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NOTES SUR LA TRANSCRIPTION:
—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.
—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.
—La table des matièrs a été rajoutée dans ce livre électronique.
—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
a^{bc}.
BARNABÉ
OUVRAGES
DE
_FERDINAND FABRE_.
LES COURBEZON 1 vol.
(ouvrage couronné par l’Académie française.)
JULIEN SAVIGNAC 1 vol.
MADEMOISELLE DE MALAVIEILLE 1 vol.
LE CHEVRIER 1 vol.
L’ABBÉ TIGRANE 1 vol.
LE MARQUIS DE PIERRERUE:—LA RUE DU PUITS-QUI-PARLE 1 vol.
—— —— —LE CARMEL DE VAUGIRARD 1 vol.
BARNABÉ 1 vol.
BARNABÉ
PAR
FERDINAND FABRE
[Illustration: LOGO]
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
_Libraire de la Société des Gens de Lettres_
PALAIS-ROYAL, 17-19, GALERIE D’ORLÉANS
1875
Tous droits réservés.
_Je dédie ce livre_
_à_
_HECTOR MALOT,_
_Comme un témoignage de mon amitié._
_FERDINAND FABRE._
_Septembre 1874._
TABLE DES MATIÈRES.
Page
PRÉAMBULE 1
LIVRE PREMIER——_LA COMÉDIE_
I. 7
II. 16
III. 29
IV. 40
V. 50
VI. 60
VII. 69
VIII. 80
IX. 93
X. 104
LIVRE DEUXIÈME—_L’IDYLLE_
I. 117
II. 129
III. 144
IV. 156
V. 171
VI. 185
VII. 197
VIII. 209
IX. 222
X. 233
LIVRE TROISIÈME—_LE DRAME_
I. 249
II. 262
III. 274
IV. 286
V. 301
VI. 316
VII. 330
VIII. 343
IX. 358
X. 377
CONCLUSION 399
BARNABÉ
_PRÉAMBULE_
...C’est une chose désolante! On m’écrit du Midi qu’un à un les
ermitages se ferment, que les ermites, besace au dos, quittent leurs
chapelles solitaires et qu’on ne les voit plus revenir. Les ordres
sont-ils partis de la préfecture ou de l’évêché? Des deux côtés à la
fois, pense-t-on. Quel dommage! Ah! le pittoresque, cette richesse de
nos contrées, va perdre singulièrement!
Mon Dieu, je sais bien que les _Frères libres de Saint-François_, comme
aimaient à se faire appeler les membres de cette corporation absolument
laïque, avaient à la longue infiltré dans la pratique de la règle plus
de liberté qu’il ne convenait. Par exemple, il était peu édifiant, à
Bédarieux, de voir, le lundi, jour de marché, les ermites des montagnes
voisines sortir du cabaret de la _Grappe-d’Or_ en titubant, en se
bousculant, en vociférant, puis regagner, à la nuit, leurs demeures
isolées en décrivant des zigzags ridicules dans la poussière des
chemins...
Mais puisque ces frocards grotesques, qu’on regardait s’en aller
«_dodelinant de la tête et marmottant de la bouche_,» ne scandalisaient
en aucune façon nos populations méridionales, qui ne confondirent
jamais les détenteurs des ermitages avec les curés des paroisses,
pourquoi leur enlever violemment ces moines fantaisistes, sans
caractère religieux véritable, recrutés dans les fermes, non dans les
séminaires, paysans dans le fond, nullement prêtres, et capables, quand
la besogne pressait aux champs, de manœuvrer pour le premier venu ou
la serpette dans la vigne, ou la gaule dans l’olivette, ou la faucille
dans les blés? Hélas! ils avaient leurs faiblesses, paraît-il, et ces
faiblesses les ont perdus.
Qui tiendra désormais les ermitages en état? Va-t-on laisser
s’écrouler, à la cime de nos montagnes sourcilleuses, ces maisonnettes
parfois si gaies, parfois si terribles, selon les dispositions
gracieuses ou violentes du site, mais toujours si hospitalières et si
charmantes?
En décembre, étiez-vous surpris par la neige, chassant la grive
parmi les genévriers de Camplong, ou le lièvre dans les pierrailles
semées de thym de Lunas, vite vous couriez frapper à l’ermitage de
Saint-Sauveur ou à celui de Notre-Dame de Nize, et vous étiez accueilli
à bras ouverts. Quel feu flambant de ramures sèches de châtaigniers
dans l’âtre, et quelles santés à saint Hubert avec le vin quêté aux
meilleurs endroits du pays! Pour les chiens, vous n’aviez pas à vous
en occuper; cela regardait l’ermite, qui les caressait, les pansait
s’ils étaient blessés, et les installait en un coin sur de la paille
fraîche, une écuelle bien remplie sous le nez. Ces braves Frères libres
de Saint-François, quel entrain, quelle verve et quels rires éclatants
avec les chasseurs!
Du reste, il était de tradition en nos Cévennes, quand le titulaire
d’un ermitage venait à mourir, de lui donner pour successeur un homme
«_gai et bien délibéré_.» Les curés exigeaient bien du candidat
certaines garanties: il fallait qu’il fût réputé honnête par toute
la contrée, qu’il pratiquât très ostensiblement la religion,
qu’il fût célibataire ou veuf... Mais il avait beau réunir les
conditions requises, si on lui connaissait l’esprit morose, il était
impitoyablement rejeté.
«Avant d’endosser l’habit de saint François, va-t-en apprendre à rire,»
dit un jour Simon Garidel, maire des Aires, à un rustre mélancolique
qui sollicitait en larmoyant son appui pour obtenir l’ermitage de
Saint-Michel.
* * * * *
Maintenant, un mot, au point de vue historique, sur nos ermites
cévenols.
_La Confrérie des Frères libres de Saint-François_, qui vient de
disparaître, était fort ancienne; les renseignements puisés aux
meilleures sources en font remonter l’établissement dans nos pays au
commencement du treizième siècle, à la guerre des Albigeois.
Après le sac de Béziers, des reîtres, détachés des bandes de Simon de
Montfort, s’éparpillèrent dans nos villages où, trouvant le vin bon,
les femmes jolies, ils contractèrent des alliances et se fixèrent.
Mais le mariage et le jus de nos vignes plantureuses n’eurent pas
des douceurs égales pour tous ces guerriers vagabonds. On compta bon
nombre de réfractaires. Ceux-ci, gens farouches, échappés sans doute
des cloîtres, que le légat Pierre de Castelnau avait fait ouvrir
à deux battants pour grossir les rangs des Croisés, une fois les
hérétiques dépêchés par le fer et le feu, ne songèrent qu’à revenir
à la vie paisible du couvent. A la cime de nos montagnes, qu’ils
avaient couvertes de ruines, ils se bâtirent d’étroits sanctuaires, et
d’autorité, sous le vocable d’«_ermites_», s’en impatronisèrent les
maîtres. Ce fut seulement vers 1218, quand le concile de Latran eut
reconnu solennellement l’Ordre des Franciscains, que nos Réguliers sans
règle des Cévennes s’arrogèrent le nom pompeux de _Frères libres de
Saint-François_.
Après la mort de ces moines-soldats, comme nos populations
enthousiastes goûtaient fort les pèlerinages, les abbayes sur le
territoire desquelles on avait édifié ces chapelles rustiques, en
prirent la direction souveraine, en y maintenant un frère-lai, lequel,
veuf de toute onction sacerdotale, vivait au milieu des paysans,
recevait leurs aumônes, et, aux termes de la Chronique, avait la
mission expresse de les «_édifier_». La célèbre abbaye de Joncels
pourvut, durant des siècles, à nos ermitages de la haute vallée d’Orb.
A la Révolution française, éclipse totale des Frères libres de
Saint-François; on n’en découvre la trace nulle part.
Cependant, dès 1805, l’apaisement s’était fait dans les esprits, et
le catholicisme, un moment aboli, ayant reparu triomphant depuis le
Concordat, on parla, chez nous, de restaurer les pèlerinages aux
chapelles votives. Les chapelles étaient bien demeurées debout; mais où
retrouver les ermites? Le fait est que les curés des paroisses, heureux
de céder à l’entraînement général, chargèrent des laïques pieux du soin
de nettoyer les ermitages et de mettre ces sanctuaires, dédiés aux
saints de la contrée, dans un état de décence qui permît d’y célébrer
la messe, au jour marqué des processions.
Jusqu’en 1819, ce furent ces honnêtes et dévots paysans—tantôt le
maître d’école, tantôt le sacristain, quelquefois le maire lui-même du
village—qui furent les ermites bénévoles de Saint-Michel des Aires ou
de Notre-Dame de Cavimont.
Mais vers cette époque, tout changea brusquement. Amnistiés d’avance
par l’exaltation religieuse que, sur divers points de nos campagnes, la
plantation des croix de Mission avait portée au paroxysme, quelques-uns
des laïques affectés à l’entretien des ermitages, se réclamant de
la tradition, osèrent revêtir l’habit monastique et ressusciter la
corporation éteinte des Frères libres de Saint-François.
En vain les desservants, effrayés d’une telle audace, en appelèrent-ils
à l’autorité diocésaine; les évêques, enfiévrés eux-mêmes par
l’excitation devenue endémique, négligèrent de prendre une décision et
finirent par fermer les yeux.
C’est grâce à cette tolérance inouïe, qui prit sa source, nous en
sommes convaincu, dans un sentiment respectable de propagande pieuse,
que, durant quarante années, nous avons vu, dans tout le midi de la
France, les Frères libres de Saint-François, rustauds masqués en
Religieux, commettre toutes sortes d’exactions. Au lieu de se vouer
exclusivement, ainsi que l’avaient fait les soldats de Simon de
Montfort ou les frères-lais des abbayes, à la propreté des sanctuaires
rustiques, ils quêtèrent partout pour vivre, et comme l’argent
salit ceux qui n’ont pas l’âme assez haute pour le mépriser, nos
ermites-paysans se vautrèrent dans l’ignominie.
Certes, le clergé des campagnes, si méritant, si respecté au pays
cévenol, tenta tous les moyens pour rendre les Frères libres plus
dignes de l’habit qu’ils s’étaient indûment attribué. Rien n’y fit.
L’homme de la terre resta, sous le froc, âpre, violent, purement
instinctif comme sous le sarrau, et il n’a pas fallu moins que la
gendarmerie pour délivrer la religion d’auxiliaires capables seulement
de la compromettre et de la déshonorer.
LIVRE PREMIER
_LA COMÉDIE_
I
M. Brémontier, mon maître d’école, me prouve qu’il a du nerf.
Dans mon enfance, la haute vallée d’Orb, à elle seule, comptait
six ermitages: Notre-Dame de Nize, Saint-Pantaléon de Boubals,
Saint-Sauveur de Camplong, Saint-Raphaël de la Bastide, Saint-Michel
des Aires et Notre-Dame de Cavimont. Trop jeune à dix ans pour être
autorisé à suivre les processions qui, à certains jours de fête, au
branle-bas de toutes les cloches de la ville, escaladaient nos rudes
pics cévenols vers les chapelles votives, je me souviens encore
avec quel étonnement ébahi je contemplais les Frères libres de
Saint-François, soit que le frère Barnabé, envoyé par mon oncle, curé
des Aires, vînt nous voir à la maison, soit que par hasard j’avisasse
un de ses confrères dans la rue. Tout me charmait en eux: et le miroir
du bourdon, et les coquilles de la pèlerine, et la croix en laiton de
l’énorme chapelet.
—Frère, une image!... Je vous en prie, Frère, donnez-moi une image!
Lui s’arrêtait court, tirait un rouleau de papier des profondeurs
de ses grandes poches, le dépliait à mes yeux éblouis, découpait
prestement un saint ou une sainte avec son couteau aiguisé comme un
rasoir, et me remettait son cadeau en me demandant ma demeure et mon
nom.
—Voilà notre maison, répondais-je levant la main.
Souvent il me suivait, et ma mère reconnaissait sa générosité envers
moi, tantôt par un long pli de saucisses, tantôt par une grosse tranche
de jambon. Quelquefois, ayant feint de m’oublier, le finaud paraissait
juste au moment où nous nous mettions à table, et, malgré mon père,
un peu bien surpris de l’arrivée d’un pareil convive, ma mère lui
indiquait un siége. Pauvre mère! pauvre mère!...
J’avais fini par faire la connaissance presque intime des six ermites
de la vallée; je savais leurs noms, et les jours de foire, bien sûr
de les voir arriver tous les six pour quêter dans la foule, j’allais
les attendre au pont de la rivière d’Orb, à l’entrée du faubourg
Saint-Louis.
—Hé! frère Barnabé!... Hé! frère Venceslas!... Hé! frère
Barthélemy!... Hé! frère Adon!... Hé! frère Agricol!... Hé! frère
Gratien!... m’écriais-je, les appelant au fur et à mesure qu’ils
passaient et battant joyeusement des mains.
Combien de fois je fus admis à l’honneur de les soulager de leur besace
encore vide ou à celui encore plus grand de marcher, tenant entre mes
doigts la croix luisante de leur chapelet flottant! Mes camarades—des
gamins ébouriffés—m’enviaient tant de préférences, et nous regardaient
défiler, les yeux pleins de cette bonne grosse envie des enfants, d’où
les luttes, les douleurs, les déconvenues de la vie n’ont pas encore
chassé la naïveté.
—Est-il heureux! avaient-ils l’air de me crier avec une sorte de rage.
En effet, j’étais heureux. Songez donc, être devenu l’ami des ermites,
qui distribuaient des images, racontaient des histoires merveilleuses,
et, au besoin, si mon gousset sonnait creux, pouvaient payer ma place à
la _comédie_.
Ah! la comédie!...
Chez nous, tout spectacle, de quelque nature qu’on le suppose,
s’appelait la comédie. Une représentation de _Sainte Geneviève de
Brabant ou l’Innocence reconnue_, dans un vaste hangar de la rue du
Moulin-à-l’Huile, comédie! Les tours de passe-passe d’un escamoteur
ambulant dans une maison suspecte du quartier du Château, comédie! Un
combat féroce entre des ours pyrénéens et nos terribles chiens-loups
des Cévennes, sous la tente, au Planol, petite place située au bout de
la grande rue, comédie, toujours comédie!
A ces réunions bruyantes, les Frères libres de Saint-François n’avaient
garde de manquer. Que de fois, je vis les têtes des ermites Barnabé
Lavérune et Venceslas Labinowski, deux robustes gaillards, grands
comme des peupliers de la rivière d’Orb, émerger au-dessus de la foule!
Que de fois, j’entendis leurs éclats de rire détonner sur l’assistance
pareils à des fanfares joyeuses! Que de fois je me sentis transporté
par leurs applaudissements frénétiques, soit que Geneviève de Brabant
eût fait faire une gentille cabriole à sa biche, soit que l’escamoteur
fort habilement eût extrait sa muscade du nez d’un paysan tout ébaubi,
soit que nos chiens, race obstinée et courageuse, eussent roulé sous le
poteau du cirque l’ours, hurlant, ensanglanté, vaincu.
Cependant, si je voyais avec plaisir tous les ermites de la haute
vallée d’Orb, j’avoue que deux seulement me tenaient au cœur: Barnabé
Lavérune, frère de Saint-Michel des Aires, et Venceslas Labinowski,
frère de Notre-Dame de Cavimont. Pour Barnabé, la chose allait de soi.
Ermite de Saint-Michel des Aires, petit village des bords de la rivière
dont mon oncle était desservant, il n’avait jamais cessé de fréquenter
chez nous. Depuis des années, il était comme une sorte de trait d’union
ambulant entre le presbytère des Aires et notre maison de la rue de la
Digue. Mon oncle avait-il besoin que ma mère lui achetât un rabat neuf;
sa gouvernante Marianne, pour fêter quelque gros doyen des environs,
manquait-elle de pâtisseries:—«Barnabé!» lui criait-on.—Il partait.
Du reste, il était le premier Frère libre de Saint-François que j’eusse
vu. Puis il possédait un âne... oh! un âne! Il s’appelait Baptiste. Un
jour, Barnabé eut la patience admirable, comme je m’entêtais à vouloir
monter sur sa bête, de me faire faire le tour de la ville, tenant la
bride de Baptiste à la main. Le brave homme!
Les circonstances et les considérations de famille n’entraient pour
rien dans l’affection que, dès longtemps, j’avais vouée au frère
Labinowski. Je m’étais attaché à lui spontanément, charmé par la
douceur de sa voix, l’affabilité séduisante de ses manières. Oh! il
n’avait eu besoin de me bourrer les poches ni d’images ni de médailles.
Les jours où l’ermite de Cavimont paraissait à Bédarieux, je ne le
quittais point d’une semelle, et lui, brusque, hautain, sévère, qui ne
savait souffrir aucun enfant auprès de sa personne, me prenait par la
main et m’amenait partout, même au cabaret. Quels bons petits dîners
en un coin de la _Grappe-d’Or_, tandis que ma famille, inquiète, me
cherchait par toute la ville!
Comme il était Polonais et parlait assez mal le français, je rendais
quelques menus services au frère Venceslas: il n’était pas rare, par
exemple, que je l’aidasse à formuler ses demandes d’argent aux portes
des riches où il osait aller frapper, car l’ermite de Cavimont n’eût
accepté, lui, ni saucisse, ni boudin, ni lard, ni victuailles d’aucune
sorte. Il lui fallait de l’argent, rien que de l’argent. Il se disait
le dernier rejeton d’une famille noble de son pays, et certainement sa
tournure fière, ses façons un peu insolentes étaient bien faites pour
donner quelque vraisemblance à de pareilles prétentions.
Bien que je marchasse à peine sur mes onze ans, et qu’il y eût quelque
naïveté à m’abreuver de longs récits, cet homme ne tarissait pas avec
moi sur ses aventures. Il avait fait la guerre en Pologne en 1831;
s’était distingué au premier rang; avait traversé la Russie sur un
chariot au milieu des tourbillons de neige et des bandes hurlantes
de loups affamés; avait passé trois ans en Sibérie; s’était sauvé
après avoir tué deux de ses gardiens; avait pu gagner la France, et
le chanoine Kostka, arrière petit-neveu de saint Stanislas Kostka, de
Pologne, aujourd’hui prêtre auxiliaire de Saint-Roch, à Montpellier,
lui avait obtenu de monseigneur l’évêque l’ermitage de Notre-Dame de
Cavimont...
J’ai toujours pensé qu’en récitant à un enfant le long journal de sa
vie, le frère Venceslas n’avait d’autre but que de s’exercer dans la
pratique de notre langue, laquelle lui devenait, me disait-il, de
première nécessité.
* * * * *
Mais Barnabé, un peu marri sans doute de l’abandon où je le laissais
les jours de foire et de marché, me dénonça à mes parents comme allant
mendier aux portes avec l’ermite de Cavimont et poussant les choses
jusqu’à tendre la main pour lui. Le coup était de bonne guerre, il
porta. Mon père, furieux, me reconduisit lui-même chez M. Brémontier,
le maître d’école avec qui je labourais péniblement les premières pages
de l’_Epitome_, et me recommanda au chapitre.
M. Brémontier, un sous-officier du premier empire échappé de
la Bérésina,—pourquoi ne s’y était-il pas noyé avec tant
d’autres!—n’avait pas besoin de stimulant, quand il s’agissait de
dauber ses élèves. Il me réprimanda de sa grosse voix bourrue. Puis,
quand mon père fut sorti, décrochant un nerf de bœuf, jaune, desséché,
noueux, qui pendait derrière la porte, il m’en asséna le long des
épaules plusieurs coups qui me jetèrent à plat sur le carreau.
—Cela t’apprendra! ricanait mon bourreau, cela t’apprendra!
Cela ne m’apprit rien; car, un mois après, comme les souvenirs de cette
scène s’étaient effacés, et que ma mère, indignée des brutalités du
maître d’école, avait presque congédié Barnabé, première cause de mon
malheur, je parvins à dépister la surveillance des miens et à me rendre
bien en avant de la ville pour attendre Venceslas. Justement nous
étions au 22 septembre, jour où se tient, à Bédarieux, la foire la plus
belle, la plus populeuse de l’année. Evidemment, l’ermite de Cavimont
ne pouvait manquer de passer bientôt sur la route d’Hérépian. Je me
rasai dans un champ, au milieu d’une luzernière assez haute, derrière
une haie épaisse, non loin de la grange de M. Lautrec, et j’attendis.
Des paysans, des paysannes défilaient sous mon œil attentif, les hommes
juchés royalement sur leurs montures, les femmes marquant la trace de
leurs pieds nus dans les ornières du chemin. Je vis passer M. Combal,
maire des Aires. Il se prélassait à califourchon sur un mulet noir
magnifique et avait en croupe sa fille Juliette, toute fraîche et toute
contente. Sa femme, la Combale, courbée sur un bâton tout défléchi par
le service, cheminait péniblement à quelques pas. Pourquoi Juliette
laissait-elle sa mère se fatiguer ainsi, au lieu de lui céder sa place
et de marcher? Ah! mauvais cœur!... Sur un chariot attelé d’un gros
cheval de labour, je remarquai le marguillier Simon Garidel avec son
fils Simonnet. Il me parut que Simonnet faisait des signes à Juliette
Combal et lui souriait, mais je n’en suis pas sûr absolument. Je
reconnus encore bien des visages: entre autres celui de Jean Maniglier,
dit _Braguibus_, le joueur de fifre, le sorcier, le chanteur... Ah!
j’aperçus aussi M. Martin, curé d’Hérépian...
On jasait avec animation. Deux fois, au milieu de phrases volubiles,
je saisis au vol le nom de Venceslas. Que lui voulait-on? Je tendis
l’oreille. Plus rien...
Il allait sans doute arriver, le Frère que j’aimais tant! J’explorai la
route d’un regard rapide. Là-bas, un groupe de jeunes gens s’avançaient
en chantant. Je ne l’ai pas oublié, il était environ sept heures
du matin, et le soleil, émergeant au-dessus des montagnes comme la
gueule chauffée à blanc d’une fournaise, rougissait déjà les grands
blocs granitiques du mont Caroux.—Mon Dieu! mon Dieu! mon Venceslas
qui ne paraissait point.—Enfin le voilà! pensai-je, démêlant, dans
les derniers lambeaux de la brume matinale, à quelque distance de ma
luzernière, une longue silhouette couronnée d’un vaste chapeau.
On s’approchait. Ciel! c’était Barnabé. Mon oncle, maigre et pâle, se
tenait sur Baptiste, que son maître, armé d’une houssine, fouaillait
impitoyablement à tour de bras. Je reconnus également le personnage
qui, monté sur une mule aux yeux farouches, cheminait à côté de mon
oncle. C’était M. Anselme Benoît, le médecin des Aires et autres lieux.
Quand tout ce monde, parlant haut, frôla la haie qui me cachait, on
devine si ma tête disparut dans les hautes herbes et si je retins ma
respiration.
—Ce Venceslas est un véritable brigand de la Calabre! s’exclama frère
Barnabé de sa voix de basse profonde.
—C’est un scélérat digne de la corde! ajouta M. Anselme Benoît.
—C’est pis que tout cela, conclut mon oncle, frère Labinowski est un
sacrilége!
Ils s’éloignèrent.
II
Notre héros saigne du nez devant la statue de Paul Riquet, à Béziers.
Je fus atterré. Qu’avait fait Venceslas, mon Venceslas? Je restai
longtemps couché dans la luzerne, non que je redoutasse de me
montrer,—Barnabé et mon oncle étant passés, je n’avais désormais plus
rien à craindre,—mais je sentis tout à coup mes forces m’abandonner.
Que reprochait-on au Frère de Notre-Dame de Cavimont? Quel était son
crime? Dieu! moi qui étais l’ami de Venceslas, ne me trouverais-je pas
confondu dans l’accusation qui pesait sur lui? Certes, les jours de
foire, le curé des Aires, frère Barnabé, M. Anselme Benoît, quelquefois
M. Combal, le maire, avaient l’habitude de venir à Bédarieux; mais,
après le méchant coup de l’ermite de Cavimont, qui sait si ce n’était
pas pour me juger qu’ils y venaient aujourd’hui? Tous avaient un air
indigné bien fait pour justifier mes appréhensions.
La paralysie me gagnait les membres, et je me sentais la tête lourde.
Un instant, il me sembla que la haie vive qui me séparait du chemin
exécutait une sarabande folle autour de moi. Tout tournait: et la
grange de M. Lautrec avec son pigeonnier bariolé de pigeons, et les
longues rangées de mûriers de la Bastide, et le clocher de l’ermitage
de Saint-Raphaël, dont, à travers les touffes épaisses des saules
blancs, j’entrevoyais la toiture rouge, de l’autre côté de l’Orb.
J’ignore combien de temps je passai dans cet état d’écrasante
prostration. Oh! les peurs de l’enfance, qui les a oubliées! Mes
terreurs obsédantes—il était évident qu’à mon insu j’avais dû tremper
dans le forfait dont Venceslas s’était rendu coupable—finirent par
avoir raison de ma pensée haletante, de mes nerfs malades, et je
m’endormis, pelotonné dans ma luzernière comme un lapin que les chiens
ont traqué,—quels chiens féroces que nos pensées!—et qui retrouve
enfin son trou.
Quand je revins à moi, la route d’Hérépian à Bédarieux se trouvait
absolument déserte. Mes regards se portèrent au ciel. Le soleil avait
marché à pas de géant, et remplissait la vallée tout entière de
gerbes d’or à profusion. Qui sait? peut-être était-il tard déjà. Et
personne pour demander l’heure! Je me passai la main sur le front,
comme tout étourdi. Je pensai à ma mère, à mon père, qui en ce moment
sans doute se mettaient à table avec mon oncle, Barnabé, M. Anselme
Benoît... Comment les aborder?—Si je partais pour Notre-Dame de
Cavimont?—L’audace des enfants ne mesure pas les obstacles. Je me mis
debout et, sans plus ample délibération, par un bond de jeune chevreau,
je sautai sur le chemin.
—Et que fais-tu donc là, toi? me cria une voix féroce.
Je me retournai. O terreur! des broussailles de la haie je vis saillir
le bicorne d’un gendarme.
—Je ne fais rien... je ne fais rien...
—Veux-tu bien filer chez ton père, polisson, et laisser la justice
tranquille.
—La justice!... la justice!...
Je n’attendis pas qu’on me répétât le commandement, car on avait
commandé. Par le sentier de la grange de M. Lautrec, je gagnai les
bords de la rivière au pas de course, traversai vivement la passerelle
sur l’Orb, franchis le petit bois du Cros tout d’une haleine, et
rentrai dans la ville par le faubourg Trousseau.
Comme je passais devant l’église Saint-Alexandre, les douze coups de
midi sonnèrent à la grosse horloge du clocher.
* * * * *
Sauf mon père, que ses travaux d’architecture retenaient souvent dans
une vaste chambre au troisième, où il lavait à l’encre de Chine des
plans que je trouvais admirables, quand j’entrai, tout le monde était
assis autour de la table: mon oncle, le Frère, le médecin. Ma mère et
Marion, notre bonne, vaquaient dans la cuisine aux derniers apprêts du
repas.
—Tu cours donc toujours? me dit le curé des Aires voyant mon front
ruisselant.
—Vous comprenez, mon oncle, les jours de foire..., balbutiai-je.
Il m’embrassa et n’ajouta plus un mot.
—Eh bien! as-tu vu ton Venceslas aujourd’hui, pétiot? me demanda
Barnabé en m’allongeant une tape amicale sur la joue.
—J’étais au Planol tout à l’heure, répondis-je, esquivant la question,
et comme ces hommes de la Catalogne ont perdu l’ours qui leur restait,
cette après-midi on fera battre des ânes avec les chiens-loups de la
montagne. Si vous voulez que j’amène faire battre Baptiste?
—Est-il fou, cet enfant! s’écria le Frère: attacher ma bête au poteau
et la laisser tranquillement dévorer!
—Baptiste ruera pour se défendre comme les autres, dis-je.
Mon père entra.
Une fois la soupe dépêchée,—à Bédarieux, on la mange à midi,—chacun
respira.
—Savez-vous, demanda mon père, si l’on a mis la main sur le Frère de
Cavimont? Depuis ce matin, toute la ville est en rumeur à cause de lui.
—La gendarmerie est à ses trousses, répondit mon oncle; mais elle ne
l’a pas saisi.
—Le saisira-t-elle? intervint M. Anselme Benoît. Je ne le crois pas.
Venceslas Labinowski, qui a passé trois années en Sibérie, y dépista la
police russe. Comment n’échapperait-il pas à nos bons gendarmes? Ils
sont si bêtes!...
—Oh! pour ça, j’en réponds, interrompit Barnabé, éclatant de rire.
On leur en fait voir de grises tout de même, à ces pauvres gendarmes.
Et tenez, moi qui vous parle, une fois, à Saint-Pons, avec M.
Cœurdevache...
Il s’arrêta court.
—Une fois? interrogea mon oncle, arrêtant un regard sévère sur
l’ermite de Saint-Michel... Cette aventure n’est pas à votre louange,
et je vous invite à ne pas réveiller le souvenir de M. Cœurdevache, de
Saint-Pons.
Barnabé, subitement terrifié, laissa tomber son nez dans son assiette,
et dévora, sans oser relever la tête, le bouilli de mouton que ma mère
venait de lui servir.
—Mais enfin, reprit mon père, après un silence de quelques minutes,
vous qui êtes renseignés, fixez-moi sur cette aventure, car on la
raconte de mille façons.
—Voici la vérité vraie, dit mon oncle.
Et, ayant déposé avec précaution sa fourchette et son couteau, s’étant
essuyé les lèvres par ce geste à la fois solennel et recueilli dont les
ecclésiastiques contractent l’habitude à l’autel, il allait prendre son
élan, quand M. Anselme Benoît, lui faisant un signe:
—Prenez garde, monsieur le curé, vous êtes atteint d’une affection de
la gorge qui, pour le moment, n’offre rien de grave, je le crois, mais
qui vous condamne à de grands ménagements...
—Pourtant, mon ami..., hasarda le pauvre saint homme, pris brusquement
d’une légère toux.
—Vous voyez... vous voyez, s’écria le docteur, voilà une quinte! Quand
je vous le disais!... Taisez-vous, je vous en prie, et au besoin je
vous l’ordonne... Barnabé parlera pour vous. Il n’a pas la langue trop
mal pendue, notre Frère... Allons, Barnabé!
L’ermite leva sur l’assistance une face radieuse. Heureux de saisir la
balle au bond, avant d’avaler le morceau qui lui emplissait la bouche:
—Tous, ici, vous connaissez mon fils Félibien Lavérune?
barbouilla-t-il.
—Nous le connaissons, répondirent mon père et M. Anselme Benoît.
—Comme vous le savez, il est dans les horlogeries, et travaille
présentement à Moret, département du Jura, un pays aussi loin des Aires
que Pâques est loin de la Trinité. S’il vous faut son adresse, il
demeure rue des Balances, vis-à-vis M. Pincedos, bourrelier...
—Eh! que nous fait votre fils! interrompit M. Anselme Benoît, prêt à
se fâcher. Parlez-nous de Venceslas Labinowski et laissez à tous les
diables Félibien Lavérune avec son bourrelier.
—Figurez-vous donc, poursuivit Barnabé, difficile à intimider,
figurez-vous donc que, toutes les fois que je vais à Béziers,—ce qui
m’arrive de cent en quarante, car les quêtes ne rapportent pas un fétu
de ce côté-là,—je n’en reviens jamais sans être allé boire un coup
chez M. Briguemal, horloger dans la rue Française. Pensez, c’est là que
Félibien apprit son métier; puis ce sont des gens si bien éduqués,
ces Briguemal! Madame Briguemal porte au cou une chaîne en or, en or
fin, s’il vous plaît, qui pèse au moins une demi-livre... Pour lors,
voici qu’avant-hier, vers les onze heures du soir, après avoir mis à
sec, de compagnie avec M. Briguemal, trois bouteilles de vin blanc de
Maraussan...
—Trois bouteilles! se récria mon oncle.
—Oh! des fioles de rien, aussi petites que des fioles d’apothicaire...
—Eh bien? demanda M. Anselme Benoît.
—Eh bien, je descendais pour me coucher vers l’_Auberge des
Deux-Mulets_, où m’attendait Baptiste, quand, traversant la Place de la
Citadelle, devinez qui j’aperçus sous les arbres de la promenade?...
Pardi! Venceslas... Ah! j’en jure Dieu, il me fallut plus d’un coup
d’œil pour le reconnaître. Ni froc, ni capuchon, ni pèlerine, ni
chapelet, ni chapeau de Frère; un monsieur, je vous prie, un monsieur,
le cigare à la bouche et la canne à la main. Etait-ce possible,
paradis du Seigneur? Le maraussan—un coquin de vin tout de même qui
fait des siennes sans en avoir l’air—ne m’avait-il pas brouillé les
vitres? Comptez que ce n’était pas tout: notre homme se pavanait
comme un roi, tenant à son bras gauche une femme qui laissait flotter
une écharpe de soie à sa taille et sur sa tête un bonnet à rubans...
Peut-être ne le savez-vous pas, mais moi qui ai voyagé, une fois
jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle et deux fois jusqu’à Rome, je vous
apprendrai qu’il y a comme ça, dans les grandes villes, des créatures
sans conduite ni religion qui...
—Barnabé! interrompit mon oncle avec un clignement d’yeux qui me
désignait.
L’ermite, trop prompt à battre l’amble sur un sujet scabreux, demeura
tout interdit.
—Continuez, voyons, c’est très amusant, lui dit M. Anselme Benoît.
Les rênes lui étant rendues, le Frère reprit carrière.
—Il y a au bout de la promenade de Béziers le piédestal de la statue
de Paul Riquet, un homme tout en bronze, à ce que l’on dit, de pied
en cap..... Vous allez voir... Semblablement au renard qui cherche
son terrier, je me faufilai derrière ce piédestal de marbre, et,
n’osant aborder mon couple sans être bien sûr du fait, je l’observai
attentivement... Monsieur le curé, fâchez-vous si vous ne pouvez
retenir votre colère: tout d’un coup, comme il n’y avait pas grand
monde rôdant par là, Venceslas prit cette femme dans ses bras et
l’embrassa, en répétant: «Catherine! Catherine!...»
—Barnabé, c’est inconvenant, à la fin! s’écria mon oncle.
—Je le sais, monsieur le curé. Aussi je ne fis ni une ni deux; je
sautai de ma cachette et posai cinq doigts au collet du Frère de
Cavimont.
«—Ah! rufian! ah! homme sans foi ni loi! lui criai-je.
«—Eh bien! qu’est-ce que je fais? eut-il le front de me répondre.
«—Comment, misérable, tu ne vois pas que tu déshonores le métier?
«—Alors, parce qu’on est Frère libre de Saint-François, on n’a pas le
droit de se promener avec sa sœur?
«—Ta sœur!... Est-ce que les sœurs ont des écharpes de soie et des
bonnets à rubans? Tu crois donc parler à un conscrit? Tu crois donc que
je ne connais pas les femmes, moi? J’ai été marié; la preuve, c’est que
j’ai un enfant dans les horlogeries, à Moret, département du Jura; et
je saisies femmes par cœur, les honnêtes aussi bien que...»
—Les autres, interjeta vivement mon oncle, toujours à l’affût de
quelque énormité.
«—Les honnêtes et les autres...» Mais comme je ne le lâchais mie, et
que mon poignet commençait à lui peser lourd sur la poitrine, sans que
j’y prisse méfiance, Venceslas passa une de ses jambes à travers les
miennes, fit un mouvement brusque de tout le corps, pareillement à
Baptiste quand je l’étrille à rebrousse-poil, et nous nous trouvâmes
séparés. Seulement lui disparaissait dans une ruelle obscure avec sa
Catherine, tandis que moi, étendu comme une bête morte sur le gravier
de la promenade, je ramassais un à un mes quatre membres endoloris
et essayais de les faire jouer. Quel coup! Je ne vis pas le fil de
la chose. C’est un coup de la Pologne sans doute... Je pus enfin me
relever, rattraper mon chapeau que la bise emportait, secouer la pauvre
soutane que me donna M. le curé, tout endommagée par la chute, et me
traîner jusqu’à un banc de pierre qui se trouvait là. Lorsque je fus
assis, je m’aperçus que le sang coulait de mon nez comme coule l’eau
claire de ma fontaine de Saint-Michel... Ah! scélérat de Venceslas! si
nous nous rencontrons jamais à la fourche de deux chemins!...
Mon oncle resta grave. Mon père réprima une furieuse envie de rire.
Quant à M. Anselme Benoît, moins discret, il éclata bruyamment.
* * * * *
Les transports exhilarants du docteur blessèrent l’ermite. Le paysan,
que l’ignorance où il se débat rend ombrageux, a comme nous la peur
terrible du ridicule. De ses deux petits yeux noirs, où la malice et la
colère pétillaient ensemble, il dévisagea d’abord M. Anselme Benoît,
placé en face de lui; puis, lestement, projetant son bras par-dessus la
table, il le saisit à l’épaule et le secoua.
Cette familiarité, qui dépassait toutes les bornes, ne parut offusquer
en aucune façon le médecin des Aires, un rustre qu’on avait arraché à
la charrue pour aller appliquer des cataplasmes à l’hôpital Saint-Eloi,
à Montpellier, et qui en était revenu trois ans après avec un diplôme
d’officier de santé; mais elle agréa médiocrement à mon père.
—Barnabé, dit-il au Frère, je crains un peu que vous ne confondiez ma
maison avec le cabaret de la _Grappe-d’Or_. Une autre fois, je vous
prierai de prendre votre repas à la cuisine, en compagnie de Marion.
—Et j’y serai mieux qu’avec vous, car Marion au moins ne se gaussera
pas de moi, riposta-t-il.
—Personne, ici, ne songe à se moquer de vous. On vous permet donc de
continuer l’histoire de Venceslas, à une condition pourtant, c’est que
vous surveillerez vos expressions.
—Mes expressions! mes expressions!... Ah ça! croyez-vous que moi,
j’ai, durant des années, poli comme vous le banc des écoles avec le
fond de mes chausses! J’étais vannier quand ce bon M. le curé, qui
avait dit un mot de la chose à Monseigneur, me fit présent d’une
soutane et du même coup m’accorda l’ermitage de Saint-Michel. Voilà.
Je parle donc avec les mots de chez nous, et, lorsque la langue se
trouve à court, les bras l’aident à finir la besogne... Je vous baille
présentement l’histoire amoureuse de Venceslas, et M. le médecin me rit
au nez. Qui sait s’il rirait d’aussi bon appétit, si je vous racontais
la sienne. Tout le monde connaît, aux Aires et dans les environs, que
les jupons ne lui font pas peur, à M. Anselme Benoît.
Mon oncle leva la tête et fut au moment de lancer quelques paroles
vives à Barnabé, peut-être à le sommer d’avoir à quitter la table; mais
un chatouillement qu’il éprouva soudain à la gorge lui ravit toute
haleine, et il recommença à tousser.
—Voilà ce dont vous êtes cause, vous! dit le docteur à l’ermite d’un
ton irrité.
Ce reproche atteignit profondément le Frère de Saint-Michel. Sa face se
crispa, et ses _vitres_, comme il appelait ses yeux, se troublèrent.
Obéissant à son cœur, resté bon dans la perversion native du sens
moral, il se leva et alla tomber à genoux aux pieds de mon oncle.
—Monsieur le curé, mon excellent monsieur le curé, je vous jure, foi
d’honnête homme, que je ne vous occasionnerai plus le moindre déplaisir.
Et, pour donner une idée des regrets qui lui bouleversaient l’âme, de
son poing fermé il s’asséna un coup terrible sur la poitrine.
Mon oncle, touché, se pencha. A l’étonnement général, il embrassa le
Frère.
—Pardonnez-lui tous, balbutia d’une voix éteinte le curé des Aires. Si
vous saviez avec quel dévouement Marianne et lui me soignèrent, pendant
la longue pneumonie qui m’a laissé cette affreuse toux... Ce pauvre
ermite!... Tout le temps que dura la crise, le jour, la nuit, Barnabé
ne déserta pas mon chevet, me souriant, m’encourageant, m’administrant
tisanes et potions, ses deux yeux inquiets fixés sur moi. Et comme
il était docile à la moindre parole de Marianne, comme il volait au
moindre geste, ici, là, partout où on avait besoin de l’envoyer! Ah!
il ne ressemble guère à Barthélemy Pigassou, ermite de Saint-Raphaël!
Barnabé seul, je m’en souviens, parvenait, sans me faire souffrir, à me
retourner dans mon lit, tantôt sur le côté gauche, tantôt sur le côté
droit, tantôt sur le dos. Un malade est toujours exigeant. Eh bien!
tous mes caprices ne purent lasser sa bonne volonté. Jusqu’au moment où
il me fut permis de me lever, le Frère se montra aussi serviable, aussi
empressé, aussi généreux. Et quelle joie quand il me vit debout! Je ne
puis y songer encore sans me sentir ému et sans lui redire ces mots que
je lui ai répétés si souvent: «Merci, mon Barnabé, merci!»
Il fut contraint de s’arrêter.
Il y eut un long moment de silence. Ma mère pleurait presque. Quant à
moi, il s’en fallait que je fusse à mon aise. Je n’avais plus faim.
III
Venceslas Labinowski, par des arguments péremptoires démontre qu’il
n’est pas boiteux.
Cependant le dîner, qui n’était pas près de finir, Marion ayant voulu
se distinguer, après avoir commencé d’une façon joyeuse, menaçait de se
terminer fort tristement. Chacun tenait les yeux fixés sur son assiette
et mangeait d’un air ennuyé. Le plus morne était mon père, désolé de
sa sévérité envers l’ermite de Saint-Michel, sévérité qui avait pu
affliger mon oncle, habitué à tout supporter du Frère et à tout lui
passer. Comment réparerait-il sa faute? C’est à quoi il songeait. A
la longue, rien ne lui sembla plus capable de faire oublier à Barnabé
l’admonestation un peu dure de tout à l’heure, que de l’inviter à
poursuivre le récit de l’aventure de Venceslas Labinowski. La mauvaise
humeur de l’ermite, s’il en conservait, disparaîtrait bientôt, noyée
dans les flots de son éloquence, un peu trop salée sans doute, mais
abondante, curieuse, singulièrement drôle et imagée.
—Eh bien, Barnabé, lui dit-il, vous nous avez mis l’eau à la bouche et
vous nous plantez là maintenant?
—Mais..... balbutia le Frère, promenant des yeux pleins d’hésitation
autour de la table.
—Il nous faut la fin de votre histoire, insista mon père.
—Il nous la faut absolument, appuya M. Anselme Benoît.
—Puis-je parler, monsieur le curé? demanda-t-il d’un ton humble,
presque piteux.
Mon oncle se contenta d’acquiescer du geste.
—Vous comprenez, dit l’ermite, repartant toutes voiles dehors,
que voir couler son sang rouge sur le gravier, à la nuit, dans une
ville étrangère, il y a là de quoi vous bouleverser tout l’estomac.
Pourtant je ne perdis pas la caboche. Je m’encourus à l’_Auberge
des Deux-Mulets_, où, m’étant plongé, comme fait un canard, quatre
ou cinq fois la tête dans l’abreuvoir aux bêtes, la fraîcheur de
l’eau arrêta la rivière de mon nez... Vous voyez d’ici la nuit que
je dus passer. Ah! je vous le déclare, je ne rêvai point, ainsi que
cela m’arrive quelquefois, de mon magot de Saint-Michel.—Vous ne le
répéterez à personne, mais sachez que, sans que ça paraisse, j’ai bien
six mille francs de bons écus blancs au fond d’un bas pour établir
Félibien, «_quand son heure sera venue_», comme on lit dans le saint
Evangile.—Au petit jour, je bridai hardiment Baptiste, et nous
allâmes rôder à travers la ville. Pour dire vérité, je comptais bien
achever de remplir l’outre de peau de bouc que ma bête portait sur son
dos et où il manquait dix litres encore; mais au fond, si j’allais
vaguer par tout Béziers, c’était dans l’espoir de rencontrer Venceslas.
Quelle bataille! Rien ne m’eût empêché d’assommer sur place ce vaurien,
ni ma soutane, ni mon bourdon, ni la règle de Saint-François, ni le
bon Dieu lui-même en personne. On est homme avant d’être ermite,
me semble-t-il... J’eus beau fouiller les places, les boulevards,
n’oublier aucune de ces ruelles où s’abritent, semblablement à des
taupes en leurs terriers, les méchantes femmes sans vergogne, pas
plus de Venceslas que sur ma main.—Oh! je rencontrai M. Briguemal.
Il allait porter une pendule à la sous-préfecture. Quelle pendule,
Seigneur-Jésus! Figurez-vous que c’était un homme en bronze, tout
pareil à Paul Riquet, et que les heures lui sonnaient dans le ventre...
—Avançons, Barnabé, avançons! interrompit M. Anselme Benoît.
—M. Briguemal fit jouer le grand ressort, puis...
—Et Venceslas? interjeta mon père.
—M’y voilà, les amis, m’y voilà...
Il se recueillit quelques secondes.
Il continua:
—Cependant notre promenade, de Saint-Aphrodise à Saint-Jacques et
de Saint-Jacques à la Madeleine,—il y a cinquante églises dans ce
Béziers, mais on n’y est pas plus dévot pour ça,—ennuyait visiblement
Baptiste, et d’autant plus que, un verre de vin par-ci, une bouteille
de vin par-là au pauvre Frère, l’outre de bouc était devenue comble
à souhait... Que faire?..... Peut-être, ayant rompu le licou de
Saint-François pour courir après Catherine, mon gueux de Venceslas, son
régal fini, était-il rentré à Notre-Dame de Cavimont.
«—En route, Baptiste, mon ami! m’écriai-je en montrant le chemin de
chez nous.
«Et nous laissâmes Béziers et M. Briguemal derrière les talons.
«Tout en cheminant, il me vint bien comme ça dans les esprits d’aller
au plus pressé, et, auparavant de bouter pieds à Saint-Michel, de
monter en droiture à Notre-Dame de Cavimont. Malheureusement, à la
descente de Pétafy, laquelle dévale profond pareille à une route qui
piquerait sa pointe en enfer, Baptiste eut un faux pas, s’abattit
sous sa charge un peu lourde en vérité, et mon outre s’endommagea.
J’arrangeai la chose vivement, ne pouvant souffrir que mon vin arrosât
les cailloux. Mais j’eus beau serrer de force la peau de bouc avec
ma ficelle, l’outre resta malade, et je dus songer à regagner la
maison sans pratiquer le moindre crochet. Une fois mon vin mis dans la
barrique, nous verrions bien du reste de quoi il retournerait entre
Venceslas Labinowski et moi. J’étais pour qu’il retournât une bonne
volée de coups de trique à rompre les os à ce Polonais.»
Il respira, vida son verre, s’essuya le front, puis reprit:
—Hier donc j’étais debout dès trois heures du matin... Quelle lune
grosse et ronde!... Vous comprenez, j’avais le plan de prendre mon
drôle entre les deux draps, la pie au nid, comme on dit. Je cassai une
croûte, dis un bonjour au vin nouveau, un petit bonjour de rien, car
il s’agissait de garder la tête en clarté, fis mes adieux à Baptiste,
et me voilà déboulant vers la vallée d’Orb. Une nuit aussi claire que
le jour, et pas un homme, pas une charrette sur la route. J’étais si
content que j’en riais tout seul.—A propos, j’oubliais d’ajouter que
moi, qui plus que pas un aime à accompagner ma marche du bourdon, je
n’avais pas pris le mien à cette fête. Il y aurait bagarre entre le
Frère de Cavimont et celui de Saint-Michel, il grèlerait des coups,
et je ne devais point exposer mon bourdon, lequel est joli, délicat,
orné des quatre animaux évangéliques taillés au couteau par Caramel,
de Bédarieux... Tenez! ce Caramel possède des doigts d’ange. Il m’a
montré une canne en buis, qu’il fabrique pour M. Lautrec, de la rue
du Château, qui vaut son pesant d’or. Il y a, pour appuyer la main,
une tête de chien parlante, et, à chaque nœud que forme le bois, il
a figuré des coquilles de la mer en tout pareilles à celles de ma
pèlerine. Il n’y manque rien, à ces coquilles de la mer...
—Allons, bon! s’écria M. Anselme Benoît; après M. Briguemal, c’est
Caramel à présent.
—Barnabé, dit mon père impatienté, il s’agit de Venceslas Labinowski.
Un moment, le Frère regarda dans le vide. Évidemment, perdu lui-même
dans la trame de son récit, qu’il compliquait à plaisir, il avait
quelque peine à se retrouver. Néanmoins, l’angoisse de ce rustre trop
prolixe ne fut pas de longue durée. Tout à coup, son œil vague redevint
vif et clair: l’esprit égaré entrevoyait sa route et de nouveau allait
y marcher librement.
Il poursuivit:
—En escaladant la côte de Cavimont, je réfléchis que peut-être
conviendrait-il, avant de sauter au combat, de s’armer les mains
d’un long et solide gourdin. Venceslas avait bataillé dans son pays
contre les armées des Russes, puis il était très expert dans la
savate polonaise, comme il m’en cuisait encore au nez. Justement, à
deux pas du sentier, l’aube, qui souriait à peine, me montra un épais
taillis de rouvres.—Ce taillis appartient à M. Étienne Baticol, maire
d’Hérépian.—J’y entrai, j’étendis le bras et je coupai un jeune plant.
Il était fort tout ensemble et souple à l’égal d’un osier. Il ferait
bon travailler avec cet instrument. Ah! je vous promets que j’atteignis
promptement le plateau de Cavimont. Deux enjambées, et je touchai à la
porte de l’ermitage.
«—Venceslas! Venceslas! m’écriai-je, descends de là-haut! Viens donc:
un particulier qui passe par ici aurait deux mots à te dire à l’oreille.
«J’attendis, mon bâton en arrêt.
«La maison garda le silence.
«—Venceslas! Venceslas Labinowski! criai-je encore.
«Et mon rouvre ébranla les volets du rez-de-chaussée. La danse
commençait.
«Aucune réponse... Ni les volets ni la porte ne bougèrent.
«—Je suis Barnabé, Barnabé Lavérune! dis-je, collant mes lèvres au
trou de la serrure. Descends! J’arrive pour te rendre ce que tu me
donnas à Béziers, près du piédestal de Paul Riquet...
«Un hibou que le jour levant dérangeait, car le ciel ouvrait de plus en
plus son grand œil du côté de la terre, sortit d’un trou de la muraille
et s’en alla battant des ailes. Voilà toute la réponse qu’on me fit.
«—Ohé! Frère sans conduite et sans règle! ohé! gibier de potence!
repris-je, frappant encore à tour de bras, tantôt la porte, tantôt les
volets. Ah! tu ne veux pas sortir du lit; tu trouves sans doute qu’il
est plus commode de faire le flambart sur les promenades des villes,
avec des femmes de perdition, que de regarder en face le visage de
l’honnête homme qui te réclame. Sois tranquille, je vas m’asseoir ici
sur ton seuil, et tu ne perdras rien pour attendre. Nous verrons, bête
féroce, quand la faim te fera sortir du terrier, si ta mère de la
Pologne te mit dans les veines de l’eau de sa cruche ou du véritable
sang.
«Pendant que je bataillais ainsi tout seul, le soleil avait montré le
bout de son nez. Aucun bruit sur le haut plateau de Cavimont, si ce
n’est celui des oisillons voletant parmi les buissons de cades poussés
aux crevasses du rocher. Je crois pourtant avoir ouï le cri rauque d’un
aigle. Vous savez, l’aigle noir des Hautes-Cévennes, assez rare chez
nous. Pour sûr, il y en avait un par là guettant quelque lièvre ou
quelque lapin, comme moi je guettais Venceslas.
«Ah ça! pensai-je, si finalement le Frère n’était pas revenu de ses
caravanes à Béziers!
«C’est toujours la bonne idée qui nous arrive la dernière... Mon
rouvre, très dur encore que très pliant, avait singulièrement endommagé
les volets de la fenêtre basse. Une des planches, mangée aux vers
sans doute, était tombée en morceaux sous mes frappements. Par cette
brèche, je regardai en l’intérieur de l’ermitage. Quel désordre, ciel
du bon Dieu! On eût dit que le diable était passé par là avec toute sa
clique de démons. Lit bouleversé et vide, chaises renversées, cruche
cassée au milieu de la pièce.—Quand je songe à Saint-Michel, où tout
reluit comme la prunelle de mon œil!—Je ne balançai pas une minute,
et je donnai un coup de poing dans une vitre en papier.—Quoi, un
ermitage si joli, et des vitres en papier aux fenêtres! Ça me fit mal
à voir...—L’espagnolette, peu assujettie, céda, et je m’insinuai dans
la maison. Je courus de la cave au grenier, tenant, bien entendu, mon
rouvre haut levé. Il faut des précautions en ce monde.
«O mes amis, quelle désolation! L’ermitage était pillé, pillé comme
par des voleurs, quand ils ne laissent aux gens que les yeux pour
pleurer. Les armoires, ouvertes à deux battants, ne contenaient plus
de linge; les tableaux des murailles—j’en avais connu trois dans des
cadres dorés représentant: le premier, Notre Seigneur donnant lui-même
notre règle à saint François; le second, Notre Seigneur aux Oliviers;
le troisième, la Sainte Vierge se promenant, entourée d’anges, sur le
plateau de Cavimont, avec sainte Anne, sa mère,—décrochés; les missels
où lisaient les curés voisins les jours de procession, emportés. Mon
pied heurta sur les dalles quelque chose qui fit du bruit, c’était la
clef de la chapelle.
«Pourvu qu’il ne l’ait pas dévalisée aussi, cet ennemi du bon Dieu! me
dis-je.
«J’y courus.
«Ah! je pleurerais tout mon soûl, quand j’y pense. Vous savez, monsieur
le curé, la couronne toute en diamants, qui valait bien au moins six
mille francs, un cadeau de madame la baronne de Serviès à Notre-Dame de
Cavimont, au temps où M. Courbezon était curé de Villecelle-Mourcairol,
volée. Le tabernacle était entr’ouvert. J’y fourrai l’œil. Le calice
d’argent, le saint-ciboire d’argent, l’ostensoir d’argent, volés.
Volées aussi les croix d’honneur que des malades dévots, anciens
soldats de Napoléon guéris par Notre-Dame, lui avaient baillées en
reconnaissance. Volés encore tous ces cœurs en or massif qui pendaient
aux gradins de l’autel, présents de personnes pieuses et pénitentes. Ce
misérable Venceslas, ce Polonais enragé, n’avait oublié aux murailles
de la chapelle que les béquilles des boiteux redressés par la Sainte
Vierge. Au fait, il avait laissé aussi, derrière la tribune du fond,
quelques bandages déposés là par ces gens qui ont des maladies au
bas-ventre...»
—Barnabé! murmura mon oncle, le regardant.
—Enfin, reprit-il, se frottant les mains, je vous ai raconté de fil
en aiguille le commencement et la fin du mauvais coup de Venceslas
Labinowski.
—C’est vous alors qui avez prévenu la gendarmerie? lui demanda mon
père.
—Je vous promets qu’une fois toutes ces abominations vues de mes yeux,
je ne me suis pas amusé à ferrer des cigales sur le rocher de Cavimont.
Je suis monté au galop vers la ferme de l’Olivette, où demeure le maire
d’Hérépian, commune de laquelle dépend l’ermitage. M. Baticol, encore
que malade d’une enflure aux jambes, était à ses étables, en train de
panser ses moutons qui ont le piétin. Je lui ai baillé la chose toute
fraîche. J’en ai dit autant deux heures après à M. Combal, notre maire
des Aires, et ce sont eux qui, hier au soir, sont venus prévenir le
brigadier de gendarmerie.
—En vérité, dit mon père, ce Venceslas me paraît un coquin des plus
audacieux. Mais que va-t-il faire de tous ces objets volés?... Allons,
il ne sera pas trop difficile de le prendre.
—Ce ne sera pas toujours le gendarme que nous avons rencontré tapi
dans la haie de la grange de M. Lautrec qui le prendra, intervint M.
Anselme Benoît.
—Faut-il être dépourvu de sens et de ruse! s’écria Barnabé; la
gendarmerie se porte sur la route d’Hérépian, comme si Venceslas
devait aujourd’hui venir à la foire de Bédarieux. C’est à Béziers, à
Montpellier, à Marseille, à Toulon, dans les villes où il y a des
femmes de méchante conduite, qu’il faut aller traquer ce brigand.
—La misère l’obligera bien à se débarrasser de son butin, reprit mon
père. Or, il ne sera pas commode dans nos pays de trouver à vendre un
calice, un ostensoir, un saint-ciboire...
—Et les Juifs donc, ces assassins du bon Dieu! interrompit l’ermite de
Saint-Michel.
—O Seigneur! soupira mon oncle, qui sait si le saint-ciboire ne
contenait pas des hosties? Quelle profanation épouvantable, le corps
de Jésus-Christ aux mains de ce scélérat! Peut-on songer à cela sans
frémir...
Il se signa dévotement. Ma mère, Barnabé et moi nous l’imitâmes.
—Dois-je servir le café, monsieur? demanda Marion, entr’ouvrant la
porte de la cuisine.
—Surtout qu’il soit bien chaud! lui répliqua mon père.
IV
A Saint-Michel, l’argent du tronc est comme la glu, il se colle aux
doigts de l’ermite.
Je respirai. Dieu merci! je n’étais pas dans l’affaire. Égoïsme des
enfants! dans le contentement que j’éprouvai, Venceslas Labinowski,
ce Venceslas Labinowski que j’avais tant aimé, je l’abandonnais sans
regrets à la gendarmerie, je l’eusse abandonné au bourreau. Peut-être,
aujourd’hui même, agrippé au fond de quelque réduit de la montagne,
allait-il traverser la ville, les menottes aux poignets. Oh! je ne
serais pas le dernier, quand il passerait devant notre porte, à lui
crier avec tout le monde:
—Voleur, voleur, tu n’es qu’un voleur!
J’osai relever la tête, que j’avais tenue penchée tout le temps du
récit de Barnabé. Il fallait voir avec quelle volupté, à la fois
complaisante et sérieuse, l’ermite de Saint-Michel, après avoir par
un signe invité Marion à lui remplir de café et la tasse et la
soucoupe, humait le moka brûlant! Dans sa longue fréquentation des
ecclésiastiques, gens qui officient à la table comme à l’autel, le
Frère avait fini par prendre quelque chose de leurs manières graves,
cérémonieuses, apprêtées.
—C’est bon! répétait-il à chaque gorgée, en se caressant l’estomac de
sa large main étendue, c’est très-bon!
Une fois, sa langue claqua bruyamment. Mais mon oncle fit les gros
yeux, et cet homme exubérant de sève et de vie, qui ne demandait qu’à
se répandre en gestes, en paroles, en démonstrations de toute sorte,
courba le front et demeura coi.
Pour moi, je m’ennuyais horriblement, et j’aurais voulu partir. Comment
m’y prendre pour déserter cet interminable repas? Deux fois, sous
la table, je pressai le genou à ma mère, essayant par ce contact de
l’initier aux longues angoisses de mon martyre. Mais ma mère, occupée
à faire fondre un énorme morceau de sucre dans un petit verre de
_carthagène_, liqueur du crû que M. Anselme Benoît permettait à mon
oncle, n’entendit pas mon appel ou feignit de ne pas l’entendre.
Cependant il s’en allait deux heures, et c’était à trois heures que
devait avoir lieu, en plein Planol, le combat des ânes et des chiens.
Comment ne point assister à cette lutte unique, si terrible, si
solennelle, moi qui n’en manquais aucune, ni les jours de foire, ni
les jours de marché! Les Catalans me connaissaient bien avec ma blouse
trouée aux coudes, mon pantalon poussiéreux aux genoux, mes chaussures
rougeâtres et fripées, mon feutre sans forme ni couleur. Tout à coup,
dans mes nouvelles préoccupations,—il est bien évident que Venceslas
Labinowski n’occupait plus ma pensée,—je crus ouïr de lointains
roulements de tambour. Probablement, selon une habitude ancienne,
on commençait à travers les rues la promenade des ânes qui devaient
soutenir l’assaut de nos féroces chiens-loups cévenols. Je ressentis
d’intolérables picotements le long de l’échine, et je me secouai sur ma
chaise comme je l’eusse fait sur une pelote d’épingles.
—Eh bien! vas-tu rester tranquille? me dit mon père sévèrement.
Eperdu, je regardai Barnabé.
—Ah! je comprends le fillot, moi, intervint le Frère, devinant mon
intime désir. Je suis sûr qu’un brin de comédie l’amuserait plus que
l’histoire de Venceslas. Attends, mon garçonnet, attends que j’aie fini
mon café, et je te mènerai au Planol. Parce que ton ami l’ermite de
Cavimont a pris du champ, ce n’est pas une raison pour que tu passes ta
foire de septembre aussi triste qu’un rat dans une ratière. D’ailleurs,
je ne serais pas fâché de voir comment les ânes de la Catalogne se
comportent...
—Barnabé, interrompit mon oncle, à qui la _carthagène_ sucrée venait
de restituer quelque voix, dernièrement, quand j’agonisais dans mon
lit, vous me fîtes deux promesses: celle de ne plus fréquenter les
spectacles et celle de ne plus rimer de chansons pour les jeunes gens à
qui il prend envie, en compagnie de Braguibus, de donner des aubades
aux filles. En soi, ces deux choses sont innocentes, et nos mœurs
méridionales, peut-être trop tolérantes, les acceptent; mais elles
peuvent devenir, pour certains, une cause de scandale, et je désire que
vous vous en absteniez d’une manière absolue. Quoique laïque, l’habit
dont mes mains vous revêtirent jadis, vous oblige à plus de réserve, à
plus de dignité.
—Mais, monsieur le curé, tous les ermites de la contrée vont à
la comédie. Tenez! à la dernière foire, M. le curé de Vasplongue
assistait, à côté de moi, à la _Tentation de Saint-Antoine_. Que c’est
joli! Il y a un cochon, un vrai cochon qui...
—M. le curé de Vasplongue et les ermites eurent tort, repartit mon
oncle d’un ton bref.
Il ne put en dire davantage: la respiration lui manquait.
—Tu auras beau prêcher, mon pauvre ami, intervint mon père s’adressant
à mon oncle, tu ne changeras pas le paysan. Le paysan, revêtu du froc,
n’a pas tort de rester ce qu’il est foncièrement; mais l’évêque a tort
de laisser l’habit ecclésiastique à des hommes généralement ignorants,
grossiers, quelquefois vicieux...
—Ohé, là-bas! s’écria Barnabé, je crois, monsieur l’architecte, que
vous secouez les pruniers de mon jardin.
—Je ne veux rien dire de désobligeant pour ton Frère de Saint-Michel.
Barnabé est un brave et excellent homme. Malgré sa fréquentation trop
assidue de la _Grappe-d’Or_, ton ermite conserve plus de tenue que ses
confrères; d’ailleurs il te prodigua des soins qui me touchent, et il
me trouvera toujours indulgent pour ses peccadilles. Mais l’exception
n’est malheureusement pas la règle, et, si j’avais l’honneur d’être
prêtre, je me hâterais de réclamer de l’autorité compétente la
dissolution de la _Confrérie des Frères libres de Saint-François_.
—Alors, que deviendraient nos ermitages? demanda mon oncle levant les
bras au ciel.
—On s’en passerait.
—Tu en parles bien à ton aise, toi qui trouves toujours des plans
à dresser et des maisons à bâtir. Tu ignores donc que Saint-Michel,
à lui seul, fournit de messes cinq ou six desservants des environs,
lesquels ne sauraient vivre avec leurs minces émoluments. La chapelle
de Notre-Dame de Nize, confiée aux soins du pieux ermite Adon Laborie,
rapporte, bon an mal an, quatre mille francs de messes basses, dont
profitent les curés les plus pauvres de la montagne.
—Ma foi, je ne suis pas d’avis que, pour un revenu quelconque, et
celui-ci me paraît misérable, il convienne d’exposer la religion à
devenir un objet de risée et de mépris. La corporation des Frères
libres est une source perpétuelle de scandales. Aujourd’hui,
c’est Venceslas Labinowski qui disparaît après avoir dévalisé sa
propre chapelle; il y a deux ans, ce fut le frère Mercadier, de
Saint-Pantaléon de Boubals, qui s’en alla, ayant enlevé je ne sais
quelle fille dans une ferme de Caunas. Tu te réclameras en vain de nos
mœurs méridionales, un peu trop faciles, j’en conviens; il n’en est
pas moins vrai que les quêtes des ermites aux portes, où ils paraissent
maintes fois dans un état complet d’ivresse, est quelque chose de
profondément lamentable. Et sans aller plus loin, ce matin même, avant
ton arrivée, le Frère de Saint-Raphaël, Barthélemy Pigassou, s’est
présenté ici chancelant déjà et la langue embarrassée.
Barnabé ne sut réprimer un éclat de rire. Mon père, presque offensé, le
toisa dédaigneusement.
—Auriez-vous quelque intérêt à m’interrompre? lui dit-il. Peut-être,
à l’endroit de la bouteille, vous sentez-vous la conscience un peu
chargée?
—Et quel mal y a-t-il à s’oublier devant son verre, quand le vin est
bon? riposta cyniquement l’ermite. Il me semble qu’en ce moment vous
ne jetez pas votre café sous la table, vous... Écoutez donc, il faut
passer quelque chose à ces pauvres Frères, qui nettoient les ermitages,
invitent MM. les curés à dîner le jour des processions, versent dans
leurs mains tout l’argent des troncs pour des messes...
—Tout? interrompit mon père avec une vivacité pleine de malice.
—Oh! quand même quelques piécettes s’arrêteraient au bout des doigts
de ces pauvres Frères, interjeta M. Anselme Benoît. L’argent est si
poisseux! c’est de la glu...
—Pour moi, s’écria Barnabé, dont le teint du rouge passa à l’écarlate,
je jure...
Et il tendit ses deux mains jointes vers mon oncle.
—Que voulez-vous? ajouta méchamment M. Anselme Benoît, on a un fils
dans les horlogeries, à Moret, département du Jura, rue des Balances,
vis-à-vis M. Pincedos, bourrelier, et il faudra bien l’établir, «_quand
son heure sera venue_...»
Mon oncle crut le moment arrivé de rompre les chiens sur un sujet qui
allait s’envenimant de plus en plus. Que n’avait-il pas à redouter
de la brutalité de son ermite, si on le poussait à bout! Il posa sa
serviette sur la table et se leva.
—Allons-nous voir M. le docteur Barascut? demanda-t-il au médecin des
Aires. Voici l’heure de sa consultation, je crois.
M. Anselme Benoît se mit debout.
Au moment où l’officier de santé sortait de la salle à manger sur
les traces de mon père et de mon oncle, en train de descendre déjà
l’escalier, Barnabé l’arrêta; puis, lui plantant son poing fermé sous
le nez:
—Priez Dieu, lui murmura-t-il, de ne jamais sentir mes caresses sur
vos os.
M. Anselme Benoît haussa les épaules et sortit.
Ma mère à son tour se retira, et nous restâmes seuls, Barnabé et moi.
—A-t-on jamais vu, s’écria l’ermite, ne jugeant plus à propos de
contenir sa fureur, a-t-on jamais vu, me traiter de cette façon? Ne
dirait-on pas à l’entendre, ce médecin de malheur, qu’il m’a surpris
comme ça faufilant la main dans le tronc de Saint-Michel? Oui, j’ai six
mille francs, peut-être sept, au fond d’un sac; oui, je les ai, et ils
ne doivent rien à personne, ni au bon Dieu particulièrement... Vois-tu,
mon pétiot, on est jaloux, aux Aires, de savoir qu’un jour Félibien
aura dans une grande ville, à Bédarieux ou à Béziers, un magasin rempli
de pendules et de montres en or, à l’exemple de M. Briguemal. Raison
pourquoi les méchantes langues voudraient insinuer... Quand je songe
pourtant que je lui ai rendu mille et mille services, à cet Anselme
Benoît, lequel a le front de se faire appeler _monsieur_ gros comme le
bras, encore que son père fût vannier et tressât des corbeilles dans
les oseraies de l’Orb côte à côte avec le mien. Quelle pitié, Seigneur
du ciel, quelle pitié!... Enfin, qu’il me charge derechef, quand j’irai
pour mes quêtes dans la montagne, de lui emporter des drogues à ses
malades, c’est moi qui lui flanquerai ses fioles à la figure. Puisque
je suis un voleur, va-t’en administrer toi-même les remèdes à tes
pratiques, et ne leur vole pas leur argent, honnête homme que tu es!...
Il s’assit, épongeant son front qui ruisselait.
—J’ai tous les sens tournés, barbouilla-t-il, et il ne faudrait pas
qu’en ce moment un ennemi me tombât sous le bourdon.
* * * * *
Abandonnant le Frère à ses déportements, j’avais ouvert la fenêtre.
Il me semblait que les tambours, dont tout à l’heure j’avais perçu
le premier bruit, se rapprochaient et qu’ils battaient le rappel. Je
ne me trompais pas. Au bout de la rue de la Digue, une foule énorme
rassemblée m’annonçait, sur ce point, la présence des _comédiens_.
Tout à coup la multitude des curieux, qui formait un cercle compacte,
s’entr’ouvrit et, dans l’écartement des groupes, apparurent les
Catalans. Ils s’avancèrent vers notre maison, lentement, menant en
laisse toutes espèces de bêtes muselées.
—Barnabé! Barnabé! appelai-je.
Le Frère lâcha M. Anselme Benoît, qu’il retenait entre ses dents, et
sur mon invitation prit place à la fenêtre à côté de moi.
Les meneurs d’animaux marchaient toujours dans une tourbe de gamins,
les uns gambadant, les autres regardant ahuris. Ces hommes allaient
gravement, solennellement. Leur mine avait une expression sévère,
presque terrible, contractée sans doute dans l’exercice de leur affreux
métier. La bête, avec laquelle ils vivaient depuis trop longtemps,
avait laissé je ne sais quel reflet féroce sur leurs traits amaigris
et durs. Une large ceinture écarlate ceignait leurs reins souples,
nerveux, et, jusque vers le milieu de leur dos rebondi, retombaient les
pompons d’une longue bonnette de laine bleue.
—La comédie sera belle! soupira Barnabé, quand les Catalans défilèrent
sous nos yeux... Est-ce possible? ajouta-t-il avec enthousiasme, un
taureau de la Camargue, deux loups, trois ânes et une hyène!
—Cette bête hérissée, c’est une hyène?
—Oui, une hyène, une vraie. Ça ne vient pas dans nos pays, ce bétail.
—Et où ça vient-il?
—Dans les Afriques... Tu sais, les Afriques où les armées de la France
se battent avec les Bédouins. Quand il était soldat, mon Félibien a
bataillé dans ces contrées. C’est un luron, celui-là!
Les Catalans avaient disparu, gagnant le Planol par la rue du Vignal.
—Eh bien? demandai-je à l’ermite, en proie à toutes les angoisses et à
toutes les sueurs.
—Chut! me fit-il portant un doigt à ses lèvres.
Puis à voix basse:
—Descends doucement l’escalier, pareillement à un chat qui va faire
un mauvais coup. Une fois dans la rue, tu t’en iras en avant, n’ayant
l’air de rien, surtout tu ne courras pas. Il ne faut point laisser
croire que nous nous échappons. Moi, je te suivrai, mais à distance...
Je m’arrêterai même à deux ou trois portes, tout comme si je pratiquais
mes quêtes, à l’habitude. Tu m’attendras à l’entrée de la rue du
Vignal. S’il le fallait, il y a là de grands platanes, tu pourrais te
cacher derrière les troncs qui sont énormes... Je te rejoindrai...
—Et alors? interrompis-je le cœur palpitant d’espoir.
—Alors, fillot, nous irons voir si la hyène des Afriques a les dents
et les griffes aussi bien établies que les chiens du pays cévenol.
—Vous me mènerez à la comédie, Barnabé?
—Je t’y mènerai, mon garçonnet, tout droit comme mon bourdon.
—Et mon oncle?
—S’il vit, c’est à moi qu’il le doit. Il fermera les yeux sur
cette comédie du Planol, comme il l’a fait sur tant d’autres menues
escapades. Je ne suis pas un saint, moi, à l’exemple de Laborie...
Allons, pars!
Ce qui fut dit fut fait.
V
Mon oncle prend le parti d’acheter une calotte neuve.
Cependant il était écrit que mon engouement tout à fait désordonné pour
les Frères libres de Saint-François, lesquels représentaient à mes yeux
la vie sans contrainte, la vie en plein air, la vie rustique enfin,
m’attirerait quelque méchante affaire sur les bras, et que, Venceslas
Labinowski ayant commencé ma perte, Barnabé Lavérune la consommerait.
Comme l’aventure, aussi singulière que terrible, à laquelle je fus
mêlé presque à mon insu, me paraît faite pour mettre de plus en plus
en relief le caractère à la fois très simple et très complexe du Frère
de Saint-Michel, on me permettra d’entrer dans quelques détails. Ayant
à peine entrevu Venceslas, malgré l’attrait d’un type fort original,
même dans le milieu de nos ermites cévenols, où l’originalité déborde,
je n’ai pu m’étendre longuement sur son compte. Mais j’ai connu à
fond Barnabé, mon enfance est remplie du souvenir de cet homme, et je
demande à le raconter tout entier.
Six mois après la disparition de Venceslas Labinowski, qu’aucun
gendarme n’était parvenu à harponner ni dans la montagne, ni dans la
plaine, je me trouvais installé au presbytère des Aires, bataillant,
en compagnie de mon oncle, contre les _Fables de Phèdre_, lesquelles
ne laissaient pas de nous offrir de nombreuses difficultés. Mon oncle
avait bien reçu une traduction d’un libraire de Montpellier, M.
Seguin; mais il avait négligé de la demander interlinéaire, et, quand
il fallait en arriver au mot à mot... Pourtant nous finissions par
nous sortir d’embarras. Oh! quelle joie alors, et comme l’élève et
le professeur s’embrassaient, encore tout chauds de la lutte et tout
enivrés de la victoire!
Malheureusement la phthisie laryngée dont souffrait le pauvre curé des
Aires s’était aggravée à la longue, et il avait dû demander un congé
de vingt jours à Monseigneur pour aller prendre les eaux d’Amélie.
Quelles préoccupations, bon Dieu!... Durant tout l’hiver, au coin
du feu avec sa vieille gouvernante Marianne, dans la sacristie avec
les marguilliers de la paroisse, sur la place du village avec ses
simples ouailles, mon oncle s’était entretenu de ce voyage, le plus
gros événement de sa vie. Il est certain que, n’ayant point quitté les
Aires depuis vingt-cinq ans qu’il desservait ce modeste hameau, il lui
en coûtait de s’en éloigner brusquement, surtout pour un motif aussi
douloureux qu’une maladie de gorge passée à l’état chronique. Songez
donc, plus de cinquante lieues à faire en diligence, car la Compagnie
des chemins de fer du Midi n’avait pas encore étendu son réseau jusqu’à
nos chaînons cévenols!
Maintes fois, sentant la tête lui tourner à l’idée d’une pérégrination
si lointaine, le saint homme avait essayé, réprimant, Dieu sait par
quels efforts, un irrésistible besoin de tousser, de faire revenir son
médecin, l’aimable Anselme Benoît, sur une décision qui le remplissait
d’effarement. Mais le farouche officier de santé, s’appuyant sur
l’opinion de M. le docteur Barascut, de Bédarieux, s’était montré
inflexible.
«_Laryngite: eaux d’Amélie!_» avait-il répondu, lisant dans un grand
livre ouvert.
Mon oncle donc avait dû se résigner. Il partirait vers Pâques, quand la
neige serait fondue aux pentes du mont Caroux et que le soleil nouveau
aurait un peu réchauffé la haute vallée d’Orb.
* * * * *
Le jour de Pâques arriva, et, avec lui, les effluves tièdes du
printemps s’épandirent dans l’air, devenu plus transparent et
plus doux. Après une messe basse mélancolique,—M. Anselme Benoît
avait défendu au curé des Aires de chanter,—après des vêpres sans
sermon,—M. Anselme Benoît avait presque interdit la parole au curé des
Aires,—on rentra au presbytère pour ne songer désormais qu’au départ.
La malle était préparée en un coin de la cuisine. C’était une petite
malle mince et longue, consolidée aux encoignures par des lamelles de
tôle épaisses, le couvercle hérissé de crins rudes comme le dos d’un
porc-épic. Une grosse corde l’étreignait étroitement.
—Tout y est-il? demanda mon oncle, préoccupé.
—Voyons, répondit Marianne, comptant sur ses doigts: votre soutane
neuve de drap du Nord, votre ceinture à glands de soie des grandes
fêtes, deux rabats de fin mérinos, vos souliers à boucles d’acier, six
paires de bas, quatre chemises, une étole, un surplis...
—Et ma calotte?
—Elle est si sale!
—N’importe, il me la faut, mettez-la.
—Que je la mette! Y pensez-vous, monsieur le curé? Tenez, regardez-la.
Et la gouvernante, par un geste dépité, saisissant sur un meuble un
petit couvre-chef en cuir bouilli, dont l’usure et la crasse avaient à
la longue effacé les côtes élégantes des premiers jours, le fit passer
sous les yeux de son maître.
—Comment, vous oseriez?...
—Je la veux.
—Elle n’est plus bonne que pour Barnabé.
—Je vous répète, Marianne, que je la veux!
—Et si vous rencontrez quelque évêque dans ce pays où vous allez, vous
présenterez-vous devant lui avec?...
—Un évêque! murmura mon oncle levant ses deux bras et les laissant
retomber aussitôt... Miséricorde! un évêque...
—Croyez-vous que le bon Dieu épargne les évêques plus qu’il ne vous
a épargné? Cela ne serait pas dans la justice, et le bon Dieu est plus
juste que les hommes, heureusement. Allez, vous en verrez plus d’un
Monseigneur geignant et toussant à faire pleurer comme vous... C’est
décidé, vous achèterez une autre calotte dans les villes, puisque aussi
bien vous devez traverser beaucoup de villes avant d’arriver à ces eaux
de M. Anselme Benoît... Jésus-Maria! est-il possible? aller boire de
l’eau dans des montagnes plus hautes et plus froides que nos Cévennes,
quand je fais de si bonnes tisanes, moi!
—Elles ne m’ont pas guéri, vos tisanes!
—Mais elles vous guériront... Je suis bien sûre que si, au lieu d’un
morceau de sucre, j’en mettais deux dans votre tasse...
—Non, non, il faut partir, articula mon oncle d’un ton stoïque.
La vieille gouvernante considéra son maître avec une sorte de stupeur.
—Eh bien! partez, puisque ma tête ne sait rien trouver qui vous
retienne, dit-elle d’une voix qu’elle essayait de rendre ferme, mais au
fond de laquelle on devinait des larmes contenues. Apprenez pourtant
que, vous voyant aller en voyage, moi aussi je vas m’encourir à travers
routes, comme vous. Vienne Notre-Dame d’août, il y aura vingt-cinq ans
que je n’ai bouté pieds hors des Aires, toujours à votre service et à
votre soumission. Peut-être serait-il séant, à la fin des fins, d’aller
voir un peu si mon pays natal n’a pas changé de place. J’ai enterré
presque tous les miens, c’est vérité, et là-haut des tombes tant
seulement m’attendent. Néanmoins cela, il me reste un frère encore du
côté d’Eric-sous-Caroux...
—Mais, Marianne, si vous partez pour Eric, que deviendra notre enfant,
tout seul, à la cure?
Et mon oncle arrêta sur moi des yeux attendris.
—Notre enfant?... notre enfant?...
—Songez que je ne resterai pas moins de vingt jours absent.
—Vingt jours, ciel du bon Dieu, vingt jours! Ah ça! et si vous
avez besoin de quelque chose dans ce pays des grandes montagnes?
demanda-t-elle avec une vive inquiétude.
—Je n’aurai besoin de rien.
—Hélas! moi, je suis sur l’âge, j’ai soixante-deux ans bien comptés,
mais le jarret est bon, et si la maladie vous tourmentait plus fort,
vous me le feriez dire au moins par le facteur de la poste... Il y a
un facteur, je pense, dans ce pays comme chez nous... Surtout ne vous
tracassez pas les idées pour le chemin. Elles sont bien loin, ces
sources de la médecine, puisque M. Anselme Benoît avoue que, de là, on
touche l’Espagne de la main. Malgré tout, avec mon bâton et l’aide du
bon Dieu, je finirai bien par arriver...
Sa voix était devenue chevrotante.
—L’Espagne!... Aller à la porte de l’Espagne! marmotta-t-elle en se
laissant tomber sur le perron du foyer.
Mon oncle, en proie d’ailleurs à un accablement profond, sentit toute
résolution l’abandonner. N’osant regarder sa gouvernante, en train de
s’essuyer les yeux, il se tourna de mon côté.
—Mon enfant, me dit-il, si Marianne part pour Eric, tu iras demeurer
jusqu’à son retour chez notre voisin, M. Anselme Benoît. M. Benoît
t’aime, il te gâte même; tu te trouveras on ne peut mieux dans sa
maison. Du reste, il va venir, et je le préviendrai.
J’étais consterné. Ce grand M. Anselme Benoît, sévère et dur, avec sa
redingote longue, son large chapeau, sa barbe qui lui avait dévoré le
visage jusqu’aux yeux, ses lunettes vertes et rondes comme des pièces
de deux sous, en dépit de quelques caresses distribuées par-ci par-là
en courant, m’avait toujours un peu effrayé. Je regardai piteusement
Marianne. Mon regard était un appel, il criait: «Sauvez-moi!
Sauvez-moi!»
—Mais, monsieur le curé, intervint la bonne gouvernante, flairant mes
secrètes angoisses, notre pétiot va bien s’ennuyer avec un médecin qui,
les trois quarts du temps, court dans la montagne après ses malades,
et, durant l’autre quart, a le nez fourré dans les livres de son
métier. Encore si M. Anselme Benoît était marié, s’il y avait une femme
chez lui; mais on raconte...
—Marianne!
—Oui, on raconte qu’il court après cinquante jupons à la fois, quand
il serait si honnête d’en tenir un tant seulement à la maison. Au fait,
interrogez Barnabé.
—Marianne! s’écria mon oncle avec un effort pour grossir sa voix.
—Enfin, je tais ma langue. Mais mon avis est que nous ne pouvons
abandonner notre enfant en de pareilles mains.
—Où voulez-vous alors, si vous persistez à aller voir votre frère,
que je laisse mon neveu? Vous savez bien que ses parents habitent, en
ce moment, à plus de vingt lieues des Aires, et que le temps me manque
pour entreprendre un voyage à Lunel.
Il se tourna vers moi.
—Veux-tu aller demeurer chez M. Combal? me demanda-t-il.
—Chez M. le maire? répondis-je, implorant plus que jamais la vieille
gouvernante de mes deux yeux suppliants.
—Préfères-tu attendre notre retour chez les Garidel? insista mon
oncle. Simonnet Garidel est un ami pour toi...
—Oh! il a vingt-deux ans, et je n’en ai que douze, murmurai-je.
—Et pour quelle raison, monsieur le curé, courir chercher si loin ce
que vous avez sous la main? s’écria tout à coup Marianne. Que le bon
Dieu vous bénisse! Qui vous empêche de confier l’enfant à Barnabé?
Tous les jeudis, après ses devoirs, ne va-t-il pas à l’ermitage de
Saint-Michel, pour y faire les cent coups? Puis Baptiste a de l’esprit,
sans comparaison, comme vous et moi, et cette bête distraira notre
pétiot.
—Comment, il te plairait de passer plusieurs jours à l’ermitage?
—Barnabé est si complaisant pour moi! répondis-je. La semaine passée,
Baptiste, que j’avais monté avec la permission du Frère, a galopé
jusque par delà le hameau de Margal. Quelle partie!—«Baptiste, ici!»
Il venait.—«Baptiste, halte!» Il s’arrêtait.
—Et travailleras-tu un peu à Saint-Michel?
—Je travaillerai, mon oncle, je vous le promets.
—N’oublie pas qu’à mon retour je te ferai réciter la grammaire latine
jusqu’au «_Que retranché_.»
—Je la réciterai sans une faute!
Mon oncle m’embrassa. Des pleurs brillaient au coin de ses paupières.
Etait-ce regret de me quitter, ou bien mes brusques transports lui
avaient-ils fait faire un retour pénible sur lui-même? Qui sait?
peut-être avais-je été bien cruel sans le savoir. Je restai tout
interdit, n’osant lever mes yeux, qui, sans bien démêler pourquoi,
venaient subitement de se remplir de larmes. Marianne, troublée, pour
dissimuler un chagrin accablant, quitta sa place sur le granit du
foyer, et vint considérer la malle, dont elle ferma à double tour la
serrure et le cadenas.
Cependant mon oncle demeurait immobile, pétrifié, promenant des regards
vagues à travers les diverses pièces du presbytère, bouleversé de
fond en comble. Tout à coup son visage pâle se colora d’une rougeur
suspecte. Il toussa. Ce fut une quinte terrible, une quinte qui,
ébranlant toute la machine de la tête aux pieds, ne lui permit pas de
rester debout. Suant, soufflant, rendu, il s’assit.
A ce moment si triste, parut M. Anselme Benoît.
—Vous voyez, mon ami, lui dit-il, qu’il n’y a plus à hésiter. Plût
au ciel que vous eussiez suivi plus tôt mes conseils et ceux du
docteur Barascut! Je ne prétends pas que les eaux des Pyrénées vous
guérissent radicalement; mais, je vous le garantis, elles produiront
de l’amélioration. Un peu de courage, que diable! A cinquante ans, un
homme est dans toute la vigueur de l’âge, et vous avez encore de longs
jours devant vous.
—Que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses! gémit mon oncle.
—Allons, reprit l’officier de santé, la carriole des Garidel est
attelée, êtes-vous prêt?
—Je suis prêt.
—La diligence part de Bédarieux pour Béziers à sept heures, et il est
cinq heures et demie à présent. Nous n’avons pas de temps à perdre.
Êtes-vous heureux! vous allez voir des villes superbes: Béziers,
Narbonne, Perpignan...
M. Anselme Benoît se courba et passa sa main droite à l’une des
poignées de la malle.
—Marianne, fit-il, désignant l’autre poignée à la gouvernante.
La malle fut enlevée.
Une minute après, la carriole, dirigée par Simonnet Garidel,
disparaissait derrière le four communal des Aires, et descendait vers
la grande route, dans le fond de la vallée d’Orb.
Marianne et moi, qui avions accompagné mon oncle jusque sur la place du
village, nous rentrâmes à la cure en pleurant.
VI
Pour rôtir une brochette d’oisillons, ayez du lard frais et des braises
vives.
Le lendemain, Barnabé, que Marianne avait fait prévenir aussitôt après
le départ de mon oncle, arriva de bonne heure chez nous.
* * * * *
Mais, avant d’aller plus loin en ce récit, il me paraît indispensable
d’en portraire minutieusement le héros.
Barnabé Lavérune, ou mieux frère Barnabé, comme on l’appelait aux Aires
et partout dans les environs, était un énorme paysan de cinquante-cinq
ans, aussi grand, aussi robuste qu’un châtaignier de la montagne. Il
avait des bras démesurés, se terminant par des mains cartilagineuses,
armées de doigts longs, durs et poilus. Son visage, au beau milieu
duquel s’épatait, semblable à un champignon dans les bruyères, un gros
nez tuberculeux sillonné de veinules violacées, avait un caractère de
gouaillerie ironique qui faisait songer à ces personnages plantureux
dont le génie de Rabelais peupla l’abbaye de Thélesme. Les yeux de
Barnabé, noirs, petits, étaient singulièrement perçants. Une barbe
touffue lui descendait jusqu’au bas de la poitrine, grise autour de la
bouche largement coupée, d’un blanc ambré au-dessous du menton.
Notre homme, qui, depuis plus de dix ans, appartenait à la Congrégation
des Frères libres de Saint-François, était habillé, accoutré devrais-je
dire, d’une soutane. Cette soutane, dans laquelle mon oncle s’était
trouvé à son aise, craquait en maints endroits sur la vigoureuse
armature de l’ermite de Saint-Michel. Il faut le reconnaître, c’est
seulement après huit ans de bons et loyaux services que le curé des
Aires avait consenti à se séparer de ce vêtement, élimé par la brosse,
aminci par l’usure, un peu troué par-ci par-là. On devine comme ce
fourreau de vieux drap, luisant à tous les plis, et dans lequel notre
Frère s’était glissé non sans effort, ainsi que dans une gaîne,
devait lui aller. Mon oncle étant de petite taille, l’étoffe de la
soutane tombait ni plus ni moins jusqu’aux genoux de l’ermite, et là,
abandonnait ses tibias à un pantalon de velours bleu, dit chez nous
velours d’Espagne, et très en faveur auprès des paysans cévenols.
Aux premiers jours de sa _moinerie_, pour emprunter le mot de maître
François, dans toute la ferveur de sa vocation nouvelle, Barnabé avait
caressé le rêve de s’acheter un froc de bure avec capuchon, en tout
pareil à celui de la plupart de ses confrères. Mais à la longue, il
était revenu de cette coquetterie, ne pouvant se résoudre à toucher au
magot de Félibien. Tirer vingt francs du bas sacro-saint au fond duquel
gîtait son trésor, c’était, lui semblait-il, ruiner Félibien, lui voler
ses montres, ses pendules, le magasin qu’il entrevoyait pour lui dans
l’avenir, et il avait accepté avec résignation toutes les loques qu’on
lui offrait.
Notre Frère étalait un chapelet à grains énormes noué autour des reins;
une croix brillante se balançait sur sa poitrine, retenue par une
chaînette de laiton; une pèlerine, bossuée pittoresquement de coquilles
polies sur la pierre, lui couvrait les épaules. Son bicorne, autre
cadeau de mon oncle, affichait, en guise de bourdaloue, une suite non
interrompue de petites images encastrées dans des lamelles de plomb.
Ce chapeau, rappelant le couvre-chef célèbre de Louis XI, seyait on ne
peut mieux à Barnabé, qui le portait penché sur l’oreille droite avec
beaucoup de crânerie.
L’ermite de Saint-Michel, entêté à ne pas être confondu avec ses
confrères de Cavimont, de Saint-Raphaël, de Boubals, de Notre-Dame de
Nize, de Saint-Sauveur, lesquels depuis longtemps ont abandonné le
bourdon, marchait toujours, lui, le bourdon à la main.
«C’est l’insigne de notre Ordre!» répétait-il.
De ce long bâton, souvenir des pèlerinages aux époques de foi, Barnabé
avait fait un véritable objet d’art. Outre qu’après de minutieuses
recherches, il l’avait coupé lui-même dans un bois de châtaigniers
sauvages, nous connaissons que Caramel, de Bédarieux, s’y était
appliqué de tout son talent. Un petit miroir enchâssé dans un cadre de
cuivre poli étincelait à la cime de cette canne majestueuse, et, à une
petite croix surmontant le tout, pendaient, gracieuses et brunes, deux
gourdes sèches curieusement historiées à la pointe du couteau. Ces deux
gourdes toujours pleines de vin, qui autrefois figuraient le dévouement
des ermites aux pèlerins de la Terre-Sainte, Barnabé les vidait
aujourd’hui à la plus grande gloire de Dieu. Que diable! on n’est pas
Frère libre de Saint-François pour mourir de soif sur la route si âpre
de la vie.
* * * * *
—Barnabé, lui dit la gouvernante, je vous ai fait venir parce que M.
le curé m’a chargée de vous demander un service.
—Je suis à la disposition de M. le curé et à la vôtre pareillement,
Marianne... Ah! par exemple, je voudrais bien voir que l’ermite de
Saint-Michel refusât quelque chose aux gens de la cure!
La barbe du Frère s’agita, sa bouche s’ouvrit large et profonde comme
un gouffre, et il éclata en bruyants éclats de rire.
—Je sais que vous êtes reconnaissant envers M. le curé, et...
—Reconnaissant! reconnaissant! interrompit-il, riant toujours...
Ah ça! Marianne, soyons de bon compte, s’il vous plaît. Croyez-vous
que Barnabé Lavérune, parce qu’il est le Frère le plus propre de la
contrée, qu’il occupe l’ermitage le plus beau et le plus en vue de
toute la montagne, qu’il a mis un peu de foin dans ses bottes, que
son fils étudie dans les horlogeries, à Moret, département du Jura,
croyez-vous qu’il ait oublié qu’il y a dix ans à peine il n’était qu’un
misérable vannier de la rivière d’Orb? Dieu de Dieu! en ai-je tordu,
en mon temps, de ces osiers, pour confectionner corbeilles, paniers,
claies à cribler le sable et différentes autres marchandises! Mais M.
le curé tenait un œil ouvert sur moi, et comme le travail ne m’avait
pas fait abandonner l’église, que je ne manquais aucunement les offices
pour aller boire au cabaret, que je laissais les filles à M. Anselme
Benoît, il me confia Saint-Michel, avec la permission de Monseigneur...
Quelle joie quand j’y pense!... Et vous voudriez que je fusse capable
de refuser un service! Ah! si ma vie pouvait augmenter celle de M. le
curé, qui est un saint sur la terre, je la lui donnerais des deux mains.
—Il ne vous demande pas un si grand sacrifice: il vous demande tant
seulement de garder son neveu à Saint-Michel, tandis que moi j’irai
voir ce qui se passe chez mon frère, à Eric-sous-Caroux... Vous
entendez bien que nous ne pouvons laisser notre enfant ici tout seul.
Barnabé me caressa les deux joues du bout de ses gros doigts; puis,
avec une hilarité débordante:
—Allons-nous faire des nôtres par là-haut! dit-il. C’est Baptiste qui
ne sera pas content, par exemple! Tu me promets au moins de ne pas me
le crever dans nos affreuses pierrailles. Un âne, quelque courage à la
course qu’on lui suppose, n’est jamais comme un cheval tout de même...
Si j’avais un cheval, comme mes confrères des environs enrageraient!
Sans compter que je pourrais alors pousser mes quêtes jusque du côté
de Saint-Affrique, dans l’Aveyron. Mais un Frère mendiant à cheval,
cela occasionnerait du scandale, puis cela ne serait pas selon la règle
de saint François... peut-être. Enfin, on verra plus tard avec les
économies, quand Félibien sera revenu de Moret, département du Jura...
—C’est donc une affaire convenue? interrompit Marianne.
—C’est convenu semblablement à la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ
sur le Calvaire, quand les Juifs se révoltèrent tous contre lui.
—Vous prendrez bien soin de notre enfant, vous le promettez?
—Je vous promets qu’avec moi il ne maigrira ni d’âme ni de corps.
D’abord je suis gai comme toute une nichée de passereaux, et je chante
à bouche-que-veux-tu tout le long de la journée. Au demeurant, vous
savez que je m’entends plus que pas un aux chansons, moi! Demandez
à Baptiste!... Voici notre vie: le matin, nous réciterons notre
prière à la chapelle, devant la statue de saint Michel. Ah! je l’ai
nettoyée, cette pauvre statue si noire! Dans le fait, tout est luisant
au nid comme une image... Puis nous déjeunerons avec quatre doigts,
peut-être six, de saucisse. C’est de la saucisse de Saint-Gervais.
Vous connaissez sa réputation, n’est-ce pas, Marianne? Je l’ai quêtée
en janvier, quelques jours après la grande tuerie de cochons qui se
fait au carnaval. Aujourd’hui, la coquine vous a un air! On dirait,
tant elle est rouge, ferme et fraîche, du saucisson de M. Cœurdevache,
le charcutier... Puis nous irons mener Baptiste jusqu’à ma prairie.
Il faut bien qu’il pâture à son tour, ce mien ami! Baptiste, encore
qu’il soit de petite taille, vous a un appétit à faire reculer les
deux mulets de M. Combal. Qu’ils sont beaux ces mulets de M. le maire,
des mulets comme on en a au ciel!... Puis, quand l’idée nous en
viendra, à genoux sur le sol, nous chanterons un _Adoremus_... Puis
nous retournerons à l’ermitage sur le coup de midi, où, ayant pris
une nouvelle becquée, nous dormirons notre sieste, à la bénédiction
du Seigneur! La sieste, tout le monde sait ça, entretient l’homme en
force et en vertu... Enfin, dans la vesprée, je raconterai à ce fillot
mon voyage à Saint-Jacques-de-Compostelle, une ville de l’Espagne,
et mes deux voyages à Rome, la ville du pape et des chrétiens. M. le
curé vous a annoncé, sans doute, que j’ai parlé au saint-père, là-bas,
dans les Vaticans. C’est vrai tel que vous me voyez, malgré ma mine
de loup. Le saint-père—apprenez toujours cela, Marianne, pour votre
salut—est un homme grand. Il s’appelle Grégoire XVI. Pour la pâleur,
il ressemble à l’hostie consacrée. Mais, malgré sa figure blanche comme
sa soutane, car il porte une soutane blanche à pèlerine sans coquilles,
il va très bien. Il m’a dit: «_Fra Barnabeo, fra Barnabeo._» Puis il
ma béni. En ce moment, il me semblait que le bon Dieu en personne me
descendait dans l’estomac... Donc, c’est convenu, Marianne, ne vous
mettez pas chagrin en tête, nous mangerons bien, nous boirons mieux,
nous rossignolerons à plaisir, et saint François fera le reste.
—Voulez-vous prendre le petit paquet de l’enfant? demanda la vieille
gouvernante.
—J’en prendrai cent paquets, si vous me les donnez, pardi!
Marianne atteignit sur une chaise un mouchoir à carreaux rouges, dont
les quatre coins étaient retenus ensemble par des nœuds.
—J’ai serré là-dedans, dit-elle, deux chemises, trois paires de bas,
un bonnet pour la nuit...
—Combien de temps comptez-vous séjourner à Eric?
—De dix à quinze jours environ. Il faut bien dix jours pour voir les
vivants et prier sur la tombe des morts. Hélas! j’en ai mis de mon
monde au trou, par là-haut dans mon pays!
—Qui a vie doit avoir mort, répondit philosophiquement Barnabé.
Chacun son tour. Tenez, Marianne, c’est comme les lapins qui vont se
prendre à mes collets dans les taillis, du côté de Margal. Sont-ils
assez maladroits de passer par là! Mais c’est écrit aux Evangiles,
le chemin du cimetière est attaché aux pieds des bêtes et des gens.
Que voulez-vous? il faut ça, car, encore que la vie soit mauvaise,
on se ferait joliment tirer l’oreille pour aller en paradis..... Oh!
puis, ajouta-t-il en manière de consolation et toussant à ébranler les
murailles du presbytère, on a le coffre plus ou moins solide.
—Jésus-Seigneur! si notre pauvre M. le curé était bien en chair et en
os comme vous! gémit Marianne, dont l’âme pleine d’anxiété courait,
haletante, après la diligence qui emportait son maître vers les eaux
d’Amélie.
Cette note douloureuse tombant au milieu de ma joie me fit courir un
frisson par tout le corps. L’expansion, la gaieté de frère Barnabé
reçurent un coup dont elles ne se relevèrent point. Après un moment
de silence fort embarrassé, l’ermite ne songea plus qu’à détaler. Il
glissa mon paquet sous son bras, puis ouvrit la porte de la cure.
—Je retourne de ce pas à Saint-Michel, me dit-il; tu m’y trouveras
toujours, ainsi que Baptiste. Viens au plus tôt. Les nichées commencent
leurs gazouillements dans les amandiers; je vois beaucoup de becs
rouges à travers les feuilles nouvelles, et tu jugeras si je m’entends
à rôtir à point les brochettes. Ayez sous le gril des braises vives et
claires, puis, autour des bestioles, du lard frais... Plus d’une fois
tu te lécheras les doigts, pétiot!
Il descendit quatre à quatre l’escalier de notre perron.
VII
Marianne fait main basse sur le chocolat de mon oncle, du chocolat de
quarante sous!
Marianne me réveilla dès l’apparition de l’aube.
—Allons, enfant! appela-t-elle.
Je sautai à bas de mon petit lit de sangle et m’habillai vivement.
J’entrai dans la cuisine. La vieille gouvernante trempait de longues
mouillettes de pain en un bol de lait crémeux.
—Voici ta tasse pleine, me dit-elle.
Nous mangeâmes silencieusement.
Tout à coup, l’_Angelus_ sonna. Nous nous mîmes à genoux et nous le
récitâmes, Marianne estropiant le latin du verset, moi lui marmottant
en réponse l’_Ave Maria_.
—Cette cloche me fait mal, dit-elle, quand nous nous fûmes rassis.
—Et pourquoi? lui demandai-je.
—Il me semble qu’elle a le son plus triste que du temps de ton oncle.
_Le temps de mon oncle!..._ J’eus peur. Qui sait? peut-être Marianne
avait-elle déjà reçu une lettre qui lui annonçait quelque malheur.
Incontinent, de grosses larmes tombèrent de mes yeux dans mon lait. La
servante, qui n’avait pas vidé son bol, le déposa sur la table, s’amusa
à rechercher les miettes de pain arrêtées dans les plis de son tablier
et fit un effort pour ne pas regarder de mon côté. Enfin elle se leva,
traversa la cuisine, le salon, puis disparut dans la chambre à coucher
de mon oncle. Où allait-elle? Je l’entendis ouvrir la bibliothèque. Le
cri de chaque meuble m’était devenu si familier! Que cherchait-elle
dans la bibliothèque, elle qui ne savait pas lire? Elle reparut, tenant
à la main un objet plié dans du papier jaune et qu’il me fut impossible
de reconnaître.
—Mon cher petit, me murmura-t-elle, voici une livre de chocolat. Tu
l’emporteras à Saint-Michel. Tu en mangeras un morceau comme ça de
temps en temps. Nous t’avons habitué aux douceurs ici, et je ne veux
pas que tu t’en passes. C’est du chocolat de quarante sous, c’est le
chocolat de ton oncle! Il le serre dans la bibliothèque, derrière les
livres; mais je connais la cachette, et j’y ai passé la main pour toi.
—Merci, Marianne.
Je pris le paquet.
—Je dois te prévenir, mon enfant, poursuivit-elle, que Barnabé est un
peu porté sur sa bouche, le brave homme! Peut-être serait-il sage à toi
de compter les billes de ton chocolat, et, chaque fois qu’il te sera
arrivé d’en manger une, tu diras, sans avoir l’air d’y toucher, car il
ne conviendrait pas de fâcher le Frère: «Barnabé, il m’en reste dix
billes... Barnabé, il ne m’en reste plus que deux billes.» Si tu agis
avec cette prudence, il n’osera pas entamer tes provisions.
—Alors vous croyez, Marianne, qu’il serait capable?...
—Oh! je ne voudrais pas faire de jugement téméraire; mais il a la
dent si cruelle, le Frère! On ne pourrait croire ce qu’il a dévoré à
la cure, durant la maladie de ton oncle. Il n’était jamais rassasié.
Ah! comme notre jambon s’en allait! J’en pleurais. Chaque matin, il y
pratiquait des entailles où l’on aurait logé les deux poings. J’avais
toujours envie de lui crier comme ça: «_Voulez-vous le laisser à la
fin des fins!_» Mais je n’osais pas, de peur de contrarier M. le curé.
Et puis, afin qu’on l’aidât à retourner notre pauvre malade dans son
lit, n’eut-il pas l’idée d’appeler chez nous le frère Barthélemy
Pigassou, de Saint-Raphaël! Ce fut le tour de notre cave, par exemple!
Ils buvaient tous les deux, ils buvaient comme de vrais moucherons
de vendange. Ils n’épargnèrent même pas le vin vieux! Est-ce que M.
Combal, est-ce que Simon Garidel, est-ce que son fils Simonnet, qui
sont les amis de la maison, n’auraient pas donné un coup de main par
ici? Quel besoin avions-nous du frère Barthélemy, de Saint-Raphaël,
pour nous avaler tout vifs?...
—Soyez tranquille, Marianne, je mènerai les choses d’après vos
recommandations.
Silencieux, nous nous regardâmes pendant quelques minutes.
—Maintenant, reprit la vieille, les mains croisées sur ses genoux et
comme se parlant à elle-même, moi je pars pour Eric-sous-Caroux. Ciel
du bon Dieu! cela est-il possible qu’à soixante ans passés je retourne
voir le pays de mon enfance? C’est à Eric que je naquis, un jour de
Noël, dans une pauvre cabane, contre de gros rochers... Puis, toute
jeunette, je fus placée chez M. Bergon pour garder ses ouailles dans
la prairie. Enfin, étant un peu plus en taille et en force, je devins
pastoure à la ferme des Ormes, près de Douch. Quel temps! Vous êtes
heureux, les enfants tout de même comparés aux vieux comme moi...
Elle s’interrompit.
—C’est drôle, continua-t-elle, qu’on ne puisse pas oublier ses jeunes
ans, et, encore qu’on ait eu beaucoup de mal à gagner sa misérable vie,
qu’on revienne toujours à ses souvenirs, tout comme à une fontaine
quand on a soif. Le bon Dieu l’a voulu ainsi peut-être pour nous
apprendre à ne jamais mettre nos parents en oubli. Mes malheureux
parents, si travailleurs, si rudes! Je vais trouver, au cimetière,
l’herbe qui pousse sur leurs corps; mais eux, je ne les trouverai
point...
—Vous trouverez votre frère, Marianne.
—Oui, certes! et une tante aussi à Douch, et mon parrain également à
Saint-Gervais. Il s’appelle Pierre Tournel, autrement dit _le Borgne_,
parce que d’un coup de corne une chèvre lui creva un œil, étant petit.
Il a quatre-vingt-cinq ans. Mais pourrai-je, en dix jours, visiter
tout ce monde de la montagne?
—Moi, je serai très heureux chez Barnabé, et vous demeurerez là-haut
quinze jours, si cela vous convient.
—Et penseras-tu un peu à moi, mon pétiot, bien que je chemine loin de
la cure?
—Certainement, Marianne.
—Il ne faudrait pas non plus oublier ton pauvre oncle.
—Oh! Marianne!...
—Soir et matin, je réciterai une dizaine de mon chapelet à son
intention.
—Je ferai comme vous, à Saint-Michel, avec Barnabé.
Les premiers rayons du soleil s’infiltrèrent doucement dans la cuisine.
—Voici le grand jour, dit la vieille; il faut que je parte. J’ai bien
trois ou quatre montagnes à traverser et deux rivières avant de toucher
à Eric.
Elle alla fermer les volets du presbytère, verrouilla toutes les
portes, puis saisit en un coin le bâton de cornouiller dont elle se
servait pour assurer sa marche.
A mon tour, je mis sous le bras mes livres, mes cahiers; je glissai mon
encrier dans la poche.
Nous sortîmes.
Nous traversâmes la place des Aires sans échanger une parole, Marianne
partagée entre le regret de me quitter et la joie intime d’aller revoir
le hameau natal, moi, inquiet, troublé, sentant sur ma poitrine un
poids qui l’écrasait, la gorge sèche, les jambes coupées.
Nous devions nous séparer au ruisseau de Lavernière, qui coule au bas
du village. Là, Marianne prendrait à droite, se dirigeant vers le roc
de Caroux, dont le front de granit domine la vallée d’Orb, tandis que
moi, tirant à gauche, je m’acheminerais vers Saint-Michel, à travers
les châtaigneraies. Nous traversâmes le ruisseau sur les hautes
passerelles luisantes. Les tiges vert-jaune des amarines, où pointaient
des feuilles légères et transparentes comme des gouttes d’eau,
cachaient en partie le courant.
Nous nous arrêtâmes sur l’autre rive. Devant nous s’ouvraient,
semblables aux deux branches d’un compas, nos deux routes différentes.
Marianne, torturée par l’angoisse, me regarda. Quel regard! Elle agita
les lèvres, mais ne put articuler un mot. Tout d’un coup elle laissa
aller son bâton sur le sol, et m’enveloppa de ses bras tremblants.
L’embrassement fut long. Dans le sein de cette femme, j’éprouvai
des impressions que le temps n’a pas effacées et dont je ne saurais
traduire ni la puissance, ni les délices, ni la profondeur.
—Bonne paysanne, simple et grande par le cœur, comme vous m’avez
aimé!—Elle dénoua ses bras, recueillit son bâton, s’éloigna. Je tombai
dans les oseraies qui forment un rideau grisâtre le long de Lavernière,
et je crois que je m’évanouis.
* * * * *
Quand je revins à moi, je m’aperçus avec surprise que mes pieds
portaient sur la dernière passerelle et que les deux extrémités de mon
pantalon flottaient dans l’eau. Quant à mes livres, à mes cahiers,
ils avaient volé dans toutes les directions. La grammaire latine, par
miracle, était restée sur le bord; mais mon cahier de _corrigés_—un
cahier relié!—et mon _Phèdre_ buvaient tranquillement dans le
ruisseau. Comment tout cela était-il arrivé? Je ne saurais le dire.
Vivement je palpai mes poches: l’encrier n’avait pas bougé.
Je me levai, regardant autour de moi. Sauf les lavandières du village
dont j’entendais les battoirs avec les caquets et entrevoyais les
coiffes blanches à travers les rameaux encore grêles des noisetiers,
j’étais seul. Je m’en souviens, je m’étirai les bras comme après un
long sommeil; puis, ayant recueilli livres et cahiers, je m’engageai
dans le chemin de Saint-Michel.
C’est un véritable chemin de chèvre, zigzaguant tantôt à droite,
tantôt à gauche, obstrué par les branches qui menacent les yeux,
toujours encombré de pierres qui roulent sous les pieds, et, malgré ces
inconvénients multiples, très agréable à gravir, parce qu’il demeure
constamment à l’ombre des arbres et qu’à mesure que l’on monte on
découvre les plus magnifiques perspectives.
A peine a-t-on fait cinquante pas en grimpant le long de cette rampe
très raide, que, si l’on s’arrête une minute pour respirer et si
l’on se retourne, on est tout à coup saisi d’admiration. A vos pieds
se déroule, avec ses prairies d’un vert cru, ses hautes rangées
de peupliers, ses saulées touffues, ses hameaux tapis sous des
amoncellements de feuillage, la partie la plus large de la vallée
d’Orb. Là-bas, la petite ville du Poujol, si pittoresque au milieu
des blocs détachés de la grande montagne; plus près, dans un bouquet
d’yeuses, la chapelle solitaire de Saint-Pierre de Rèdes, dont les
voûtes surbaissées, le portail à plein cintre écrasé, les colonnes
trapues et à chapiteaux grimaçants datent de l’époque carlovingienne;
vis-à-vis, le joli établissement thermal de La Malou avec ses eaux
chaudes jaillissantes, ses mille ruisselets rayant la plaine de
leurs sédiments cuivrés; enfin, comme pour faire opposition à la
grâce épanouie d’une nature à la fois sévère et charmante, à l’autre
extrémité du tableau, le gros bourg d’Hérépian, à demi noyé dans la
fumée noire ou les flammes rougeâtres de ses verreries.
L’Orb, un peu maigre, serpente tout au fond de la vallée, laissant à
découvert des roches micacées que le soleil, de temps à autre, allume
ainsi que de gigantesques diamants. Et puis, si l’œil s’égare au-dessus
de la rivière, semée d’îlots, quel splendide spectacle que celui des
épaisses forêts de châtaigniers prenant racine aux premiers mamelons
de la plaine et se prolongeant, avec leurs frondaisons qui moutonnent
sous le vent ou étincellent sous la lumière, jusqu’aux crêtes
sourcilleuses du roc de Caroux! Du sentier de Saint-Michel, distant
de plusieurs kilomètres, ces énormes masses de verdure affectent les
formes les plus étranges. On dirait parfois une grande mer verte, où
les cimes saillantes des arbres figurent assez bien les mâts élevés des
vaisseaux; puis on croit apercevoir des carrières immenses d’ardoises,
où travaillent des légions d’ouvriers armés de pics. Si la tempête,
sifflant aux pitons du mont Caroux, plie ces vastes rameaux, des trous
béants, des gouffres insondables se creusent, et l’on distingue, à
l’orifice de ces cavernes mouvantes, se pressant pour les envahir,
comme un peuple effaré de géants.
Certes, à douze ans, les mots me manquaient pour traduire les
sensations que me faisait éprouver ce grandiose paysage. Mais je n’ai
pas oublié avec quelle sorte de saisissement profond je le contemplais.
Dès le berceau, par une pente mystérieuse de mon âme que personne
n’expliquera, j’avais été conquis à la nature, à nos montagnes surtout,
à nos superbes montagnes cévenoles, d’un profil si sévère, si noble,
si hardi, où se découvrent toutes les richesses: des eaux qui défient
l’éclat et la pureté du cristal, des bêtes fidèles et aux pieds sûrs,
des hommes honnêtes, énergiques et courageux. _Alma tellus!..._
Ce matin-là, escaladant cette montée tortueuse et presque à pic, je me
retournais à chaque pas vers la vallée: non que j’eusse grande envie
de m’abandonner aux songeries muettes, absorbantes, hiératiques, où je
m’étais complu tant de fois; mais il me semblait toujours que, dominant
toutes les routes du point élevé où je me trouvais, j’allais apercevoir
Marianne au crochet de quelque chemin. Hélas! la pauvre vieille était
déjà bien loin sans doute, car mon œil eut beau fouiller les sentiers,
qui m’apparaissaient, ici comme de petits rubans bleus, plus loin comme
de longues entailles pratiquées à la serpe dans le feuillage tassé des
arbres, il ne découvrit rien.
Encore une fois le sentiment de ma solitude m’écrasa et je dus
m’asseoir sur une pierre. Toutes sortes d’idées bizarres me
traversèrent l’esprit:—Si je courais après Marianne, peut-être
parviendrais-je à la rattraper?... Oh! pourquoi ne m’avait-elle pas
amené à Eric-sous-Caroux?—Je songeai même, en ma subite détresse, bien
que mes parents demeurassent loin, à aller les rejoindre à pied, du
côté de Lunel. Peut-être rencontrerais-je, sur la grande route, quelque
roulier complaisant qui me permettrait de monter sur sa charrette quand
je serais fatigué?
Moi, d’abord si joyeux d’aller passer dix jours de franche et bonne
liberté à l’ermitage de Saint-Michel, je ne pensais plus à Barnabé.
Dans les suprêmes angoisses, le cœur va droit à ceux qui lui sont
familiers, à ceux qu’il aime, et les étrangers demeurent les étrangers.
Maintenant, je ne me révoltais plus contre les exigences, parfois
tyranniques, de mon oncle; maintenant, je ne trouvais plus les
réprimandes de Marianne trop sévères. J’eusse voulu que ces deux êtres,
lesquels laissaient mon âme vide comme un flacon dont la liqueur
s’est répandue, fussent près de moi, me morigénant, me menaçant, me
punissant. Que n’aurais-je pas donné, en ce moment, pour être châtié de
leur main, de leur propre main!...
«O mon oncle! balbutiai-je d’une voix étranglée et pressant contre ma
poitrine, par un mouvement convulsif, mes livres et mes cahiers, je
travaillerai bien, vous serez content de moi.»
Un coup de vent écarta les branchages des châtaigniers. J’aperçus les
hautes murailles blanches de Saint-Michel.
Je gravis au galop l’extrémité du sentier.
VIII
L’âne Baptiste plus aimable que son maître
L’ermitage de Saint-Michel, juché à la cime d’un mamelon boisé mesurant
une hauteur de six cents mètres environ, est un reste de monument
féodal. Cette forteresse, destinée à commander un point important de
la haute vallée d’Orb, donnait la main à vingt autres, échelonnées sur
le flanc des montagnes, de l’un et de l’autre côté de la rivière. A
l’époque des guerres de religion, toutes ces murailles à meurtrières
et à mâchicoulis, dont la ceinture formidable devait protéger les
Albigeois, succombèrent. Saint-Michel ne put tenir plus de trois jours
devant les hordes fanatiques, sauvages, que Simon de Montfort avait
répandues comme une mer dans le Midi.
De ce château à triple enceinte, sur lequel le vicomte de Béziers avait
compté pour défendre le défilé de Pétafy, il ne reste aujourd’hui
que la chapelle, dédiée à saint Michel, sauvée, rapporte la légende,
par l’archange lui-même, «_qui, dans la mêlée, batailla d’estoc et de
taille_,» et deux ou trois salles basses recouvertes à grand’peine de
tuiles rouges, où l’ermite industrieux s’arrangea vaille que vaille un
logement.
Du reste, partout sur le plateau, un gigantesque bloc granitique,
ramification robuste de l’ossature des Cévennes, se découvrent des
ruines, d’énormes entassements de pierres, dont les siècles n’ont pas
encore détaché les ciments primitifs. Des herbes folles poussent sur
ces amoncellements, y répandant la gaieté, la grâce, la poésie.
Quelques arbres fruitiers, que les vents sans doute semèrent en
des jours de tempête, entés depuis, jaillissent çà et là du rocher
cyclopéen et lui donnent en certains coins l’aspect débonnaire d’un
verger. Une fontaine d’eau vive sourd d’une crevasse derrière la
chapelle, et, se répandant par mille rigoles, a créé le long des pentes
du monticule une prairie artificielle, dont le vert tendre contraste
agréablement aux yeux avec la verdure plus sombre des châtaigniers.
Je courus à la porte d’ordinaire ouverte de Barnabé. Elle était fermée.
Je frappai. Pas de réponse. Qu’était devenu l’ermite? La claie à
montants solides qui barrait l’écurie de Baptiste avait été ramenée
dans sa rainure de pierre et y tenait fortement.
Glissant un regard à travers les intervalles de l’osier, je ne vis pas
l’âne devant la crèche. Quoi, personne! Je retournai vers la chapelle:
le grand portail à double battant en était clos aussi. J’étais bien
seul, abandonné sur ce plateau désert.
Je frissonnai.
—Barnabé! m’écriai-je, la voix altérée par l’angoisse, Barnabé!
Rien, rien...
Je m’avançai jusqu’aux bords extrêmes de la roche de granit, explorant
le pays à la ronde. Pas âme qui vive. Là-bas seulement, tout au fond,
le long du ruisseau de Lavernière, à peu près à l’endroit où je m’étais
trouvé mal, un troupeau de chèvres fauves et blanches buvaient au fil
de l’eau. Sans doute les chèvres de M. Combal. Je distinguai le berger
batifolant avec son bouc.
Le vent continuait à souffler très vif. Sur les hauteurs, il cassait
les pousses menues des châtaigniers, trop tendres pour lui résister.
Songez donc, nous n’étions qu’aux premiers jours d’avril!
Sentant mes genoux flageoler sous mes pensées de peur, je craignis
d’être emporté par quelque rafale, et je reculai jusqu’au mur de la
chapelle. Je me promenai quelques minutes, essayant de me donner le
courage d’attendre, car Barnabé ne pouvait tarder à rentrer...
Ah! ce vent, il avait, à travers les ruines, des hurlements, des
miaulements, des cris qui tantôt me remplissaient d’épouvante et tantôt
m’eussent fait pleurer.
Pour échapper à ces bruits sinistres, je me réfugiai sous le porche de
la chapelle, un porche à tympan, s’il vous plaît, représentant Jésus
au milieu des Évangélistes, et à trumeau portant une statue de saint
Michel qui piétine le Démon.
Que faire cependant?... J’ouvris mon _Phèdre_. Si je parvenais à
travailler, le temps passerait plus vite...
Hélas! ce fut en vain qu’avec une sorte de joie nerveuse je disposai
toutes choses autour de moi: la grammaire latine, l’écritoire, les
cahiers; mon pauvre cerveau, que la tendresse excessive de mon cœur
avait poussé à l’effarement, ne voulut rien entendre à la besogne que
je lui imposais, et, après quelques barbouillages ineptes, je dus
refermer mes livres, reboucher mon encrier—il était en verre bleu avec
fermoir en cuivre—et reparaître, éperdu, au milieu du plateau. Pour le
coup, s’il n’arrivait pas quelqu’un pour mettre fin à mon martyre, je
ne tarderais pas à succomber. Je regardai la statue de saint Michel, je
lui tendis des bras suppliants. Mais la pierre demeura immobile sur son
piédestal...
Des hirondelles, revenues depuis peu des pays chauds, voltigeaient
joyeusement sous le porche. Heureuses hirondelles! elles n’avaient pas
perdu leur oncle, elles; elles étaient là, dans les nids coutumiers,
avec leur jeune famille, tandis que moi, j’avais perdu le presbytère et
tous les miens... Un instant, mes yeux les suivirent tournoyant le long
des corniches, leurs becs chargés de pâture, de brindilles de paille,
ou de plume, ou de duvet. Je vis des martinets noirs, par troupe,
s’élancer, rapides comme des flèches, du haut de Saint-Michel jusqu’au
fond de la vallée d’Orb. Quelle souplesse! quel élan! et quel éclat
sous le soleil! J’entendis le cri bizarre des engueulevents...
«Oh! que ne suis-je une hirondelle, moi aussi, pour m’envoler bien loin
retrouver mon oncle ou Marianne!» pensai-je.
Ce spectacle de nature calma la fièvre qui me dévorait et fit un peu
de repos à mon être physique et moral, en complète ébullition. Je
réfléchis qu’après tout je n’étais pas délaissé, qu’une ressource
me restait: M. Anselme Benoît. Certes, je n’aimais guère le
médecin.—N’était-ce pas lui qui venait de me séparer de tout ce que
j’aimais?—Mais, en fin de compte, sa maison m’était ouverte, j’étais
sûr d’y être accueilli avec plaisir, et j’irais frapper là ce soir,
si Barnabé, parti pour quelqu’une de ses tournées dans la montagne,
ne reparaissait pas à Saint-Michel. Du reste, en y songeant bien,
n’avais-je pas aussi les Combal, les Garidel, chez qui je trouverais
également asile?
Je respirai.
Cependant, mon estomac, creusé par le grand air matinal et aussi
peut-être par mes trop vives alarmes, commençait à bramer la faim. Je
retirai la livre de chocolat de mon oncle de la poche où elle était
restée enfouie. J’en croquai une bille sans désemparer.—Il était bon,
le chocolat de quarante sous, et comme Marianne avait bien fait de
passer la main derrière les livres de la bibliothèque!—Je donnai un
coup de dent à la seconde bille; puis, réprimant ma gourmandise, je
descendis derrière la chapelle pour boire un coup sur ce repas.
Quelle eau limpide, fraîche, délicieuse! J’en puisai à plusieurs
reprises dans le creux de mes mains réunies et m’en grisai à plaisir.
Encore une fois j’allais plonger à la source mes deux poings jusqu’aux
coudes, quand une voix large, sonore, retentissante, emplit soudain les
châtaigneraies. Dieu! c’était Baptiste...
Je me redressai vivement. La voix reprit la même antienne. Baptiste, à
coup sûr, paissait dans la prairie de Saint-Michel, et Barnabé était
avec lui. Comment n’avais-je pas pensé à cela? Je dégringolai à travers
les hautes herbes.
* * * * *
Quand l’âne m’aperçut, il courut à moi. Encore que je l’eusse fouaillée
souvent et d’importance, elle m’aimait, la brave bête!
—Bonjour, mon Baptiston, lui dis-je de bonne humeur et lui passant la
main sur les naseaux, qui se dilatèrent avec délices, bonjour!
Il s’enleva des quatre pieds et se prit à gambader follement à travers
la prairie.
—Eh bien! quelle mouche t’a piqué, _imbecillas_? s’écria Barnabé.
Je vis le Frère. Il était accroupi à l’ombre d’un bouquet de chênes
verts, lequel poussait aux marges du ruisseau formé par les eaux vives
de la fontaine où je venais de me désaltérer. Avec mon cœur tout à la
joie, mes jambes d’un élan s’emportèrent vers l’ermite. Mais, lorsque
je comptais qu’il allait se lever pour m’embrasser ou me donner sur
les épaules la tape affectueuse que j’avais reçue tant de fois, il ne
bougea aucunement. Je lui souhaitai le bonjour, comme je l’avais fait
à Baptiste, mais d’une voix timide, presque troublée. Il me regarda et
ne répondit point.
—Bonjour, frère Barnabé, répétai-je, essayant de lui sourire.
—Tu arrives bien mal à propos, mon garçon, me dit-il.
Mes peurs me ressaisirent.
—Vous ne pouvez donc pas me garder jusqu’au retour de Marianne? lui
demandai-je, tremblant.
—A cette heure, je n’ai point la tête à ça, fit-il avec un geste
dépité.
—Alors, il faut que je m’en retourne au presbytère?
—Où tu trouveras visage de bois... Ah ça! voyons, pétiot, es-tu venu
céans pour me tourner les esprits à l’envers? Par exemple, je voudrais
bien voir que tu m’empêchasses de gagner aujourd’hui un gros écu de
cinq francs! Crois-tu que ça coûtera quatre deniers tant seulement, le
magasin de Félibien, quand il faudra acheter plus de cent pendules et
des montres en or à n’en plus finir? Va-t-en donc voir si les murailles
reluisent chez M. Briguemal, à Béziers. Sache, si tu peux comprendre
cela, que je gagne de l’argent avec ma cervelle en ce moment, et que je
ne veux pas entendre voler une mouche autour de moi. Braguibus attend
mes vers pour sa musique, voilà!...
Il plongea sa grosse tête, hérissée de cheveux et de poils, dans ses
deux mains velues, et, silencieux, demeura roulé en boule sous les
arbres. Usant de mille précautions, je déposai doucement à ses pieds
mes livres, mes cahiers, mon écritoire bleue, puis j’allai retrouver
Baptiste.
Quelle bête admirable! Jamais, à Saint-Michel des Aires, ni peut-être
en toutes les Cévennes méridionales, ne se rencontra âne plus fort,
plus doux, plus complaisant. Il avait presque la taille d’un mulet de
la plaine, et son poil long, soyeux, était d’un noir bleuâtre pareil
à l’aile lustrée des corbeaux. Les oreilles, droites, semées çà et là
de petites taches grisâtres, lui retombaient gracieuses, barbelées, le
long des mâchoires et du col, qu’elles éventaient nonchalamment. Il
possédait des yeux magnifiques, d’un brun luisant à la fois et amorti;
c’étaient deux morceaux de velours qu’on venait de détacher d’une pièce
neuve. Ses dents, régulièrement plantées, affichaient de haut en bas
des rayures ambrées qui en rendaient l’émail plus éclatant. Avez-vous
vu quelqu’une de ces grandes coquilles comme les marchands ambulants,
venus des bords de la mer, en montrent pour les vendre dans nos
montagnes? Mon oncle en étalait deux sur la cheminée de son salon. La
bouche profonde de Baptiste avait le même ton rose-tendre, avec le même
air de fraîcheur et les mêmes miroitements.
Devinant que j’allais à lui, l’âne cessa de battre le pré; il s’avança
vers moi à petits bonds.
Les bêtes, dans la jeunesse—Baptiste avait à peine cinq ans—sont de
véritables enfants; elles recherchent les enfants pour courir avec
eux, folâtrer avec eux, jouer avec eux. L’enfance a le privilége de
certaines folies innocentes, et ce privilége, parcourant l’échelle des
êtres, engendre dans toute la création de touchantes affinités.
Je m’agrippai à la crinière de Baptiste et lui grimpai sur le dos. Il
partit au galop avec des reniflements joyeux.
Comme c’était bon d’aller ainsi à travers les grandes herbes qui
frôlaient le ventre de ma bête, où disparaissaient mes pieds pendants!
Des hautes ramures des châtaigniers tombaient sur nous de larges nappes
d’ombre. Plus loin, le soleil allumait, semblables à des clartés
jaunes, rouges, bleues, toutes les fleurettes du gazon. Nous ne nous
occupions pas de ces contrastes. Nous allions à travers l’ombre, à
travers le soleil, ne songeant qu’à rire, qu’à nous amuser; car,
tandis que Baptiste s’emportait davantage en son élan insensé, moi je
riais aux éclats, le talonnant, le pinçant, lui parlant ainsi qu’à une
personne humaine, et le caressant des deux mains à l’envi.
Barnabé, couché comme un ours sous les chênes verts, se leva. Un
sifflement suraigu retentit. Ma bête, emportée, s’arrêta court.
—Descends! me cria le Frère.
Je descendis.
—Tu as de l’encre, je crois? me dit l’ermite, qui s’était rapproché.
—Oui, Barnabé.
—Et du papier aussi?
—Certainement.
—Nous aurons besoin de tout cela, fit-il, se passant la main droite
sur le front et m’entraînant à l’ombre des arbres.
—Asseyons-nous! reprit-il.
Nous nous assîmes.
—Voyons, fillot, serais-tu assez savant pour écrire du patois sur une
de tes feuilles blanches?
—J’ai copié, l’autre jour, pour mon oncle, un noël en patois, et
peut-être, en m’appliquant bien...
—Oh! si tu as copié un noël, tu copieras bien ma chanson...
Je l’examinai avec surprise.
—Comment, Barnabé, lui dis-je, vous avez fait une chanson?
—Elle sera très jolie; elle aura cinq couplets... Braguibus va mettre
son fifre en train...
—Et la défense de mon oncle?
—Je porte tous les respects à M. le curé des Aires, qui doit à mes
soins le peu de souffle qui lui reste; mais faut-il, pour lui plaire,
refuser de gagner cinq francs, peut-être dix? Ton oncle croit-il, par
hasard, que les alouettes tombent rôties à l’ermitage de Saint-Michel?
La famine m’aurait mis au trou depuis longues années, si j’avais dû me
passer de mes industries. Le bon Dieu m’aurait-il donné des talents, ne
devant pas m’en servir? Je ne gagne pas vingt sous chaque jour, moi,
à dire une messe basse, et je ne connais pas la couleur des écus du
gouvernement. Ton oncle parle toujours comme le riche, qui, ayant le
ventre plein, dit aux personnes affamées: «_Ne mangez point ceci, ne
mangez point cela._» D’ailleurs, les autres ermites de la vallée se
gênent-ils pour besogner chacun à sa façon? Je ne parle aucunement de
ton ami Venceslas Labinowski, lequel faisait un métier de déshonneur.
Mais, sauf Adon Laborie, ermite de Notre-Dame de Nize, qui pratique la
règle par le menu, les Frères libres de nos Cévennes marchent-ils tous
en droiture dans le chemin de saint François? Est-ce que, par exemple,
Gratien Pastourel, ermite de Saint-Sauveur, ne s’amuse pas un brin à
l’usure, du côté de Camplong et de Graissessac? Il prête un pois, le
malin, mais il faut lui rendre une fève. Et Agricol Lambertier, ermite
de Saint-Pantaléon, qui aime la terre plus que le paradis, ne va-t-il
pas à la journée afin d’avoir le plaisir de gagner une pièce de dix
sous et de trousser par-ci par-là les jupons aux filles de Boubals? Je
passe Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël. Pour celui-là, il sent
la vieille futaille d’une lieue, et l’on n’a pas besoin de lui tirer
les vers du nez pour savoir qu’il passe moins de temps à nettoyer sa
chapelle qu’à siffler la linotte dans son cellier. Moi, dès le premier
âge, de tant loin qu’il me souvienne, j’aimai toujours inventer des
chansons, et j’en invente encore quand on me paie.
—Cependant, après sa maladie, vous promîtes à mon oncle...
—Je lui promis tout ce qu’il voulut. Autant lui promettre le merle
blanc, pardi! Fallait-il m’exposer à perdre la soutane et Saint-Michel
avec? Fallait-il ruiner Félibien et son magasin? Tu ne sais donc pas,
innocent, que, si M. le curé des Aires m’a mis son habit sur les
épaules et le bourdon à la main, il a le pouvoir de me déplumer de
tout cela, moyennant quelques lignes qu’il écrirait à Monseigneur?
Ce n’est pas très solide, notre Ordre. Me vois-tu, dépouillé de mon
costume d’ermite, obligé, pour gagner pain, de redevenir ce que je
fus au temps jadis, un misérable ouvrier en vannerie?... Si quelque
malheur me forçait jamais à retourner tordre les osiers, là-bas, au
bord de l’Orb, j’en mourrais de honte. Songez donc, avoir été Frère
de Saint-Michel; avoir dominé dans ce pays; avoir tiré un pied de
nez à tous mes confrères, jaloux de mes richesses; avoir cheminé une
fois jusqu’à Saint-Jacques-de-Compostelle, dans l’Espagne, deux fois
jusqu’à Rome; avoir vu le saint-père, qui m’a parlé; et puis retomber
aux corbeilles, aux paniers, à tous ces ouvrages grossiers des pauvres
diables de la rivière!... Cela n’est pas possible et cela ne sera pas.
—Alors, renoncez aux chansons!
—Tu m’ennuies, toi, à la fin des fins, pétiot, et si tu es venu ici
pour me prêcher, à l’exemple de ton oncle, tu agiras sagement en
reprenant le chemin de la cure. A-t-on jamais vu un blanc-bec comme
cela, qui ose tourmenter un homme de mon âge, un homme qui connaît
tous les pays et tous les mondes de la terre, puisqu’il a pu arriver
jusqu’en Italie à travers mille villes et mille villages, à un homme...
—Ne vous fâchez pas, Barnabé. Soyez tranquille, mon oncle ne saura
rien de cette chanson. Voulez-vous me la dicter? Je suis prêt à
l’écrire, et vous serez content de moi.
Je possédais une plume métallique superbe dans un petit étui en
argent. Je la retirai délicatement du fourreau. Barnabé sourit. Il prit
lui-même l’encrier abandonné sur le gazon et en releva le couvercle.
—Ah! si je savais écrire! murmura-t-il avec un soupir douloureux... Et
dire que le maître d’école des Aires me fait payer dix sous chaque fois
qu’il me copie une chanson! Le voleur!
Je détachai une feuille de papier réglé de mon cahier de versions, et,
ramenant mes genoux pour m’arranger une façon de pupitre, j’attendis.
IX
Barnabé, pris de délire poétique, déchire la Muse à belles dents
Au moment où je trempais le fin bout de ma plume dans l’encrier, le
Frère me retint le bras.
—Voici la chose tout uniment, mon garçonnet, me dit-il. C’est le fils
Garidel qui voudrait se marier à la fille de M. Combal, le maire. Cet
enfant a vingt-deux ans, il est donc en force de jeunesse; mais s’il
ne porte pas deux tondus et un pelé dans sa besace, il ne s’en faut
guère, tandis que la fillette possède du bien au soleil, elle. Oh! ces
Combal, c’est riche comme la mer. Simon Garidel fut, lui aussi, notre
maire dans les temps de Charles X; malheureusement, il eut des pertes,
entreprenant de grosses affaires sur les osiers, et il dut laisser
l’écharpe à un autre. Pour un brave homme, c’est un brave homme, franc
comme l’or et honnête comme le bon Dieu... Quel dommage que tout le
saint-frusquin des Garidel ne vaille pas vingt mille francs, quand
les Combal ne savent pas ce qu’ils ont!... Tu comprends, de cette
différence dans leur fortune naissent journellement des discussions
entre les deux pères. Moi, je crois que si l’affaire dépendait tant
seulement de M. Combal, elle serait bientôt bâclée, car il n’est pas
porté sur les écus, notre maire; puis il aime Simonnet, lequel est
un garçon robuste et plein de vaillance. Mais la Combale est là, et,
quand il s’agit de ne point laisser s’éparpiller les sous, elle a des
griffes partout, cette vieille: aux pieds, aux mains et à la langue
principalement. L’autre jour, en ma présence, comme son mari revenait
encore aux Garidel, ne lui a-t-elle pas jeté mille paroles insolentes
au visage, l’accusant de lui manger son bien, et, pour marier _Liette_,
de vouloir la réduire à la besace et au bâton! Ah! si ma défunte,
à l’époque déjà ancienne où je vivais en ménage, se fût avisée de
m’envoyer pareils lardons à la face, quelle danse, avec accompagnement
d’amarines en guise de tambourin!...
—Et Juliette Combal, que dit-elle de cela?
—Liette! elle pleure et ne souffle mot.
—A sa place, je ne pleurerais point, et j’épouserais Simonnet.
—A la bonne heure! s’écria Barnabé content. Tu seras un homme, toi,
fillot, je vois ça. Tu as raison: en ce monde, on doit en faire à sa
tête, surtout quand l’amitié se met de la partie et vous fait cabrioler
le sang dans l’estomac.
Après une interruption de quelques minutes, il ajouta:
—Simonnet est venu me trouver hier au soir; il était pâle comme
l’écorce du bouleau et des larmes noyaient ses prunelles. J’ai pensé
que Dieu l’aiderait en besogne amoureuse si je lui donnais une de mes
chansons pour la chanter, la nuit, selon l’usage de chez nous, sous
la fenêtre de sa belle, en compagnie de Braguibus. Mes chansons ayant
porté bonheur à d’autres, pourquoi n’en irait-il pas de même pour le
jeune Garidel? Il me comptera cinq francs, vingt sous par couplet.
C’est convenu entre nous.
Les branches des taillis penchées sur nos fronts s’agitèrent soudain,
les arbres eux-mêmes secouèrent leurs panaches de petites feuilles
clair-semées, que la séve nouvelle—elle monte lentement aux troncs
des chênes—vivifiait goutte à goutte. Entre le Frère et moi, passa la
longue tête noire de Baptiste.
—A-t-on jamais vu bête plus curieuse! s’écria l’ermite, riant à gorge
déployée. Il faut qu’elle fourre son museau partout.
Puis, s’adressant à Baptiste:
—Eh! que te font, à toi, qui vas à quatre pattes, les amourettes de
Simonnet Garidel et de Liette Combal? Réponds, grand _Nicodème_, si tu
l’oses.
L’âne, interrogé, se mit à braire bruyamment. Barnabé rit de plus
belle, et je ne me fis pas prier pour l’imiter.
—Il n’existe pas de bourriquet plus esprité en toute création du bon
Dieu, dit le Frère regardant Baptiste d’un œil attendri. Du reste,
c’est moi qui l’ai éduqué, et l’on sait dans nos montagnes combien
je m’entends aux animaux. S’il m’était arrivé, comme à ton oncle ou
comme à toi, de pratiquer les écoles, je serais devenu un flambeau de
sapience. Mais on était vannier chez nous, et, au lieu de m’envoyer aux
livres des savants, mon père m’envoyait aux oseraies de la rivière, en
m’allongeant des coups de houssine sur le dos. J’étais mauvais sujet,
paraît-il, étant petit. Je me suis bien amendé tout de même au long
des années. Cela ne veut pas dire que je sois encore aussi sage que
saint Michel, lequel, toute sa vie, n’eut qu’une idée en tête: tuer le
Démon pour faire plaisir au bon Dieu. Et la preuve que je ne suis pas
toujours le droit sentier de la perfection, où saint François marcha
sans broncher, c’est que, ton oncle m’ayant défendu de travailler aux
chansons, j’y travaille tout de même. Que voulez-vous? malgré qu’on
en ait, il faut que le naturel se montre... Ah! puis c’est si joli,
une chanson! ça sonne si doux à l’oreille et au cœur, quand Braguibus
l’accompagne du fifre ou de la voix... Tu vas en juger.
Baptiste, autour de nous, broutait négligemment des touffes de sauge,
de mauve, de pimprenelle...
—Écoute, toi, mon Baptiston, dit-il. Cela t’instruira toujours un brin.
Baptiste leva la tête, puis, à ma très grande surprise, s’accroupissant
dans l’herbe, arrêta sur nous ses yeux, où l’on eût cru voir luire de
vagues pensées.
Je trempai vivement la plume dans l’encrier tout grand ouvert. Barnabé
avait repris son attitude recueillie.
—M’y voici, dit-il.
Il s’arrêta court. Puis, s’étant à plusieurs reprises tapoté le front
avec les phalanges noueuses de sa main droite:
—Ciel du bon Dieu! reprit-il, quelle peine m’a coûtée ce premier
couplet, car je n’ai inventé qu’un couplet depuis hier au soir! C’est
toujours ainsi avec moi: le commencement se fait tirer l’oreille. Par
exemple, une fois deux rimes désembourbées, ma chanson roule toute
seule jusqu’au bout de son chemin; c’est absolument comme une charrette
tirée par de bons chevaux. Mais il faut trouver ces deux rimes, et
c’est le diable à confesser. Me suis-je cassé la tête!... Enfin, écris,
pétiot.
Il me dicta lentement ces vers de sa villanelle amoureuse. Je les
traduis:
«_Dis-moi, fillette_
_Si jolie,_
_Quand tu portes ton rouge tablier,
Pourquoi, comme une peureuse
Qui de l’amour craint l’étincelle,
Te cacher toujours dans la maison?_»
—C’est fini! fit l’ermite, se frottant les mains tout aise.
J’essuyai ma plume avec une feuille souple de chêne vert.
—Comment trouves-tu ça, enfant? reprit-il.
—Superbe, superbe! m’écriai-je émerveillé, en effet, que ce rustre
eût pu réaliser une strophe que, malgré mon _Epitome_ défriché et le
problème des _Fables de Phèdre_ si laborieusement résolu, j’eusse été
bien empêché de mettre debout.
—Je suis bien sûr que tu n’en inventerais pas autant, toi, encore que
tu lises et écrives couramment, me dit-il, flairant mes préoccupations.
—Je n’en serais pas capable, Barnabé.
Il saisit par un mouvement brusque la page où je venais de tracer mes
pattes de mouche, et la regarda avec des yeux effroyablement dilatés.
—Et dire que j’ai beau ouvrir mes deux lanternes comme des lunes
rondes, je ne distingue, sur ce papier, que du noir et du blanc. Ils
sont heureux, ceux qui s’entendent aux écritures et aux lectures! Moi,
encore que je ne sois pas une bête, je suis un âne semblablement à
Baptiste. Cela est-il bien possible que ma chanson soit là devant moi
et que je ne la voie point! Ces petits signes que vous appelez des
_lettres_ en votre français, n’ont donc été créés que pour les riches?
Oh! si je les avais connus, je ne serais pas ermite... Qui sait ce
que je serais!... Quoique Polonais, ce gueux de Venceslas lisait et
écrivait...
Ses yeux s’obscurcirent d’une buée épaisse. Le sentiment de son
ignorance venait d’arracher presque des larmes au Frère libre de
Saint-François.
Il plia la feuille de papier, et, avec mille précautions pour qu’elle
ne se froissât point, la glissa dans la fausse poche de sa soutane.
—Tu n’as rien oublié au moins? me demanda-t-il.
—Rien, Barnabé.
—Présentement, il s’agit de remercier le bon Dieu. Allons, fillot, un
_Adoremus_.
Nous tombâmes à genoux sur le gazon, et à pleine voix nous chantâmes,
comme nous l’eussions fait dans l’église des Aires:
«_Adoremus in æternum sanctissimum sacramentum._»
Nous nous remîmes debout. L’ermite siffla de nouveau, plaçant deux
doigts entre ses dents. Baptiste, prévenu, se dressa sur pieds.
—Le soleil arrive à mon bourdon, me dit le Frère.
Il me montra son bourdon fiché en terre à quelques pas; le soleil, en
effet, en incendiait le petit miroir.
—Il va être onze heures. Montons à Saint-Michel. Aussi bien, l’un
et l’autre, poserons-nous nos coudes sur la table avec plaisir. Pour
moi, quand la minute a sonné, on ne me vit jamais tourner le dos à la
mangeoire.
Nous enfilâmes un sentier ombreux dans les rocailles. Baptiste se
prélassait gentiment devant nous.
* * * * *
Je n’ai jamais bien compris pourquoi les chardonnerets, qui volent aux
monts d’Orb par bandes innombrables,—il pousse tant de chardons pour
les nourrir au pays cévenol!—choisissent de préférence pour y bâtir
leurs nids les fourchettes des amandiers. Est-ce la fleur parfumée
de cet arbre, lequel s’endimanche de blanc dès les premiers jours de
février, qui les attire? Pourtant ces pauvres chardonnerets devraient
se méfier, les branches de l’amandier étant si maigres et si grêle
étant son feuillage. Cette transparence fait tout découvrir, tout
jusqu’au fin bout du bec de l’innocente bestiole, étendue comme morte
sur sa couvée.
Au lieu de tirer à gauche vers la porte de l’ermitage, Barnabé tira à
droite, m’entraînant du côté du verger.
—Les nichées mûrissent de jour en jour, mon garçon, me dit-il, les
oiseaux seront aussi tendres que des prunes.
Il leva la main au-dessus de sa tête, et j’ouïs de petits piaulements
étouffés.
—Oh! Barnabé, ne leur faites pas de mal! implorai-je.
—Tu les veux?
—Oui, oui, je les élèverai au presbytère.
J’entr’ouvris mon gilet pour les recevoir dans mon sein, les y
réchauffer, les y sentir... Mais des taches de sang me rougirent la
chemise.
—Comment, vous les avez blessés? demandai-je.
—Je te l’ai promis, je veux que tu fasses un déjeuner à te lécher
babines jusqu’à demain.
—Mon Dieu! balbutiai-je bouleversé.
Ma voix s’embarrassa.
—J’ai du lard de cette année, frais et tendre comme le beurre du mont
Caroux, reprit l’ermite promenant sa langue large et pointue sur les
poils hérissés de sa moustache.
—Je n’aime point le lard, moi, Barnabé!
Il décrocha deux autres nids du milieu des branchages, puis de nouveau
étouffa les petits entre ses mains.
—Méchant! méchant! m’écriai-je.
Le Frère rit à faire trembler sur ses épaules les coquilles de sa
pèlerine de lasting.
—Oui, vous êtes un méchant! continuai-je exaspéré. Je vous en
préviens, du reste, si vous persistez à tuer ces chardonnerets qui sont
si gentils, au lieu de me les donner pour être apprivoisés dans une
cage, je vous dénoncerai à mon oncle, dès son retour.
L’ermite s’amusa de ma fureur enfantine. Pour me narguer, il atteignit
un nid de linottes dans un fourré, au-dessus d’un grand chèvrefeuille
pourpre, à l’extrémité du plateau. Tant de cruauté me fit perdre la
tête.
—Soyez tranquille, Frère de démon, dis-je les dents serrées, mon oncle
saura à quelle besogne impie vous employez votre temps à l’ermitage de
Saint-Michel.
—Ton oncle se moquera de toi, pétiot.
Il commença à plumer les bestioles.
—Pourvu qu’il ne vous oblige pas à lui restituer votre soutane, qui
est à lui, en apprenant que vous vous occupez toujours de chansons avec
Braguibus...
J’avais à peine articulé ces mots, que la lourde main de Barnabé
s’abattit sur mes épaules. Épouvanté, je jetai les yeux sur lui. Toute
sa face, si débonnaire, si joviale, avait soudainement pris un aspect
farouche. Sa bouche ricanait, montrant des dents acérées semblables aux
crocs de nos chiens-loups, chez les Catalans du Planol.
—As-tu envie que je te lance par delà ces granits?
Il me désigna l’effroyable précipice que masquait à peine un rideau
d’épines et de genévriers confondus.
—C’est pour m’effrayer sans doute! balbutiai-je, affectant une
assurance que j’étais bien loin de posséder.
Il me happa au collet de ma veste, et, avec cinq de ses doigts
crochus, résistants, me souleva de terre comme une plume. Je me crus
perdu et fermai les yeux à tout événement.
—Barnabé! râlai-je, Barnabé, je vous demande pardon!...
Il me lâcha. Je m’affaissai à ses pieds sur la roche nue.
—Tout ça n’est qu’un amusement, pétiot, c’est pour rire, fit-il,
m’aidant à me replanter sur quilles... Aussi, pourquoi me contrarier
les esprits? Tu comprends bien que je suis plus fort que toi, que tu ne
pèses pas une once à mon poignet. Mettons que je t’eusse jeté là-bas
sur les pierrailles du ruisseau de Lavernière; n’ayant pas des ailes
aux côtes, tu te serais aplati la tête comme une fougasse dans un four,
n’est-il pas vrai? Eh bien, qui m’aurait demandé raison de ta mort?
La justice? Je me moque bien de la justice. J’en ai fait des farces,
moi, au nez des gendarmes, durant mes quêtes dans la montagne et dans
la plaine. Une fois, à Saint-Pons, avec M. Cœurdevache... Enfin...
J’aurais répondu à ta justice que tu avais glissé au long de quelque
pente en courant après des nids de martinets, et tout aurait été fini...
Ces paroles scélérates, bien que mon âge ne me permît pas d’en sonder
toute l’horreur, me glacèrent jusqu’aux moelles.
—Allons, allons, ajouta le Frère reprenant son gros rire, assez de
sornettes et d’almanachs. Le temps se passe, et mon estomac reste vide
comme une gourde fêlée.
Il regarda la raie d’ombre que la corde de la cloche, tombant du haut
du toit, dessinait sur la muraille blanche de Saint-Michel.
—Il est midi, dit-il. Enfant, sonne l’_Angelus_; moi je vais allumer
le feu pour nos brochettes.
En chancelant, je m’acheminai vers la chapelle, et Barnabé, après avoir
fait le signe de la croix, disparut, marmottant dans sa course le latin
des versets et des _Ave Maria_.
X
On boit le frontignan de Gathon Molinier, mais on guigne son jambon.
Ce fut à peine si mes bras, paralysés par une terreur qui me faisait
trembler sur pieds comme un roseau, eurent la force de tirer la corde
et de frapper sur la cloche les coups répétés de l’_Angelus_. Je me
sentais mourir. Je balbutiai la prière, ainsi que j’en avais contracté
l’habitude avec mon oncle au presbytère. Mais combien ma ferveur
fut plus profonde ici que là-bas! Pour décider la Sainte-Vierge à
intervenir en ma faveur, quand j’étais tombé aux mains d’un homme qui
semblait en vouloir à ma vie, je récitai, en outre des _Ave Maria_,
l’oraison de saint Bernard commençant par ces mots: «_Souvenez-vous, ô
très pieuse vierge Marie_...»
Je me sentis un peu rafraîchi, soulagé, rassuré.
Cependant je ne savais me décider à rejoindre le Frère en son
ermitage. La pensée me traversa l’esprit de lui fausser brusquement
compagnie et de courir frapper à la porte de M. Anselme Benoît. Ah!
certes, depuis que je commençais à connaître Barnabé, il s’en fallait
que M. Anselme Benoît m’inspirât l’effroi qui m’avait empêché, le
matin, d’aller prendre gîte chez lui!
Je me mis à longer le mur de la chapelle au hasard. Bientôt, sans trop
me rendre compte du but de mes pas, je m’acheminai vers la fontaine
cristalline où je m’étais désaltéré. Une fois arrivé là, j’entrevoyais,
dans les effarements de ma pauvre cervelle troublée, le moyen de me
dissimuler derrière les troncs énormes des vieux châtaigniers et de
m’échapper jusqu’aux Aires sans être aperçu.
Je tournais, en m’effaçant dans l’ombre projetée par les hautes
murailles, l’angle de la chapelle, et j’engageais le pied dans
l’échancrure du granit, lequel, en cet endroit, forme comme un
gigantesque escalier, quand une voix rude, hélas! trop connue, m’appela
soudainement.
—Eh bien! où t’en vas-tu? me dit l’ermite, qu’en une seconde ses
jambes démesurées avaient porté jusqu’à moi.
Je demeurai interdit.
—Comment, le séjour de Saint-Michel te pèse déjà? reprit-il.
—Non, Barnabé, répondis-je.
Puis j’ajoutai avec un effort qui fit perler des gouttelettes de sueur
à mon front:
—J’allais à votre fontaine, là-dessous, pour me laver les mains avant
le déjeuner.
—Si c’est parce que, tout à l’heure, je t’ai refusé les chardonnerets
que tu cherches à t’ensauver, c’est bien une folie d’enfant, cela. Sois
tranquille, mon garçonnet, les oiseaux ne te manqueront point, puisque
tu aimes ces bestioles. Dans le verger tant seulement, j’ai découvert
plus de trente nichées; tu pourras les prendre à mesure qu’elles
mûriront; je te fais présent de toutes.
—De toutes, Barnabé?
—As-tu une cage?
—J’en ai une petite à la cure.
—Je t’en fabriquerai une grande, moi-même, en osier. Ça me connaît,
l’osier. Il faut voir comme je le travaille! Mes doigts s’entendent
aux treillis les plus compliqués. J’invente des fleurs, je fais des
rosaces, des cocardes, des calices, des ostensoires, et pour les cages
à deux, quatre, six compartiments, il n’existe pas d’ouvrier pareil.
Ah! je suis un fier homme, va, quand je veux m’en donner la peine...
Es-tu content à présent?
—Vous êtes bon, Barnabé, vous êtes le meilleur des ermites!
m’écriai-je, subjugué à la fois et un peu servile.
Au même instant, je sentis tout mon visage comme noyé dans la barbe
profonde du Frère, et des baisers bruyants claquèrent sur mes joues.
Baptiste, qui vaguait à travers le plateau, vint me flairer amicalement
aux jambes. Foin de mes peurs! je suivis Barnabé et son âne vers la
porte entr’ouverte de l’ermitage.
* * * * *
Dans la cheminée, large et haute, un fagot de branchettes sèches
achevait de se consumer. Les braises incandescentes lançaient de
courtes flammes blanches. Le Frère, avec une large pelle, ramena sur le
devant du foyer les charbons rouges accumulés, puis abaissa dessus un
gril de fer noir et luisant.
—Fais-moi passer les brochettes, pétiot, me dit-il.
Sur le coin d’une table en noyer massif, qui occupait le milieu
de la vaste pièce,—sans doute salle d’armes de l’ancien château
féodal,—trois brochettes avaient été disposées en un plat de grosse
faïence verte. Pauvres chardonnerets du verger! ils tenaient leurs
pattes et leur bec repliés dans une chemisette blanche de lard fin, et
une lancette acérée d’épine leur avait traversé le corps d’outre en
outre. L’ermite tendant la main vers moi, je lui abandonnai le plat.
—A la saucisse maintenant! s’écria Barnabé, ayant posé les oiseaux sur
le gril.
Il ouvrit une porte à gauche et s’éclipsa.
Je me trouvai seul avec Baptiste, lequel, s’étant faufilé dans
l’ermitage sur nos talons, baguenaudait librement à travers l’immense
cuisine, flairant de temps à autre la table, comme pour se renseigner
sur les mets qu’on allait servir.
—Tu as donc toujours faim, toi? lui demandai-je.
Il vint à moi... Il regarda les chardonnerets qui crépitaient en
rôtissant.
Barnabé rentra.
—Eh bien! grand poilu, fit-il apostrophant Baptiste, vas-tu me
débarrasser le plancher, et au galop!...
En même temps il leva sa main droite, où pendait un long pli de
saucisse, désignant à l’âne le fond de la cuisine. La pauvre bête, les
oreilles basses, la queue entre les deux cuisses comme après quelque
horion, s’éloigna, et finalement disparut dans l’ombre d’un arceau.
L’ermite retourna les chardonnerets, serra les brochettes l’une contre
l’autre, maintenant que le feu en avait réduit le volume, et installa
la saucisse sur le gril.
—C’est de la saucisse de Saint-Gervais, dit-il, me la montrant du
doigt. Remarque si elle est ronde et fraîche! Il n’y a pas une mie de
pain là-dedans, c’est tout cochon et pur cochon. Ah! bien oui, du pain
et des œufs dans la saucisse! On ne connaît pas cette fabrication-là
à Saint-Gervais... A Murat, on arrange des andouillettes si bonnes
qu’on en mangerait sans fin jusqu’aux portes de l’enfer. A Douch,
les boudins sont excellents. A Rosis, avec les oreilles du porc, on
fait des fromages de chair qui vous remontent l’appétit. Mais pour la
saucisse, vois-tu, mon fillot, il n’y a que Saint-Gervais. J’ai quêté
celle-ci dans le courant de janvier, vers la semaine des Rois, chez une
fournière qui demeure au bord de la rivière de Mare. Elle s’appelle
Agathe Molinier, ou _Gathon_ tout simplement. Il lui reste encore deux
jambons pendus à une poutrelle. Enfin, on verra plus tard pour ces
jambons.
Il retourna la saucisse.
Il reprit:
—Quelle femme, cette Gathon Molinier! religieuse comme une image, et
donnante comme la main du bon Dieu qui remplit le bec à sa créature
chaque matin... Ça me remet dans l’idée que cette brave dévote de
Saint-Gervais—elle ne me renvoya jamais besace vide—m’a donné une
bouteille de frontignan. En voilà du vin qui vous feutre chaudement
l’estomac! Le mari de Gathon, Jacques Molinier, un raccoutreur de
barriques et de tonneaux, en retournant de par là-bas d’une ville
marinière qui s’appelle Mèze, lui avait rapporté cette fiole. Nous la
boirons à sa santé. Je n’ai pas chaque jour à ma table le neveu de M.
le curé des Aires!
Il s’en alla de nouveau.
J’entendais encore le pas de Barnabé sur les marches retentissantes
de la cave, quand il se produisit dans la cuisine un événement qui
manqua de me faire perdre la tête. Les braises où venaient de rôtir
doucettement les chardonnerets, imbibées de graisse par la grosse
saucisse de Saint-Gervais, laquelle rendait du jus par tous les
pores, s’enflammèrent. En moins d’une seconde, tout disparut dans un
effroyable incendie, qui non-seulement embrasait le gril, mais s’était
encore répandu jusqu’aux pierres du foyer, humides et fumantes.
—Barnabé! Barnabé! m’écriai-je au désespoir.
Il m’entendit et remonta quatre à quatre.
—Miséricorde! fit-il.
Il sauta sur le gril, souffla, souffla, souffla si fort et si dur
que les flammes cédèrent. La saucisse de Gathon Molinier et les
chardonnerets du verger apparurent légèrement charbonnés.
—Cela leur vaut une flambée, dit le Frère, renversant le gril sur le
plat... A table, mon garçonnet!
Tandis que, d’une dent indolente, peu convaincue, je m’exerçais sur la
saucisse de Saint-Gervais, Barnabé avala deux brochettes. Il fallait
voir avec quel entrain il dépêchait la besogne. Une bête pour une
bouchée, et je néglige les gros morceaux de pain qu’il engloutissait
avec les oiseaux.
—Allons donc, me répétait-il, allons donc, mange. Nous ne sommes pas
ici pour compter les solives du plafond.
Il est clair que, n’ayant aucune faim,—le chocolat de mon oncle me
remplissait encore l’estomac,—je faisais assez piètre mine au repas.
Du reste, pourquoi ne point avouer que la saucisse de Gathon Molinier
ne stimulait en aucune façon mon appétit? Je regardais dans le vide,
portant les yeux tantôt aux murailles, tantôt sur Barnabé, surtout vers
la porte par laquelle Baptiste venait de disparaître sous les arceaux.
—Si tu ne peux mordre à la pitance, bois un coup alors, me dit le
Frère entre deux pauvres linottes qu’il engouffra comme des noisettes.
Et, me remplissant le verre de frontignan, lequel coulait sans bruit
comme l’huile d’or de la plaine:
—Vois-tu, mon pétiot, me dit-il, je suis de l’avis de Barthélemy
Pigassou, l’ermite de Saint-Raphaël: le vin est ce qu’il y a de
meilleur dans la vie de ce monde. Le frontignan, voilà un vrai paradis!
Va, va, tu sauras ça un jour... Quelle différence entre le frontignan
et le maraussan, Jésus-Dieu! Si M. Briguemal, qui aime tant le vin
blanc de sa cave, goûtait celui-ci! Dans le fait, il vaut mieux que
nous soyons seuls à cette heure: elle est si petite, cette fiole de la
brave Gathon!
Il l’atteignit encore sur la table et acheva de la vider sans façon, à
la régalade.
—Si Anselme Benoît, qui fait tant de ravages dans nos montagnes,
barbouilla-t-il, au lieu de ses drogues baillait du bon vin à ses
malades, il ne les mènerait pas au cimetière par douzaines... Mais
finalement, il faut que les médecins vivent et que les curés mangent de
bonne soupe.
Il allongea le bras pour saisir une bouteille de vin rouge.
—Ciel de Dieu! marmotta-t-il en faisant sauter le bouchon, comme ces
chardonnerets altèrent! Toutes les fois que j’ai le malheur de toucher
à ces coquins d’oisillons, il faut de toute nécessité que plusieurs
litres y passent. Ça se comprend dans le fond: ces bêtes avalent
toutes sortes de graines sèches, elles se rafraîchissent rarement le
bec, encore que l’eau ne manque point ici, et ça vous a un sang chaud,
chaud!... A moi, ces oiseaux allument l’enfer dans l’estomac et dans
le gosier... Sans compter que le lard rôti, flambé, brûlé, me gratte
la langue comme une râpe et achève de me faire courir des charbons par
tout le corps... Tu ne sens rien, toi, pétiot?
—Non, Barnabé, je ne sens rien.
—C’est qu’aussi tu es là, devant ton assiette et ton verre, aussi
emprunté que le dimanche, quand tu te plantes debout pour chanter
l’épître dans l’église... Oh! tu as une jolie voix, une voix de
rossignol dans la feuillée. Moi, quand j’étais enfantelet,—il y a plus
de quatre matins,—je piaulais aussi comme le fifre de Braguibus. Je
montais, je descendais, je remontais, je redescendais...
Il s’interrompit, et soudain entonna ce noël très populaire aux
Cévennes:
«Jésus est né dans l’étable,
_Sanctum Dominum Jesum_.
Voyez comme il est aimable!
_Sanctum Dominum nostrum._»
L’ermite, qui s’était mis debout, alla ainsi jusqu’à la fin du
quatrième couplet, ayant bien soin, après chaque strophe, de s’arrêter
quelques secondes pour vider son verre et me forcer à toucher au mien.
Comme je savais, moi aussi, le cantique par cœur, dès le quatrième
verset, entraîné presque à mon insu, je joignis ma voix de fausset
à la voix de basse du Frère, et, durant une heure, l’ermitage de
Saint-Michel envoya aux échos d’alentour le plus étrange concert qui
fut jamais.
Cependant, tandis que j’étais toujours en verve et disposé à
poursuivre,—le noël n’a pas moins de vingt-cinq couplets,—Barnabé
m’abandonna tout à coup. Effrayé d’entendre ma voix unique, laquelle
avait atteint un diapason absolument inconnu dans l’art musical, je me
tus à mon tour.
L’ermite éclata de rire. Il se rassit.
Alors seulement je m’aperçus que la face de Barnabé était
effroyablement rouge et que ses yeux, noyés dans des vapeurs humides,
n’avaient plus ni regard ni vie. Qu’allait-il lui arriver? Dix fois, il
tenta de décrocher les hauts boutons de sa soutane pour donner aisance
à son cou musculeux. Malheureusement ses doigts, qui tremblaient, ne
réussirent pas à rencontrer les boutonnières. Pourquoi ses doigts
tremblaient-ils? Sa main était si sûre lorsqu’elle saisissait les nids
aux branchettes fourchues du verger! Enfin la soutane, tourmentée à
tort et à travers, céda, et le Frère laissa voir, non-seulement son
cou aux veines saillantes et pleines, mais aussi toute sa poitrine
puissamment arquée, nerveuse, velue comme le dos de la hyène des
Catalans. A ce spectacle nouveau pour moi, je rougis et ne pus
m’empêcher de baisser pudiquement les yeux.
L’ermite rit de plus belle; mais ce rire sans éclat, saccadé, presque
bourbeux, m’épouvanta.
—Barnabé! m’écriai-je.
Sa prunelle recouvra quelque lumière.
—Eh bien, quoi? me dit-il.
—Si vous vouliez me le permettre, j’irais me promener un peu avec
Baptiste... par là..., pas bien loin.
—Baptiste! bredouilla-t-il. Ah! bien, avec Ba... Baptiste.
—Oui: je ne le fatiguerai pas... Je retournerai ici bientôt.
—Oh! oui... bien... bien.... tôt.
Au moment où je m’effaçais dans l’ombre des arceaux, le Frère se
souleva.
—Je le défends! je le défends! s’écria-t-il.
Je revins vers la table, tout intimidé.
—Je voudrais bien voir, reprit l’ermite avec un geste de menace, je
voudrais bien voir que tu eusses l’audace de mener mon âne au Planol
pour l’y faire mordre par toutes les bêtes sauvages des Catalans. Pour
le coup, si tu t’avisais d’endommager Baptiste en quelque façon, c’est
moi qui te travaillerais les côtes.
Je tremblais comme la feuille d’un amandier exposé au vent sur le
plateau.
—Mais, Barnabé, balbutiai-je, retenant les larmes dont mes yeux
s’étaient remplis soudainement, je n’ai jamais eu l’intention de
conduire Baptiste chez les Catalans.
—Tu n’as jamais eu l’intention?...
—D’ailleurs, nous sommes loin du Planol, ici, à Saint-Michel.
—Tu n’as jamais eu l’intention? vociféra-t-il.
—Non, Barnabé, non...
—Et l’autre fois, chez ton père?...
Il se mit debout, furieux, allongeant les mains pour me saisir.
Je ne fis qu’un bond jusqu’à la porte. Au moment où je la franchissais
comme affolé, j’entendis des chaises qui se renversaient, des verres
et des bouteilles qui se brisaient, puis le bruit sourd d’un corps qui
tombait lourdement.
Je me retournai. L’ermite, ivre-mort, s’était de tout son long étendu
sur le carreau.
Je m’esquivai précipitamment.
FIN DU LIVRE PREMIER.
LIVRE DEUXIÈME
_L’IDYLLE_
I
La tombée de la nuit, qui ferme le calice des fleurs, entr’ouvre l’âme
des enfants.
Je courus tout d’une haleine jusqu’à l’extrémité du plateau. Là, des
bouillons blancs, qui formaient, amalgamés avec des églantiers en
fleurs, une sorte de muraille, m’arrêtèrent heureusement. Encore un
pas, et, du haut de la roche à pic, je roulais dans le précipice au
fond duquel babille sur des cailloux ronds le ruisseau clairet de
Lavernière.
J’eus un frisson quand, à travers la frondaison transparente, mon
œil plongea dans l’abîme, et vivement je me rejetai en arrière. Je
pris le premier sentier s’offrant à mes pas: c’était celui du verger.
En arrivant à la porte de ce Jardin de Délices,—car en cet endroit
charmant piaulaient des nichées par centaines, et Dieu sait si les
oiseaux me tinrent au cœur tout le long de mon enfance!—une réflexion
m’arrêta: pourquoi, ne pouvant vivre chez Barnabé, qui m’effrayait
sans cesse et finirait par m’allonger quelque mauvais coup, ne
profiterais-je point de cette occasion unique pour me sauver?
Harcelé par la peur, je vaguai je ne sais combien de temps à travers le
plateau ronceux, cherchant le chemin des Aires et ne parvenant pas à le
découvrir. Tout à coup, à ma grande surprise, je me retrouvai devant
la porte à claire-voie du verger. J’avais un mal de tête horrible,
et les arbres fruitiers, grêles et noueux, me paraissaient grands et
droits comme des peupliers. Que se passait-il donc en moi? Les jambes
me faisant à peu près défaut, je tâtai de mes deux mains mal assurées
les fragments de granit, qui, pareils à des vertèbres, saillent à
l’échine du plateau, et je gagnai un petit coin écarté, assez éloigné
de l’ermitage. Juste à ce point cessent les amandiers, les abricotiers,
les sorbiers, et le châtaignier, un moment délogé de son domaine,
reprend royalement possession d’une terre qui lui appartient.
Je connaissais cette retraite où disparaissaient les âpretés du rocher
nu, que tapissait une herbe épaisse, où poussaient, en manière de
bordure, chardons violets, menthes sauvages, asphodèles et giroflées.
J’y étais venu plus d’une fois, les jours de congé, avec Baptiste et
Barnabé. L’habitude maintenant m’y reconduisait.
Jamais le gazon ne m’avait semblé plus touffu, plus frais, plus
invitant. Je résistai peu à la séduction: mes genoux se plièrent
d’eux-mêmes, et, comme le Frère étendu dans la cuisine de l’ermitage,
moi, dont le frontignan de Gathon Molinier, le noël en vingt-cinq
couplets, avaient alourdi les esprits, à mon tour je me laissai aller
de toute ma taille, m’allongeai délicieusement, fermai les yeux et
m’endormis.
Quand je relevai mes paupières appesanties, l’ombre des arbres s’était
singulièrement allongée sur le plateau de Saint-Michel. Je regardai
autour de moi. Le verger bruissait comme une immense cage. C’était
partout des pépiements timides, des cris aigus, des chants perlés,
des bruits d’ailes. Pas une branche qui n’eût son oiseau perché.
Quel réveil ravissant! Au-dessus de ma tête, un bouvreuil à son aise
picorait les bourgeons tendres d’un néflier; je voyais sa jolie tête
noire se baisser, puis se relever en cadence. Plus loin, un verdier,
dont j’apercevais la queue jaune, les deux mignonnes jambettes roses,
paraissait fort occupé à bâtir son nid dans une touffe de jeunes
feuilles, à la cime d’un pommier. Enfin, à quelques pas du gazon où je
demeurais vautré, le bec ambré d’un gros merle sortit d’un buisson de
houx. Je fis un geste; le merle, sifflant, s’envola.
Cependant, bien que la présence de tant d’oiseaux alertes, en quête
de leur repas du soir, m’annonçât que l’heure était déjà avancée, je
ne pouvais me décider à quitter mon réduit agreste, à la frontière
extrême du verger. Où irais-je, d’ailleurs? Rentrerais-je à l’ermitage?
Cette perspective, sans m’effrayer autant qu’on pourrait le croire, me
souriait médiocrement. Partirais-je pour les Aires, maintenant que,
remis de mon trouble par un sommeil réparateur, je ne devais plus
hésiter à en découvrir le chemin sous bois? Je ne savais me résoudre à
rien. En attendant de prendre un parti, dans la demi-somnolence où se
complaisait mon âme, je m’intéressais à tout ce qui se passait sur le
plateau.
Après les oiseaux se chamaillant pour des bourgeons, des fleurs, des
bouts d’herbe verte, des touffes de séneçon, de vieilles baies de
genévrier desséchées découvertes sous l’arbuste qui faisait peau neuve,
les arbres attirèrent mon attention. La plupart des troncs étaient
tordus, déjetés, rogneux. Les branches, inclinées presque toutes dans
la direction du midi, avaient des attitudes éplorées qui dénonçaient
les luttes soutenues avec acharnement. Se pouvait-il, en effet, que
le vent, les ayant à ce point infléchies, ne les eût pas du même
coup emportées? Sans doute la roche dure, après avoir reçu ces hôtes
malgré elle, habituée désormais à leur ombrage, se refusait-elle à les
laisser partir et les retenait-elle par toutes les racines et par tous
les fils. Le fait est que ces amandiers, ces pommiers, ces sorbiers,
ces cerisiers, qui, le matin, étincelaient dans tout l’éclat de leur
floraison blanche et rose, paraissaient, ce soir, à mesure que l’ombre
les envahissait, singulièrement tristes et nus. Une chose me frappa:
les fleurs, qui, dans les ténèbres commençantes, brillaient comme
autant de lumières, au moment où les derniers rayons quittaient le
plateau, s’éteignirent soudainement.
Je me levai surpris, amenai à moi une branchette d’amandier et
regardai. Les corolles, repliant leurs folioles éclatantes, venaient
toutes de se refermer. Je dirigeai un œil irrité vers Caroux. Jamais
cet énorme bloc de granit brun, que la main de Dieu roula dans la
vallée d’Orb comme un nœud tout-puissant pour attacher la montagne à
la plaine, ne mérita mieux que ce jour-là son nom de _Caroux_, tête
rouge, _caput rubrum_. Le soleil couchant l’embrasait tout entier,
vermillonnant ses crêtes dentelées, faisant resplendir ses crevasses,
ses précipices, allumant par milliers des incendies à ses flancs
rugueux. Tout d’un coup, l’astre tomba derrière la montagne, et la
nuit, l’odieuse nuit, tira son rideau sur les cieux.
—O Marianne! Marianne! êtes-vous au moins arrivée à Éric! m’écriai-je,
saisi d’une émotion subite.
Sans savoir pourquoi, j’éclatai en sanglots.
—Eh bien! eh bien! mon garçonnet, que veut dire tout ceci? s’écria,
dans le silence du plateau où les oiseaux ne bougeaient plus, la grosse
voix de Barnabé.
Je me retournai et vis le Frère. Assis à vingt pas de moi, au beau
milieu de l’allée principale du verger, il tordait entre ses doigts
agiles de longues tiges d’osier blanc.
—Quelque abeille t’a donc piqué, que tu pleures comme un robinet de
fontaine? me dit-il, riant de ce rire franc, communicatif, qui me
réjouissait autrefois, et que je ne lui connaissais guère depuis ma
venue à Saint-Michel.
—Je pensais à Marianne, à notre Marianne du presbytère, balbutiai-je.
—C’est que j’ai des abeilles ici. Elles me font du miel aussi jaune,
aussi doux, que le miel du Narbonnais. Regarde!
Il leva la main, me désignant de belles ruches, disposées dans les
fentes du rocher.
—Croyez-vous que Marianne soit arrivée à Éric maintenant? lui
demandai-je, impuissant à distraire ma pensée de la pauvre vieille
cheminant vers son pays natal.
—Sois tranquille, mon pétiot; à cette heure, Marianne a vu le visage
de son frère et l’a embrassé.
—Ah! tant mieux! soupirai-je.
Je sentis, dans ma poitrine, mon cœur qui se dilatait délicieusement.
La nuit me remplissait de terreurs intimes indicibles, et je
retournais, avec un attendrissement que je m’efforçais de contenir, à
tous ceux qui m’étaient chers.
Au moment où ma pensée inquiète visitait le presbytère, mon
petit lit étroit dans l’alcôve où je ne coucherais pas,—où
coucherais-je?—l’ermite me regarda avec bonté. J’allai à lui: j’avais
besoin d’aller à quelqu’un.
—C’est peut-être ma grande cage que vous commencez là, Barnabé? lui
dis-je, osant toucher les branchettes d’osier.
—Pour une vérité, voilà une vérité, enfant, répondit-il d’un ton
joyeux. T’ayant un peu molesté ce matin, il faut bien que je te gâte un
peu ce soir. Que veux-tu? j’étais en pointe de vin au déjeuner, ce qui
ne m’était pas arrivé depuis tant et plus. Oh! moi, je ne ressemble
point à Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël. C’est le frontignan qui
a fait le coup. Que Gathon Molinier aurait agi sagement, gardant sa
bouteille et me donnant son jambon! Enfin, pour ce jambon, on verra:
j’ai l’œil dessus...
Il s’interrompit, et, d’une main preste, posa les premiers rayons de la
porte de ma cage.
—En avons-nous chanté un noël superbe! reprit-il. Si nous avions été
à l’église, à la messe de minuit, toi portant ta soutanelle rouge de
cardinal, moi ma pèlerine neuve à coquilles, comme ton oncle aurait
été content!... D’abord, il faut lui rendre justice, ce frontignan
vous donne une voix!... Tiens! il eût été prudent tout de même de
garder un verre de cette liqueur pour après-demain, quand je serai
obligé d’enseigner ma chanson à Simonnet et à Braguibus. Ils viendront
tous les deux ici jeudi, à la vesprée. Mon Dieu! je sais bien que ce
Braguibus manœuvre le fifre mieux que ne le fit jamais un autre en ce
pays, et qu’il prend les airs d’un tour de main, comme moi les fourmis
volantes, quand j’en attrape aux vendanges pour attirer les becfigues
à mes trébuchets. Ça vous a des ventres, ces becfigues!... C’est
égal, malgré les talents de Braguibus, une goutte de frontignan me
rafraîchissant la luette, il me semble que j’aurais mieux rossignolé ma
chanson. D’ailleurs, tant plus on fait valoir sa marchandise, tant plus
on en retire de profit. Tu comprends cela, n’est-il pas vrai, fillot?
—Mais votre chanson n’est pas finie, articulai-je timidement.
—Voilà le malheur! Ah! si elle était finie! Dans les temps, j’allais
vite en la besogne des rimes; à présent, ma tête se fatigue dans les
chansons, tout comme mes jambes dans les chemins. J’ai Baptiste au
moins pour les jambes; mais pour les chansons!... Pauvre moi! les
vieux ans me tombent dessus et me mâchent les membres pareillement
à des grêlons poussés par les giboulées de mars. Il me souvient de
l’époque où, en un jour, j’inventais jusqu’à vingt-cinq couplets, et
cela filait doux, agréable au cœur, facile à la voix. Aujourd’hui, j’ai
besoin quelquefois d’une semaine pour tirer du fond de ma cervelle tant
seulement vingt-cinq lignes, et c’est maladroit, peu galant, souvent
mélancolieux à la mort... Pourvu que je sois prêt jeudi, lorsque ces
gens des Aires frapperont à ma porte! Ayant à établir Félibien dans
les horlogeries, il m’en coûterait de perdre les cinq francs convenus,
mais il m’en coûterait bien davantage de laisser croire à la contrée
que Barnabé Lavérune, si fameux par ses complaintes, ses chansonnettes,
n’est plus capable de rien, et désormais ne rend pas plus de son en ce
monde qu’une cloche qui aurait perdu son battant.
Par un geste désespéré, il porta une main crispée à sa tête et
s’arracha des poignées de cheveux. Cela me fit mal.
—Ah! Barnabé, lui dis-je, que je regrette de ne rien entendre aux
vers, moi! Quel plaisir j’aurais à vous aider!
—Tu es un brave enfantelet, murmura-t-il, pénétré d’une émotion très
vive, et c’est à présent que je m’en veux de t’avoir taquiné pour des
nids de chardonnerets. Mais ne te tourmente aucunement les esprits
et ne te bouleverse les sens: après la peine, viendra le tour du
plaisir. Premièrement, c’est dimanche l’octave de Pâques, et lundi tout
Bédarieux, avec ses deux curés, ses huit vicaires, ses Confréries de
Pénitents, se dirigera vers Notre-Dame de Cavimont. Nous serons de la
fête.
—Eh quoi! Barnabé, vous m’amènerez à Notre-Dame? m’écriai-je, sautant
de joie.
—Je n’ai pas mémoire d’avoir manqué une procession à Cavimont, depuis
ma première paire de sabots; et, passant la rivière lundi, je ne puis
te laisser seul à Saint-Michel. Du reste, ma présence là-haut est,
paraît-il, indispensable. Est-ce que M. le doyen Michelin pourrait
dire la messe, si je n’allais mettre un peu d’ordre en la chapelle
pillée par Venceslas Labinowski? Sans compter qu’il serait convenable
peut-être de donner un coup de balai et de torchon dans l’intérieur de
l’ermitage, que ton ami le voleur laissa en un bouleversement complet.
On m’a fait entendre, à la cure de Bédarieux, qu’étant le Frère le
plus proche de Notre-Dame de Cavimont, c’est moi que tous ces soins
regardent. Aussi, depuis plus de six mois, pourquoi n’a-t-on pas
nommé un autre ermite?... Ah! ces curés, comme ça nous fait trotter,
nous autres pauvres Frères, et par des chemins où les ronces nous
arrachent toujours un peu de laine, autrement dit un peu d’argent...
Par exemple, si ce gros M. Michelin, ventru pareillement à une outre
de bouc quand elle est pleine; si ses vicaires, maigres et pointus
comme des clous, espèrent que je vas leur servir un dîner après la
grand’-messe, je leur promets un pied de nez aussi long qu’un carême
de quarante jours. Je nettoierai la chapelle, l’ermitage, le petit
autel de Sainte-Anne-la-Marieuse: c’est pour le bon Dieu. Mais, quant
à mettre la broche en branle, à rôtir des croustades au four, à plumer
des volailles, à déboucher des bouteilles de vin vieux, je suis votre
serviteur! Est-ce que j’empoche les revenus de Notre-Dame de Cavimont,
moi, pour en endosser les charges? A ce compte, que deviendrait
Félibien Lavérune, qui étudie les horlogeries à Moret, département du
Jura?.... D’abord, j’ai dit au curé de Bédarieux: «Si vous plantez ce
bât sur mon échine, je vous préviens que je ruerai des quatre fers, et
gare à celui d’entre vous qui me serrera la sous-ventrière!...»
La nuit peu à peu avait enveloppé le plateau de ses ombres de plus
en plus épaisses. L’ermite laissa couler sur le roc les brins de
saule blanc, jeta un dernier coup d’œil satisfait sur la cage, dont
les quatre montants, fermement établis aux angles, indiquaient les
proportions gracieuses, et, d’un mouvement brusque, se mit sur pieds.
—Je n’y vois plus, dit-il. Demain, je terminerai cet ouvrage...
Maintenant, c’est drôle, il me vient tout d’un coup des idées pour la
chanson. C’est comme ça, ce travail de tête: encore qu’on n’y pense
pas, on y pense, et la besogne se trouve quelquefois très avancée,
quand on désespérait de la finir. Croirais-tu, pétiot, que, tandis que
je te baillais mes raisonnements sur Notre-Dame de Cavimont, le second
couplet de la chanson se fabriquait tout seul dans ma cervelle?...
Il s’arrêta, se tiraillant les deux oreilles. Un moment, il demeura
immobile, la tête basse, les yeux attachés au sol. Moi, je le
regardais, saisi d’une crainte respectueuse.
—C’est cela... Je le tiens! s’écria-t-il enfin. Fillot, courons à
l’encre et au papier: le deuxième couplet est trouvé!
Nous nous précipitâmes vers la maison.
* * * * *
Quel agréable petit lit me prépara l’ermite, douillet, chaud, sentant
la lavande et le romarin! Au lieu de paille de maïs, la paillasse ne
contenait que de la fougère, mais elle me parut si mollette! Ah! comme
j’y dormis! Décidément, en dépit des malencontres de mon arrivée, il
faisait bon vivre à Saint-Michel, et Barnabé Lavérune était bien le
meilleur des Frères libres de Saint-François.
Nous passâmes toute cette nouvelle journée et les trois quarts de la
suivante à rimer, Barnabé et moi, en l’honneur de Juliette Combal. Pour
la troisième strophe de sa singulière pastorale, ayant eu occasion
de fournir au poète, qui daigna recourir à moi, deux rimes qu’il put
utiliser, je devins incontinent son collaborateur. Je me fusse passé
de cet honneur insigne, car désormais je fus privé de tout amusement.
Baptiste, avec qui j’avais repris mes courses folles sur le plateau,
dans le verger, à travers la prairie, me regardait d’un œil triste
tenant entre mes deux mains mon front obsédé. Que de fois la pauvre
bête dut, comme moi, envoyer la muse rustique à tous les diables.
Mais, harponné par le Frère, lequel avait l’inspiration terrible, je
fus tenu de me mettre l’esprit à la torture, et, malgré que j’en eusse,
de rimailler jusqu’à la fin.
Ce fut seulement le jeudi, à six heures du soir, que, sur une belle
feuille blanche, j’écrivis la cinquième et dernière strophe de notre
poème.
—Maintenant tu peux aller sonner l’_Angelus_! me dit le Frère.
Et il entonna:
«_Adoremus in æternum..._»
On devine si je dus secouer la cloche: les vibrations métalliques qui
s’éparpillaient dans la vallée, c’était le chant de ma délivrance, et
je tirai la corde de toute la force de mes bras.
II
Promenade au clair de lune de M. Cœurdevache, charcutier rue de
Castres, à Saint-Pons.
Après un souper frugal, composé d’oignons doux et d’une poignée de
pois-chiches, le tout assaisonné à l’huile d’olive et au vinaigre
rouge, l’ermite de Saint Michel, qui s’était montré d’une sobriété
remarquable,—à peine avait-il vidé deux ou trois fois son verre
plein,—m’entraîna brusquement à travers le plateau.
—Moi, me dit-il, je ressemble au jeune levron: je n’aime pas le
terrier, à moins qu’il ne pleuve à verse ou que je n’aie les chasseurs
à mes trousses.
—Les chasseurs? demandai-je étonné.
—Les gendarmes, si tu n’entends point la comparaison.
—Comment! les gendarmes vous ont poursuivi quelquefois, Barnabé?
—Et ils allaient d’un bon train, montés sur leurs chevaux. Cela
se passait il y a deux ans, sur la route de Saint-Pons, du côté
d’Olargues. Mais, moi qui connaissais les petits chemins aussi bien que
les grands, je fis un crochet tout d’un coup, me jetai dans la montagne
à travers des taillis, cachai Baptiste dans un fourré, et les gendarmes
perdirent mes pas. Ah! que gentiment je m’esclafai de rire, voyant
là-bas au-dessous de moi, dans la plaine, ces hommes plantés sur leurs
bêtes qui cherchaient des yeux leur gibier. Enfin, tirant mon âne par
la bride derrière les feuillages, je finis par échapper aux brigands.
Que de peines, de sueurs, dans les rocailles de Caroux! Le soir, par
exemple, j’étais rompu de fatigue, et, quand j’arrivai au Poujol, chez
une brave femme qui fut toujours secourable aux pauvres Frères, je
te réponds, mon pétiot, que je demandai plutôt un lit pour m’étendre
qu’une table pour m’ébaudir.
—Et qu’aviez-vous donc fait?
—Rien, pardi! Est-ce qu’on a besoin de faire quelque chose au
gouvernement pour qu’il tracasse le pauvre monde? Va-t’en voir si M.
Combal, qui lui rend des services, puisqu’il est maire de la commune
sans paye, est dispensé de fournir les écus de ses impositions. Aux
riches, le gouvernement prend leur argent; aux misérables comme moi,
il prend leur peau, s’ils ne savent la défendre. Il faut bien, se les
étant mis sur la croûte, qu’il donne du travail à ses percepteurs et à
ses gendarmes.
—Encore si les gendarmes attrapaient tous les voleurs!
—Il ne manquerait plus que ça, par exemple! Plus d’un goujon glisse à
travers les mailles du filet et s’en revient nager dans la rivière, dit
Barnabé joyeusement.
—Témoin, Venceslas Labinowski.
L’ermite rit aux éclats.
—Oh! pour celui-là, c’est un finaud, un Polonais de la Pologne, et
s’il donne du fil à retordre à la justice, je n’en suis aucunement
fâché.
—C’est vous pourtant qui le dénonçâtes à M. Etienne Baticol, maire
d’Hérépian, ainsi qu’à M. Combal, maire des Aires.
—Pourquoi avait-il employé la savate avec moi, quand je lui donnais
tout simplement un bon conseil, près de la statue de Paul Riquet, à
Béziers?
—Alors c’était de vous avoir jeté par terre, non d’avoir pillé
Notre-Dame de Cavimont, que vous lui teniez rancune?
—Moi, d’abord, qu’un particulier me tire un cheveu de la tête, je
n’ai plus de tranquillité que je ne lui aie cassé un membre ou deux.
Je suis ainsi fait: qui m’égratigne, je l’écorche... Crois-tu, par
exemple, que si le charcutier de Saint-Pons qui m’accusa de lui avoir
volé cent francs, et me lança la gendarmerie aux chausses, me tombait
sous la griffe, je n’éprouvasse pas quelque satisfaction à lui caresser
l’échine avec un gourdin de rouvre ou de châtaignier?...
—Eh quoi! Barnabé, on osait vous accuser?...
—Mon Dieu! je comprends que le frère Laborie, de Notre-Dame de Nize,
fasse don à l’hôpital de Bédarieux du lard, de la saucisse, du boudin,
mêmement des _grattons_ qu’il ramasse chaque année dans ses quêtes.
Cette bienfaisance aux pauvres lui vaudra une belle place dans le ciel.
Mais viderait-il son sac à plein bord sans exiger la moindre pièce
blanche, si, comme moi, il avait un fils dans les horlogeries, à Moret,
département du Jura? Je suis Frère libre de Saint-François, mais je
suis père également, et le bon Dieu, qui me donna Félibien, me punirait
si je le laissais en oubli. Je vis donc de mon métier, et je ne me
fais pas tirer l’oreille toutes les fois que l’occasion se présente de
m’arrondir le gousset...
Il s’interrompit brusquement. Il porta les yeux vers le sentier qui
débouche sur le plateau, à deux pas de la chapelle.
—Personne encore! murmura-t-il.... Ah ça! est-ce que Simonnet Garidel
ne se souvient plus qu’il m’a commandé une chanson?
—Et ce charcutier de Saint-Pons? demandai-je.
—Voici le fait. Je revenais de Marthomis, où les cochons, toujours
bien nourris, ont une graisse!.... C’est moi qui ai découvert ce
trou dans les Montagnes-Noires, et, tous les ans, je ne manque pas
d’y descendre. La quête avait été à ce point prospère que Baptiste
pliait sous les victuailles: andouilles, jambons, vessies pleines de
saindoux... Tu comprends si je riais tout seul, marchant derrière ma
bête, les yeux fixés sur mon butin... Ayant évité l’octroi par une
ruse, j’entre dans Saint-Pons et je m’arrête, rue de Castres, à la
porte de M. Cœurdevache, charcutier. Il a pour enseigne un cochon de
lait si blanc qu’on le mangerait tout cru...
«—Combien du tout? me demanda M. Cœurdevache, ayant vu et tâté ma
marchandise.
«—Soixante francs.
«—Cinquante.
«—Soixante.
«Et je détachai Baptiste comme pour nous en aller.
«—Marché conclu! s’écria le charcutier.
«Alors, il ouvre un tiroir et a le front de m’offrir en paiement un
morceau de papier.
«—Frère, rendez-moi quarante francs et nous sommes quittes.
«—Je ne veux pas de ce chiffon, lui dis-je.
«—Mais c’est un billet de banque de cent francs.
«—Il me faut de l’argent liquide et rond.
«Il rejette le billet de banque au milieu de beaucoup d’autres dans
le tiroir et monte au premier étage de sa maison. Un moment après, il
redescend avec douze écus qui rendaient, en sa main, une musique plus
jolie que celle de Braguibus. Il me les compte un à un.
«La vente finie, j’enjambe Baptiste, et nous allons bravement
souper à l’_Auberge du Cheval-Blanc_ chez Alexandre Morel, rue
Neuve-de-Saint-Chinian.»
Barnabé s’arrêta de nouveau. Pour s’enquérir de l’heure sans doute, il
regarda le ciel, où la lune, un moment obscurcie par des nuages légers,
brillait désormais d’un incomparable éclat.
—C’est égal, dit-il, si Simonnet Garidel me manquait de parole, ce
ne serait pas honnête... Enfant, toi qui as l’ouïe aussi fine qu’un
perdreau, écoute un peu. N’entends-tu rien?
—Je n’entends rien, Barnabé.
—Ce que c’est que de nous! reprit le Frère. Il y a peu de temps
encore, pas une feuille n’eût remué aux alentours de Saint-Michel que
je n’en eusse été prévenu. A présent, c’est à peine si la voix du
coucou arrive jusqu’à moi... Il se fait tard, mon pauvre Barnabé, il se
fait tard...
Ayant articulé ces paroles mélancoliques comme un glas, il se laissa
tomber plutôt qu’il ne s’assit sur un bloc feutré d’un gazon épais. De
ce point, non-seulement on pouvait sonder les sentiers aboutissant à
l’ermitage, mais explorer la vallée d’Orb tout entière, endormie dans
la paix de cette belle nuit. Je me plaçai près de l’ermite et demeurai
silencieux.
* * * * *
Cependant, je faisais des réflexions singulières. Entraîné soudain par
un courant d’idées tristes et esquivant la fin de son histoire avec
le charcutier de la rue de Castres, Barnabé me donna des soupçons sur
sa parfaite probité. Qui sait si cet homme, que j’avais connu depuis
quelques jours tour à tour bon et méchant, compatissant et cruel,
fermement dévoué en apparence à mon oncle et néanmoins, à propos des
chansons, infidèle à ses engagements formels, n’avait pas, en effet,
volé les cent francs à M. Cœurdevache, de Saint-Pons? Dieu! si Barnabé
Lavérune était un autre Venceslas Labinowski! Un frisson me parcourut
les membres, et c’est poussé par l’épouvante que, de moi-même, je me
rejetai dans la malheureuse aventure avec le charcutier, comme, du haut
de Saint-Michel, je me fusse précipité dans le ruisseau de Lavernière,
si le vertige tout d’un coup fût venu griser mon cerveau.
—Enfin, balbutiai-je, M. Cœurdevache vous accusait de lui avoir dérobé
cent francs?
—Pour le moment, je dépêchais, à l’_Auberge du Cheval-Blanc_, chez
Alexandre Morel, un jeune poulet blanc de peau et tendre comme du
caillé. Mon Dieu! je ne faisais de mal à personne, ayant distrait cette
bête de ma quête à Marthomis. A mon dernier coup de dent, un homme
entre, et je reconnais le charcutier de la rue de Castres.
«—Un peu tard, monsieur Cœurdevache, lui dis-je: le rôti est enterré.
Pourtant la besace est en fonds, et, s’il vous était agréable de
trinquer avec moi...
«—Ce n’est ni pour boire ni pour manger que je vous cherche, me dit
cet homme, qui ne paraissait pas content.
«—Est-ce pour me compter les poils de la barbe, par hasard? Venez-y,
voyons.
«—Frère, il me manque cent francs.
«—Il me manque bien plus que cela, à moi, pour être riche comme vous.
«—Frère Barnabé, je ne ris point.
«—Pleurez à votre aise alors, et laissez-moi finir de souper.
«—Il n’y avait que vous dans ma boutique, quand j’ai laissé mon tiroir
ouvert.
«Je me soulevai sur mes ergots.
«—Ah ça! compère, allez-vous bientôt finir de me jeter vos accusations
à la face? Savez-vous qu’au bout du compte vous pourriez me mettre les
bras en danse, et qu’il ne vous en reviendrait rien de bon sur le dos?
Attention! j’ai le sang vif comme la poudre à fusil, et, là où je pose
la main, il reste des marques.
«En barbouillant ces paroles, car la salive m’embarrasse les mots
dans la colère, je regardais une fenêtre toute grande ouverte et, me
trouvant seul avec M. Cœurdevache, l’envie me prenait aux ongles de le
saisir par le drap de sa veste et de l’envoyer faire un voyage dans
la basse-cour. Sans doute, le charcutier eut le pressentiment de mes
intentions, car il recula de plusieurs semelles. Croyant qu’il allait
appeler du secours dans la salle voisine, où ripaillait une bande
nombreuse de charretiers, je lui appliquai une griffe sur l’épaule
droite et le retins.
«—Je ne veux pas, lui dis-je, que tous ces gens, en train de vider
bouteille, viennent ici m’appeler voleur, comme vous avez osé le faire
vous-même. Gardez donc bouche close, si vous tenez à votre vie. Oh!
moi, je ne suis pas méchant, pratiquant la règle de saint François.
Pourtant, si on me tarabuste trop les esprits, gare l’averse!... Je ne
demande pas mieux que d’écouter vos explications, et, s’il y a erreur
dans nos arrangements, d’en arriver à restituer le bien d’autrui. Mais
vous conviendrez, monsieur Cœurdevache, que ce n’est pas dans une
auberge, au milieu des allants et venants, que nous pouvons régler
définitivement notre compte. Nous allons sortir du _Cheval-Blanc_ bras
dessus bras dessous semblablement à de vieux amis que nous sommes, et
nous nous entendrons dehors pour le mieux. Surtout pas un mot de cette
affaire à Alexandre Morel, quand je vas lui payer le souper de Baptiste
et le mien.
«—Alors, vous allez venir à la maison? me demanda le charcutier, dont,
moyennant ma main toujours appuyée sur lui, la voix devenait plus douce.
«—Chez vous, ailleurs, où vous voudrez, chez M. le juge de paix, si
cela vous plaît.
«Une minute après, ayant baillé vingt sous à Alexandre Morel, détaché
Baptiste du râtelier, avec M. Cœurdevache, dont j’avais rattrapé le
bras vivement, nous enfilions la belle allée de platanes qui fait une
si magnifique entrée à la petite ville de Saint-Pons.
«—Où allons-nous de ce pas? me demanda M. Cœurdevache, un peu épeuré.
«—Moi, je vais à mon ermitage de Saint-Michel, selon mon habitude,
après mes quêtes, et vous, vous m’accompagnez un bout de chemin, pour
causer des cent francs qu’on vous a volés.... Voyons, il fait nuit
noire, personne ne nous écoute, contez-moi ça.
«—La chose est bien simple, fit le charcutier; c’est pendant que je
suis monté dans ma chambre, au premier étage, pour y chercher vos douze
pièces d’argent, que le billet de banque de cent francs a disparu de
mon tiroir.
«—En êtes-vous bien sûr?
«—J’avais compté.
«—Il fallait recompter, que diable!
«—J’ai recompté.
«—Vous referez vos calculs en rentrant chez vous.
«—Donc vous n’avez pas pris mon billet?
«Je ne lui répondis point, mais je le serrai davantage, sentant
à quelques mouvements qu’il ramassait ses forces pour essayer de
s’échapper.
«Nous marchâmes plus d’un quart d’heure sans débrider langue ni l’un ni
l’autre. Moi, je riais dans ma peau de la bonne farce; lui, semblait au
contraire consterné, se faisant traîner un peu à la queue de Baptiste,
lequel, comme son maître, devait jubiler en son dedans à s’étouffer.
«—A la fin des fins, me laisserez vous tranquille? s’écria M.
Cœurdevache.
«—Avec moi tout se paye, lui répondis-je. Pourquoi m’avez-vous appelé
voleur...
«—Je ne marcherai plus!
«Il s’arrêta sur le coup. Je le regardai dans les prunelles.
«—Suivez bien mes raisonnements, monsieur Cœurdevache, lui dis-je.
Si je vous ai emmené hors de la ville, ce n’est pas pour le plaisir
de faire société avec vous. Je fréquente MM. les curés, quelquefois
monseigneur l’évêque, j’ai mêmement parlé à notre saint père le Pape,
chaque fois que je suis allé à Rome pour le voir. Vous comprenez alors
en quel état je tiens les charcutiers, lesquels, à ne point mentir,
s’entendent merveilleusement à saigner les cochons, à confectionner
andouilles, saucisses et boudins, mais ne chantent jamais la messe,
ne confessent jamais personne et demandent une chose tant seulement
au ciel: que les tripes soient bien succulentes et bien grasses, les
lards bien blancs et bien épais... Vous m’accusez de vous avoir volé
cent francs, et vous ne vous feriez pas scrupule, si d’aventure je
vous lâchais les quatre membres, de vous encourir vers Saint-Pons et
de lancer sur ma piste toute la meute des gendarmes. Je n’aime point
ce peuple boutonné et moustachu, et ne veux aucunement, encore que je
sois innocent comme l’enfant à la mamelle, me laisser agripper par lui.
Raison pourquoi je vous mène faire une promenade au clair de lune et
vous conseille de marquer le pas tranquillement à mes côtés.
«—Alors vous m’enlevez?
«Le mot me fit rire: il était si drôle!
«—J’aimerais mieux enlever la belle madame Cœurdevache que vous, lui
dis-je. Mais vous savez le proverbe: _Faute de grives, on prend des
merles..._»
* * * * *
Barnabé se tut un moment. Son récit m’intéressait au delà de toute
expression, et je ne pus me tenir de lui en demander la suite.
—Eh bien? insistai-je.
—Les hommes forts, ayant leurs bras, ne se méfient de rien ni de
personne; il n’en va pas ainsi des hommes faibles, mon pétiot, me
dit-il. Ceux-ci sont rusés et remplacent la force par la malice. Tu te
souviens, je pense, de Venceslas Labinowski, et de son coup de savate,
à Béziers? M. Cœurdevache, voyant miséricorde se perdre, s’était décidé
à reprendre route avec moi. Il marchait même d’un bon pas. Seulement
il arrivait de temps à autre que, sans motif visible, ses jambes
se trouvaient embarrassées dans les miennes. Il était clair que le
charcutier, comme y réussit plus tard Venceslas Labinowski, cherchait
à me faire tomber pour prendre le large, tandis que je me ramasserais.
Les loups, n’osant trop attaquer l’homme, qui les effraye avec sa haute
taille, lui passent et repassent entre les deux mollets et travaillent
par ce manége à le jeter à bas afin de le dévorer paisiblement après.
Je savais ça, et, sans plus délibérer, saisissant M. Cœurdevache qui ne
s’y attendait mie, je le plantai sur Baptiste à califourchon.
«—Vous m’avez plusieurs fois marché sur les orteils, lui dis-je, et
cela m’a porté à l’estomac. Allons, tenez la bride; moi, je tiens la
queue, et battons la route vivement. J’ai hâte de revoir mon ermitage
de Saint-Michel.
«—Vous m’amenez chez vous?
«—Oh! que nenni!
«—Et quand me laisserez-vous retourner à Saint-Pons?
«—A l’aube. La nuit est si douce!
«—Et ma femme?
«—Oh! les femmes, il y a tant et plus qu’elles savent se passer de
leurs maris.
«—La mienne m’aime, et je le lui rends.
«—Je le rendais aussi à ma défunte, et à d’autres dans l’occasion;
mais elles, tout en me le rendant, étaient fort capables de s’en
laisser conter par les vanniers de la rivière, quand ils étaient jeunes
et vigoureux. Allez, monsieur Cœurdevache, en amitié, l’homme et la
femme se valent bien.
«—Et mon petit garçon qui va sur ses sept ans, comme il doit sangloter
à cette heure, ne me voyant plus revenir!
«Le charcutier, finissant ces mots, pleura. Moi, je demeurai étourdi,
et je pensai à mon Félibien qui était si loin, à Moret, département du
Jura. Tout d’un coup, Baptiste, à qui le chagrin du charcutier faisait
mal, s’arrêta.
«—Monsieur Cœurdevache, dis-je, puisque vous avez, en votre maison,
rue de Castres, un enfant qui vous espère dans l’inquiétude, la farce
que je vous ai jouée est finie. Descendez et retournez chez vous.
Jurez-moi tant seulement de ne souffler mot de ceci à personne qui
vive, principalement à la gendarmerie.
«—Je vous le jure, Frère.
«Il sauta au milieu de la route. Je lui tins une minute les deux mains
dans les miennes.
«—Je n’ai point touché à votre tiroir, lui dis-je. Peut-être,
fouillant toutes mes poches, trouverais-je un billet de banque plié en
quatre dans mon gilet. Mais ce n’est le vôtre aucunement, je vous le
promets. Les billets se ressemblent tous. Adieu donc, et embrassez pour
moi votre femme, sans oublier votre pétiot.
«Un instant après, il disparaissait à l’un des détours du chemin. Je
traversai le gros bourg endormi de Riols... Voyez-vous, ce Simonnet
Garidel qui se moque de ma chanson à présent qu’elle est faite!»
Il se remit debout, impatient et inquiet.
—Et les gendarmes de Saint-Pons? osai-je lui demander.
—L’homme est menteur et manque facilement à ses promesses, répondit
Barnabé, attentif à tous les bruits de la nuit. Le charcutier, qui
avait juré, me lâcha les gendarmes. C’est dans les environs du
Mas-de-l’Église que je les aperçus dans la brume, au premier matin;
mais ils n’eurent pas assez de nez, et je leur échappai à travers les
broussailles.
—Ils ne vinrent pas jusqu’à Saint-Michel?
—Jamais.... Pourtant, il me fallut avoir une explication avec le
brigadier de gendarmerie de Bédarieux, qui, paraît-il, avait reçu des
ordres contre moi.
—Et que lui dites-vous, à ce brigadier?
—Pardi! la vérité, la seule vérité. Je lui racontai que M.
Cœurdevache, lequel, en sa ville natale, a la réputation de boire à
l’égal d’une barrique sèche, était venu à ma rencontre à l’_Auberge
du Cheval-Blanc_, et que là, l’un et l’autre, nous étant longuement
aspergé la luette avec de l’eau bénite de cave, nous avions fini par
nous prendre de bec, ainsi que cela arrive entre gens que le vin met
en danse; puis, en compagnie de Baptiste, trop sage pour s’être laissé
troubler la cervelle à l’abreuvoir, et qui conséquemment nous guidait
en droiture vers Saint-Michel, nous avions batifolé toute la nuit
à travers les chemins. Quant au billet de banque de cent francs et
plus, c’était une lubie de M. Cœurdevache, dont la tête pour l’instant
variait comme une pendule détraquée... Le brigadier pouffa de rire,
m’appela, je crois, _ivrogne_, ce qui ne m’a pas dégoûté de vider mon
verre, et je quittai la maison de la gendarmerie un peu plus content
que je n’y étais entré. Diantre! c’est que la prison n’est pas bien
loin de là... Enfin, ton oncle arrangea l’affaire...
Un chant alerte, sonore, vif comme l’ariette d’un rossignol, éclatant
dans les châtaigneraies, coupa la parole à l’ermite.
—Braguibus! s’écria-t-il; j’entends le fifre de Braguibus!
Il me prit une main et m’entraîna.
III
Jean Maniglier, mal culotté, comme le bon roi Dagobert, reçoit le
surnom de _Braguibus_.
A peine le Frère avait-il allumé son _carel_, lampe à trois becs de
forme antique avec récipient de cuivre jaune, très en faveur chez les
paysans de nos montagnes, que Simonnet Garidel et Jean Maniglier, dit
_Braguibus_, parurent au seuil de l’ermitage.
—J’ai cru que le loup vous avait mangés dans le bois, leur dit
Barnabé, moitié ironique, moitié fâché.
—Le loup? Je voudrais bien qu’il osât tant seulement me regarder! fit
Simonnet, projetant en avant ses bras musculeux, aussi velus que la
poitrine de l’ermite, cette poitrine que je n’avais pu voir sans rougir.
—Oh! tu es fort, toi, je le sais, lui dit le Frère; mais pas contre
Juliette Combal, par exemple!...
Tandis que le jeune Garidel et Barnabé échangeaient ces paroles de
bienvenue, Braguibus, avec l’aisance d’un habitué de l’endroit, avait
pris une chaise, s’était assis, et, portant à plusieurs reprises le
fifre à ses lèvres, en avait tiré, à la sourdine, des sons légers,
comme pour mettre en train l’instrument.
* * * * *
Au fait, nous ne pouvons laisser passer ce personnage, historique en
toute l’étendue des Cévennes méridionales, sans le faire connaître au
lecteur.
A l’époque où se déroulent les divers événements de ce récit, Jean
Maniglier avait quarante-cinq ans environ. C’était un petit homme
délicat et menu, vêtu en toute saison d’une veste de serge coupée
rond sur les reins et à collet droit, selon la mode de chez nous.
Par-ci par-là, parmi l’étoffe élimée, éclataient quelques boutons de
métal soigneusement astiqués, un surtout, large comme un gros sou, où
l’artiste suspendait son fifre au repos.
A l’encontre de nos montagnards robustes, qui laissent volontiers
flotter leur vêtement, la veste de Jean Maniglier demeurait constamment
fermée. Sa poitrine, d’où sortait le précieux souffle qui filait des
notes tour à tour tristes et gaies, paraissait grêle; de là, tant de
précautions pour la préserver de la bise ou du froid. Le pantalon
était large, à grand pont-levis jusque par-dessous les aisselles,
toujours trop ample du fond, à la ceinture mal attachée. De ce pantalon
incommensurable, où se perdaient les maigres tibias du musicien, où
ses pieds mignons demeuraient perpétuellement engouffrés, lui était
venu le surnom sous lequel tout le monde le désignait dans le pays.
De _braies_, vieux mot qui signifie chausses, l’esprit comique de nos
Cévenols n’avait pas eu de peine à déduire _Braguibus_, et, en homme
d’esprit, Jean Maniglier avait été le premier à rire de cette joyeuse
invention.
Une grosse tête ronde, à figure poupine, presque glabre, souriante,
surmontait ce corps débile. Le cou, caché sous de lourdes mèches de
cheveux noirs, longues et droites comme des sabres, paraissait court,
enfoncé entre les deux épaules, lesquelles tendaient à se relever en
ailes, ainsi que cela arrive fréquemment chez les bossus. Evidemment
Braguibus portait une gibbosité en un endroit quelconque de sa machine.
Etait-ce par devant? était-ce par derrière? On l’ignorait. La bosse
n’avait pas abouti jusqu’à fleur de peau; mais, pour être demeurée
enfouie dans les profondeurs de l’organisme, elle n’en existait pas
moins. On la pressentait, on la voyait, on la touchait.
En nos rudes campagnes cévenoles, où la terre tour à tour argileuse et
empierrée, mais toujours résistante et forte, réclame des hommes de
fer, on devine le sort réservé aux malheureux que la nature marâtre n’a
point armés pour le terrible combat de la culture. Non-seulement, dans
les familles, que leur présence inutile épuise, ils deviennent l’objet
du plus cruel abandon, mais aussi du plus affligeant mépris.
Chez les paysans aisés, on arrive quelquefois à faire d’un infirme un
maître d’école, un tailleur, un horloger: malheureusement, ces divers
métiers, parce qu’ils exigent des sacrifices, sont rarement le lot de
ces êtres pour qui l’injustice en ce monde commença dès le ventre de
leur mère. En général, ils sont voués à la mendicité, à une existence
toute de honte et d’abjection.
Une intelligence surprenante—Dieu daigne souvent toucher du doigt
sa créature la moins parfaite—avait préservé Jean Maniglier de la
dégradation où tombent les faibles sur notre terre de granit. Né
en pleine paysannerie, comme ses parents acharnés contre un sol
ingrat, après avoir, dans les années de son enfance maladive, gardé
les ouailles à travers les prairies et plus d’une fois, dans les
forêts de chênes, au risque de se faire dévorer, les truies avec
leurs marcassins, vers dix-huit ans, il avait essayé de se prendre à
la terre. Impossible! Ses bras tremblants n’avaient soulevé le pic
qu’avec peine et avaient totalement manqué de puissance pour peser
sur l’oreillette de la charrue et enfoncer le soc dans les sillons.
Il fallut tourner bride à un labeur qu’il eût aimé. Les champs, où
il eût passé délicieusement sa vie, lui devenaient inaccessibles. Il
quitta les Aires tout honteux, et, en pleurant, s’enfonça dans les
Montagnes-Noires.
Certes, le dessein de cet infortuné n’était pas de tendre la main aux
portes des fermes. Malgré le sac de toile de genêt que sa mère prudente
lui avait passé au col, il était déterminé, au contraire, à gagner son
pain, à le gagner sans s’avilir à la sueur ensemble de toute son âme et
de tout son corps. Cela était beau, et je ne sais, moi qui, dans ces
dernières années, reçus les confidences de Braguibus, quelle intuition
native ce rustre avait de la noblesse humaine. Il entra, en qualité
d’aide-berger, de _pillard_, selon l’expression cévenole, à la borde
des Quatre-Chemins, non loin de Rieussec.
C’est dans les solitudes de ce pays pauvre et morne jusqu’à la
désolation que s’éveilla l’instinct musical de Jean Maniglier. En un
séchoir de châtaignes, où l’on passait la veillée, ayant ouï un pâtre
jouer un noël sur le fifre, il en rêva plusieurs nuits et n’eut de
cesse qu’il n’eût acquis, à Saint-Pons, l’instrument auquel il avait dû
des jouissances si pures, si inconnues.
Désormais, ce fut pour lui comme une fête éternelle, à travers les
garrigues. Ayant inspiré quelque intérêt à l’éminent artiste du
séchoir, frappé de ses dispositions naturelles, il en reçut des leçons,
et ne tarda pas à savoir guider ses doigts sur les six trous. Quelle
joie! quel enivrement! quand, un soir, ramenant ses longues files de
chèvres et de moutons aux étables, il modula son premier accord. Cet
enfant délicat et sensible, en qui la nature, avare du côté du corps,
avait déposé tous les trésors de l’âme, faillit se trouver mal de
plaisir. Les cieux venaient de s’ouvrir sur sa tête.
La voie de Braguibus était trouvée. Il serait musicien. Comme le vieux
pâtre de Rieussec, lequel, depuis vingt ans, avait abandonné son
premier métier, trouvant plus lucratif et moins pénible d’aller sonner
du fifre aux fêtes des villages, aux noces, aux baptêmes, voire aux
enterrements, lui aussi se ferait _fifreur_. D’ailleurs, pouvait-il
demeurer toute sa vie _pillard_, c’est-à-dire berger sans gages, pour
la soupe et le pain seulement? Il était bien évident que, chétif
des jambes, des bras, de toute sa personne, incapable par conséquent
d’en imposer aux loups, très hardis aux Montagnes-Noires, il ne se
trouverait jamais un propriétaire pour lui confier la garde exclusive
d’un grand troupeau. Il s’acharna d’autant plus à son instrument,
qu’il deviendrait sa ressource unique dans l’avenir; qu’il entrevoyait
l’espoir de retirer, un jour, de ce morceau de buis, habilement
manœuvré, de gros sous et la liberté.
On avait complétement oublié Braguibus aux Aires, ses parents eux-mêmes
ne songeaient plus à lui, quand, un soir d’été, un dimanche, au moment
où, sur la place du village, jeunes gens et jeunes filles, vieux
bonshommes et vieilles commères, devisaient de diverses façons, assis
autour du four communal, une ariette légère et vive comme l’aile
d’une hirondelle, vola au-dessus des têtes et les fit toutes se
redresser. D’où partaient ces sons éclatants, plus purs que le bruit
des cascatelles de Lavernière, plus suaves que les notes perlées du
rossignol? Chacun s’interrogeait, lorsque Jean Maniglier surgit au
point culminant du sentier qui, des profondeurs de la vallée d’Orb,
grimpe droit jusqu’au hameau. Je laisse à penser si l’accueil fut
bruyant, enthousiaste, chaleureux.
Il y avait huit jours à peine que Barnabé Lavérune résidait à
Saint-Michel, affublé de la soutane de mon oncle et nanti de la
situation qu’il avait longtemps guignée, quand se produisit, aux Aires,
l’extraordinaire événement de l’arrivée de Braguibus. Chaque famille
tint à honneur de fêter le nouveau venu, dont le fifre du reste paya
toujours l’écot avec usure; mais Barnabé mit une sorte d’acharnement à
l’attirer à Saint-Michel.
Jean Maniglier, qui avait besoin d’être patronné dans les environs,
jusque dans son propre village, où, d’habitude ancienne, à la fête
patronale, on engageait des ménétriers étrangers, comprit tout de suite
le parti qu’il pourrait tirer de ses relations avec le Frère, et se
laissa faire volontiers. On mangeait copieusement à l’ermitage, on y
buvait mieux encore, puis Barnabé entamait son inépuisable répertoire
de chansons, de noëls, et Braguibus l’accompagnait.
Le Frère était aux anges. Certes, au Poujol, à Villecelle, à Rosis,
où l’ancien vannier de la rivière d’Orb, que l’œil de mon oncle ne
pouvait suivre partout, s’était plus d’une fois ébaudi en des bourrées
mirifiques, Barnabé avait entendu le fifre souffler tous ses vents par
tous ses trous. Mais nulle part, il ne lui était arrivé d’ouïr rien de
semblable à la musique de Braguibus. Ailleurs, l’instrument partait en
notes criardes, suraiguës; à Saint-Michel, sous les doigts souples de
Jean Maniglier, il ne laissait échapper que des sons doux, moelleux,
allant droit au cœur pour le faire délicieusement s’entr’ouvrir, ou
bien aux yeux pour les faire pleurer. Et quelle incroyable variété
dans les airs! A présent, c’étaient les soupirs si pénétrants de la
fauvette; un moment après, le cantilène incomparable de la grive sous
les genévriers; puis les trilles entre-croisés de la linotte et du
chardonneret; enfin la fusée sonore du loriot, ce ténor infatigable de
nos châtaigneraies. Oh! décidément, c’était passe-temps céleste que
d’entendre le fifre de Braguibus! Le Frère le crut un peu sorcier.
Cette intimité, d’abord toute d’enthousiasme artistique, tourna
bientôt, chez l’ermite comme chez le musicien, à des calculs positifs.
Pour le paysan, l’argent est au fond de toutes choses, et son âme
paraît-elle intéressée à la partie, il ne faut pas s’y méprendre, c’est
à l’argent qu’il en veut.
Après deux semaines de relations, nos Cévenols s’étant tâtés
mutuellement, sachant bien de quel profit ils pouvaient devenir l’un
pour l’autre, signèrent un traité d’alliance offensive et défensive.
Barnabé, très recherché aux Aires, très répandu dans la montagne,
partirait le premier en guerre et découvrirait la besogne à Braguibus.
Il le recommanderait dans les fermes riches pour les baptêmes, les
premières communions, les mariages, au besoin pour les enterrements,
car notre artiste gardait en réserve, dans les profondeurs de son fifre
et de son génie, des chants funèbres aussi tristes, aussi désolés, que
le _Dies iræ_ ou le _Requiem_. L’ermite de Saint-Michel s’engageait, en
outre, à présenter son protégé à tous les Frères libres de la vallée
d’Orb, surtout à Adon Laborie, de Notre-Dame de Nize, à qui sa sainteté
avait créé dès longtemps une situation tout à fait prépondérante dans
le pays.
Braguibus, de son côté, promettait sous la foi du serment de tenir
grand compte, durant ses pérégrinations, de l’œuvre poétique de
Barnabé, dont il jouerait les airs sur le fifre et chanterait les
paroles au besoin. Non-seulement, pour solenniser les fêtes où ses
talents seraient réclamés, il mettrait en avant le répertoire fort
riche en motifs variés de l’ermite; mais à l’église, les jours de
Pâques, de Noël, il ne consentirait jamais à accompagner d’autres
cantiques que les siens.
Il va sans dire que Barnabé, absorbé par ses préoccupations
paternelles, ne négligea point de régler la question des droits
d’auteur: il toucherait dix sous toutes les fois que Braguibus serait
engagé soit aux Aires, soit dans les villages environnants. C’était la
part de Félibien.
Mais l’article le plus longuement débattu de cette convention très
diplomatique fut celui où il était question des ouvrages encore inédits
de l’ermite de Saint-Michel. Barnabé, bien qu’investi désormais de
fonctions semi-religieuses, ne comptait nullement fausser compagnie
à la muse, et il exigeait de son associé qu’il lui fournît le plus
souvent possible l’occasion de lui donner de nouveaux rendez-vous.
Grâce aux bons offices de tous les Frères libres de la vallée,
Braguibus serait bientôt le _fifreur_ le plus en renom des Cévennes
méridionales: lui en coûterait-il beaucoup, tout en vulgarisant les
anciennes chansons de son ami, de prévenir les filles et les garçons
que, pour changer de métier, Barnabé Lavérune n’avait pas changé de
caractère, et qu’il lui restait, comme par le passé, au fond du sac,
des rimes amoureuses pour les galants?
Je le proclame à son honneur, Jean Maniglier, assez naïf, assez
religieux pour croire les devoirs d’ermite peu compatibles avec les
libertés du chansonnier, osa lutter contre l’âpreté violente du Frère,
tout entier à son Félibien; mais il fut rageusement traqué sur tous
les points, menacé d’un abandon qui le précipitait de nouveau dans
l’aventure, et cet homme faible céda.
* * * * *
Le lecteur sait désormais comment Simonnet Garidel, épris de Juliette
Combal, fut amené à donner à l’ermite de Saint-Michel commande d’une
chansonnette amoureuse: incontestablement, il y avait sous roche du
traité passé, dix ans auparavant, entre le Frère et Braguibus.
Du reste, il faut le reconnaître, Simonnet Garidel était bien le garçon
des Cévennes le plus timide en amour, le plus empêché, par conséquent
le moins capable de se tirer par ses seules forces du pas difficile
où il avait laissé tomber son cœur. Nos villageois s’amusant peu aux
bagatelles du sentiment, les mariages, chez nous, se bâclent vite; mais
Simonnet s’était avisé de devenir amoureux, et les choses traînaient
en longueur. Depuis plus de six mois, il aimait Juliette Combal. Par
malheur, rencontrant la jeune fille, ses parents, non-seulement il
n’avait pu jusqu’ici prendre sur lui de leur souffler un mot de ses
intimes intentions, mais il n’avait su que fuir ou se cacher. Le
minois frais, souriant de Juliette l’effrayait plus encore que la
face parcheminée de la vieille Combale, l’air sérieux du maire, et il
prenait ses jambes à son cou.
Franchement c’était pitié de voir un grand gaillard, vigoureux comme un
chêne, poilu jusqu’au blanc des yeux, trembler ainsi qu’une feuille
parce qu’une petite fille, que sa main trop robuste eût écrasée comme
un papillon si elle avait tenté de la saisir, venait à passer sur son
chemin; et Braguibus, ce ciron, avait reproché cent fois à ce géant
son défaut d’audace, sa lâcheté. Mais rien n’y faisait, et Simonnet,
en véritable bête fauve, continuait à s’éclipser dès qu’il apercevait
Juliette, qu’il recherchait pourtant dans tous les sentiers de la
campagne et dans toutes les ruelles du hameau.
A la fin, Braguibus, ce médecin par état des cœurs malades, désespérant
de l’efficacité de ses conseils, toucha un mot à Barnabé de la
situation piteuse du jeune paysan. Du premier coup d’œil, l’ermite
jugea l’affaire excellente. Les Garidel ne possédaient pas moins de
vingt mille francs de bonne terre au soleil; quant aux Combal, la
plus grosse fortune des Aires, ils en possédaient quatre fois plus.
On pouvait donc s’occuper de Juliette et de Simonnet, car il en
reviendrait toujours quelque profit.
Le plan fut arrêté sans désemparer. Tandis que Braguibus endoctrinerait
le vieux Garidel, Barnabé, lié de longue main avec le maire Combal,
essayerait d’habiles démarches dans le but d’amener, entre les deux
pères, une entente mutuelle. Si la Combale, avare et tenace dans sa
volonté, faisait échouer ce commencement d’entreprise, on recourrait
à la chanson et au fifre pour frapper un grand coup sur le cœur de la
jeune fille. Enfin, si les vers du Frère et la musique de Maniglier
n’obtenaient pas le succès qu’on était en droit d’en attendre,
alors... eh bien! alors on travaillerait les jeunes têtes des amoureux
et on disposerait tout pour un enlèvement.
Les premières tentatives ayant avorté, et nos Cévenols, ne sachant
se déprendre du gain qu’ils avaient reluqué, on en était arrivé au
deuxième expédient, au fifre et à la chanson.
IV
Simonnet Garidel, qui ne sait pas le latin, éclate comme une bombe.
Braguibus, dont le fifre, à la cantonade, avait essayé plusieurs
motifs, jugeant sans doute son instrument suffisamment préparé, se mit
debout:
—Eh bien! y sommes-nous? demanda-t-il s’adressant à Barnabé.
—Nous y sommes, répondit le Frère.
Et sa voix, sans articuler la moindre parole, d’un ton de fausset,
fredonna un air qui, pareil à l’oiseau prenant son vol, s’enleva
d’abord par une mélopée assez lente et plana bientôt à une
incommensurable hauteur. Il n’en fallait pas davantage au musicien:
Barnabé s’étant tu, Braguibus attaqua les mesures qui servaient
d’ouverture à la chanson:
—Allons-y! fit-il tout à coup, mais retenant toujours le fifre aux
lèvres.
Alors le Frère, habilement suivi à travers les méandres où s’égarait
son gosier fantaisiste, aborda ce premier couplet:
«_Dis-moi, fillette_
_Si jolie_,
_Quand tu portes ton rouge tablier,
Pourquoi, ainsi qu’une peureuse
Qui de l’amour craint l’étincelle,
Te cacher toujours dans la maison?_»
—Ah! c’est bien joli! dit Braguibus, tandis que l’ermite reprenait
haleine; c’est bien joli! Cette _étincelle d’amour_, qui a mis le feu
au cœur de Juliette Combal, voilà une idée heureuse! Et ce _tablier
rouge_? Il n’y a que Barnabé pour trouver ces choses-là.
—C’est très joli, en effet, répéta Simonnet Garidel; mais...
—Mais? interrompit le Frère.
—Mais, hasarda timidement l’amoureux, je n’ai jamais vu Liette avec un
tablier rouge.
Barnabé haussa les épaules, et, sur l’invitation du fifre, reprit son
élan:
«_Sors, fillette_
_Si jolie_,
_Ouvre la porte avec ta main,
Montre-moi ton front qui rayonne,
Tes yeux,—deux lumières,—et la couronne
De tes cheveux longs jusqu’à demain._»
—Eh bien, Simonnet, que dis-tu cette fois? s’écria Braguibus
transporté. Est-ce une comparaison assez belle que ces yeux semblables
à _deux_ véritables _lumières_?
—Plains-toi à présent si tu en as le front! dit l’ermite.
—Mon Dieu! c’est très-beau, c’est plus beau que tout ce que j’ai
entendu chanter jusqu’ici aux Cévennes, balbutia le malheureux jeune
homme; seulement...
—Seulement? demanda Barnabé, laissant transparaître sa mauvaise humeur.
—Seulement, reprit Simonnet, vous dites que les cheveux de Liette sont
_longs jusqu’à demain_, et je ne lui connus jamais que des cheveux
courts, frisés, qui flottent autour de sa tête comme un léger nuage où
le soleil aurait passé ses clartés.
Cet amant, qui ne voulait pas, même pour l’embellir, que l’on touchât
au portrait idéal qu’il emportait dans son cœur de sa maîtresse, manqua
de faire sortir notre ermite des gonds. Il est certain que la critique
obstinée de Simonnet dépassait toutes les bornes. Quoi! il osait se
permettre de trouver à redire à des chants auxquels, en toute l’étendue
de la montagne, on applaudissait des deux mains! Pauvre Simonnet
Garidel! pourquoi ne savait-il pas le latin? pourquoi ne s’était-il pas
rencontré un pédant capable de lui expliquer ces trois mots: _Genus
irritabile vatum_?
Braguibus, craignant de voir les cartes se brouiller,—ce qui n’était
pas arrivé à Saint-Michel de mémoire d’amoureux,—s’empressa de donner
du souffle à son fifre.
Le Frère, appelé, répondit incontinent:
«_Mon Dieu! fillette_
_Si jolie,_,
_De moi tu n’auras donc point pitié!
Tu ne m’aimes pas, moi je me meurs!
Mais bientôt finira mon supplice:
Je suis au trou pour plus de la moitié._»
Barnabé n’avait pas fini de chanter cette strophe, que Simonnet Garidel
levait les bras vers lui et donnait les marques d’un irrésistible
enthousiasme.
—C’est superbe! s’écria-t-il avec élan, c’est superbe! Ah! Frère, que
je vous remercie! Vous avez raison, raison comme le bon Dieu, de dire
que je suis à moitié mort. Moi, sentant mes jambes coupées, depuis que
j’aime tant Liette, je me répétais en mon dedans: «_J’en mourrai, j’en
mourrai bien sûr_;» mais jamais je n’eusse trouvé vos jolis mots pour
conter ma peine.
—Tu vois donc que je m’y entends à vos crève-cœur amoureux!
interrompit l’ermite qui triomphait.
—Certes, mieux que pas un!... Au demeurant, ni Braguibus ni vous,
vous n’aurez à vous plaindre de moi. Les Garidel ne sont plus riches;
mais il reste encore assez de miettes au fond du sac pour acquitter le
service que vous me rendez... A propos, et le quatrième couplet?
Braguibus et Barnabé, gonflés par l’espérance d’une grasse aubaine,
s’enlevèrent de plus belle.
«_Adieu, fillette_
_Si jolie_,
_Je pars, puisque tu ne me veux pas;
Je ne retournerai plus au village,
Et si ton œil voit mon visage,
Ce sera la nuit, quand tu songeras._»
—Et, à présent qu’est-ce que tu vas me dire? interrogea le Frère, ne
se donnant pas le temps de respirer.
Le jeune Garidel ne répondit point. Il restait immobile, comme fiché
dans les dalles de l’ermitage, regardant tantôt à droite, tantôt à
gauche, mais ne desserrant les dents en aucune façon.
—Tu n’as donc pas compris, Simonnet? lui demanda Braguibus.
L’amant de Liette fit un effort, puis il articula péniblement ces mots:
—Si fait bien, j’ai compris.
A ce moment, moi qui avais pris place en un coin obscur de l’immense
cuisine et suivais curieusement nos trois personnages noyés dans la
lumière jaune de la lampe de cuivre, je vis distinctement Simonnet
chanceler sur ses jambes.
—Il tombe! il tombe! m’écriai-je bondissant vers lui pour le soutenir.
Mais déjà Barnabé l’avait saisi dans ses bras, et le guidait vers une
escabelle, où il l’assit solidement.
—Comment, mon garçon, lui dit-il, riant de son plus gros rire, tu
commences à battre de l’aile, parce que je te chatouille un peu le cœur
avec ma chanson? Elle est fort belle ma chanson, je ne vas pas contre;
mais Dieu me sauve! c’est la première fois que j’assiste à pareille
fête de voir les galants se trouver mal à Saint-Michel... En voilà un
triomphe dont on parlera dans le pays! Et Braguibus, aussi sot qu’un
panier sans anse, qui me barbouillait comme ça que mes romancines de
ce jour ne valent pas celles du temps jadis. Les vers, c’est comme le
vin: tant plus c’est vieux, tant plus c’est bon... Au fait, si, pour te
remonter l’estomac, on essayait une bouteille du bon coin?
—Merci, Frère, murmura le jeune homme d’une voix qui se raffermissait.
L’ermite ne l’entendit point: il descendait quatre à quatre l’escalier
de la cave, hurlant à tue-tête et sans penser à mal, le pauvre homme:
«_Adieu, fillette_
_Si jolie_,
_Je pars, puisque tu ne me veux pas;
Je ne retournerai plus au village,
Et si ton œil voit mon visage,
Ce sera la nuit, quand tu songeras._»
Il reparut juste comme le dernier mot du verset tombait de ses lèvres.
—Eh bien! Braguibus, tu n’as pas encore rincé les verres? dit-il.
As-tu peur que l’eau de ma cruche ne te salisse les mains, par exemple!
Hardi donc, l’endormi!
Simonnet but le premier, puis Barnabé, puis Braguibus, puis moi, malgré
que j’en eusse.
On s’était attablé dans le rond lumineux que formait le _carel_
accroché au rebord de la cheminée.
—C’est du vin de Faugères, dit l’ermite. Oh! pour fameux, il est
fameux... Barthélemy Pigassou, de Saint-Raphaël, un vrai moucheron
de cave, ce Frère, s’y oublierait jusqu’à la vie éternelle... Quand
on pense pourtant que ce vin, qui prend des couleurs si plaisantes
dans mon verre, qui est doux au gosier comme le velours et chaud aux
intérieurs du corps comme les braises du four communal, ça vient dans
un terrain aussi empierré que la grave de la rivière d’Orb! Il faut
croire que la pierre de ce pays renferme de bons sucs tout de même.
Je l’ai quêté il y a huit ans viennent les vendanges, et mon palais
m’annonce qu’il ne s’est pas mal comporté depuis ce temps ancien.
Vivement il atteignit une seconde bouteille.
—Toutes les fois que je donne dans les chansons, il me vient une soif
qui m’étrangle... Allons, Simonnet, encore un coup, mon garçon.
—J’en ai assez, fit celui-ci retirant son verre.
—Songe qu’il faut que je te remette droit sur tes quilles.
—Ma faiblesse est passée.
—De la faiblesse à ton âge, Jésus-Seigneur! Ce n’est pas moi qui avais
des faiblesses, quand mon temps était de courir après les cotillons...
Mais expliquons-nous, puisque aussi bien nous causons, les coudes sur
la table et la bouteille sous les yeux: tu l’aimes donc bien cette
Juliette Combal?
Simonnet nous regarda tous avec des yeux un peu troublés.
—Moi, dit-il enfin, je fus toujours fort contre la terre, et, dans
notre contrée, je ne crois pas que l’on découvre un homme plus
déterminé, plus entendu à toutes les besognes des champs. Mais, de tant
loin qu’il me souvienne, pour de la force, je n’en eus jamais aucune
contre les femmes. Tenez! vous connaissez le père Garidel, il est rude
semblablement à l’écorce du rouvre et aussi vif que le feu de bruyères;
eh bien! dans mon enfance, il avait beau crier, menacer, s’encolérer
contre moi à en devenir rouge comme un coquelicot des blés, je m’en
souciais autant que s’il eût chanté; tandis que si ma mère, la bonne
défunte Garidelle, levait tant seulement un doigt, je me rendais tout
de suite à merci et sans trouver un mot à répliquer. Les pantalons ne
m’effrayèrent de la vie, mais les jupons!... C’est comme ça.
Barnabé eut un éclat de rire qui fit trembler l’ermitage. Il
s’administra une rasade de faugères.
—A présent, vous devez comprendre si Liette Combal me fait peur,
reprit le jeune homme. Mon Dieu! tant que nous fûmes petits, nos
maisons étant amies d’ancienneté, nous jouions sur la place du village
comme agneaux et cabris ont coutume de s’ébattre dans les champs.
Mais un jour, Liette devint honteuse de nos jeux, moi tout aussi
honteux qu’elle, et, depuis ce jour-là, nous nous sommes aimés... Ah!
si la Combale pense que mon cœur, quand il s’est rempli de sa fille,
reluquait les richesses qui reviendront un jour à Liette, comme la
Combale se trompe joliment! Que voulez-vous? pour cette vieille,
maîtresse de son mari, des gens et des bêtes de sa maison, il n’y a
au monde que de l’argent, et, encore que Liette en tienne pour moi,
l’avaricieuse mère ne lui permettra aucunement de m’épouser, moi
n’ayant pas assez d’écus dans mon sac... Oh! les écus! les écus
d’enfer!...
—C’est bon, c’est très bon, les écus! interjeta l’ermite.
—Vous savez dorénavant le fort et le faible de ce qu’il en est de moi,
continua Simonnet d’une voix dolente. Hélas! ainsi que le dit votre
chanson, Frère, il ne me reste qu’à m’en aller ou à mourir. M’en aller,
mourir, tout cela c’est la même chose, car je le sens, une fois les
talons tournés aux Aires, je marcherai tant que je trouverai terre sous
mes pas et ne reparaîtrai plus au pays.
Il s’attendrit à ces derniers mots. Des larmes, que ses paupières
gonflées ne retenaient qu’avec peine, roulèrent, rondes, brillantes,
pressées, le long de ses joues. Braguibus, d’un geste rapide, décrocha
son fifre du bouton où il dormait paisiblement, et sonna tout d’un coup
le motif de la chanson.
Barnabé, à cet hallali, dressa l’oreille; puis, se campant debout,
chanta le cinquième et dernier couplet.
«_Oui, oui, fillette_
_Si jolie_,
_Mon amour n’est pas étouffé:
Quand, je serai mort, je reviendrai encore
Dans ta maison faire ténèbres,
Pour t’offrir mon cœur éteint_.»
[Pour ceux de nos lecteurs qui entendraient le patois languedocien, un
des nombreux dérivés de la vieille langue romane, nous croyons devoir
reproduire ici le texte même de la chanson de Barnabé:
_Digos, filletto_
_Tan poulidetto_,
_Quan portos toun rouché bantal,
Per dé qué, coumo uno paourugo
Qué d’amour crento la bélugo,
T’amaga toujours din l’oustal?_
_Sourtis, filletto_
_Tan poulidetto_,
_Oubris la porto ambé ta man,
Mastro mé toun froun qué rayonno,
Tous éls,—dous luns,—é la courouno
De toun pel loun jusqu’à déman._
_Moun Diou, filletto_
_Tan poulidetto_,
_Dé yeou n’auras dounc pas piétat?
Tu m’aïmos pas, é yeou mourissi;
Mais léou finiro moun supplici:
Sioï al clot par maï dé mitat._
_Adiou, filletto_
_Tan poulidetto_,
_Partici, dounc qué mé bos pas,
Tournaraï pas pus al bilaché,
E sé toun él béï moun bisaché
Sero la neï, quan souncharas._
_Oï, oï, filletto_
_Tan poulidetto_,
_Moun amour n’es pas estouffat:
Quan seraï mort, bandraï encoro
Din toun oustal faïré tantaro,
Per t’ouffri moun cur attudat._
]
Simonnet Garidel, tout à sa douleur, ne hasarda pas une observation.
Il se contenta de prendre les mains de Barnabé, de Braguibus dans les
siennes et de les y presser en sanglotant. Pour moi, il me revint ma
part dans cette distribution affectueuse: l’amoureux m’apercevant à son
côté et ne sachant peut-être trop ce qu’il faisait, m’embrassa. Comme
je me trouvais le plus jeune de la bande, je me figurai que ce baiser
était à l’adresse de Juliette Combal. Je le reçus avec plaisir.
—Te voilà content de nous, j’espère? dit Barnabé.
Cette interrogation à double tranchant fut comprise de Simonnet. Trop
bouleversé encore pour parler, il voulut néanmoins marquer sans retard
sa satisfaction au Frère et au musicien. Il glissa donc ses doigts dans
la poche droite de son gilet; de gros écus y cliquetèrent bruyamment.
Barnabé reçut un coup, ses yeux s’allumèrent de convoitise. Quant à
Braguibus, bien qu’ému dans le fond tout autant que son complice, je
dois déclarer qu’il ne perdit rien de la dignité de son attitude. Le
jeune homme, rendu prodigue par son cœur entr’ouvert, déposa jusqu’à
six pièces sur la table.
—Trente francs! s’écria le Frère couvant du regard les écus.
—Quinze francs pour chacun de vous... Ah! si vous conduisiez les
choses à ce point que j’épousasse Liette!... ajouta-t-il avec un soupir.
—Tu l’épouseras, ou j’y perdrai mon fifre! dit Braguibus, dont les
doigts osseux agrippèrent lestement trois rondelles d’argent.
—Moi, j’y perdrai mon ermitage! s’écria Barnabé... Au fait, mon
garçon, tu vas, dans ton amitié pour Juliette Combal, comme un aveugle
va dans les chemins de la montagne, cognant ses sabots, sa tête à
toutes les roches et à tous les troncs. Pour les sabots, passe encore,
mais pour la tête!... Ayant traversé dans les temps le sentier où tu
marches, je suis plus capable qu’un autre de te servir de lumière et
de guide, et je t’en servirai, dussé-je y laisser ma soutane et mon
bourdon... C’est vérité, je n’ai pas complétement réussi auprès de
notre maire. Cependant je dois t’avouer qu’à mes raisonnements plus
d’une fois il a secoué les oreilles comme quelqu’un qui ne dit pas
non. Sa femme, à l’avenir, ne le fera pas marcher à sa volonté. Ce qui
donne grosse voix à la Combale en sa maison, c’est uniquement qu’elle
porta le bien, et que Combal entra dans le mariage à peu près comme
il était entré dans ce monde, nu, sans besace et sans bâton. Son beau
coup, quand il eut idée de se mettre en ménage, m’a servi à lui faire
comprendre que toi, aujourd’hui, tu te trouves vis-à-vis de sa fille
dans une meilleure posture, puisque tu possèdes plus de vingt mille
francs, qu’il ne se trouva lui-même vis-à-vis de sa femme, ne possédant
ni un châtaignier sur la montagne ni un sou vaillant dans le gousset.
Pas un mot n’est sorti de sa bouche à telles ouvertures, et il est
demeuré silencieux comme un terme au bout d’un champ. Mais laisse
faire, il ne te méprise point et il pense à toi, j’en suis sûr.
Barnabé, dont la voix s’était assombrie, s’arrêta court. Il saisit
hâtivement une troisième bouteille de faugères, et, avant qu’on pût
l’en empêcher, emplit nos quatre verres jusqu’aux bords. Il vida le
sien d’un trait.
—Je hausse bien le coude, n’est-il pas vrai? fit-il riant. Que
voulez-vous? c’est de naissance. Oh! puis le chant, ça vous altère tout
le corps...
Il regarda Simonnet.
—Toi, lui dit-il, apprends au plus vite la chanson par cœur. Le neveu
de M. le curé, qui écrit mieux que le maître d’école et ne demande rien
pour sa peine, l’a couchée tout entière là-dessus.
Il lui tendit un papier plié en quatre.
Il reprit:
—Dans deux jours, tu peux savoir ton affaire, et, samedi soir, avec
Braguibus, vous donnerez la première aubade à Juliette. La petite
entendra tout de son lit, n’aie crainte, et mes rimes, lui gonflant le
cœur, lui apporteront force et courage. Tu n’es pas un garçon trop mal
partagé du côté de la voix. Au demeurant, si des chats te venaient à la
gorge, Braguibus laisserait un moment la musique et entreprendrait les
paroles avec toi.
—J’ai bien peur de ne pouvoir trouver en mon gosier ni les mots ni les
sons, murmura Simonnet.
—A la fin des fins, tu me ferais perdre le bon sens, toi, avec toutes
tes vergognes! s’écria l’ermite véritablement impatienté. A-t-on jamais
vu pareil _Nicodème_! Moi, en mon temps, quand j’essayai de tourner
prunelles vers la mère de Félibien, elle en fut comme épouvantée et
s’encourut vitement parmi les oseraies de l’Orb. Mais je l’eus bientôt
rattrapée, et j’aurais bien voulu voir que quelqu’un se fût mêlé de
nous déprendre. Quelle époque! la rivière coulait fraîche à deux pas,
l’herbe poussait épaisse sous les aulnes, et le soleil, qui embrasait
tout Caroux, paraissait grand comme cinquante roues de moulin ensemble.
Crois-tu que je baissais le front à cette fête de nature! Je le
portais haut, bien au contraire, et allais dans les chemins de chez
nous, où, malgré la nuit tombante, brillaient pour mes yeux trente-six
chandelles, plus content que je n’irai jamais dans les chemins du
paradis sur les pas de Notre-Seigneur... Ah ça! mais le monde va donc
finir que les jeunes gens, sans séve et sans courage, fléchissent
devant les femmes pareillement à des amarines sur les genoux du
vannier! Veux-tu la vérité de ma bouche, Simonnet Garidel? Tu crois
aimer Juliette Combal, mais dans le fond, puisque tu n’oses rien lui
dire, rien lui faire, c’est que tu ne l’aimes point. Voilà ton paquet.
—Je ne l’aime point!
Ces cinq mots ne furent qu’un cri. Le jeune homme s’était mis debout,
comme piqué par un aiguillon qui l’eût atteint au cœur. Je ne sais
quelle flamme subite avait envahi son visage, mais il était devenu
écarlate. Ses yeux, jusque-là mornes, sans expression, pétillaient de
vie, et ses cheveux, secoués par une tempête intérieure, se tenaient
droit sur son front. J’eus peur.
—A la bonne heure! je retrouve enfin un homme! lui dit Barnabé,
lequel, effrayé peut-être aussi de cette explosion inattendue, avait
brusquement quitté sa place et caressait de tapettes amicales les
épaules de Simonnet... A présent, que vas-tu faire, mon fillot? lui
demanda-t-il d’une voix plus douce qu’on ne devait s’y attendre après
tant de verres de faugères.
—Tout! répondit-il.
—Tout, excepté des sottises, je pense, intervint Braguibus.
—Je préfère encore m’adonner aux dernières sottises que de perdre
Liette et puis mourir.
L’ermite et le musicien se regardèrent stupéfiés. A force d’exciter
la bête, ils lui avaient mis le mors aux dents, et maintenant, ils
redoutaient de ne pouvoir plus l’arrêter.
Le Frère, dont de trop fréquentes libations avaient allumé le cerveau
et qui venait de tituber en faisant quatre pas vers Simonnet, se tenait
maintenant ferme sur ses jambes, totalement dégrisé. Il se tourna
soudain vers moi.
—Pétiot, me dit-il, la nuit est avancée; gagne ton lit et dors-y les
poings fermés. Moi, j’ai affaire du côté de Cavimont pour nettoyer
l’ermitage. Attends-moi tranquillement.
Il prit un bras à Simonnet et l’entraîna vers la porte. Braguibus eut
un saut de carpe.
Ils disparurent dans les ténèbres.
* * * * *
Transi d’épouvante, le gosier trop serré pour en faire jaillir un cri,
je courus vers mon lit, où je m’étendis tout habillé. Je grelottais;
des gouttes de sueur froide me dégouttaient du front... Seul!...
J’ignore comment et à quelle heure je m’endormis.
V
Les yeux de Juliette Combal, deux pervenches sur une tasse de lait.
Quand je m’éveillai, il faisait plein jour. Une chose m’étonna,
me saisit: l’écrasant silence qui m’enveloppait. Aux branches des
châtaigniers qui poussaient leurs jets verdoyants jusqu’à ma fenêtre,
les oiseaux, dont le bruyant ramage m’avait été si doux les matins
précédents, se taisaient. Je penchai la tête, anxieux, et ne vis pas
voltiger une linotte dans la feuillée toute neuve. Qui sait? peut-être
était-il bien tard. Je bondis à bas de mon lit. Alors seulement je
m’aperçus que j’étais habillé, et le souvenir des scènes de la dernière
nuit me traversa le cerveau.
«Qu’avait-on fait de Simonnet? Barnabé était-il revenu de Notre-Dame de
Cavimont?»
Je courus à la cuisine. Personne. J’ouvris la porte de l’ermitage.
Le plateau s’étendait désert devant moi. Je le parcourus dans tous
les sens, espérant encore découvrir le Frère assis en quelque coin,
parmi les plantes et les granits. Hélas! pas de Barnabé. Au milieu de
la grande allée du verger, j’aperçus ma cage commencée et les brins
d’osier traînant sur le sol.
Mon isolement m’effraya, et, tout frissonnant de malaise, je repris le
chemin de la maison.
Ne sachant à quoi employer mon temps, en attendant l’ermite, je me
mis à laver à l’eau de la cruche, ainsi que Braguibus l’avait fait la
vieille, les verres laissés sales sur la table; je serrai même les
bouteilles vides sur une étagère du placard; puis, saisissant un balai
de genêt, je balayai la vaste pièce; puis, avec un torchon, j’enlevai
la poussière qui blanchissait le modeste mobilier de Barnabé; puis...
Je me livrais à ces besognes peu coutumières, pénétré de je ne sais
quelle joie enfantine et inquiète. Évidemment il y avait de la fièvre
en mon état. Pourquoi? Je ne sais. Peut-être redoutais-je, quand tout
à l’heure le Frère allait reparaître, d’apprendre quelque nouvelle
funeste; car dans l’exaltation où je l’avais vu, il me paraissait
impossible que Simonnet Garidel n’eût pas commis quelque mauvais coup.
Peut-être avais-je peur seulement, et cherchais-je, par cette activité
factice, à échapper au sentiment d’une solitude qui m’accablait.
Harassé de fatigue, je m’assis enfin...
Et Barnabé qui ne revenait pas..... A quel travail allais-je vaquer
maintenant? Si, plantant là l’ermitage, je descendais vers les Aires?
Quelques jours avant, n’avais-je pas tenté de m’enfuir? Chose
incroyable! je n’osai pas mettre un pied hors du logis.
Ah! si je mangeais, les heures passeraient plus vite. J’ouvris la
huche, et en retirai un pain entamé. Je pris un des verres que j’avais
lavés, puis le remplis d’eau goutte à goutte. Mon regard s’amusa un
long moment aux dessins bizarres que le vernis rouge étalait au ventre
dodu de la cruche. C’était bien drôle, et je ris, encore que je n’en
eusse pas envie.
Je tirai de ma poche le chocolat de mon oncle; j’en comptai les billes.
Comme j’avais été gourmand! il ne m’en restait que deux. Décidément je
les croquai.
Je terminais ce déjeuner délicieux, quand un bruit de pas retentit au
fond de la cuisine, sous les arceaux. O bonheur! c’était Baptiste.
Un moment après, sans m’expliquer encore aujourd’hui où tout à coup
j’avais puisé tant de courage, j’enfourchais l’âne de l’ermite et le
guidais vers l’escalier de granit qui forme une déchirure au plateau.
* * * * *
Il y a je ne sais quel charme indéfinissable, au mois d’avril, quand
le soleil de l’année nouvelle est encore jeune, à s’égarer, soit à
pied, soit hissé sur une monture, à travers nos immenses châtaigneraies
cévenoles. Les grands arbres qui, hier encore, levaient vers le ciel
leurs mille bras de spectres maigres et noirs, montrent des troncs où
la mousse desséchée reverdit et des branches au bout desquelles, se
dégageant doucement de leurs bourgeons abreuvés de séve, pointent de
frêles rameaux. Des panaches gommeux, collés fraternellement les uns
aux autres, se séparent et se déplient avec lenteur sous les baisers
du dieu reconquis. A cette heure mystérieuse où la vie renaît aux
entrailles émues de la nature, où la création perpétuelle, un moment
entravée par l’hiver, recommence pour ainsi dire, vous surprenez la
feuille du châtaignier, cette feuille robuste, cartilagineuse, aux
filaments presque indestructibles, qui bientôt défiera les ardeurs
torrides de juillet, aussi tendre, aussi délicate que l’herbe menue des
prairies. Au lieu de cette nuance de vert sombre qui sied aux fortes
essences, les seules chez lesquelles éclatent les richesses des couches
profondes du sol, maintenant, c’est un vert indécis, transparent,
quelque chose de blanchâtre et de laiteux. Le lait de la grande
nourrice monte, en effet, aux lèvres de tous les êtres, et les inonde à
plaisir.
Quand, juché sur Baptiste, lequel reniflait bruyamment, je pénétrai
dans la châtaigneraie qui enceint l’ermitage de Saint-Michel d’une
splendide ceinture de troncs centenaires, le silence y était imposant,
presque religieux. Pas un chant, pas un cri, pas un bruit d’ailes. Il
était deux heures environ, et les oiseaux, après avoir folâtré le matin
dans les branchages assouplis par la première feuillaison printanière,
autour de la fontaine d’eau pure de la chapelle, parmi les herbes en
fleurs des rigoles, demeuraient sans voix et ne bougeaient plus. Où
étaient-ils? Je pensai aux pauvres familles dont nous avions détruit
la couvée, et je me demandai si les pères et les mères n’avaient pas
quitté le pays à jamais...
Je descendais donc mélancoliquement le sentier, laissant errer ma
bête à l’aventure, les yeux attachés aux branches entrelacées pour y
découvrir une linotte, un bruant, un chardonneret, quand, du bouquet
d’yeuses sous lequel j’avais rencontré l’ermite le jour de mon arrivée
à Saint-Michel, un piaulement timide s’échappa. J’arrêtai Baptiste.
C’était un loriot! Oh! quelle voix fraîche, sonore, retentissante,
et comme elle se prolongeait sous les hautes arcades à perte de vue
des châtaigniers! Pauvre loriot! je l’écoutai jusqu’à la fin; mais sa
chansonnette, si vive, si joyeuse d’ordinaire, me semblait déborder de
notes plaintives. Qui sait si cette adorable bestiole ne pleurait pas,
elle aussi, quelqu’un de ses enfants?
Baptiste, dont mon talon frôla le poil sensible, poursuivit sa marche
vagabonde. Il allait hors des voies frayées, tantôt faisant une halte
et me tirant la bride de son col tendu pour saisir les surgeons tendres
des églantiers, tantôt trottinant en haut, en bas, à droite, à gauche,
à sa fantaisie.
Moi, maintenant, bien que ravi et de ma bête et de ma promenade,
je réfléchissais à ma situation et me demandais sérieusement si je
retournerais à Saint-Michel. Il était bien évident que ni mon oncle
ni Marianne ne connaissaient à fond Barnabé Lavérune, car ils se
fussent bien gardés de me confier à lui. L’on disait que Barthélemy
Pigassou, ermite de Saint-Raphaël, buvait à se griser comme un tourde
qui a pris son saoul dans les vignes; et lui donc, Barnabé? et lui?
Quel exemple il venait de me donner! Quand mon oncle reviendrait et
qu’il apprendrait de ma bouche en quel état nous étions, le jour du
noël en vingt-cinq couplets!... Mais oserais-je lui raconter cela? La
réputation du Frère de Saint-Michel était des meilleures dans le pays.
Du reste, depuis qu’il avait donné quelques soins à mon oncle, tout le
monde, à la cure, se montrait si faible pour Barnabé!
Comme s’il eût deviné les intimes obsessions de mon esprit, Baptiste,
ayant gravi la montée raide de Margal, la dégringola tout à coup et
s’échappa comme affolé vers les Aires.
Certainement, sans que je l’eusse prévenu de mes intentions,
l’âne,—quel dommage que l’ermite possédât une bête pareille, elle
aurait dû appartenir à un curé!—l’âne me déposerait à la porte de M.
Anselme Benoît.
Baptiste ne modifiait pas son allure et descendait le sentier gazonné
qui serpente le long du ruisseau tapageur de Lavernière. Déjà les
oseraies, les saulées, ressources d’un hameau où chacun se livre au
commerce de la vannerie, devenaient plus rares, et les maisonnettes des
Aires apparaissaient derrière les ramures cotonneuses des bouleaux.
«Si Baptiste frappe à la porte de M. Anselme Benoît, me dis-je, heureux
de laisser à l’âne, si intelligent, la responsabilité et l’audace d’une
décision, s’il frappe à la porte de M. Anselme Benoît, j’entre et je
reste.»
* * * * *
Cependant, nous touchions à l’endroit où le ruisseau offre un gué
praticable à toutes les époques de l’année. Mais, à ma grande
surprise, Baptiste s’arrêta court.
—Allons donc, lui dis-je, allons donc!
Il ne bougea pas.
Au même instant, un clapotage bruyant eut lieu dans le ruisseau de
Lavernière. Je regardai. Une mule à pompons rouges traversait le
courant au galop. Malgré l’eau qu’elle soulevait autour d’elle comme
un tourbillon, je la reconnus: c’était la mule de M. Anselme Benoît.
Elle portait son maître solidement établi sur les étriers, puis, en
croupe, une dame, que je trouvai fort belle, ma foi, et habillée tout à
fait à la façon des dames de Bédarieux. Robe de soie, bottines de cuir
vernis, gants, chapeau à fleurs et à rubans couleur de feu. Je ne pus
m’empêcher de penser à Venceslas Labinowski se promenant, à Béziers,
devant la statue de Paul Riquet, avec Catherine, et d’autant plus que
M. Anselme Benoît fit une grimace et ne parut pas enchanté de me voir.
—Où vas-tu donc, petit? me demanda-t-il d’un air rude.
—Je ne vais nulle part, je me promène avec Baptiste.
—Es-tu sage, au moins?
—Oh! oui, monsieur Anselme Benoît.
—Tu diras à Barnabé que je m’absente pour quelques jours. Si des
malades me réclament, qu’il retienne leurs noms: je les visiterai à mon
retour.
Il serra le flanc de sa monture, qui partit oreilles dressées vers la
grande route du Poujol.
J’étais consterné.
Baptiste, lequel avait son idée sans doute, n’en persista pas moins à
pousser vers le village; il posa avec précaution ses pieds dans l’eau,
et toucha l’autre côté de la rive.
—Où iras-tu maintenant, imbécile? lui demandai-je.
Blessé dans son amour-propre, il voulut imiter la mule fringante de M.
Anselme Benoît, et, incontinent, fit feu des quatre fers.
Baptiste, suant, le mors blanc d’écume, s’arrêta au perron des Combal.
Justement Juliette nous regardait venir en riant.
Je descendis.
—Au lieu de te moquer de nous, toi, tu ferais bien mieux d’ouvrir
l’écurie, lui dis-je, irrité.
Juliette dégringola les marches du perron. Elle poussa une porte à
claire-voie.
—Tu ne vois donc pas dans quel état se trouve ce pauvre Baptiste!
continuai-je d’une voix grossie par la colère.
Je débridai mon bourriquet.
—Le râtelier est plein d’esparcette, se contenta de me répondre la
jeune fille.
Elle me planta là sans ajouter un mot de plus et remonta vivement
l’escalier.
Le râtelier, en effet, était bourré jusque par-dessus la haute
traverse. Ah! chez M. le maire, les bêtes n’avaient pas l’habitude de
crever de famine, de _lire la gazette_, comme on dit chez nous. Il
fallait voir quels magnifiques mulets, à la croupe ronde, grasse,
luisante, aux sabots toujours minutieusement nettoyés! M. Combal
les conduisait avec orgueil à ses labours de la montagne et de la
plaine.—«Ce sont des montures sans pareilles!» répétait chacun, quand
elles défilaient matin et soir à travers le village, allant à leur
besogne ou en revenant.
Baptiste connaissait ces nobles bêtes, fortes et fières comme des
étalons. Aussi, lorsqu’il pénétra dans l’écurie, les mulets de M.
Combal s’empressèrent-ils de lui faire accueil. Baptiste les regarda
en hochant la tête, et moi qui prêtais à l’âne de Barnabé tous les
sentiments dont l’homme est capable, je crus discerner la gratitude
dans l’expression de ses yeux. A leur tour, les mulets daignèrent
abaisser vers lui un regard où l’amitié certainement tempéra ce qui, en
toute autre circonstance, eût paru trop farouche ou trop altier. L’âne
du Frère, sans plus ample politesse, passa ses dents à travers les
barreaux du râtelier et amena une touffe d’esparcette. Je le laissai
aux impérieux besoins de son estomac.
* * * * *
—Eh bien! qu’est devenu ton monde? demandai-je à Juliette, l’avisant
seule dans la maison.
—On travaille à la rivière aujourd’hui, répondit-elle sans
discontinuer de retourner, en des faisselles de grosse faïence jaune,
les fromages de chèvre, les _fromageons_, qui s’y égouttaient.
—A la rivière! Pourquoi donc?
—On lave et on sèche la lessive chez nous.
—Alors, on goûtera au bord de l’eau?
—Je prépare le goûter pour tous: un _fromageon_ à chacun, puis de la
fougasse fraîche.
—J’aime tant la fougasse, quand elle sort du four, moi!
—Cela veut dire que j’en mette un morceau de plus dans la corbeille?
—Et un _fromageon_ aussi..... Oh! les jours de lessive, c’était des
jours de fête chez ma mère, à Bédarieux! On déjeunait, on dînait, on
soupait même quelquefois le long de l’Orb, au milieu des serviettes et
des nappes étendues sur les galets. Quelle gaieté, ces lessiveuses! Il
y en avait une, Marthon, qui chantait toujours..... Pour moi, j’aimais
beaucoup à faire des ricochets dans l’eau, avec de petites pierres
plates et rondes comme des sous. Que de bergeronnettes j’ai dérangées!
Un jour, je craignis d’en avoir touché une... Quel amusement!
J’avais débité cette tirade, pleine de souvenirs qui me faisaient
battre le cœur, avec une volubilité singulière. Les grands yeux de
Juliette Combal, ses yeux bleus,—deux feuilles de pervenche sur une
tasse de lait, comme a dit Henri Heine,—me regardaient tout ébahis.
—Ton oncle ne se fâchera-t-il pas, si je t’emmène? me dit-elle.
—Mon oncle!... mon oncle!...
La voix m’expira dans le gosier. Je pris une chaise pour m’asseoir.
—Tu ne sais donc pas, Liette, dis-je, les yeux humides et appelant la
jeune fille par l’abréviatif plus affectueux de son nom, tu ne sais
donc pas que mon oncle est parti?
—Ah! il est parti!... Si tu courais demander la permission à Marianne?
—Marianne!... Hélas! elle est partie également pour sa montagne.
Et des larmes tachèrent mon gilet.
—Quoi! tu pleures? s’écria-t-elle.
Elle rejeta la longue cuiller de buis avec laquelle elle s’appliquait
à presser les fromages dans les faisselles, et, s’élançant vers moi
par un bond où éclataient ensemble et la grâce et la tendresse, elle
me prit dans ses bras, me serra contre sa jeune poitrine, plus chaude
des sentiments naïfs de l’enfant que de ceux moins désintéressés de la
femme, puis me baisa de toutes ses lèvres et de tout son cœur.
—Allons, allons, me dit-elle avec une série de douces caresses qui me
rendaient le courage, je ne veux pas que tu sois triste..... Je finis
d’arranger le goûter, et nous partons. Il y a des bergeronnettes encore
qui se mouillent la queue sur les pierres de la rivière d’Orb.
Elle retourna à son caillé.
Juliette Combal, ou mieux _Liette_ tout court, était une jeune fille
de dix-huit ans; mais soit que, par quelque rachitisme de nature,
l’enfance se fût prolongée chez elle au delà du terme ordinaire,
soit que son air vif, espiègle, donnât le change sur son extrait de
naissance, elle n’en paraissait pas plus de quinze. Elle était plutôt
petite que grande, mince et délicate comme une jeune tige de saule
blanc, droite et flexible comme un roseau de Lavernière. Sa figure un
peu courte—c’est le caractère distinctif du type cévenol—affichait
au coin des lèvres, aussi rouges que les pétales d’un coquelicot,
deux fossettes gracieuses où voltigeait, toujours épanoui, le plus
aimable des sourires. Cette jovialité enfantine, qui était en quelque
sorte le privilége, le charme particulier et savoureux de cette menue
paysanne, faisait dire à ceux qui la connaissaient:—«Oh! Liette, elle
est venue au monde en riant.» Une chevelure d’un blond très clair et
frisant naturellement, lançait ses boucles d’or à droite, à gauche,
et ne contribuait pas peu à accroître, chez Juliette Combal, ces airs
de gamin ébouriffé bien faits pour tromper sur son âge, son caractère
et la portée de ses actions. Certes, la pauvre enfant, qui, peut-être
en regardant Simonnet Garidel le dimanche à l’église, avait senti la
séve d’une vie nouvelle lui envahir jusqu’aux replis les plus profonds
du cœur, prise de coquetterie, avait bien tâché de ramener cette
crinière indomptable à des formes plus nettes, moins désordonnées. Mais
les pommades des coiffeurs de Bédarieux, leurs cosmétiques poisseux,
étaient demeurés impuissants, et les cheveux, un moment contenus,
avaient soulevé de nouveau leurs ondes et submergé les tempes et le
front. Ajoutez à cette tête, ravissante dans son expression un peu
sauvage, un nez fin brusquement coupé, dont l’impertinence provocatrice
se trouvait tempérée par des yeux éminemment doux, un peu farouches, où
la lumière se reposait sans éclat criard comme sur l’eau dormante d’un
lac, et vous aurez l’ensemble de cette physionomie toute pétrie de
grâce agreste, de vivacité printanière et d’esprit.
En ce moment, Liette portait un corsage de droguet clair qui dessinait
admirablement sa taille souple et ronde comme le tronc d’un jeune
bouleau.
—Sais-tu que tu es bien jolie! lui dis-je, et que Simonnet Garidel
n’avait pas les yeux dans sa poche quand il t’a choisie!
—Choisie? murmura-t-elle.
—Pardi! fais la mystérieuse. Je sais de tes nouvelles, va!
—Tu crois alors que Simonnet?...
Ses joues, déjà colorées, s’étaient subitement nuancées d’un rouge plus
vif. Son regard s’alluma. Je craignis de lui avoir fait de la peine.
—Ma foi, lui dis-je, si tu ne veux pas que je te parle de Simonnet, tu
as peut-être raison, car ce garçon ne me revient guère.
—Vite, vite, partons. Il est déjà tard.
Elle saisit une corbeille abandonnée sous une table et y empila
précipitamment les faisselles pleines. Ayant roulé une serviette en
guise de coussinet, elle se planta la corbeille sur la tête. Ses
mouvements avaient quelque chose de brusque, presque de fiévreux. Il
est bien certain qu’en l’entretenant de Simonnet Garidel je lui avais
déplu.
Nous sortîmes de la maison et enfilâmes silencieux le sentier vers la
rivière.
—A propos, et la fougasse? lui dis-je après une centaine de pas.
—Mon Dieu! c’est vrai, nous l’avons oubliée.
Elle déposa la corbeille sur le gazon et repartit en courant.
Peut-être, me tenant rancune, Liette ne me rapporterait-elle pas ma
part de fougasse. Je m’élançai après elle, lui criant:
—Pense à mon morceau, Liette, penses-y!..... Puis, sois tranquille, je
ne te tourmenterai plus avec ce Simonnet.
Nous pillâmes la huche et redescendîmes le perron.
VI
L’amour fait peur, quand on le voit pour la première fois.
Ne sachant que dire, le noël en vingt-cinq couplets me traversa
l’esprit, et je me mis à chanter:
—_Jésus est né dans l’étable_,
—Sanctum Dominum Jesum,
me répondit Juliette Combal, mettant sa voix cristalline au diapason de
la mienne.
—_Voyez comme il est aimable!_
continuai-je.
—Sanctum Dominum nostrum!
me répondit la jeune fille.
On devine si j’étais content! Puisque Liette chantait avec moi, elle ne
m’en voulait plus.
Nous poursuivîmes:
MOI.
—_La sainte Vierge Marie_,
ELLE.
—Sanctum Dominum Jesum,
MOI.
—_Fait téter l’Enfant chéri_,
ELLE.
—Sanctum Dominum nostrum.
Ravi, j’allais attaquer le troisième couplet, quand Liette, faisant un
mouvement avec ses deux bras:
—Et ma corbeille! s’écria-t-elle.
Je regardai le gazon. La corbeille avait disparu. Je devins tremblant.
—Il est donc passé des voleurs par ici? balbutiai-je.
Cependant Liette, debout au milieu du sentier, pâle, attristée,
promenait des yeux inquiets dans toutes les directions. Je fus navré.
—Que veux-tu? lui dis-je, prenant soudain mon parti de la perte des
_fromageons_, nous goûterons avec de la fougasse pour aujourd’hui.
J’avais à peine articulé ces mots, qu’une voix plus forte que la voix
de Liette, mieux timbrée que la mienne, jeta dans l’air le troisième
verset du noël:
_Mais l’Enfant tout d’un coup pleure_,
Sanctum Dominum Jesum:
_Sur la croix il faut qu’il meure_,
Sanctum Dominum nostrum.
Liette se mit à rire.
—Eh bien? lui demandai-je, surpris.
—C’est Simonnet! dit-elle; tu ne l’as donc pas reconnu?
—Simonnet!
Et, les poings serrés, je m’avançai vers les osiers d’où partait le
noël.
La corbeille, avec le linge blanc qui recouvrait les faisselles,
émergea peu à peu au-dessus du feuillage, puis je vis le front, puis
les yeux, puis la barbe noire, enfin toute la poitrine de Simonnet
Garidel.
—Tu n’as pas honte, lui criai-je courroucé, tu n’as pas honte de voler
comme ça les provisions d’autrui! Tu as mangé plus d’un _fromageon_,
sans doute?
Simonnet, tout penaud, s’avança vers Juliette Combal.
—Est-ce que cela te déplairait que je te porte la corbeille jusqu’à la
rivière? lui demanda-t-il.
Sa voix chevrotait.
—Tu parles comme un agneau qui fait _bê_!... au sortir de la bergerie.
Crois-tu que, Liette et moi, nous ne soyons pas capables de nous tirer
d’affaire?
—C’est que la corbeille est bien lourde, murmura-t-il; puis elle foule
les cheveux de Liette.
—Les cheveux de Liette! Est-ce qu’ils te regardent, les cheveux de
Liette?
—Mais oui, puisque je les trouve beaux, et que je les aime!
Je ne pus me tenir de rire à mon tour, et j’éclatai sans nulle retenue.
Pourtant Liette et Simonnet s’étaient rapprochés l’un de l’autre et
causaient _amitieusement_. Il est probable que mes reproches avaient
troublé le jeune homme, car il rendait une parole pour dix que lui
en donnait la jeune fille. J’avoue que la pâleur qui tout à l’heure
blanchissait les traits de Juliette Combal—elle avait pâli en
apercevant Simonnet—avait fait place sur son visage à une animation
singulière. Son œil abattu était redevenu pétillant, et sa petite
langue de chatte allait comme le battant de la clochette de l’église,
quand elle entreprend ses roulements précipités au _Sanctus_ ou au
_Domine, non sum dignus_...
J’ignore quel instinct secret me fit deviner que j’étais de trop
dans l’entretien des deux jeunes gens. Le fait est qu’en dépit d’une
curiosité qui me brûlait l’âme ensemble avec la peau, je n’osais
m’approcher d’eux. Je les regardais se parlant, se serrant les mains,
se dévorant des yeux mutuellement, et je demeurais immobile, bouche
close, frappé d’un hébêtement qui me paralysait tout entier.
Que se passait-il? Ma vie, entre mon oncle et Marianne, ne m’avait
encore révélé aucun des mystères du cœur. Le mien, ouvert à toutes
les dissipations d’un écolier fantasque et vagabond, ne prévoyait
encore rien au delà d’une bonne partie avec Baptiste, d’une cage
pleine d’oiseaux, d’une lutte au Planol entre ours des Pyrénées et
chiens-loups des Cévennes, rien au delà d’une longue, bien longue
comédie, en compagnie de Barnabé, les jours de foire, à Bédarieux.
Enfin Simonnet Garidel, qui avait tout d’abord déposé la corbeille aux
pieds de Liette, la reprit et se la campa lestement sur la tête.
—Tu me promets au moins, lui dit-elle d’un accent de prière, de me la
rendre avant d’arriver à l’Orb? Peut-être mon père ne te verrait-il pas
avec déplaisir, mais ma mère trouve que tu n’es pas assez riche, et tu
comprends...
Sans faire plus d’attention à moi que si je n’étais pas dans le
sentier, ils allèrent en avant, bras dessus, bras dessous, sautillant,
voletant, pirouettant. Le courage me manqua pour me plaindre. Je les
laissai passer et les suivis tout honteux à une distance respectueuse.
Il fallait voir comme Simonnet, si humble tout à l’heure, si courbé
sous ma colère, s’était redressé maintenant, et de quelle allure royale
il marchait!
Ma foi, c’était un beau garçon que Simonnet Garidel: tout jeune encore,
grand, fort, noueux comme un rouvre. Les épaules vigoureusement
attachées, d’où partaient des bras musculeux, donnaient l’idée complète
du paysan, d’un de ces athlètes obscurs mais sublimes qui livrent
chaque jour à une terre avare la plus opiniâtre, la plus courageuse des
luttes, pour lui arracher le pain qui perpétue la vie. Pendant cette
course le long du ruisseau de Lavernière, course qui, pour le cœur de
Simonnet Garidel, équivalait à une marche triomphale, que de fois cet
enfant robuste des Cévennes, ne trouvant pas d’autre voie pour traduire
au dehors la multitude d’émotions qui l’assiégeait, eut des mouvements
de force qui émanaient de lui en quelque sorte à son insu! Il coulait
un de ses bras autour de la taille de Juliette Combal, et les petits
pieds de la jeune fille perdaient terre tout aussitôt. Une fois il
l’enleva vers lui d’un geste si énergique, qu’il la monta jusqu’à la
hauteur de ses lèvres.
Alors, j’entendis un baiser éclatant.
A ce spectacle, il me serait difficile d’analyser tout ce que
j’éprouvai de sentiments étranges et confus. Je m’en souviens pourtant:
j’eus une impression de malaise si forte, qu’il me prit envie de m’en
aller. L’amour fait peur quand on le voit pour la première fois... Et
ma fougasse? Je n’y pensais plus. C’est juste au moment où, d’un œil
effaré, je fouillais les taillis environnants pour y découvrir un trou
où me cacher que Juliette se retourna.
—Allons donc! me dit-elle.
Je m’élançai.
Sans crier gare, Simonnet Garidel, négligeant de me dire adieu,
s’engouffra dans les plantations de saules blancs, très touffus au bord
du ruisseau, et s’éclipsa.
—Eh bien! où va-t-il si vite? A-t-il peur de moi, par exemple?
—Voulais-tu que ma mère le vît? répondit-elle avec une moue adorable.
—Ta mère t’a donc défendu de causer avec lui?
—Oui.
—Et pourquoi?
—Parce qu’elle a dans l’idée de me marier avec quelqu’un de plus riche.
—Et toi, qu’est-ce que tu as dans l’idée, Liette?
—Moi, je trouve Simonnet Garidel très gentil. As-tu remarqué comme il
est fort? Et puis si tu savais quel bon cœur est le sien!
Une petite femme, se soutenant sur un bâton, pointa à l’un des détours
du sentier.
—Jésus-Seigneur! dépêchons-nous, dit Juliette; voilà ma mère!
C’était la Combale, en effet. En nous apercevant, elle doubla le pas,
et bientôt je distinguai ses traits maigres, jaunis, parcheminés,
éclairés par je ne sais quelle lueur d’atroce méchanceté.
—A la fin des fins, te voilà, notre fille! s’écria-t-elle, quand nous
fûmes à portée de sa voix. Qu’as-tu fait à la maison, je te prie,
depuis tantôt trois heures que tu nous as quittés à la rivière? Ah! tu
n’aimes guère trimer, toi, et tu laisses volontiers les autres se rôtir
au soleil. Ciel du paradis! il te faut plus de temps pour mettre du
caillé dans des faisselles qu’à M. le curé, le dimanche, pour dire la
messe et débiter le prône... Et toi, marjolet, où t’en vas-tu de ce pas
délibéré? me demanda-t-elle, m’apostrophant à mon tour.
—J’allais par la montagne avec Baptiste, balbutiai-je... Puis Baptiste
a eu faim, et je l’ai mené dans votre écurie...
—C’est ça, c’est bien ça, Dieu me pardonne! il me faudra nourrir l’âne
du Frère de Saint-Michel. A ce qu’il me semble, tu es né avec les mains
ouvertes, toi, pour gaspiller le bien du prochain. Tu crois donc, parce
que tu es le neveu de M. le curé, que tout t’appartient en ma maison
et que tu as le droit de rassasier ton bidet avec l’esparcette de mes
prairies? Est-ce toi, freluquet, qui payeras mes faucheurs, quand ces
hommes viendront couper mes herbes? J’ai des mulets pour dépêcher mes
foins, et je n’ai nullement besoin de l’âne de Barnabé. Va détacher ta
bête de mon râtelier, et vivement je te prie!
—Mais, Combale, murmurai-je ébaubi de l’algarade, Liette m’avait dit
que vous me laisseriez goûter avec vous...
—Pardi! la fougasse de mon four est si ronde et si grosse qu’il
fallait ramasser des dents étrangères pour en venir à bout! Nous ne
sommes pas assez de monde sans doute par là-bas...
En même temps que, du bout de son bâton, elle désignait la rivière,
elle lança à sa fille un regard froid et dur comme l’acier.
—Si tu aimes la fougasse, pétiot, reprit-elle, dis à Marianne de
M. le curé de t’en faire avec le blé de son champ... Allons, toi,
ajouta-t-elle, se retournant de nouveau vers Liette, marche, au lieu
de me regarder plantée là pareillement à une grande Sainte-Vierge dans
sa niche. Tu ne sais donc pas, fille sans esprit, que quand on a des
bouches à nourrir il ne faut pas leur faire attendre la pitance, car
alors elles mangent le double et réduisent bientôt votre bien _à quia_?
Juliette, habituée sans doute aux emportements de sa mère, avait
supporté cette scène avec plus de calme que je ne lui en eusse jamais
supposé. Ce qui me frappa surtout, ce fut une sorte d’indifférence
courageuse où s’attestaient les virilités précoces d’une nature
énergique et forte. Non-seulement, négligeant d’obtempérer à
l’injonction brutale de la vieille, elle ne fit pas un pas, mais elle
osa prendre ma défense.
—Ma mère, dit-elle, bien souvent M. le curé a invité mon père à sa
table; cent fois, quand j’étais petite, Marianne me donna des tartines
de miel blanc. Vous ne pouvez donc aujourd’hui marchander un morceau de
fougasse...
—Veux-tu marcher, coquine! interrompit la Combale levant son bâton.
Liette, sur les traits de laquelle venait de s’allumer une indignation
superbe, saisit la corbeille par un geste dépité et la posa au milieu
du chemin.
—Ma mère, je n’ai faim ni de fougasse, ni de _fromageon_, dit-elle
avec une dignité surprenante. Vous pouvez emporter tout.
La Combale se jeta sur la corbeille comme sur une proie, l’enleva,
l’établit du mieux qu’elle put sur sa hanche gauche, l’y maintint
énergiquement avec l’un de ses bras, où les veines faisaient saillie
pareilles à des ficelles bleues, et disparut en maugréant.
* * * * *
Tout à l’heure, quand le souvenir de mon oncle et de Marianne m’avait
traversé l’esprit, le cœur, mes yeux s’étaient remplis de larmes;
maintenant ce fut le tour de Liette de pleurer. Elle pleura tant
et si fort que, ne sachant plus quels raisonnements lui bailler en
consolation, je la menaçai d’aller quérir son père le long de l’Orb.
—Celui-là te gâte, lui dis-je, Barnabé ne me l’a point caché, et
certainement tu l’écouteras un peu mieux que tu ne m’écoutes.
Elle me regarda étonnée; puis, tirant de sa poche son mouchoir
blanc,—un fin mouchoir de fil, s’il vous plaît, la coquette!—elle
essuya ses joues humides.
—Tu es bien plus jolie à présent, repris-je. Allons, assez de pleurs.
Du reste, je ferai ce que tu voudras... Faut-il que je m’en aille?
Elle ne me répondit pas, mais me saisit la main droite et la retint.
—Tu comprends, si ta mère doit t’adresser de nouveaux reproches à
cause de moi, il vaudra mieux que je reprenne Baptiste et remonte vers
Saint-Michel.
Elle réfléchit un moment, deux doigts arrêtés sur ses lèvres.
—Viens! dit-elle, m’entraînant tout à coup.
—Et où courons-nous ainsi?
—A la rivière... Mon père est là, et ma mère n’osera pas te renvoyer.
—Et pourquoi irions-nous là-bas? On a sans doute avalé toute la
corbeille depuis le temps... Ton père, ta mère, des lessiveuses..., ça
mange beaucoup, tout ce monde.
En échangeant ces paroles avec une certaine vivacité mutine, nous
n’avions cessé de marcher, et nous touchâmes aux longues rangées de
peupliers, de frênes, de bouleaux, dont les racines tortueuses, après
s’être enfoncées dans l’humus gras du rivage, reparaissaient à fleur de
terre et bossuaient le chemin en tous les sens.
Nous entendîmes les voix des lessiveuses. Je me hissai sur la
pointe des pieds, cherchant à deviner ce qui se passait parmi les
galets.—Goûtait-on?—J’aperçus le père de Liette, sa mère, enfin
deux femmes ramassant des pierres pour se fabriquer une manière de
banc où s’asseoir. Brusquement la fougasse fraîche se montra aux
mains de la Combale, et mon ouïe, aiguisée par mes désirs, perçut un
léger craquement. Mon Dieu! les croûtes vives cédaient. Évidemment
les morceaux allaient être distribués. La gourmandise est parfois
héroïque—il faut dire que la saucisse de Gathon Molinier ne me
soutenait plus guère—et, bien que j’eusse tout à redouter de la mère
de Liette, n’y tenant plus, ce cri s’échappa de ma bouche malgré moi.
—Gardez-en! gardez-en un peu!
M. Combal se retourna.
—Nous voici! continuai-je rassuré déjà, nous voici!
Et, nous dégageant d’une forêt de troncs, la jeune fille et moi, nous
surgîmes sur le rivage.
M. le maire avait tout quitté pour courir à nous.
—Bonjour, fillot, bonjour, me dit-il avec une caresse amicale. Liette
a eu une bonne idée de t’amener ici: tu goûteras avec nous.
—Avec nous! s’écria la Combale d’un ton sec, presque haineux. Ah ça!
tu penses alors, mon homme, que je puis nourrir toutes les bouches de
la création, moi? Oh! mon pauvre bien, si on l’abandonne aux affamés...
Tu sauras, au fait, que notre fille est une fainéante, une sans-souci,
une sans cœur, et, pour le neveu de M. le curé...
—Tais-toi, Combale, dit M. le maire, plantant sa main calleuse sur la
bouche de sa femme.
La vieille, abasourdie, ne souffla mot.
Ambroise Combal me montra une place au bout extrême d’un baquet à
savonnage renversé, et, quand je fus installé, déposa lui-même sur mes
genoux la faisselle la mieux remplie, accompagnée d’un beau quartier
de fougasse. Ainsi que Baptiste, attaché là-haut devant l’esparcette
fleurie, je ne me fis pas tirer l’oreille.
VII
Ambroise Combal réclame des cols raides pour faire le «_ci-devant_»
parmi les conseillers municipaux.
La grève de l’Orb—la _grave_, pour employer le mot cévenol, lequel,
du reste, appartient au vieux français—est large et recouverte de
pierres roulées affectant toutes les formes et toutes les couleurs. Ces
fragments, charriés de la cime des montagnes par les nombreux affluents
de la rivière, empierrent le sol à une profondeur de cinquante
centimètres et même d’un mètre en certains endroits encaissés. On
a beau, pour le besoin des grandes voies de communication ou la
construction des murs de clôture qui partagent les propriétés, extraire
de la grave des galets à pleins tombereaux, la mine entamée voit ses
galeries comblées au premier orage, et le niveau primitif se rétablit.
Il faut être né dans le pays, avoir le pied cévenol, habitué à tous les
escarpements, à toutes les pierrailles, pour marcher facilement sur
ces boules de grès, de basalte ou de granit.
Nos pâtres qui, matin et soir, mènent leurs troupeaux se désaltérer
aux eaux courantes de l’Orb, dansent, sautillent sur ce plancher
roulant, mieux qu’ils ne seraient capables de le faire sur une surface
parfaitement unie. Quant à nos moutons robustes, à nos chèvres
vigoureuses et fortes, les hasards des bords de la rivière continuant
pour eux les hasards de la montagne, ils ne s’en préoccupent en aucune
façon. Que de fois n’ai-je pas vu deux boucs de compagnies différentes
se prendre de querelle en pleine grave, et, se tenant debout, en
équilibre, sur ce terrain qui fuyait, se cosser à qui mieux mieux sans
la moindre glissade, le moindre trébuchement.
Mais la grave, que bergers et troupeaux ne font que traverser, est le
séjour habituel des lessiveuses. C’est là que ces femmes, vouées aux
plus rudes besognes, ont en quelque sorte élu domicile. Non-seulement
elles y passent la journée à étendre sur ces pierres lavées et relavées
aux grands courants un linge qui ruisselle; mais souvent elles y
viennent encore la nuit pour garder la meilleure place, la mieux
exposée au soleil. Les contestations, du reste, sont fréquentes entre
lessiveuses, et il n’est pas rare que ces femmes ergotées, solides du
poignet, se prennent aux cheveux et se fassent voler la coiffe dans
l’Orb.
Ces batailles, qui n’ont rien d’homérique,—les héros d’Homère
se taisaient en combattant et nos Cévenoles piaillent comme des
brûlées,—éclatent d’ordinaire aux derniers soleils de l’automne
ou aux premiers soleils du printemps, quand, chaque ménage soucieux
d’avoir du linge blanc dans l’armoire pour l’hiver ou bien empressé
de le remettre en état après la saison mauvaise, la grave se trouve
envahie jusqu’au dernier galet.
* * * * *
Les lessiveuses des Aires, ce jour-là, n’avaient à se chamailler
avec personne, car, sauf une douzaine de draps et de serviettes que
j’apercevais à quelque distance et qui certainement n’appartenaient
pas à la Combale, je ne voyais autour de moi que ces deux lettres se
détachant en rouge: A. C., _Ambroise Combal_.
—Allons, allons, ne mangez pas jusqu’à l’année prochaine, dit la mère
de Liette, bousculant les femmes et les pressant de se remettre debout.
Hardi! plions les chemises d’abord. Le soleil touche Caroux déjà, et
l’humidité qui tombera bientôt ramollirait ma lessive. Ah! une lessive
molle, que ça coûte d’empois!... _Monsieur_—elle désigna son mari
par un geste où l’avarice mêlait je ne sais quel dédain—_Monsieur_
veut des cols raides pour aller faire le _ci-devant_ à son conseil
municipal. Il est joli, ton conseil municipal, un tas de gens sans sou
ni maille...
Elle saisit une chemise de grosse toile de genêt et la plia, y
promenant sa main osseuse comme un fer à repasser.
M. le maire était un homme indulgent et bon: il ne répondit pas à sa
femme, dont il connaissait l’intarissable loquacité; il se contenta,
tandis que Liette et moi recueillions les mouchoirs de cotonnade à
carreaux, de les empiler dans une corbeille.
—Tu pourrais bien te donner la peine d’étendre ces mouchoirs, au lieu
de les rouler en paquets, lui cria la Combale d’un ton agressif. Tu ne
sais donc pas, toi, que le moindre de ces chiffons me coûte douze sous
et que ça s’en va si vite, si vite!... Jésus-Maria! quels voleurs, tous
ces marchands de Bédarieux! Au temps jadis, la toile durait; maintenant
je ne sais plus comment va le monde, vous vous retournez, et votre
toile est finie. Aussi faut-il avoir toujours de l’argent au bout des
doigts.—«_Paye ceci, Combale; Combale, paye cela!..._»
Elle tourna l’œil vers les lessiveuses.
—Ne battez donc pas les draps si fort, vous autres! leur dit-elle.
Et, reprenant ses jérémiades:
—Je te dis, mon homme, que cette mairie où tu vas depuis tantôt six
mois, nous ruinera. Miséricorde! à ton âge, à cinquante ans, entrer
dans les grandeurs! Est-ce que c’est fait pour des paysans comme nous,
les grandeurs! Écris donc au gouvernement qu’il nous laisse un peu de
repos.
Elle s’interrompit et tendit vers le couchant une nouvelle chemise. De
nombreuses éraflures et quelques trous laissèrent passer le soleil.
—Mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-elle, encore une là qui est bien
malade, et pourtant il n’y a pas dix ans que je l’ai cousue de mes
doigts...
M. Combal, sans s’émouvoir, était passé des mouchoirs aux serviettes.
Sa femme poursuivit ses doléances.
—Autrefois, marmotta-t-elle, on ne voyait jamais chez nous le facteur
de la poste. A présent, il y vient tous les jours porter un journal de
Paris. Et c’est un morceau de pain par-ci, un verre de vin par-là! Ah
ça! est-ce que les affaires du gouvernement me regardent, moi! Combien
de sacs d’écus cela a-t-il rapporté à Simon Garidel d’être maire de
la commune pendant dix ans et plus? Ne nous a-t-il pas avoué lui-même
qu’il avait mangé pour le moins deux mille francs de son bien à porter
l’écharpe?... Tiens, Combal, regarde là-bas ce pauvre homme, et compare
sa lessive à la nôtre. Je vois cinq ou six malheureux draps, tandis
que j’en ai vingt paires, moi, sur la grave. Et l’enfant des Garidel
voudrait épouser notre fille! Oh! oh! les Garidel, doucement, n’allons
pas si vite en besogne, il vous faut mon consentement pour faire
réussir la chose, et je ne le lâcherai pas sans regarder au fond de
votre besace, mon consentement.
—Simon Garidel possède pour plus de vingt mille francs encore. C’est
un joli denier cela, Combale, hasarda M. le maire.
—Vingt mille francs! Je crois, mon homme, que tu fais bonne mesure à
ces gens-là. Mais quand cela serait, notre fille n’aura-t-elle pas, un
jour, mes châtaigneraies de Margal, mes oseraies de la rivière, mes
prairies du ruisseau et nos deux maisons des Aires, une fortune de
nonante mille francs au moins?... Ciel du bon Dieu! dire qu’il faudra
abandonner tant de richesses à l’heure de la mort!...
Elle eut un geste de dépit en articulant ces derniers mots.
—Quand je pense tout de même, murmura-t-elle avec un désespoir amer
et naïf, qu’on a beau travailler, employer toutes les sueurs de son
corps à se ramasser un peu de subsistance, à la fin des fins nous
devons en venir à chavirer dans le trou et à faire chanter M. le curé.
Pour moi, je te préviens, Ambroise, je ne veux rien donner à Liette
en la mariant; j’entends retenir mes terres de mes dix doigts jusqu’à
l’extrême-onction. Que veux-tu? c’est mon plaisir.
—Garidel se montre beaucoup moins exigeant que ne le serait un autre:
en me demandant Liette pour Simonnet, il désire tant seulement que nous
donnions à notre fille nos oseraies, le long de l’Orb.
—Pardi! il est rusé, le vieux bonhomme, et surtout ses yeux y voient
clair. Il ne réclame que le meilleur quartier de mon gâteau. Il n’aura
rien. Réponds-lui cela de ma part. Liette restera fille. Après tout,
quel besoin a-t-on de se marier? Le mariage! en voilà une sornette, par
exemple!
—Combale, dit M. le maire avec un calme indolent, ne te monte pas
ainsi: nous causerons de tout cela à tête reposée... Allons, sois
contente, voilà la lessive réussie et...
—Ah! ce sont mes oseraies qu’ils reluquent, ces Garidel, continua
vivement cette paysanne âpre, tout à fait incapable de se déprendre
d’un sujet qui l’atteignait, la blessait à tous les endroits sensibles.
Les oseraies sont à moi, c’est moi qui les versai avec tous nos
lopins dans ta besace, car tu n’étais pas un gros monsieur, mon pauvre
Ambroise, quand je te connus. Par ainsi ne me trouble pas les esprits
avec ces affaires. Si les Garidel veulent des oseraies où donner de la
besogne à dix vanniers ensemble, qu’ils en achètent.
—Chut! femme, je t’en prie: voici Simon Garidel.
* * * * *
En effet, le père de Simonnet, abandonnant à son fils, lequel venait
d’arriver sur la grave, le soin de recueillir le linge de sa lessive,
s’avançait vers nous à pas lents. C’était un petit vieillard, aux
traits creusés, sec, recroquevillé comme la feuille du noyer quand les
vents de novembre la balayent à travers les gazons roussis par les
premiers froids. Une chose seule frappait dans son visage, ramassis de
rides s’entrecroisant à la façon des mailles serrées d’un filet: ses
yeux enfoncés sous des sourcils buissonneux et d’une extraordinaire
vivacité.
—Bien le bonjour, Combale, bien le bonjour, dit le vieux Simon, tirant
droit vers la mère de Liette et la saluant galamment.
—Bonjour, se contenta de répondre celle-ci d’un ton bourru.
Elle lui tourna les talons pour aller interpeller ses lessiveuses.
Le vieux Garidel—il avait soixante ans, et un paysan est vieux à
cet âge en nos Cévennes—marcha vers M. le maire. Celui-ci, qui
manifestement voyait le père de Simonnet avec plaisir, se porta à sa
rencontre.
—Vous voilà donc, l’ami! lui dit-il.
Et il lui serra la main, politesse peu en usage chez les gens de
nos montagnes, mais dont l’ancien maire et le nouveau avaient sans
doute contracté l’habitude dans leurs relations avec les autorités du
département.
Liette, qui, bien qu’occupée en apparence à retourner sur les galets
quelques pièces humides de toile, n’avait pas perdu un mot de la
conversation de ses parents, comme si la présence du père de Simonnet
l’eût effrayée, prit son vol du côté de sa mère. Moi, je ne bougeai
pas de ma place sur le baquet de savonnage, très appliqué à détacher
l’écorce d’une amarine que la séve montante m’aidait à décoller
facilement du bois, et à me fabriquer vaille que vaille de longs
sifflets de berger.
—Eh bien! Combal, nous ne pourrons donc jamais amener cette affaire à
bonne fin? Tu le sais pourtant, l’amitié qu’ils ont l’un pour l’autre
sèche nos enfants sur pieds.
—Que voulez-vous, notre ancien maire, ma femme se met dans des états...
—Quand la mienne vivait, je ne lui eusse pas permis de poser son
_halte-là_ à l’encontre de mes décisions. Une femme—c’est le bon Dieu
qui l’a voulu—n’est qu’une femme après tout, et un homme doit toujours
rester un homme.
—C’est vrai, Garidel; mais avec mon caractère, un esclandre me coûte.
De quoi n’est pas capable la Combale! La connaissez-vous?
—Si je la connais! Hélas! je la connais mieux que la mère qui l’a
mise au monde. La Combale aime le bien, elle l’aime plus qu’elle ne
t’aime, qu’elle n’aime sa fille, qu’elle ne s’aime elle-même, qu’elle
n’aime la religion... Je ne suis pas indifférent à la terre: je l’ai
tant travaillée! elle me donna tant de peine toute la vie! Vois,
Combal, comme elle m’a fait vieux avant les ans!... Pourtant, quand il
s’agit de Simonnet, je prendrais ta fille sans un sou. On a un cœur
dans la poitrine, encore qu’on soit paysan.
La voix de ce vieillard s’embarrassait.
—Il est de fait que votre garçon est un homme robuste et vaillant.
—Robuste! regarde donc sur la place du village, le dimanche, et
dis-moi si tu découvres beaucoup de jeunes gens taillés en force comme
Simonnet... Vaillant! tu connais ma grande prairie, celle qui avoisine
tes oseraies de l’Orb? en un jour, Simonnet l’a fauchée tout entière.
Quel ouvrier tu aurais en lui pour redresser ton bien, qui manque de
bras! Tes arbres, le bois mort les dévore. Si tu savais comme mon
enfant manœuvre la hache! Quand il la manie, c’est comme un tourbillon
terrible qui vous passerait devant les yeux.
—Garidel, soyez tranquille: ma femme pense trop à nos richesses; mais
moi, je pense à Liette. Je veux que Liette soit heureuse, et votre
garçon me plaît. Soyez tranquille, tout s’arrangera.
—Quand?
—Il ne faut qu’un peu de temps pour user les idées si mauvaises de la
Combale. Je vous en prie, notre ancien maire, accordez-moi encore un
peu de temps.
—Voilà six mois que cela dure, mon ami. On jase déjà dans le village.
Sais-tu que M. le curé, la semaine dernière, me dit une parole qui me
fit cabrioler tout le sang:—_Garidel, il faudrait peut-être veiller
sur votre garçon_!» Crois-tu que de pareils avertissements, on puisse
les endurer en paix, quand on est honnête homme? J’ai considéré cela
comme un affront, et, encore que je respecte M. le curé, je lui ai
répondu dans ma colère: «—_Les coqs sont libres, à ceux qui ont des
poules de les bien garder_.»—Alors ta femme refuse ses oseraies?...
—Oui, je les refuse! glapit une voix aigre et criarde. Vous n’avez
qu’à passer votre chemin, brave homme, on ne donne rien par ici.
Garidel se retourna vivement. Il vit la Combale debout devant lui,
les poings crispés, le teint plus que jamais injecté de bile, le
dévisageant d’un regard haineux et cruel.
La mère de Liette, devinant sans doute qu’un débat touchant ses
intérêts s’agitait non loin d’elle, avait vivement expédié vers le
village ses lessiveuses avec les corbeilles pleines et, marchant à
pas de loup sur les galets, était venue surprendre l’entretien de ses
ennemis.
—Ah! vous voulez me dépouiller, vous autres! s’écria-t-elle furieuse
et labourant la grave de son bâton. Vous ne vous êtes pas levés assez
matin, les amis, pour m’arracher la chemise de sur les os. Si mes
oseraies vous font envie, moi, je les garde. M’entendez-vous, Simon
Garidel? C’est vrai, j’étais un peu sur les ans quand j’épousai mon
homme, mais je lui apportai tout, tout, le pain, le vin; et ce que je
reçus de mes parents au baptême, je le conserverai jusqu’au suaire par
amour pour mes parents défunts...
—Mais Combale..., interrompit le père de Simonnet.
—Allez, allez, bâtissez des plans. Moi, je suis sûre, avec mes ongles
et mes dents, de venir facilement à bout de toutes vos manigances.
Est-ce une raison, parce qu’on a une fille qui marche sur ses dix-huit
ans, de se mettre à son dernier sou?
—Alors, Liette ne se mariera point? demanda M. Combal d’un ton où
perçait je ne sais quel emportement contenu.
—Elle est donc bien malheureuse à la maison, notre pauvre fille! Que
lui manque-t-il à cette mijaurée, qui boit, mange, batifole, ne fait
œuvre de ses dix doigts de la journée, et n’a pas l’air de se douter
que toute créature en ce monde doit travailler pour se nourrir?
—Eh bien! si tu ne veux pas que notre Liette se marie, je le veux,
moi! s’écria M. le maire d’une voix ferme.
La Combale était peu habituée aux coups d’autorité de son mari. Elle
hocha la tête orgueilleusement, et, le regardant avec une curiosité
aussi dédaigneuse qu’insultante:
—Toi, mon homme, toi! se contenta-t-elle de dire.
Ses lèvres minces se contractèrent, ses dents longues apparurent, et un
rire amer, rauque, diabolique, cingla M. le maire à la face comme un
coup de fouet.
Ambroise Combal, par un geste de menace, leva la main sur sa femme;
mais Garidel, s’interposant, lui retint le bras.
—Assez, assez, murmura le vieux paysan épouvanté, qu’il ne soit plus
question de rien entre nous. Mon fils ne vous convient pas, Combale? Je
ne suis pas en peine de lui, et je le garde.
Juste à ce moment, Simonnet, avec une corbeille de linge sur la tête,
passait à quelques pas, regagnant les Aires à grandes enjambées.
—Bonsoir, la compagnie! ajouta Garidel.
Incontinent, il tira vers son garçon.
* * * * *
Qu’allait-il se passer désormais entre la Combale, toujours hérissée
comme une louve forcée par les chiens, et son mari, en proie à une
colère d’autant plus formidable qu’elle était plus silencieuse et plus
concentrée? Ne me faudrait-il pas assister à quelque horrible bataille
parmi les galets roulants de la grave? L’effroi me prit à mon tour, et,
du baquet de savonnage, me glissant presque à quatre pattes vers les
osiers rameux, je m’esquivai prudemment.
VIII
La Combale déclare que Simonnet est du bois dont sont faits les hommes,
et que ce bois est dur.
Je ne tardai pas à rejoindre Garidel et Simonnet.
Les deux paysans allaient devisant avec calme le long du sentier, où la
nuit tombante projetait des ombres profondes, interrompues çà et là par
de rares rayons d’adieu.
—Tu pars aussi, toi, mon garçonnet? me demanda le vieux Simon d’un ton
affectueux.
—La Combale me fait peur, répondis-je.
Simonnet se retourna.
—Elle a donc été méchante pour toi également? s’informa-t-il.
—Elle ne m’a pas regardé. Mais, tout de même, je n’étais pas à mon
aise, et je retourne à Saint-Michel.
On fit quelques pas sans échanger une parole.
Tout à coup, Simonnet posa sa corbeille sur le sol et mit une main
amicale sur l’épaule droite de son père. Le vieux, saisi, demeura
immobile au milieu du chemin.
—Enfant, que veux-tu de moi? demanda-t-il, regardant son fils avec
inquiétude de la tête aux pieds.
—Oh! un service, père, un grand service! balbutia celui-ci.
—Est-il quelque chose, en ce monde de la terre, que je ne sois capable
d’entreprendre pour mon Simonnet!
—Père, Liette est riche; mais supposons: si elle était pauvre, me
refuseriez-vous de la prendre pour femme?
Garidel ne répondit pas.
Le jeune homme reprit:
—Quand vous épousâtes ma mère,—que le bon Dieu ait son âme au
ciel!—quand vous épousâtes ma mère,—elle me le raconta cent
fois,—elle n’avait rien, ni vignes, ni olivettes, ni châtaigneraies,
ni prairies d’aucune sorte, et pourtant, la trouvant à votre goût,
encore que vous eussiez du bien au soleil, vous la prîtes avec plaisir.
Le vieillard, bouleversé par l’émotion qui lui remplissait le cœur,
laissait aller sa tête à droite, à gauche, par un balancement qui
traduisait toutes ses indécisions, et restait muet.
—Mon père, poursuivit Simonnet, incapable de se contenir, avez-vous
été heureux, tout le temps que vécut notre chère défunte?
—Oui, bien heureux, murmura Garidel avec effort.
Et de grosses larmes, rondes comme des gouttes de pluie, arrosèrent ses
joues desséchées.
—Ainsi en sera-t-il de moi, si vous le voulez! s’écria Simonnet, en
proie à une passion qui ne lui permit pas de mesurer ce qu’il y avait
de cruel pour son père dans les souvenirs qu’il évoquait.
—Mais, mon pauvre garçon, dit Garidel après s’être longuement essuyé
les yeux, Ambroise Combal a sa fierté, et il ne voudrait pas marier sa
fille sans lui mettre quelque chose dans le tablier.
—Qu’il donne ce qu’il voudra, je n’y regarderai point. J’aime Liette!
—Savons-nous, d’ailleurs, si la Combale n’a pas dans l’idée de bailler
à sa fille un mari plus riche que toi?
—Puisqu’elle refuse de compter à Liette tant seulement un denier le
jour de ses noces, les maris ne s’abattront pas ici par troupes, comme
les grives en novembre pour se faire plumer.
—Sans doute. Mais la petite _aura de quoi_ à la mort des siens, car
la Combale a beau s’accrocher à son bien, elle ne l’emportera pas avec
elle au cimetière, derrière l’église, et quelque galant patient et
rusé...
—Un galant! Je voudrais bien qu’il en vînt rôder quelqu’un aux Aires!
Simonnet laissa échapper un geste furibond.
—Enfin, voilà assez de raisonnements en l’air, ajouta-t-il avec une
accentuation rude, où perçait je ne sais quelle impétuosité farouche.
Mon avis est qu’il faut aller trouver la Combale et lui dire tout
uniment ceci:
—«_Nous prenons Liette avec sa coiffe tant seulement et son jupon_...»
—Comme la jeunesse a la tête au vent! s’exclama le vieux Garidel.
Jamais aucun souci du lendemain.
—C’est comme ça, la jeunesse.
—Et s’il te vient des enfants après ton mariage, _nigaudinos_?
—Des enfants de Liette et de moi! s’écria Simonnet devenu fou soudain,
complétement fou... Des enfants de Liette et de moi! répéta-t-il
égaré... Ah! mon Dieu!...
Il chancela. Son père alarmé le saisit.
—Et vous croyez, dit-il, se dégageant de l’étreinte du vieux et
reprenant équilibre sur ses jarrets raffermis, et vous croyez que, si
le bon Dieu nous envoyait des enfants, à Liette et à moi, je ne serais
pas capable de les nourrir? Mais alors, mon père, vous ne connaissez
pas mon courage! Vous ne m’avez donc jamais vu aux champs? Gardez le
bien que vous avez gagné, il vous appartient, je n’en veux pas, et
soyez sûr, comme il existe un ciel de l’autre côté de la vie, que ma
famille ne manquera jamais de pain... Des enfants à nous! Ah! ce n’est
pas deux bras que j’aurai pour gagner la vie à ces anges de ma Liette,
mais dix, mais vingt, mais cent. Nous verrons bien quelle terre me
résistera, et si je ne parviendrai point à rassasier ma couvée...
Il s’arrêta, épuisé.
—Allons, viens. Nous parlerons de tout cela chez nous.
Et, oubliant la corbeille pleine, il essaya pour l’entraîner de
saisir les deux mains de son fils. Mais celui-ci les lui refusa avec
obstination.
—Non! non! fit-il, reculant. S’il vous plaît d’aller manger la soupe,
allez-y. Je ne vous suis point: le malheur me remplit assez l’estomac,
à moi.
—Pauvre enfant! marmotta Garidel d’une voix si basse que je l’entendis
à peine.
Puis, saisissant enfin les mains qu’on lui refusait:
—Que ta volonté soit faite, Simonnet! dit-il. Les Combal sont encore à
la grave; allons au-devant d’eux.
J’avais écouté cette courte scène dans une sorte de stupeur. Les
emportements de Simonnet, la violence de ses paroles me confondaient.
Quoi! Simon Garidel permettait à son fils d’élever si haut la voix
devant lui! Je n’en revenais pas, moi qui osais à peine regarder mon
père, et qui, loin de lui résister, me fusse blotti en un trou de
souris quand il manifestait sa volonté.
Cette disposition singulière où je me trouvais ne me laissa pas la
liberté de suivre les deux paysans qui dévalaient vers la grave, car le
chemin incline à cet endroit. Ne sachant mieux faire, je m’assis à côté
de la corbeille pleine de Simonnet.
* * * * *
Cependant, mon œil, qui de ce point élevé pouvait se porter
indifféremment, à droite sur les toits rouges du village, à gauche
sur les lignes des grands arbres bordant la rivière, ne se détacha
pas un instant du vieux Garidel et de son fils. Je les voyais, tantôt
traversant des marges lumineuses, car dans l’écartement des hauts
peupliers, bien que le soleil eût versé violemment derrière Caroux, le
ciel incendié lançait de splendides reflets, tantôt s’engouffrant dans
les ombres noires des massifs que les lueurs mourantes n’avaient pu
pénétrer.
Soudain, dans le silence qui m’enveloppait et commençait à m’effrayer,
s’éleva le glapissement aigu de la Combale. La guerre allait-elle
toujours son train? Convaincu qu’il ne pouvait rien m’arriver de
fâcheux, quand les Garidel doublaient M. le maire, je m’élançai à
toutes jambes.
Mes oreilles avaient ouï juste. C’était bien la mère de Liette qui
pérorait, pérorait, pérorait. Je dois le reconnaître pourtant, bien
que sa voix conservât toujours des notes criardes, le ton général s’en
trouvait singulièrement apaisé. Les propositions désintéressées de
Simonnet avaient-elles touché la vieille, et son avarice était-elle à
bout d’arguments?...
—Oui, oui, Garidel, disait-elle, vous êtes un homme de sens, et le
travail, je le sais, ne fait pas peur à votre garçon. Malgré tant de
qualités, vous me laisserez le temps de réfléchir un brin, je pense. Le
mariage est plus large que le ruisseau de Lavernière, et je veux que
Liette pèse la chose, avant de passer cette rivière où tant d’autres se
sont noyées. Ah! quand on est de l’autre côté de l’eau avec une bague
au doigt, bonsoir! il faut demeurer avec son homme, serait-il aigre
comme une cerise à Pâques ou comme un raisin à la Saint-Jean. Voilà le
sort des femmes ici-bas?
—Vous savez bien, Combale, que Simonnet... interrompit Garidel.
—Il est du bois dont sont faits les hommes, et ce bois est dur...
Mais parlons sérieusement: Liette ira habiter avec vous, dans votre
maison?
—Certainement.
—Vous la nourrirez?
—Avec ce que nous aurons de meilleur: des choux, des châtaignes, du
lard, quelquefois une bête de la basse-cour.
—Vous la vêtirez?
—Il y a des marchands d’étoffes à Bédarieux, et nous ne craindrons pas
de leur montrer la couleur de notre argent.
—Et vous ne me demanderez rien?
—Rien! s’écria Simonnet, plus empressé que son père.
La vieille paysanne écarquilla ses yeux et regarda dédaigneusement le
jeune homme. Puis, frappant sur le bras à Garidel:
—Répondez-moi donc, vous: les enfants sont les enfants, ils ne
s’entendent nullement aux affaires.
—Pas un sou ne sortira de votre poche, Combale, murmura le vieux.
—Bon, bon! vous êtes du brave monde tout de même... Oh! pour du brave
monde, il n’en existe pas de pareil aux Aires, et, si je ne dis pas
oui, je ne dis pas non. On verra... On s’arrangera... Le temps est un
grand maître...
Nous étions arrivés à la corbeille; Simonnet, la saisissant derechef,
se la planta sur la tête.
On marchait dans le plus profond silence. Le seul bruit désormais qu’on
entendît était celui du bâton de la Combale, frappant à intervalles
égaux de petits coups secs sur le sol. Bientôt nous perçûmes les
roulements clairs et vifs du ruisseau de Lavernière, lequel, aux
approches du village, ayant à sauter par-dessus des roches élevées,
bondit en cascatelles joyeuses au milieu des osiers blancs et des
ajoncs aux feuilles longues et pointues comme des épées.
Nous avancions, chacun en proie à sa pensée intime et retenant
toujours sa langue au nid. Nous touchâmes au bout du ruisseau. Là, je
retrouvai le carrefour où, le jour du départ de mon oncle, nous nous
étions embrassés, Marianne et moi. Je crus, dans les creux du gravier,
discerner encore les traces fraîches des pas de la vieille gouvernante,
et je me plus à y poser mes pieds d’enfant avec je ne sais quel
enthousiasme ému qui me bouleversait le cœur.
Nous franchîmes le courant sur les hautes passerelles de pierre, les
Garidel en avant, puis les Combal, moi le dernier, sentant, avec la
nuit qui déjà enveloppait toutes les formes de ses ombres, mon âme,
ma jeune âme tendre et affectueuse, habituée à toutes les caresses du
presbytère, se noyer en une mélancolie dont il m’était impossible de
déterminer clairement l’objet.
—Bonsoir, les amis, bonsoir! dit la Combale, tirant tout à coup
vers sa maison, située en amont du ruisseau, tandis que les Garidel
faisaient mine de gagner la leur, bâtie tout à fait en aval, au milieu
d’une prairie, derrière un rideau de frênes et de peupliers.
—Bonsoir! répondit le père de Simonnet, essayant d’entraîner son
fils, lequel, immobile, regardait M. le maire, ne finissait pas de le
regarder.
—Attendez! s’écria le trop taciturne M. Combal.
—Qu’allez-vous faire, mon homme? interrogea la mère de Liette levant
un visage refnogné.
—Les jours de lessive, reprit M. le maire, sont dans nos ménages
villageois des jours de réjouissance et de fête. C’est chez nous
une coutume de la plus grande ancienneté. Pourquoi, ce soir, ne
souperions-nous pas tous ensemble, puisque aussi bien nous sommes sur
le point de nous entendre et que les accordailles sont à peu près
conclues.
—Rien n’est conclu, interrompit la vieille, rien n’est conclu de
définitif. J’ai demandé le temps de me retourner, avant de dire à
Liette:—«_Arrange ton paquet et va-t’en chez les Garidel_.» Crois-tu,
par hasard, Ambroise, qu’on se dépouille de sa fille comme ça au pied
levé, sans se donner une minute pour faire des réflexions? Moi, je veux
peser le fort et le faible avant de poser _ma croix_ sur le contrat.
—Réfléchis jusqu’à la fin du monde, femme, si cela te plaît. Mais je
ne vois pas là une raison pour que les Garidel ne soupent pas avec nous.
—Des raisons! il te faut des raisons? Eh bien, je suis lasse de
tenir table ouverte pour tout le monde que tu gorges chaque jour avec
mon bien. Une fois c’est le facteur de la poste, une autre fois la
ribambelle des conseillers, puis des gens de la mairie de Bédarieux
qui viennent voir _M. le maire des Aires_! Ne m’a-t-il pas fallu,
cet hiver, mettre toute ma cuisine en branle pour recevoir M. le
sous-préfet de Béziers? Ce repas m’a coûté plus de quinze francs de bel
et bon argent. Jésus-Dieu! quand je pense à ces trois écus qui sont
sortis de ma bourse et que je ne rattraperai plus...
—Combale, intervint le vieux Simon avec une tristesse pénétrante, nous
n’avons plus de femme, hélas! à la maison, mais notre pot y bout tout
de même. Du reste, Simonnet, qui s’entend si bien à retourner la terre,
s’entend également à fricoter les victuailles.
—Tenez! aujourd’hui, j’ai tué deux poulets de notre basse-cour,
interjeta vivement le jeune homme, et, avant d’aller à la grave, je les
ai portés chez notre voisine la fournière pour les faire rôtir.
—Deux poulets! s’écria la Combale avec une sorte de saisissement, deux
poulets! Ah! quel monde vous êtes, Seigneur du ciel! Vous mangez donc
comme ça votre volaille, vous autres? Ces poulets, vous les auriez
vendus trois francs au marché de Bédarieux.
Et, se retournant vers son mari:
—Combal, ce n’est pas chez nous, ce soir, qu’on fait liesse, c’est
chez les Garidel. Moi, je n’ai qu’une soupe de _châtaignons_ à te
donner, et ce n’est pas une soupe de roi.
—Ta femme a raison, mon ami, dit le vieux Garidel. Viens avec nous.
Simonnet plus que jamais tenait les yeux attachés sur M. le maire.
—Non, non! répliqua celui-ci d’un ton ferme. On soupe chez nous ce
soir. Je l’ai dit et je ne m’en dédis point. Nous avons aussi une
basse-cour, nous autres, où les ouailles sont en quantité.
—Je te conseille de toucher à mes bêtes, toi! cria la Combale d’un ton
menaçant.
—Mais puisque nos poulets sont au four, insinua Simonnet, je
pourrais bien aller les chercher, avec d’autres choses que nous avons
là-bas..... Que pensez-vous de mon idée, Combale? Je porterais aussi
quelques bouteilles de notre vin...
—Je pense, répondit la vieille, apaisée, que je n’ai rien à la maison
pour vous recevoir tous, et que, si tu trouves des provisions, toi...
Avant qu’elle eût fini de parler, encore que la corbeille lui pesât
lourdement sur la tête, Simonnet était parti comme un trait.
Nous défilâmes à travers les rocailles qui, aux environs des Aires,
dominent le ruisseau.
La Combale, peu satisfaite dans le fond, ne cessait de marmotter entre
ses dents:
—Mais si ces Garidel ouvrent leur sac si largement devant leurs
bouches et les bouches étrangères, le sac verra bientôt la dernière
miette passer par-dessus les bords. Que restera-t-il alors? la toile,
c’est-à-dire rien, absolument rien... Ah! malheur à ceux qui, dans
leur jeunesse, s’oublient à manger le pain tendre; dans les vieux
ans, il faudra mordre au pain dur, et on ne pourra pas, parce que
nos dents tombent avant que nous soyons tombés... Le proverbe le dit
d’ailleurs:—«_Après blanc pain, pain bis ou faim_...» Miséricorde!
et Liette irait faire ménage avec ces gens prodigues, qui ne savent
pas qu’un sou est un sou, et qu’un écu, quand nous avons le bonheur de
le posséder, nous devons, pour qu’il ne nous échappe, l’enfermer sous
trente-six clefs. L’argent, ça roule si vite! c’est tout rond.....
Enfin, on mangera leurs poulets, puisque aussi bien ils sont morts à
cette heure et rôtis; on boira leur vin, puisque le voilà sorti de la
cave; mais pour ma fille...
Liette parut sur le perron.
—Tout le linge est aux armoires, mère, dit-elle.
—Il faut que je recompte les pièces, moi! répondit la vieille,
gravissant les degrés.
Simon Garidel faisait encore des façons. M. Combal lui prit le bras, et
ils montèrent à leur tour.
* * * * *
Personne ne s’étant occupé de moi, je demeurai seul au bas du perron,
l’esprit perplexe, l’âme troublée. Tout à coup la porte de la maison
se ferma. Évidemment on ne me voulait pas, on me renvoyait. Je m’assis
sur la dernière marche, autant affligé de l’oubli où l’on me laissait,
qu’effrayé de la nuit qui s’épaississait à vue d’œil. Déjà je ne
distinguais plus les massifs touffus de noisetiers qui, semblables à un
courant de verdure, dégringolent du haut de la montagne, accompagnant
le ruisseau de Lavernière à travers ses paresseux méandres, bondissant
avec lui en cascade de feuillages aux endroits où l’eau se précipite
de la cime des rochers, puis le suivant en droite ligne sur une arène
paisible jusqu’à la rivière d’Orb.
Que devenir au milieu de ces ténèbres? Aurais-je le courage de
remonter vers Saint-Michel, à travers les châtaigneraies désertes et
noires? Découvrirais-je seulement le sentier que je devais suivre,
perdu dans cette obscurité, dans cette horreur? Ma foi, j’essaierais de
frapper à la porte des Combal, ainsi que je l’avais fait le matin.
La peur me poussant comme une main invisible cachée dans les ténèbres,
je montai et posai un doigt tremblant sur le loquet.
En ce moment, la voix de Baptiste emplit de ses éclats bruyants,
prolongés, la solitude où je sentais mon âme, mon cœur, tout mon être
physique et moral se dissoudre en quelque sorte et s’anéantir. Qui
sait? peut-être Barnabé venait-il d’entrer dans l’écurie.
Je bondis vers la porte à claire-voie.
IX
Ma fureur quand Liette m’embrasse, croyant embrasser Simonnet.
N’y voyant goutte, c’est à tâtons que je dus me diriger vers Baptiste.
Quant à lui, il poursuivait sa chanson aux notes larges, aux roulades
saccadées.
—Tu es donc bien content, toi? lui dis-je, le saisissant aux naseaux
pour lui rabattre le caquet.
Il se tut, et sa langue moelleuse et douce me lécha délicatement les
mains.
Je n’étais plus autant effrayé: Baptiste me touchait, puis j’entendais
les ruminements lents et cadencés des mulets de M. Combal.
«Au fait, pensai-je, si personne ne songe à venir me chercher dans
cette écurie, pourquoi ne me résignerais-je pas à y coucher sur une
botte d’esparcette, en quelque coin isolé? Les pâtres ne dorment-ils
pas dans les étables, au milieu de leur bétail?»
En faisant ces réflexions pleines de cet effarement que l’isolement et
la nuit provoquent chez tous les êtres faibles, en particulier chez
les enfants, j’avais dénoué la longe de cuir qui retenait Baptiste à
la mangeoire et l’avais conduit jusqu’à la porte de l’écurie, contre
la claire-voie grande ouverte. Pourquoi avais-je délié ma bête? Je
n’en savais rien. Je menai l’âne près du perron des Combal, et là je
l’enfourchai sans plus ample délibération.
Allais-je partir au galop? Point. Je demeurai vissé sur ma monture,
immobile, prenant un plaisir aussi véritable qu’il me serait difficile
de l’expliquer à sentir Baptiste entre mes jambes, à l’entendre
renâcler de temps à autre, à le voir, à lui caresser l’encolure de mes
deux mains. Je n’étais plus seul!
Brusquement, les choses obscurcies reparurent à mes yeux, sous une
lumière dont les ondes grises et blanches descendaient de Saint-Michel.
J’attendis tout haletant. La lune se levait du côté de l’ermitage,
derrière les masses monstrueuses des châtaigniers; je distinguai, à
travers les rameaux que ses rayons timides pénétraient doucement,
d’abord ses yeux, puis son nez, puis sa bouche, enfin toute sa large
face ronde splendidement épanouie.
Au même instant, les noisetiers de Lavernière, morts, ensevelis,
ressuscitèrent, et, par intervalles, l’eau du ruisseau se montra
luisante et polie comme un miroir.
«Nous trouverions bien notre route à présent!»
Et mes talons frisaient déjà le poil profond de Baptiste, prêts à s’y
enfoncer, quand la porte des Combal s’ouvrit tout en haut du perron.
Liette parut.
—Que fais-tu là sur ta bête? me demanda-t-elle.
—Je pars pour Saint-Michel... J’attendais la lune pour y voir.
—Comment, tu ne soupes pas avec nous?
—On ne me l’a pas dit.
—Je te le dis, alors.
Elle me retira les rênes, que j’avais ramenées au moment de lancer
Baptiste.
—Descends, descends! me répéta-t-elle.
Je sautai sur le sol.
—Oui, lui dis-je, à toi, tout t’est égal, maintenant que tu es sûre
d’épouser ton Simonnet. Mais pour moi, c’est différent... Si Barnabé
m’attend là-haut?...
—Il t’attendra, pardi, le Frère! fit-elle, montrant l’étable à
Baptiste, qui s’y précipita tout joyeux.
Négligeant la porte à claire-voie, la jeune fille ferma la porte pleine
de l’écurie.
—A propos... me souffla-t-elle, se penchant vers moi au point que ses
cheveux toujours au vent me dansèrent sur le front.
Elle s’arrêta.
—Que veux-tu?
—A propos... reprit-elle d’une voix si faible que, par un mouvement
instinctif, renversant ma tête, je collai presque mon oreille contre
ses lèvres.
Encore une fois, elle n’osa pas.
—Enfin, parleras-tu?
Nos poitrines étaient si rapprochées l’une de l’autre, que j’entendais
son cœur battre distinctement. C’était comme le tic-tac de la pendule
de mon oncle, seulement le balancier de Liette marchait plus vite.
Elle me passa son bras droit sur les épaules par un geste caressant,
familier, et je la suivis dans le chemin étroit qui va en pente vers le
ruisseau. Où me conduisait-elle?
—Je compte bien que tu ne me mènes pas à la grave à cette heure? lui
dis-je.
—Oh! non.
—Alors, où?
—Tu étais là, toi, lorsque Simonnet et son père ont parlé à mes
parents?
—Je crois bien! Je n’ai pas perdu une parole.
—Et que leur ont-ils raconté?
—Simonnet demande que tu deviennes sa femme, et Garidel, tout en se
faisant tirer un peu l’oreille, a fini par appuyer son raisonnement.
—Ah! je les aime bien tous les deux!
—Simonnet d’abord?
—Oui, Simonnet d’abord... répondit-elle avec simplicité... Et les
miens, qu’ont-ils dit?
—Pour ta mère, elle ne veut rien te donner, et ton mariage ne lui
agrée en aucune façon. Mais ton père a manqué se fâcher, et il
t’accordera Simonnet.
Le bras droit de Liette eut une crispation; sans que j’y fusse pour
rien, mes joues allèrent droit à la portée de ses lèvres. Elle me baisa.
—Mon père est bon comme le bon Dieu du ciel! murmura-t-elle avec un
enthousiasme qui la faisait vibrer tout entière. C’est lui sans doute
qui a invité les Garidel à souper chez nous?
—Assurément il ne faut pas accuser la Combale de cette bonne action:
elle est bien trop avare!
—Et Simonnet est allé chercher des poulets?
—Votre soupe de _châtaignons_ aurait-elle suffi à tout le monde? Pour
moi, je ne l’aime pas, la soupe de _châtaignons_, je t’en préviens.
Elle se pencha pour couper une fleur d’ajonc. Elle me la donna d’un air
distrait.
—Que veux-tu que je fasse de cela? lui dis-je étonné.
—C’est vrai! murmura-t-elle en me la reprenant et la lançant dans le
ruisseau.
Puis elle ajouta négligemment:
—Parfois, il me semble, me promenant avec toi, que je me promène avec
Simonnet, et que tu es Simonnet.
—Tu te trompes: je suis le neveu de M. le curé! m’écriai-je, humilié
qu’on pût me confondre avec un paysan.
—Simonnet est grand et tu es petit; Simonnet est fort et tu es faible;
Simonnet m’aime, et toi... tu ne sais pas ce que c’est.
—Tant mieux, ma foi, si t’aimer devait me faire mettre en colère
contre mes parents! répliquai-je d’un accent naïf et convaincu.
—Simonnet s’est donc mis en colère contre son père?
—Ah! je t’en réponds. Il lui a corné aux oreilles qu’à tout prix il
voulait être ton homme, qu’il ne lui demanderait pas miette de son bien
pour se marier, qu’il travaillerait pour nourrir ses enfants...
—Ses enfants?
—Les enfants qu’on a quand on est marié, parbleu!
Liette, qui me retenait toujours aux épaules, me ramena à elle et
m’embrassa de nouveau.
—Ah ça! lui dis-je, fâché et me dégageant, tu me prends donc encore
pour Simonnet?
—Que veux-tu? ce baiser m’est venu aux lèvres: il me fallait bien le
donner à quelqu’un... J’eusse mieux aimé le garder pour Simonnet, mais
je n’oserai jamais avec lui ce que j’ose avec toi...
—Il t’aime pourtant, ce garçon, tandis que tu ne m’es de rien, à moi.
—C’est peut-être pour cela que je n’ose pas... Puis, si quelqu’un nous
voyait!...
Je la regardai, ébahi; mais il me fut impossible d’apercevoir son
visage, tant elle tenait la tête inclinée sur sa poitrine.
* * * * *
La lune, dégagée des branchages des arbres, en pleine marche dans un
ciel sans nuage criblé d’étoiles petites et pointues, répandait sur
les campagnes tranquilles sa lumière égale et douce. Non-seulement les
noisetiers, un moment engouffrés dans les ténèbres, avaient repris
forme et couleur, mais aussi les saules et les osiers. On entrevoyait
au bord de l’eau jusqu’à des touffes de germandrées, puis, parmi les
fentes des roches, des rameaux vivaces de bruyères pourpres. L’air,
d’une limpidité extrême, nous découvrait les maisonnettes du village,
éparpillées çà et là capricieusement. Nous les eussions comptées une à
une, s’il nous en eût pris fantaisie.
Cependant nous marchions toujours, Liette, que j’avais connue enjouée,
folâtre, pour la première fois de sa vie méditative et grave; moi,
fidèle à mon caractère expansif en dépit d’une sorte de mélancolie
native, parlant beaucoup et me démenant davantage, maintenant que
j’avais reconquis la liberté complète de mes jambes et de mes bras.
Enfin nous nous arrêtâmes. Nous étions sur la place du village.
Préoccupé du gîte que je pourrais choisir, si je venais à me brouiller
avec le Frère, je jetai les yeux sur la maison de M. Anselme Benoît.
Les volets verts en étaient hermétiquement clos. Le médecin, selon son
habitude, galantisait à la ronde.
Mon regard s’égara dans la large rue qui aboutit à l’église. L’église
était ouverte. Quelques paysans, quelques paysannes y entraient pour
réciter leur prière du soir.
«Comment, on priait, quand mon oncle n’était plus là dans sa grande
stalle de noyer!»
Je vis, s’appuyant à la haute muraille de l’église, notre pauvre
demeure lézardée, la cure, d’où tout le monde s’était enfui. Mon Dieu!
que la maison de mon oncle me parut triste! J’en détournai vivement les
yeux et me suspendis au bras de Liette, craignant de défaillir encore
une fois et de tomber.
—Qu’as-tu? me demanda-t-elle.
—Si nous rentrions chez toi?
Elle leva la main et me désigna le four communal, qui occupe le milieu
de la place des Aires.
—Entres-y, me dit-elle, et informe-toi si les poulets rôtissent.
Quelqu’un avait entendu la voix de la jeune fille, car, incontinent
qu’elle eut parlé, un homme parut à la porte du four. Cet homme ne fit
qu’un bond et se trouva auprès de nous. C’était Simonnet.
—Une minute tant seulement, dit-il, et tout est prêt.
Puis, saisissant Liette de sa main droite et moi de sa main gauche:
—Venez, venez!
Il nous entraîna.
Simonnet tira à lui la lourde porte de granit qui clôt le four. Quatre
poulets, saupoudrés de mie de pain, crépitaient en deux grands plats de
faïence. Le ton de leur peau, d’un jaune d’or, annonçait que la cuisson
de ces bêtes allait arriver à point.
—Eh bien? interrogea le jeune homme, nous regardant d’un air satisfait.
—C’est trop, cela, répondit Liette.
Simonnet referma le four.
—Il fait bien chaud ici, fit-il, nous ressaisissant une main à l’un et
à l’autre. Sortons.
* * * * *
Le four communal des Aires est une vaste rotonde décrépite, ruinée.
D’énormes verrues de mousse verte parsèment les vieilles murailles,
et plus d’une giroflée a pris racine dans les crevasses où le vent
a pu déposer un peu de terre dans le courant des années. Un perron,
large assise de pierre à peine équarrie sur lequel on hissa en retrait
ce monument rustique, troué çà et là comme le sarrau usé d’un paysan,
fait saillie tout autour du four communal, et offre un siége naturel
aux commères, qui y passent de longues heures à dégourdir leurs
langues, tandis que cuisent les fougasses et le pain. De là partent
les médisances, les disputes, les haines, tout ce qui agite, trouble,
passionne le village, le fait rire ou le fait pleurer.
Simonnet nous montra ce large perron lustré par les jupons rudes des
paysannes et brillant sous la lune comme une glace. Nous nous assîmes
tous les trois, lui occupant la place du milieu.
Tout à coup, le jeune paysan lâcha ma main, mais continua à retenir
celle de Liette. Je remarquai même que, renflant ses dix doigts, il
gardait la mignonne menotte de la jeune fille avec la même attention,
la même délicatesse du toucher, les mêmes précautions minutieuses que
s’il eût tenu prisonnier un chardonneret ou un rossignol.
Quant à Liette, elle ne bougeait, ne soufflait mot, se laissant faire,
prenant plaisir à ce jeu où je ne comprenais rien. Du reste, leur
attitude à tous deux était des plus singulière et provoquait chez moi
le plus parfait étonnement.
J’avais cru qu’en nous attirant si vite au dehors, Simonnet avait
quelque chose d’intéressant, de curieux à nous raconter, une histoire
comme Barnabé en savait par centaines; et voilà que, silencieux autant
que Liette, il demeurait bec cousu, mangeant la jeune fille de ses deux
grands yeux affamés, et capable seulement de frapper en cadence la
pierre du perron avec les talons de ses souliers. A la fin des fins, je
m’ennuyais horriblement, moi, à les contempler, et je me levai.
—Où t’en vas-tu? me demanda Liette.
—Ah ça! crois-tu que je m’amuse beaucoup avec vous? Vous êtes là
muets comme des truites de l’Orb, et vous passez tout le temps à vous
regarder à l’égal de gens qui ne se seraient jamais rencontrés.
—Mais, pétiot, quand on doit se marier, il faut bien se regarder, dit
Simonnet.
—Se regarder!... Et pourquoi?
Il hésita.
—Pour se voir, répondit-il... Moi, bien que je connaisse Liette, il
me semble que je la vois pour la première fois de la vie. Elle est
toute nouvelle pour moi. Quels jolis yeux elle a! quel front et quelles
joues, plus blancs et plus roses que la fleur de nos amandiers! quelle
bouche, plus rouge qu’une fraise mûre sous bois! quels cheveux!...
—Oh! pour les cheveux, interrompis-je, n’en parlons pas; Liette ferait
mieux de les peigner souvent et d’y mettre de la pommade, que de les
laisser ainsi flotter sur son visage. Regarde-la donc, Simonnet, elle
est tout éborgnée, les mèches lui retombent jusque par-dessous le
menton.
La jeune fille, en effet, se sentant rougir aux compliments
enthousiastes du jeune homme, avait fait un simple mouvement de tête,
et sa chevelure indomptée, se dénouant, s’était abattue comme un voile
sur ses traits.
Simonnet leva une main tremblante. Il voulait écarter le nuage vaporeux
qui lui cachait Liette. Celle-ci ne résista pas; je crois même que,
pour faciliter l’amoureuse envie, elle se pencha vers lui légèrement.
—Et si vous vous embrassiez? leur dis-je, devinant à je ne sais quel
mouvement obscur de mon cœur que j’allais leur faire plaisir.
Le jeune paysan robuste la souleva dans ses bras comme une plume.
Incontinent deux baisers sonores réveillèrent les échos du four.
—A propos, m’écriai-je, et les poulets?
—Ah! mon Dieu! dit Simonnet.
—Ah! mon Dieu! répéta Liette.
Il était juste temps d’accourir pour retirer les bêtes, car du jaune
doré elles étaient en train de passer au jaune noir. On atteignit,
sur une haute étagère, la large pelle à désenfourner et on ramena les
poulets vivement.
* * * * *
Nous nous arrêtâmes quelques secondes dans la maison des Garidel, afin
d’y prendre les dix litres de vin que Simonnet, très-soucieux de plaire
à la Combale, avait préparés d’avance pour notre souper; puis nous
remontâmes les marges gazonnées du ruisseau.
X
Vive le vin des accordailles!
La soupe de châtaignes sèches, de _châtaignons_, est, aux Cévennes,
le plat de résistance de la plupart des ménages rustiques. Ça coûte
si peu, et c’est si commode à préparer! Deux ou quatre poignées de
châtaignes au fond d’un vase, de l’eau par-dessus, puis vous laissez
bouillir trois heures environ. Au bout de ce temps, vous obtenez un
bouillon roussâtre de couleur, légèrement gluant et très sucré. Chez
les paysans aisés, il n’est pas rare que, sur les tranches de pain
destinées à recevoir cette rosée bienfaisante, on répande une jatte
de lait, le lait se mariant très-agréablement pour le goût avec l’eau
des _châtaignons_. Mais ces hautes fantaisies culinaires demeurent
absolument inconnues du pauvre, qui boit son bouillon tel que sa
marmite le lui verse et ne s’en porte pas plus mal.
Quand nous entrâmes dans la cuisine, les bras chargés de victuailles,
tout le monde était assis autour de la table, en train de dépêcher la
soupe traditionnelle, où du reste la Combale n’avait pas laissé tomber
la moindre goutte de lait.
—Et vous oserez, s’écria cette femme hargneuse, avisant les poulets
aux mains de Simonnet, et vous oserez manger cela, un vendredi, chez
moi?
—Réfléchissez, Combale, qu’une soupe de _châtaignons_ c’est bien
maigre aussi, hasarda le vieux Garidel.
—Mais personne ne vous a forcés à venir la manger, cette soupe de
_châtaignons_. Laissez-la, si elle ne vous plaît point. Dieu m’assiste!
il vous faut des volailles rôties, à vous autres, les Garidel, qui
n’avez su faire qu’une chose en ce monde: enseigner à vos terres le
chemin de votre estomac. Jésus-Maria! voilà la première fois de mes
jours que cela arrive de voir une liesse chez moi un vendredi. Mais je
n’en serai pas de votre liesse, et aussi bien je finirai ma soupe loin
de toutes vos viandes, sur le perron du foyer.
Elle enleva son assiette à demi-pleine par un geste de fureur et
s’éloigna incontinent.
Cependant M. Combal, qui ne s’était pas ému outre mesure de la retraite
de sa femme, avait saisi plats et bouteilles, et, aidé des lessiveuses,
très empressées à de si appétissantes besognes, installait le tout sur
une nappe blanche.
—A la bonne heure! dit-il, voilà qui fait meilleure mine sous la lampe
que les raves et les _châtaignons_.
Et, montrant à Simonnet une chaise vide près de lui:
—Ta place, mon garçon.
—La tienne ici, Liette! s’écria Simon Garidel, indiquant un siége à
ses côtés.
Au moment où Juliette, un peu confuse des politesses du père de
Simonnet, allait à son tour s’asseoir à la table, très abondamment
pourvue désormais, elle se sentit saisie par des mains inconnues et
fut secouée si rudement qu’elle faillit en être renversée. Elle se
retourna. Sa mère se tenait devant elle, cheveux hérissés, griffes
tendues.
—Que voulez-vous? murmura la jeune fille.
—Ah ça! tu crois donc, innocente, s’écria cette harpie cévenole, tu
crois donc que je m’en vas te laisser manger de ces poulets rôtis, moi?
Nous sommes chrétiens, nous autres, si les Garidel ne le savent point,
et je n’ai aucunement envie de perdre ma place au ciel pour réjouir
ta gourmandise. Les parents répondent devant Dieu des péchés de leurs
enfants, ma fille, lorsque, ayant moyen de le faire, ils ne les ont pas
empêchés. Hardi! viens près de moi: je t’ai gardé ta part de soupe et
ta part de _châtaignons_.
Juliette, abasourdie par cette algarade, suivit sa mère sans répliquer;
mais elle n’avait pas encore atteint le perron du foyer, où la vieille,
mâchonnant des mots inintelligibles, venait de s’accroupir de nouveau,
quand M. Combal, que le vieux Garidel avait regardé d’une façon
significative, rejeta brusquement sa chaise et se mit debout. A ce
mouvement d’énergie tout à fait inattendu, la Combale, flairant une
lutte, se redressa elle aussi sur ses ergots.
—Eh bien! mon homme, quelle mouche t’a donc piqué? demanda-t-elle d’un
ton rogue.
M. le maire ne lui répondit pas, ne la regarda même pas; il marcha
droit à Liette, lui prit doucement une main et la reconduisit à sa
place première.
—Reste là, lui dit-il, je le veux!
—Je le veux! je le veux! ricana la Combale. Tu es donc le maître, ici?
—Oui.
—Alors, c’est toi qui portas les terres, le bétail, cette maison où je
suis née?...
—Je ne parle ni des terres, ni du bétail, ni de ta maison, je parle de
ma fille.
—Alors, Liette n’est pas à moi, à moi qui la portai, à moi qui la
nourris de mon lait comme une chèvre fait son cabri... Miséricorde du
Seigneur! suis-je assez malheureuse...
Elle leva ses bras maigres comme des osiers secs et se les croisa
désespérément sur la tête.
—Ah! poursuivit-elle, arrêtant sur son mari des yeux où une sorte
d’attendrissement le disputait à son indomptable courroux, ah! ce
n’est pas dans les temps anciens que tu m’eusses jeté à la face
tant de méchantes paroles. Jadis, mon homme, tu étais doux à l’égal
d’un agneau, et tout marchait à satisfaction: le bien, les bêtes et
l’enfant. A présent, la roue de la lune a fait un tour, et les terres
attendent souvent la pioche, les mulets le coup d’étrille, et Liette
les soufflets qu’elle a mérités. La malédiction est entrée chez nous,
depuis que le Frère de Saint-Michel s’est mis à fréquenter notre
seuil. Il fut une époque, tu t’en souviens, où Barnabé montrait son nez
deux ou trois fois par an, pour ses quêtes; maintenant, il ne décesse
de monter notre perron. Pourvu qu’un de ces soirs, il ne lui prenne
pas fantaisie de nous amener son compagnon Braguibus! Ce matin, vers
les quatre heures, à la fine pointe de l’aube, n’ai-je pas entendu le
fifre de ce mendiant aux alentours de ma maison! Mais qu’il vienne, cet
emboiseur de filles, qu’il vienne, ce sorcier, car il fait tous les
métiers du Démon ensemble, qu’il vienne enfin, ce guenilleux; ce n’est
pas ma langue qui le recevra, mais il entendra sur son échine parler
les nœuds de mon bâton...
Ce dernier mot tombait à peine des lèvres de la vieille, que la chanson
de Barnabé, fort gentiment détaillée par le fifre de Braguibus, éclata
dans l’air calme de la nuit.
—Tiens, c’est joli! s’exclamèrent ensemble les deux lessiveuses,
pensant sans doute aux aubades de leur jeunesse.
Simonnet avait dressé l’oreille, et, tout en écoutant, dévorait Liette
des yeux.
—Vous l’entendez! vous l’entendez! Le voilà derechef, ce pouilleux de
musicien! s’écria la Combale.
Elle s’arma, en effet, de son bâton, et, du mieux qu’elle put, se hâta
vers la porte, qu’elle ouvrit toute grande d’un vigoureux tour de main.
—Bonsoir, les amis, bonsoir! dit une voix forte qui me fit tressaillir.
Je regardai et vis, se détachant sur le fond du ciel, clair et
transparent comme l’agathe, la silhouette robuste de Barnabé. Derrière
lui, cheminait dans l’ombre, timide et honteux, Jean Maniglier, les
doigts encore aux trous de son instrument.
—Merci, Combale, continua Barnabé prenant les mains rigides de la
vieille et les secouant, merci. Et puis on dira que vous n’êtes pas
bonne, vous qui vous donnez la peine d’ouvrir votre porte au pauvre
Frère de Saint-Michel, auparavant qu’il ait frappé. Nous étions là,
Braguibus et moi, indécis, nous demandant s’il était de convenance
d’entrer chez vous, quand nous entendions distinctement le bruit des
verres, des fourchettes et des couteaux. Déranger les gens qui soupent,
ce n’est pas honnête, et je suis pour les honnêtetés. Tout de même
j’aurais soulevé votre cadole. Cependant, j’aime mieux que ce soit vous
qui l’ayez fait sauter, car cela veut dire que l’on nous invite.
—Moi, vous inviter, moi!
Elle leva son bâton; l’ermite le lui saisit en riant; puis, se penchant
à son oreille:
—Combale, lui soupira-t-il doucement et avec une gravité singulière,
battez-moi si vous le pouvez, mais avant de molester Braguibus, pensez
à vos châtaigneraies, à vos vignes, pensez à vos chèvres, à vos mulets,
pensez aux vôtres et à vous-même. Vous ne savez donc pas que cet homme
maigre comme un pic jette des sorts, qu’il appartient plus à l’autre
monde qu’à celui-ci, et qu’il n’aurait qu’à souffler sur votre maison
pour y porter toutes les désolations de la ruine et de la mort?...
La vieille paysanne demeura pétrifiée sur place.
Barnabé, débarrassé du plus gros obstacle, alla vers la table, salua M.
Combal, qui parut enchanté de le voir, appliqua une tape amicale sur
le dos à Simonnet, caressa du bout de ses doigts carrés la joue pâlie
de Liette, glissa deux mots au vieux Garidel, puis, avec une aisance
parfaite, ayant décroché lestement deux assiettes du vaissellier, il
les posa à la place que la Combale avait désertée.
—Serrez les coudes! dit-il aux lessiveuses, qui se collèrent l’une
contre l’autre... A la pitance, Braguibus! ajouta-t-il.
Personne ne s’y opposant, ils s’installèrent à la table.
* * * * *
—Voici ce que c’est, poursuivit le Frère entre deux bouchées, car il
s’était empressé de se servir et de couler quelques os dans l’assiette
de Maniglier, nous arrivons tout d’une haleine de Cavimont. Il fallait
bien remettre en état ce pauvre ermitage dépouillé, ainsi que l’église
de Notre-Dame et la petite chapelle de Sainte-Anne-la-Marieuse. Quelle
trotte à travers des chemins d’enfer! C’est Braguibus qui pilait du
poivre! Heureusement qu’on a des amis aux Aires et qu’ils s’entendent
à dresser une table sur pieds! Savez-vous qu’il fait meilleur ici que
là-haut, où ce coquin de Venceslas Labinowski ne laissa ni coq, ni
gâline, ni le moindre morceau de jambon à se mettre sous la dent...
Et, tout à coup, montrant à M. Combal une bouteille vide:
—A propos, notre maire, puisque cette fiole a rendu l’âme, si on en
débouchait une autre? Moi, je bois à verre pleurant.
Simonnet, qui croyait avoir intérêt à complaire à l’ermite, lui versa
une pleine rasade.
—En voilà un poignet solide et un bon cœur! s’écria Barnabé, se
léchant les moustaches. Je pense qu’à la fin des fins les affaires
sont conclues, et que ces poulets sonnent la fête de la noce.
Soyez tranquilles, quand le jour précis sera venu, je n’aurai pas
besoin qu’on me fasse signe; j’arriverai, et de bonne heure. Un
Frère, d’abord, c’est magnifique dans un mariage, car ça apporte la
bénédiction du ciel... Oh! puis moi, depuis tant et tant, je suis
pour que ces jeunesses se marient. Il y a bien des semaines que je me
demande, soir et matin, en récitant ma prière:—«_Quel garçon Juliette
Combal pourrait-elle bien épouser?_» et toujours saint Michel, ami
des gens courageux, ou saint Jacques, patron des ermites, ou saint
François, notre fondateur, m’a répondu:—«_Pardi! Simonnet Garidel_.»
Tout à l’heure, avec Braguibus, pour apprendre des nouvelles, nous
sommes allés rôder du côté du four communal. Quelle odeur de volailles
rôties! Comme des chiens de chasse, nous avons suivi cette piste, et,
en touchant à votre perron, nous nous sommes dit:—«_Allons, tout va
bien_.»
Il se retourna, cherchant la Combale des yeux. La vieille, assise sur
une escabelle de bois, en un coin obscur de la vaste pièce, soutint le
regard du Frère hardiment.
—N’est-il pas vrai, l’ancienne, que tout est fini? lui demanda Barnabé.
—Il s’en manque un brin, marmotta-t-elle.
—Ma foi! brave Combale, ayant à bailler mari à votre fille, je
comprends que vous vous montriez difficile: sans compter qu’après
votre mort la petite aura plus d’argent qu’elle n’est grosse, elle
tient de votre côté et vous a des yeux, une mine de pomme fraîche qui
font plaisir. Mais nonobstant cela, où trouverez-vous un gendre de
meilleure qualité que Simonnet? Est-il, en toutes les Cévennes, un
garçon s’entendant mieux à la terre, plus esprité pour la gouverne des
bestiaux? Et puis avez-vous ouï dire qu’il fréquentât les cabarets?
Jamais on ne le vit dans les cafés, à Bédarieux, les jours de foire
ou de marché. Quant aux cotillons, il ne ressemble pas à M. Anselme
Benoît; il n’en eut qu’un en tête toute sa vie, et celui-là vous touche
de près. Il se complaît tant seulement à une chose, ce fillot: à la
besogne des étables ou à celle des champs. Aussi, allez donc voir
un peu si le joli bien qui reste encore aux Garidel, malgré leurs
malheurs, est peigné; il est lisse et luisant comme le miroir de mon
bourdon. Et vous refuseriez votre fille à cet enfant plein de vaillance
pour vous servir! et vous voudriez qu’il mourût de chagrin, car il
mourra si...
Liette, qui ne mangeait plus depuis un instant, ne sachant désormais
comment surmonter sa honte, son embarras, se leva vivement et se sauva
vers le fond de la cuisine. Par un mouvement de nature où éclatait une
grâce pudique ineffable, arrivée près de l’escabelle, elle ouvrit ses
deux bras et se précipita dans le sein de sa mère.
La Combale reçut un coup. Elle se secoua, croyant peut-être échapper
ainsi à l’émotion qui l’envahissait tout entière. Quelque chose
s’écroulait en elle: l’avarice sans doute, et elle essayait de lutter.
—Eh bien? eh bien? balbutia-t-elle, effarée.
—Ma mère, ma mère! répéta Liette, dont un flot de larmes étouffait la
voix.
Toutes deux, silencieuses, se tenaient embrassées, et le murmure d’un
baiser vola légèrement.
M. Combal était pâle, les membres lui tremblaient. Il alla lui aussi
vers l’escabelle. Une fois devant sa femme et sa fille, il ne trouva
pas un mot, ne put que les regarder.
Ne sachant quelle attitude adopter en face de cette scène aussi
poignante qu’inattendue, à notre tour nous quittâmes tous la table et
rejoignîmes M. le maire.
La Combale releva la tête. Sa face ridée, desséchée, hâve, était
luisante de pleurs. Sous cette rosée maternelle, les traits si durs
de cette paysanne obstinée avaient pris une expression d’incroyable
douceur. Elle me parut refaite, rajeunie.
—Allons, Liette, allons, mon enfant, du courage! murmura-t-elle d’une
voix affectueuse que personne ne lui connaissait... Ne te désole pas
ainsi, reprit-elle; va, Simonnet est un garçon que je ne déteste point.
—Moi, je l’aime! balbutia la jeune fille entre deux sanglots.
—Mais je ne te le refuse nullement.
Comme elle avait été atteinte aux entrailles, elle articula ces paroles
généreuses:
—Mon Dieu! un peu plus de bien, un peu moins, cela ne fait pas le
bonheur.
Et, après un silence, elle conclut par ce glas qui la dédommageait
peut-être de tant de capitulations:
—J’ai beau être riche, fillette, il me faudra tout de même mourir un
jour.
M. le maire les ayant attirées toutes deux, nous reparûmes autour de la
table.
Le père Garidel était à ce point bouleversé qu’il ne savait trouver sa
chaise. Quant à Simonnet, je fus obligé de le guider: la tête perdue,
il s’en allait vers la porte en chancelant.
* * * * *
Cependant Barnabé, incapable de comprendre, par conséquent de partager
ces émotions délicieuses, regrettait la gaieté qui avait signalé le
commencement du repas. Espérant qu’un peu de musique divertirait
agréablement les esprits, il interpella Braguibus:
—Voyons, toi, lui dit-il, depuis ton entrée ici, tu restes sérieux
comme un pape. Si tu nous faisais entendre un petit air de ta façon?...
En avant deux!
Jean Maniglier était-il un artiste véritable? était-il un de ces êtres
à l’âme profonde, enthousiaste, inspirée, capables de faire jaillir
d’eux-mêmes l’expression d’une douleur étrangère et de l’imposer à tous
par les créations souveraines du génie? Je serais tenté de le croire.
Pourquoi Dieu, à tous les échelons de l’humanité, n’aurait-il pas
laissé tomber quelqu’une de ces natures vibrantes, pour charmer nos
vastes misères et nous dissimuler les laideurs repoussantes de la vie?
L’art, qui marche incessamment à la recherche du beau et le réalise
parmi les hommes, n’est-il pas un consolateur?
Braguibus n’avait rien des habitudes vulgaires, exubérantes, brutales
de l’ermite de Saint-Michel; il était délicat de forme, discret
d’esprit, réservé d’attitude. Au lieu de s’abandonner à la chère lie,
qui remplissait à la fois la bouche et l’entendement de Barnabé, lui,
dès son arrivée chez les Combal, avait dirigé ses yeux, c’est-à-dire
ses facultés pensantes et sensitives, vers Simonnet, vers Liette,
et n’avait pu les détacher d’eux. Ce joueur de fifre, qui, courant
la montagne avec son buis percé de six trous, assistait à tant de
fêtes amoureuses, ne se souvenait pas d’avoir été jamais à ce point
remué. La simplicité primitive de Simonnet, sa passion puissante et
forte comme la nature, mais contenue par une timidité adorable, la
mélancolie de Liette, mâtée subitement par l’amour, une pâleur de lis
chez une enfant légère et dont le sang s’épanouissait sur les joues en
floraison de roses, tout cela lui causait un attendrissement auquel il
avait beaucoup de peine à résister. Aussi, plus d’une fois, au lieu de
saisir la fourchette, les doigts de Braguibus, se portant à sa veste,
cherchèrent-ils le fifre suspendu au bouton de repos. Cet artiste naïf
voulait dire ses inquiétudes, son trouble, sa _peine_, et, d’instinct,
ses mains tentaient des efforts pour lui délier sa vraie langue,
laquelle était son instrument.
Jean Maniglier préluda sur un rhythme lent, par quelques notes larges
et graves qui contrastaient singulièrement avec les ariettes légères,
vives, joyeuses, où d’ordinaire il se complaisait.
—Tu vas donc enterrer quelqu’un? lui demanda l’ermite.
Braguibus n’interrompit point son motif, il le poursuivit, mêlant
de temps à autre à des intonations profondes les vibrations
rudimentaires d’un chant dont le dessin, d’abord obscur et comme
enfoui, transparaissait de plus en plus et finissait par s’accuser
clairement. Bientôt la mélodie tout entière se dégagea des voiles qui
l’enveloppaient et éclata dans son idéale pureté. C’était quelque
chose de doux, de mélancolique, de tendre, de douloureux, presque de
déchirant, un de ces élans passionnés qui bouleversent les cœurs et
mettent des larmes dans les yeux.
A peine le fifre avait-il lancé cette longue suite de soupirs et de
sanglots, que, par une habileté incroyable, si l’on songe à l’artiste
qui le gouvernait, il se rejetait dans les sons un peu lourds des
premières mesures, donnant ainsi plus de relief à la fois et plus de
charme à la partie chantante du morceau.
Trois fois Braguibus renouvela ce jeu, et toujours il obtint le même
succès, car, à chaque reprise de la romancine qui faisait saillie à son
canevas sévère, il voyait tous les visages se tourner vers lui avec
l’embarras, l’inquiétude que procure une irrésistible émotion. Le Frère
de Saint-Michel lui-même, dompté par une puissance inconnue, regardait
le musicien tout ahuri, non-seulement n’osant plus l’interrompre, mais
l’encourageant du geste à continuer.
Enfin Jean Maniglier, épuisé sans doute par l’inspiration, s’arrêta.
Il essuya son fifre tout fumant, puis l’accrocha de nouveau au bouton
luisant de sa veste.
Personne n’osait parler. Simonnet avait les yeux opaques, troublés.
Quant à Liette, elle pleurait. La Combale et son mari demeuraient
mornes.
—Femme, dit enfin le maire avec un effort, si tu nous donnais une
bouteille de vin cuit? Il conviendrait peut-être bien de remercier Jean
Maniglier de sa belle musique.
—Tu as raison, mon homme, répondit la vieille avec docilité.
Elle souleva un trousseau de clefs noyé dans les plis de son tablier de
cotonnade bleue, en prit une dans sa main et alla ouvrir un placard.
—C’est le vin des accordailles! articula solennellement M. Combal,
lequel, ayant reçu la bouteille, la déposa sur la table.
—Vivent les accordailles! s’écrièrent ensemble Barnabé et Braguibus.
Quand les verres furent remplis, M. le maire prit Liette par la main,
puis le vieux Garidel en fit autant pour son garçon. Tous quatre ils
s’avancèrent à pas comptés vers la Combale.
—Femme, dit le père de Liette, voici notre fille, fais d’elle ce que
tu voudras, et que Dieu la protége!
Il laissa Liette, qui demeura debout au côté droit de sa mère.
—Combale, dit Simon Garidel, voici mon fils, faites de lui ce que vous
voudrez, et que Dieu le protége!
Il abandonna Simonnet, qui prit le côté gauche de la vieille paysanne.
Celle-ci, plus bouleversée qu’elle ne l’avait été de sa vie, regarda
tour à tour les deux amoureux, et, d’une voix tremblante:
—Embrassez-vous, mes enfants, murmura-t-elle, et que le bon Dieu du
ciel, notre maître à tous, vous protége!... Lundi prochain, c’est la
fête de Notre-Dame de Cavimont, vous irez vous recommander à sainte
Anne-la-Marieuse, puis nous verrons...
Les deux jeunes gens, saisis de bonheur, se regardaient immobiles.
—Embrassez-vous donc, mes tourtereaux! s’écria Barnabé. Un peu de sang
dans les veines, voyons!
Simonnet reçut Liette dans ses bras et lui imprima sur les joues, selon
l’usage, deux gros baisers retentissants.
—Enfin, voilà de la besogne pour M. le curé, quand il sera de retour,
dit l’ermite applaudissant des deux mains.
—Mon oncle! mon oncle! bredouillai-je.
Moi aussi, je sentis mes yeux se mouiller.
—Hardi, pétiot, en route! reprit le Frère.
Puis, ayant saisi son bourdon:
—Bonsoir, la compagnie! dit-il.
Les Garidel et Braguibus descendirent avec nous le perron des Combal.
Tandis qu’ils tiraient vers le bas du ruisseau, nous détachâmes
Baptiste du râtelier et remontâmes paisiblement vers Saint-Michel, à
travers les châtaigneraies endormies.
FIN DU LIVRE DEUXIÈME
LIVRE TROISIÈME
_LE DRAME_
I
Baptiste et moi, nous traversons la rivière d’Orb sans encombre.
Le dimanche, ce fut le curé d’Hérépian, M. Martin, qui, en l’absence de
mon oncle, vint célébrer les offices aux Aires. Il dit une messe basse
que je servis, habillé de la soutane de flanelle rouge et du surplis
de mousseline que ma mère m’avait confectionnés elle-même, quand je
m’étais éloigné de Bédarieux. J’avais aussi une petite calotte de
cardinal.
Le prône dura dix minutes: la lecture de l’Évangile du jour en
français, quelques explications sommaires en patois; puis M. Martin,
pressé sans doute de rentrer à son presbytère d’Hérépian pour y
déjeuner, entonna le premier psaume des Vêpres: «_Dixit Dominus Domino
meo_...» et soudain, dépouillant l’étole, nous laissa sous la direction
de l’ermite de Saint-Michel.
Tout se passa du reste dans un ordre parfait. Non-seulement les psaumes
des Vêpres furent abordés sans interruption, mais nous attaquâmes
les Complies et les terminâmes par un _Salve Regina_ solennel auquel
Braguibus, averti par Barnabé, mêla les sons harmonieux de son fifre,
comme mon oncle lui avait permis plus d’une fois d’en user aux fêtes de
Pâques et de Noël.
Pour moi, assis dans le chœur sur une escabelle de hêtre, non loin du
maître-autel, je joignais ma voix à l’unisson général. Pourtant il
m’arrivait de m’arrêter de temps à autre, soit pour diriger mes yeux
vers la chaise de Marianne, que j’apercevais inoccupée contre la grande
muraille blanche de la nef, soit pour regarder la stalle de noyer de
mon oncle, où je ne distinguais plus son corps frêle, comme enfoui
derrière les accoudoirs, mais la carrure athlétique de l’ermite de
Saint-Michel. Cette vue m’éteignait la respiration, et je me souviens
encore de plus d’un verset, commencé avec une sorte d’entrain joyeux,
qui tout à coup s’achevait dans l’essoufflement et dans les pleurs.
Certes, depuis mon installation chez Barnabé, pas un jour ne s’était
passé que je n’eusse cent fois envoyé mon âme toute à mes chers
absents; mais leur souvenir, supporté jusqu’ici avec une force qui
n’allait pas sans quelque fierté chez un être sensible comme je
l’étais, m’écrasait maintenant, m’anéantissait, me brisait. Quoi!
l’église était ouverte, les cierges de l’autel avaient été allumés,
les chantres manœuvraient l’énorme antiphonaire du lutrin, toute la
paroisse chantait, et mon oncle n’était pas là, donnant le ton, son
vespéral ou son graduel à la main! et, à travers les coiffes blanches
des femmes recueillies, il m’était impossible de découvrir Marianne,
faisant glisser entre ses doigts noueux les grains d’olive de son
chapelet, et trouvant toujours une seconde pour lancer un regard de mon
côté!
«Ah! mon Dieu! soupirai-je à plusieurs reprises, ah! mon Dieu!...»
Tout le monde était sorti de l’église, que, paralysé par mes regrets
cuisants, je demeurais immobile au milieu du chœur, les yeux vagues,
l’âme plus vague que les yeux, ne sachant ce que je devais faire ni où
je devais aller.
—Eh bien, pétiot, me cria la voix profonde de Barnabé, resteras-tu
longtemps là-bas, perché sur ton escabelle comme un rouge-gorge sur une
branche?
Je me levai et rejoignis l’ermite dans la sacristie.
—Vois-tu, dit-il, me montrant sur le rebord du vestiaire une _coque_,
gâteau rond saupoudré de sucre qu’on sait pétrir dans tout ménage
cévenol, je réfléchis que, M. le curé d’Hérépian ayant oublié son pain
bénit, je ne dois pas l’abandonner aux rats de l’église. Moi, je n’aime
point de voir se perdre les meilleurs présents du bon Dieu, et une
_coque_, c’est fait pour la bouche d’un roi.
Il entama la pâtisserie et en porta un gros morceau à ses lèvres.
—C’est doux comme le miel! murmura-t-il.
—Mais, Barnabé, mon oncle avait commandé cette _coque_ à la fournière
tout exprès pour M. Martin.
—Est-ce qu’il manque des _coques_ à Hérépian! Sois tranquille, fillot,
les curés ont leurs tables toujours pleines jusqu’aux bords. Tu connais
le proverbe: «_Dominus vobiscum_ ne vit jamais la famine chez lui.»
Dieu ne le veut pas, et ça se comprend comme un et un font deux.
Ces mots n’étaient pas sortis de sa bouche, que la dernière miette de
la _coque_ s’y engouffrait avec d’imperceptibles craquements.
J’étais furieux. Je savais quels soins avait pris mon oncle pour que
M. Martin, en descendant de l’autel, trouvât, avant son déjeuner à
Hérépian, un commencement de réfection, et j’en voulais au Frère de sa
gloutonnerie. Peut-être avait-il caché la _coque_, peut-être M. Martin
ne l’avait-il pas même aperçue.
Pourtant, je n’osai hasarder le moindre reproche.
Je dépouillai mon surplis, détachai les quarante boutons de ma
soutanelle,—elle en avait quarante, enchâssés dans de jolies
boutonnières de soie rouge,—et, selon les règles que mon oncle m’avait
habitué à mettre en pratique, je pliai le tout soigneusement.
Au moment où je glissais dans le vestiaire mon paquet, dont les
plis,—je les vois encore,—offraient des lignes d’une correction
admirable, l’ermite me retint le bras.
—Tu n’emportes donc pas tes ornements à Notre-Dame de Cavimont? me
demanda-t-il.
—A Notre-Dame de Cavimont?
—Est-il drôle, cet enfant!
Puis, me regardant fixement;
—Tu ne serais donc pas content de servir la messe à M. le curé de
Bédarieux, quand, demain, il arrivera avec ses milliers de paroissiens
à Notre-Dame de Cavimont?
—Moi! moi! m’écriai-je transporté.
—N’oublie rien; prends ta soutane, ta calotte et ton surplis.
Je tremblais de joie et d’orgueil. Quoi! un jour de grande procession
cantonale, ce serait moi qui aurais l’honneur, la gloire, d’être choisi
pour servir la messe à M. le curé-doyen de Bédarieux!...
J’étalai mes jolies nippes sacerdotales sur mon bras; puis, étant
sortis de l’église, dont Barnabé ferma la serrure à double tour, nous
rentrâmes à Saint-Michel.
* * * * *
Quelle charmante après-midi! Barnabé me proposa bien d’aller, en
compagnie de Baptiste, m’ébaudir à travers champs, comme je l’avais
fait l’avant-veille; mais je préférai demeurer à la maison, curieux
de suivre le travail du Frère, qui venait de reprendre ma cage et
paraissait décidé à la finir. Qui sait si, plus tard, quand mes
oiseaux se trouveraient installés dans ce monument délicat d’osier,
il n’aurait pas besoin de temps à autre de quelque réparation.
Évidemment je n’aurais pas toujours l’ermite sous la main; tandis que
j’aurais toujours des linottes, des verdiers, des bouvreuils, des
chardonnerets... Pour l’enfant, l’enfance doit être éternelle.
Nous nous étions établis, avec notre attirail de branchettes flexibles
et vertes, à l’extrémité du verger, en cet endroit perdu où commence
l’ombre noire des grands châtaigniers. Barnabé travaillait activement;
moi, je lai passais une à une les amarines, et je prenais plaisir à
les lui voir tordre comme des fils, après les avoir mâchonnées entre
ses dents. Je ne l’ai pas oublié, je dépiquais aussi, les comprimant
entre deux pierres plates, de longs épis de millet, dont j’enfouissais
dans mes poches les grains précieux. Il me faudrait bien nourrir mes
bestioles, un jour! Baptiste était non loin de nous, vaguant de ci de
là, tantôt mordillant la cime des herbes menues, tantôt relevant tout à
coup son col musculeux, tirant ses babines qui dénudaient ses gencives
roses et reniflant l’air bruyamment. Il arrivait parfois que, faisant
feu des quatre fers, notre bête s’emportait soudain en des courses tout
à fait sans raison. Je suivais du coin de l’œil Baptiste filant comme
un trait à travers les arbres du verger, puis je l’apercevais plus
loin bondissant devant son ombre sur la roche nue du plateau, prenant
des attitudes grotesques, faisant des mines singulières, dressant ses
oreilles, les baissant avec lenteur pareilles à deux pistolets qui
viseraient le même but, enfin les redressant d’un mouvement brusque,
et, comme s’il s’était fait peur à lui-même, repartant au galop pour
nous rejoindre, tout penaud et tout essoufflé.
—Ta queue a donc pris feu, _imbécillas_? lui disait Barnabé.
Il venait jusqu’à son maître et le regardait curieusement avec ses
grands yeux farouches et doux.
Le Frère, touché, lui donnait une tape amicale sur ses longues joues
poilues, et lui, satisfait, de porter la tête au ciel et de braire
solennellement. Quelle vie! quelle délicieuse, quelle enivrante vie,
sur ces roches isolées, avec un âne, un ermite, la liberté pour
compagnons!
Souvent j’avais entendu mon oncle, qui se plaisait dans la solitude
de son presbytère, répéter ces mots de saint Bernard:—«_O beata
solitudo! ô sola beatitudo_!»—Bien qu’au milieu de mes divertissements
rustiques, je négligeasse beaucoup mon _Phèdre_, je savais un peu de
latin, et je ne me souviens pas combien de fois, à l’exemple de mon
oncle, ces mots tombèrent de mes lèvres émues:—«_O solitude heureuse!
ô seule béatitude_!»
* * * * *
Le lendemain matin, il faisait encore nuit noire quand l’ermite me
réveilla.
—Allons, debout! me dit-il. Il s’en va quatre heures, et nous avons de
la besogne à Notre-Dame de Cavimont.
Notre-Dame de Cavimont!
J’écarquillai les yeux et sautai à bas de ma couchette. En deux
minutes, je fus habillé. Un oignon doux, saupoudré de sel, m’attendait
sur la table de la cuisine; je le happai, ainsi qu’une épaisse
tranche de pain taillée dans la miche pour moi. Je suivis Barnabé
très-impatient de partir.
Au moment où le Frère fermait, refermait l’ermitage, je sentis quelques
gouttes d’eau me tomber sur la figure et sur les mains.
—Ah! mon Dieu! m’écriai-je, il pleut!
—Pas assez pour mouiller un oiseau dans son nid, répondit Barnabé.
Le vent est en bonne pointe, mon pétiot; quand le jour se lèvera, nous
aurons un ciel clair comme une vitre.
Il me saisit par la main et nous nous hâtâmes vers le sentier
qui, du plateau de Saint-Michel, descend vers la vallée d’Orb par
d’interminables détours. En passant devant la chapelle, je distinguai
dans l’ombre brouillassante une forme bizarre qui remuait légèrement.
Je ne fus pas maître de contenir un frisson.
—Tu ne reconnais donc pas ton ami Baptiste? me dit l’ermite.
L’âne, en effet, vint à nous; il était bridé, bâté, et portait, collés
à ses flancs, deux énormes paniers en osier farcis jusque par-dessus
les bords.
—Ma bête se trouvant très chargée dans la circonstance et le chemin
dévalant droit comme une échelle, me dit Barnabé, je voulais lancer mon
bourriquet en avant: nous l’aurions rattrapé au ruisseau de Lavernière.
Mais j’ai réfléchi que tu n’es point coutumier de la montagne, toi,
et que Baptiste te serait d’une grande assistance à travers les
châtaigneraies. Pour éviter les faux pas à mon âne, capable de broncher
parmi les rocailles, je vas lui tenir la bride; quant à toi, accroche
tes dix doigts à sa queue et laisse aller doucettement tes pas dans les
siens. D’ici à une demi-heure, nous aurons touché le ruisseau, puis la
route deviendra plane comme la main.
Que de glissades! Une fois, Baptiste ayant brusquement accéléré sa
marche, je tombai sur mes genoux et fus traîné pendant plusieurs
secondes. Le plus horrible, c’est que, dans ma chute, j’avais senti
craquer mon pantalon. Quel malheur! L’obscurité qui nous enveloppait
était si épaisse, qu’il me fut impossible de voir en quel endroit mon
pauvre vêtement venait de se déchirer. Comment servirais-je la messe
désormais à Notre-Dame de Cavimont? Serais-je en état de paraître
devant M. le curé-doyen de Bédarieux? L’angoisse me mit au front des
gouttes de sueur.
Je fis quelques pas, accablé.
Soudain, un petit bruit me ranima. J’écoutai. C’était, à n’en pas
douter, les cascatelles de Lavernière. Je levai la tête, et, à quelques
pas, je discernai le miroir du ruisseau, où l’aube, qui imbibait peu
à peu les arbres, faisait trembler ses premiers rayons. Je lâchai la
queue de Baptiste.
Cependant, à mesure que, nous dirigeant vers le pont d’Hérépian, nous
pénétrions plus avant dans le cœur de la vallée d’Orb, le brouillard,
qui ne nous avait pas quitté depuis Saint-Michel, s’épaississait
toujours davantage. Tout à l’heure, dans la nuit, à travers les
châtaigneraies, il se résolvait en une pluie fine, en une sorte de
poussière humide, mais si transparente qu’en arrivant au bord de
Lavernière, j’avais aperçu les troncs blanchâtres des bouleaux.
Maintenant, quand la lumière naissante les imprégnait de toutes parts,
les vapeurs semblaient se solidifier, et plus nous avancions vers
la rivière, plus nous nous trouvions comme noyés dans leurs vagues
moutonnantes, déroulant des volutes larges et profondes où la terre
disparaissait complétement.
A quelques mètres du sentier où nous cheminions, par un jour ordinaire,
on eût remarqué la splendide plantation de peupliers de M. Combal,
une forêt de fûts gros et gras, droits comme des mâts de vaisseaux;
à présent, les nuées avaient roulé dans leurs voiles tous ces beaux
arbres à n’en pouvoir découvrir ni une feuille ni un rameau. Du reste,
pas une larme de pluie ne se dégageait de cette atmosphère dense, que
nos têtes trouaient difficilement; nous allions à travers une galerie
étroite, aux parois blanchâtres, quelquefois cristallines, et qui se
prolongeaient sans fin.
Nous perçûmes le vaste murmure de l’Orb s’engouffrant sous les arches
du pont d’Hérépian.
Nous arrivions au bord de l’eau. Baptiste s’arrêta.
—Monte sur l’âne, pétiot, me dit le Frère.
—Pourquoi? demandai-je timidement.
La main large de Barnabé me prit aux chausses, et je me trouvai assis
sur la barde entre les grands paniers d’osier.
—Vois-tu, fillot, reprit l’ermite, j’ai besoin de faire des économies
pour Félibien. Il se mariera, l’occasion venant. Or, figure-toi que,
dans une barraque au bout du pont, il y a un homme affamé d’argent qui
ne demande qu’à vous glisser la main dans le gousset. Moi, je déteste
ces façons familières; si l’octroi veut vivre, qu’il demande des sous
aux riches, qui sont coutumiers de la ripaille, non à un malheureux
ermite, qui le plus souvent ne sait où mordre pour manger... Mon
Dieu! aux bons jours, j’ai quêté dans les environs de Maraussan, une
cinquantaine de litres de vin blanc. Mais est-ce une raison, parce
que M. le curé d’Hérépian m’a acheté et payé le produit de ma quête,
pour que je bâille une pièce de ma poche à l’employé de l’octroi? Tu
le comprends, je ne dois rien à cet homme qu’on a placé au bout du
pont pour aboyer aux jambes des passants:—«_Avez-vous quelque chose
à déclarer_?»—Non, non, je n’ai rien à déclarer, et je vous engage à
laisser passer tranquillement un Frère libre de Saint-François.
Je demeurais interdit. Barnabé me passa les rênes de Baptiste dans les
mains.
—La rivière n’est pas du tout profonde en cet endroit, me dit-il; on
voit les cailloux comme je te vois. D’ailleurs, Baptiste a fait souvent
le chemin et tu n’as qu’à ne pas le contrarier dans sa marche.
—Alors, je vais traverser l’Orb avec Baptiste? hasardai-je.
—Il faut bien sauver les bouteilles, voyons!... Moi, je passerai seul
sur le pont, je dirai même bonjour à l’homme de l’octroi pour l’amuser;
puis nous nous retrouverons à l’entrée du bourg, le long de la prairie
de M. Etienne Baticol. Baptiste sait tout, îl connaît terres et gens,
laisse-le faire.
—Mais si nous nous perdons dans le brouillard? marmottai-je, effrayé
de l’aventure.
—N’aie crainte. Le brouillard est moins épais à fleur d’eau. Tiens,
regarde!
Je mesurai, en effet, très distinctement du regard la rivière d’une
rive à l’autre. Une buée légère s’en échappait, mais elle ne se
condensait en vapeur qu’à une hauteur de deux mètres au-dessus du
courant. L’eau miroitait, clapotait doucement et paraissait d’une
limpidité admirable. Par endroits, les roches granitiques, prolongement
des veines de la montagne, montraient leurs rondeurs solides et
marbrées. L’âne but abondamment, puis releva ses babines toutes
luisantes d’où s’échappaient des fils d’argent. C’était fort joli.
—En avant, Baptiston! lui cria le Frère.
Comme la bête, docile à la voix de son maître, engageait ses quatre
sabots dans l’Orb, Barnabé s’éclipsa.
* * * * *
La traversée se fit sans encombre. Baptiste choisit intelligemment ses
pas sur les rochers durs, dans le sable mouvant, parmi les cailloux
moussus, et nous touchâmes au chemin creux, enfoui entre deux murailles
de hauts églantiers, qui conduit droit à la prairie de M. Etienne
Baticol.
En ce moment, de grands déchirements se firent dans les lourdes
vapeurs matinales; par ces trouées, un jour doux et tiède tomba
sur nous. Baptiste, enchanté d’y voir clair une fois pour toutes,
se prit à chanter de contentement; quant à moi, j’étais pleinement
heureux: par-dessus le foin menu qui enveloppait les bouteilles de
vin de Maraussan et les empêchait de cliqueter entre elles, je venais
d’apercevoir, enveloppés dans un mouchoir de cotonnade à carreaux, ma
soutanelle rouge, mon surplis, ma calotte de cardinal. Quelques boutons
de soie brillaient aux ouvertures du linge comme autant de cerises
mûres. Serais-je beau tout à l’heure à Notre-Dame de Cavimont, quand
je précéderais vers l’autel M. le curé-doyen de Bédarieux!
Ce qui portait ma joie au comble, c’était que mon pantalon n’était
point trop endommagé. Une simple éraflure à la hanche gauche. Bah! sous
la soutanelle...
—Eh bien! eh bien! c’est donc la vie éternelle, ce chemin? me cria
soudainement la voix de Barnabé.
En proie à des rêveries délicieuses, bercé par la perspective d’un
bonheur inouï, je ne m’étais pas aperçu que Baptiste s’était arrêté
et broutait en paix les églantiers de M. Etienne Baticol. Je ramenai
vivement les rênes qui ballaient au cou de ma bête, et nous entrâmes
dans le bourg.
II
M. Martin, armé d’un coutelas, vient de commettre un meurtre.
Quelle peur me fit M. le curé d’Hérépian, quand, après un carillon
prolongé, il nous ouvrit enfin la porte de son presbytère! Je ne
reconnus plus le M. Martin que j’avais vu la veille aux Aires, avec
sa soutane proprette, son rabat fraîchement repassé, sa bonne face
réjouie, sa crinière brune à peu près peignée et brossée. Le M. Martin
qui m’apparut portait, noué à sa ceinture, un tablier de grosse toile
écrue constellé de taches; sa figure bouleversée, ses cheveux en
désordre lui communiquaient un aspect farouche, et, chose horrible! sa
main droite tenait un long coutelas, d’où s’échappaient, une à une, de
larges gouttes de sang.
Saisi d’épouvante, je reculai jusqu’au milieu de la rue; Baptiste,
effrayé, lui aussi, fit mine de lancer une ruade; quant à Barnabé, il
ne put s’empêcher de pâlir légèrement.
—Eh! Jésus-Seigneur, monsieur le curé, que se passe-t-il chez vous?
demanda l’ermite.
—Ah! la lutte a été terrible, répondit M. Martin, essoufflé.
—Une lutte, ciel de Dieu!
—Le scélérat! il m’a mordu le doigt jusqu’à l’os.
—Qui vous a mordu? qui?
—Le dindon, parbleu!
—Le dindon! s’écria le Frère, éclatant de rire.
Je me rapprochai curieusement.
—Hier au soir, reprit le succursaliste d’Hérépian, M. le curé-doyen
de Bédarieux m’a mandé un exprès pour me prévenir que, ne pouvant
prendre le moindre rafraîchissement à Notre-Dame de Cavimont, puisqu’il
a plu à ce coquin de Venceslas Labinowski de lever le pied, après la
célébration de la messe à l’ermitage, il viendrait, sur le coup de
midi, dîner chez moi avec tout son clergé. Certes, l’honneur est grand,
mais quelle corvée!.... Tout de suite, j’ai fait prévenir le frère
Pigassou, de Saint-Raphaël, d’avoir à se rendre ici de bon matin, pour
nous aider de ses bras, Jeanneton et moi. Mais il n’est pas encore
arrivé. Arrivera-t-il seulement, ce paresseux? Las de l’attendre, bien
qu’il me répugne de verser le sang, je me suis armé d’un couteau...
—Et vous êtes parti en chasse à travers la basse-cour? interrompit
Barnabé, rejetant le foin léger qui capitonnait les bouteilles de
maraussan.
—Enfin, le vin ne manquera pas, au moins! dit M. Martin, reprenant
l’air guilleret qui lui était habituel.
—Regardez-moi ça! s’écria Barnabé, levant une bouteille dans les
premiers rayons du jour.
Puis il ajouta avec enthousiasme:
—Est-ce clair? est-ce beau? Ce maraussan vous a une couleur jaune!...
Ne dirait-on pas que ce vin contient de l’or? Oh! puis il faut voir
comme il se comporte dans l’estomac!... Quand je songe que je vous ai
cédé ce trésor pour rien, car dix sous le litre une liqueur pareille,
ce n’est pas vendu, c’est donné... Enfin, vous êtes curé, je suis
Frère, et je fais ce sacrifice pour le bon Dieu.
M. Martin, ne songeant pas à son accoutrement ridicule, avait hasardé
quelques pas en avant du presbytère, explorant de ses deux yeux
inquiets la route qui s’enfonce vers le bois du Cros et serpente
jusqu’à l’ermitage de Saint-Raphaël.
—Vous verrez que ce frère Pigassou ne viendra pas, marmottait-il entre
ses dents... C’est clair, il ne viendra pas... Un homme que j’ai comblé
en toute occasion... Quelle ingratitude!
—Mon Dieu! monsieur le curé, si c’est pour plumer le dindon que
vous avez besoin de mon confrère de Saint-Raphaël, me voici! lui
dit Barnabé. Je ne demande pas mieux que de rendre service aux gens
embarrassés. Je suis bon, à condition que le temps ne me presse point
trop. L’horloge de votre église sonne sept heures; vous pouvez donc
disposer de moi ainsi que de mon pétiot jusqu’à huit. Par exemple, à
huit heures, bonsoir la compagnie! nous filons vers Notre-Dame avec
Baptiste, et rien ne nous retiendra, ni vin, ni fricot, ni rôti. Songez
donc, quels arrangements je vais avoir à faire là-haut! Mais, coûte
que coûte, il faut que tout soit propre sur les dix heures, quand la
procession arrivera, bannières et drapeaux déployés. Tous les hommes
fussent-ils curés, le bon Dieu avant tout le monde, voilà mon système à
moi.
—Vous êtes un brave Frère, Barnabé, lui dit le desservant heureux.
Vite, à l’ouvrage!
Nous nous mîmes à décharger Baptiste, lequel commençait à suer à
grosses gouttes. L’ermite, avec précaution, retirait les bouteilles des
paniers, me les donnait et je les passais à M. le curé d’Hérépian, qui
les alignait le long de la muraille, dans le vestibule du presbytère.
Comme nous finissions cette besogne amusante, Barnabé se mit à crier:
—Pigassou! Pigassou!
M. Martin, n’en croyant pas ses oreilles, bondit au seuil de la cure.
En effet, à une portée de fusil, un vaste tricorne se balançait dans
les brumes de plus en plus transparentes.
—Enfin! murmura le pauvre desservant.
Une minute après, l’ermite de Saint-Raphaël nous rejoignait.
* * * * *
Le frère Barthélemy Pigassou était un homme de quarante-cinq ans
environ, petit, épais, tout rond de graisse comme un becfigue après
vendanges. Dans le pays, on l’accusait d’être un maître buveur, et
il suffisait, en effet, de jeter un coup d’œil sur sa large face en
pleine lune, pour se convaincre que cette fois les méchantes langues
n’avaient point menti. Sans parler de ses joues, luisantes de ce ton
ardent et mordoré qu’on voit aux feuilles de vigne vers les premiers
mois de l’automne; de ses oreilles, véritables coquelicots épanouis;
de son nez, une grosse fraise mûre; ses yeux troubles, noyés dans un
fluide où le regard semblait s’émousser, accusaient un alcoolisme
invétéré. Seulement, chose singulière! le vin, qui chez la plupart des
tempéraments dessèche le muscle, corrode les chairs, brûle pour ainsi
dire la machine, avait au contraire chez l’ermite de Saint-Raphaël, par
une disposition secrète de l’organisme, développé partout, de la tête
aux pieds, une pléthore malsaine et débordante. Il allait dodelinant de
la tête, tombant sur son pied droit, puis sur son pied gauche, toujours
incertain et comme ahuri.
Barthélemy Pigassou pénétra dans le vestibule.
—Et ces fioles, que font-elles là? demanda-t-il, apercevant les
bouteilles de maraussan rangées en bataille le long du mur.
—Il est de fait, intervint Barnabé, qu’en un jour comme celui-ci,
il vaudrait mieux qu’elles fussent à la cave qu’en cet endroit trop
passant. Quelqu’un peut donner un coup de pied, et voilà mon maraussan
faisant des rigoles entre les pavés.
—Du maraussan! s’écria l’ermite de Saint-Raphaël; mais c’est du vin du
bon Dieu, le maraussan!
—Aussi ne l’ai-je point charrié pour toi, qui es toujours altéré comme
une douve neuve! lui répliqua Barnabé.
M. Martin ouvrit la porte de la basse-cour.
—Frère Pigassou, dit-il, vous trouverez là un dindon que je viens
de tuer. Il faut le plumer tant qu’il est chaud: vous aurez moins de
peine. Ne vous occupez pas du fin duvet, j’ai des lavandes sèches
pour flamber la bête. Du reste, vous aurez votre morceau... Quant
à vous, Barnabé, puisque vous m’accordez une heure de votre temps,
avec l’aide du neveu de M. le curé des Aires, ayez donc l’obligeance
de descendre à la cave ces bouteilles, qu’il est peu prudent et peu
convenable de laisser là. Cela fait, vous pourrez monter au pigeonnier
et relever quatre nids qui sont à point. Pigassou plumera également ces
bestioles... Pour moi, je cours rejoindre Jeanneton qui perd la tête.
Je lui casserai les œufs et lui préparerai la farine pour sa croustade
et ses biscotins...
Il disparut dans les tournants de l’escalier.
Baptiste, dont personne ne s’occupait, passa la tête dans
l’entre-bâillement de la porte et remplit le presbytère d’un braiement
splendide.
—Je devine ce que tu demandes, toi, avec ta voix de chantre, lui dit
Barnabé joyeusement.
Il le débarrassa des paniers, de la barde, de la bride, puis, lui
montrant de l’herbe fraîche, de l’autre côté du chemin:
—La terre, avant d’appartenir aux hommes, appartient au bon Dieu et
aux bêtes qu’il a créées. Va paître, mon Baptiston, va paître. Les
oiseaux picorent bien dans le jardin d’un évêque, pardi!
Et il lâcha l’âne à travers la prairie de M. Étienne Baticol.
—Allons, pétiot, reprit-il, revenons aux bouteilles!
* * * * *
Nous fîmes plusieurs voyages à la cave. J’étais très content. Barnabé,
dont les idées aussi inclinaient désormais à la gaieté, remontant et
redescendant l’escalier, chantait à tue-tête:
«_In exitu Israël de Œgypto..._»
Nous reparaissions pour la cinquième fois dans le vestibule et nous
saisissions les derniers litres, lorsque, les comptant, le Frère
constata qu’il en manquait un.
—Ah! ce brigand de Pigassou! s’écria-t-il.
Il s’élança dans la basse-cour, et, d’un élan brusque, enlaça l’ermite
de Saint-Raphaël. Hélas! l’alarme avait été donnée trop tard: la
bouteille dérobée glougloutait déjà aux lèvres de Barthélemy Pigassou,
qui la vidait dans un recueillement béat. Barnabé la lui arracha de
haute lutte.
—Tu es donc un païen de l’enfer! lui dit-il, furieux et le menaçant.
—J’avais soif, balbutia l’autre, dont la langue, large comme une
palette, recueillait en même temps sur ses lèvres les goutelettes d’or
du maraussan.
—Tu ne sais donc pas, malheureux, que c’est du vin pour la messe?
—Il est bien bon! bredouilla Pigassou avec un soupir de profonde
convoitise.
Et, d’un mouvement instinctif, il tendit les deux bras pour ressaisir
la fiole encore pleine à demi. Mais Barnabé me la passa lestement;
puis, agrippant l’ermite de Saint-Raphaël aux épaules, le contraignit à
se rasseoir.
—Je te conseille, lui dit-il d’un ton quelque peu féroce, de te
remettre à plumer ta bête, car sans cela, gare les prunes de mon
prunier!
Il leva sur lui ses deux poings fermés. Barthélemy Pigassou, terrifié,
ne souffla mot; il regarda son confrère de Saint-Michel d’un œil
craintif, effaré, et reprit sa besogne stupidement.
Pour la dernière fois nous enfilâmes l’escalier de la cave.
—Quel ivrogne, ce Pigassou! marmottait Barnabé se parlant à lui-même,
quel ivrogne! C’est plus fort que lui: bouteille vue, bouteille vidée.
Encore si ce maraussan lui appartenait!... Miséricorde de Dieu! quel
Frère libre, ce Pigassou! Ah! s’il me ressemblait! Moi, ma langue
prendrait-elle feu pareillement à une allumette, que, si je ne voulais
point boire, je ne boirais point.... Il n’existe pas beaucoup de Frères
de mon étoffe, vois-tu, fillot... C’est vérité, mon maraussan est un
vrai vin du ciel, et ça vous tente, ça vous tente!...
Il lança à la bouteille entamée un regard d’une expression absolument
intraduisible. C’était quelque chose de tendre et c’était quelque chose
de terrible.
—Donne! s’écria-t-il, ne résistant plus au désir qui lui brûlait la
gorge comme un fer rouge.
J’hésitai. Ses grosses mains velues détachèrent mes doigts grêles du
goulot, et le maraussan, désormais à la discrétion de l’ermite, prit la
route, la grande route que le lecteur a devinée.
—Le vin de la messe! le vin de la messe! répétai-je scandalisé et
détournant les yeux.
—Mais il n’est pas consacré, pétiot, me dit le Frère avec un geste de
dénégation. Tu comprends bien que s’il était consacré!...
—Oui, mais il ne vous appartient pas, puisque vous l’avez vendu à M.
Martin, et que M. Martin vous l’a payé.
—M. Martin?... Attends un peu.
Quatre à quatre il remonta l’escalier de la cave. Je me jetai sur ses
talons, curieux de ce qui allait advenir.
Un puits, à margelle vermiculée par les ans, ouvrait sa bouche ronde en
un coin de la basse-cour du presbytère. Barnabé débrouilla la chaînette
de fer, la poulie grinça, et l’un des seaux descendit au fond. La tête
penchée, j’observais tout. Ayant à plusieurs reprises heurté les parois
de la muraille circulaire, le bois enfin brisa la glace sombre de
l’eau et se remplit jusqu’aux bords. L’ermite tira de vigueur. Le seau
reparut sur la margelle, laissant fuir le liquide par mille fentes.
Incontinent, Barnabé y plongea la bouteille veuve du maraussan, et le
goulot chanta, parla, geignit. Avec son litre plein, il traversa de
nouveau la basse-cour sans même regarder Barthélemy Pigassou, occupé à
sa volaille, et rentra dans la cure.
Que signifiait ce manége? Reprenait-il le chemin de la cave pour y
cacher cette bouteille adultérée parmi les autres, où reposait un vin
franc, destiné au service divin?
Le Frère, à ma grande surprise, s’arrêta au beau milieu du vestibule,
leva les bras, me lança un regard où pétillait je ne sais quelle
ironie diabolique, puis, ses doigts s’entrouvrant, il lâcha tout. Sur
la dalle granitique, la chute de la bouteille produisit l’effet d’une
détonation. Le verre s’éparpilla en mille morceaux, et le maraussan du
puits coula dans toutes les directions.
Au même instant, en haut de l’escalier, un loquet fut soulevé, et M.
Martin, le visage enfariné, tenant aux mains, non plus un coutelas,
mais un long bistortier de buis auquel adhéraient des fragments de
pâte, apparut soudainement.
—Eh bien? s’écria-t-il.
—Quand je vous disais, monsieur le curé, que ces pavés boiraient leur
coup de mon maraussan! répondit l’ermite sans sourciller.
—Combien de bouteilles avez-vous cassées, Seigneur-Jésus?
—Une tant seulement, monsieur Martin, une! Mais, à mon avis, c’est
beaucoup trop... Un vin qui n’a pas son pareil!... Enfin, à la grâce de
Dieu et de saint François!...
Barthélemy Pigassou était accouru aussi, attiré par le bruit. N’ayant
pas suivi l’opération de Barnabé au puits de la basse-cour, cet ivrogne
naïf crut qu’en effet ce qu’il voyait reluire sur les dalles était du
maraussan, et, pliant les genoux comme à l’église, il allait essayer
de recueillir avec sa langue, démesurément élargie, quelques gouttes de
ce nectar, quand son confrère le repoussant:
—Tu n’es pas honteux!
—Frère Pigassou! articula M. Martin indigné.
L’ermite de Saint-Raphaël se releva.
—Va donc quérir un balai, _imbecillas_, pour nettoyer le vestibule,
lui dit Barnabé.
Puis, s’adressant au curé d’Hérépian:
—Soyez tranquille, monsieur Martin, rien de cet accident ne paraîtra
tout à l’heure... Vous pouvez retourner à vos pâtisseries.
* * * * *
Tandis que le bon desservant, abusé par des mensonges odieux, courait
rejoindre Jeanneton, Barnabé arrachait un balai des mains de Pigassou,
et le promenait à travers le vestibule aussi sérieusement qu’il l’eût
fait sur les dalles ébréchées de l’ermitage de Saint-Michel.
La dernière gouttelette d’eau, à force d’être tendue, paraissant
desséchée dans les rigoles; le Frère, dont je suivais les mouvements
avec inquiétude,—je redoutais à chaque minute un nouveau
méfait,—rejeta le balai, puis, tournant vers Barthélemy Pigassou un
visage où s’épanouissait de nouveau le sourire bonasse qui lui était
habituel:
—Tu annonceras à M. le curé que le temps me manque pour grimper à son
pigeonnier. Il saura bien tuer les pigeons, sachant tuer les piots.
Braguibus et moi, nous avons donné un coup de coude, l’autre jour, à
Notre-Dame; mais Venceslas laissa tout dans un état!...
Au seuil de la porte, il siffla. Baptiste, noyé dans les hautes herbes
de la prairie de M. Etienne Baticol, dressa les oreilles. Il accourut.
Barnabé lui imposa de nouveau les deux paniers d’osier, sangla la
barde, lui passa la bride. L’âne tressautait doucement, satisfait de
sentir son estomac bien garni.
—Il paraît qu’il fait bon dans les verdures de M. Etienne Baticol, lui
dit l’ermite... Mon Dieu! comme on mange chez les riches!... Pétiot,
ajouta-t-il, peut-être, après la fête de Notre-Dame, irons-nous faire
ensemble quelques quêtes du côté de Saint-Gervais, de Rongas, de Douch,
de Rosis; si je me décide, nous visiterons M. Etienne Baticol à sa
ferme de l’Olivette. Je suis sûr que nous trouverons chez lui aise pour
nos intérieurs, comme Baptiste. Il est si avenant, ce vieux M. Etienne
Baticol! Il a des douleurs aux jambes malheureusement... Tu verras, à
l’Olivette, des pigeons par milliers, des régiments de pintades et un
paon qui a des plumes!... oh! mais des plumes!...
—J’ai vu des paons à la grange de M. Lautrec.
—Ces plumes de paon, ça vous regarde tout semblablement à des yeux, à
des yeux humains qui n’ont pas besoin de lunettes... Enfin le bon Dieu
fait bien ce qu’il fait, et son travail ne me regarde pas...
Tout en devisant de la sorte, nous nous étions engagés dans le sentier
de Notre-Dame de Cavimont.
III
Une dînette d’oiseaux à la Source de Notre-Dame de Cavimont.
Le granit, cette armature solide des Cévennes, apparaît un peu
partout aux divers endroits de nos montagnes. Ici, c’est un plateau
de plusieurs kilomètres, comme le Larzac; ailleurs, des renflements
isolés, comme du côté de Saint-Michel; plus loin, quelques veines
perdues de la roche-mère, comme à Olargues ou à Eric-sous-Caroux.
Là où le granit, devenu rare, plonge tout à coup aux entrailles du sol,
le terrain se recouvre soit d’un humus gras et fertile, très propre
à la culture du blé, soit de cailloux roulés très favorables à la
vigne, soit de pierrailles volcaniques, tantôt dures, tantôt friables,
toujours revêches à la végétation, ainsi qu’on peut l’observer dans les
garrigues si attristantes de Carlincas.
Le monticule absolument dépeuplé, à la cime duquel fut bâti l’ermitage
de Cavimont, présente un vaste entassement de blocs de toute forme
et de toute grosseur. Aux arêtes vives de ces énormes rocailles, on
découvre encore comme la trace du feu qui les calcina. En effet,
à quelque distance, sur le versant graveleux qui envisage le joli
hameau de Villecelle-Mourcairol, s’ouvre un cratère béant. Partout les
vestiges des explosions formidables de la terre cherchant son assiette
et son repos.
Cependant, à mesure qu’on gravit vers le sommet cette élévation
encombrée de ruines, la roche primitive, un moment abolie, reparaît,
et c’est sur un cube de granit mesurant huit cents mètres au moins
d’étendue que portent les murailles de l’ermitage de Cavimont,
celles de la chapelle de Notre-Dame, celles enfin du sanctuaire de
Sainte-Anne-la-Marieuse, édifié à l’extrémité du plateau.
* * * * *
Dans le sentier escarpé qui monte, monte, monte sans fin, Baptiste
suait, soufflait, était rendu. Il s’arrêta. Barnabé s’essuya le front
et haleta bruyamment. Moi, je m’assis sur une pierre plate, respirant
avec délices à pleine bouche et à plein cœur.
—Malgré les gouttes de ce matin, je savais bien que le soleil nous
rôtirait les côtes, pétiot, me dit le Frère.
Le soleil, en effet, après avoir lancé quelques lueurs timides, qui
s’étaient comme émoussées sur le fond du ciel uniformément blanchâtre
et brumeux, venait de paraître derrière le bois du Cros, aux environs
de l’ermitage de Saint-Raphaël. Ce n’était pas la roue de métal en
fusion qui signale les levers de l’astre aux jours torrides de l’été;
c’étaient des flammes moins vives, d’une teinte pâle et que le regard
pouvait affronter.
Cependant, à mesure que, laissant bien au-dessous de lui les bouquets
de chênes qui couronnent les collines méridionales de la vallée d’Orb,
le soleil poursuivait sa route éternelle de l’un vers l’autre horizon,
on devinait qu’en dépit de l’hiver d’où il se dégageait à peine,
sa jeunesse aurait assez de force pour livrer bataille aux vapeurs
accumulées, pour les étreindre, les réduire, les absorber.
Le combat fut engagé coup sur coup, et je ne me souviens pas d’avoir
admiré jamais spectacle plus grandiose et plus splendide. Comme s’il
répugnait à la boule incandescente de continuer sa marche dans les
ténèbres, elle envoya un jet de rayons en vedette pour éclairer sa
route. Ces rayons fulgurants piquèrent droit au zénith, et soudain, au
milieu des amoncellements, s’ouvrirent de larges voies de lumière. Çà
et là, à travers des brèches éclatantes, se déployèrent des espaces
bleus, et le vrai ciel apparut par lambeaux dans l’infini.
Mais l’attaque commençait à peine. Bientôt, serrés de près, poussés,
refoulés, bousculés par les flots rouges jaillis du globe en pleine
ascension, les nuages effarés battirent en retraite et allèrent former,
en des coins perdus du firmament, comme d’immenses villes aux contours
enchevêtrés et confus. Oh! alors, ce fut le tableau le plus admirable
à la fois et le plus saisissant! Maître désormais de son chemin et
plus sûr de la portée de ses coups, le soleil, impitoyable comme tous
les vainqueurs, voulut battre en brèche les énormes cités aux murs
cyclopéens qui venaient de surgir aux marges extrêmes de son empire.
Première sommation: il leur dépêcha une flèche de feu qui en dessina
nettement les enceintes formidables, les portes colossales, les mille
tours crénelées. Les villes, assises sur des blocs incommensurables,
étincelèrent comme cuirassées d’or, de gigantesques saphirs, et ne
changèrent pas d’attitude.
L’astre jaloux montait toujours, inondant de clartés rutilantes les
vastes campagnes de l’azur reconquises, et daignant à peine adresser de
vagues reflets aux murailles lointaines qui lui résistaient. Une façon
peut-être de leur dire:—«_Prenez garde, on ne vous oublie pas_.»
Tout à coup une tour démesurée, une tour de Babel qui s’élevait au
milieu de ces entassements babyloniens, étincela comme un phare. Des
flammes jaillirent par mille crevasses qui se creusèrent à ses flancs;
puis elle apparut découronnée de son faîte. Le ciel brûlait. En
quelques secondes, l’incendie se propagea de proche en proche sur tous
les points, et un univers fut anéanti.
Mais si rien ne faisait plus obstacle au soleil du côté du firmament,
que le feu venait de balayer, il n’en était pas ainsi du côté de la
terre. Là, les vapeurs épaisses qui nous avaient aveuglés, Barnabé,
Baptiste et moi, depuis notre départ de Saint-Michel, semblaient devoir
séjourner éternellement. De l’endroit élevé où nous étions parvenus,
je voyais ces manières de nuages, rasant le sol, se dérouler mollement
en anneaux interminables tout le long de la vallée d’Orb. Non-seulement
je n’apercevais pas, dans la plaine peuplée de grands arbres, la cime
extrême d’une branche, mais il m’était impossible de retrouver le
clocher d’Hérépian, noyé comme tout le bourg dans cette mer aux vagues
blanchâtres et lourdes, dentelées d’une écume aussi légère que la fumée.
Aux environs du bois du Cros pourtant, juste à quelque distance de
l’ermitage de Barthélemy Pigassou, on eût dit que les brouillards,
abordés par des rayons tombant à pic, commençaient à céder le terrain.
Je crus distinguer le toit rouge de Saint-Raphaël, et un peu plus bas,
à gauche, le pigeonnier à pignon pointu de la grange de M. Lautrec.
Je ne me trompais pas. La chapelle du frère Barthélemy Pigassou et la
grange tout entière de M. Lautrec arrivèrent à la lumière, et, avec
elles, une énorme portion de la rivière d’Orb, qu’à travers les hauts
peupliers restitués, je vis éclater en larges bandes d’argent. La
terre si vague, presque indistincte, renaissait à mes yeux avec toutes
les richesses de ma plantureuse vallée natale, à mesure que l’astre,
imbibant les vapeurs violettes, roses, dorées, les dissipait, les
volatilisait, les buvait.
Malgré les efforts du conquérant céleste, quelques écharpes, fuyant
les coups terribles de la lumière, vagabondaient encore dans l’espace,
s’accrochant aux mûriers de la Bastide, aux rochers sombres de Pétafy,
à tous les obstacles d’occasion pour ne pas mourir. Mais un nouveau
trait lancé d’en haut les atteignait, et, de ces gazes légères,
flottantes, c’en était fait incontinent.
Que de formes charmantes, gracieuses, tout irisées, voyagèrent de la
colline boisée du Cros à la colline dénudée de Canals, volant, dansant,
pirouettant, laissant tomber de leurs épaules frémissantes d’amples
manteaux brodés d’or, de vermillon, d’azur, étalant à leurs fronts
des diadèmes criblés de pierreries éblouissantes, tenant des sceptres
flamboyants comme des épées d’archanges, montrant des pieds faits de
deux gouttes de soleil, et dont mon regard ne savait soutenir l’éclat!
—Que c’est beau, tout cela, Barnabé! que c’est beau! m’écriai-je
transporté.
—Quoi, fillot?
—Cette reine, là-bas, assise sur un trône d’étoiles, près du village
de Nissergues.
—Une reine!... Ah ça! mais quelque cigale te chante donc dans la
cervelle, enfant!
—Et cette musique... Est-ce que vous n’entendez pas une musique?...
—Peut-être Braguibus chemine-t-il par là avec les Garidel ou les
Combal. Ils viendront tous à Notre-Dame aujourd’hui, ils porteront des
victuailles...
—Non! non! ce n’est pas le fifre de Braguibus.
Barnabé se pencha et colla son oreille droite contre le sol. Il se
remit debout vivement.
—Mon Dieu! s’écria-t-il, ce sont les cloches de Bédarieux, ta musique.
La procession sort de l’église Saint-Alexandre en ce moment. Dans deux
heures, une heure et demie peut-être, elle touchera à Cavimont. Hardi!
pétiot, à nos nettoyages, à nos nettoyages!
Il allongea une tape à Baptiste, qui s’en alla en galopant.
* * * * *
La chapelle de Notre-Dame fut ouverte. Quel désordre et quelle
poussière! Les araignées avaient tissé leurs toiles jusque sur la porte
du tabernacle. Je ne parle point des fenêtres, on n’en distinguait plus
les vitres.
Le cœur serré, nous pénétrâmes dans la petite sacristie. Les tiroirs du
vestiaire qui avaient contenu les ornements sacerdotaux apparaissaient
béants, mais ils étaient vides. Un corporal jaunâtre, un amict, une
aube déchirée, un linge de _lavabo_, roulés en torchon, traînaient
par-ci par-là au fond des boiseries dévastées.
Quel brigand, ce Venceslas Labinowski! Pour la première fois je sentis
bien réellement toute l’horreur de son crime, et m’en voulus d’avoir pu
m’attacher à un semblable scélérat.
—Tu vois, tu vois! ne manqua pas de me dire le Frère, m’indiquant d’un
geste significatif, où je flairai un reproche, le bouleversement de la
chapelle et de la sacristie.
—Oui, Barnabé, je vois, lui répondis-je plein de componction, baissant
la tête et faisant un signe de croix.
L’ermite se prit à rire.
—A propos, fillot, sais-tu où est la Source de Cavimont? me
demanda-t-il tout à coup.
—Oui, je le sais. Je suis déjà venu trois fois à Notre-Dame avec ma
mère, et toujours nous avons dîné près de la Source. Il y a des rochers
hauts comme des murailles...
—Cours remplir cette cruche. Moi, je vais sortir les chaises et les
battre au grand air; puis j’arroserai les dalles et je balayerai d’un
bout à l’autre.
Je saisis la cruche ventrue par son anse unique et gagnai les pentes du
rocher qui envisagent le village de Villemagne, tapi à l’ombre épaisse
des noyers.
* * * * *
La fontaine de Cavimont ressemble à la fontaine de Saint-Michel comme
une rivière à un misérable ruisselet. De l’autre côté de l’Orb, l’eau
est assez rare; ici, elle sourd de toutes parts. De chaque crevasse
du rocher, de chaque fissure du sol s’élancent des jets de cristal.
Aux temps primitifs, des fleuves de feu s’épanchaient des cimes de
la montagne; aujourd’hui, des sources abondantes s’échappent des
cratères éteints et vont, après mille détours capricieux, mille bonds
retentissants, vivifier les prairies qui verdissent le fond de la
vallée, depuis la Bastide jusqu’au Poujol.
A mesure que je descendais vers le réservoir enfoui, miroitant en bas
comme du plomb fondu, le chemin, taillé dans une fente du granit,
devenait plus difficile; mais en dépit des obstacles, j’avançais
allègrement. La fente allait se rétrécissant toujours davantage.
Qu’importe! je tâcherais bien de n’y point casser ma cruche.
Aux premiers pas que j’avais faits vers la fontaine, quelques
oisillons, perchés au hasard sur de maigres arbustes, m’avaient suivi,
et maintenant leur bande plus nombreuse voletait autour de moi,
poussant de petits cris plaintifs qui me touchaient au cœur.
Comment m’expliquer que des bestioles si timides, si farouches
d’ordinaire, fussent devenues si familières? La faim seule, me
parut-il, était capable de les pousser à me donner cette fête
inattendue, et l’on devine avec quels tressaillements de joie, palpant
les poches de mon pantalon, j’y découvris le millet dépiqué la veille
dans le verger de Saint-Michel.
Oublieux de la corvée, je déposai la cruche sur le roc et je m’assis.
Mes pieds ballants pendaient à quelques dix mètres au-dessus de la
Source, où je me voyais réfléchi tout entier. C’est étonnant l’éclat
qu’en cette eau calme et profonde produisaient les clous luisants de
mes souliers de montagnard: on eût dit des étoiles microscopiques dans
un petit ciel grand comme la main.
Cependant, parmi les touffes de cresson, de mauve, de doucette, parmi
les flèches d’eau qui bordaient ce mignon lac perdu, les oiseaux,
impatients, faisaient rage. Je commençai ma distribution. Dieu! quel
tapage étourdissant! Mon millet n’avait pas touché le sol que, déjà
aperçu, on se précipitait, on se bousculait, on se piétinait. Jamais je
n’entendis pareils bruits d’ailes et de becs. Un instant, pour happer
un dernier grain, les bestioles acharnées ne formèrent plus qu’une
boule roulante d’où s’échappaient des pépiements confus. Saisi de
commisération devant cette multitude affamée, je ne ménageai plus ma
provision, et je jetai, je jetai, je jetai...
Oh! le charmant spectacle! Devant la mangeoire pleine à souhait, les
oiseaux, ne doutant plus qu’ils ne dussent être rassasiés jusqu’au
dernier, se calmèrent. Chacun s’installa à la table. Alors seulement
il me fut possible de reconnaître à quelle sorte de monde j’avais
affaire; car jusqu’ici, dans la mêlée générale, je n’avais distingué
nulle espèce. Je vis mes chardonnerets favoris à tête rouge, à plumules
barrées de jaune. M’avaient-ils suivi depuis Saint-Michel? Les
bouvreuils aussi étaient en nombre, mangeant, les ailes mi-ouvertes,
un œil veillant à la ronde. A l’ombre d’un genêt en fleur, j’avisai
tout un escadron joyeux de fauvettes babillardes luttant contre des
bergeronnettes-lavandières, prestes et légères comme des papillons. Un
martin-pêcheur raya l’espace de sa queue aux magnifiques reflets.
Encore une fois l’occasion me fut fournie d’observer combien la mésange
est bête méchante et cruelle. Une pauvre linotte, trop tard accourue,
s’étant risquée à disputer la moitié de sa proie à une mésange,
celle-ci, féroce, ainsi qu’un clou acéré lui planta son bec dans la
tête; une gouttelette de sang jaillit et coula le long de son col comme
un rubis. Vite, pour dédommager la blessée, je jetai dans sa direction
quelques moucherons happés au vol, et que je tenais en réserve pour
dessert à mes invités. Malheureusement une escouade de martinets,
s’élançant d’une anfractuosité, traversa l’air comme un tourbillon et
avala, malgré que j’en eusse, le plus délicat morceau du festin.
Beaucoup d’oiseaux, repus, s’envolèrent; d’autres continuèrent à
folâtrer aux bords de la fontaine.
C’était pour moi comme un enivrement céleste de contempler ces
bestioles alertes, vives, procédant sans façon, à l’ombre des rochers,
à leur jolie toilette du matin. Celle-ci, ayant sautelé longtemps
parmi les cailloux verdâtres, se décidait enfin à piquer l’eau de
son bec délicat, puis à y laisser couler doucement sa tête, qu’elle
relevait d’un mouvement brusque toute ruisselante de pierreries.
Cette autre, d’un bond, plongeait au beau milieu de la Source, qui se
ridait du battement de ses ailes et à la surface de laquelle, par un
prodige d’élasticité, de légèreté, de grâce, elle semblait marcher.
Quelques-unes se contentaient de se rouler délicieusement sur les
herbes humides des bords, rondes de mangeaille, toutes leurs plumes
ébouriffées. C’était absolument comme le frère Barthélemy Pigassou
ayant fait chère lie au cabaret de la _Grappe-d’Or_, à Bédarieux.
—Tu t’es donc cassé la jambe? me cria tout à coup une voix qui me
remplit les oreilles et la tête.
Barnabé surgit devant moi.
—J’étais... j’étais un peu fatigué, balbutiai-je.
—Regarde! me fit-il levant une main. La procession passe devant la
grange de M. Lautrec.
En effet, j’aperçus comme des drapeaux flottants, puis des masses
mouvantes le long de la grande route.
Tandis que mes yeux s’attachaient à ce nouveau spectacle, le Frère
avait rempli la cruche.
* * * * *
Nous remontâmes en toute hâte vers le plateau de Cavimont.
IV
Après un plongeon de plusieurs mois, Venceslas et Catherine reviennent
sur l’eau.
Une heure de travail acharné nous suffit à peine pour débarrasser
la chapelle de Notre-Dame de la poussière et des araignées qui
l’encombraient. Peut-être, en y regardant bien, malgré les torchons
promenés dans tous les sens à la cime d’une latte, eût-on découvert
encore en maints endroits plus d’un lambeau de toile noirâtre tombant
des voûtes; mais l’aspect général était décent, et Barnabé, dans sa
sagesse, décida que nous devions nous en tenir là.
Restait le petit sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse, à cinquante
mètres plus loin sur la roche nue. Nous y volâmes, et je passai le
balai à travers les dalles branlantes, tandis que le Frère époussetait
les candélabres en bois doré des gradins, lavait soigneusement la
pierre sacrée de l’autel et étendait dessus une nappe blanche en gros
fil de genêt.
—Enfin, souffla l’ermite, la procession peut arriver!
A ce moment, Baptiste, que nous avions laissé paissant les frigoules
rares et maigres qui égayent les déchiquetures de l’énorme bloc, parut
à la porte de la chapelle de Sainte-Anne; son poil était hérissé, ses
oreilles étaient droites, et sa queue, soulevée, se tendait rigide
comme un bâton. En nous apercevant, il fila les plus jolies notes de sa
gamme.
—Il y a du nouveau, dit Barnabé, attentif au chant et à toute
l’attitude effarée de sa bête.
Il lui fit un signe. Baptiste, la langue au repos, marcha devant. Nous
le suivîmes.
* * * * *
Il y avait du nouveau, en effet.
Sur le seuil de l’ermitage de Cavimont, une forme humaine était
accroupie. Cette forme, habillée d’une grosse robe de bure, comme
si elle n’avait pas assez des trois marches de pierre de taille
pour la porter, projetait en avant ses deux mains fixées à un bâton
noueux. D’où venait ce Frère libre de Saint-François? Qui était-il?
Sa tête disparaissait entre les deux manches très amples de son habit
monastique, du reste fort sale et déchiré par-ci par-là.
Nous nous approchâmes.
L’étranger, accablé sans doute par la fatigue et ayant trouvé une
posture qui le délassait, ne bougea pas. Barnabé, impatienté, lui posa
une de ses mains entre les deux épaules, et, le secouant:
—Sommes-nous homme ou bête? lui demanda-t-il.
Le voyageur n’articula pas un mot, mais se découvrit le visage.
—Comment, Pastourel!
—Oui, répondit l’autre avec un branlement de tête mélancolique, oui,
Pastourel, Gratien Pastourel, ermite de Saint-Sauveur.
—Voyons, que se passe-t-il, Frère?
—Hélas! mon Dieu!...
—Vous voilà maigre comme un cent de clous, et vous paraissez triste à
vous seul autant que tout un enterrement.
Frère Gratien se mit debout; puis, étendant vers l’ermite de
Saint-Michel son bâton blanc de poussière, il lui dit d’un ton grave,
presque fatidique:
—Barnabé Lavérune, prenez garde à vous!
Celui-ci tressaillit; ses cheveux, rudes comme une crinière, eurent un
frissonnement qui les mit debout.
—Que veut dire ceci? que veut dire ceci? répéta-t-il.
En même temps, il soulevait le loquet qui fermait l’ermitage, et, par
un geste, invitait le Frère de Saint-Sauveur à entrer. Pastourel ne se
fit pas prier. Il s’insinua dans la cuisine. En cette pièce, restaient
deux ou trois chaises en fort mauvais état et autant d’escabelles en
bois de hêtre; Barnabé, rendu poli par la peur subite qui l’avait mordu
aux entrailles, choisit la moins effondrée des chaises et l’offrit à
son confrère, qui s’y laissa tomber en soupirant.
Barnabé considérait Gratien Pastourel avec un intétérêt ému,
dont sa terreur secrète faisait tous les frais. Quant à moi, je
demeurais interdit, à la fois surpris et épouvanté par les égards que
l’ermite de Saint-Michel, si entier, si absolu, témoignait à celui
de Saint-Sauveur, si chétif et si incapable, le cas échéant, de lui
résister.
Le frère Gratien Pastourel était un petit vieillard de soixante-cinq
ans environ. Sa figure, marquée de rides comme un fruit trop mûr, avait
un ton blafard qui dénonçait l’épuisement complet de l’organisme.
Partout le sang manquait pour vivifier les membres et le tronc. Ses
yeux de couleur verdâtre, qui, malgré les dépressions qu’avaient subies
les traits avec l’âge, s’étaient conservés grands, n’accusaient la vie
que par intervalles. Sa tête, ronde comme une sphère, apparaissait
luisante et totalement dégarnie. On le devinait, un rachitisme natif
n’avait pas permis au crâne de conserver longtemps ses cheveux,
la toison tout entière était tombée. N’oublions pas son nez, très
mobile, lequel avait la courbe du bec de la chouette, et ses doigts
singulièrement courts et crochus.
* * * * *
Cependant, le frère Gratien Pastourel, immobile sur son siége, se
taisait. De temps à autre seulement, il lançait un regard à Barnabé,
devenu son unique préoccupation.
L’ermite de Saint-Michel, dont les grosses joues rebondies, du
vermillon, étaient passées au jaune pâle, paraissait fort inquiet, il
tremblait presque.
—Allons, frère Gratien, dit-il ne tenant plus à son intime supplice,
il ne faudrait pas être méchant envers moi. Je sais que, pareillement à
Braguibus, des Aires, vous avez des accointances avec le malin esprit,
qu’il vous a donné de grands pouvoirs sur vos semblables. Soyez de bon
compte avec un ami, et ne me faites pas de mal, pour saint François,
notre fondateur.
—Comment, vous aussi, vous croyez que je suis sorcier? répondit le
petit vieux haussant les épaules.
—Tout le monde, aux Cévennes, connaît que vous jetez des sorts, et
que, s’ils ne s’acquittent tôt, vous livrez à _l’Autre_ vos créanciers
récalcitrants.
—Vous me baillez là un plein boisseau de sottises, Frère. Je vous en
préviens, si vous n’avez mieux au bout de votre langue, il serait séant
de vous taire. Je suis sorcier comme je suis usurier; c’est-à-dire que
je m’entends à ces deux métiers comme je m’entends à faire tourner la
roue de la lune et la roue du soleil. Je suis bon, je suis serviable,
voilà pour mon caractère. A présent, si vous tenez à savoir pourquoi,
cette année, négligeant la procession de Bedarieux, où j’aurais dû
prendre rang avec les frères Adon Laborie et Agricol Lambertier, et ne
portant nulle attention à la maladie qui me tourmente, je suis venu
seul à Cavimont, à travers les chemins de traverse, apprenez que c’est
pour vous...
—Pour moi?
—Posez la main sur votre conscience, frère Barnabé: n’avez-vous
jamais, avec vos doigts ou des bûchettes chargées de glu, enfin avec
des moyens de ruse quelconques, fait venir à vous des pièces d’argent,
voire des sous, qui dormaient doucement pour le bon Dieu au fond du
tronc de Saint-Michel?
—Mais, frère Gratien!... s’écria l’ermite effaré.
—Il n’y a pas de frère Gratien... Vous l’avez fait, n’est-il pas
vrai?... Bon!...
—Cependant, frère Gratien...
—Il n’y a pas de frère Gratien... Je sais tout, je lis en votre vie
comme en mon paroissien ouvert soit à la messe, soit aux vêpres, soit
aux complies.
Barnabé, atteint et convaincu, courba la tête.
Le Frère de Saint-Sauveur continua:
—Une autre fois, à Saint-Pons, vous avez passé votre main dans le
tiroir de M. Cœurdevache, charcutier, rue de Castres, et un billet de
banque de cent francs vous est demeuré collé aux ongles...
—Chut! chut!... Il y a du monde, Frère...
—Chut, tant qu’il vous plaira; mais la chose est arrivée, et à
telles enseignes que la gendarmerie, mise sur pieds... Enfin, M. le
curé des Aires, prévenu à temps, arrangea l’affaire. Il remboursa M.
Cœurdevache, ce brave M. le curé...
Barnabé, la tête perdue, était tombé à genoux et tendait vers son
terrible confrère des bras suppliants.
—Un jour, poursuivit l’implacable Pastourel, à la ferme de Castelsec,
près de Maraussan, profitant du sommeil des hommes qui, sur le midi,
dormaient leur sieste à l’ombre, vous vous êtes faufilé dans une cave
où l’on filtrait le vin nouveau et avez, sans permission, rempli votre
outre au robinet. Ah! si votre Baptiste pouvait parler comme l’ânesse
de Balaam! Les bêtes parlaient du temps de Notre-Seigneur...
—Mon Dieu! mon Dieu du ciel! répétait Barnabé se frappant la poitrine.
—Et à Gathon Molinier, de Saint-Gervais, lui en avez-vous assez joué
de tours!... Pauvre femme!...
—Je me convertirai, frère Gratien, je me convertirai. Je vous le jure,
je fais vœu de retourner à Saint-Jacques de Compostelle, à Rome, où
vous voudrez, pourvu que vous ne me perdiez pas, que vous ayez pitié
de mon Félibien, pour qui j’ai commis plus de péchés que n’avait d’ans
Mathusalem. Vous savez, Félibien Lavérune qui apprend les horlogeries à
Moret, département du Jura...
—Vos litanies seraient trop longues, Frère; je saute plusieurs saints
et je m’arrête.
—Merci à vous de tout mon cœur!
Il se releva.
—Mais où avez-vous pris connaissance de mes caravanes? demanda-t-il,
moitié sérieux, moitié riant.
—Vous pensez sans doute que _l’Autre_?...
—Certes! il m’en court encore comme des lézards par tout le corps.
—L’_Autre_ n’entre pour rien en votre histoire, Frère.
—Alors qui a pu deviner?...
—Qui?... N’avez-vous confié vos caravanes, comme vous dites, à
personne?...
—A personne, frère Gratien Pastourel.
—Pas même à Venceslas Labinowski?
—Ah! le sacripant!
—Le mois d’avril a été des plus venteux, cette année, chez nous.
Joignez à cela la pluie qui le plus souvent se mettait de la partie.
La semaine dernière, une nuit que l’ouragan furieux hurlait autour de
l’ermitage, soulevant les tuiles de mon toit et cassant quantité de
branches dans les châtaigneraies environnantes, on frappa tout à coup à
ma porte. Je ne dormais pas, et vous devinez qui fut surpris de sentir
à pareille heure quelqu’un gratter au seuil de sa maison. Par une
petite lucarne qui me sert de judas, je regardai. Les nuages marchaient
dans le ciel semblablement à de grands troupeaux pressés de trouver un
gîte, mais la lune brillait tout de même parmi les toisons, et je vis
très distinctement le pèlerin qui venait de me tirer du lit. C’était un
homme grand, maigre, vêtu plus misérablement que Job sur son fumier. Ce
qui me fit trembler, c’est qu’il tenait un fusil à la main. Comme je ne
soufflais mot, observant mon particulier, il recommença ses frappements.
«—Que me voulez-vous? lui criai-je enfin.
«—D’abord je veux manger, j’ai faim, me répondit une voix qui ne
m’était pas inconnue.
«—Qui êtes-vous?
«—Un Frère libre de Saint-François.
«—Votre nom?
«—Venceslas Labinowski.
«Encore qu’une semblable visite me fâchât beaucoup, j’allumai la
chandelle et fis jouer la clef dans la serrure.
«—Comment, c’est vous, Frère? lui dis-je. Miséricorde! en quel état
vous voilà.
«Lui, avec l’aisance d’un homme qui rentre dans sa propre maison,
déposa son fusil en un coin, rejeta sur une chaise la limousine trempée
jusqu’au dernier fil qui l’enveloppait, et, me regardant avec des yeux
égarés, presque furieux:
«—Vite, du pain, du vin, de la viande... Depuis deux jours, je n’ai
rien mis dans l’estomac.
«Saisi de pitié, je courus à mes provisions. Il mangea à lui seul
autant que toute une bande de loups.
«—Enfin que vous arrive-t-il? lui demandai-je, lorsque, étant
rassasié, je le vis un peu plus tranquille.
«—Figurez-vous, me rapporta-t-il, que, depuis plus de trois semaines,
les gendarmes de Bédarieux, d’Olargues, de Saint-Gervais sont à
mes trousses. Ah! je lui donne du fil à retordre, à tout ce monde
du gouvernement; mais je ne vous dirai pas ce qu’il m’en coûte de
fatigues. Je ne mange guère et ne dors plus... Pourtant, si Catherine
savait à quels dangers je m’expose pour elle!...
«—Catherine?
«—Vous avez bien entendu raconter qu’étant ermite de Cavimont
j’enlevai la fille de la ferme des _Trois-Chênes_, près de Douch. La
coquine! m’en a-t-elle fait voir de grises! Ah! frère Gratien, la
femme, c’est un être terrible, voyez-vous. Comme cette fille aimait
les rubans, les affiquets d’or, je pillai ma propre chapelle pour lui
en procurer. Malheureusement, l’argent, même celui qu’on a volé au bon
Dieu, n’est pas éternel, et les derniers sous de nos ventes à des juifs
venaient d’être dévorés, que Catherine, prise soi-disant de remords,
me quittait et rentrait dans son pays. D’abord, le coup ne me fut pas
bien rude. Mais je n’étais pas seul depuis quinze jours, traînant
mes pas dans les faubourgs écartés de Marseille, où nous nous étions
réfugiés, que mon cœur revint à Catherine Verdelon pour ne plus s’en
détacher. Il fallait que je la revisse, que je la revisse absolument.
Pour la revoir, j’eusse bravé toutes les gendarmeries de la terre. Cela
prouve que, lorsqu’une femme nous tient, elle nous tient sans retour.
Je partis... Que de nuits passées dans les bois qui entourent les
_Trois-Chênes_! que de jours, dans les grottes obscures du mont Caroux!
Je la vis enfin, je la vis!...
«Le frère Venceslas s’arrêta un moment comme pour remâcher ces derniers
mots; ils semblaient avoir pour lui un goût plus délicieux que le goût
de la fougasse fraîche et du vin. Comme j’allais lui poser une question
sur cette fille qui l’avait perdu, il continua son histoire:
«—Une nuit,—il y a quinze ou dix-huit jours de cela,—Catherine et
moi, assis au fond d’une combe secrète, nous devisions paisiblement
de nous-mêmes et nous nous entr’embrassions, quand, au lointain, le
fourreau d’acier d’un gendarme éclata dans un rayon de lune. Catherine,
légère comme un oiseau, s’envola, et moi, sans bruit, je détalai
parmi les rocailles aussi lestement qu’un levron. Depuis cette nuit,
les gendarmes, le nez dans mon vent, ne lâchent plus ma piste. Mais
je leur échapperai, frère Gratien, je leur échapperai... J’ai mon
plan: pour le mettre à exécution, il me faudrait mille francs tant
seulement. Avec cette somme, en compagnie de Catherine, je passerais
en Espagne. Une fois là, nous travaillerions... Mais qui me prêtera
mille francs? Mes anciens confrères seuls me peuvent rendre ce service.
D’abord, j’ai pensé à Barnabé, de Saint-Michel: je sais qu’il a de
l’argent, connaissant de sa bouche toutes ses affaires. Ah! sans que
ça paraisse, il est plus filou que moi, allez, frère Barnabé Lavérune!
Malheureusement, nous eûmes une pique à Béziers, près de la statue
de Paul Riquet, et j’ai bien peur de ne pouvoir lui arracher un sou.
Mon Dieu! l’idée m’est venue d’aller à son ermitage tout de même, et
de faire du ravage par là. Puis j’ai réfléchi. A quoi me servirait,
en effet, d’abattre Barnabé avec mon fusil, comme on abat un renard
ou un loup, car Barnabé ressemble à ces deux animaux? Quand il serait
mort, aurais-je son magot? Point. Si je sais qu’il possède un sac bien
replet, j’ignore absolument où ce sac est caché. Voilà la question.
Me voyez-vous descendant de Saint-Michel, après avoir commis un crime
inutile, ce qui est toujours une bêtise, et n’emportant pas un sou
vaillant dans le gousset? C’est impossible!...»
—Comment, interrompit Barnabé, que l’indignation soulevait, il
m’aurait tué?
—Je vous l’ai dit: comme un renard ou comme un loup rencontré en plein
bois...
—Après?
«—Jugeant donc la lutte peu fructueuse de ce côté, reprit Venceslas me
regardant avec des yeux allumés, je me suis retourné du vôtre, frère
Pastourel.
«—Du mien?
«—Ne faites-vous pas, d’ailleurs, le métier de prêter de l’argent?
«—J’ai tiré de peine, à l’époque des semailles, quelques paysans, mes
voisins, lui dis-je. Mais je donnais cinq francs, quelquefois huit...
«—Eh bien! je deviendrai votre débiteur, moi aussi.
«—Et où voulez-vous que je prenne mille francs?
«—Je vais vous l’apprendre, répondit-il.
«Il alla vers son fusil et le saisit. Vous comprenez si je tremblais de
tous mes membres. Mes jambes ne me soutenant plus, je tombai sur mon
escabelle. Alors, ce brigand me posa ses deux mains sur les épaules,
et, me secouant comme un sac de _châtaignons_ où l’on veut faire entrer
encore plus d’un boisseau:
«—La clef de votre armoire! me cria-t-il.
«—Je n’ai ni armoire ni clef.
«—Où serrez-vous votre argent?
«—Dans ma poche, quand il m’arrive d’en posséder quelque miette.
«Il me mit lui-même debout, et, me soutenant, car j’eusse glissé sur le
plancher, à demi-mort que j’étais, il fouilla mes chausses, ma bure et
mon gilet. Il découvrit treize sous logés en un pli fin, au fond de mon
capuchon.
«—Ces treize sous sont donc toute votre fortune?
«—Toute.
«Il recula de quelques pas.
«—Frère Pastourel, me dit-il, faites votre acte de contrition; vous
allez paraître devant Dieu!
«J’étais un homme perdu si je poussais à bout ce bandit.
«Je le compris, et, me traînant jusqu’à ma cheminée, j’amenai à moi la
plaque de fonte du foyer et découvris ma cachette.
«—Tenez, Venceslas, tenez, prenez toute ma fortune, lui dis-je, et
laissez-moi la vie.
«Il ne fit qu’un bond pour happer le magot: quatre cent trente-deux
francs!
«Tandis que ce Polonais, arrondi de mon bien, s’enfuyait à travers
la nuit, pareil à quelque bête fauve, moi, sans force, la tête
troublée ainsi qu’après un festin de noce, je m’allongeai par terre et
m’évanouis.»
De grosses larmes roulèrent sur les joues blêmes de l’ermite de
Saint-Sauveur. Une perte sèche de quatre cent trente-deux francs!...
* * * * *
Barnabé, se promenant de long en large, articulait des mots entrecoupés
et gesticulait furieusement.
—Il veut me tuer! il veut me tuer! répétait-il, les dents serrées.
Quant à moi, j’avais peur et me demandais s’il était vrai que j’eusse
connu, que j’eusse aimé ce Venceslas Labinowski, lequel, ayant été
voleur, devenait maintenant assassin. Horrible! horrible! horrible!...
—Mais, frère Gratien, avez-vous porté plainte à la gendarmerie de
Bédarieux et de Saint-Gervais? lui demanda Barnabé.
—La secousse a été si vive, que j’en ai gardé le lit plusieurs jours.
Pensez, à mon âge! Aujourd’hui, m’en retournant avec la procession,
je verrai les gendarmes de Bédarieux dans la vesprée. Mais j’avais
d’abord un devoir d’amitié à accomplir, c’était de vous prévenir
vous-même, frère Barnabé. Peut-être, avec mon argent, Venceslas et
Catherine ont-ils déjà fait route pour l’Espagne. Dans tous les cas,
je vous le répète, veillez au grain. Verrouillez bien votre porte de
Saint-Michel, surtout tenez l’œil à vos économies. Retenez un conseil:
gardez pour vous seul le secret de vos entreprises... Croyez-vous que
je sois sorcier à présent et usurier aussi? Il est bien possible que,
par-ci par-là, pour gagner une pièce blanche, j’aie dit son sort à
quelque fillette amoureuse ou que j’aie quelquefois prêté cinq sous
pour en avoir dix en retour. Tout ça n’empêche pas que je ne sois un
honnête homme, un Frère libre ayant souci de la règle, et, si j’ai su
vos affaires, c’est uniquement que vous aviez eu la maladresse de les
confier à ce coquin de Venceslas. Tenez-vous donc pour averti.
—Merci, Frère, merci... Il faut faire arrêter le Polonais, et, demain
matin, quand j’en aurai fini par ici, j’irai prévenir les gendarmes de
Saint-Gervais... Ah! il veut me tuer!... Ah! le sac de Félibien lui
fait envie!... Voleur! canaille! assassin! je...
—_Refugium peccatorum_! glapit une voix claire sur le plateau.
—_Ora pro nobis_! répondit-on de toutes parts dans le lointain.
—La procession! la procession! m’écriai-je, jetant un regard par la
fenêtre.
Nous sortîmes tous trois de l’ermitage.
V
M. Michelin n’aime pas le veau: «_Viande peu mûre, viande creuse_!»
Barnabé se précipita vers la chapelle pour y vaquer aux derniers
apprêts de la messe; frère Gratien et moi, nous le suivîmes.
Tandis que l’ermite de Saint-Michel, ému de tout ce qu’il venait
d’entendre, remplissait en maugréant les burettes, plongées à plusieurs
reprises dans l’eau; que son confrère de Saint-Sauveur, alerte,
fourbissait avec un torchon la sonnette de l’autel et l’encensoir;
moi, préoccupé des hautes fonctions que j’allais être appelé à remplir
auprès de M. le curé-doyen de Bédarieux, je revêtais ma soutanelle
rouge, glissais par-dessus mon surplis tout nouvellement repassé avec
amour par Marianne, et ornais ma tête ébouriffée de ma calotte de
cardinal.
—Ah! il veut me tuer pour s’approprier mon bien! grommelait de temps
à autre Barnabé. Ah! il veut me tuer, ce brigand de la Calabre!
Il ne pouvait tenir en place, et, tout en rinçant les burettes, qui
tremblaient entre ses mains, il marchait dans tous les sens à travers
la sacristie. Tout à coup, le verre fuit de ses doigts, et clac! une
burette vole en éclats sur le pavé.
—Eh bien, Frère! lui dit Gratien Pastourel d’un ton d’affectueux
reproche, ce que l’on casse ne sert ni aux hommes ni au bon Dieu.
Barnabé releva sa tête; tous les poils en étaient hérissés.
—Plût au ciel que ce fut Venceslas et non cette burette que j’eusse
brisé ainsi en mille morceaux! articula-t-il, l’œil étincelant et
farouche.
Puis, s’avançant vers moi:
—Pétiot, me demanda-t-il, sais-tu si M. Anselme Benoît a toujours ses
pistolets?
—Je les ai vus chez lui l’autre jour, j’ai même tiré un coup avec...
—Nous les lui emprunterons, n’aie peur, nous les lui emprunterons. Je
m’armerai comme saint Michel.
Un bruit effroyable de pas et de voix se fit incontinent dans la
chapelle.
J’accourus.
C’était une bande de deux à trois cents gamins, avant-garde obligée de
toute procession en nos montagnes. Il y avait, mêlées aux enfants de
la ville, parmi lesquels je reconnus d’anciens camarades de l’école
Brémontier, des escouades de petits paysans, naturels de Nissergues,
Villemagne, les Aires, Margal et autres lieux circonvoisins. Ils
portaient avec eux une longue croix de bois peinte en noir, aux deux
bras de laquelle étaient nouées des banderolles de ruban violet.
Je passai au milieu d’eux grave et morne, sans vouloir reconnaître
personne. Les plus téméraires, les plus effrontés me regardèrent
ébahis, et, tenus à distance par mon allure sérieuse, la majesté de mon
costume, aucun d’eux n’osa m’aborder.
«C’est lui, chuchotait-on, c’est lui!»
Mais il ne se trouva pas un audacieux pour m’adresser un mot.
Une fois mon beau costume endossé, toutes sortes d’idées ambitieuses
m’avaient envahi l’esprit. Mon plan, en quittant brusquement les
ermites, n’était pas de me mêler à la procession; je méprisais cette
tourbe: je voulais au plus vite rejoindre le clergé et me confondre
avec lui. Quel honneur de paraître, aux yeux de tous les villages de
la vallée d’Orb, au milieu des vicaires, des curés, de me trouver
peut-être placé par le hasard à côté de M. le doyen, superbement
paré de son rochet brodé et de son camail de soie! Je me voyais déjà
mêlant ma voix aigre et perçante aux voix mesurées, capables, des
ecclésiastiques pour achever le chant des _Litanies_.
Malheureusement la foule, déferlant comme une mer sur le plateau,
m’arrêta court au sortir de la chapelle. De quel côté tirer? Je
me jetai en un escarpement difficile, comptant m’échapper par là.
Impossible: le flot battait tout le rocher, et je me vis contraint de
reculer.
Cependant, les masses profondes des pèlerins, surexcitées sans doute
à la vue de la chapelle de Notre-Dame de Cavimont, où s’accomplirent
tant de miracles, du sanctuaire vénéré de Sainte-Anne-la-Marieuse, si
fertile en prodiges, venaient de reprendre les _Litanies de la Sainte
Vierge_, et les chantaient avec transport. C’était un concert à la fois
admirable et effrayant, dont ces solitudes tremblaient, frémissaient,
dont les rochers impénétrables, frappés directement par les voix,
renvoyaient à la vallée tranquille les échos tonitruants et prolongés.
Au-dessus des têtes, moutonnant comme des vagues qui eussent gravi le
mamelon, flottaient les drapeaux des corporations laïques indigènes:
les Aînés, les Cadets, les Pénitents-Blancs, les Pénitents-Bleus;
les bannières des confréries de femmes: les Dames du Saint-Calice,
les Dames-Noires, les Filles de la Sainte-Espérance, les Filles des
Clous-du-Calvaire; enfin des croix énormes, où le divin Crucifié, grand
comme un homme, pleurait de vraies larmes et saignait à la fois par les
cinq plaies.
Le clergé parut dans cette multitude chantante, aux costumes divers,
bariolée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Non-seulement je
vis M. Michelin, suant et soufflant au milieu de ses vicaires, moins
accablés que lui; mais je reconnus les desservants des villages
environnants, et, parmi eux surtout, M. Martin, d’Hérépian, redevenu
luisant et propre comme un miroir. Derrière lui, marchait, d’un pas
recueilli et récitant son chapelet, le frère Adon Laborie, ermite de
Notre-Dame de Nize. C’était un grand vieillard, maigre, le dos voûté,
la tête penchée en avant. Une barbe blanche, longue et annelée, comme
en portèrent les rois assyriens, encadrait sa figure osseuse, jaunâtre,
à profil d’ascète, une figure descendue d’un cadre de Zurbaran. Ses
yeux, perdus au fond d’orbites noirs, couronnés de sourcils épais,
lançaient des rayons timides et voilés. Il allait paisible, se
retournant de temps à autre pour murmurer quelques paroles à l’oreille
d’un confrère qui cheminait à ses côtés.
Ce confrère, que je n’eus aucune peine à reconnaître, n’était autre que
le robuste Agricol Lambertier. Hélas! il s’en fallait que l’attitude de
l’ermite de Saint-Pantaléon de Boubals à la procession eût le caractère
de noble réserve religieuse qui distinguait à un si haut point celle du
frère Laborie! Au lieu de chanter les _Litanies_ ou de tourner dans ses
doigts les grains de son chapelet, Agricol Lambertier, un plantureux
gaillard débordant de séve et de vie, jacassait, riait, batifolait
avec une jolie fille bien découplée, haute en couleur, à la chair
appétissante, aux lèvres de vermillon.
—Victoire! belle Victoire! lui disait-il en s’émancipant.
—Frère! Frère!... lui répétait à tout propos Adon Laborie, scandalisé
et lui touchant le coude.
Mais la partie de la procession la plus curieuse, la plus
pittoresque, la plus originale, était celle qui venait immédiatement
après les prêtres. Là aussi on chantait, peut-être même les voix
atteignaient-elles une sonorité plus éclatante; seulement, au lieu de
s’échapper du gosier éraillé d’un paysan ou de la bouche étroite de
quelque dévote au col déjeté, le cantique sortait de poitrines plus
robustes et plus profondes.
Les promenades religieuses aux chapelles votives sont, en toute
l’étendue des Cévennes, l’occasion de festins sur l’herbe, de copieuses
et franches lippées au bord des sources murmurantes, de _beuveries_
homériques à l’ombre des arbres et des rochers. Cet appétit féroce de
nos pèlerins enthousiastes, que l’air plus vif des hauteurs stimule
encore, nécessite d’énormes approvisionnements. Aussi, tandis que les
enfants tout en fête marchent en avant, lançant les _Litanies_ aux
échos de la vallée, quelque parent, placé en arrière du clergé, se
résigne-t-il à pousser un âne chargé des croustades, des rôtis, des
gâteaux, des bouteilles, qui tout à l’heure réjouiront les estomacs
affamés.
Il n’est pas rare, chose gracieuse et touchante! au-dessus des paniers
collés aux flancs de la pauvre bourrique, de voir surgir soudain,
du milieu des victuailles grouillantes, le visage rose et souriant
d’un bébé. Cet être délicat, mignon, folâtre, a essuyé dans l’année
quelque grave maladie, et on le mène à Cavimont pour l’y recommander à
Notre-Dame.
A un âge dont je n’ai pu conserver la mémoire, je fis moi-même trois
fois ce voyage, et ma mère ne voulut laisser à personne la fatigue de
conduire la bête qui me portait. Sainte et admirable femme!
On devine les bruits étranges qui doivent retentir dans les rangs de
cette deuxième procession. Les ânes, s’en donnant à cœur joie en
ces jours de réjouissance universelle, entonnent leurs plus belles
antiennes; les chevaux hennissent, hérissant leurs crinières et leurs
queues; les mulets brutaux lancent des ruades mirifiques. C’est un
brouhaha étourdissant, au milieu duquel se démène, à grand renfort
de voix, de gestes, de gourdins, tout un peuple de conducteurs, de
conductrices endimanchés, marmottant des prières ou fredonnant des
chansons.
* * * * *
Le clergé, qui était devenu ma préoccupation unique, fendit la foule
immobile sur le plateau débordant et pénétra dans la chapelle. Tous les
prêtres, après la lecture d’une oraison faite par un vicaire, lecture
destinée à clore les _Litanies_, s’acheminèrent vers la sacristie.
M. Michelin, dont de grosses gouttes de sueur criblaient le visage
écarlate, adressa quelques paroles à Barnabé, et demanda à s’habiller
incontinent pour la messe.
—Hâtons-nous, dit-il, car je suis très fatigué.
Et, se tournant vers M. Martin, d’Hérépian:
—Monsieur le curé, présentez-moi l’amict, je vous prie.
M. Martin, sur le modeste vestiaire de Notre-Dame, saisit un carré de
toile blanche, première pièce du vêtement compliqué que le prêtre revêt
avant de monter à l’autel, et l’offrit au doyen, qui le baisa et se le
passa sur les épaules.
Impatient d’être remarqué,—jusqu’ici M. Michelin n’avait pas même
abaissé un regard sur moi,—tandis que les vicaires vaquaient à
des occupations diverses: se lavaient les mains à la cruche, se
rafraîchissaient le front avec leurs mouchoirs tout imbibés, je me
faufilai jusque sur le marchepied, où seuls se tenaient debout le curé
de Bédarieux et son sacristain, le desservant d’Hérépian.
—Eh bien, mon ami, avez-vous préparé un bon dîner au moins? demanda M.
Michelin.
—J’espère que M. le doyen sera satisfait.
—Mon estomac bat la chamade, et je me sens d’un appétit à dévorer des
cailloux.
—Vous auriez dû prendre quelque chose avant de quitter Bédarieux.
—C’est vrai. Un instant, j’ai eu l’idée, redoutant de ne pouvoir
rester à jeun jusqu’à midi, de me décharger sur un de mes vicaires de
la messe de Cavimont. Puis je n’ai pas osé. C’est moi qui célèbre cette
messe tous les ans, et mon abstention eût produit un effet déplorable.
—Ah! c’est qu’aussi il n’est pas d’ecclésiastique dans le diocèse qui
s’entende comme M. le doyen à donner de la pompe à nos cérémonies.
—Vous êtes trop aimable... Passez-moi le cordon.
Avant que M. Martin eût pu le saisir, je m’étais précipité et avais
happé le cordon de coton blanc à pompons que le prêtre se noue
par-dessus l’aube. Un genou en terre, je le tendis à M. le curé de
Bédarieux, qui le prit et ne me regarda point. Il se retourna vers M.
Martin.
—Quel potage? lui demanda-t-il tout bas.
—Une soupe de mouton à la purée de pois.
Les grosses lèvres rouges du doyen eurent une moue significative.
—Enfin! murmura-t-il d’un ton résigné... Et après cette soupe de
mouton, que je n’aime guère?
—Un plat de veau aux carottes...
—Des carottes! Mais ce n’est pas vendredi aujourd’hui, curé. Nous
sortons à peine du carême.
—Aussi ai-je noyé une bonne rouelle de veau parmi les légumes.
—Du veau! du veau!... Viande peu mûre, viande creuse... Donnez-moi
l’étole.
Il se croisa l’étole sur la poitrine et murmura quelques mots latins.
—Avez-vous songé aux hors-d’œuvre? reprit-il gravement.
—Oui, monsieur le doyen: il y a un dindon à la broche.
—Comment, un dindon pour hors-d’œuvre! Êtes vous fou, par exemple!
—Il est fort beau, il pèse douze livres.
—Vous ne me comprenez pas: je vous demande si vous vous êtes procuré
du beurre frais, des olives, du saucisson, du thon mariné, des
anchois...
—Non, monsieur le doyen. Mais Jeanneton a fait une croustade
magnifique.
—Quels entremets?
—Avec l’abatis du dindon...
—Ne me parlez plus de votre dindon! interrompit M. Michelin, dont
la gourmandise déçue avait enflé la voix. Venceslas Labinowski, ce
voleur, nous traita mieux l’année passée dans son ermitage, que vous ne
nous traitez dans votre cure. Quelle cuisine, Dieu m’assiste! quelle
cuisine!... Avez-vous pensé aux vins?
Le pauvre desservant, ahuri, balbutia:
—J’ai acheté cinquante litres de vin de Maraussan au frère Barnabé, de
Saint-Michel.
—Du vin quêté aux portes!... Il doit être bon! dit M. Michelin,
haussant les épaules. D’ailleurs, le maraussan est un vin liquoreux,
c’est un vin de dessert, et j’espère que vous n’oserez pas nous le
servir comme ordinaire.
—Mais j’ai du vin rouge du pays de cette année...
—Eh quoi! pas la moindre bouteille de saint-georges ou de faugères?...
M. Martin, écrasé, ne répondit pas. Il prit sur le vestiaire le
manipule et avec une épingle l’attacha au bras droit du célébrant.
Celui-ci lui lança un regard où l’ironie et le dédain pétillaient
ensemble; puis, avant que le malheureux curé d’Hérépian lui présentât
la chasuble, l’enlevant de ses doigts crispés, il la revêtit tout d’un
coup. Il en nouait vivement les cordons, quand les ermites, ayant mis
quelque ordre parmi l’assistance, qui se bousculait dans la chapelle
trop étroite, étant parvenus surtout à obtenir un peu de silence,
reparurent dans la sacristie. M. le doyen leva la main, indiquant
par un geste à deux de ses vicaires qui venaient d’endosser l’un la
dalmatique de diacre, l’autre celle de sous-diacre, de se ranger
devant lui, et l’on marcha processionnellement vers le chœur.
«Et moi? et moi? Je n’aurais donc pas la gloire de servir la messe à M.
le doyen?»
Hélas! je venais de recevoir la première grande humiliation de ma vie.
Malgré ma soutanelle rouge qui me seyait si bien, mon surplis amidonné
et raide comme une planche, ma calotte de cardinal, qui me donnait un
petit air de jeune pontife, je n’étais rien, on ne m’avait pas vu, je
n’existais pas.
* * * * *
Soudain, des éclats de rire m’emplirent les oreilles et m’arrachèrent à
ma mélancolie. C’étaient les ermites.
Après avoir discrètement fermé la porte de la sacristie, au lieu
d’assister à la messe qu’on célébrait solennellement, ils étaient là
tous les quatre, le dos à la muraille, devisant de joyeusetés. Quels
bons drilles que ces Frères libres de Saint-François! Pour l’instant,
le frère Agricol Lambertier, ermite de Saint-Pantaléon, de Boubals,
avait la parole:
—... Vous comprenez bien, disait-il, continuant le récit de je ne sais
quelle aventure galante, vous comprenez bien, mes amis, qu’en dépit
du coup de fourche reçu sur le bras, je ne lâchai point Victoire. Je
me souviens même que je l’embrassai au nez de celui qui voulait me la
prendre. Cependant il fallait en finir avec mon ennemi, qui à la longue
m’eût assommé sur place, et, retenant toujours la fillette d’une main,
je dépêchai de l’autre un si joli soufflet au perruquier de Boubals
qu’il en trébucha sur le sol.—«Pour t’apprendre, jeune homme, lui
criai-je, qu’il ne faut point me déranger dans mes folies amoureuses,
et que, parce qu’on tient un rasoir, on n’est pas capable de faire la
barbe au frère Agricol Lambertier...»
Barnabé éclata de rire, et si bruyamment que le frère Adon Laborie,
quittant sa place, d’un geste rapide lui appliqua une de ses mains sur
les lèvres.
—Comment, lui dit-il, vous n’êtes pas honteux de faire tout ce tapage,
quand, à deux pas de nous, on chante la sainte messe! Que voulez-vous
que pensent les fidèles assemblés, s’ils vous entendent? Moi, malgré
mes septante années, je suis allé à pied, ce matin, de mon ermitage
à Bédarieux, et à pied je suis arrivé jusqu’à Notre-Dame avec la
procession. J’ai cru que je tomberais de faiblesse en montant la côte
de Cavimont, et si, à cette heure, on ne me voit pas suivre l’office
divin, prosterné dans le chœur, c’est uniquement que je crains de me
trouver mal et de troubler la solennité en quelque façon... Mais vous
autres, ermites sans règle et sans discipline, que faites-vous dans la
sacristie? Croyez-vous, frère Gratien, que le moment soit bien choisi
pour nous parler de l’argent qu’on vous a volé?... Pensez-vous, frère
Agricol, que le lieu où nous sommes soit l’endroit convenable pour y
compter vos entreprises sur les filles de Boubals?... Êtes-vous bien
sûr, frère Barnabé, qu’en ce jour de fête, nous nous soyons réunis ici,
sous l’œil de la Sainte Vierge, pour y rire tant seulement et pour y
folâtrer!...
—Halte-là! frère Adon, je...
—Où sont les temps d’autrefois! interrompit l’ermite de Notre-Dame
de Nize avec mélancolie. Aux époques anciennes, les Frères libres de
Saint-François ne ressemblaient pas aux Frères libres d’aujourd’hui. Au
lieu de songer toujours à eux, comme nous autres ici présents, comme ce
malheureux Barthélemy Pigassou, qui n’aime le prochain que pour le vin
qu’il peut lui prendre, comme ce misérable Venceslas Labinowski, lequel
a trahi le bon Dieu à l’exemple de Judas, ils étaient pieux, serviables
à tous, ne quêtaient jamais pour entasser, mais tout au plus pour se
nourrir... Frère Barnabé, j’ai connu l’ermite que vous remplaçâtes,
c’était un saint; tandis que vous...
—Oh! moi, s’empressa de dire le Frère de Saint-Michel, moi, j’ai plus
d’une peccadille sur mon âme, comme j’ai plus d’une verrue sur mon
corps. Que voulez-vous que j’y fasse, s’il n’a pas plu au bon Dieu
de me donner plus de qualités? En fin de compte, la faute en est à
lui qui, pouvant m’amender à plaisir, ne s’en occupe nullement... Du
reste, vous savez, mon fils Félibien est dans les horlogeries, à Moret,
département du Jura, et, de toute nécessité, je dois travailler pour
lui.
—Si c’est afin de gagner de l’argent à votre fils que vous êtes entré
dans notre Ordre, vous eussiez mieux fait de demeurer vannier aux bords
de la rivière d’Orb.
—Vannier! vannier! s’écria Barnabé presque furieux. Et vous, pourquoi
n’êtes-vous pas resté à la verrerie du Bousquet à souffler des
bouteilles. Je vois, frère Adon, que si pour moi il faisait trop froid
aux bords de la rivière, il faisait trop chaud pour vous devant la
bouche du four.
Aux joues blèmes du vieil ermite de Notre-Dame de Nize s’allumèrent de
petites flammes rouges, son œil à demi-éteint se ranima, et, levant ses
deux bras tremblants vers la porte de la sacristie accédant au chœur:
—Mon Dieu, dit-il, Seigneur mon Dieu, je vous prends à témoin. C’est
pour mieux vous aimer, pour mieux aimer mon prochain, que voici bientôt
vingt ans j’entrai dans l’Ordre des Frères libres de Saint-François.
Dites à ces hommes qui m’accusent, dites-leur, mon Dieu, si jamais je
demandai un sou à personne, et si les pauvres du pays ne profitèrent
pas toujours des aumônes que m’avaient faites les braves gens...
Sa voix faible expira dans les sanglots.
Les frères Gratien, Agricol, saisis, l’entourèrent et le conduisirent
vers son escabelle, qu’il ne retrouvait plus. Enfin, Barnabé, fort
embarrassé de son personnage, s’approcha à son tour tout hésitant, tout
penaud.
—Ermite de Saint-Michel, lui dit le frère Laborie surmontant son
émotion, le brigadier de gendarmerie de Bédarieux, avec qui je causais
l’autre jour, m’a avoué que, depuis votre méchante affaire avec M.
Cœurdevache, de Saint-Pons, il a les yeux sur vous. M. le curé des
Aires a eu beau donner cent francs, on vous surveille, je vous en
préviens charitablement. Je vous conseille à l’avenir d’imiter mon
exemple: voyagez sans monture et sans besace, ayez tant seulement
votre bourdon. Ainsi faisant, on ne vous soupçonnera pas d’en vouloir
au bien d’autrui.
Barnabé demeura interdit. Sa face se crispa et soudain devint écarlate.
Il n’est pas sûr que ce rustre, entraîné par son tempérament sauvage,
n’eût fait un mauvais parti à son confrère de Notre-Dame de Nize, s’il
se fût trouvé seul avec lui. Contraint de réprimer les fureurs qui le
soulevaient, il ouvrit brusquement la porte de la sacristie et disparut
dans la chapelle. Il avait besoin d’éviter les lanières dont les coups
lui bleuissaient la peau.
Les frères Agricol et Gratien, «_qui n’étaient pas sans péché_,»
redoutant aussi la correction, s’esquivèrent.
«Quels ermites! marmotta frère Adon Laborie, joignant dévotement ses
mains où reparurent les grains de son chapelet, quels ermites!»
Moi, je dépouillai ma soutanelle, mon surplis, ma calotte, et, comme
une anguille, m’étant coulé entre les flots des assistants, je me
sauvai à travers le plateau.
VI
Un bataille de bébés sur «_les pas de la sainte Marie_.»
La campagne, aux alentours de Notre-Dame de Cavimont, apparaissait
encombrée de monde. C’était un véritable champ de foire, bariolé de
coiffes et de fichus, au milieu desquels des pyramides de chapeaux se
trouvaient noyées. De tous les coins s’élevaient des cris, des paroles
vives, d’interminables chamaillements.
Tandis que le petit nombre des pèlerins entendait la messe avec
dévotion et recueillement, la foule, accourue ici pour se gaver de
viandes et de vins, vautrée dans l’herbe, au bord des ruisseaux
babillards, ne songeait qu’à découvrir une place commode pour y
festiner à l’ombre noire des granits. Quelles contestations, quelles
colères, quels bousculements sans pitié! Et, parmi tout ce désordre
enragé, les bêtes, effrayées, de braire, de hennir, de se cabrer. Je
vis un mulet, oreilles effilées, poil hérissé, queue en panache,
passer devant moi rapide comme le vent, et disparaître tout à coup.
Évidemment l’endroit recherché de préférence était la Source ou ses
environs immédiats. L’eau chantant sur les cailloux invite doucement
à la gaieté; puis quelles délices de boire frais, quand on vient de
traverser la plaine sous le soleil! De véritables masses, bruissantes
comme des essaims, se précipitaient vers ces parages privilégiés.
J’avais hasardé un pas vers la Source,—peut-être comptais-je y
retrouver mes hôtes ailés du matin;—malheureusement, pressé de toutes
parts et redoutant d’être entraîné, je dus battre de toutes mes forces
en retraite.
Enfin je me retrouvai libre à l’autre extrémité du plateau. C’était
l’endroit le plus désert, le plus sauvage du bloc de Cavimont, mais à
coup sûr le plus intéressant.
La tradition veut qu’à une époque difficile à préciser,—«_dans les
siècles_,» comme disent nos paysans,—la Sainte Vierge, accompagnée
de sainte Anne, sa mère, ait fait des apparitions nombreuses sur le
rocher de Cavimont. Elle descendait du ciel tout exprès pour convertir
la vallée d’Orb, adonnée en ces temps lointains à toutes les débauches,
à toutes les impiétés. La trace des pas de «_la sainte Marie_» reste
encore visible dans le granit, et c’est une croyance enracinée dans nos
montagnes que, pour fortifier un enfant faible, _malingreux_, chétif,
il suffit de lui poser les pieds dans ces vestiges sacrés. Du reste,
chose singulière et touchante! cette partie du plateau demeure l’objet
du respect de tous: c’est le côté de «_la sainte Marie_,» et il est
abandonné sans conteste aux mères et aux enfants.
J’arrivai là juste au moment où allait avoir lieu, sur la pierre nue,
la promenade pieuse des bébés. Quatre-vingts mères, peut-être cent, de
tout âge, de toute condition, les unes habillées de soie, les autres de
simple droguet, se tenaient debout, portant chacune un poupon dans ses
bras. Quelques-uns de ces pauvres petits, fatigués sans doute par le
voyage, pleuraient; la plupart montraient des minois frais, éveillés et
se contentaient de regarder avec de grands yeux étonnés.
La cloche de la chapelle sonna le premier coup de l’Elévation. M.
Martin, d’Hérépian, parut, une aumônière de velours rouge à la main, et
le pèlerinage «_aux pas de la sainte Marie_» commença.
Je ne me souviens pas d’avoir, de ma vie, rien vu de plus gracieux, de
plus charmant que toutes ces mignonnes jambettes rebondies de petites
filles, de petits garçons, s’entrecroisant sur le granit et cherchant,
sous la direction des mères attentives, les trous où il fallait
s’arrêter. Parfois il arrivait que trois pieds aux ongles éclatants
comme des feuilles de roses se présentaient pour se «_fortifier_»
ensemble dans la même trace. Alors, le plus énergique repoussait les
deux autres avec indignation, et c’étaient des cris accompagnés de
larmes. Combien j’en aperçus de ces beaux yeux d’enfants, limpides tout
à l’heure comme l’eau de la Source, brouillés maintenant et battus! Les
mères, certes, s’interposaient dans ces combats mutins, mais leurs
voix étaient rarement écoutées.
—Méchant! méchant! répétait avec orgueil une jeune femme à son fils
récalcitrant et batailleur.
Celui-ci la regardait, souriait, et elle, pour réduire le révolté, lui
dévorait les joues de baisers.
M. le curé d’Hérépian n’avait garde d’oublier pourquoi M. Michelin
l’avait envoyé, et, tout en racontant les apparitions célestes
dans la vallée d’Orb pervertie, de temps à autre il présentait aux
pèlerines,—plus souvent aux dames qu’aux simples paysannes,—sa bourse
de velours large et béante comme un gouffre. Des sous y tombaient des
mains crochues des montagnardes, mais des doigts gantés des citadines
s’échappaient des pièces blanches et quelques rares louis. A ces bruits
de monnaies, les marmots dressaient l’oreille, puis reprenaient leurs
enjambées.
Le prêtre parfois, s’arrachant au récit de la légende, se tournait vers
une pauvre femme inquiète et la rassurait sur l’état de son enfant.
Il lui racontait des guérisons miraculeuses. Il fallait voir avec
quelle avidité la malheureuse mère buvait ses paroles! L’espérance
n’était-elle pas déjà une consolation?
—Tenez, madame, dit M. Martin, au moment où la procession enfantine
défilait devant moi, il y a quelques années, nous avons eu à Cavimont
un enfant de Bédarieux que les médecins avaient abandonné. La Sainte
Vierge l’a guéri; mettez votre confiance en elle.
Une subite émotion m’envahit: dans mon enfance maladive, durant trois
années, à la fête du printemps, ma mère, me guidant à travers le roc
de Cavimont, m’avait fait parcourir un à un «_les pas de la sainte
Marie_.» Qui sait si ce n’était pas de moi que voulait parler M.
Martin? Le souvenir de ma mère m’emplit l’âme, et, comme quelqu’un qui
a peur, je pris mes jambes à mon cou.
* * * * *
Me heurtant les coudes à chaque seconde, j’eus envie d’en finir une
fois pour toutes avec la multitude des pèlerins, et, en attendant
Barnabé qui me rejoindrait après la messe, de me réfugier à l’ermitage.
D’ailleurs, dans la basse-cour dépeuplée, ne trouverais-je pas Baptiste
paissant les herbes poussées çà et là le long des murs? Il devait bien
s’ennuyer tout seul, ce mien ami!
Je posais la main sur le loquet de la masure décrépite de Cavimont,
quand je m’entendis appeler. Je me retournai surpris. Dieu! c’était
Simonnet Garidel. Son visage épanoui rayonnait comme un soleil. Pensez
donc, il avait Juliette Combal à son bras!
—Eh bien! il paraît que vous faites des vôtres déjà! leur dis-je. Vous
allez vite en besogne vraiment... Et vos parents, où les avez-vous
laissés?
—Mon père est par là, fit Simonnet, étendant son bras dans la
direction de la Source.
—Le mien aussi, se hâta d’ajouter Liette.
—Et la messe?
—Nous sommes sortis de l’église pour aller visiter sainte Anne la
Marieuse, me répondit le jeune Garidel.
Puis, d’un ton plus bas, presque mystérieux:
—Tu sais bien, c’est au moment de la Communion que les personnes dans
notre position vont la voir.
—Bien! bien! m’écriai-je, vous n’avez qu’une idée en tête, vous
autres, celle de vous marier. Bon Dieu! mariez-vous. Cela m’est bien
égal.
Et, d’une secousse, j’ouvris la porte de l’ermitage.
—Alors, tu ne veux pas venir prier sainte Anne pour nous?
C’était la petite voix de Liette, la voix flûtée d’un oiseau, qui avait
prononcé ces paroles.
Je regardai la jeune fille. Elle baissa son front tout rougissant.
—Donc un _Pater_ de moi à sainte Anne la Marieuse te ferait plaisir,
Liette?
—Oui, soupira-t-elle.
—Tu crois qu’au ciel on écoute mes prières?
—N’es-tu pas le neveu de M. le curé des Aires, un véritable saint?
L’argument me parut irrésistible. Puisque j’étais le neveu de mon
oncle, je devais me montrer bon prince. Je refermai l’ermitage, et,
Liette lui tenant déjà le bras gauche, je pris le bras droit de
Simonnet.
La légende citée plus haut rapporte que, tandis que «_la sainte Marie_»
se promenait sur les granits, sainte Anne l’attendait à quelque
distance, «_en récitant son chapelet tranquillement_.» On connaît la
pierre sur laquelle elle s’assit, et cette pierre, conservée dans
l’étroit sanctuaire édifié en l’honneur de la sainte, accomplit tous
les ans de nombreux prodiges. Non-seulement elle a la vertu singulière
de redresser les membres déviés qui la touchent, de guérir «_de tous
maux et maladies_» les dévots qui la baisent pieusement; mais elle
possède par-dessus tout le privilége incomparable de faire aboutir les
mariages les plus hérissés d’obstacles, les plus invraisemblables, les
plus empêtrés. Pourvu que «_les deux amis_» posent en même temps leurs
lèvres sur la paroi du bloc miraculeux, qu’ils récitent cinq _Pater_
et cinq _Ave_, laissent une aumône «_pour l’entretien du culte_,» ils
verront toutes les difficultés s’évanouir et leur mariage se réaliser
dans un temps prochain. Pourquoi sainte Anne, qui elle-même était
mariée à saint Joachim, ne se serait-elle pas faite la protectrice,
la zélatrice du mariage? De là, en toute l’étendue des Cévennes
méridionales, son nom de sainte Anne la Marieuse.
Après avoir contemplé les petits bébés riant ou pleurant à travers les
granits, je vis ici les grands bébés amoureux. Aucun ne riait, mais
en retour plus d’un avait des larmes plein les yeux. Ils s’avançaient
en colonne serrée, le jeune homme retenant doucement la jeune fille
et la couvant de l’œil, de l’âme, de tout son être à qui la passion
avait imposé son joug. Quelles chevelures splendides, brunes, blondes,
rousses, débordaient des coiffes étincelantes de blancheur! Quels yeux
adorables, depuis le bleu pâle jusqu’au noir luisant et profond, tantôt
vaguant dans l’espace, puis regardant tout et ne voyant rien.
Les jeunes gens étaient vraiment superbes avec leurs épaules carrées,
leurs cheveux tenaces, leurs têtes que de temps à autre ils relevaient
fièrement. L’amour, en leur faisant sentir l’aiguillon divin qui
fait saigner le cœur, mais l’endurcit à la vie, avait allumé dans
leurs prunelles je ne sais quelle flamme qui, les transfigurant, leur
communiquait l’idéale beauté. Non, ce n’étaient pas les mêmes hommes
que j’avais vus, hier encore, courbés sur le sillon, la mine inquiète,
suant, acharnés à faire jaillir le pain de tous de notre sol ingrat.
Maintenant ils étaient droits comme des peupliers, sereins comme des
mages, inconscients comme la nature elle-même, leur mère et leur
nourrice. Dieu tout à coup venait de les refaire neufs, pour célébrer
la fête de l’amour, l’unique fête de la vie.
Après une demi-heure d’attente, Juliette et Simonnet pénétrèrent enfin
dans le petit sanctuaire.
Bien que je ne fusse pas à la veille de me marier et qu’à mon bras
manquât la fiancée, je m’y glissai en contrebande derrière mes deux
amis.
La pierre où se reposa sainte Anne la Marieuse, s’élance du milieu
des dalles à deux pas de l’autel. C’est un bloc noirâtre, à peine
équarri, d’une hauteur d’un mètre environ, une sorte de menhir que les
attouchements, les frôlements, les baisers ont aminci vers le sommet.
Pourquoi la mère de la Sainte Vierge, qui pouvait trouver tant d’autres
endroits où s’asseoir, choisit-elle précisément cette colonne, où elle
ne dut se maintenir que par des prodiges d’équilibre? La légende n’en
parle point.
Je retrouvai l’éternel M. Martin, perché sur une haute escabelle, à
côté de la pierre miraculeuse. Les amants, avec des tremblements aux
lèvres et aux genoux, ayant baisé la singulière relique, le brave
homme, qui pourtant ne devait pas prélever un denier sur l’aubaine, car
le curé de Bédarieux faisant aujourd’hui les frais de la procession, le
casuel lui revenait de droit, leur présentait son sac de velours.
Nous avancions peu à peu. Encore deux couples à passer, et notre tour
arrivait. Liette était aussi pâle que son bonnet de batiste, dont les
brides s’effaçaient dans la blancheur mate de ses joues. Simonnet avait
les traits sérieux, les lèvres graves, le menton serré. Pour moi, je
me sentais aux prises avec une grande inquiétude: baiserais-je, ne
baiserais-je pas?
Nous nous trouvâmes devant M. Martin. J’étais fort troublé.
Soudain, derrière l’autel, semblable à un rossignol préludant dans la
feuillée nouvelle, éclata le fifre de Braguibus.
Les assistants levèrent la tête. M. Martin, étonné, se retourna. Je
profitai du moment; je collai mes lèvres sur la pierre de sainte Anne
la Marieuse, à côté des lèvres de Liette et de Simonnet.
—Sainte Anne la Marieuse, mariez-moi, je vous prie! articula le jeune
homme à haute et intelligible voix.
Puis il laissa tomber une pièce de cinq francs dans l’escarcelle de M.
Martin.
—Sainte Anne la Marieuse, mariez-moi, je vous prie! murmura à son tour
la jeune fille.
Et, elle aussi, glissa un gros écu dans la bourse de velours.
—Et toi, tu ne donnes rien, petit? me dit M. Martin, souriant.
Je crus son invitation sérieuse, et, passant les doigts dans mon
gousset, j’en arrachai deux sous doubles qui ressemblaient à des louis,
tant je les avais polis en m’amusant au bouchon. Je jetai bruyamment
mon trésor dans l’aumônière du curé d’Hérépian.
Nous sortîmes.
* * * * *
Simonnet rayonnait de bonheur; quant à Liette, elle tenait la tête
un peu baissée, mais elle allait si preste, si légère, qu’on eût dit
plutôt un oisillon voletant parmi les lavandes et le thym, qu’une
personne humaine marchant au milieu des pierrailles, les pieds serrés
dans des souliers.
—Es-tu contente, mignonne? lui demanda Simonnet, se décidant en fin de
compte à déclaver les dents.
—Je suis bien contente, répondit-elle... Et toi? s’informa-t-elle,
relevant son visage où reparut quelque mutinerie.
—Oh! moi, les anges me portent. Non, il ne me souvient pas de
m’être trouvé jamais à pareille fête. Il me semble, ma Liette, en ce
moment, que je suis plus riche que toi, que tout ce que nous voyons
m’appartient: la terre, le ciel et même ce soleil que le bon Dieu
fait briller là-haut près de lui. Ah! les jours de moisson, les jours
de cueillette de nos châtaignes, quand tout était plein aux greniers
et dans les séchoirs et qu’on n’avait plus de sacs pour recevoir
la récolte, furent pour moi des jours malheureux comparés au jour
d’aujourd’hui!... Tiens, veux-tu que, pour te prouver ce qu’il en est
de moi présentement, je te presse dans mes bras et t’embrasse?
—Et si l’on nous voit?
—Que peut faire cela! Le bon Dieu nous voit bien, et son soleil aussi
qui n’est pas aveugle.
—Mais...
Il lui ferma la bouche à grands coups de baisers.
Des éclats de rire retentissants ébranlèrent l’air derrière nous.
C’était Barnabé avec M. Combal.
—En voilà des tourtereaux, en voilà des tourtereaux! s’exclama
le Frère joyeusement. A la bonne heure! il paraît que sainte Anne
la Marieuse n’a pas mis la brouille dans le ménage... Allons,
consolons-nous de vieillir, monsieur le maire, le monde n’en est pas à
son dernier poupon. Vive la vie!
M. Combal, voyant sa Liette heureuse, la regardait tout ébahi.
—Ah ça! les amis, reprit Barnabé, les embrassements ne valent ni
fougasse ni vin, et encore que baiser une figure gentille et fraîche
comme la figure de Liette soit un passe-temps de paradis, peut-être
conviendrait il de ne pas oublier la pitance pour l’estomac. Le soleil
étant dans sa rage, il nous amène midi. Nous agirons donc sagement en
cherchant tout de suite une place à l’ombre pour y faire travailler nos
mandibules en parfaite tranquillité. Le clergé s’en va dîner chez M.
Martin, à Hérépian, tout est fini, et je n’en suis point fâché. «—Bon
voyage, monsieur le curé-doyen de Bédarieux...» Allons, Simonnet, fais
un peu trêve à ta Liette, et puisque, d’après ce que vient de me dire
M. le maire, tu es venu jusqu’ici avec ton cheval chargé de provisions
pour tous, dis-nous où nous devons nous asseoir et attaquer le rôti. Je
sens les dents qui me tombent de besoin.
—Suivez-moi, répondit laconiquement le jeune homme qui ne paraissait
pas content.
Et, sans laisser la main de Liette, il marcha, devisant avec elle,
devant nous.
* * * * *
A cent mètres environ de la Source, en descendant vers Villemagne,
la roche granitique qui couronne le monticule de Cavimont craque,
s’entr’ouvre, s’écartèle pour ainsi dire. Au bas de cette cassure
gigantesque, des prairies, avivées par l’eau qui sort du bloc à gros
bouillons, étalent leur tapis d’un vert profond, presque noir.
Le soleil ne pénétrant guère en ces endroits trop enfouis, les herbes
n’ont pu prendre ces couleurs tendres, transparentes, lumineuses,
dont elles se revêtent ailleurs. L’ombre éternelle qui les couvre
leur a imprimé ses teintes de deuil et de mélancolie. Des sorbiers
maigres, lépreux, poussent comme à regret aux bordures de ces gazons
vivaces, mêlés aux lavandes, aux cystes, aux genévriers épineux, seule
décoration végétale de ces laves éteintes et désolées.
Au tronc d’un arbre chauve, je vis attaché le cheval des Garidel. Non
loin, se trouvait assis le père de Simonnet. Braguibus était là aussi,
occupé à tendre sur le gazon une grande nappe blanche, dont quelques
pierres polies aux torrents retenaient les bords. Du reste, c’étaient
partout des gens en train de dresser la table et de retirer les
victuailles des paniers.
Afin de rejoindre le vieux Garidel, lequel, bien que très religieux,
s’était résigné à manquer la messe de Notre-Dame pour nous garder une
place commode, nous dûmes descendre le cours de l’eau.
Le ruisseau, s’échappant de la fontaine en bondissements tapageurs
parmi les veinules du granit qui percent la peau çà et là, offrait en
ce moment le plus singulier spectacle. Il était obstrué de bouteilles
de haut en bas: ici, des bordelaises montrant leurs goulots capuchonnés
de cire rouge; plus loin, des bourguignonnes aux cols plus allongés
cachetées de vert; puis l’armée innombrable des flacons ordinaires
de toute forme et de toute grosseur; enfin, clair-semés au milieu de
ces verreries diverses, des cruchons de grès où la bière mousseuse
rafraîchissait.
—Quels jolis cailloux! s’écria Barnabé, dont l’œil s’alluma.
Nous franchîmes le courant d’un bond et rejoignîmes notre monde.
VII
Braguibus, nouveau Pan, mène le chœur des Nymphes, des Faunes et des
Sylvains.
Les Garidel, autrefois, possédaient un troupeau de trois cents chèvres
environ, la plus belle _cabrade_ peut-être des Cévennes méridionales;
aujourd’hui, leur richesse en bétail avait diminué comme toutes leurs
autres richesses, et c’était à peine si, à leur borde de Margal, vingt
chèvres aux plantureuses mamelles broutaient parmi les rocailles, sous
la conduite d’un bouc magnifiquement encorné.
Cependant ces bêtes, chevrotant vers février, suffisaient à
approvisionner la maison de cabris, et je ne fus pas étonné quand
Simonnet déposa sur la nappe, tirée comme un linge sur la grave, deux
chevreaux rôtis au four et panés. Tous les yeux s’équarquillèrent.
Barnabé se frotta les mains bruyamment, et Braguibus eut un sourire
discret.
—Moi, dit l’ermite, donnant du fil à son couteau catalan en le passant
et le repassant sur la queue de sa fourchette, je ne reculai jamais
devant un quartier de cabri. Encore que cette viande ne soit pas des
plus rassasiantes, elle est si blanche, si fraîche, qu’on y plante les
gencives avec satisfaction. Ça ne résiste pas plus que le poulet de
grain ou le caillé. La chose se comprend du reste, ces bêtes, jusqu’à
ce jour, n’ont mordu qu’aux mamelles de leurs nourrices, et c’est bien
naturel si elles sont tendres comme le lait qu’elles ont tété.
D’un coup de fourchette hardi, il enleva un cuissot entier de chevreau.
—Il paraît, Barnabé, que l’air de Cavimont vous a singulièrement
creusé l’estomac, lui dit M. Combal un peu offusqué. Vous ne choisissez
pas mal votre morceau.
—Est-ce que par hasard vous avez la goutte aux dents, vous, monsieur
le maire? Je vous plains. Pour moi, mes meules sont solides et ne
demandent qu’à virer sur le bon froment. Au demeurant, il y aura de la
pitance pour la compagnie. Vous, d’abord, vous ne mangez pas gros; le
père Garidel n’a pas l’appétit d’un sergent; Braguibus porte en ses
intérieurs un estomac de papier mâché; le neveu de M. le curé, c’est un
oiseau, pas un homme; quant à nos deux amoureux, ils mordent à l’amour,
et je vous réponds que ce pain-là en vaut bien un autre. Ce n’est pas
du pain, l’amour, c’est de la fougasse de paradis... Connu!
Il eut un éclat de rire si gras, si rond, qu’une dizaine de
Pénitents-Bleus, qui, leur sac encore noué aux reins et leur capuchon
renversé sur le dos, dînaient à quelques pas, avec femmes et marmots,
tournèrent curieusement leurs têtes vers nous.
—Eh bien! s’écria le Frère, heureux de l’émotion qu’il provoquait,
est-ce que ma gaieté vous gêne, vous autres, par exemple? Moi, je ne
ressemble pas à Braguibus, lequel est mélancolieux à la mort: je trouve
le cabri bon, le vin excellent, la vie meilleure que tout cela, et je
ris comme un coffre. D’abord, sachez cela, Pénitents de Bédarieux, la
joie est chose divine, et les Apôtres furent bien contents lorsqu’ils
virent ressusciter Notre-Seigneur...
Une détonation se fit entendre. Un bouchon, volant à plusieurs mètres
au-dessus de nous, tomba juste dans l’assiette de Barnabé.
—Voilà la bière qui m’appelle! dit-il.
Il se leva, saisit son verre, et alla vers le groupe des
Pénitents-Bleus. Ceux-ci, qui étaient de bons et joyeux drilles, lui
firent un accueil enthousiaste. Tandis qu’une main empressée lui
versait de la bière, une autre lui tendait une assiette où se trouvait
étalée une tranche de gigot froid.
—Du mouton! s’écria le Frère. Enfin, je vais goûter de la vraie
viande!.. Adieu, les amis, ajouta-t-il, nous envoyant une révérence
ironique.
Il plia les deux genoux et s’installa.
* * * * *
—Quel homme, ce Barnabé! murmura le père Garidel avec un haussement
d’épaules. Encore qu’il soit ermite, il aime mieux la mangeaille que
son habit et sa religion.
—Que voulez-vous? intervint Braguibus, ce n’est pas sa faute au Frère
de Saint-Michel, s’il a un appétit de loup. Malgré ses dents trop
longues, il est bon et serviable tout de même.
—Pour moi, je n’eus jamais à me plaindre de l’ermite, et sa nature
franche, délibérée, me rendit son ami depuis bien des années, dit M.
Combal.
—Je lui donnerais la moitié de ma personne, moi! s’écria Simonnet tout
d’un élan.
—Et l’autre moitié, qu’en ferais-tu? lui demanda finement Braguibus.
—L’autre moitié pour ma Liette, répondit-il.
Le vieux Garidel, comme atteint par ces dernières paroles, ne sut
contenir un geste de dépit. Puis, regardant le père de Liette avec des
yeux où l’émotion de son cœur venait d’étendre un brouillard:
—Ambroise Combal, lui dit-il, nos jeunes gens s’aiment; en eux, il ne
reste plus rien pour nous. Nous pouvons mourir à présent.
Liette et Simonnet courbèrent la tête, comme honteux de leur bonheur.
—Ne soyez pas tristes, mes enfants, intervint M. le maire, dont la
voix se mit à trembler. Ce que vous nous faites, au père Garidel et à
moi, nous le fîmes nous-mêmes à nos parents, et vos enfants vous le
feront un jour. La vie marche de ce pas cruel sur la terre, écrasant
tout sur son chemin, les pauvres vieux principalement qui ne sont plus
utiles à rien. Dieu a bien fait le partage des joies et des chagrins:
d’abord les joies, pour que les lois du mariage, qui sont saintes,
s’accomplissent; puis les chagrins, pour nous préparer à quitter ce
monde où notre voyage est terminé... Néanmoins cela, je suis content
et ne me contriste aucunement au mariage de ma Liette... Ma Liette se
marie? Tant mieux! Je demande au ciel de les bénir, elle et son mari,
afin qu’il y ait bientôt du bruit chez nous, et que, semblablement à un
essaim d’abeilles, j’entende bruire des enfants sur le plancher de la
maison.
M. Combal s’arrêta court. En racontant son bonheur, les sanglots lui
étaient montés à la gorge et avaient étouffé sa voix. Le vieux Garidel
pleurait. Liette cachait sa tête dans son joli tablier de taffetas
noir, tandis que Simonnet promenait dans le vide des regards sans
pensée, presque éperdus.
Je touchai le coude à Braguibus, tombé dans une contemplation
singulière.
—Allons, un coup de fifre! lui dis-je.
Par un geste machinal, il porta l’instrument à ses lèvres, et d’un
plein souffle lança aux échos profonds de la Source l’air très alerte
de la chanson de Barnabé.
—Eh bien! eh bien! s’écria le Frère, qui reparut incontinent au milieu
de nous, et, d’un mouvement brusque, rabattit les doigts à Maniglier.
Ce n’est point l’heure des chansons à présent, c’est l’heure des
contredanses et des bourrées!... A deux pas d’ici, la prairie est
large, et il s’y forme des groupes de filles et de garçons. On n’attend
que le musicien pour commencer. Ah! bien oui, chanter, quand l’estomac
a sa subsistance! Il faut donner aise aux jambes et laisser la voix en
repos. En avant deux, l’ami!
Saisissant Braguibus au bras droit, il l’enleva comme une plume, puis
l’entraîna.
Curieux de voir, je me jetai sur leurs talons.
* * * * *
L’eau appelle le gazon. A la naissance de la Source, les herbes
commencent, et ce tapis de verdure, d’abord déchiré par les roches
saillantes en maints endroits, s’élargit à mesure que les parois du
granit s’écartent davantage et finissent par disparaître dans les
profondeurs du terrain. A deux cents mètres environ de la fontaine
jaillissante, c’est une véritable prairie avec ses marguerites
blanches, ses boutons d’or, ses graminées aux lancéoles délicates et
menues. M. Étienne Baticol, à qui, sauf l’ermitage, propriété de la
commune d’Hérépian, appartient tout entier le monticule de Cavimont,
prévoyant la multitude qui, aux approches de la fête, devait fouler ses
foins, les avait fait couper huit jours avant Pâques. Les herbages,
largement abreuvés, redressaient de nouveau leurs pointes, mais
juste assez pour favoriser les glissades des danseurs, trop peu pour
embarrasser leurs pieds.
Quand nous arrivâmes à cette esplanade verdoyante, luisante encore
sur ses bords du tranchant de la faux, elle était déjà envahie par
la foule: partout des jeunes gens et des fillettes devisant, têtes
penchées.
Çà et là, des groupes de Pénitents; leurs sacs, fraîchement blanchis et
repassés, trop éclatants au soleil, jetaient des notes criardes sur
l’émeraude des gazons. Ces religieux de circonstance, dont plusieurs,
bien que maçons, ébénistes, journaliers pour la terre, affichaient des
panses rebondies, graves comme des chanoines, discutaient avec force
gestes quel serait le drapeau qu’on planterait au milieu du bal.
L’année précédente, le drapeau jaune des Pénitents-Bleus ayant obtenu
l’honneur de présider aux danses, pourquoi le drapeau écarlate des
Pénitents-Blancs ne flotterait-il pas à son tour sur le pré?
Malgré les vociférations, les menaces de quelques Pénitents-Bleus
difficiles à réduire, les Pénitents-Blancs l’emportèrent dans le débat,
comme c’était justice, et leur couleur victorieuse fut déroulée aux
yeux de tous.
Ma surprise fut grande de rencontrer à travers cette foule affairée,
turbulente, joyeuse, les ermites de Saint-Pantaléon de Boubals et de
Saint-Sauveur de Camplong, que je croyais partis avec le clergé de
Bédarieux. Certes, je n’ai rien à dire du frère Gratien, lequel, les
mains embarrassées de chapelets et de médailles, cherchait à débiter
sa pieuse marchandise parmi les pèlerins; mais peut-être pourrais-je
affirmer que la conduite du frère Agricol était moins édifiante. Ainsi,
sous mes yeux, je le vis pincer à la taille la même grande et forte
fille avec laquelle il polissonnait à la procession.
—Victoire! Victoire! lui disait-il toujours.
Et celle-ci, de se retourner et de rire de ses trente-deux dents.
Le frère Agricol Lambertier allait-il danser avec Victoire? Je pensai
bien qu’il n’oserait pas.
Cependant, de toutes parts, on avait aperçu Jean Maniglier, et on
l’entourait, on le pressait. Barnabé, serré lui-même de près, joua
des bras. Enfin, ayant réussi à repousser le flot, il se hissa sur la
pointe des pieds; puis, élevant la voix:
—Les amis, dit-il, Braguibus, qui à lui seul a plus de musique dans la
cervelle que tous les musiciens des Cévennes ensemble, a inventé une
contredanse nouvelle. Il l’appelle: «_La Montagnarde_.» Si vous voulez
cette contredanse, plus amoureuse que les autres, puisque, au lieu
d’embrasser tant seulement une fois sa danseuse, on l’embrasse trois
fois: au commencement, au milieu, à la fin, Braguibus vous la jouera
de grand cœur. Mais il pose une condition: c’est qu’avant d’engager le
pas, chacun laissera tomber deux sous dans son chapeau. Braguibus «_n’a
pas des chevilles d’or_» comme M. Étienne Baticol, et, pour que son
fifre chante, il convient premièrement que son estomac soit bien plein.
Vous êtes avertis.
—_La Montagnarde! la Montagnarde_! vociférèrent mille voix.
Barnabé arracha son chapeau à Jean Maniglier, et, tout en accompagnant
l’artiste jusque sous le drapeau des Pénitents-Blancs, il quêta dans
toutes les directions.
Ce fut une grêle de monnaie.
Au moment où Braguibus, installé sur le gazon, les jambes repliées
et le dos appuyé à la hampe du drapeau, portait l’instrument à ses
lèvres, Barnabé lui retint le bras, et, s’adressant à la foule:
—Que tout se passe chrétiennement, au moins! s’écria-t-il.
Incontinent, le fifre se donnant carrière, l’énorme branle-bas
commença. Ce furent des va-et-vient rapides, des bondissements
désordonnés, des bousculements formidables, d’où s’échappaient ensemble
des cris de joie et des cris de douleur. Je vis plus d’un couple, pris
de vertige, mesurer la profondeur du gazon, puis, se relevant, le front
rouge de honte, repartir de plus belle à travers la prairie. L’entrain
était admirable, le tournoiement diabolique.
Lorsque Braguibus, par un silence, indiqua le moment venu des
embrassements, la débandade devint générale. Tandis que de rares
filles, honnêtes et simples, en toute naïveté, acceptaient sur leurs
joues enflammées les gros baisers de leurs danseurs, le plus grand
nombre de nos Cévenoles, subitement effarouchées, s’enfuirent vers
les rocailles où l’ombre tombait épaisse pour s’y blottir et s’y
cacher. Heureusement on les rejoignit bien vite, et ce n’est pas un
baiser unique qu’elles reçurent, les ingénieuses coquettes, mais deux,
mais trois, mais dix, mais autant qu’il en fallut pour dissiper leur
épeurement.
A quelques pas de nous, nous aperçûmes, Barnabé et moi, un
Pénitent-Blanc qui s’en donnait, sur un frais visage, à cœur et à
lèvres déboutonnés. Puis encore devinez qui nous avisâmes, derrière une
haie d’épines abornant la salle de bal? M. Anselme Benoît, M. Anselme
Benoît, des Aires, avec sa belle femme aux rubans de feu.
—Gardez donc ces caresses pour vos malades, monsieur le médecin! et
ne laissez pas tomber vos lunettes, lui cria l’ermite, dont un rire
retentissant dilata l’immense bouche à en détacher le menton.
Puis soudain m’interpellant:
—Allons, pétiot, il va nous falloir remonter à Cavimont. Si ce matin
nous avons tout dressé sur pied, c’est à nous encore, avant de partir,
à mettre de l’ordre dans les deux chapelles et dans l’ermitage. Je
pense que M. Michelin va bientôt nommer un Frère, et que la besogne
de tout nettoyer par ici ne tombera pas sur mes bras à chaque
procession... Braguibus travaillera tranquillement. D’abord j’ai
confiance en lui, et je sais bien que j’aurai ma part des sous de son
chapeau. Nous sommes associés pour les bals comme pour les chansons...
Nous nous éloignâmes de la prairie, remontant vers Cavimont par le
sentier vert de la Source.
Barnabé se parlait à lui-même tout en cheminant:
—Je m’étais promis, en quittant Saint-Michel, se disait-il, de faire
une tournée aux environs de Saint-Gervais et de pousser peut-être
jusqu’à Murat. Mais ce brigand de Venceslas Labinowski m’empêche, cette
année, d’aller à la quête de la saucisse... Aux environs de Pâques, la
saucisse est juste à point, dure, fraîche, savoureuse. C’est dommage!
on est si généreux pour moi au Pradal, à Douch, à Rosis!... Que faire?
Je ne puis pourtant pas laisser mon argent tout seul à Saint-Michel,
pour que ce Polonais le découvre et me le vole. Seigneur du ciel! près
de huit mille francs de beaux écus blancs, en un gros bas de coton
bleu, sous un pavé de l’ermitage... Quand j’aurai dix mille francs,
Félibien s’établira... Quel jour!... Je demanderai à Simonnet Garidel
son fusil à deux coups et ses pistolets à M. Anselme Benoît; puis, si
Venceslas se montre, avant qu’il ait ouvert la bouche pour me crier le
mot de tous les voleurs: «_De l’argent! de l’argent!_» moi, je l’abats
comme un gibier...
Je m’arrêtai: j’avais entendu des bruits singuliers dans les roseaux
qui, à l’endroit où nous étions parvenus, forment un épais rideau
sur le courant de la Source. Le Frère lui-même, étonné et saisi,
s’interrompit. Un peu effrayé, je me rapprochai de lui.
Nous attendîmes, œil braqué, oreille au vent.
Soudain deux têtes passèrent au-dessus des flèches des roseaux, puis
vivement disparurent, puis se remontrèrent pour s’effacer encore. Je ne
pus distinguer aucun visage.
—Viens, fillot, viens, me dit Barnabé à voix basse. Quand les honnêtes
gens s’amusent, il ne faut pas les inquiéter... Ça me rappelle le bon
temps... Au demeurant, tu verras de quoi il s’agit... Marche doucement.
Quittant le chemin gazonné du bord de l’eau, nous coupâmes à droite par
les rochers.
Je me retournai. Quel spectacle! Le frère Agricol Lambertier, les
deux bras enlacés à la taille de sa Victoire, dansait sur le gazon,
derrière les roseaux, avec une fureur de possédé. Il courait à droite,
à gauche, faisant des pas démesurés avec ses pieds pointus tant il
s’efforçait de les tendre, mais retenant toujours son fardeau qu’il
couvrait de baisers à l’envi. Une fois, il manqua de rouler dans le
ruisseau, ayant d’un seul bond arpenté trop de terrain. Une yeuse se
trouva là, et, d’une main robuste comme un crochet de fer, il se retint
au tronc vigoureusement.
La mythologie m’avait souvent parlé des Nymphes, des Faunes, des
Satyres, des Sylvains, sans que j’entendisse ces personnages fabuleux;
désormais j’avais compris, et, rougissant jusqu’au blanc des yeux, je
m’échappai vers Cavimont.
* * * * *
Pas plus de bruit autour de la chapelle de Notre-Dame qu’autour du
sanctuaire de Sainte-Anne-la-Marieuse. Tout se taisait.
Ce silence imposant—il l’est toujours sur les sommets—me permit de
discerner des paroles qu’on murmurait en l’intérieur de l’ermitage. J’y
courus.
Adon Laborie et Gratien Pastourel, assis sur des escabelles, devisaient
paisiblement à mi-voix. Un petit sac de grosse toile, farci d’écus, se
tenait debout à la droite du frère Adon, et, devant le frère Gratien,
se dressaient des piles de gros sous. Les ermites, tout en échangeant
des paroles brèves, grignotaient des restes de victuailles, maigre
fruit des quêtes qu’ils avaient dû pratiquer parmi les pèlerins de la
Source et des rochers.
Avant que les Frères, préoccupés, se fussent retournés vers moi,
Barnabé parut.
—Eh bien! demanda-t-il, frappant sur l’épaule à Laborie, combien de
rondelles d’argent, cette année?
—Quatre cent cinquante-trois francs huit sous. Notre-Dame a rendu deux
cents francs, Sainte-Anne-la-Marieuse le reste.
Barnabé soupesa le sac.
—Sont-ils heureux, ces curés! articula-t-il l’œil enflammé de
convoitise: rien pour les pauvres ermites, tout pour eux...
—Et vous, frère Gratien, avez-vous rempli l’escarcelle?
—J’ai vendu pour cinq francs trois sous de médailles, un franc de plus
que l’an passé à pareille époque, répondit l’ermite de Saint-Sauveur.
Il empocha lestement sa monnaie, tandis que le frère Adon, des deux
mains serrait le sac aux écus, que Barnabé, bien à regret il faut le
reconnaître, avait enfin remis sur la table.
—Allons, bonsoir, Frère, portez-vous bien! murmurèrent à la fois les
deux ermites.
Ils détalèrent.
Un peu ahuri, peut-être blessé de voir disparaître si brusquement ses
confrères, Barnabé les regarda s’éloigner par la fenêtre ouverte. Une
colère sourde, qu’il s’efforçait de contenir, lui crispait les poings.
—Dites-moi donc, les amis, ne put-il s’empêcher de leur crier, au
moment où ils atteignaient l’extrémité du plateau, avez-vous peur pour
votre butin, par exemple?
L’ermite de Saint-Sauveur seul se retourna.
—Souvenez-vous de Venceslas Labinowski, glapit-il de toutes ses
forces. Ce soir, je préviendrai moi-même la gendarmerie de Bédarieux;
n’oubliez pas, demain matin, de prévenir celle de Saint-Gervais.
Ils s’enfoncèrent dans une fente du granit.
VIII
M. Étienne Baticol, malade et vieux, regrette les beaux jours de sa
jeunesse.
Quelle nuit je passai, mon Dieu! Moi qui jusqu’alors, à Bédarieux, aux
Aires, à Saint-Michel même, avais possédé un lit où m’étendre tout
seul, je dus coucher avec Barnabé. Je renonce à décrire mes atroces
souffrances durant de longues heures, au milieu des ténèbres, dans
cet ermitage désert. Je n’ai pas oublié les frémissements de toute ma
chair, chaque fois que, se retournant sur la paillasse trop étroite,
le Frère venait à me frôler de ses jambes velues. Puis je dus entendre
des ronflements épouvantables, mêlés à des paroles incohérentes et
terribles. C’étaient surtout des menaces contre Venceslas Labinowski.
Enfin, saturé de peur, transi de froid, à moitié mort, je m’endormis
comme le jour pointait aux volets fendillés de Cavimont.
Barnabé me réveilla.
—Il est neuf heures, pétiot, me dit-il, et nous avons du chemin devant
nous. Hardi!
Le Frère, levé dès l’aube première, avait déjà mis toutes choses en
état, tant dans la chapelle de Notre-Dame que dans le petit sanctuaire
de Sainte-Anne-la-Marieuse et dans l’ermitage.
Nous refermâmes les portes, et nous gravîmes un sentier raide, tirant
droit vers la route de Saint-Gervais. Baptiste s’en allait d’un pas
allègre, renâclant l’air à pleins naseaux.
A un demi-kilomètre de Notre-Dame de Cavimont, vers le nord, le
granit, surgi du bas de la vallée d’Orb comme les vagues moutonnantes
d’un océan de pierre, cesse tout à coup. Le bloc énorme lance une
dernière arête vive, puis se casse et ne reparaît plus. Le pays change
absolument d’aspect. Tout à l’heure, sur le plateau de Notre-Dame, la
nature cévenole ne laissait voir que son squelette rigide et froid;
maintenant, aux environs de la ferme de l’Olivette, voici les muscles,
la chair appétissante, la vie.
A la ferme de l’Olivette, le plus riche morceau de la vaste propriété
de M. Etienne Baticol, maire d’Hérépian, commence la belle plantation
d’oliviers qui, se prolongeant à droite vers Olargues,—_olei ager_,—à
gauche le long des collines de Canals, communique au paysage robuste
de ces montagnes je ne sais quelle note de délicieuse mélancolie.
Ces courants de verdure gris-pâle, traversant les masses sombres
des châtaigniers, ressemblent à une sorte de rivière suspendue qui
coulerait dans le voisinage du ciel.
Enfin, à travers le feuillage grèle de troncs centenaires, nous
aperçûmes les murs de la ferme. C’était un bâtiment à deux étages,
blanchâtre, poussiéreux, fort pittoresque, grâce à de nombreuses
lézardes d’où jaillissaient des touffes vertes, étoilées de fleurettes
jaunes et bleues. Un pigeonnier s’élançait bien haut par-dessus les
toits, montrant son rebord circulaire en briques rouges chargé de
bestioles, les unes se becquetant à l’envi, les autres s’étirant les
ailes, les yeux tournés vers le soleil.
A notre approche, un chien courut à nous et proféra quelques abois
étouffés; des pintades par bandes s’esquivèrent sur la pointe des
orteils, tendant le col, criant de leurs voix tambourinantes; un paon,
qui faisait superbement la roue au seuil de la maison, replia son
éventail avec un rauquement d’alarme qui m’effraya.
Cependant, personne ne paraissait. Barnabé laissa aller Baptiste vers
une prairie voisine.
—Eh bien! eh bien! tout le monde est donc mort à l’Olivette?
s’écria-t-il, poussant la porte à claire-voie qui donnait accès dans la
cuisine de la ferme.
—Pas encore, Frère, pas encore, répondit-on.
Nous entrâmes.
* * * * *
Devant un feu flambant de frigoules, de lavandes, de branchettes
d’olivier, un homme se tenait assis dans un vaste fauteuil en planches
de châtaignier. C’était le maître de céans, M. Étienne Baticol. Un
bonnet de laine brune à rayures rouges, aussi court que la calotte
d’un chanoine, lui recouvrait l’occiput et laissait déborder, sur
les tempes, sur le front, le long du cou, les ondes d’une abondante
chevelure blanche. Ses yeux étaient bleus, d’une extrême douceur.
Pour le moment, M. Étienne Baticol lisait dans un gros livre relié
en basane. Dès qu’il nous aperçut, il décrocha les lunettes à verres
ronds, qui pinçaient son grand nez recourbé comme le bec d’un aigle, et
nous adressa un sourire amical.
—Bonjour, Frère, dit-il; et quel vent vous amène chez moi?
—Le vent de la famine, monsieur Étienne, le vent de la famine. Nous
tirions vers Saint-Gervais, le pétiot et moi, quand nous avons senti
mourir nos jambes.
—Tiens! ai-je pensé tout de suite, nous voici à deux pas de
l’Olivette, et ce n’est pas M. Étienne Baticol, aussi riche que le bon
Dieu et aussi bon, qui nous refusera un morceau de pain.
—Et vous avez bien pensé, Frère. Seulement c’est dommage que
quelqu’une de mes brus ou quelqu’un de mes garçons ne soit pas ici pour
vous recevoir.
—Où avez-vous votre belle famille?
—Nos luzernes des bords de la rivière de Mare montaient en graines, et
nous avons dû y mettre le fer samedi. A cette heure, on fait les balles
par là-bas, et ce soir les chariots rentreront les foins.
—La récolte est-elle prospère?
—Je ne l’ai point vue, mon brave Barnabé.
Puis, avec une mélancolie pénétrante:
—Hélas! Frère, les vieux ans sont venus pour moi, j’en ai
quatre-vingt-cinq, et la mort commence à me prendre par les jambes.
Voilà deux mois que je n’ai bouté un pied dehors. Quelle punition, ne
pouvoir marcher pour aller voir comment se portent mes terres!
Il s’interrompit encore. Il regarda les vitres de l’immense cuisine que
le soleil incendiait.
Il reprit:
—Encore s’il pleuvait! Mais voyez quel beau temps, Frère; c’est avril
avec des feuilles, des herbes, de jeunes bestiaux, des oisillons sur
toutes les branches... Enfin mes jambes, malgré les drogues de M.
Anselme Benoît, ne savent prendre le chemin de se désenfler, et je
demeure là tout seul avec les poules, les pintades, le paon, comme une
chose inutile, comme un olivier qui ne doit plus donner de fruit et
qu’il faut brûler...
Les jérémiades éloquentes de ce vieux paysan attaché au sol par toutes
ses fibres et que la mort allait déraciner, n’étaient point faites
pour émouvoir Barnabé, uniquement attentif aux tiraillements de son
insatiable appétit.
—Ne vous tourmentez en aucune façon de l’absence des vôtres, monsieur
Étienne, interjeta-t-il vivement; je ne suis point trop maladroit à la
cuisine, et pourvu qu’il reste du jambon dans le placard, des œufs au
poulailler...
—La poêle est là, fit le vieillard levant la main et désignant la
partie de la muraille entre les deux fenêtres.
Barnabé ne tarda pas à découvrir le jambon; il en coupa deux mâles
tranches, presque aussi larges qu’épaisses, et la poêle, exposée sur
les flammes, commença à chanter.
Huit œufs, encore chauds de la poule, furent jetés sur le jambon, et se
roussirent en crépitant, se boursoufflant, lançant de petits jets de
vapeur.
En un tour de main, la table se trouva dressée; puis une bouteille de
trois litres, découverte au fond d’un placard, fut installée au milieu.
M. Baticol avait derechef affermi ses besicles au bout de son nez et
repris tranquillement son livre. Comme les personnes peu habituées à
la lecture, qui redoutent toujours de ne pas comprendre, le vieillard
lisait à haute voix.
«_En ce temps-là, Jésus dit aux Pharisiens: Je suis le bon Pasteur_...»
—Et Dieu du ciel, c’est l’Évangile, cela! interrompit l’ermite, qui,
m’ayant servi deux œufs, attaquait la première tranche de jambon.
—L’évangile de dimanche prochain, le deuxième dimanche après Pâques,
articula M. Baticol... Que Dieu me pardonne! je ne puis plus aller
entendre la messe à l’église, dans mon banc de noyer, et M. Martin m’a
conseillé de lire l’évangile, pour que le bon Dieu ne m’oublie pas tout
à fait, quand bientôt j’aurai tant besoin de lui...
Il poursuivit:
«... _Le bon Pasteur donnera sa vie pour ses brebis; mais le
mercenaire, et celui qui n’est point Pasteur, à qui les brebis
n’appartiennent pas, ne voit pas sitôt venir le loup, qu’il
abandonne les brebis et s’enfuit; et le loup les ravit et disperse le
troupeau_...»
—Je connais ça, monsieur Étienne, je connais ça, reprit Barnabé, la
bouche libre après une rasade. Attendez une minute! Moi qui suis l’ami
du bon Dieu, non tant seulement par l’habit, mais aussi par les bonnes
intentions, je vas vous expliquer de quoi il retourne en cet évangile
du deuxième dimanche après Pâques... Certainement il faut croire que,
dans le pays de Notre-Seigneur, il existait, comme aux Cévennes, des
loups, des brebis, des moutons, et même des vaches et des bœufs;
mais, du reste, quand il dit un mot du bétail, est-ce une manière de
parler... Apprenez ceci, monsieur Étienne, car encore que vous soyez
maire, vous ne savez pas tout: par loup, Notre-Seigneur entend le
démon, et par troupeau, tous les chrétiens qui sont dans l’univers sous
le commandement du saint-père. Je le connais, le saint-père de Rome.
Quel homme! magnifique comme le bon Dieu en personne...
L’ermite planta sa fourchette dans la seconde tranche de jambon et la
mordit vigoureusement.
Le vieux paysan continua:
«... _Or le mercenaire s’enfuit, parce qu’il est mercenaire, et qu’il
ne se met point en peine des brebis_...»
—Ce mercenaire se comporte tout juste comme Braguibus, quand il était
_pillard_ à Rieussec, dit Barnabé éclatant de rire. Un jour, au coin
d’un taillis de jeunes chênes, notre musicien voit briller pareillement
à des braises les deux yeux d’un énorme loup. Que fait-il? Il fait
comme un levron dont le plomb a frisé le poil, il saute et cabriole
sans demander son chemin à personne. Ah! c’est que les bêtes ne lui
appartenaient point. Voilà.
«... _Je suis le bon Pasteur, je connais mes brebis et mes brebis me
connaissent, comme mon Père me connaît et que je connais mon Père, et
je donne ma vie pour mes brebis_...»
—Attention! s’écria le Frère s’étirant le cou pour avaler au plus
vite le gros morceau qui lui emplissait la bouche. Attention, monsieur
Étienne! répéta-t-il. Vous avez remarqué, je pense, que Notre-Seigneur
parle toujours des brebis, jamais des moutons. Écoutez la raison de
ce mystère: Notre Seigneur savait d’avance que, dans les églises,
on verrait plus de femmes que d’hommes, et, comme les femmes sont
les brebis, les hommes les moutons, il fait premièrement honneur aux
femmes, plus douces, plus religieuses que nous. Vous voilà instruit...
«... _J’ai encore d’autres brebis qui ne sont point de cette bergerie.
Il faut que je les amène. Elles écouteront ma voix, et il n’y aura
qu’un troupeau et qu’un Pasteur._»
—Oh! pour ça, je m’en vas vous raconter ce que c’est: il s’agit des
protestants. Vous savez qu’ils sont en nombre dans nos montagnes et
qu’ils ont fait la guerre aux catholiques, aux temps les plus reculés
et les plus anciens? Quelle racaille que ce monde! Et Luther et son
frère Calvin, les connaissez-vous? C’étaient de vrais brigands de la
Calabre, à l’époque où ils commandaient les guerres cévenoles. Du
reste, quelle différence entre les ministres des protestants et les
curés des catholiques! L’enfer et le ciel, monsieur Etienne, l’enfer
et le ciel... Une fois, du côté de Vérénous, en retournant de mes
quêtes, je rencontrai le ministre du temple de Graissessac. Ah! quelle
envie me prit de le jeter dans la rivière de Mare.—«Un de moins!» me
disais-je.—Il me salua, et je n’osai pas l’entreprendre. Mais gare, si
le hasard le pousse de nouveau sur mon chemin!...
—C’est pourtant un homme très honnête et très bon, M. le ministre de
Graissessac, dit M. Baticol, refermant son livre.
—Alors, vous aimez les protestants, vous? interrogea Barnabé, dont
la bouteille de trois litres, vidée jusqu’à la dernière goutte, des
profondeurs de l’estomac, lui envoyait des flammes au visage et des
étincelles aux yeux.
—Je les aime comme fait le bon Pasteur, qui les appelle à lui pour
leur ouvrir les portes du ciel.
—Eh bien, moi, je les déteste! vociféra le Frère, éclatant comme une
mine, et il ne faudrait pas qu’en sortant d’ici il m’en tombât un sous
le bourdon! A-t-on jamais vu, des gens qui osent bâtir des églises où
l’on ne voit pas le moindre confessionnal! qui appellent communier
_faire trempette_ dans un verre! Moi, je me confesse et je communie,
selon les règles établies par le bon Dieu dans sa Passion, et je
pratique tous les devoirs d’un bon chrétien et d’un bon Frère libre de
Saint-François.
Barnabé parlait avec une extrême exaltation. M. Etienne Baticol le
regardait, pénétré d’un étonnement indicible.
—Calmez-vous, Frère, calmez-vous, lui repéta-t-il d’un ton presque
affectueux.
—Que je me calme, quand j’entends parler des protestants, qui n’ont
qu’une idée en tête, se moquer de notre sainte religion! hurla-t-il
exaspéré.
Le vieillard appliqua ses deux mains amaigries sur les bras nus de son
fauteuil, fit un effort et se mit debout.
—Barnabé Lavérune, dit-il, puisque vous allez à Saint-Gervais, je vous
engage à continuer votre route.
—C’est bien ça, vous me renvoyez, à présent que je vous ai expliqué
l’Évangile et que vous n’avez plus besoin de moi.
—A l’heure où j’en suis arrivé, je n’ai besoin de personne ni de rien,
sauf de l’assistance du bon Dieu.
Nous nous esquivâmes.
Comme s’il avait pressenti l’heure du départ, Baptiste était revenu de
la prairie où nous l’avons vu courir et nous attendait à une portée de
fusil de la ferme, vers l’extrémité de la basse-cour.
Nous allâmes à lui.
Les ouailles, encore une fois épouvantées, firent rage de leurs ailes
et de leurs voix.
Au moment où tout un escadron de pintades passait devant nous effaré,
le Frère serra son bourdon, et, avec une agilité, une prestesse
incroyables, le lança sur les bestioles, qui piaillèrent effroyablement.
Horreur! deux pintades étaient demeurées sur le carreau.
Tandis que, tremblant de tous mes membres, je contemplais les
malheureux volatiles se débattant contre la mort, Barnabé, paisible
comme je l’avais vu dans son verger de Saint-Michel, le jour de
l’assassinat des linottes et des chardonnerets, retirait sa besace
enfouie avec mon paquet dans les paniers de Baptiste, et en déliait les
cordons.
—Eh quoi! lui dis-je, vous oserez emporter ces pintades que vous venez
de tuer?
—Est-ce que M. Etienne Baticol n’a pas pris mes paroles sur l’Évangile
sans me payer?
Il glissa lestement les deux bêtes toutes chaudes au fond de son sac,
et replaça celui-ci dans les paniers, contre ma soutanelle et mon
surplis. Cela fait, avec la semelle de ses gros souliers, il effaça les
traces de sang qui reluisaient sur les cailloux de la basse-cour.
Le coup avait été si violent, que j’aperçus les barbillons rouges des
pintades à plusieurs pas de là sur une touffe de mauve. Je les ramassai
pieusement.
Je pleurais.
—Allons! allons! dit Barnabé, s’adressant à Baptiste.
Nous gagnâmes le col des _Treize-Vents_.
* * * * *
Saint-Gervais est une petite ville de trois mille âmes, assise à
califourchon sur la rivière de Mare. Vers le nord, se déploient de
vastes prairies; mais au sud, à l’est, à l’ouest, de hautes montagnes
enserrent de toutes parts ce maigre chef-lieu de canton, un des plus
pittoresques des Cévennes méridionales.
Pour atteindre jusqu’à l’hôtel de la Gendarmerie, où Barnabé avait
hâte de se rendre, dans le but de dénoncer au brigadier les faits
et gestes de Venceslas Labinowski, nous dûmes traverser la rue de
l’Espinouse. Dieu! quelle ne fut pas notre surprise en abordant cette
longue ruelle ordinairement solitaire,—j’étais venu maintes fois avec
mon oncle dîner chez M. le curé de Saint-Gervais,—de la trouver toute
fourmillante de monde! Hommes, femmes, enfants surtout, étaient là,
encombrant le pavé, les bras et les yeux tendus vers le pont, où se
balançait une houle de têtes.
Que se passait-il? Tout à coup les canons de quatre fusils
étincelèrent, et des baudriers de gendarmes se détachèrent en vigueur
sur le fond brunâtre de la foule.
—On en amène un! glapit une commère.
—C’est un homme! cria un gamin hissé sur les épaules de son père.
Barnabé qui, à la descente très raide des _Treize-Vents_, avait laissé
Baptiste libre de toute charge, accota sa bête contre la muraille d’une
maison, grimpa le long de la barde, et, pour mieux voir, se planta
debout sur la cime des orteils.
—Venceslas! Venceslas Labinowski! hurla-t-il, comme fou.
Tous les badauds le regardèrent, niaisement ébahis.
Lui cependant avait remis pied à terre, s’était débarrassé des guides
de Baptiste dans mes mains, et s’efforçait contre le flot des curieux,
pour arriver plus vite à son ennemi, l’ancien Frère de Cavimont.
—Ah! le brigand! ah! le scélérat! vociférait-il, jouant des coudes et
du bourdon.
Mais les carabines et les bicornes approchaient.
Soudain la multitude, qui avait résisté à l’ermite, se fendit
d’elle-même, et, dans l’entre-bâillement, les gendarmes apparurent de
la tête aux pieds. Ils étaient au nombre de quatre. Au milieu d’eux,
marchait, les pas entravés par des cordes et les menottes aux poignets,
Venceslas Labinowski.
Bien que sale et affreusement déguenillé, je n’eus aucune peine
à reconnaître mon vieul ami de la _Grappe-d’Or_, à Bédarieux. Il
portait, aujourd’hui qu’une tourbe énorme le dévisageait, le front
aussi haut qu’autrefois, et ses traits avaient le même air de bravade,
d’impertinence et, pourquoi ne pas le dire? de noblesse que je leur
avais connu.
—Voleur! voleur! lui cria Barnabé, allongeant vers lui ses bras par un
geste de menace.
Venceslas nous regarda. Oh! quels sentiments différents exprimèrent ses
yeux, quand ils ne firent qu’effleurer l’ermite de Saint-Michel pour
s’arrêter complaisamment sur moi! Je devinai que ce Polonais, bien que
tombé aux griffes de la justice, méprisait Barnabé Lavérune et m’aimait
encore, moi qui l’avais tant aimé.
Je ne sais à quelle impulsion secrète j’obéis; mais, abandonnant
Baptiste, je poussai en avant afin de revoir mon Venceslas. En
m’avisant de nouveau sur son chemin, il fit une courte halte, comme
fatigué; puis, se tournant vers moi, de cette voix douce, de cet
accent intraduisible auquel j’avais su si peu résister quelques mois
auparavant:
—Bonjour, mon cher petit, bonjour! me dit-il.
Je me sentis rougir, et reculai tout honteux à la fois et tout ému.
Jusqu’à la porte de la prison, laquelle, à Saint-Gervais, ainsi qu’en
beaucoup d’autres endroits de nos Cévennes, est située dans le clocher
de l’église paroissiale, Barnabé, pris d’une sorte de délire furieux,
ne cessa d’invectiver son ancien confrère:
—Ah! tu complotais de venir m’assassiner, gueux de Polonais! Mais il y
a une justice pour les gens de ton espèce, misérable! Va, le bourreau
t’attend sur la place de l’Esplanade, à Montpellier.
Enfin, le prisonnier mis en lieu sûr, la foule se dispersa.
—Allons-nous retourner aux Aires à présent, Barnabé? demandai-je.
—Aux Aires?
—Puisque vous n’avez plus rien à faire désormais du côté de la
Gendarmerie, nous pourrions revenir chez nous, il me semble.
—Tu ne veux donc pas, pétiot, que je vende mes pintades?
—Vos pintades? m’écriai-je, abasourdi.
—A l’_Auberge de la Chèvre-Double_, je suis bien sûr qu’Antonin
Tabarié m’en donnera vingt-cinq sous, peut-être trente.
—Mais ces pintades appartiennent à M. Etienne Baticol, et...
—Et tu feras bien de taire ta langue, toi! interrompit-il, me
saisissant l’oreille droite entre ses gros doigts cartilagineux et la
tirant à me la déchirer.
* * * * *
Malgré que j’en eusse, je fus contraint de suivre Barnabé à l’_Auberge
de la Chèvre-Double_, chez Antonin Tabarié.
IX
Gathon Molinier a dressé la table, tout est prêt, mais Jacques n’arrive
pas.
Le pont de la Mare est à dos d’âne, pavé de cailloux ronds recueillis
aux bords de la rivière. A ce monument fort raide, le seul qu’on puisse
admirer à Saint-Gervais, s’appuie l’_Auberge de la Chèvre-Double_.
C’est une vaste masure, plus large que haute, et dont les murailles,
envisageant le nord, baignent pittoresquement dans l’eau. La façade,
embellie de deux rangées de fenêtres, donne sur la rue de l’Espinouse,
la rue la plus spacieuse de l’endroit.
Un peu au-dessus de la porte d’entrée, dans un carré blanchi à la
chaux, un artiste ambulant, lequel sans doute, en Normandie, avait
peint des veaux à deux têtes, a badigeonné je ne sais quel monstre avec
un double chef. Rien de plus grotesque que cette peinture rudimentaire,
véritable image d’Epinal colossale, où tout manque, même cette fleur
de naïveté que l’inexpérience de la main et l’ignorance de l’esprit
communiquent à tant d’ouvrages imparfaits. Quant à la couleur, un rouge
d’ocre s’épand depuis les deux têtes mal attachées jusqu’aux huit
pattes pendantes, dont deux seulement touchent le sol. On aperçoit une
colonne vertébrale unique, monstrueuse, hérissée de poils rudes, d’où
partent tous ces membres épars. C’est bête tout ensemble et hideux.
Une légende flamboyante, en lettres capitales illustrées d’agréments
bizarres, encadre l’animal-phénomène. On lit:
A LA CHÈVRE-DOUBLE
_ANTONIN TABARIÉ_, _Aubergiste_,
LOGE A PIED ET A CHEVAL.
Des bornes de granit, extraites des carrières du mont Caroux, protégent
les murs antiques de la _Chèvre-Double_ contre les roues des charrettes
et des tilburys. A ces bornes, on scella des anneaux de fer destinés à
retenir les bêtes des gens qui ripaillent chez Antonin Tabarié.
L’ermite attacha Baptiste, retira sa besace des paniers, et nous
franchîmes le seuil de l’hôtellerie.
Les tables regorgeaient de victuailles. Pas une escabelle de bois qui
n’eût son homme assis et bâfrant. A travers la vaste salle à manger,
sur les pas des servantes empressées, des chiens-loups à colliers
garnis de pointes redoutables se traînaient avec des grondements
étouffés. D’où venaient ces gens et ces bêtes?
Le milieu d’avril est le moment où émigrent, de la plaine, desséchée
déjà, vers les hauteurs herbues, les grands troupeaux de moutons.
Saint-Gervais, situé à l’orée immédiate de la montagne, se présente
comme la dernière station des pâtres; c’est là que bon nombre d’entre
eux boivent leur dernière pinte de vin et finissent par se coiffer
plantureusement de leur verre, comme on dit au pays cévenol. Demain,
sur les pics escarpés, dans les solitudes près des nuages, à travers
les landes perdues, recommenceront la responsabilité, les sueurs,
la peine; demain, les luttes acharnées avec les loups dévorants,
les sangliers au boutoir terrible; aujourd’hui, à Saint-Gervais, la
dernière gaieté, la dernière liesse, le dernier oubli, la dernière
bénédiction du bon Dieu!
—Bon appétit, les amis, bon appétit! s’écria l’ermite.
Trois ou quatre visages se retournèrent vers nous.
—Ah! voilà le frère Barnabé! répondit-on... Bonjour, Frère.
Au bout de la table, quelqu’un se leva. C’était un grand jeune homme à
l’air fin, distingué. Comme aux autres bergers cévenols, les cheveux
coupés ras sur la nuque, conservés très-longs au-dessus des oreilles,
lui descendaient en tire-bouchons le longs des tempes, mais ses
traits avaient une fraîcheur et je ne sais quelle noblesse native
qui dénonçaient une condition supérieure. Du reste, sa _grisaoudo_,
sorte de dalmatique en grosse toile de genêt que les pâtres des hauts
herbages passent sur leurs vêtements, paraissait d’une étoffe moins
commune, et aux courtes manches flottantes brillaient deux bouffettes
de ruban de fil bleu.
L’ermite considéra cet inconnu avec respect, puis, s’adressant à lui
d’un ton d’humilité obséquieuse que je ne lui connaissais pas:
—Maître, lui dit-il, que saint François accorde de l’eau à vos
prairies, de la graisse à vos moutons, du lait à vos chèvres, et à vous
la fortune avec la santé! Moi, en effet, je suis Barnabé Lavérune, le
pieux Barnabé Lavérune, ermite de Saint-Michel des Aires, et j’implore
votre assistance pour l’amour de Dieu. Il existait un brigand parmi
les Frères libres de Saint-François, un Polonais de l’enfer, Venceslas
Labinowski; mais je ne lui ressemble point..... Donnez-moi une petite
pièce blanche, un sou si vous ne pouvez une pièce, deux liards si vous
ne pouvez un sou. J’ai besoin de grandes ressources pour ma chapelle,
ainsi que pour cet enfant que vous voyez avec moi...
Je sentis tout mon jeune sang me monter à la face et me la brûler;
mais je n’osai interrompre le Frère, dont la main droite appuyée sur
l’une de mes épaules me meurtrissait l’omoplate par un attouchement
significatif.
—Alors, vous ne voulez pas déjeuner en notre compagnie? lui demanda le
berger à la _grisaoudo_ élégante et enrubannée.
—Mon estomac est coutumier du jeûne, mes amis, répondit-il d’une voix
dolente... J’aimerais mieux recevoir quelque monnaie pour l’entretien
de ma chapelle, que de boire et de manger. Il faut faire pénitence.
En articulant ces derniers mots, il tendit sa main ouverte vers le
maître-herbager.
—C’est vous, le plus riche, que Dieu a choisi pour donner aujourd’hui
l’exemple aux autres, lui dit-il.
Le jeune homme, s’étant rassis, tira de la poche de son pantalon un
boursicaut en cuir, en délia les cordons aux nœuds compliqués, y coula
deux doigts et amena une pièce luisante.
—Tenez, Frère, voici quarante sous! dit-il.
Barnabé rougit de plaisir: il ne s’attendait pas à si grosse aubaine.
Il saisit la lourde croix de laiton qui lui ballait sur la poitrine,
fit sauter par-dessus sa tête la chaîne qui la retenait, et présenta
le crucifix au jeune homme, qui le baisa dévotement. Cette cérémonie
achevée, il promena son chapeau à larges bords le long des tables,
recevant les maigres offrandes des bergers. Plus d’un ne donna rien.
—Pour ma chapelle de Saint-Michel! pour ma chapelle de Saint-Michel!
répétait-il d’un ton pitoyable.
Il recueillit la monnaie, puis s’inclinant:
—Que le bon Dieu vous le rende! articula-t-il, l’œil humide de
gratitude.
Au fond de la salle à manger toute bruissante de propos ronds et salés,
saturée de l’odeur des viandes et du vin, une porte vitrée était
entr’ouverte; Barnabé la poussa, et nous nous glissâmes dans la cuisine
de la _Chèvre-Double_.
—Eh bien! Tabarié, le commerce va donc toujours de mieux en mieux?
s’écria le Frère joyeusement.
Sa voix venait de retrouver la note gouailleuse qui en était l’accent
particulier.
—Mon commerce au moins est honnête, répondit un gros homme, lequel,
armé d’un long _flamboir_ rougi au feu, laissait tomber des gouttes de
graisse enflammée sur un énorme gigot tournant à la broche devant un
brasier.
—Voyons, camarade, est-ce que vous avez vu le loup aujourd’hui? Vous
voilà hérissé comme un pelon de châtaignier.
—Non pas le loup, mais le frère Venceslas Labinowski.
—Ah! le gueux!... Mais il y a Frère et Frère, l’ami...
—Venceslas me doit neuf francs depuis un an: trois francs d’argent
prêté et six francs pour quatre repas faits dans mon auberge.
—Pourquoi ne pas écrire sur votre enseigne: «_Crédit est mort_?»
Alexandre Morel, l’aubergiste du _Cheval-Blanc_, à Saint-Pons, n’a pas
été si simple que vous.
—J’avais confiance, pleurnicha Antonin Tabarié... Un Frère, il me
semblait...
—Un Frère... un Frère... Il ne faut pas trop s’y fier... Ah! si
c’était un Frère comme Adon Laborie, de Notre-Dame de Nize, ou comme
moi!... Vous ai-je jamais fait perdre un liard, Tabarié? J’aimerais
mieux que le soleil me tombât dessus et me roussît jusqu’au dernier
poil que de retenir un sou à mon prochain... D’abord, les Lavérune, de
père en fils, ont marché toujours la conscience droite et le front
découvert... Ce scélérat de Venceslas!... Que voulez-vous? il n’est pas
le premier homme que les femmes mènent à mal... Enfin, il vient avec la
justice de trouver chaussure à son pied...
En débitant ces phrases, entrecoupées de silences, Barnabé suivait
attentivement les diverses opérations de Tabarié. Celui-ci, ayant
flambé le mouton, l’ayant saupoudré de sel gris, venait de l’étendre
sur un lit de haricots, au fond d’une immense jatte de faïence; il
le livra, ruisselant de jus, la peau jaunie et boursoufflée, à une
servante, qui l’emporta.
—Quelle pièce! fit l’ermite, ne sachant retenir un geste
d’enthousiasme, quelle pièce!
—Il sera tendre.
Tout d’un coup, Barnabé retira la besace de sur son épaule et la déposa
aux pieds d’Antonin Tabarié.
—Vous avez donc quelque chose à me vendre? lui demanda l’hôtelier,
familiarisé avec les façons de l’ermite.
—Deux bestioles, si vous êtes raisonnable.
—Voyons.
—Sont-elles grasses! s’écria Barnabé, soufflant sur les pintades pour
en montrer la peau à travers les plumes... Ça pèse comme plomb... Ah!
le grain ne leur manqua jamais en ma basse-cour de Saint-Michel... Moi,
je ne ressemble pas à ce brigand de Venceslas: c’est toujours pour vous
faire gagner de l’argent que je viens vous voir.
—Combien?
—Tabarié, vous êtes un brave homme, plus humain qu’Alexandre Morel, de
Saint-Pons, qui non-seulement ne veut pas reconnaître les Frères libres
de Saint-François, quand ils frappent à sa porte le gousset vide, mais
qui ne reconnaîtrait pas Notre-Seigneur en personne avec sa croix...
Tenez! si au petit prix que je vous demanderai, vous voulez ajouter
une tranche de votre gigot et un verre de vin pour nous remonter les
forces, à cet enfant et à moi, nous tomberons d’accord tout de suite.
—Combien? répéta laconiquement l’aubergiste.
—Avec la tranche et la bouteille?
—Oui.
—Trente sous.
—Trop cher. Je n’en veux pas.
—Alors, il faudrait vous les donner pour une miette de votre mouton!
Vous croyez donc que ces bêtes m’embarrassent? Pensez-vous, par hasard,
que je les ai volées? Oh! oh! tous les Frères ne sont pas de la
Pologne... Moi, d’abord, je suis né aux Aires... Vingt-cinq sous, si
cela vous plaît?
—Vingt.
Barnabé ramassa la besace et fit mine de reprendre les pintades,
demeurées aux mains de Tabarié.
—C’est le dernier mot? interrogea-t-il.
—Le dernier.
—Eh bien!... gardez ma volaille. Apprenez pourtant qu’on est plus
avare à la _Chèvre-Double_, de Saint-Gervais, qu’au _Cheval-Blanc_, de
Saint-Pons.
Je ne fis pas grand honneur au gigot; mais Barnabé, en un tour de
mâchoire, engloutit tout le festin. Il convient de le déclarer à sa
décharge, pris sur le pouce en un coin de la cuisine, ce repas ne fut
ni copieux en viande ni suffisamment approvisionné en vin.
Le prix des pintades empoché, l’ermite appliqua une grosse tape
familière sur le ventre rebondi d’Antonin Tabarié.
—A propos, savez-vous si Jacques Molinier est revenu de Mèze, près de
la mer? demanda-t-il d’un air distrait à l’aubergiste.
—Pas encore; Gathon l’attend, je crois.
* * * * *
Le hameau de Rongas, à quatre kilomètres environ de Saint-Gervais, est
célèbre par ses fromages de chèvre. Nous y quêtâmes jusqu’au soir. Le
Frère fit baiser plus de cent fois sa croix de laiton à de pauvres
paysannes, tout heureuses de se dépouiller pour «_l’homme de Dieu_.»
Barnabé, du reste, avait une attitude d’une majesté superbe, et son
éloquence, fertile en paraboles, qu’il n’empruntait pas toujours à
l’Évangile, était irrésistible.
—Ce n’est pas à moi que vous donnez, répétait-il, c’est au bon Dieu.
A la nuit, nous redescendîmes vers la rivière, regagnant Saint-Gervais
à petits pas.
Comme nous touchions aux bords de la Mare, peu profonde en cet endroit,
et nous nous disposions à la franchir, l’ermite, lui saisissant la
queue, arrêta l’âne. Vivement il tira d’un des paniers le paquet qui
contenait mes habits de chœur; puis, me regardant avec des yeux qui
m’effrayèrent:
—Mets ta soutane, pétiot, me dit-il.
—Nous allons donc à l’église? balbutiai-je.
—Nous allons chez Gathon Molinier, la fournière... Hardi!
Et il me passa la soutanelle rouge, la tirant à la déchirer.
—Je n’ai pas besoin de m’habiller en cardinal pour...
Le souffle manquant à ma poitrine, je ne pus achever.
—Il ne me reste plus miette de jambon à Saint-Michel, reprit Barnabé,
disposant de mes bras, de tout mon corps absolument inertes pour me
revêtir du surplis; mais Gathon Molinier en possède plusieurs tout
entiers, et elle me fera présent de la meilleure pièce, j’en suis sûr,
si tu veux m’aider dans ma quête aujourd’hui. Je lui dirai comme ça que
je suis arrivé de Rome... que tu connais notre saint-père le pape...
que tu es le neveu d’un archevêque italien... Laisse-moi faire... Une
fois le jambon dans ma besace, je te déshabille de tes ornements, je
te plante sur Baptiste, et nous filons vers Saint-Michel droit et vite
pareillement à des martinets regagnant leur nid.
Avec ces derniers mots, il m’enleva ma casquette de drap bleue à
visière vernie pour me coiffer de la calotte rouge.
—Eh bien, non! m’écriai-je, ne sachant résister à la révolte de tout
mon être, je n’irai pas chez Gathon Molinier, je n’irai pas!
Et je me cramponnai des deux mains au tronc déjeté d’un saule penché
sur l’eau.
Le Frère n’eut pas une parole. Avec un calme épouvantable, il
enfourcha Baptiste, se disposant à franchir seul la rivière.
Au moment où l’âne posait les pieds dans le courant, très brillant sous
la lune naissante, l’effroi délia mes doigts crispés, et, m’élançant
comme un fou après la bête qui s’éloignait:
—Barnabé, mon Barnabé, m’écriai-je, ne m’abandonnez pas ici, dans la
nuit!
J’ignore comment de ma gorge serrée avaient pu sortir ces paroles.
Au risque de trébucher dans l’eau, de me noyer peut-être, d’un élan
instinctif, je m’étais jeté sur les traces de Baptiste. L’âne, qui
m’aimait, s’arrêta; l’ermite, toujours silencieux, allongea une main
jusqu’à la ceinture de mon pantalon, m’enleva, et je grimpai sur la
barde derrière lui. J’avais des tressaillements convulsifs.
—Je ne vous désobéirai plus, Barnabé, je ne vous désobéirai plus,
soyez tranquille, marmottai-je.
—Tu comprends que je ne t’aurais pas laissé là aux bords de la Mare...
C’était tant seulement pour te faire peur... Il faut bien, puisqu’il
leur a plu de te confier à moi, que je te rende à ton oncle et à
Marianne.
—Mon pauvre oncle!... Ma pauvre Marianne!... murmurai-je, sentant
crever mon cœur.
Nous avions atteint l’autre rive; déjà quelques toits apparaissaient
parmi les masses noires des arbres découpées à vif par la lune. Le
Frère glissa sur le sol.
—Demeure sur Baptiste, toi, fillot, me dit-il, car tu dois être un peu
fatigué... Oh! je ne suis pas méchant, va; puis je t’aime comme si tu
étais mon Félibien en personne... Voici tout uniment de quoi il s’agit:
quand, dans une minute, nous serons chez Gathon Molinier, tu ne
parleras pas plus que si l’on t’avait coupé la langue... Tu n’es pas,
toi, de ces pays-ci; tu es de l’Italie, et tu ne sais pas notre patois
cévenol... C’est une idée à moi pour m’amuser... Pourtant, si je touche
mon chapelet, tu diras: «_La Madona_,» et si je touche ma grande croix,
tu diras: «_Il Bambino_.» Ça veut dire, en le langage du saint-père,
«_la Sainte Vierge et Notre-Seigneur_.» As-tu bien compris la leçon?
—Oui, Barnabé, oui, m’empressai-je de répondre.
—_La Madona_, _il Bambino_... Voyons!
—_La Madona_, _il Bambino_, répétai-je.
—C’est très-joli. A mes signes, tu n’auras qu’à répondre par ces mots,
et tout ira bien... Descends maintenant, nous sommes devant la maison
de Gathon Molinier, ajouta-t-il à voix plus basse.
J’obéis.
* * * * *
Baptiste, habitué à faire de longues stations aux portes, se mit à
flairer les mousses égayant les fentes des murailles; quant à nous,
nous gravîmes au pas accéléré les hautes marches du perron.
—Dieu vous assiste, brave Gathon! s’écria l’ermite, pénétrant dans une
vaste pièce à peine éclairée, tout imprégnée de l’odeur du pain cuit.
Une femme se tenait à genoux en un coin obscur; elle fit vivement le
signe de la croix, comme pour clore une prière, se leva et vint à nous.
—Bonsoir, Frère, bonsoir, reprit-elle d’un accent où l’on démêlait une
profonde tristesse.
—Il vous est donc arrivé malheur, bonne Gathon? lui demanda Barnabé,
déposant par un geste familier sa besace sur une chaise.
—Hélas! bredouilla la pauvre fournière, mon homme devait retourner
hier au soir à la maison, et il n’a pas encore paru... Je récitais cinq
_Pater_ et cinq _Ave_ à sainte Philomène... Pourvu qu’il ne lui soit
rien arrivé en chemin... Toutes les fois que Jacques revient de Mèze,
il en rapporte les écus de son travail, et quelles mauvaises rencontres
ne peut-on pas faire sur les grandes routes, encore qu’on soit dans une
voiture! N’a-t-on pas arrêté un voleur, ce matin, du côté de Caroux...
—Alors, vous espérez votre mari d’un moment à l’autre? interrompit
l’ermite regardant Gathon avec inquiétude.
—Je l’ai espéré hier, je l’ai espéré encore tout aujourd’hui; mais il
n’arrivera pas à présent.
—Et pourquoi n’arrivera-t-il pas?
—La voiture de La Caune vient de passer, et personne n’est descendu.
—Il est donc coutumier de prendre cette voiture?
—Toujours, Frère, toujours, à cause d’une faiblesse aux jambes. C’est
de naissance, cette faiblesse.
Barnabé respira bruyamment.
—A propos, Gathon, et si on allumait la chandelle? dit-il. Savez-vous
qu’on ne se voit pas le bout du nez tant seulement chez vous.
La paysanne atteignit sa lampe de cuivre à trois becs, son _carel_,
et enfouit dans les cendres incandescentes du four une de ces
longues allumettes soufrées comme on en fabrique tant dans le pays
avec des brins de genêt. Incontinent la lumière tira de l’ombre tous
les objets: les larges pelles de sapin blanches et lisses, l’énorme
fourgon emmanché d’une latte démesurée, le cendrier de fer, les cruches
ventrues se faisant vis-à-vis sur la double pierre de l’évier et dont
le vernis éclatant lança des éclairs furtifs.
Je vis enfin Gathon Molinier, à peine aperçue jusqu’ici. C’était une
femme petite, maigre, pâle, âgée de quarante ans environ. Elle avait
sans doute pleuré, car ses yeux bruns, assez grands, paraissaient tout
maculés et tout rouges.
—Jésus-Seigneur! quel est cet enfant, Frère? s’écria-t-elle,
s’avançant pour me regarder.
—C’est un enfant de Rome, ma chère Gathon... Je l’ai ramené des
Vaticans, lors de mon dernier voyage par là-bas... Le saint-père l’aime
beaucoup, et il me l’a confié pour l’instruire dans la règle de saint
François. Ah! c’est qu’à Rome, où tout le monde va en soutane comme au
paradis, on me prend pour quelque chose, moi!
—Il est beau semblablement à un ange!
Et, me prenant la main droite, la bonne et naïve créature y déposa le
plus respectueux des baisers. Mes jambes mouraient sous moi.
Au même instant, Barnabé, que mes regards attentifs ne quittaient
guère, toucha sa grande croix de laiton. Je me souvins du commandement,
et, la peur me dilatant le gosier:
—_Il Bambino_! m’écriai-je, _il Bambino_!
Gathon recula effrayée.
—Que dit-il? demanda-t-elle.
—Cet enfant est Italien comme notre saint-père et son oncle
l’archevêque de... Enfin... Il ne sait parler encore que le langage
de son pays. Avec les temps, je lui enseignerai le cévenol, bien plus
beau, plus plaisant que l’italien et le français.
De nouveau il porta la main à sa croix.
—_Il Bambino! il Bambino_! répétai-je.
—Qu’est-ce qu’il veut, Frère? je lui donnerai ce qui lui fera plaisir,
à ce petit Enfant-Jésus de Rome.
—C’est bien simple, Gathon. Ces mots: «_Il Bambino_» veulent dire
«_Notre-Seigneur_.» Présentement mon petit garçonnet du pape et de Mgr
l’archevêque de...—j’ai oublié le nom de la ville—veut que je vous
présente à baiser ma grande croix bénite à Rome et sur laquelle est
cloué le Sauveur, comme au Calvaire, vous savez...
—Oh! vite, Frère, que j’embrasse votre croix! Si, par quelque miracle,
elle pouvait ramener mon homme à la maison!... Tenez! ajouta-t-elle,
enlevant une serviette qui recouvrait plusieurs plats sur une table
dressée non loin du four, j’avais préparé à mon pauvre Jacques un
quartier d’agneau, avec une sauce à l’ail comme il l’aime; j’avais
entamé une barrique de vin nouveau; j’avais pétri et fait cuire une
fougasse ronde passée au jaune d’œuf... Mais il ne revient pas... Il
marche peut-être par les routes seul, voulant cette fois économiser le
prix de la voiture, et moi, je me désole ici avec vous... Votre croix,
Frère, votre croix!
Et, tombant à genoux, ce cœur brisé, débordant de religion ensemble et
de désespoir, articula ces mots sublimes:
—Je mets ma confiance en Dieu!
Barnabé n’avait lancé qu’un regard du côté de la table, mais il avait
été féroce. Il saisit le lourd crucifix de laiton, qu’il tira de son
cou avec la chaînette de même métal; puis, étendant ses deux mains vers
la fournière par un mouvement solennel:
—Gathon Molinier, lui dit-il, je ne demande pas mieux que de vous
donner à baiser cette croix dont le saint-père me fit présent, à Rome,
dans les Vaticans. Je vous préviens pourtant que jamais personne n’y
posa les lèvres dessus, avant de me glisser quelque chose dans le sac.
En retour de mes indulgences,—ma croix a été _indulgenciée_ par le
pape en personne,—à la _Chèvre-Double_, un herbager de la montagne
m’a baillé un gros écu; à Rongas, les bonnes chrétiennes ont rempli
de fromages les paniers de Baptiste; à l’Olivette, chez M. Étienne
Baticol, je crois qu’on aurait étranglé toute la basse-cour pour moi...
Gathon Molinier, ouvrez votre âme au bon Dieu et vos dix doigts au
pieux ermite de Saint-Michel.
—Que vous faut-il, Frère?
—Presque rien, tant seulement de quoi fermer le bec d’un oiseau...
Tous les ans, en janvier,—c’est en votre maison une habitude
ancienne,—vous tuez deux ou trois porcs gros et gras. Tantôt c’est
quatre cents livres, tantôt cinq cents livres de viande, voilà..... Ce
petit, qui est un ange, comme vous l’avez reconnu, aime bien le jambon
de France, n’en ayant de ses jours mangé en Italie, et si vous pouviez
nous faire l’aumône...
—D’un morceau de jambon?
—Aussi épais que possible, car nous sommes deux, sans compter les
pauvres qui quémandent sans cesse à ma porte de Saint-Michel.
Gathon, n’articulant pas un mot, prit sur la table un lourd coutelas
de cuisine et s’élança vers un escalier de bois tournant au fond de la
pièce, dans une demi-obscurité.
Incontinent, le Frère toucha son chapelet. C’était un appel, et je me
mis à glapir:
—_La Madona! la Madona!_
La fournière, qui n’avait pas gravi toutes les marches, se retourna:
—Que dit le petit du saint-père? demanda-t-elle.
—_La Madona_, c’est le nom de la Sainte Vierge, et il dit qu’en ce
moment la Sainte Vierge vous regarde, répondit Barnabé.
Gathon avait à peine disparu au dernier détour de l’escalier que
l’ermite, s’approchant des braises encore vives accumulées sous la
margelle du four, y plongea soudain son crucifix, en ayant soin de le
retenir par la longue chaînette de laiton. Qu’allait-il faire, mon
Dieu?...
Cependant, j’entendais les coups que la paysanne, là-haut, frappait
sur l’os du jambon, pour en détacher un quartier. Ces coups répétés me
portaient au cœur.—Ne me rendais-je pas complice d’un vol?—Enfin le
bruit cessa, puis les pas de Gathon retentirent sur nos têtes. Elle
allait redescendre sans doute...
Barnabé, vivement, retira le crucifix enfoui; mais, n’osant y porter la
main de peur de se brûler, moyennant la chaînette il le coucha sur les
dalles et l’essuya tant bien que mal avec son mouchoir.
La fournière parut. Elle tenait une énorme tranche de jambon. L’ermite
la rejoignit dans l’ombre, au bas de l’escalier.
—A genoux, Gathon Molinier! à genoux! lui cria-t-il d’une voix sévère.
La malheureuse femme se prosterna.
—Gathon Molinier, reprit l’ermite d’un accent de plus en plus dur,
nous allons savoir si Notre-Seigneur et la Sainte Vierge sont contents
de l’aumône que vous leur faites.
En même temps, guidant le crucifix par la chaînette, il le lui colla
sur le visage. Ce fut un cri déchirant. Je crois, du reste, que, ne
pouvant la retenir, ma voix se joignit à celle de la fournière.
—Vous voyez, Gathon Molinier, poursuivit froidement l’ermite, ni
Notre-Seigneur ni la Sainte Vierge ne sont satisfaits de ce que vous
ne leur accordez pas le jambon tout entier. Notre-Seigneur pourtant
vous donna sa vie en mourant sur la croix, et la Sainte Vierge aussi
quand elle monta au ciel. Enfin, le feu des damnés vous a brûlé la face
pour vous rappeler qu’il y a un enfer. Je n’y suis pour rien, c’est un
miracle...
—Un miracle! un miracle!
Quatre à quatre elle remonta l’escalier de la chambre haute.
L’ermite fit deux pas, immergea lestement son crucifix dans une des
cruches de l’évier, le roula parmi les plis d’un essuie-main accroché à
un clou, puis attendit.
La fournière ne tarda pas à reparaître. Ses deux bras avaient de la
peine à soutenir le poids d’un jambon comme je n’en avais jamais vu de
si gros.
Le Frère, poussé par une convoitise irrésistible, s’élança d’un bond
au-devant d’elle. Il reçut le précieux fardeau, et, chose insensée!
colla ses lèvres sur la couenne et sur le lard. Il pleurait de joie.
—Gardez-le, Frère, balbutia Gathon, éperdue, je vous le donne.
Barnabé osa lui représenter la croix de laiton, et cette chrétienne
héroïque eut le courage d’y appliquer sa bouche saignante.
—Il est froid, Notre-Seigneur! il est froid! répéta-t-elle radieuse.
Elle le baisa de nouveau.
—C’est que vous avez fait votre devoir, lui répondit Barnabé.....
Maintenant que tout est fini, avant de nous mettre à table pour manger
votre agneau à l’ail, un _Adoremus_!
Nous tombâmes tous trois à genoux, chantant à tue-tête:
_Adoremus in æternum sanctissimum sacramentum!_
X
Pour un jambon, Barnabé Lavérune perdit son âne et la vie.
Barnabé n’était pas assis à table depuis cinq secondes qu’il reprenait
sa gaieté bruyante. Tout avait changé brusquement en lui: son attitude
presque terrible était redevenue abandonnée, libre jusqu’au sans-façon
le plus indiscret, et sa voix impérieuse, sourde, contenue, éclatait de
nouveau à faire trembler les vitres dans leurs châssis.
Tandis que Gathon Molinier, sans doute fort honorée de servir l’enfant
de Rome et le Frère, se démenait, nous passant assiettes et couteaux,
l’ermite promenait des regards joyeux, enivrés, de l’agneau rôti,
douillettement couché sur un lit d’aulx au fond de sa jatte brune, au
jambon colossal, qu’il avait déposé sur une chaise à côté de lui. En
vérité, c’était un morceau superbe, pesant quarante livres au moins,
et dont le lard épais, diamanté par le sel où la ménagère l’avait
laissé tremper durant plusieurs mois, étincelait sous le _carel_ comme
l’eût fait un plein boisseau de pierreries.
Enfin la fournière s’assit. Pauvre femme! ses lèvres, son nez, sa joue
gauche, étaient tuméfiés par la brûlure du crucifix. Pourtant elle
nous sourit, à moi surtout qu’elle regarda avec une vénération qui me
consternait.
—Voyez-vous, Gathon, lui dit le Frère, plantant sa fourchette dans
l’agneau pour le découper, ne soyez pas en peine à cause de votre mari.
Ce soir, vous avez fait trop de plaisir à Notre-Seigneur, en secourant
ses pauvres, pour qu’à son tour Notre-Seigneur ne s’occupe pas de
vous rendre heureuse. La diligence de La Caune ne vous a rien dit
aujourd’hui; soyez tranquille, elle vous parlera demain...
—Ah! mon cher homme!... Dieu vous entende, Frère!
—Il m’entend toujours, moi! et la preuve, c’est qu’il ne me refuse
point un miracle dans l’occasion... Vous avez bien vu pour le jambon...
Vivement, et tout d’un élan, Gathon Molinier se mit debout.
—Qu’y a-t-il? demanda Barnabé, en train de remplir son assiette.
—Cette voix...
—Quelle voix?
—Je me suis trompée. Je croyais que Jacques arrivait.
—Ah! il est loin encore. Je vous ai dit que c’était pour demain...
Soupons à présent.
Mais la fournière demeurait fixe, l’oreille aux écoutes. Tout à coup,
au lointain, ce couplet d’une chanson cévenole éclata dans la nuit:
«_Tonnelier malin,
Pour qu’en tes barriques
Les bonnes pratiques
Remisent leur vin,
Tonnelier malin,
Raccoutre-les bien._»
—C’est lui, Frère, c’est lui! s’écria Gathon, folle de joie.
Ayant ouvert la porte, elle dégringola le perron.
Barnabé, atteint par cette nouvelle, se dressa sur ses quilles à son
tour. De ses dix doigts il agrippa le jambon.
—La besace, fillot! me dit-il.
Je la lui présentai. O désespoir! l’ouverture en était trop étroite.
L’ermite essaya de ployer le manche du jambon. Vains efforts! le
manche, venu d’une bête solide, résista. Que faire? Où cacher cette
énorme aubaine?
Cependant, on entendait la voix de Jacques Molinier parlant à sa femme,
et la voix des voisins souhaitant la bienvenue au voyageur. Barnabé
suait à grosses gouttes, et moi, sous ma soutanelle et mon surplis, je
sentais mes pauvres membres flageoler.
Enfin, la besace eut un gémissement, elle craquait sous l’effort.
Qu’importe! le jambon allait disparaître. Malheureusement, à cette
minute même, Jacques Molinier parut.
—Eh bien, Frère, que faites-vous là? demanda-t-il.
—Rien, rien, bredouilla Barnabé parachevant sa besogne.
—Il me semble pourtant...
—Oh! mon homme, interrompit Gathon, il vient d’y avoir un miracle
dans notre maison... J’ai vu le bon Dieu, près de l’escalier de
notre chambre, et, pour lui rendre grâces, j’ai donné au Frère de
Saint-Michel un de nos jambons, le plus gros.
Molinier ne répondit pas à sa femme. Il alla vers l’ermite penché
toujours sur le sac, et, le touchant légèrement à l’épaule:
—Je pense bien, l’ami, que vous allez laisser ce jambon, et cela sans
vous faire prier.
Barnabé releva la tête d’un mouvement plein de lenteur. Il mesura
du coin de l’œil son adversaire, lequel, à vrai dire, était encore
jeune,—quarante-cinq ans peut-être,—vigoureux d’aspect, mais petit et
«_mal assis sur ses jarrets_,» comme on dit des boiteux dans le pays.
Son inspection achevée, il grommela:
—Molinier, je tiens cette aumône de votre femme et je ne la lâcherai
point. Voilà.
—Frère, en passant devant la _Chèvre-Double_, j’ai vu du monde
assemblé et je suis descendu de la voiture. Alors, j’ai appris de la
bouche de Tabarié l’histoire de l’ermite de Cavimont... Est-ce que vous
voulez devenir voleur, vous aussi, ermite de Saint-Michel?
Le jambon, pressé, moulu, trituré de toutes les façons, avait fini par
entrer dans la besace, qu’il gonflait démesurément. Barnabé se passa le
sac sur l’épaule; puis, sans autrement prendre souci des réclamations
de Jacques Molinier, fit quelques pas pour sortir. Mais celui-ci
s’élança, et, avant que le Frère pût s’échapper, referma violemment
la porte de la maison. Il se planta vis-à-vis de l’ermite, la mine
résolue, les poings serrés. Barnabé pâlit, ses sourcils hérissés se
heurtèrent, sa barbe eut un frémissement, et tous les muscles de sa
face horriblement tendus lui communiquèrent une expression de férocité
qui me le rendit méconnaissable absolument.
—Laissez-moi passer! articula-t-il d’autorité.
—Mon jambon! riposta l’autre.
—Jacques! Jacques! intervint la fournière, tendant des mains
suppliantes.
—Frère Barnabé! frère Barnabé! mâchonnai-je, pleurant.
Nos deux hommes se regardaient dans le blanc des yeux et ne bougeaient
point. Tout à coup l’ermite, qui avait laissé couler la besace à ses
pieds, leva la main droite. Cinq doigts noueux, résistants comme
l’acier, s’abattirent sur le gilet de Molinier. L’étoffe, trop vivement
ramassée, poussa un cri, et la poitrine du paysan, atteinte par les
ongles du Frère, rougit la chemise de quelques taches de sang.
—Au secours! s’écria Gathon, ouvrant l’unique volet de la fenêtre, au
secours!
Jacques Molinier, rendu furieux par une attaque aussi brusque que
violente, avait accepté la bataille, et, de ses deux bras vigoureux,
souples comme des branches de châtaignier sauvage, étreignait
énergiquement son ennemi. Barnabé, dont ce gnome robuste collé à ses
flancs, par la compression qu’il exerçait sur sa poitrine, embarrassait
la respiration, sentit subitement le souffle lui manquer; une seconde
encore, et toute sa machine, prise de paralysie, s’affaissait sur le
carreau. Il eut un bondissement formidable pour se dégager. Mais il
étouffait toujours, n’ayant pas réussi à décrocher les tenailles qui
lui avaient harponné les deux poumons et, en se faufilant jusqu’au cou,
menaçaient de l’étrangler. D’instinct, mû par un élan désespéré de la
vie qui se révolte, il se laissa tomber sur les dalles, et, avec son
adversaire, qui ne se déprenait en aucune façon de ses habits, de sa
chair, roula du seuil de la porte, où avait commencé la lutte, jusqu’à
la margelle granitique du four. C’était épouvantable et hideux.
—Au secours! glapissait Gathon, au secours!
Soudainement, j’ignore par quel prodige de force ou d’adresse, Barnabé
se trouva libre. La figure ensanglantée, la bouche ouverte pour
ressaisir l’air qui lui avait fait défaut, il était là debout, nous
dévisageant d’un regard stupide et cruel.
—Mon homme, mon pauvre homme! gémit Gathon s’empressant vers son mari.
Jacques Molinier, étendu sur le pavé, ne bougeait pas; sa tête, qui
dans la chute avait porté sur le cendrier du four, laissait échapper
des flots de sang par une blessure béante. Sous la lueur blafarde du
_carel, e malin tonnelier_ paraissait livide. Était-il mort? Était-il
évanoui?
Je m’assis, les jambes ne me soutenant plus.
Mais l’ermite ne paraissait avoir aucune envie de s’attarder dans la
maison. Il rejeta son sac, toujours alourdi du jambon, sur son dos, me
saisit au bras d’une main rude, et souleva le loquet de la porte.
En ce moment, des voix retentirent au dehors. Avant que nous eussions
tiré la porte à nous, elle s’ouvrit toute grande sous l’impulsion de
cinquante bras.
—Il a tué mon homme! il a tué mon homme! se lamentait Gathon, la face
égarée.
Elle désignait l’ermite à la multitude qui entrait.
Barnabé, comme un taureau donnant des cornes, essaya de donner de la
tête à travers la foule des voisins, cherchant à s’échapper. Mais il
n’avait pas descendu trois marches du perron que, saisi par trente
mains à la fois, harcelé de griffes de la tête aux pieds, après avoir
laissé aller la besace de ses épaules, il dut se rendre à merci pour ne
pas être écharpé.
—Une corde! cria quelqu’un.
L’ermite, harassé, haletant, la peau déchirée, l’habit en lambeaux,
encore farouche mais écrasé par le sentiment de son impuissance,
s’abandonna tout entier à la corde et ne proféra ni une plainte ni un
mot.
—A présent, moi, je m’en vas quérir les gendarmes, dit tranquillement
un autre voisin.
Cependant, on s’empressait autour de Jacques Molinier, qu’on avait
relevé et assis sur une chaise. Moi, je promenais sur tout ce monde
turbulent des regards où devaient se traduire mon hébétement ensemble
avec mon désespoir. Allait-on me garrotter à mon tour? Effaré, je
portai les mains à mon front, tâchant sans doute d’y retenir ma pensée
qui fuyait, et dans une minute me livrerait sans défense à cette
foule ameutée. Mon front était un bloc de glace. Tout d’un coup, je
sentis mes yeux devenir froids aussi, et, je m’en souviens encore en
frissonnant, j’eus l’impression bien nette, et d’autant plus terrible,
de quelqu’un qui va mourir.
—Je n’ai rien fait! je n’ai rien fait! râlai-je du ton dont j’eusse
rendu le dernier soupir.
Et je m’affaissai sur une marche du perron, non loin de Barnabé.
Quand je repris connaissance, l’ermite était debout; la longue corde
qui l’étreignait avait été déliée; seulement je vis quelque chose
briller autour de ses poignets: c’étaient les menottes. Quatre
gendarmes, accourus en toute hâte, l’entouraient. Un de ces hommes se
retourna vers moi.
—Allons, marche, vermine! me cria-t-il brusquement.
—Je n’ai rien fait!... je n’ai rien fait!...
Les sanglots étouffèrent ma voix.
La multitude avait grossi, et nous dûmes traverser ces masses
mouvantes, éclairées par les lueurs indécises de cent lanternes, au
milieu des apostrophes, des rires, des vociférations et des hurlements.
—Bonne nuit, Frère! nous cria Antonin Tabarié, comme nous défilions
devant la _Chèvre-Double_.
* * * * *
Enfin, nous touchâmes le sommet de notre calvaire, le seuil de la
prison de Saint-Gervais! Nous étions chez nous.
L’escalier se perdait dans une tour humide et noire. Nous atteignîmes
bientôt un palier assez spacieux. Un homme était là, la tige d’un
_carel_ accrochée au bout des doigts.
—C’est donc le jour des Frères aujourd’hui? dit ce personnage sinistre.
Les gendarmes éclatèrent de rire.
—Il paraît bien! répondit l’un d’eux.
—Il y avait longtemps que nous guettions Barnabé, ajouta un autre.
—Il porte plus d’un gros péché sur la conscience, continua un
troisième.
—Sans parler de M. Cœurdevache, de Saint-Pons, conclut le quatrième
gendarme.
Une lourde porte, ferrée de gros clous faisant saillie sur le bois, fut
ouverte. On nous poussa; puis la porte, retirée vivement, se referma.
Nous restâmes debout dans les ténèbres, consternés, écrasés, anéantis.
Après avoir pleuré, sangloté, je poussai des cris. Je n’étais pas
maître de ne pas crier. Soudain, une main me frôla. C’était évidemment
la main de Barnabé. J’eus un frisson d’horreur.
—Voulez-vous me laisser! lui dis-je, reculant.
—Pauvre mignon! articula une voix attendrie.
Et la main, qui avait tenté de me saisir, me caressa.
En un trou de la muraille, un lampion brûlait dans un verre huileux. Un
à un les objets, indistincts à mon entrée dans la prison, émergeaient
peu à peu de l’obscurité: une cruche, de la paille, une escabelle de
bois...
J’ouvris plus grands mes yeux obscurcis par les larmes, et, devant
moi, la mine inquiète, apitoyée, se dressa Venceslas Labinowski. Il
m’embrassa. Dans mon affreuse détresse, je me laissai faire, je m’en
souviens, avec une sorte de plaisir.
—Comment, misérable, s’écria l’ancien Frère de Cavimont, s’adressant
à l’ermite de Saint-Michel toujours silencieux, immobile, pétrifié,
comment, vous avez osé mêler le neveu de M. le curé des Aires à vos
aventures! Vous ne savez donc pas que cette peur est capable de le
tuer! Pour une femme, j’ai volé les vases sacrés de mon ermitage
et les ai vendus à des juifs; mais jamais il ne me fût venu l’idée
d’assassiner un enfant, et vous assassinez celui-ci, bête brute que
vous êtes!...
Venceslas ne put se tenir de m’embrasser de nouveau.
—Ne pleure pas, mon cher mignon: tu ne passeras pas de longues heures
en prison, va. Demain matin, le brigadier de gendarmerie viendra, il
est l’ami de M. le curé de Saint-Gervais, il connaît même ton oncle,
je crois, et, sois tranquille, tu sortiras d’ici et retourneras aux
Aires...
Il arrêta sur Barnabé des regards chargés d’une colère terrible.
—Voyons, vous qui ne cessiez de m’injurier ce matin dans la rue,
allez-vous me dire ce que vous avez fait, pour que je sache jusqu’à
quel point vous avez exposé ce pauvre petit.
L’ermite de Saint-Michel, fiché dans les dalles comme un pieu, ne
bougeait ni pieds ni langue. Labinowski, incapable de se contenir,
l’agrippa aux épaules et le secoua à le renverser.
—Je suis perdu, frère Venceslas, bredouilla-t-il.
—Je l’espère bien!
—Oh! Frère, mon brave frère Venceslas!...
Il pleura abondamment.
—Est-il lâche, cet animal! s’écria Venceslas exaspéré... Je vous
demande ce que vous avez fait?
—J’ai tué Jacques Molinier.
—Vous... avez... tué?...
—Quand je pense que c’est pour un jambon...
—Et le neveu de M. le curé était là?
—Oui.
—Mais il n’a pas trempé dans cette horreur, je suppose?
—Oh! non.
—Cher enfant! murmura Labinowski avec un soupir de soulagement.
Il se tourna vers moi et me sourit.
—Alors, Jacques Molinier est mort? s’informa-t-il.
—Je le crains. Il s’est fendu la tête en tombant.
—Eh bien! voilà le plus joli coup de votre vie, et si votre affaire
avec M. Cœurdevache était embrouillée, celle-ci est claire comme le
jour...
—Quoi? demanda stupidement Barnabé.
—Parbleu! en vous voyant entrer ici, j’ai bien compris que nous
voyagerions ensemble jusqu’à Brest ou à Toulon. Mais puisque vous
poussez les choses, vous, jusqu’à ce que mort s’ensuive, je vois que
nous n’irons ensemble que jusqu’à Montpellier.
—Vous me laisserez?
—Certes!
—Où donc, frère Venceslas?
—Ecoutez, imbécile. De Saint-Gervais, on nous mènera ensemble et en
voiture, s’il vous plaît, jusqu’au Palais-de-Justice, à Montpellier. Là
on nous jugera, et, après le jugement, tandis que moi, je prendrai la
route du bagne, vous, toujours en voiture, vous irez sur l’Esplanade,
où un monsieur bien habillé vous dira deux mots à l’oreille.
—Pourquoi faire? balbutia l’ermite, hébété.
—Pour vous couper le cou, scélérat!
Barnabé, qu’une tension nerveuse extrême, une sorte de tétanos
momentané, avait maintenu debout, raide, inflexible comme une barre de
fer, sentit fléchir ses genoux. Pour ne pas tomber, il s’appuya sur
le bras de Venceslas. Celui-ci le conduisit vers une botte de paille
étalée en un coin, et, sans le soutenir autrement, ainsi qu’une masse,
le laissa s’affaisser sur le carreau. Le Polonais éprouvait je ne sais
quel amer et profond dégoût.
Cependant, Barnabé, dont une catastrophe aussi subite qu’inattendue
avait pour ainsi dire paralysé le cerveau, sentit la lumière de la
pensée s’y infiltrer peu à peu; sa langue incontinent se délia.
—Que deviendra Félibien? marmotta-t-il, que deviendra mon Félibien?...
Moi qui ne travaillais que pour lui!... Sachant trouver de l’ouvrage,
je lui aurais gagné, à force de peine un magasin aussi beau que celui
de M. Briguemal, à Béziers... Maintenant tout est fini: je suis pris,
et, puisque j’ai tué Jacques Molinier, il faudra bien que la justice
me tue. Chacun son tour, l’honnête homme comme celui qui ne l’est
pas!... Ah! mon Dieu! moi qui suis si méritant aux yeux de toute la
contrée, pour la bagatelle d’un jambon!... Aussi pourquoi Molinier
est-il retourné de Mèze, près de la mer! D’abord, je suis vif de mon
naturel... J’ai poussé mon ennemi, et le malheur est arrivé tout
seul... Etre en prison, moi, Barnabé Lavérune, ermite de Saint-Michel,
qui suis allé une fois à Saint-Jacques de Compostelle et deux fois à
Rome pour voir le saint-père et lui faire mes compliments!...
—Tiens, j’y suis bien, en prison, moi, Venceslas Labinowski, ermite de
Notre-Dame de Cavimont...
—Vous, c’est différent...
—C’est cela, moi, je suis un brigand de la Calabre, comme vous dites;
mais vous, vous êtes un petit Saint-Jean qu’il faudra placer dans une
niche... Nous verrons devant la cour d’assises...
—La cour d’assises?
—Nous verrons, devant la cour d’assises, lequel de nous deux il
conviendra de canoniser... Le brigadier de gendarmerie, durant la
visite qu’il m’a faite cette après-midi, m’a longuement entretenu de
vos fredaines; il les connaît toutes.
—Toutes? gémit Barnabé, courbant le front.
—Du reste, qu’a-t-on besoin de revenir sur tous les tours que vous
avez joués pour vous condamner, l’assassinat de Jacques Molinier
suffira bien.
—Il suffira?
—Et vous irez embrasser M. le bourreau.
—M. le bourreau? répéta le Frère, dont une terreur écrasante
bouleversait de nouveau les idées.
—Oui, M. le bourreau, répéta énergiquement Venceslas Labinowski.
Barnabé, terrassé par ce coup de massue, s’étendit de tout son long,
les quatre membres inertes, les yeux morts, vitreux, la bouche
contractée par un intraduisible désespoir. Il se retourna brusquement,
enfouit son visage dans la paille profonde et recommença ses sanglots,
pareils à des hurlements.
Ce campagnard effronté, volontaire, cynique, violent jusqu’à la
férocité, était vaincu. La structure puissante de sa machine, bâtie
à chaux et à sable, arc-boutée des muscles d’un centaure, avait fait
jusqu’ici toute l’audace de l’ermite, et, cette audace mise à néant
par une défaite imprévue, il ne lui restait plus aucun ressort. Les
sentiments qui, même quand le monde entier l’écrase, restent l’honneur
de la nature humaine, en affirmant chez elle la prédominance d’un
principe indestructible, divin: la fierté, le courage, cette noblesse
de l’attitude, preuve manifeste qu’il ne dépend pas des hasards de la
vie de nous abaisser jusqu’au niveau de la brute, étaient inconnus de
Barnabé. Venceslas Labinowski, malgré les crimes qui le chargeaient,
soit par quelque finesse de son organisme, soit par quelque culture
dont autrefois dans son pays il avait enrichi son esprit, percevait la
pleine sensation de sa dignité. Mais le Frère de Saint-Michel était
le paysan grossier, avide seulement d’argent et de mangeaille, sourd
aux voix élevées de l’âme, courageux tant qu’il avait été le plus
fort, amoindri, déprimé, bas, abject, dès qu’une force supérieure, le
saisissant au collet, lui faisait ployer les genoux.
—Pétiot, mon pétiot, barbouilla-t-il, m’appelant.
Je m’approchai.
—Il ne m’arrivera rien de bon, mon pétiot, je le crains. Mais
tu sauveras mon trésor de Saint-Michel pour Félibien, n’est-il
pas vrai?... Oh! je demande bien pardon à ton oncle, à Marianne
pareillement... Va, je ne t’aurais pas amené avec ta soutane et ton
surplis, si j’avais su... Tu recommanderas à ton oncle de lever le
troisième pavé de la sixième rangée, dans ma chambre de Saint-Michel...
Mon ermitage si joli, il faut le quitter, je ne le verrai plus!... Et
Baptiste? Je pense qu’on le nourrit bien à la Gendarmerie... Sous ce
troisième pavé, M. le curé découvrira ma cachette, puis tout au fond,
en un recoin, sous un tas de feuilles sèches, un long bas plein comme
un œuf. Il y a sept mille neuf cent nonante-trois francs huit sous.
Quelle fortune, Jésus-Seigneur!... C’est comme ça...
Il s’interrompit, se redressa sur son séant, puis se fouilla. Un éclair
fugitif de vie illumina ses yeux éteints, quand le bout de ses doigts
toucha le fond de son gousset. J’ouïs un léger bruit de monnaie.
—Tiens, mon fillot, reprit-il me tendant quelques menues pièces
blanches, voici six francs douze sous, tout ce qui me reste de mes
quêtes et de mes ventes. Justement ça complète les huit mille francs de
Félibien... Tu donneras cette somme à ton oncle, et tu lui diras que,
pour tout le bien que je t’ai fait pendant qu’il buvait les eaux de M.
Anselme Benoît, je ne lui réclame qu’une grâce: c’est de veiller à ce
que mon Félibien ait tout mon magot, à ce qu’il n’en revienne pas un
denier à la justice. Je pense bien qu’ayant pris l’homme, elle n’a pas
besoin de lui voler le sac de ses économies, la justice!... Pour mes
malheurs d’aujourd’hui, tu n’en parleras ni aux Combal, ni aux Garidel,
ni à Braguibus, ni à Baptiste...
Sans mot dire, je reçus l’argent de Barnabé.
—Alors, vous ne gardez pas un sou? lui demanda Venceslas.
—A quelles fins, mon Dieu?
—Pour vous procurer des douceurs dans les prisons de Montpellier,
avant le jugement... Moi, je conserve en poche soixante francs.
—Le magot de frère Pastourel, de Saint-Sauveur, sans doute?
—La fin du magot, hélas!... Une chose me console, c’est que j’ai pu
laisser une avance à Catherine... Qui sait si je ne parviendrai pas, un
jour, à la rejoindre!... Enfin... Pourvu qu’on ne me fouille pas, du
reste!...
Il s’arrêta, puis se passa la main sur le front comme pour chasser des
pensées pénibles.
—Barnabé, reprit-il, gardez quelques sous, je vous le conseille.
—Je n’ai besoin de rien, répondit l’ermite d’une voix accablée.
—Dans ce cas, attendez-vous à tirer plus d’une fois la langue de faim,
surtout de soif.
—Et si je n’y allais pas, dans vos prisons de Montpellier! s’écria le
Frère, se plantant debout et gesticulant avec fureur.
—Comment ferez-vous pour ne pas y aller?
—Et si je leur glissais dans les doigts, à ces gendarmes du
gouvernement! vociféra-t-il.
Venceslas lui cingla la face d’un rire ironique, cruel, impitoyable,
haussa dédaigneusement les épaules, et, se retournant vers moi:
—Mignon, me dit-il de sa voix si affectueuse de la _Grappe-d’Or_,
avec de la paille je vais t’arranger un petit lit près de moi. Tu
dormiras, et cette affreuse nuit passera plus vite... Demain matin
viendra le brigadier de gendarmerie. C’est un brave homme, malgré son
métier. Je te le promets, il te conduira lui-même chez M. le curé de
Saint-Gervais, qui prendra soin de toi...
En me consolant ainsi, Venceslas, qui avait enlevé plusieurs brassées
de paille, m’accommodait une couchette le long du mur. Il me saisit une
main.
—Dieu! s’écria-t-il, quelle fièvre!
Il m’embrassa sur le front, et, me sentant mourir, après m’être
suspendu au cou de Venceslas, qui, j’ai quelque honte à l’avouer, était
redevenu mon Venceslas de Bédarieux, je me couchai sans dépouiller ni
ma calotte, ni ma soutanelle, ni mon surplis.
J’ignore combien de temps je demeurai encore les yeux ouverts,
regardant la lune, dont les rayons venaient de frapper les barreaux
d’une haute fenêtre percée juste en face de moi. J’aurais pu
compter des milliers d’étoiles tremblotant dans un ciel tranquille.
Etaient-elles heureuses, ces étoiles, libres là-haut dans l’espace
infini! Venceslas s’arrangea une place à mes pieds et s’y étendit,
m’ayant souri une dernière fois.
J’éprouvais de temps à autre comme des suffocations, des envies
irrésistibles de pleurer. Ces convulsions de la peur et du désespoir,
malgré que j’en eusse, me tenaient éveillé. Pourtant, il était des
minutes où je me sentais rassuré, où je parvenais à fixer ma pensée
haletante sur le bonheur qui m’attendait, le lendemain matin, quand le
brigadier de gendarmerie, convaincu de mon innocence, me remettrait aux
mains de M. le curé de Saint-Gervais. De quel élan je volerais vers les
Aires, vers Lunel, si Marianne n’était pas de retour d’Eric!
Un moment, je me trouvai amené, par mon extrême fatigue, à cet état
indécis où l’intelligence se noie, où l’âme et le corps, de conserve,
vont s’abîmer dans le sommeil...
—Et Baptiste? et Baptiste? cria-t-on près de moi.
J’eus un redressement galvanique.
Qui donc avait parlé?
C’était Barnabé. Il allait à travers la prison, tenant dans ses mains
la corde blanche, à nœuds solides, qui lui ceignait les reins, et dont
les bouts flottants se confondaient avec son chapelet. Evidemment le
Frère détachait son vêtement et, comme moi, se disposait à se coucher.
Venceslas ronflait bruyamment. Je me renversai sur la paille et
m’endormis les poings fermés.
* * * * *
Après plusieurs heures d’un repos inquiet, agité, fiévreux, quelque
chose m’effleura le visage. Peut-être une nouvelle caresse de Venceslas
Labinowski. Non, l’aile d’une hirondelle qui m’avait frôlé légèrement.
J’en vis une, deux, trois, dix, volant à travers la prison, comme des
fleurs blanches et noires entraînées dans un tourbillon. Les premières
clartés de l’aube blanchissant les murailles, je pus distinguer, bâti
au-dessus de ma tête, contre une poutrelle vermoulue, un nid d’où
sortait une queue fourchue.
Mes yeux, en quête à travers l’espace, s’arrêtèrent à la grande fenêtre
sans vitres, obstruée de tiges de fer entre-croisées. Quelle était
cette forme longue accrochée aux barreaux? Oh! c’était Barnabé! Éveillé
avant moi, il se hissait sur la pointe des orteils pour respirer
l’air frais du matin et jouir du spectacle de la rue. Il n’avait pas
son chapeau sur la tête, et le vent, d’ordinaire assez vif aux pays
de montagnes, soulevait ses cheveux gris, en éparpillait les mêches
pointues de toutes parts.
Quelle immobilité! Peut-être le Frère suivait-il de l’œil les
gendarmes, qui se dirigeaient vers le clocher et tout à l’heure
allaient entrer ici. Soudain il me parut, le jour grandissant toujours
davantage, que les pieds de l’ermite ne touchaient pas le sol.
Je me mis debout...
Je m’approchai pour voir... Horreur!... Il s’échappa de ma poitrine un
cri terrible; puis je reculai d’épouvante, appelant:
—Venceslas! Venceslas!
—Eh bien? demanda celui-ci, réveillé en sursaut.
Je bondis à la porte de la prison, et, frappant avec fureur, je criai
désespérément, comme chez Gathon Molinier:
—Au secours! au secours!
L’homme qui, la veille, tenait la lampe de cuivre devant les gendarmes,
ouvrit un petit judas.
—Qu’est-ce que vous voulez, vous autres? demanda-t-il.
—Le frère Barnabé s’est pendu, lui répondit Labinowski froidement.
Vite, portez un couteau pour couper la corde.
Le geôlier, lequel était en même temps sonneur et sacristain de la
paroisse, occupait un logement sur le palier de la prison. Il entra
chez lui et reparut tout de suite, un énorme couteau de cuisine à la
main.
Quand le bonhomme, ayant fait sauter les verrous, entra, suivi
de sa femme à moitié vêtue, il était pâle comme un linge. Songez
donc, pareille catastrophe ne s’était évidemment jamais produite à
Saint-Gervais.
—Que faut-il faire? que faut-il faire? répétait-il, la tête perdue.
—Passez-moi le couteau, lui dit Venceslas avec un calme admirable, et
courez au galop prévenir le brigadier de gendarmerie. Moi, je me charge
de décrocher mon confrère et de lui donner les premiers soins.
L’honnête geôlier partit comme une flèche.
Quand le bruit de ses pas eut cessé de retentir sur les marches de
pierre de taille, l’ancien ermite de Cavimont, d’une voix câline,
insinuante, émue, dit à la femme du sonneur:
—Brave personne, dépêchez-vous d’aller, rue de l’Espinouse, chez le
médecin, car, pour sauver le pendu, il faut le saigner tout de suite,
et ce n’est pas mon métier.
A peine la naïve geôlière, en imbibant son mouchoir de ses larmes, se
fut-elle éloignée à son tour, que Venceslas Labinowski, rayonnant, me
prit dans ses bras, m’embrassa et disparut...
* * * * *
Que fis-je dans la prison de Saint-Gervais, durant les éternelles
minutes que j’y passai tout seul avec Barnabé, dont la face violacée,
hideuse, où se lisaient les convulsions d’une horrible agonie, m’avait
rempli d’un effroi à me rendre fou? Je ne saurais le dire. Je ne
me souviens ni de l’arrivée des gendarmes, ni des reproches qu’ils
adressèrent sans doute au geôlier, coupable d’avoir laissé s’évader
Venceslas, ni des efforts qu’on dut tenter pour rappeler à la vie
l’ermite de Saint-Michel. Vraisemblablement la méningite qui, dans
quelques instants, allait bouleverser ma pauvre tête et me retenir
plusieurs semaines dans un lit au presbytère de Saint-Gervais,
m’envahissait déjà le cerveau et ne me permettait aucune perception
bien distincte.
On m’a raconté depuis que, dans mon trajet du clocher à la cure de
Saint-Gervais, je balbutiais à chaque pas:
—Je veux retourner chez mon oncle... Je veux retourner chez mon
oncle... J’ai peur de Barnabé... J’ai peur...
FIN DU LIVRE TROISIÈME
CONCLUSION
Je ne restai pas moins de trois semaines à Saint-Gervais. Enfin mon
oncle, arrivé la veille des Pyrénées, vint me chercher, et le médecin
de la rue de l’Espinouse, dont j’ai oublié le nom, pas plus que M.
Anselme Benoît, lequel, en cette circonstance, me témoigna la plus vive
affection, ne s’y opposant, nous partîmes pour les Aires.
Il faisait une journée de mai douce, tempérée, suave. Le cheval des
Garidel traînait la carriole, où nous étions entassés pêle-mêle: mon
oncle, Marianne, Liette, qui avait voulu être du voyage parce que
Simonnet en était, M. Combal, attaché à ses chers enfants à ne pouvoir
plus s’en déprendre, moi enfin. Devant nous, allait M. Anselme Benoît,
éclairant la route avec sa mule fringante, magnifiquement caparaçonnée.
Derrière, fermant la marche, venait Braguibus chevauchant Baptiste,
retiré depuis peu de la fourrière et gravissant la montée des
_Treize-Vents_ à petits pas.
Mon oncle, à qui les eaux d’Amélie avaient procuré du soulagement, bien
qu’il se reprochât certainement de m’avoir confié à Barnabé, paraissait
tout heureux. Il ne hasarda pas un mot sur l’ermite.
* * * * *
Le lendemain, fut célébré le mariage de Simonnet Garidel avec Juliette
Combal. La cérémonie eut lieu avec toute la pompe possible. C’est
moi qui assistai mon oncle à l’autel, revêtu de mes jolies nippes
sacerdotales, que Marianne, en vue de la cérémonie, avait fait remettre
en état. J’étais content, et cela me donna des forces. Je dois avouer
pourtant qu’à l’Élévation, quand j’entendis le fifre de Braguibus,
autorisé à mêler, lui aussi, sa note joyeuse à la fête, je reçus un
tel coup que je sentis comme si le cœur me manquait. Cette musique me
rappelait trop Saint-Michel, Barnabé, le drame poignant où j’avais
failli périr.
Du reste, cette mélopée matrimoniale fut le dernier élan, comme
qui dirait le chant du cygne de Braguibus. Le dimanche d’après,
en effet, aux vêpres, mon oncle, avant de donner la bénédiction
du Saint-Sacrement, annonça à ses ouailles assemblées qu’avec
l’agrément de Monseigneur il venait de nommer Jean Maniglier ermite de
Saint-Michel, en remplacement de Barnabé Lavérune, «_dont la paroisse
devait oublier la vie et surtout la mort_.»
Au même instant, Braguibus, ses membres grêles ensevelis dans un
vaste froc de bure, un bourdon neuf et brillant à la main, sortit
de la sacristie. Il s’avança vers le chœur à pas comptés, déposa en
_ex-voto_ son fifre sur le maître-autel, à la porte du tabernacle, puis
s’agenouillant, selon l’usage, récita: «_Je me confesse_....»
Mon oncle, alors, lui adressa quelques paroles sur la Confrérie des
Frères libres de Saint-François. Il rappela que Saint-Michel avait
connu des ermites qui non-seulement furent des sujets d’édification
pour la paroisse des Aires, mais pour toute la vallée d’Orb. Il
anathématisa Barnabé Lavérune, lequel, ayant manqué de donner la mort
à Jacques Molinier, de Saint-Gervais, dont la blessure heureusement se
trouvait cicatrisée aujourd’hui, en était arrivé à désespérer du ciel
et à s’ouvrir de ses propres mains les portes de l’enfer. Enfin il
lança la malédiction divine contre le frère Venceslas Labinowski, de
Notre-Dame de Cavimont, ce criminel endurci...
«Si ce malheureux, dit-il, est parvenu, par la ruse, à fuir la justice
des hommes, il ne réussira pas à éviter le jugement de Dieu.»
Durant cette instruction, Braguibus ne cessa de pleurer à chaudes
larmes, et de se frapper la poitrine en répétant: «_C’est ma faute,
c’est ma faute, c’est ma très-grande faute!..._»
* * * * *
—Et Félibien? va me demander le lecteur.
—Félibien Lavérune n’avait eu garde, en apprenant la mort de son père,
de demeurer à Moret, «_département du Jura_.» Il était accouru, avait
palpé le magot enfoui sous «_le troisième pavé de la sixième rangée_;»
puis, ayant vendu Baptiste à Braguibus, entiché de l’ermitage de
Saint-Michel, était reparti allégrement.
Félibien Lavérune est établi depuis longtemps; il possède un magasin
qui laisse bien loin derrière lui, par le luxe de l’étalage et
l’abondance des marchandises, la pauvre boutique de M. Briguemal, de
Béziers, objet des convoitises de son père l’ermite. La devanture de
cet établissement magnifique, qui se développe sur une façade de quinze
mètres au moins, est surmontée de cette enseigne triomphante:
AU MOUVEMENT PERPÉTUEL.
_Félibien Lavérune, horloger de 1^{re} classe._
—Où donc? où donc?
—A Lyon, cher lecteur, à Lyon, rue Mercière.
—A Lyon! est-ce possible?
—Dieu! si Barnabé vivait!...
Libourne, septembre 1872.—Paris, octobre 1873.
FIN
[Illustration]
End of the Project Gutenberg EBook of Barnabé, by Ferdinand Fabre
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 51179 ***
Barnabé
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—Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.
—On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes.
—La table des matièrs a été rajoutée dans ce livre électronique.
—Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et
a^{bc}.
LES COURBEZON 1 vol.
(ouvrage couronné par l’Académie française.)
JULIEN SAVIGNAC 1...
Read the Full Text
— End of Barnabé —
Book Information
- Title
- Barnabé
- Author(s)
- Fabre, Ferdinand
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- February 11, 2016
- Word Count
- 97,167 words
- Library of Congress Classification
- PQ
- Bookshelves
- FR Littérature, Browsing: Literature, Browsing: Fiction
- Rights
- Public domain in the USA.
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