvoir demander la revision de ton procŤs, puis la procťdure engagťe et la recevabilitť de la demande. Chaque nouveau succŤs, quoiqu'il me rendit bien heureuse, ťtait empoisonnť par l'idťe que toi, pauvre malheureux, tu ťtais dans l'ignorance des faits et que sans doute tu ťtais en train de dťsespťrer. Enfin, la semaine derniŤre, j'ai eu l'immense joie d'apprendre que le Gouvernement t'envoyait un tťlťgramme t'avertissant de la recevabilitť de la demande. J'ai eu connaissance il y a quinze jours d'une lettre de toi dans laquelle tu aurais, paraÓt-il, dťclarť ta rťsolution de ne plus ťcrire, mÍme ŗ moi... LUCIE. [6] Aucune de ces lettres ne me parvint jamais. Outrť par une interprťtation aussi inexacte de ma pensťe, j'ťcrivis aussitŰt ŗ M. le Gouverneur de la Guyane une lettre conÁue ŗ peu prŤs dans ces termes: ęPar la lettre que je viens de recevoir de madame Dreyfus, je vois qu'il lui a ťtť donnť connaissance, en partie seulement, d'une lettre que je vous avais adressťe en septembre dernier, vous dťclarant que je cessais ma correspondance, en _attendant la rťponse_ aux demandes de revision que j'avais adressťes au chef de l'…tat. En ne communiquant ŗ madame Dreyfus qu'un extrait de ma lettre, on lui a donnť une interprťtation qui a dŻ Ítre plus que douloureuse pour ma chŤre femme. Il y a donc un devoir de conscience pour celui--que j'ignore et que je veux ignorer--qui a commis cet acte et ŗ qui il appartient de le rťparer.Ľ J'appris que ce dont on avait donnť connaissance ŗ ma femme ťtait une transmission par c‚ble de ma lettre et que celle-ci avait ťtť inexactement c‚blťe! En mÍme temps, j'ťcrivis ŗ ma femme la lettre suivante: Iles du Salut, 26 dťcembre 1898. J'ťtais sans lettres de toi depuis deux mois. J'ai reÁu il y a quelques jours ta lettre du 22 novembre. Si j'ai momentanťment clos ma correspondance, c'est que j'attendais la rťponse ŗ mes demandes de revision et que je ne pouvais plus que me rťpťter. Depuis, tu as dŻ recevoir de nombreuses lettres de moi. Si ma voix eŻt cessť de se faire entendre, c'est qu'elle eŻt ťtť ťteinte ŗ tout jamais, car si j'ai vťcu, c'est pour vouloir mon honneur, mon bien propre, le patrimoine de nos enfants, pour faire mon devoir, comme je l'ai fait partout et toujours, et comme il faut toujours le faire, quand on a pour soi le bon droit et la justice, sans jamais craindre rien ni personne... ALFRED. Les nouvelles que j'avais reÁues dans ces derniers mois m'avaient apportť un soulagement immense. Je n'avais jamais dťsespťrť, je n'avais jamais perdu foi en l'avenir, convaincu dŤs le premier jour que la vťritť serait connue, qu'il ťtait impossible qu'un crime aussi abominable, auquel j'ťtais si complŤtement ťtranger, pŻt rester impuni. Mais ne connaissant rien des ťvťnements qui se passaient en France, voyant au contraire chaque jour la situation qui m'ťtait faite devenir plus atroce, frappť sans cesse et sans cause, obligť de lutter nuit et jour contre les ťlťments, contre le climat, contre les hommes, j'avais commencť ŗ douter de voir pour moi-mÍme la fin de cet horrible drame. Ma volontť n'en ťtait pas amoindrie, elle ťtait restťe aussi inflexible, mais j'avais des moments de dťsespoir farouche, pour ma chŤre femme, pour mes chers enfants, en pensant ŗ la situation qui leur ťtait faite. Enfin l'horizon s'ťclaircissait; j'entrevoyais pour les miens comme pour moi-mÍme un terme ŗ cet affreux martyre. Il me sembla que le coeur se dťchargeait d'un poids immense, je respirai plus librement. Fin dťcembre, je reÁus le rťquisitoire introductif du 15 octobre 1898 du procureur gťnťral ŗ la Cour de cassation. Je le lus avec une profonde stupťfaction. J'appris l'accusation portťe par mon frŤre contre le commandant Esterhazy que je ne connaissais pas, son acquittement, le faux, l'aveu et le suicide d'Henry. Mais le sens de bien des incidents m'ťchappa. Le 5 janvier 1899, je fus interrogť sur commission rogatoire, par le prťsident de la Cour d'appel de Cayenne. Mon ťtonnement fut grand d'entendre parler pour la premiŤre fois de ces prťtendus aveux, de cette misťrable transformation de paroles prononcťes le jour de la dťgradation et qui ťtaient au contraire une protestation, une dťclaration vťhťmente de mon innocence. Puis les journťes, les mois s'ťcoulŤrent, sans recevoir de nouvelles prťcises, ignorant ce que devenait l'enquÍte de la Cour. Chaque mois, ma femme, dans ses lettres qui me parvenaient souvent avec un retard considťrable, dans ses dťpÍches, me disait son espoir d'un terme prochain ŗ nos souffrances, et ce terme je ne le voyais pas venir. Dans les derniers jours de fťvrier, je remis comme d'habitude, au commandant du pťnitencier, Deniel, la demande de vivres et objets nťcessaires pour le mois suivant. Je ne reÁus rien. J'avais pris la rťsolution absolue, dont je ne m'ťtais pas dťparti depuis le premier jour, de ne pas rťclamer, de ne jamais discuter sur l'application de la peine, car c'eŻt ťtť en admettre le principe, principe que je n'avais jamais admis; aussi je ne dis rien et je me passai de tout durant le mois de mars. A la fin du mois, Deniel vint me dire qu'il avait ťgarť ma commande et qu'il me priait d'en refaire une autre. S'il l'avait rťellement ťgarťe, il s'en serait aperÁu dŤs le retour du bateau chargť de chercher les vivres ŗ Cayenne. Cet acte a trop bien coÔncidť avec le vote de la loi de dessaisissement pour ne pas penser que ce fait en a ťtť la cause. A ce moment, je ne connaissais pas la basse besogne ŗ laquelle cet homme s'ťtait livrť, je ne l'appris qu'ŗ mon retour en France; je le croyais un simple instrument, d'autant plus qu'il s'empressait toujours de me dire: ęJe ne suis qu'un agent d'exťcutionĽ, et je savais qu'on trouve des individus pour toutes les besognes. Aujourd'hui, j'ai tout lieu de penser que bien des mesures furent prises sur sa propre initiative, que l'attitude de certains surveillants lui est due. Quant ŗ moi, j'ignorais la loi de dessaisissement et je ne pouvais comprendre la longueur de l'enquÍte; celle-ci me paraissait toute simple, puisque je ne connaissais que le bordereau. Je demandai ŗ plusieurs reprises des renseignements; il est presque inutile de dire qu'ils ne me furent jamais donnťs. Si mon ťnergie morale ne faiblit pas durant ces huit longs mois, oý j'attendais chaque jour, ŗ chaque heure du jour, la dťcision de la Cour suprÍme, par contre mon ťpuisement physique et cťrťbral ne fit que s'accentuer dans cette attente angoissante et affolante. X Le lundi 5 juin 1899, ŗ midi et demi, le surveillant chef vint prťcipitamment dans ma case et me remit la note suivante: ęVeuillez faire connaÓtre immťdiatement capitaine Dreyfus dispositif cassation ainsi conÁu: ęLa Cour casse et annule jugement rendu le 22 dťcembre 1894 contre Alfred Dreyfus par le 1er Conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris et renvoie l'accusť devant le Conseil de guerre de Rennes, etc., etc. ęDit que le prťsent arrÍtť sera imprimť et transcrit sur les registres du 1er Conseil de guerre du Gouvernement militaire de Paris en marge de la dťcision annulťe; en vertu de cet arrÍt, le capitaine Dreyfus cesse d'Ítre soumis au rťgime dťportation, devient simple prťvenu, est replacť dans son grade et peut reprendre son uniforme.Ľ ęFaites opťrer levťe d'ťcrou par l'administration pťnitentiaire et retirer surveillants militaires de l'Óle du Diable; en mÍme temps faites prendre en charge le prťvenu par le commandant des troupes et remplacer surveillants par brigade de gendarmerie qui assurera le service de garde de l'Óle du Diable dans position rťglementaire des prisons militaires. ęCroiseur _Sfax_ part aujourd'hui de Fort-de-France avec ordre d'aller chercher prťvenu Óle du Diable pour le ramener en France. ęCommuniquez ŗ capitaine Dreyfus dispositif arrÍt et dťpart _Sfax_.Ľ Ma joie fut immense, indicible. J'ťchappais enfin au chevalet de torture oý j'avais ťtť clouť pendant cinq ans, souffrant le martyre pour les miens, pour mes enfants, autant que pour moi-mÍme. Le bonheur succťdait ŗ l'effroi des angoisses inexprimťes, l'aube de la justice se levait enfin pour moi. AprŤs l'arrÍt de la Cour, je croyais que tout allait en Ítre fini, qu'il ne s'agissait plus que d'une simple formalitť. De mon histoire, je ne savais rien. J'en ťtais restť ŗ 1894, au bordereau piŤce unique du dossier, ŗ la sentence du Conseil de guerre, ŗ l'effroyable parade d'exťcution, aux cris de mort d'une foule abusťe; je croyais ŗ la loyautť du gťnťral de Boisdeffre, je croyais ŗ un chef de l'…tat, Fťlix Faure, tous anxieux de justice et de vťritť. Un voile s'ťtait ensuite ťtendu devant mes yeux, rendu plus impťnťtrable chaque jour; les quelques faits que j'avais appris depuis quelques mois m'ťtaient restťs incomprťhensibles. Je venais d'apprendre le nom d'Esterhazy, le faux du lieutenant-colonel Henry, son suicide; je n'avais eu que des rapports de service avec l'hťroÔque lieutenant-colonel Picquart. La lutte grandiose engagťe par quelques grands esprits, ťpris de lumiŤre et de vťritť, m'ťtait totalement inconnue. Dans l'arrÍt de la Cour, j'avais lu que mon innocence ťtait reconnue et qu'il ne restait plus au Conseil de guerre devant lequel j'ťtais renvoyť que l'honneur de rťparer une effroyable erreur judiciaire. Dans le mÍme aprŤs-midi du 5 juin, je remis la dťpÍche suivante, pour Ítre adressťe ŗ ma femme: ęDe coeur et d'‚me avec toi, enfants, tous. Pars vendredi. Attends avec immense joie le moment de bonheur suprÍme de te serrer dans mes bras. Mille baisers.Ľ Dans la soirťe arriva de Cayenne la brigade de gendarmerie chargťe d'assurer ma garde jusqu'au dťpart. Je vis partir les surveillants; il me semblait marcher dans un rÍve, au sortir d'un long et ťpouvantable cauchemar. J'attendis anxieusement l'arrivťe du _Sfax_. Le jeudi soir, je vis apparaÓtre au loin un panache de fumťe; bientŰt je reconnus un navire de guerre. Mais il ťtait trop tard pour que je pusse embarquer. Gr‚ce ŗ l'obligeance de M. le maire de Cayenne, j'avais pu recevoir un costume, un chapeau, quelque linge, ce qui m'ťtait, en un mot, strictement nťcessaire pour mon retour en France. Le vendredi matin, 9 juin, ŗ 7 heures, on vint me chercher ŗ l'Óle du Diable, dans la chaloupe du pťnitencier. Je quittai enfin cette Óle maudite oý j'avais tant souffert. Le _Sfax_, ŗ cause de son tirant d'eau, ťtait stationnť fort loin. La chaloupe me conduisit jusqu'ŗ l'endroit oý il ťtait ancrť, mais lŗ je dus attendre pendant deux heures qu'on voulŻt bien me recevoir. La mer ťtait forte et la chaloupe, vraie coquille de noix, dansait sur les grandes lames de l'Atlantique. Je fus malade, comme tous ceux qui ťtaient ŗ bord. Vers 10 heures, l'ordre vint d'accoster, je montai ŗ bord du _Sfax_, oý je fus reÁu par le commandant en second qui me conduisit ŗ la cabine de sous-officier qui avait ťtť spťcialement amťnagťe pour moi. La fenÍtre de la cabine avait ťtť grillťe (je pense que c'est cette opťration qui a provoquť ma longue attente ŗ bord de la chaloupe du pťnitencier); la porte, vitrťe, ťtait gardťe par un factionnaire en armes. Le soir je compris, au mouvement du navire, que le _Sfax_ venait de lever l'ancre et se mettait en marche. Mon rťgime ŗ bord du _Sfax_ ťtait celui d'un officier aux arrÍts de rigueur; j'avais une heure le matin, une heure le soir pour me promener sur le pont. Le reste du temps, j'ťtais renfermť dans ma cabine. Pendant mon sťjour ŗ bord du _Sfax_, je me conformais ŗ la conduite que j'avais adoptťe dŤs le dťbut, par sentiment de dignitť personnelle, me considťrant comme l'ťgal de tous. En dehors des besoins du service, je ne parlai ŗ personne. Le dimanche 18 juin nous arriv‚mes aux Óles du Cap Vert, oý le _Sfax_ fit du charbon, et nous en repartÓmes le mardi 20. La marche du navire ťtait lente, 8 ŗ 9 noeuds ŗ l'heure. Le 30 juin nous fŻmes en vue des cŰtes franÁaises. AprŤs cinq annťes de martyre, je revenais pour chercher la justice. L'horrible cauchemar prenait fin. Je croyais que les hommes avaient reconnu leur erreur, je m'attendais ŗ trouver les miens, puis, derriŤre les miens, mes camarades qui m'attendaient les bras ouverts, les larmes aux yeux. Le jour mÍme, j'eus la premiŤre dťsillusion, la premiŤre impression triste et douloureuse. Dans la matinťe du 30, le _Sfax_ stoppa. Je fus informť qu'un bateau viendrait me chercher pour me dťbarquer, sans qu'on voulŻt me dire oý serait effectuť le dťbarquement. Un premier bateau parut, il apportait simplement l'ordre de faire des exercices en pleine mer. Le dťbarquement ťtait remis. Toutes ces prťcautions, toutes ces allťes et venues mystťrieuses produisirent en moi une pťnible impression. J'eus comme une vague intuition des ťvťnements. Dans l'aprŤs-midi le _Sfax_ reprit sa marche lentement, en longeant les cŰtes. Vers 7 heures du soir, le croiseur stoppa de nouveau. La nuit ťtait noire, l'atmosphŤre brumeuse, la pluie tombait par rafales. Je fus prťvenu que le bateau ŗ vapeur viendrait me prendre dans la soirťe. A 9 heures du soir, on vint me dire qu'un canot ťtait au bas de l'ťchelle du _Sfax_ pour me conduire au bateau ŗ vapeur qui ťtait arrivť, mais qui ne pouvait se rapprocher davantage ŗ cause du mauvais temps. La mer ťtait dťmontťe, le vent soufflait en tempÍte, la pluie tombait abondamment. Le canot, soulevť par les flots, faisait des bonds effrayants au bas de l'ťchelle du _Sfax_ oý il avait peine ŗ se maintenir. Je ne pus que m'y prťcipiter et je me heurtai violemment contre le bordage, me blessant assez profondťment. Le canot se mit en marche sous les rafales de pluie. Saisi aussi bien par les ťmotions de ce dťbarquement que par le froid et l'humiditť pťnťtrante, je fus pris d'un violent accŤs de fiŤvre et me mis ŗ claquer des dents. A force de volontť et d'ťnergie, je pus cependant me dominer. AprŤs une course folle sur les vagues ťcumantes, nous abord‚mes au bateau ŗ vapeur, dont je pus ŗ peine gravir l'ťchelle, souffrant de la blessure que je m'ťtais faite aux jambes, en me prťcipitant dans le canot. J'observai toujours le mÍme silence. Le bateau ŗ vapeur se mit en marche, puis stoppa. J'ignorais totalement oý j'ťtais, oý j'allais; pas un mot ne m'avait ťtť adressť. AprŤs une heure ou deux d'attente, je fus invitť ŗ descendre dans le canot du bord. La nuit ťtait toujours aussi noire, la pluie continuait ŗ tomber, mais la mer ťtait plus calme. Je me rendis compte que nous devions Ítre dans un port. A deux heures et quart du matin, j'abordai ŗ un endroit que je sus depuis Ítre Port-Houliguen. Lŗ je fus introduit dans une calŤche, avec un capitaine de gendarmerie et deux gendarmes. Entre deux haies de soldats, cette calŤche me mena ŗ une gare. En gare, je montai, toujours avec les mÍmes compagnons, sans qu'une parole ait ťtť ťchangťe, dans un train qui, aprŤs deux ou trois heures de marche, m'amena ŗ une autre gare oý je descendis. J'y trouvai une nouvelle calŤche qui me mena au grand trot ŗ une ville, puis pťnťtra dans une cour. Je descendis et je m'aperÁus alors, au personnel qui m'entourait, que j'ťtais dans la prison militaire de Rennes; il ťtait environ six heures du matin. On comprend quelles avaient ťtť successivement ma surprise, ma stupťfaction, ma tristesse, ma douleur extrÍme d'un pareil retour dans ma patrie. Lŗ oý je croyais trouver des hommes unis dans une commune pensťe de justice et de vťritť, dťsireux de faire oublier toute la douleur d'une effroyable erreur judiciaire, je ne trouvais que des visages anxieux, des prťcautions minutieuses, un dťbarquement fou en pleine nuit sur une mer dťmontťe, des souffrances physiques venant se joindre ŗ ma douleur morale. Heureusement que pendant les longs et tristes mois de ma captivitť, j'avais su imposer ŗ mon moral, ŗ mes nerfs, ŗ mon corps, une immense force de rťsistance. Nous ťtions au 1er juillet. A neuf heures du matin, je fus prťvenu que je verrais ma femme quelques instants aprŤs dans la chambre voisine de celle que j'occupais. Cette chambre ťtait comme la mienne fermťe par un grillage serrť en bois, qui ne permettait pas de voir dans la cour; elle avait ťtť garnie d'une table et de chaises. Toutes les entrevues avec les miens, avec mes dťfenseurs, y eurent lieu. Si fort que je fusse, un violent tremblement me saisit, les larmes coulŤrent, ces larmes que je ne connaissais plus depuis si longtemps, mais je pus bientŰt me ressaisir. L'ťmotion que nous ťprouv‚mes, ma femme et moi, en nous revoyant, fut trop forte pour qu'aucune parole humaine puisse en rendre l'intensitť. Il y avait de tout, de la joie, de la douleur; nous cherchions ŗ lire sur nos visages les traces de nos souffrances, nous aurions voulu nous dire tout ce que nous avions sur le coeur, toutes les sensations comprimťes et ťtouffťes pendant de si longues annťes, et les paroles expiraient sur nos lŤvres. Nous nous content‚mes de nous regarder, puisant, dans les regards ťchangťs, toute la puissance de notre affection comme de notre volontť. La prťsence d'un lieutenant d'infanterie, chargť par ordre d'assister ŗ nos entretiens, gÍnait aussi toute intimitť. D'autre part, je ne savais rien des ťvťnements qui s'ťtaient ťcoulťs depuis cinq ans, j'ťtais revenu avec confiance; cette confiance avait ťtť fortement ťbranlťe par les pťripťties de la nuit ťmouvante que je venais de passer. Mais je n'osai interroger ma chŤre femme de crainte de lui procurer une douleur; de mÍme, elle prťfťra laisser ŗ mes avocats le soin de me mettre au courant. Ma femme fut autorisťe ŗ me voir tous les jours pendant une heure. Je revis aussi successivement tous les membres de nos familles et rien n'ťgale la joie que nous eŻmes de pouvoir enfin nous embrasser aprŤs tant d'annťes douloureuses. Le 3 juillet, Me Demange, Me Labori ťtaient auprŤs de moi. Je me jetai dans les bras de Me Demange, puis je fus prťsentť ŗ Me Labori. Ma confiance en Me Demange, en son admirable dťvouement, ťtait restťe inaltťrťe; je ressentis tout de suite une vive sympathie pour Me Labori qui avait ťtť, avec tant d'ťloquence et de courage, l'avocat de la vťritť et ŗ qui j'exprimai ma profonde gratitude. Puis Me Demange me fit succinctement le rťcit de l'ęAffaireĽ. J'ťcoutai haletant et dans mon esprit peu ŗ peu s'enchaÓnŤrent tous les anneaux de cette dramatique histoire. Ce premier exposť fut complťtť par Me Labori. J'appris la longue suite de mťfaits, de scťlťratesses, de crimes constatťs contre mon innocence. J'appris les actes hťroÔques, le suprÍme effort tentť par tant d'esprits d'ťlite; la superbe lutte entreprise par une poignťe d'hommes de grand coeur et de grand caractŤre contre toutes les coalitions du mensonge et de l'iniquitť. Pour moi, qui n'avais jamais doutť de la justice, quel effondrement de toutes mes croyances! Mes illusions ŗ l'ťgard de quelques-uns de mes anciens chefs s'envolŤrent une ŗ une, mon ‚me s'emplit de trouble et de douleur. Je fus saisi d'une immense pitiť, d'une grande douleur pour cette armťe que j'aimais. Dans l'aprŤs-midi, je vis mon cher frŤre Mathieu, qui s'ťtait dťvouť ŗ moi depuis le premier jour, qui ťtait restť sur la brŤche pendant ces cinq annťes, avec un courage, une sagesse, une volontť admirables; qui a donnť le plus bel exemple de dťvouement fraternel. Le lendemain 4 juillet, les avocats me remirent les comptes rendus des procŤs de 1898, l'enquÍte de la chambre criminelle, les dťbats dťfinitifs devant les chambres rťunies de la Cour de cassation. Je lus le procŤs Zola dans la nuit qui suivit, sans pouvoir m'en dťtacher. Je vis comment Zola fut condamnť pour avoir voulu et dit la vťritť, je lus le serment du gťnťral de Boisdeffre, jurant l'authenticitť du faux Henry. Mais en mÍme temps que ma tristesse s'augmentait, en considťrant avec douleur combien les passions ťgarent les hommes, en lisant tous les crimes commis contre l'innocence, un profond sentiment de reconnaissance et d'admiration s'ťlevait dans mon coeur pour tous les hommes courageux, savants ou travailleurs, grands ou humbles, qui s'ťtaient jetťs vaillamment dans la lutte pour le triomphe de la justice et de la vťritť, pour le maintien des principes qui sont le patrimoine de l'humanitť. Et ce sera dans l'histoire l'honneur de la France que cette levťe d'hommes de toutes les catťgories, de savants jusqu'ici enfouis dans les travaux silencieux du laboratoire ou du cabinet d'ťtudes, de travailleurs attachťs au dur labeur journalier, d'hommes politiques mettant l'intťrÍt gťnťral au-dessus de leur intťrÍt personnel, pour la suprťmatie des nobles idťes de justice, de libertť et de vťritť. Puis je lus l'admirable mťmoire prťsentť devant la Cour de cassation par Me Mornard et le sentiment de profonde estime que j'eus dŤs lors pour l'ťminent avocat ne fit que se fortifier encore quand je le connus et que je pus apprťcier sa haute et libre intelligence. Levť de bonne heure, entre quatre heures et cinq heures du matin, je travaillais tout le jour. Je compulsais avec aviditť les dossiers, marchant de surprise en surprise devant cet amas formidable d'incidents. J'appris l'illťgalitť du procŤs de 1894, la communication secrŤte aux membres du 1er Conseil de guerre, de piŤces fausses ou inapplicables, ordonnťe par le gťnťral Mercier, les collusions pour sauver le coupable. Je reÁus aussi dans cette pťriode des milliers de lettres d'amis connus ou inconnus, de tous les coins de France, de tous les coins de l'Europe et du monde; je n'ai pu les remercier individuellement, mais je tiens ŗ leur dire ici combien mon coeur s'est fondu ŗ ces touchantes manifestations de sympathie, quel bien j'en ai ťprouvť, quelle force j'y ai puisťe. J'avais ťtť trŤs sensible au changement de climat. J'avais constamment froid et je dus me couvrir trŤs chaudement, quoique nous fussions en plein ťtť. Dans les derniers jours du mois de juillet, je fus saisi de violents accŤs de fiŤvre, suivis de congestion du foie. Je dus m'aliter, mais, gr‚ce ŗ une mťdicamentation ťnergique, je fus bientŰt debout. Je me mis alors au rťgime unique du lait et des oeufs et je maintins ce rťgime durant tout mon sťjour ŗ Rennes. J'y ajoutai cependant de la kola durant les dťbats, afin de pouvoir rťsister et de tenir debout pendant ces longues et interminables audiences. L'ouverture des dťbats fut fixťe au 9 aoŻt. Je dus ronger mon frein; j'ťtais impatient pour ma chŤre femme, que je sentais ťpuisťe par ces continuelles ťmotions, comme pour moi-mÍme, de voir arriver le terme de cet effroyable martyre. J'ťtais impatient de revoir mes chers et adorťs enfants qui ignoraient encore tout, et de pouvoir, dans la tranquillitť, entre ma femme et eux, oublier toutes les tristesses du passť et renaÓtre ŗ la vie. XI Je ne raconterai pas ici les dťbats du procŤs de Rennes. Malgrť l'ťvidence la plus manifeste, contre toute justice et toute ťquitť, je fus condamnť. Et le verdict fut prononcť avec circonstances attťnuantes! Depuis quand y a-t-il des circonstances attťnuantes pour le crime de trahison? Deux voix cependant se prononcŤrent pour moi. Deux consciences furent capables de s'ťlever au-dessus de l'esprit de parti pour ne regarder que le droit humain, la justice, et s'incliner devant l'idťal supťrieur. Quant au verdict, que cinq juges ont osť prononcer, je ne l'accepte pas. Je signai mon pourvoi en revision le lendemain de ma condamnation. Les jugements des conseils de guerre ne relŤvent que du conseil de revision militaire; celui-ci n'est appelť ŗ se prononcer que sur la forme. Je savais ce qui s'ťtait dťjŗ passť lors du conseil de revision de 1894; je ne fondais donc aucun espoir sur ce pourvoi. Mon but ťtait d'aller devant la Cour de cassation pour lui permettre d'achever l'oeuvre de justice et de vťritť qu'elle avait commencťe. Mais je n'en avais alors aucun moyen, car en justice militaire, pour aller devant la Cour de cassation, il faut, aux termes de la loi de 1895, avoir un fait nouveau ou la preuve d'un faux tťmoignage. Mon pourvoi en revision devant la justice militaire me permettait donc simplement de gagner du temps. J'avais signť mon pourvoi le 9 septembre. Le 12 septembre, ŗ 6 heures du matin, mon frŤre Mathieu ťtait dans ma cellule, autorisť par le gťnťral de Galliffet, ministre de la Guerre, ŗ me voir sans tťmoin. La gr‚ce m'ťtait offerte, mais il fallait, pour qu'elle pŻt Ítre signťe, que je retirasse mon pourvoi. Quoique je n'attendisse rien de ce pourvoi, j'hťsitai cependant ŗ le retirer, car je n'avais nul besoin de gr‚ce, j'avais soif de justice. Mais, d'autre part, mon frŤre me dit que ma santť fort ťbranlťe me laissait peu d'espoir de rťsister encore longtemps dans les conditions oý j'allais Ítre placť, que la libertť me permettrait de poursuivre plus facilement la rťparation de l'atroce erreur judiciaire dont j'ťtais encore victime, puisqu'elle me donnait le temps, seule raison du pourvoi devant le tribunal de revision militaire. Mathieu ajouta que le retrait de mon pourvoi ťtait conseillť, approuvť par les hommes qui avaient ťtť, dans la presse, devant l'opinion, les principaux dťfenseurs de ma cause. Enfin je songeai ŗ la souffrance de ma femme, des miens, ŗ mes enfants que je n'avais pas encore revus et dont la pensťe me hantait depuis mon retour en France. Je consentis donc ŗ retirer mon pourvoi, mais en spťcifiant bien nettement mon intention absolue, irrťductible, de poursuivre la revision lťgale du verdict de Rennes. Le jour mÍme de ma libťration, je fis paraÓtre une note qui traduisait ma pensťe et mon invincible volontť. La voici: ęLe Gouvernement de la Rťpublique me rend la libertť. Elle n'est rien pour moi sans l'honneur. DŤs aujourd'hui, je vais continuer ŗ poursuivre la rťparation de l'effroyable erreur judiciaire dont je suis encore victime. ęJe veux que la France entiŤre sache par un jugement dťfinitif que je suis innocent. Mon coeur ne sera apaisť que lorsqu'il n'y aura pas un FranÁais qui m'impute le crime abominable qu'un autre a commis.Ľ FIN APPENDICE LETTRE A M. CHARLES DUPUY Ministre de L'Intťrieur.--Prťsident du Conseil DťpŰt de St-Martin-de-Rť, le 26 janvier 1895. Monsieur le Ministre, J'ai ťtť condamnť pour le crime le plus inf‚me qu'un soldat puisse commettre, et je suis innocent. AprŤs ma condamnation, j'ťtais rťsolu ŗ me tuer. Ma famille, mes amis m'ont fait comprendre que, moi mort, tout ťtait fini; mon nom, ce nom que portent mes chers enfants, dťshonorť ŗ jamais. Il m'a donc fallu vivre! Ma plume est impuissante ŗ vous retracer le martyre que j'endure; votre coeur de FranÁais vous le fera sentir mieux que je ne saurais le faire. Vous connaissez, monsieur le Ministre, la lettre missive qui a constituť l'accusation formulťe contre moi. Cette lettre, ce n'est pas moi qui l'ai ťcrite. Est-elle apocryphe?... A-t-elle ťtť rťellement adressťe, accompagnťe des documents qui y sont ťnumťrťs?... A-t-on imitť mon ťcriture, en vue de me viser spťcialement?... Ou bien n'y faut-il voir qu'une similitude fatale d'ťcriture? Autant de questions auxquelles mon cerveau seul est impuissant ŗ rťpondre. Je ne viens vous demander, monsieur le Ministre, ni gr‚ce, ni pitiť, mais justice seulement. Au nom de mon honneur de soldat qu'on m'a arrachť, au nom de ma malheureuse femme, au nom enfin de mes pauvres enfants, je viens vous supplier de faire poursuivre les recherches pour dťcouvrir le vťritable coupable. Dans un siŤcle comme le nŰtre, dans un pays comme la France, imbu des nobles idťes de justice et de vťritť, il est impossible que, avec les puissants moyens d'investigation dont vous disposez, vous n'arriviez pas ŗ ťclaircir cette tragique histoire, ŗ dťmasquer le monstre qui a jetť le malheur et le dťshonneur dans une honnÍte famille. Je vous en supplie encore une fois, monsieur le Ministre, au nom de ce que vous avez vous-mÍme de plus cher en ce monde, justice, justice, en faisant poursuivre les recherches. Quant ŗ moi, je ne demande que l'oubli et le silence autour de mon nom, jusqu'au jour oý mon innocence sera reconnue. Jusqu'ŗ mon arrivťe ici, j'avais pu ťcrire et travailler dans ma cellule, correspondre avec les divers membres de ma famille, ťcrire chaque jour ŗ ma femme. C'ťtait pour moi une consolation, dans l'ťpouvantable situation dans laquelle je me trouve, si ťpouvantable, monsieur le Ministre, qu'aucun cerveau humain ne saurait en rÍver une plus tragique. Hier encore heureux, n'ayant rien ŗ envier ŗ personne! Aujourd'hui, sans avoir rien fait pour cela, jetť au ban de la sociťtť! Ah! monsieur le Ministre, je ne crois pas qu'aucun homme, dans notre siŤcle, a endurť un martyre pareil. Avoir l'honneur aussi haut placť que qui que ce soit au monde et se le voir enlevť par ses pairs; y a-t-il pour un innocent une torture plus effroyable! Je suis, monsieur le Ministre, nuit et jour dans ma cellule en tÍte ŗ tÍte avec mon cerveau, sans occupation aucune. Ma tÍte, dťjŗ ťbranlťe par ces catastrophes aussi tragiques qu'inattendues, n'est plus trŤs solide. Aussi, vous demanderai-je de vouloir bien m'autoriser ŗ ťcrire et ŗ travailler dans ma cellule. Je vous demanderai aussi de me permettre de correspondre de temps en temps avec les divers membres de ma famille (beaux-parents, frŤres et soeurs). Enfin, j'ai ťtť avisť hier que je ne pourrai plus ťcrire que deux fois par semaine ŗ ma femme. Je vous supplie de me permettre d'ťcrire plus souvent ŗ cette malheureuse enfant, qui a si grand besoin d'Ítre consolťe et soutenue dans l'ťpouvantable situation que la fatalitť nous a faite. Justice donc, monsieur le Ministre, et du travail pour permettre ŗ son cerveau d'attendre l'heure ťclatante oý son innocence sera reconnue, c'est tout ce que vous demande le plus infortunť des FranÁais. Veuillez agrťer, monsieur le Ministre, l'assurance de ma haute considťration. ALFRED DREYFUS. LETTRES AU PR…SIDENT DE LA R…PUBLIQUE Iles du Salut, 8 juillet 1897. A Monsieur le Prťsident de la Rťpublique, Monsieur le Prťsident, Je me permets de venir faire encore un appel ŗ votre haute ťquitť, jeter ŗ vos pieds l'expression de mon profond dťsespoir, les cris de mon immense douleur. Je vous ouvrirai tout mon coeur, Monsieur le Prťsident, sŻr que vous me comprendrez. J'appelle simplement votre indulgence sur la forme, le dťcousu peut-Ítre de ma pensťe. J'ai trop souffert, je suis trop brisť, moralement et physiquement, j'ai le cerveau trop broyť pour pouvoir faire encore l'effort de rassembler mes idťes. Comme vous le savez, Monsieur le Prťsident de la Rťpublique, accusť, puis condamnť sur une preuve d'ťcriture, pour le crime le plus abominable, le forfait le plus atroce qu'un homme, qu'un soldat puisse commettre, j'ai voulu vivre, pour attendre l'ťclaircissement de cet horrible drame, pour voir encore, pour mes chers enfants, le jour oý l'honneur leur serait rendu. Ce que j'ai souffert, Monsieur le Prťsident de la Rťpublique, depuis le dťbut de ce lugubre drame, mon coeur seul le sait! J'ai souvent appelť la mort de toutes mes forces et je me raidissais encore, espťrant toujours enfin voir luire l'heure de la justice. Je me suis soumis intťgralement, scrupuleusement ŗ tout, je dťfie qui que ce soit de me faire le reproche d'un procťdť incorrect. Je n'ai jamais oubliť, je n'oublierai pas jusqu'ŗ mon dernier souffle que, dans cette horrible affaire, s'agite un double intťrÍt: celui de la Patrie, le mien et celui de mes enfants; l'un est aussi sacrť que l'autre. Certes, j'ai souffert de ne pouvoir allťger l'horrible douleur de ma femme, des miens; j'ai souffert de ne pas pouvoir me vouer corps et ‚me ŗ la dťcouverte de la vťritť; mais jamais la pensťe ne m'est venue, ne me viendra, de parvenir ŗ obtenir cette vťritť par des moyens qui puissent Ítre nuisibles aux intťrÍts supťrieurs de la Patrie. Je passerais sous silence la puretť de ma pensťe, si je n'avais pour garant la loyautť de mes actes, depuis le dťbut de ce lugubre drame. Je me suis permis, Monsieur le Prťsident, de faire un appel ŗ votre haute justice, pour faire cette vťritť; j'ai implorť aussi le Gouvernement de mon pays, parce que je pensais qu'il lui serait possible de concilier tout ŗ la fois les intťrÍts de la Justice, de la pitiť enfin, que doit inspirer une situation aussi ťpouvantable, aussi atroce, avec les intťrÍts du pays. Quant ŗ moi, Monsieur le Prťsident, sous les injures les plus abominables, quand ma douleur devenait telle, que la mort m'eŻt ťtť un bienfait, quand ma raison s'effondrait, quand tout en moi se dťchirait de me voir traitť ainsi comme le dernier des misťrables, quand enfin un cri de rťvolte s'ťchappait de mon coeur ŗ la pensťe de mes enfants qui grandissent, dont le nom est dťshonorť... c'est vers vous, Monsieur le Prťsident, c'est vers le Gouvernement de mon pays que s'ťlevait mon cri d'appel suprÍme, c'est de ce cŰtť que se tournaient toujours mes yeux, mon regard ťplorť. J'espťrais tout au moins, Monsieur le Prťsident, que l'on me jugerait sur mes actes. Depuis le dťbut de ce lugubre drame, je n'ai jamais dťviť de la ligne de conduite que je m'ťtais tracťe, que me dictait inflexiblement ma conscience. J'ai tout subi, j'ai tout supportť, j'ai ťtť frappť impitoyablement sans que j'aie jamais su pourquoi... et, fort de ma conscience, j'ai su rťsister. Ah! certes, j'ai eu des moments de colŤre, des mouvements d'impatience, j'ai laissť exhaler parfois tout ce qui peut jaillir d'amertume d'un coeur ulcťrť, dťvorť d'affronts, dťchirť dans ses sentiments les plus intimes. Mais je n'ai jamais oubliť un seul instant qu'au-dessus de toutes les passions humaines, il y avait la Patrie. Et cependant, Monsieur le Prťsident, la situation qui m'ťtait faite est devenue plus atroce chaque jour, les coups ont continuť ŗ pleuvoir sur moi, sans trÍve, sans jamais rien y comprendre, sans jamais les avoir provoquťs, ni par mes paroles ni par mes actes. Ajoutez ŗ ma douleur propre, si atroce, si intense, le supplice de l'infamie, celui du climat, de la quasi-rťclusion, me voir l'objet du mťpris, souvent non dissimulť, et de la suspicion constante de ceux qui me gardent nuit et jour, n'est-ce pas trop, Monsieur le Prťsident... pour un Ítre humain qui a toujours et partout fait son devoir? Et ce qu'il y a d'ťpouvantable pour mon cerveau dťjŗ si hallucinť, dťjŗ si hťbťtť, qui chavire ŗ tous les coups qui le frappent sans cesse, c'est de voir que, quelle que soit la rectitude de sa conduite, sa volontť invincible qu'aucun supplice n'entamera, de mourir comme il a vťcu, en honnÍte homme, en loyal FranÁais, c'est de se voir, dis-je, traitť chaque jour plus durement, plus misťrablement. Ma misŤre est ŗ nulle autre pareille, il n'est pas une minute de ma vie qui ne soit une douleur. Quelle que soit la conscience, la force d'‚me d'un homme, je m'effondre, et la tombe me serait un bienfait. Et alors, Monsieur le Prťsident, dans cette dťtresse profonde de tout mon Ítre broyť par les supplices, par cette situation d'infamie qui me brise, par la douleur qui m'ťtreint ŗ la gorge et qui m'ťtouffe, le cerveau hallucinť par tous les coups qui me frappent sans trÍve, c'est vers vous, Monsieur le Prťsident, c'est vers le Gouvernement de mon pays que je jette le cri d'appel, sŻr qu'il sera ťcoutť. Ma vie, Monsieur le Prťsident, je n'en parlerai pas. Aujourd'hui comme hier, elle appartient ŗ mon pays. Ce que je lui demande simplement comme une faveur suprÍme, c'est de la prendre vite, de ne pas me laisser succomber aussi lentement par une agonie atroce, sous tant de supplices infamants que je n'ai pas mťritťs, que je ne mťrite pas. Mais ce que je demande aussi ŗ mon pays, c'est de faire faire la lumiŤre pleine et entiŤre sur cet horrible drame; car mon honneur ne lui appartient pas, c'est le patrimoine de mes enfants, c'est le bien propre de deux familles. Et je supplie aussi, avec toutes les forces de mon ‚me, que l'on pense ŗ cette situation atroce, intolťrable, pire que la mort, de ma femme, des miens; que l'on pense aussi ŗ mes enfants, ŗ mes chers petits qui grandissent, qui sont des parias; que l'on fasse tous les efforts possibles, tout ce qui en un mot est compatible avec les intťrÍts du pays, pour mettre le plus tŰt possible un terme au supplice de tant d'Ítres humains. Confiant dans votre ťquitť, je vous prie, Monsieur le Prťsident de la Rťpublique, de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 25 novembre 1897. Monsieur le Prťsident, Je me permets de faire un nouvel et pressant appel ŗ votre haute ťquitť, jeter aussi ŗ vos pieds l'expression de mon profond dťsespoir. Depuis plus de trois ans, innocent du crime abominable pour lequel j'ai ťtť condamnť, je ne demande que de la justice, la dťcouverte de la vťritť. DŤs le lendemain de ma condamnation, quand M. le commandant du Paty de Clam est venu me trouver, au nom de M. le Ministre de la Guerre, pour me demander si j'ťtais innocent ou coupable, je lui ai rťpondu que non seulement j'ťtais innocent, mais que je demandais la lumiŤre, toute la lumiŤre, et j'ai sollicitť aussitŰt l'aide des moyens d'investigation habituels, soit par les attachťs militaires, soit par tout autre moyen dont dispose le Gouvernement. Il me fut rťpondu que des intťrÍts supťrieurs empÍchaient l'emploi de ces moyens d'investigation, mais que les recherches se poursuivraient. Depuis plus de trois ans donc, j'attends dans la situation la plus effroyable qu'il soit possible de rÍver, j'attends toujours, et les recherches n'aboutissent pas. Si donc, d'une part, des intťrÍts supťrieurs ont empÍchť, empÍchent probablement toujours, l'emploi des moyens d'investigation qui seuls peuvent permettre de mettre un terme ŗ cet effroyable martyre de tant d'Ítres humains, ŗ plus forte raison devais-je les respecter, et c'est ce que j'ai fait invinciblement. Mais, d'autre part, Monsieur le Prťsident, voilŗ plus de trois ans que dure cette effroyable situation, mes enfants grandissent dťshonorťs, ce sont des parias; leur ťducation est impossible, et j'en deviens fou de douleur... Les mÍmes intťrÍts ne peuvent cependant pas exiger que ma chŤre femme, mes pauvres enfants leur soient immolťs. Je viens simplement soumettre cette horrible situation ŗ votre haute ťquitť, ŗ celle du Gouvernement. Je viens simplement demander de la justice pour les miens, pour mes enfants, qui sont les premiŤres et les plus ťpouvantables victimes. Confiant dans votre haute ťquitť, je vous demande Monsieur le Prťsident, de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments dťvouťs et respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 20 dťcembre 1897. Monsieur le Prťsident, Je me permets de venir faire un appel suprÍme ŗ votre haute justice, ŗ celle du Gouvernement. Je dťclare simplement encore que je ne suis pas l'auteur de la lettre qui m'a ťtť imputťe; j'ajoute que tout mon passť, sur lequel la lumiŤre doit Ítre faite aujourd'hui, que toute ma vie s'ťlŤve et proteste contre la seule pensťe d'un acte aussi inf‚me. Depuis le premier jour de ce terrible drame, j'attends son ťclaircissement, un meilleur lendemain, la lumiŤre. La situation supportťe ainsi depuis plus de trois ans est aussi effroyable pour ma chŤre femme, pour mes malheureux enfants, que pour moi. Je viens simplement remettre leur sort, le mien, entre vos mains, entre celles de M. le Ministre de la Guerre, entre les mains de M. le Ministre de la Justice, de mon pays, pour demander s'il ne serait pas possible de donner une solution, de mettre enfin un terme ŗ cet ťpouvantable martyre de tant d'Ítres humains. Confiant dans votre haute ťquitť, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 12 janvier 1898. Monsieur le Prťsident, Innocent du crime abominable pour lequel j'ai ťtť condamnť, depuis le premier jour de ce lugubre drame je ne demande que la lumiŤre. Chaque fois que j'ai sollicitť l'intervention des moyens d'investigation dont dispose le Gouvernement, pour mettre enfin un terme ŗ cet horrible martyre de tant d'Ítres humains, il me fut rťpondu qu'il y avait en cause des intťrÍts supťrieurs au mien. Je me suis inclinť, comme je m'incline, comme je m'inclinerai toujours devant ces intťrÍts, comme c'est mon devoir. Voilŗ trois ans que j'attends. La situation est effroyable pour tous les miens, intolťrable pour moi. Il n'y a pas d'intťrÍts qui puissent exiger qu'une famille, que mes enfants, qu'un innocent leur soient immolťs. Je viens donc simplement faire appel ŗ votre haute justice, ŗ celle du Gouvernement, pour demander mon honneur, de la justice enfin pour tant de victimes innocentes. Confiant dans votre haute ťquitť, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 16 janvier 1898. Monsieur le Prťsident de la Rťpublique, Je rťsume et renouvelle l'appel suprÍme que j'adresse au Chef de l'…tat, au Gouvernement, ŗ M. le Ministre de la Guerre, pour demander mon honneur, de la justice enfin, si l'on ne veut pas qu'un innocent, qui est au bout de ses forces, succombe sous un pareil supplice de toutes les heures, de toutes les minutes, avec la pensťe ťpouvantable de laisser derriŤre lui ses enfants dťshonorťs. Confiant dans votre haute ťquitť, dans celle du Gouvernement, dans celle de M. le Ministre de la Guerre, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 1er fťvrier 1898. Monsieur le Prťsident, Je vous renouvelle, avec toutes les forces de mon Ítre, l'appel que j'ai dťjŗ adressť au Chef de l'…tat, au Gouvernement, ŗ M. le Ministre de la Guerre. Je ne suis pas coupable. Je ne saurais l'Ítre. Au nom de ma femme, de mes enfants, des miens, je viens demander la revision de mon procŤs, la vie de mes enfants, de la justice enfin pour tant de victimes innocentes. Confiant dans votre haute ťquitť, dans celle du Gouvernement, dans celle de M. le Ministre de la Guerre, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 7 fťvrier 1898. Monsieur le Prťsident, Depuis trois mois, dans la fiŤvre et le dťlire, j'ai adressť de nombreux appels au chef de l'…tat, au Gouvernement, sans pouvoir obtenir de solution, un terme ŗ cet effroyable martyre de tant d'Ítre humains. J'ai adressť un nouvel appel il y a quelques jours. Mais je viens de recevoir les lettres de ma chŤre femme, de mes enfants, et si mon coeur se brise, se dťchire, devant tant de souffrances immťritťes, il se rťvolte aussi. Comme je l'ai dťjŗ dit, comme je le rťpŤte encore, car tout cela est trop ťpouvantable, dŤs le lendemain de ma condamnation, c'est-ŗ-dire il y a plus de trois ans, quand M. le commandant du Paty de Clam est venu me trouver, au nom du Ministre de la Guerre, pour me demander si j'ťtais innocent ou coupable, j'ai dťclarť que non seulement j'ťtais innocent, mais que je demandais la lumiŤre, toute la lumiŤre, et j'ai sollicitť aussitŰt l'aide des moyens d'investigation habituels, soit par les attachťs militaires, soit par tout autre dont dispose le Gouvernement. Il me fut rťpondu alors que des intťrÍts supťrieurs empÍchaient les moyens d'investigation habituels, mais que les recherches se poursuivraient. J'ai attendu ainsi pendant plus de trois ans, dans la situation la plus effroyable qu'il soit possible; et les recherches n'aboutissent pas. Si donc, d'une part, des intťrÍts supťrieurs ont toujours empÍchť, doivent toujours empÍcher l'emploi des moyens d'investigation qui, seuls, peuvent mettre enfin un terme ŗ cet effroyable martyre de tant d'Ítres humains, ŗ plus forte raison devais-je respecter ces intťrÍts, et c'est ce que j'ai toujours fait invinciblement. Mais, d'autre part, cette situation dure depuis plus de trois ans, ma chŤre femme subit un martyre ťpouvantable, mes enfants grandissent dťshonorťs, en parias, j'agonise dans un cachot sous tant de supplices de l'infamie; il n'y a pas d'intťrÍt au monde, car ce serait un crime de lŤse-humanitť, qui puisse exiger qu'une femme, que des enfants, qu'un innocent leur soient immolťs. Je viens soumettre une derniŤre fois toute l'horreur tragique de cette situation ŗ votre haute ťquitť et ŗ celle du Gouvernement. Je viens demander de la justice pour les miens, la vie de mes enfants, un terme enfin ŗ ce martyre aussi effroyable de tant d'Ítres humains. Confiant dans votre haute ťquitť, dans celle du Gouvernement, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 12 mars 1898. Monsieur le Prťsident, Je vous ai adressť un appel, le 20 novembre dernier, pour demander la revision de mon procŤs. A la mÍme date, j'ai fait appel ŗ la loyautť du gťnťral de Boisdeffre, chef d'ťtat-major gťnťral de l'armťe, pour lui demander de vouloir bien exprimer au Chef de l'…tat son avis sur la revision. Cet avis ayant ťtť favorable, votre avis, Monsieur le Prťsident, a ťtť ťgalement favorable ŗ la revision, puisqu'il m'a ťtť dťclarť officiellement que la demande que je vous avais adressťe ŗ cette date avait ťtť transmise suivant la forme constitutionnelle au Gouvernement. Je rťitŤre donc purement et simplement aujourd'hui ces appels. Je fais donc appel ŗ votre haute ťquitť, ŗ celle du Gouvernement, pour demander, conformťment aux avis exprimťs ŗ la suite de cet appel du 20 novembre 1897, avis qui ne sauraient Ítre contraires aujourd'hui, dont la suite a ťtť favorable, puisqu'il m'a ťtť dťclarť officiellement que transmission en avait ťtť faite au Gouvernement, pour demander, dis-je, que justice soit enfin faite, que la revision ait enfin lieu. Confiant dans votre haute ťquitť, dans celle du Gouvernement, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 20 mars 1898. Monsieur le Prťsident, Je rťsume tous les appels prťcťdents. Innocent du crime abominable pour lequel j'ai ťtť condamnť, je viens faire appel ŗ la haute justice du Chef de l'…tat, pour demander la revision de mon procŤs. Confiant dans votre ťquitť, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 22 avril 1898. Monsieur le Prťsident, Ignorant quelle suite a ťtť donnťe aux demandes de revision que je vous ai adressťes, je les rťsume toutes en ces quelques mots. Innocent du crime abominable pour lequel j'ai ťtť condamnť, je fais appel ŗ la haute justice du Chef de l'…tat, pour obtenir la revision de mon procŤs. Confiant dans votre haute ťquitť, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 28 mai 1898. Monsieur le Prťsident, Depuis le mois de novembre 1897, j'ai adressť de nombreux appels au Chef de l'…tat pour demander de la justice pour les miens, un terme ŗ ce martyre aussi effroyable qu'immťritť de tant d'Ítres humains, la revision de mon procŤs. J'ai fait appel ťgalement au Gouvernement, au Sťnat, ŗ la Chambre des Dťputťs, ŗ ceux qui m'ont fait condamner, ŗ la Patrie en un mot, ŗ qui il appartient de prendre cette cause en mains. Car c'est la cause de la justice, du bon droit, parce que, depuis le premier jour de ce lugubre drame, je ne demande ni gr‚ces, ni faveurs, de la vťritť simplement, parce qu'enfin, quand il s'agit de ces deux choses, qui se nomment ęJustice, HonneurĽ, toutes les questions de personnes doivent s'effacer, toutes les passions doivent se taire. Tout cela dure depuis six mois, j'ignore toujours quelle est la suite dťfinitive donnťe ŗ toutes les demandes de revision, je ne sais toujours rien... si, je sais qu'une noble femme, ťpouse, mŤre, que deux familles pour qui l'honneur est tout, souffrent le martyre... Si, je sais qu'un soldat qui a toujours loyalement et fidŤlement servi sa patrie, qui lui a tout sacrifiť, situation, fortune, pour lui consacrer toutes ses forces, toute son intelligence, je sais que ce soldat agonise dans un cachot, livrť nuit et jour ŗ tous les supplices de l'infamie, ŗ toutes les suspicions immťritťes, ŗ tous les outrages. Encore une fois, Monsieur le Prťsident de la Rťpublique, au nom de ma femme et de mes enfants, des miens, je fais appel ŗ la Patrie, au premier magistrat du pays, pour demander de la justice pour tant de victimes innocentes, la revision de mon procŤs. Confiant dans votre haute ťquitť, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. Iles du Salut, 7 juin 1898. Monsieur le Prťsident, Depuis de longs mois, j'adresse appels sur appels au Chef de l'…tat, pour demander la revision de mon procŤs. J'ai rťitťrť encore cet appel, le 26 mai dernier. De jour en jour, d'heure en heure, j'attends une rťponse qui ne vient pas. Mes forces physiques, morales, diminuent chaque jour... Je ne demande plus qu'une chose ŗ la vie, pouvoir descendre apaisť dans la tombe, sachant le nom de mes enfants lavť de cette horrible souillure. S'il faut mourir victime innocente, je saurai mourir, Monsieur le Prťsident, lťguant mes pauvres malheureux enfants ŗ ma chŤre Patrie, que j'ai toujours fidŤlement et loyalement servie... Mais tout au moins, Monsieur le Prťsident, je sollicite de votre bienveillance une rťponse ŗ mes demandes de revision, rťponse que je vais attendre anxieusement, de jour en jour. Mettant toute ma confiance dans la haute ťquitť du Chef de l'…tat, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. A. DREYFUS. DEUX LETTRES A M. LE G…N…RAL DE BOISDEFFRE Iles du Salut, 5 juillet 1898. Mon Gťnťral, Le coeur perdu, le cerveau en lambeaux, c'est vers vous, mon gťnťral, que je viens encore jeter un nouveau cri de dťtresse, un cri d'appel plus poignant, plus dťchirant que jamais. Je ne vous parlerai ni de mes souffrances, ni des coups qui pleuvent sans repos ni trÍve sur moi sans jamais rien y comprendre, sans jamais les avoir provoquťs ni par un acte, ni par une parole. Mais je vous parlerai, oh! mon gťnťral, de l'horrible douleur de ma famille, des miens, d'une situation tellement tragique, que tous finiraient par y succomber. Je vous parlerai toujours et encore de mes enfants, de mes chers petits qui grandissent dťshonorťs, qui sont des parias, pour vous supplier, de toutes les forces de mon ‚me, les mains jointes dans une priŤre suprÍme, avec tout mon coeur de FranÁais, de pŤre, de faire tout ce qui est humainement faisable pour mettre le plus tŰt possible un terme ŗ cet effroyable martyre de tant d'Ítres humains. Oh! mon gťnťral, dites-vous bien que depuis deux ans et demi, bientŰt trois ans, il n'est pas une minute de ma vie, pas une seconde de mon existence, qui ne soit une douleur et que, si j'ai vťcu ces minutes, ces secondes ťpouvantables, oh! mon gťnťral, c'est que j'aurais voulu pouvoir mourir tranquille, apaisť, sachant le nom que portent mes enfants honorť et respectť. Aujourd'hui, mon gťnťral, ma situation est devenue trop atroce, les souffrances trop grandes, et... je chavire totalement. C'est pourquoi je viens encore jeter le cri de dťtresse poignante, le cri d'un pŤre qui vous lŤgue ce qu'il a de plus prťcieux au monde, la vie de ses enfants, cette vie qui n'est pas possible tant que leur nom n'aura pas ťtť lavť de cette horrible souillure. C'est avec toute mon ‚me qui s'ťlance vers vous dans cette ťpouvantable agonie, c'est avec tout mon coeur saignant et pantelant que je vous ťcris ces quelques lignes, sŻr que vous me comprendrez. Et je vous en supplie aussi, mon gťnťral, une bonne parole ŗ ma pauvre femme et l'assurance d'une aide puissante et honorable. Veuillez agrťer l'expression de mes sentiments respectueux. ALFRED DREYFUS. Iles du Salut, 8 septembre 1898. Mon Gťnťral, Je me permets de renouveler simplement la demande que je vous ai adressťe, il y a deux mois, sollicitant votre bienveillance, votre intervention pour appuyer mes demandes ŗ l'effet de mettre un terme ŗ notre ťpouvantable martyre, sollicitant aussi toujours votre protection pour mes malheureux enfants, les plus terribles victimes dans ce drame. Confiant dans votre ťquitť, je vous demande de vouloir bien agrťer l'expression de mes sentiments dťvouťs et respectueux. ALFRED DREYFUS. 453.--Lib.-Imp. rťunies, 7, rue Saint-BenoÓt, Paris. * * * * * Liste des modifications: Page 40: ędmissibleĽ remplacť par ęadmissibleĽ (Il n'est pas admissible,) Page 51: ęnonsĽ par ęnousĽ (Pauvre ami, nous ťtions si heureux,) Page 71: ęd'autanĽ par ęd'autantĽ (et ma souffrance est d'autant plus terrible) Page 75: ęqneĽ par ęqueĽ (Nous n'aurons le droit de mourir que lorsque) Page 141: ęinfinimentsĽ par ęinfinimentĽ (des infiniment petits.) Page 151: ęcassonnadeĽ par ęcassonadeĽ (c'est-ŗ-dire plus de cafť, plus de cassonade;) Page 216: ęcourrrierĽ par ęcourrierĽ (j'attends mon courrier,) Page 278: ędispopositionsĽ par ędispositionsĽ (Dans le cas oý, contrairement aux dispositions) Page 279: ęmunifestationsĽ par ęmanifestationsĽ (toutes ces manifestations de ma douleur,) Page 311: ępersoneĽ par ępersonneĽ (sans jamais craindre rien ni personne...) Page 341: ęhautreĽ par ęhauteĽ (un appel ŗ votre haute ťquitť,) Page 347: ędťlareĽ par ędťclareĽ (Je dťclare simplement encore) Page 357: ęmeĽ par ęneĽ (Je ne demande plus qu'une chose ŗ la vie) End of the Project Gutenberg EBook of Cinq annťes de ma vie, by Alfred Dreyfus *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CINQ ANN…ES DE MA VIE *** ***** This file should be named 38031-8.txt or 38031-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/8/0/3/38031/ Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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61,012 words • 1016h 52m read

— End of Cinq années de ma vie, 1894-1899 —

Book Information

Title
Cinq années de ma vie, 1894-1899
Author(s)
Dreyfus, Alfred
Language
French
Type
Text
Release Date
November 16, 2011
Word Count
61,012 words
Library of Congress Classification
DC
Bookshelves
FR Biographie, Mémoires, Journal intime, Correspondance, Browsing: Biographies, Browsing: History - General
Rights
Public domain in the USA.