ďťżThe Project Gutenberg EBook of Aventures de l'abbĂŠ de Choisy habillĂŠ en
femme, by François-TimolÊon de Choisy
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Title: Aventures de l'abbĂŠ de Choisy habillĂŠ en femme
Author: François-TimolÊon de Choisy
Editor: Marc de Montifaud
Illustrator: Jules-Armand Hanriot
Release Date: January 21, 2017 [EBook #54035]
Language: French
Character set encoding: UTF-8
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES DE L'ABBE DE CHOISY ***
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n'a pas ĂŠtĂŠ harmonisĂŠe.
MĂMOIRES
DE L'ABBĂ
DE CHOISY
HABILLĂ EN FEMME
[Illustration:
_Il a ĂŠtĂŠ tirĂŠ
de cet ouvrage
dix exemplaires sur Papier
ImpĂŠrial du Japon
numĂŠrotĂŠs de 1 Ă 10,
et mille exemplaires
sur pur fil Lafuma
ancien numĂŠrotĂŠs
de 11 Ă 1010_
No 994
]
LE LIVRE DU BOUDOIR
MĂMOIRES
DE L'ABBĂ
DE CHOISY
HABILLĂ EN FEMME
_Avec Notice et Bibliographie_
PAR LE CHEVALIER DE PERCEFLEUR
Membre Correspondant de l'AcadĂŠmie des Dames
[Illustration: dĂŠco]
SE VEND A PARIS
A LA BIBLIOTHĂQUE DES CURIEUX
4, RUE DE FURSTENBERG, 4
(Derrière l'Abbaye St-Germain-des-PrÊs)
1920
MĂMOIRES DE L'ABBĂ DE CHOISY
NOTICE
SUR L'ABBĂ DE CHOISY
_ÂŤChoisi n'est icy qu'ĂŠbauchĂŠ:
Sa vie on devrait bien ĂŠcrire,
Mais jamais on ne pourra dire
S'il fut plus fou que dĂŠbauchĂŠ[1]Âť_
[1] Quatrain manuscrit, de la main de Clairambault, Ă la fin de
la PrĂŠface des _MĂŠmoires pour servir Ă l'Histoire de Louis XIV_,
Utrecht, 1727, Bibl. Nation. Lb, {37} 140. B.
François-TimolÊon de Choisy naquit à Paris le 16 aoÝt 1644. Son père
ĂŠtait intendant du Languedoc quand il fut chargĂŠ d'arrĂŞter Ă Montpellier
M. de Cinq-Mars et de se saisir de ses papiers. Il le trouva occupĂŠ Ă en
brĂťler une grande partie: les lettres de la princesse Marie et de Mme de
Choisy, leur confidente, et il eut la complaisance de le laisser faire.
Vous avez raison, Monsieur, dit Cinq-Mars, vous seriez bien fâchÊ de
trouver ce que je viens de brĂťler...Âť Ce Choisy dut aux intrigues de sa
femme de devenir Conseiller d'Ătat, puis Chancelier de Monsieur, duc
d'OrlÊans et frère de Louis XIII. Mme de Choisy[2] Êtait fille aÎnÊe de
M. de Belesbat, de la maison de Hurault, et petite-fille du Chancelier de
l'Hospital. Elle avait eu dĂŠjĂ trois fils, quand, Ă plus de cinquante
ans, ĂŠtant toujours belle et coquette, elle s'avisa d'en faire un
quatrième. Elle pensait ainsi prolonger de deux lustres l'apparence de sa
jeunesse. Elle joignait Ă la beautĂŠ, Ă l'ambition, Ă l'intrigue et Ă la
coquetterie, un esprit sans lequel ces grâces et ces aspirations ne leur
eussent servi que de peu. Car cet esprit plut tant Ă Louis XIV qu'il lui
donnait deux audiences par semaine, et qu'il la pourvut d'une pension de
8.000 livres afin de se conserver les charmes de sa conversation, et dans
l'espoir de devenir ÂŤhonnĂŞte hommeÂť Ă son commerce, comme elle le lui
avait fait accroire après avoir gagnÊ la confiance d'Anne d'Autriche. En
outre, elle correspondait avec Marie de Gonzague, reine de Pologne,
Madame Royale de Savoie, Christine de Suède et plusieurs princesses
d'Allemagne. Par un effet de la politique pitoyable de Mazarin, l'on
ĂŠlevait Monsieur, frère de Louis XIV, d'une manière effĂŠminĂŠe, propre Ă
le rendre incapable et pusillanime; Mme de Choisy, pour faire sa cour Ă
tout le monde, le Roi, Mazarin et Monsieur, fit prendre à son fils, âgÊ
de cinq ans, les mĂŞmes habitudes. ÂŤOn m'habilloit en fille, dit l'abbĂŠ,
toutes les fois que Monsieur venoit au logis, et il y venoit au moins
deux ou trois fois par semaine... Dès qu'il arrivoit, suivi des nièces du
Cardinal Mazarin et de quelques filles de la reine, on le mettoit Ă sa
toilette, on le coiffoit. Il avoit un corps pour conserver sa taille...
on lui Ă´toit son justaucorps pour lui mettre des manteaux de femme et des
jupes... Quand Monsieur ĂŠtoit habillĂŠ et parĂŠ, on jouoit Ă la petite
prime... et sur les sept heures on apportoit la collation...Âť
[2] Voir ce qu'en disent Tallemant des RĂŠaux, VII, 162; Segrais,
_MĂŠmoires anecdotes_, p. 26; Somaize: _Dict. des PrĂŠcieuses_,
sous le nom de _CĂŠlie_, p. 55, ĂŠd. Jannet, t. I, 1856.
Peu Ă peu, Mme de Choisy prit goĂťt Ă cette courtisanerie ridicule: que
Monsieur vÎnt ou ne vÎnt pas, François-TimolÊon resta vêtu en fille,
serrĂŠ dans un corset qui lui fit Ă la longue _ĂŠlever la chair_, et frottĂŠ
tous les jours avec de l'eau de veau et de la pommade de pied de mouton!
On lui enduisait encore le visage d'une mixture propre Ă dĂŠtruire les
germes pileux; enfin, quand il eut l'âge oÚ l'esprit vient aux filles, il
trompa les connaisseurs, et jusqu'aux femmes elles-mĂŞmes...
A l'âge de dix-huit ans, ayant perdu sa mère, dont il n'avait hÊritÊ que
l'esprit, la voluptueuse mollesse, la beautĂŠ et les diamants, il essaya
du costume viril; mais, sur le conseil de Mme de La Fayette, il reprit
bientĂ´t les jupes, les volants et les mouches. On le voyait au spectacle,
jouant de l'ĂŠventail, et mĂŞme aux offices de sa paroisse, qu'il suivait
rÊgulièrement, lisant sa messe dans un livre d'heures à miroir carrÊ.
Montausier l'ayant morigĂŠnĂŠ devant le Dauphin, un jour qu'il se pavanait
Ă l'OpĂŠra dans une robe blanche Ă fleurs d'or, ornĂŠe de parements de
satin noir et d'une ĂŠchelle de rubans couleur de rose, il prit le parti
de se retirer en province sous le nom de _Comtesse des Barres_. Il acheta
donc le château de CrÊpon, aux environs de Bourges, paraÎt-il, et devint
une femme Ă la mode Ă qui les mamans confiaient leurs filles. Une
intrigue avec une comÊdienne le ramène à Paris, puis l'exile à Bordeaux,
avatar mystĂŠrieux dont le rĂŠcit ne nous a pas ĂŠtĂŠ conservĂŠ, et qui fut le
plus piquant de sa vie, si l'on en juge par une brève allusion. J'ai
jouÊ, dit-il, la comÊdie sur le thÊâtre d'une grande ville comme une
fille: tout le monde y ĂŠtoit trompĂŠ. J'avois des amants Ă qui j'accordois
de petites faveurs, fort rĂŠservĂŠ sur les grandes; on parloit de ma
sagesse...Âť On voit que l'abbĂŠ, dans son incroyable inconscience,
identifiait son sexe au sexe supposĂŠ de la _Comtesse des Barres_, de _Mme
de Ganzi_, ou de _Mlle de Sancy_, ses divers pseudonymes: il croit avoir
ĂŠtĂŠ sage en n'accordant Ă ses dupes que de petites faveurs!...
Ces dÊbordements publics amenèrent ses frères à exiger qu'il reprÎt le
costume convenable, et qu'il allât prendre au loin l'habitude de le
porter. Choisy s'en fut Ă Venise, oĂš il perdit au jeu l'argent qui lui
restait. Croyant sans doute avoir contrariĂŠ la Fortune ou n'ĂŞtre pas
reconnu d'elle--bien qu'il la sĂťt aveugle--, il reprit ses atours et
revint Ă Paris. LĂ , trop certain que la DĂŠesse mondaine l'abandonnait, il
se souvint qu'il ĂŠtait abbĂŠ, et, rendant infidĂŠlitĂŠ pour infidĂŠlitĂŠ, il
se retira dans l'abbaye de Sainte-Seine, dont il avait ĂŠtĂŠ gratifiĂŠ en
1663, et qui lui rapportait 6.000 livres. Les revenus du prieurĂŠ de
Saint-LĂ´, et le doyennĂŠ de la cathĂŠdrale de Bayeux, ajoutĂŠs Ă cette
rente, lui composaient une mense annuelle de 14.000 livres, insuffisante
pour une coquette, mais considĂŠrable pour un ermite. A Sainte-Seine
commença sa liaison avec Bussy-Rabutin, exilÊ dans ses terres, qui lui
conseilla d'ĂŠcrire des livres de dĂŠvotion Ă l'usage des gens du monde,
conseil qu'il ne devait mettre à profit que quelques annÊes après. En
attendant, il revient derechef Ă Paris gaspiller ses ĂŠconomies, et trouve
un sauveur dans le cardinal de Bouillon, qui lui propose de le suivre Ă
Rome en qualitĂŠ de conclaviste pour l'ĂŠlection de ClĂŠment X (1676). A
Rome, le cardinal de Retz le fait nommer conclaviste gĂŠnĂŠral des
cardinaux français. Cependant, le singulier abbÊ n'Êtait pas encore
prĂŞtre et ne connaissait Dieu que par ouĂŻ-dire... Une maladie, qui le mit
Ă deux doigts de la mort, lui fit entrevoir un enfer peuplĂŠ de polissons
habillĂŠs en femme et des conclavistes sans croyance. L'abbĂŠ Dangeau, son
ami, acheva de l'ĂŠclairer sur la Foi, et le vit si ĂŠtourdi de l'existence
de Dieu qu'il s'apprĂŞtait Ă croire au baptĂŞme des cloches. Ils
commÊmorèrent tous deux cette importante conversion et le retour à la vie
par _Quatre Dialogues sur l'immortalitÊ de l'âme, l'existence de Dieu, la
Providence et la Religion_, dont deux au moins sont superfĂŠtatoires.
L'annĂŠe suivante (1685), Choisy s'offre pour une ambassade Ă Siam. La
mission se trouvant dĂŠjĂ donnĂŠe au chevalier de Chaumont, il rĂŠclame le
titre de _coadjuteur_, reprĂŠsentant que l'envoyĂŠ du Roi pouvait
succomber, soit dans les pĂŠrils de la traversĂŠe, soit sous l'ardeur du
soleil ou la mâchoire d'un crocodile... Parti _coadjuteur_, il revint
prĂŞtre[3], consacrĂŠ en deux heures par un ĂŠvĂŞque _in partibus_ ignorant
de son passĂŠ, et quelque peu ĂŠbloui par sa foi de nĂŠophyte, son titre, et
peut-ĂŞtre aussi les connaissances miraculeuses qu'il avait acquises
durant son pĂŠriple marin, Ă savoir: le portugais, le siamois et
l'astronomie...
[3] Dans l'ĂŠdition citĂŠe des _MĂŠmoires_ annotĂŠe par Clairambault,
on lit cette note manuscrite, dont nous mettons en doute la
vĂŠracitĂŠ, et qui n'a ĂŠtĂŠ relevĂŠe par personne: ÂŤIl fut mariĂŠ sur
terre Ă Mlle GardeblĂŠ et de laquelle il avoit au moins un enfant;
et il se fit faire prestre sur un vaisseau passant Ă Siam. Cela
donne lieu de l'appeler: mariĂŠ sur terre et prestre sur mer.Âť
Il amusa quelque peu la cour et la ville du rĂŠcit de son grand voyage, et
la relation qu'il en fit paraĂŽtre lui ouvrit les portes de l'AcadĂŠmie. Le
reste de son existence, partagĂŠ entre le sĂŠminaire des Missions
Êtrangères et la rÊdaction de ses ouvrages, est sans incidents ni grand
intĂŠrĂŞt. Les preuves de l'existence de Dieu ne lui avaient cependant pas
fait perdre sa frivolitĂŠ, tĂŠmoin la belle planche gravĂŠe qui ornait sa
_Traduction de l'Imitation de JĂŠsus-Christ_, dĂŠdiĂŠe Ă Mme de Maintenon.
On y voyait la pieuse maĂŽtresse Ă genoux au pied d'un crucifix, avec ce
verset de David, en dessous: _Audi, filia, Rex concupiscet decorem
tuum..._ L'application scandalisa tout le monde, et l'on invita l'abbĂŠ de
Choisy Ă retrancher cette image des exemplaires qui lui restaient Ă
dĂŠbiter. Il faillit ĂŞtre ĂŠvĂŞque: on craignit qu'il n'eĂťt encore de ces
rencontres, dont la naĂŻve justesse n'est pas toujours rĂŠparable...
Sur la fin de sa vie, obĂŠissant Ă Mme de Lambert, il rĂŠdigea les mĂŠmoires
qu'il aimait Ă raconter et qui faisaient le rĂŠgal des rouĂŠs de la
RĂŠgence. Il ignorait encore la pudeur!... Ce rĂŠcit de sa jeunesse, unique
dans notre littÊrature, et qui donna, plus d'un siècle après, l'idÊe de
Faublas au citoyen Louvet, appartenait aux _MĂŠmoires pour servir Ă
l'histoire de Louis XIV_, ouvrage ĂŠcrit avec agrĂŠment dans un style de
caillette. Les manuscrits en furent lĂŠguĂŠs par l'auteur Ă son parent, le
marquis d'Argenson, Ă qui l'abbĂŠ d'Olivet en dĂŠroba une copie pour la
faire imprimer en Hollande en n'en prenant que la fleur. L'abbĂŠ d'Olivet,
que Choisy avait reçu à l'AcadÊmie française, en publia à part la partie
galante à Lausanne et Genève en 1742, et peut-être même avant, en 1733,
soit trois livres sur cinq, tous trois fort attĂŠnuĂŠs ou incomplets.
L'abbÊ de Choisy Êtait mort depuis 1724, à l'âge de quatre-vingts ans.
Ses travaux, tant historiques que religieux, plus trois histoires
romanesques, forment une quinzaine d'ouvrages. Son _Histoire de l'Eglise_
fut entreprise sur les conseils de Bossuet, qui trouvait celle de Fleury
peu abordable. Elle forme onze tomes in-4Âş, qui ont moins fait pour sa
rĂŠputation qu'une centaine de pages licencieuses, ĂŠcrites d'une plume
enjouĂŠe. De tous les abbĂŠs galants, Choisy partage seul avec l'abbĂŠ
d'Entragues l'audace d'avoir poussĂŠ le libertinage jusqu'Ă provoquer la
curiositĂŠ publique; mais d'Entragues, qui recevait les visites dans son
lit, coiffĂŠ d'une cornette de dentelle, et les oreilles ornĂŠes de
pendeloques, n'a pas eu le cynique naturel de rendre ses comptes Ă la
PostĂŠritĂŠ. Aurait-il su se faire pardonner comme notre charmant
ĂŠtourdi?...
LE CHEVR DE PERCEFLEUR,
_Membre Correspondant de l'AcadĂŠmie des Dames_.
OUVRAGES A CONSULTER.--Voisenon, _Anecdotes littĂŠraires, Ĺuvres
complètes_, 1781, t. IV. D'Alembert, _Ăloge de l'AbbĂŠ de Choisy.
Lettres de L. B. Lauraguais Ă madame_*** (Lettre II), Paris,
1802. AimĂŠ Champollion, _Notice sur l'AbbĂŠ de Choisy_, nouv.
coll. des MĂŠm. relat. Ă l'hist. de France, t. VI, 1839.
Sainte-Beuve, _Causeries du Lundi_, t. III. D'Argenson,
_MĂŠmoires_, Plon, 1857, t. I. MonmerquĂŠ, _Notice sur l'AbbĂŠ de
Choisy et sur les MĂŠmoires_, en tĂŞte des MĂŠmoires de l'AbbĂŠ, dans
la collect. Petitot des mĂŠm. relat. Ă l'Hist. de France, t.
LXIII, 2e sĂŠrie, Paris, 1828. Paul Lacroix, _Avant-Propos_, ĂŠd.
Gay, 1862; Kistemaeker, 1880. Lesuire, _MĂŠmoires de l'AbbĂŠ de
Choisy, pour servir Ă l'Histoire de Louis XIV_, Paris, 1888,
prĂŠface. Gustave Desnoiresterres, _Les Originaux, Choisy_, Revue
franç. aoÝt et sept. 1856.
_Trois Faublas de ce temps-lĂ _, publ. par Servin, _manuscrit
trouvĂŠ dans les panneaux d'une voiture de la cour_, Paris, Barba,
1803, 4 vol. in-12. (Les trois hĂŠros de ce roman sont le comte de
Guiche, le peintre Ferdinand et l'AbbĂŠ de Choisy). Roger de
Beauvoir, _l'AbbĂŠ de Choisy_ (roman), Paris, 1848, 3 vol. in-8.
[Illustration: dĂŠco]
I
PREMIĂRES INTRIGUES DE L'ABBĂ DE CHOISY SOUS LE NOM DE MADAME DE SANCY
Vous m'ordonnez, Madame, d'ĂŠcrire l'histoire de ma vie; en vĂŠritĂŠ, vous
n'y songez pas. Vous n'y verrez assurĂŠment ni villes prises ni batailles
gagnĂŠes; la politique n'y brillera pas plus que la guerre. Bagatelles,
petits plaisirs, enfantillages, ne vous attendez pas Ă autre chose; un
naturel assez heureux, des inclinations douces, rien de noir dans
l'esprit, joie partout, envie de plaire, passions vives, dĂŠfauts dans un
homme, vertus du beau sexe, vous en serez honteuse en lisant, que
serai-je donc en ĂŠcrivant? J'aurai beau chercher des excuses dans la
mauvaise ĂŠducation, on ne m'excusera point. VoilĂ bien des discours
inutiles; vous commandez: j'obĂŠis; mais trouvez bon, Madame, que je ne
vous obĂŠisse que par parties; j'ĂŠcrirai quelque acte de ma comĂŠdie, qui
n'aura aucune liaison avec le reste; par exemple, il me prend envie de
vous conter les grandes et mĂŠmorables aventures du faubourg
Saint-Marceau.
C'est une ĂŠtrange chose qu'une habitude d'enfance, il est impossible de
s'en dÊfaire: ma mère, presque en naissant, m'a accoutumÊ aux
habillements des femmes; j'ai continuĂŠ Ă m'en servir dans ma jeunesse;
j'ai jouÊ la comÊdie cinq mois durant sur le thÊâtre d'une grande ville,
comme une fille; tout le monde y ĂŠtoit trompĂŠ; j'avois des amants Ă qui
j'accordois de petites faveurs, fort rĂŠservĂŠ sur les grandes; on parloit
de ma sagesse. Je jouissois du plus grand plaisir qu'on puisse goĂťter en
cette vie.
Le jeu, qui m'a toujours persĂŠcutĂŠ, m'a guĂŠri de ces bagatelles pendant
plusieurs annĂŠes, mais toutes les fois que je me suis ruinĂŠ et que j'ai
voulu quitter le jeu, je suis retombĂŠ dans mes anciennes faiblesses et
suis redevenu femme.
J'ai achetĂŠ dans ce dessein une maison au faubourg Saint-Marceau, au
milieu de la bourgeoisie et du peuple, afin de m'y pouvoir habiller Ă ma
fantaisie parmi des gens qui ne trouveroient point Ă redire Ă tout ce que
je ferois. J'ai commencĂŠ par me faire repercer les oreilles, les anciens
trous s'ĂŠtant rebouchĂŠs; j'ai mis des corsets brodĂŠs et des robes de
chambre or et noir, avec des parements de satin blanc, avec une ceinture
busquĂŠe et un gros nĹud de rubans sur le derrière pour marquer la
taille, une grande queue traĂŽnante, une perruque fort poudrĂŠe, des
pendants d'oreilles, des mouches, un petit bonnet avec une fontange.
D'abord j'avois seulement une robe de chambre de drap noir, fermĂŠe
par-devant avec des boutonnières noires qui alloient jusques en bas, et
une queue d'une demi-aune, qu'un laquais me portoit, une petite perruque
peu poudrĂŠe, des boucles d'oreilles fort simples, et deux grandes mouches
de velours aux tempes. J'allai voir monsieur le curĂŠ de Saint-MĂŠdard, qui
loua fort ma robe, et me dit que cela avoit bien meilleure grâce que tous
ces petits abbĂŠs avec leurs justaucorps et leurs petits manteaux qui
n'imprimoient point de respect; c'est à peu près l'habit de plusieurs
curĂŠs de Paris. J'allai ensuite voir les marguilliers qui m'avoient louĂŠ
un banc vis-Ă -vis la chaire du prĂŠdicateur, et puis je fis toutes les
visites de mon quartier, la marquise d'Usson, la marquise de Menières et
toutes mes autres voisines; je ne me mis point d'autres habillements
pendant un mois, et ne manquai point d'aller tous les dimanches Ă la
grand'messe et au prĂ´ne de M. le curĂŠ, ce qui lui fit grand plaisir.
J'allois, une fois la semaine, avec monsieur le vicaire, ou monsieur
Garnier, que j'avois choisi pour mon confesseur, visiter les pauvres
honteux, et leur faire quelques charitĂŠs. Mais, au bout d'un mois, je
dÊfis trois ou quatre boutonnières du haut de ma robe, pour laisser
entrevoir un corps de moire d'argent, que j'avois par-dessous; je mis des
boucles d'oreilles de diamants, que j'avois achetĂŠes, il y avoit cinq ou
six ans, de monsieur Lambert, joaillier; ma perruque devint un peu plus
longue et plus poudrĂŠe et taillĂŠe en sorte qu'elle laissoit voir tout Ă
plein mes boucles d'oreilles, et je mis trois ou quatre petites mouches
autour de la bouche ou sur le front. Je demeurai encore un mois sans
m'ajuster davantage, afin que le monde s'y accoutumât insensiblement et
crĂťt m'avoir vu toujours de mĂŞme; ce qui ne manqua pas d'arriver.
Quand je vis que mon dessein rĂŠussissoit, j'ouvris aussitĂ´t cinq ou six
boutonnières du bas de ma robe, pour laisser voir une robe de satin noir
mouchetĂŠ, dont la queue n'ĂŠtoit pas si longue que celle de ma robe;
j'avois encore par-dessous un jupon de damas blanc, qu'on ne voyoit que
quand on me portoit la queue. Je ne mettois plus de haut-de-chausse; il
me sembloit que cela ressembloit davantage Ă une femme, et ne craignois
point d'avoir froid: nous ĂŠtions en ĂŠtĂŠ. J'avois une cravate de
mousseline, dont les glands venoient tomber sur un grand nĹud de ruban
noir, qui ĂŠtoit attachĂŠ au haut de mon corps de robe, ce qui n'empĂŞchoit
pas qu'on ne me vĂŽt le haut des ĂŠpaules qui s'ĂŠtoient conservĂŠes assez
blanches par le grand soin que j'en avois eu toute ma vie; je me lavois
tous les soirs le col et le haut de la gorge avec de l'eau de veau et de
la pommade de pieds de mouton, ce qui faisoit que la peau ĂŠtoit douce et
blanche.
Ainsi, peu Ă peu, j'accoutumai le monde Ă me voir ajustĂŠ. Je donnois Ă
souper Ă madame d'Usson et Ă cinq ou six de mes voisines, lorsque
monsieur le curÊ me vint voir à 7 heures du soir; nous le priâmes de
souper avec nous; il est bon homme, il demeura.
--DĂŠsormais, me dit madame d'Usson, je vous appellerai madame.
Elle me tourna et retourna devant monsieur le curĂŠ, en lui disant:
--N'est-ce pas lĂ une belle dame?
--Il est vrai, dit-il; mais elle est en masque.
--Non, monsieur, lui dis-je, non; Ă l'avenir, je ne m'habillerai plus
autrement; je ne porte que des robes noires doublĂŠes de blanc, ou des
robes blanches doublĂŠes de noir; on ne me sauroit rien reprocher. Ces
dames me conseillent, comme vous voyez, cet habillement, et m'assurent
qu'il ne me sied pas mal; d'ailleurs, je vous dirai que je soupai, il y a
deux jours, chez madame la marquise de Noailles; monsieur son beau-frère
y vint en visite, et loua fort mon habillement, et, devant lui, toute la
compagnie m'appeloit _madame_.
--Ah! dit monsieur le curĂŠ, je me rends Ă une pareille autoritĂŠ, et
j'avoue, madame, que vous ĂŞtes fort bien.
On vint avertir que le souper ĂŠtoit servi; on demeura Ă table jusqu'Ă 11
heures, et mes gens reconduisirent monsieur le curĂŠ.
Depuis ce temps-là , je l'allai voir et ne fis plus de façon d'aller
partout en robe de chambre, et tout le monde s'y accoutuma.
J'ai cherchĂŠ d'oĂš me vient un plaisir si bizarre, le voici: le propre de
Dieu est d'ĂŞtre aimĂŠ, adorĂŠ; l'homme, autant que sa faiblesse le permet,
ambitionne la mĂŞme chose; or, comme c'est la beautĂŠ qui fait naĂŽtre
l'amour, et qu'elle est ordinairement le partage des femmes, quand il
arrive que des hommes ont ou croient avoir quelques traits de beautĂŠ qui
peuvent les faire aimer, ils tâchent de les augmenter par les ajustements
des femmes, qui sont fort avantageux. Ils sentent alors le plaisir
inexprimable d'ĂŞtre aimĂŠ. J'ai senti plus d'une fois ce que je dis par
une douce expĂŠrience, et quand je me suis trouvĂŠ Ă des bals et Ă des
comĂŠdies, avec de belles robes de chambre, des diamants et des mouches,
et que j'ai entendu dire tout bas auprès de moi: Voilà une belle
personneÂť, j'ai goĂťtĂŠ en moi-mĂŞme un plaisir qui ne peut ĂŞtre comparĂŠ Ă
rien, tant il est grand. L'ambition, les richesses, l'amour mĂŞme ne
l'ĂŠgalent pas, parce que nous nous aimons toujours mieux que nous
n'aimons les autres.
Je donnois de temps en temps et assez souvent Ă souper Ă mes voisines; je
ne me piquois point de faire des festins; c'ĂŠtoit ordinairement les
dimanches et les fĂŞtes; les bourgeois sont plus propres ces jours-lĂ et
n'ont qu'Ă se rĂŠjouir.
Un jour que j'avois priĂŠ madame Dupuis et ses deux filles, monsieur
Renard, sa femme, sa petite-fille qu'on appeloit mademoiselle Charlotte,
et son petit-fils qu'on appeloit monsieur de la Neuville, il ĂŠtoit 6
heures du soir, nous Êtions dans ma bibliothèque qui Êtoit fort ÊclairÊe;
un lustre de cristal, bien des miroirs, des tables de marbre, des
tableaux, des porcelaines: le lieu ĂŠtoit magnifique. Je m'ĂŠtois fort
ajustĂŠ ce jour-lĂ ; j'avois une robe de damas blanc, doublĂŠe de taffetas
noir, la queue traĂŽnoit d'une demi-aune; un corps de grosse moire
d'argent qu'on voyoit entièrement, un gros nĹud de ruban noir au haut du
corps, sur lequel pendoit une cravate de mousseline avec des glands, une
jupe de velours noir, dont la queue n'ĂŠtoit pas si longue que celle de la
robe, deux jupons blancs par-dessous, qu'on ne voyoit point--c'ĂŠtoit pour
n'avoir pas froid, car depuis que je portois des jupes, je ne me servois
plus de haut-de-chausse, je me croyois vĂŠritablement femme.--J'avois ce
jour-lĂ mes belles boucles d'oreilles de diamants brillants, une perruque
bien poudrĂŠe et douze ou quinze mouches. Monsieur le curĂŠ arriva pour me
rendre visite; tout le monde fut gai de le voir: il est fort aimĂŠ dans la
paroisse.
--Ah! madame, me dit-il en entrant, vous voilĂ bien parĂŠe! Allez-vous au
bal?
--Non, monsieur, lui dis-je, mais je donne Ă souper Ă mes belles
voisines, et serois bien aise de leur plaire.
On s'assit, on dit des nouvelles (monsieur le curĂŠ les aime fort). On
trouvoit toujours sur ma table les _Gazettes_, les _Journaux des
Savants_, les _TrĂŠvoux_ et les _Mercure galant_, et chacun prenoit ce
qu'il aimoit le mieux. Je lui fis lire une petite histoire qui ĂŠtoit dans
le _Mercure_ du dernier mois, oĂš il ĂŠtoit parlĂŠ d'un homme de qualitĂŠ qui
vouloit ĂŞtre femme Ă cause qu'il ĂŠtoit beau, Ă qui on faisoit plaisir de
l'appeler madame, qui mettoit de belles robes d'or, des jupes, des
pendants d'oreilles, des mouches, qui avoit des amants.
--Je vois bien, leur dis-je, que cela me ressemble, mais je ne sais si je
dois m'en fâcher.
--Ah! pourquoi, madame, dit mademoiselle Dupuis, pourquoi vous en fâcher?
Cela n'est-il pas vrai? D'ailleurs, dit-il du mal de vous? Au contraire,
il dit que vous ĂŞtes belle. Pour moi, je voudrois qu'Ă la franquette il
eÝt mis votre nom, afin que tout le monde parlât davantage de vous, et
j'ai envie de l'aller trouver et de lui en donner l'avis.
--Gardez-vous en bien, lui dis-je, je veux bien ĂŞtre belle parmi vous,
mais je ne vais dans la ville, parĂŠe comme je suis, que le moins qu'il
m'est possible; le monde est si mĂŠchant, et c'est une chose si rare de
voir un homme souhaiter d'ĂŞtre femme, qu'on est exposĂŠ souvent Ă de
mauvaises plaisanteries.
--Que dites-vous lĂ , madame? interrompit monsieur le curĂŠ; avez-vous
jamais trouvĂŠ personne qui ait condamnĂŠ votre conduite Ă cet ĂŠgard?
--Oui dĂ ! monsieur, j'en ai trouvĂŠ; j'avois un oncle conseiller d'Ătat,
nommĂŠ monsieur ***, qui, sachant que je m'habillois en femme, me vint
trouver un matin pour me bien gronder; j'ĂŠtois Ă ma toilette et venois de
prendre ma chemise; je me levai. ÂŤNon, dit-il, asseyez-vous et vous
habillez.Âť Il s'assit aussitĂ´t vis-Ă -vis de moi. ÂŤPuisque vous me
l'ordonnez, lui dis-je, mon cher oncle, je vous obĂŠis. Il est 11 heures,
et il faut aller à la messe. On me mit un corps lacÊ par derrière, et
ensuite une robe de velours noir ciselĂŠ, une jupe de mĂŞme, par-dessus un
jupon ordinaire, une cravate de mousseline et une stinquerque or et noir;
j'avois gardĂŠ jusque-lĂ mes cornettes de nuit; je mis une perruque fort
frisĂŠe et fort poudrĂŠe. Le bonhomme ne disoit mot. ÂŤCela sera bientĂ´t
fait, cher oncle, lui dis-je; je n'ai plus qu'Ă mettre mes pendants
d'oreilles et cinq ou six mouchesÂť; ce que je fis en ce moment. ÂŤA ce que
je vois, me dit-il, il faut que je t'appelle ma nièce. En vÊritÊ, tu es
bien jolie.Âť Je lui sautai au col, et le baisai deux ou trois fois; il ne
me fit point d'autres rĂŠprimandes, me fit monter dans son carrosse, et me
mena Ă la messe et dĂŽner chez lui.
La petite historiette fit plaisir Ă la compagnie. Monsieur le curĂŠ fit
semblant de s'en aller, et demeura. On soupa bien, avec joie et
innocence, on but Ă la fin du vin brĂťlĂŠ; j'avois priĂŠ tout bas
mademoiselle Dupuis de proposer Ă la compagnie d'aller au petit cabinet
du jardin, je dis que je le voulois bien. Monsieur de la Neuville me
donna la main pour m'y conduire; j'appelai un laquais pour prendre mes
queues.
--Non, non, dit mademoiselle Dupuis, je les veux porter; les filles
d'honneur portent les queues des princesses.
--Mais, lui dis-je, je ne suis pas princesse!
--Eh bien! madame, vous le serez ce soir, et moi fille d'honneur.
--Ne la serez-vous que ce soir? dit en riant monsieur de la Neuville.
Je me mis Ă rire aussi, et lui dis gravement:
--Puisque je suis princesse, je vous fais l'une de mes filles d'honneur;
prenez ma queue.
Nous descendĂŽmes au cabinet, et Ă peine la compagnie put-elle tenir, tant
il est petit. On se mit sur des canapĂŠs qui sont tout autour, et pour
rĂŠjouir mes amies, je leur dis que je leur permettois de me venir saluer
et baiser; tout le monde y passa en revue, et sur ce que monsieur le
curĂŠ, par modestie, ne venoit pas Ă son tour, je me levai et l'allai
embrasser de tout mon cĹur.
J'avois un banc vis-Ă -vis la chaire du prĂŠdicateur; les marguilliers
m'envoyoient toujours un cierge allumĂŠ pour aller Ă la procession, et je
les suivois immĂŠdiatement; un laquais me portoit la queue, et le jour du
Saint-Sacrement, comme la procession faisoit un grand tour, elle alloit
jusques aux Gobelins; monsieur de la Neuville me donnoit la main, et me
servoit d'ĂŠcuyer. Au bout de cinq Ă six mois, on m'apporta le chanteau
pour rendre le pain bĂŠnit; je fis la chose fort magnifiquement, mais je
ne voulus point de trompettes. Ces marguilliers me dirent qu'il falloit
qu'une femme prÊsentât le pain bÊnit, et quêtât, et qu'ils se flattoient
que je voudrois bien leur faire cet honneur-lĂ . Je ne savois ce que je
devois faire; madame la marquise d'Usson me dĂŠtermina et me dit qu'elle
avoit quĂŞtĂŠ elle-mĂŞme, et que cela feroit plaisir Ă toute la paroisse. Je
ne me fis pas prier davantage, mais je m'y prĂŠparai comme Ă une fĂŞte qui
devoit me montrer en spectacle Ă tout un grand peuple. Je fis faire une
robe de chambre de damas blanc de la Chine, doublĂŠe de taffetas noir:
j'avois une ĂŠchelle de rubans noirs, des rubans sur les manches, et
derrière, une grande touffe de rubans noirs pour marquer la taille. Je
crus qu'en cette occasion il falloit une jupe de velours noir; nous
ĂŠtions au mois d'octobre, le velours ĂŠtoit de saison.
J'ai toujours depuis portĂŠ deux jupes, et j'ai fait retrousser mes
manteaux avec de gros nĹuds de rubans. Ma coiffure ĂŠtoit fort galante:
un petit bonnet de taffetas noir chargĂŠ de rubans ĂŠtoit attachĂŠ sur une
perruque qui ĂŠtoit fort poudrĂŠe; madame de Noailles m'avoit prĂŞtĂŠ ses
grands pendants d'oreilles de diamants brillants, et dans le cĂ´tĂŠ gauche
de mes cheveux j'avois cinq ou six poinçons de diamants et de rubis;
trois ou quatre grandes mouches, et plus d'une grande douzaine de
petites.
J'ai toujours fort aimĂŠ les mouches, et je trouve qu'il n'y a rien qui
sied si bien. J'avois une stinquerque de Malines, qui faisoit semblant
de cacher une gorge; enfin j'ĂŠtois bien parĂŠe; je prĂŠsentai le pain
bÊnit, et j'allai à l'offrande d'assez bonne grâce, à ce qu'on m'a dit,
et puis je quĂŞtai. Ce n'est pas pour me vanter, mais jamais on n'a fait
tant d'argent Ă Saint-MĂŠdard. Je quĂŞtai le matin Ă la grand'messe, et
l'après-dÎnÊe à vêpres et au salut; j'avois un Êcuyer qui Êtoit monsieur
de la Neuville, une femme de chambre qui me suivoit, et trois laquais,
dont un me portoit la queue.
On me fit la guerre que j'avois ĂŠtĂŠ un peu coquette, sur ce qu'en passant
sur les chaises je m'arrĂŞtois quelquefois pendant que le bedeau me
faisoit faire place, et m'amusois Ă me mirer pour rajuster quelque chose
Ă mes pendants d'oreilles ou Ă ma stinquerque, mais je ne le fis que le
soir au salut, et peu de gens s'en aperçurent. Je fatiguai beaucoup toute
la journĂŠe, mais j'avois eu tant de plaisir de me voir applaudir de tout
le monde, que je ne me sentis lasse que quand je fus couchĂŠe.
J'oubliois de dire que je fis deux cent soixante et douze livres. Il y
eut trois jeunes hommes fort bien faits, que je ne connaissois point, qui
me donnèrent chacun un louis d'or; je crus que c'Êtoient des Êtrangers;
il est certain qu'il y vint beaucoup de gens d'autres paroisses, sachant
que j'y devois quĂŞter, et j'avoue que le soir, au salut, j'eus un grand
plaisir. Il ĂŠtoit nuit, on parle plus librement; j'entendis, Ă deux ou
trois reprises, en diffĂŠrents endroits de l'ĂŠglise, des gens qui
disoient:
--Mais est-il bien vrai que ce soit lĂ un homme? Il a bien raison de
vouloir passer pour une femme.
Je me retournai de leur cĂ´tĂŠ, et fis semblant de demander Ă quelqu'un,
afin de leur donner le plaisir de me voir. On peut juger que cela me
confirma ĂŠtrangement dans le goĂťt d'ĂŞtre traitĂŠ comme une femme. Ces
louanges me paraissoient des vĂŠritĂŠs qui n'ĂŠtoient point mendiĂŠes: ces
gens-lĂ ne m'avoient jamais vu, et ne songeoient point Ă me faire
plaisir.
La vie que je menois dans ma petite maison du faubourg Saint-Marceau
Êtoit assez douce. Mes affaires Êtoient en bon Êtat, mon frère venoit de
mourir, et m'avoit laissÊ, toutes dettes payÊes, près de cinquante mille
ĂŠcus; j'avois d'assez beaux meubles, de la vaisselle d'argent, un peu de
vermeil dorĂŠ, des boucles d'oreilles de diamants brillants, deux bagues
qui valoient bien quatre mille francs, une boucle de ceinture et des
bracelets de perles et de rubis.
Ma maison ĂŠtoit fort commode; j'avois un carrosse Ă quatre personnes et
un Ă deux, quatre chevaux de carrosse, un cocher et un postillon qui
servoit de portier, un aumĂ´nier, un valet de chambre dont la sĹur
faisoit ma dĂŠpense et avoit soin de m'habiller, trois laquais, un
cuisinier, une laveuse d'ĂŠcuelles, et un savoyard pour frotter mon
appartement.
Je donnois Ă souper fort souvent Ă mes voisines, et quelquefois Ă
monsieur le curĂŠ et Ă monsieur Garnier, et sans me piquer de faire grande
chère, je la faisois assez bonne; j'avois quelquefois des concerts,
j'envoyois mon carrosse Ă Descotaux, mon ancien ami; je faisois le soir
des petites loteries de bagatelles: cela avoit un air de magnificence; je
menois mes voisines Ă l'OpĂŠra, Ă la ComĂŠdie; on trouvoit toujours chez
moi du cafĂŠ, du thĂŠ et du chocolat, je faisois dire tous les jours la
messe Ă mon aumĂ´nier, Ă la prĂŠsentation, Ă midi et demi; toutes les
paresseuses du quartier n'y manquoient pas, et comme je me couchois fort
tard, on venoit m'ĂŠveiller souvent pour m'avertir que la messe sonnoit;
je mettois vite une robe de chambre, une jupe et une coiffe de taffetas
pour cacher mes cornettes de nuit, et courois l'entendre; je n'aimois pas
Ă la perdre. Enfin, il me sembloit que tout le monde ĂŠtoit content de
moi, lorsque l'amour vint troubler mon bonheur.
Deux demoiselles mes voisines me tĂŠmoignoient beaucoup d'amitiĂŠ et ne
faisoient aucune façon de me baiser; c'Êtoit à qui m'ajusteroit; je leur
donnois assez souvent Ă souper, elles venoient toujours de bonne heure,
et ne songeoient qu'Ă me parer; l'une m'accommodoit mon bonnet, et
l'autre redressoit mes pendants d'oreilles; chacune demandoit comme une
grande faveur l'intendance des mouches; elles n'ĂŠtoient jamais placĂŠes Ă
leur grĂŠ, et en les changeant de place, elles me baisoient Ă la joue ou
au front; elles s'Êmancipèrent un jour à me baiser à la bouche d'une
manière si pressante et si tendre, que j'ouvris les yeux et m'aperçus que
cela partoit de plus que de la bonne amitiĂŠ; je dis tout bas Ă celle qui
me plaisoit davantage (c'ĂŠtoit mademoiselle Charlotte):
--Mademoiselle, serois-je assez heureux pour ĂŞtre aimĂŠ de vous?
--Ah! madame, me rĂŠpondit-elle en me serrant la main, peut-on vous voir
sans vous aimer!
Nous eĂťmes bientĂ´t fait nos conditions; nous nous promĂŽmes un secret et
une fidĂŠlitĂŠ inviolables.
--Je ne me suis point dĂŠfendue, me disoit-elle un jour, comme j'aurois
fait contre un homme: je ne voyois qu'une belle dame, et pourquoi se
dĂŠfendre de l'aimer? Quels avantages vous donnent les habits de femme! Le
cĹur de l'homme y est qui fait ses impressions sur nous, et d'un autre
côtÊ, les charmes du beau sexe nous enlèvent tout d'un coup et nous
empĂŞchent de prendre nos sĂťretĂŠs.
Je rĂŠpondois Ă sa tendresse de toute la mienne; mais quoique que je
l'aimasse beaucoup, je m'aimois encore davantage, et ne songeois qu'Ă
plaire au genre humain.
Nous nous ĂŠcrivions tous les jours, mademoiselle Charlotte et moi, et
nous nous voyions Ă tous moments: la fenĂŞtre de sa chambre ĂŠtoit
vis-à -vis de la mienne, le petite rue de Sainte-Geneviève entre deux. Ses
lettres ĂŠtoient ĂŠcrites avec une simplicitĂŠ charmante; je lui en ai rendu
plus de cent, comme je le dirai dans la suite; il ne m'en reste que deux,
par hasard.
PREMIĂRE LETTRE
ÂŤQue vous ĂŠtiez aimable hier au soir, madame! J'eus bien du
plaisir, et j'eus envie cent fois de vous aller baiser devant
tout le monde. Eh bien! on eĂťt dit que je vous aime, cela
n'est-il pas vrai? Je ne veux point le cacher, et si vous ne le
dites pas, je le dirai, moi. Mon grand-papa me dit tout bas: ÂŤMa
fille, je crois que madame de Sancy t'aime: tu serais bien
heureuse. Oh! dame! je ne puis pas me retenir et je lui dis: ÂŤMon
papa, nous nous aimons de tout notre cĹur, mais madame ne veut
pas qu'on le sache. Adieu, voilà ma belle-mère qui entre.
(Cette belle-mère la tourmentait.)
DEUXIĂME LETTRE
ÂŤEn vĂŠritĂŠ, monsieur, je suis au dĂŠsespoir; je voudrais ne vous
avoir jamais connu, qu'il m'en eĂťt coĂťtĂŠ grand'chose pour le
chagrin que vous me causez. Je crois que l'on a dĂŠcouvert quelque
chose de notre petite amitiĂŠ; c'est vous seul qui en ĂŞtes la
cause: pourquoi me parlez-vous tout bas Ă l'oreille? Il y a du
temps que l'on m'espionne. Je ne sais pas si c'est que l'on m'a
vue aller au cabinet, mais l'on m'a fait des rĂŠprimandes qui ne
me plaisent pas. Quand vous viendrez, ne cessez pas de me parler;
ne faites pas semblant de rien, afin que l'on croie s'ĂŞtre
trompĂŠ. Le Saint-Esprit m'a inspirĂŠ de ne point aller chez vous.
Je fus chez mademoiselle Dupuis, l'on m'y vint chercher; je fus
après cela chez ma tante, l'on y vint encore; donnez-vous bien de
garde de ne me point jeter rien par la fenĂŞtre. En vĂŠritĂŠ,
monsieur, je suis bien malheureuse de vous aimer. Je vous ĂŠcris
cette lettre avec toutes les peines du monde: je ne suis pas un
moment dans ma chambre que l'on ne vienne voir ce que j'y fais.
Ne m'attendez plus au pavillon. Pour moi, je ne sais pas si l'on
se doute que vous me donnez des lettres; quand vous m'en
donnerez, ne m'en donnez qu'Ă bonnes enseignes, que l'on ne s'en
aperçoive pas. Je vous avoue que j'ai bien du chagrin; si ce
n'ĂŠtait pour un peu, je m'en irais passer trois mois dans un
couvent. Qu'en dites-vous? Ne me demandez point: N'avez-vous rien
Ă me donner? Quand j'aurai quelque lettre, je vous la donnerai
quand j'en pourrai trouver les occasions.Âť
On fit, en ce temps-lĂ , une noce chez une personne de qualitĂŠ de mes
parentes et de mes bonnes amies; j'y avois dĂŽnĂŠ, et je rĂŠsolus d'y aller
en masque après souper; il devoit y avoir des violons. J'allai aussitôt
chez moi, et proposai Ă mes belles voisines de leur donner Ă souper, et
de se masquer ensuite. De jeunes personnes ne demandent pas mieux. Je fis
habiller mademoiselle Charlotte en garçon, je louai un habit complet,
fort propre, avec une belle perruque; c'ĂŠtait un fort joli cavalier. On
me reconnut d'abord, parce qu'on y avoit vu souvent ma robe de chambre;
ainsi je fus obligĂŠ d'Ă´ter mon masque et de me mettre dans le rang des
dames du bal; le reste de la troupe demeura masquĂŠ. Charlotte me prit
pour danser; la compagnie fut assez contente du menuet que nous dansâmes
ensemble; l'agitation ne me fit point de tort, et je revins Ă ma place
avec un rouge que je n'avois pas avant que de danser. La maĂŽtresse du
logis qui n'est pas louangeuse, me vint embrasser et me dit tout bas:
--J'avoue, ma chère cousine, que cet habillement vous sied bien; vous
ĂŞtes, ce soir, belle comme un ange.
Je changeai de discours, et appelai Charlotte qui Ă´ta son masque et
laissa voir un petit minois fort aimable.
--VoilĂ , madame, lui dis-je, mon petit amant; n'est-il pas bien joli?
On vit bien que c'ĂŠtoit une fille; elle remit son masque et me donna la
main pour nous en aller. La petite Charlotte me servit d'ĂŠcuyer pendant
toute la soirÊe, et nous nous en aimions bien mieux; elle s'en aperçut et
me dit tendrement:
--HÊlas! madame, je m'aperçois que vous m'aimez davantage en justaucorps;
que ne m'est-il permis d'en porter toujours!
J'achetai dès le lendemain l'habit que j'avois louÊ pour elle et qui
sembloit fait exprès; je le fis mettre dans une armoire avec la perruque,
les gants, la cravate et le chapeau, et lorsque mes voisines me vinrent
voir, le hasard fit qu'on ouvrit cette armoire et qu'on vit cet habit;
aussitĂ´t on se jeta dessus, et c'est ce que je demandois: on le mit Ă la
petite fille, et la voilà redevenue un beau garçon.
Après la visite, elle voulut se dÊshabiller; je ne voulus jamais le
souffrir, et lui dis que je lui en faisois prĂŠsent, qu'aussi bien je ne
le mettrois jamais, et que, pour me le payer, je lui demandois seulement
qu'elle le mĂŽt toutes les fois que mes voisines me feroient l'honneur de
venir souper chez moi.
La tante de Charlotte, car elle n'avoit plus ni père ni mère, fit
quelques façons, et puis se rendit, toutes les autres lui ayant protestÊ
qu'elles feroient un pareil marchĂŠ quand je voudrois. Ainsi j'eus le
plaisir de l'avoir souvent garçon, et comme j'Êtois femme, cela faisoit
le vĂŠritable mariage.
J'avois un cabinet au bout de mon jardin, et il y avoit une porte de
derrière par oÚ elle venoit me voir le plus souvent qu'elle pouvoit, et
nous avions des signaux pour nous entendre. Quand elle ĂŠtoit entrĂŠe dans
le cabinet, je lui mettois une perruque afin de m'imaginer que c'ĂŠtoit un
garçon; elle n'avoit pas de peine, de son côtÊ, à s'imaginer que j'Êtois
une femme; ainsi tous deux contents, nous avions bien du plaisir.
J'avois dans mon cabinet beaucoup de beaux portraits; je proposai Ă mes
deux jeunes voisines de les faire peindre, mais Ă condition que Charlotte
seroit peinte en cavalier. Sa tante qui mouroit d'envie d'avoir son
portrait, y consentit; je voulus en mĂŞme temps me faire peindre en femme,
afin de faire un regard avec ma petite amie; je n'avois point de vanitĂŠ,
elle ĂŠtoit bien plus belle que moi. Je fis venir monsieur de Troyes, qui
nous peignit dans mon cabinet; cela dura un mois, et quand les deux
portraits furent faits, et dans de belles bordures, on les pendit dans
mon cabinet l'un auprès de l'autre, et chacun disoit: Voilà un beau
couple; il faudroit les marier, ils s'aimeroient bien.Âť Mes voisins et
voisines rioient en disant cela et ne croyoient pas si bien dire; les
mères, en mille ans, ne se seroient pas dÊfiÊes de moi, et je
crois,--Dieu me veuille pardonner!--que sans aucun scrupule elles
m'auroient laissĂŠ coucher avec leurs filles; nous nous baisions Ă tous
moments, sans qu'elles le trouvassent mauvais.
Une vie si douce fut troublĂŠe par la jalousie. Mademoiselle ***--elle
m'aimoit aussi,--s'aperçut bientôt que je ne l'aimois pas; je ne me
pressois pas de la faire peindre; elle observa sa compagne, et la vit
entrer dans mon cabinet par la petite porte de derrière. Elle courut en
avertir la tante qui d'abord voulut gronder sa nièce, mais la pauvre
enfant lui parla avec tant de simplicitĂŠ qu'elle n'en eut pas le courage.
--Ma chère tante, lui dit-elle en l'embrassant, il est bien vrai que
Madame m'aime; elle m'a fait cent petits prĂŠsents, et peut faire ma
fortune; vous savez, ma chère tante, que nous ne sommes pas riches; elle
me prie de la venir voir toute seule dans son cabinet; j'y ai ĂŠtĂŠ cinq ou
six fois, mais Ă quoi croyez-vous que nous passions le temps? Ă habiller
madame, qui veut aller faire quelque visite, Ă la coiffer, Ă mettre ses
pendants d'oreilles et ses mouches, Ă parler de sa beautĂŠ. Je vous
assure, ma chère tante, qu'elle ne songe qu'à cela; je lui dis sans
cesse, ÂŤMadame, que vous ĂŞtes belle aujourd'hui!Âť elle m'embrasse
là -dessus, et me dit: Ma chère Charlotte, si tu pouvois toujours être
habillÊe en garçon, je t'en aimerois bien mieux, et nous nous marierions;
il faut que nous trouvions le moyen de coucher ensemble sans que Dieu y
soit offensĂŠ. Ma famille n'y consentiroit jamais, mais nous pourrions
faire un mariage de conscience. Si la tante veut venir demeurer avec moi,
je lui donnerai un appartement dans ma maison, et ma table; mais je veux
que tu sois toujours habillÊe en garçon; un de mes laquais te servira.
Voilà , ma chère tante, de quoi nous nous entretenons; or, voyez
vous-mĂŞme, si cela arrivoit, si nous ne serions pas bien heureuses?
A ces douces paroles, la tante s'apaisa, et ma petite amie, pour mieux
jouer son jeu, la mena au petit cabinet.
La première fois qu'elle y vint, je l'accablai d'amitiÊs, et lui offris
de faire avec sa nièce une simple alliance fort innocente.
Elle dit qu'elle feroit tout ce que je voudrois.
Je fis donc prĂŠparer toutes choses pour faire la fĂŞte le jeudi gras. Je
priai tous les parents de Charlotte; elle avoit deux cousins germains,
corroyeurs et tanneurs, leurs femmes et trois de leurs enfants; tout cela
vint souper chez moi. Je me parai de toutes mes pierreries et eus une
robe neuve; j'avois fait faire un habit neuf Ă la petite fille, que je
fis appeler monsieur de Maulny, du nom d'une terre de deux mille livres
de rente, que je voulois lui donner.
Nous fĂŽmes la cĂŠrĂŠmonie avant souper, afin de nous mieux rĂŠjouir toute la
soirĂŠe; j'avois une robe de moire d'argent et un petit bouquet de fleurs
d'oranger derrière la tête comme la mariÊe; je dis tout haut, devant tous
les parents, que je prenois monsieur de Maulny ci-prĂŠsent pour mon mari,
et il dit qu'il prenoit madame de Sancy pour sa femme; nous nous
touchâmes dans la main, il me mit au doigt une petite bague d'argent, et
nous nous baisâmes; j'appelai aussitôt les corroyeurs mes cousins, et les
corroyeuses mes cousines; ils croyoient que je leur faisois beaucoup
d'honneur.
Nous soupâmes ensuite fort bien, on se promena dans le jardin, on dansa
aux chansons. Je fis des petits prÊsents à la compagnie, des tabatières,
des cravates brodĂŠes, des coiffes, des gants, des stinquerques; je donnai
Ă la tante une bague de cinquante louis, et quand tous les esprits furent
bien disposĂŠs, mon valet de chambre, qui avoit le mot, vint dire tout
haut qu'il Êtoit près de minuit; chacun dit qu'il falloit coucher les
mariĂŠs; le lit ĂŠtoit tout prĂŞt et la chambre fort ĂŠclairĂŠe; je me mis Ă
ma toilette; on me coiffa de nuit avec de belles cornettes et force
rubans sur la tĂŞte; on me mit au lit.
Monsieur de Maulny, à ma prière, s'Êtoit fait couper les cheveux en
homme, de sorte qu'après que je fus couchÊe, il parut en robe de chambre,
son bonnet de nuit à la main, et ses cheveux attachÊs par derrière avec
un ruban de couleur feu; il fit quelque façon pour se coucher, et puis se
vint mettre auprès de moi.
Tous les parents vinrent nous baiser, la bonne tante nous tira le rideau,
et chacun s'en alla chez soi. C'est alors que nous nous abandonnâmes à la
joie, sans sortir des bornes de l'honnĂŞtetĂŠ; ce qui est difficile Ă
croire et ce qui est pourtant vrai.
Le lendemain de notre alliance ou de notre prĂŠtendu mariage, j'avois fait
mettre à ma porte un Êcriteau à louer au deuxième Êtage; la tante le loua
et y vint demeurer avec Charlotte qui ĂŠtoit toujours habillĂŠe en homme
dans la maison, parce que cela me faisoit plaisir; mes valets n'osoient
pas la nommer autrement que monsieur de Maulny.
J'envoyois quelquefois le matin chercher des marchands pour me montrer
des ĂŠtoffes, afin qu'ils me vissent dans mon lit avec mon cher mari; on
nous apportoit devant eux des croĂťtes pour dĂŠjeuner, et nous nous
donnions une petite marque d'amitiĂŠ; ensuite monsieur prenoit sa robe de
chambre et s'alloit habiller dans son appartement, et je demeurois avec
mes marchands à choisir mes Êtoffes. Il se trouve quelquefois des garçons
qui ont de l'esprit et qui me parloient de la bonne mine et des grâces de
monsieur de Maulny, quand il ĂŠtoit sorti:
--Ne suis-je pas heureuse, leur disois-je, d'avoir un mari si bien fait
et si doux? car il ne me contredit en rien; aussi je l'aime de tout mon
cĹur.
--Madame, me rĂŠpliquoient-ils, vous n'en mĂŠritez pas moins. Une belle
dame demande un beau cavalier.
Au reste, notre maison ĂŠtoit fort bien rĂŠglĂŠe; Ă la rĂŠserve de la petite
foiblesse que j'avois de vouloir passer pour femme, on ne me pouvoit rien
reprocher.
J'allois tous les jours Ă la messe Ă pied, dans un des petits couvents
qui sont autour de ma maison; un laquais me portoit mes queues, et les
autres un tabouret de velours noir pour m'agenouiller, et mon sac aux
heures.
J'allois une fois la semaine avec monsieur le curĂŠ ou monsieur Garnier,
visiter les pauvres honteux et leur faire des charitĂŠs; cela me faisoit
connoĂŽtre dans toute la paroisse, et j'entendois les porteuses d'eau et
les fruitières qui disoient assez haut derrière nous:
--VoilĂ une bonne dame; Dieu la bĂŠnisse!
--Pourquoi, disoit l'une un jour, quand elles sont si belles, a n'aiment
qu'elles, a n'aiment point les pauvres?
Une autre fois, une vendeuse de pommes Ă qui j'achetai tout le devanteau
pour le donner Ă une pauvre famille, me dit en joignant les mains:
--Dieu soit avec vous! ma bonne dame, et vous conserve encore cinquante
ans aussi fraĂŽche que vous ĂŞtes!
Ces sortes de louanges naïves font grand plaisir, et même je m'aperçus
que monsieur le curĂŠ n'y ĂŠtoit pas insensible:
--Vous voyez, madame, me disoit-il, que Dieu rĂŠcompense les bonnes
Ĺuvres par de petits plaisirs humains; vous aimez un peu votre personne,
il faut que vous en tombiez d'accord, et parce que vous faites des bonnes
Ĺuvres, vous en ĂŞtes rĂŠcompensĂŠe par les acclamations du peuple, et nous
sommes forcĂŠs d'applaudir nous-mĂŞmes Ă ce que nous appellerions foiblesse
dans un autre.
Nous achevions ainsi en discourant nos petites courses, et puis nous
venions Ă la paroisse entendre la messe, et j'y retrouvois mes laquais Ă
qui je donnois ordre de s'y trouver Ă une certaine heure pour me
reconduire au logis.
Je hasardai un jour d'aller Ă la comĂŠdie avec mon cher Maulny et sa
tante, mais je fus trop regardĂŠe, trop considĂŠrĂŠe; vingt personnes par
curiositÊ vinrent m'attendre à la porte lorsque nous remontâmes en
carrosse. Quelques-uns furent assez insolents pour me faire des
compliments sur ma beautĂŠ, Ă quoi je ne rĂŠpondis que par une mine modeste
et dĂŠdaigneuse; mais je n'y retournai pas de longtemps, pour ĂŠviter
scandale.
L'opÊra n'est pas de même; comme les places y sont chères et qu'on veut
profiter du spectacle, chacun s'y tient en respect, et j'y ai ĂŠtĂŠ vingt
fois sans qu'on m'ait jamais rien dit. Je pris alors la rĂŠsolution de
demeurer souvent dans ma maison, ou du moins dans mon quartier du
faubourg, oĂš je pouvois faire tout ce qui me plaisoit sans qu'on y
trouvât à redire.
Il m'arriva un petit accident en me promenant dans mon jardin. Je me
donnai une entorse si violente qu'il me fallut garder le lit huit ou dix
jours, et la chambre plus de trois semaines.
Je tâchai de m'amuser; mon appartement Êtoit magnifique, mon lit Êtoit de
damas cramoisi et blanc, la tapisserie, les rideaux des fenĂŞtres et les
portières de même, un grand trumeau de glace, trois grands miroirs, une
glace sur la cheminĂŠe, des porcelaines, des cabinets du Japon, quelques
tableaux Ă bordures dorĂŠes, la cheminĂŠe de marbre blanc, un chandelier de
cristal, sept ou huit plaques oĂš, le soir, on allumoit des bougies; mon
lit ĂŠtoit Ă la duchesse, les rideaux rattachĂŠs avec des rubans de
taffetas blanc; mes draps ĂŠtoient Ă dentelles, trois gros oreillers, et
trois ou quatre petits attachĂŠs dans les coins avec des rubans couleur de
feu. J'ĂŠtois ordinairement Ă mon sĂŠant avec un corset de Marseille et une
ĂŠchelle de rubans noirs, une cravate de mousseline et un gros nĹud de
rubans sous le col, une petite perruque fort poudrĂŠe qui laissoit voir
mes pendants d'oreilles de diamants, cinq ou six mouches et beaucoup de
gaietĂŠ, parce que je n'ĂŠtois point malade.
Mes voisins et mes voisines me tenoient compagnie toutes les
après-dÎnÊes, et j'en retenois les soirs cinq ou six à souper; j'avois
quelquefois de la musique, et jamais de jeu, je ne pouvois pas souffrir
les cartes; je reçus en cet Êtat beaucoup de visites, et chacun me
faisoit compliment sur mon ajustement, oĂš l'on ne trouva rien que de
modeste, car il est bon de remarquer que je ne portois jamais que des
rubans noirs.
Dès que mon pied fut un peu remis, je me levai et passai les journÊes sur
un canapĂŠ avec des robes de chambre plus propres que magnifiques.
On ne laissa pas d'aller conter Ă monsieur le cardinal que j'avois des
robes toutes d'or, toutes couvertes de rubans couleur de feu, avec des
mouches et des pendants d'oreilles de diamants brillants, et que j'allois
ainsi parĂŠe et ajustĂŠe Ă la grand'messe de ma paroisse, oĂš je donnois des
distractions Ă tous ceux qui me voyoient.
Son Ăminence, qui veut que tout soit dans l'ordre, envoya un abbĂŠ de mes
amis, en qui il avoit confiance, me rendre visite pour voir ce qui en
ĂŠtoit; il me le dit avec amitiĂŠ et m'assura qu'il diroit Ă son Ăminence
que mon habillement n'ĂŠtoit que propre et point magnifique, que ma robe
ĂŠtoit noire avec des petites fleurs d'or qu'Ă peine on voyoit, et doublĂŠe
de satin noir; que j'avois des boucles d'oreilles de diamants brillants
assez beaux, et trois ou quatre petites mouches; qu'il m'avoit justement
trouvĂŠ dans le temps que j'allois Ă la messe, et qu'enfin c'ĂŠtoit pure
mĂŠdisance que ce qu'on lui avoit rapportĂŠ.
Ainsi je demeurai tranquille et continuai Ă passer une vie fort agrĂŠable.
On ne laissa pas de faire des chansons sur moi, et je les laissai
chanter. J'ai mĂŞme envie d'en rapporter ici quelques couplets. Les voici:
SUR L'AIR: _Votre jeu fait beaucoup de bruit_
Sancy, au faubourg Saint-Marceau,
Est habillĂŠ comme une fille;
Il ne paroĂŽtroit pas si beau,
S'il ĂŠtoit encor dans la ville.
Il est aimable, il est galant:
Il aura bientĂ´t des amants.
Tout le peuple de Saint-MĂŠdard
Admire comme une merveille
Ses robes d'or et de brocard,
Ses mouches, ses pendants d'oreille,
Son teint vif et ses yeux brillants:
Il aura bientĂ´t des amants.
Qu'on a de plaisir Ă le voir
Dans un ajustement extrĂŞme,
A la main son petit miroir
Dont il s'idolâtre lui-même,
Sa douceur, ses airs complaisants:
Il aura bientĂ´t des amants.
Il est ĂŠtalĂŠ dans son banc,
Ainsi qu'une jeune ĂŠpousĂŠe
Qui cherche Ă voir en se mirant
Si ses mouches sont bien placĂŠes;
Il voudroit plaire Ă tous venants:
Il aura bientĂ´t des amants.
Quand il rendit le pain bĂŠni,
Il n'ĂŠpargna pas la dĂŠpense,
Sans faire la chose Ă demi,
Il montra sa magnificence,
CurĂŠ, bedeaux furent contents:
Il aura bientĂ´t des amants.
Les quĂŞteuses ne manquoint pas
De lui prĂŠsenter leur requĂŞte.
Elles disoient Ă demi-bas:
Madame est l'honneur de la fĂŞte.
Il avaloit tous leurs encens:
Il aura bientĂ´t des amants.
Il ne sauroit rien refuser
Pourvu qu'on l'appelle madame,
Pourvu qu'on daigne l'encenser,
Il donneroit jusqu'à son âme,
Il aime Ă faire des prĂŠsents:
Il aura bientĂ´t des amants.
Il rassemble dans sa maison
Et le berger et la bergère,
On y trouve tout Ă foison,
La musique et la bonne chère,
Des tabatières et des gants:
Il aura bientĂ´t des amants.
Chez lui sans qu'il en coĂťte rien,
On peut mettre Ă la loterie,
Tout ce qu'il fait, il le fait bien,
Il veut qu'on chante, il veut qu'on rie,
Il songe Ă nous rendre contents:
Il aura bientĂ´t des amants.
N'a-t-il pas lieu d'ĂŞtre content
Du parti qu'il a bien su prendre?
Puisque son visage y consent,
Quel compte nous en doit-il rendre?
Il a mille et mille agrĂŠments:
Il aura bientĂ´t des amants.
S'il est foible sur sa beautĂŠ,
S'il se croit ĂŞtre l'amour mĂŞme,
Il faut dire la vĂŠritĂŠ,
Il mĂŠrite d'ailleurs qu'on l'aime;
Il a des vertus, des talents:
Il aura bientĂ´t des amants.
Il aime les pauvres honteux,
Il les cherche au troisième Êtage;
Notre curĂŠ se trouve heureux
De le suivre dans ce voyage;
Il caresse jusqu'aux enfants:
Il aura bientĂ´t des amants.
[Illustration: dĂŠco]
II
LES AMOURS DE M. DE MAULNY.--RUPTURE.--MADEMOISELLE DANY.
J'avois bien du plaisir, mais Ă dire la vĂŠritĂŠ, nous en fĂŽmes un peu
trop; on nous voyoit tous les jours, monsieur de Maulny et moi, Ă la
comĂŠdie, Ă l'opĂŠra, au bal, aux promenades, aux Cours, et mĂŞme aux
Tuileries, et j'entendis plus d'une fois des gens qui disoient, en nous
voyant passer: ÂŤLa femme est bien faite, mais le mari est bien plus
beau. Cela ne me fâchoit pas.
J'y rencontrai un jour monsieur de Caumartin, qui est mon neveu; il se
promena longtemps avec nous, mais le lendemain il me vint voir et me
reprĂŠsenta assez vivement que je me donnois trop en spectacle. Il n'eut
d'autres rĂŠponses sinon que je lui ĂŠtois obligĂŠ.
Monsieur le curĂŠ, Ă qui sans doute mes parents avoient parlĂŠ, me parla
aussi, et ne fut pas mieux ĂŠcoutĂŠ.
On m'ĂŠcrivit aussi des lettres anonymes dont je ne fis pas plus de cas;
en voici une que je gardai pour faire voir comment s'y prennent les gens
d'esprit pour donner des avis:
LETTRE
ÂŤJe n'ai point l'honneur, madame, d'ĂŞtre connue de vous, mais je
vous vois souvent Ă l'ĂŠglise, et mĂŞme dans des maisons
particulières. Je sais tout le bien, toutes les charitÊs que vous
faites dans notre paroisse j'avoue que vous ĂŞtes belle, et ne
m'ĂŠtonne pas que vous aimiez les ajustements des femmes, qui vous
conviennent extrĂŞmement; mais je ne puis vous passer l'alliance,
j'ose dire scandaleuse, que vous avez faite, Ă la face du soleil
et de notre curĂŠ, avec une demoiselle notre voisine, que vous
faites habiller en homme pour avoir plus de ragoĂťt avec elle.
Encore si vous cachiez votre faiblesse, mais vous en triomphez:
on vous voit dans votre carrosse aux promenades publiques avec
votre prÊtendu mari, et je ne dÊsespère pas qu'un de ces jours,
vous ne jouiez la femme grosse. Songez-y, ma chère dame, rentrez
en vous-mĂŞme; je veux croire que vous ĂŞtes dans l'innocence,
mais on juge sur les apparences, et quand on voit que ce petit
mari loge chez vous et qu'il n'y a qu'un lit dans votre chambre,
oĂš vos amis vous voient tous les jours couchĂŠs ensemble, comme le
mari et la femme, est-ce faire une mĂŠdisance que de croire que
vous ne vous refusez rien l'un Ă l'autre? On ne trouve point Ă
redire que vous soyez habillĂŠ en femme, cela ne fait mal Ă
personne; soyez coquette, j'y consens, mais ne couchez pas avec
une personne que vous n'avez point ĂŠpousĂŠe; cela choque toutes
les règles de la biensÊance, et quand il n'y aurait point
d'offense envers Dieu, il y en aurait toujours devant les hommes.
Au reste, ma belle dame, n'attribuez point ma remontrance Ă une
humeur chagrine, c'est pure amitiĂŠ pour vous, on ne peut pas vous
voir sans vous aimer.Âť
Je relus cette lettre plusieurs fois, et j'en fis mon profit; si toutes
les remontrances ĂŠtoient aussi bien assaisonnĂŠes, on en profiteroit plus
qu'on ne fait; je ne sortis plus au grand jour et gardai plus de mesures
qu'auparavant.
Je l'aimois toujours, et nous ne nous serions jamais sĂŠparĂŠs sans
l'aventure que je vais raconter.
Un bourgeois fort riche qui savoit bien que monsieur de Maulny ĂŠtoit une
fille et que je n'avois jamais attaquĂŠ son honneur parce que je ne
songeois qu'Ă ma beautĂŠ, en devint amoureux et la fit demander en
mariage. Il avoit une charge de mouleur de bois et plus de cent mille
francs de bien: il offrit de tout donner par contrat de mariage.
Monsieur le curĂŠ m'en vint parler, sa tante pleura en me conjurant de ne
point empêcher la fortune de sa nièce, et tout d'un coup je la vois
s'habiller en fille et assez gaie; cela ne lui dĂŠplut pas.
Elle avoit contĂŠ sans doute tout ce qui se passoit entre nous, et on lui
avoit dit qu'un vĂŠritable mari lui donneroit bien d'autres plaisirs que
moi qui ne faisois que la caresser et la baiser.
Je consentis Ă son mariage, je lui renvoyai toutes ses lettres et lui fis
beaucoup de prÊsents; mais dès que la noce fut faite, je ne la vis plus;
je n'ai jamais pu souffrir les femmes mariĂŠes. Je tombai dans un grand
chagrin; cela ne pouvoit pas durer, je suis fort pour la joie, et la
Providence m'en envoya bientĂ´t un nouveau sujet.
Je passois chez madame Durier, ma lingère, auprès de la Doctrine
chrĂŠtienne, pour lui commander quelque chose, et j'y vis une fille qui me
parut fort jolie; elle n'avoit pas plus de quinze ans, le teint beau, la
bouche vermeille, les dents belles, les yeux noirs et vifs. Je demandai Ă
ma lingère depuis quand elle avoit cette petite fille-là ? Elle me dit
que ce n'ĂŠtoit que depuis quinze jours, qu'elle ĂŠtoit orpheline, qu'elle
l'avoit prise par charitĂŠ, et que c'ĂŠtoit sa seconde fille de boutique.
Quatre jours après, je m'y arrêtai en passant; on me dit que mon linge
n'ĂŠtoit pas encore prĂŞt. Je revis la petite fille et la trouvai encore
plus jolie.
Le dimanche suivant, on me dit Ă 9 heures (je venois de m'ĂŠveiller) que
madame Durier m'envoyoit mon linge par une de ses filles; je la vis
entrer et reconnus que c'ĂŠtoit la petite fille. Madame Durier avoit bien
vu qu'elle ne me dĂŠplaisoit pas. Je la fis approcher de mon lit, et lui
dis de dÊployer sa marchandise, ce qu'elle fit de fort bonne grâce; je
lui dis ensuite:
--Ma petite amie, approchez-vous que je vous baise.
Elle fit une profonde rĂŠvĂŠrence, s'approcha et me prĂŠsenta son petit bec
que je baisai trois ou quatre fois.
--Seriez-vous bien aise, lui dis-je, si je voulois bien vous mettre
auprès de moi dans mon dodo?
--Ce me seroit bien de l'honneur, madame, me rĂŠpondit-elle: la pauvre
enfant croyoit que j'ĂŠtois une femme.
Je la renvoyai, et dis le lendemain Ă sa maĂŽtresse que je voulois payer
son apprentissage, et je lui donnai pour cela quatre cents francs. La
joie de la petite Babet ne se peut point exprimer.
--Envoyez-la moi ce soir, dis-je Ă sa maĂŽtresse, elle soupera avec moi;
je veux un peu examiner comment elle est faite, avant de lui faire plus
de bien.
Le mĂŞme soir, je vis arriver la maĂŽtresse avec la petite fille; la
maÎtresse vouloit s'en aller, mais je la retins; nous soupâmes tous
trois. Babet n'avoit jamais mangĂŠ de perdreaux, et sa maĂŽtresse n'en
mangeoit pas souvent.
Après souper, mes gens sortirent, et je dis à la lingère:
--J'ai de l'inclination pour Babet, mais avant de m'y attacher tout Ă
fait, je veux un peu voir comme elle est faite.
Je la fis approcher, je regardai ses dents, sa gorge qui commençoit Ă
figurer; ses bras ĂŠtoient un peu maigres.
--Madame, me dit la lingère, gardez Babet cette nuit; faites-la coucher
auprès de vous, je vous rÊponds qu'elle est fort propre, elle couche
avec moi; vous examinerez Ă loisir comme elle est faite.
Je trouvai qu'elle parloit bien, je gardai Babet, et envoyai un laquais
quĂŠrir ses cornettes qui ĂŠtoient bien simples (elle en eut bientĂ´t de
plus belles).
J'avois chez moi une vieille demoiselle qui avoit ÊtÊ à ma mère, et à qui
je payois une pension de cent ĂŠcus; je la fis venir:
--Mademoiselle, lui dis-je, voilĂ une fille qu'on veut me donner pour
femme de chambre, mais je veux savoir auparavant si elle est bien propre.
Examinez-la depuis la tĂŞte jusques aux pieds.
Elle n'en fit pas Ă deux fois et mit la petite fille nue comme la main
(nous n'ĂŠtions que nous trois); elle lui jeta seulement une robe de
chambre sur les ĂŠpaules. Je n'ai jamais vu un plus joli corps: une taille
droite, de petites hanches, une gorge naissante blanche comme neige; elle
lui remit sa chemise, et je lui dis:
--Ma mignonne, couchez-vous dans mon lit.
Je me mis Ă ma toilette et fus bientĂ´t couchĂŠe; j'avois bien envie
d'embrasser le petit bouchon.
--Madame, me dit la vieille demoiselle, dans deux ans, ce sera la plus
jolie personne de Paris.
Je la baisai trois ou quatre fois avec grand plaisir, je la mis tout
entière entre mes jambes, et la caressai fort: elle n'osoit dans les
commencements rĂŠpondre Ă mes caresses, mais bientĂ´t elle s'enhardit, et
j'ĂŠtois quelquefois obligĂŠ de lui dire de me laisser en repos.
J'envoyai quĂŠrir madame Durier et lui dis que je prenois Babet pour ma
femme de chambre, que je voulois pourtant qu'elle apprĂŽt le mĂŠtier de
lingère, que trois jours par semaine elle iroit travailler à la boutique,
et que les trois autres jours elle demeureroit chez moi, et iroit
apprendre à coiffer; qu'elle lui donnât à dÎner, mais que tous les soirs
elle la renvoyât coucher au logis; cela fut exÊcutÊ fidèlement.
Je fis faire Ă Babet des habits un peu plus propres et quantitĂŠ de linge.
Mais bientĂ´t je l'aimai de tout mon cĹur; elle me suivoit partout, dans
les visites et Ă l'ĂŠglise, et partout on la trouvoit fort jolie, un petit
air fin et fort modeste.
Mon amitiĂŠ pour elle augmentant Ă vue d'Ĺil, je ne pus m'empĂŞcher de lui
faire faire des habits magnifiques et le plus beau linge de Paris;
j'achetai pour elle, chez monsieur Lambert, joaillier, des boucles
d'oreilles de diamants brillants, qui me coÝtèrent huit cent cinquante
livres; je la fis coiffer avec des rubans argent et bleu, je lui mis
toujours sept ou huit petites mouches; enfin on vit bien qu'elle n'ĂŠtoit
plus sur le pied de femme de chambre, aussi en pris-je une qui ĂŠtoit plus
occupÊe après elle qu'après moi. Je lui demandai son nom de famille, qui
se trouva assez joli; je la fis appeler Mademoiselle Dany, et on ne parla
plus de Babet.
Qui pourroit exprimer sa joie quand elle se vit ainsi fĂŞtĂŠe! Elle m'en
avoit toute l'obligation, et m'en tĂŠmoignoit Ă tout moment sa
reconnoissance. Je la menois dans mon banc Ă Saint-MĂŠdard et la faisois
asseoir auprès de moi, pour marquer le cas que j'en faisois; enfin cela
alla si loin que j'aimois mieux qu'elle fĂťt parĂŠe que moi, et sans elle,
j'eusse nĂŠgligĂŠ mon ajustement, mais elle en avoit assez de soin et ne
songeoit qu'Ă me mettre quelque chose qui m'embellĂŽt.
Mademoiselle Dany me rendit bientĂ´t toute ma belle humeur, et je
recommençai à donner à souper à mes voisines; je priai un soir monsieur
le curĂŠ, monsieur Garnier mon confesseur, monsieur Renard et sa femme,
madame Dupuis et sa fille aĂŽnĂŠe; la cadette, qui avoit eu quelque
inclination pour moi, avoit ĂŠpousĂŠ un jeune homme qui avoit eu une
commission auprès de Lille, oÚ elle Êtoit allÊe avec lui.
Quand on me servit le souper, nous nous mĂŽmes Ă table, mais monsieur
Renard n'ayant point vu mademoiselle Dany, me demanda oĂš elle ĂŠtoit: je
lui dis qu'elle souperoit dans sa chambre; tout le monde me pria de la
faire venir; ils savoient bien que c'ĂŠtoit me faire plaisir; je lui
mandai de descendre; elle parut aussitĂ´t, belle comme un petit ange; sa
jupe et son manteau ĂŠtoient de moire d'argent, la tĂŞte chargĂŠe de rubans
couleur de feu, la gorge fort dĂŠcouverte, point de collier de perles,
parce qu'elle avoit le col fort beau; je lui avois dit de mettre mes
belles boucles d'oreilles et quinze ou seize mouches; je me doutois bien
que, quand on ne la verroit point, on la demanderoit.
On se rÊcria sur sa beautÊ; elle se mit à table et nous soupâmes; quand
on eut fini, mademoiselle Dupuis tira de sa poche de grosses dragĂŠes,
compta par ses doigts que nous ĂŠtions huit, et me pria d'en choisir huit,
ce que je fis.
--Il faut, madame, me dit-elle, que la plus innocente de la compagnie les
distribue Ă sa fantaisie.
On donna la commission Ă Mademoiselle Dany qui nous en donna Ă chacun une
au hasard.
--Oh! rompez-les, dit mademoiselle Dupuis, et vous y trouverez une petite
sentence.
On le fit; il y avoit: _Je n'aime rien_; _j'aime le bon vin_; la petite
eut: _A qui donnerai-je mon cĹur?_
--Oh! s'ĂŠcria-t-elle, il est tout donnĂŠ.
--Et Ă qui? lui dit-on.
Elle me regarda tendrement et ne rĂŠpondit point. On trouva cela fort
joli: je l'appelai et la baisai.
--Et moi, mignonne, je vous donne le mien.
Monsieur Renard qui Êtoit auprès de moi, lui fit place, et le reste du
souper elle ne me quitta pas; je l'agaçai pour la faire parler:
--On dit que vous ĂŞtes jolie, qu'en pensez-vous?
--Mon miroir m'en dit quelque chose, dit-elle, mais ce qui me le fait
croire, c'est que la belle dame m'a donnĂŠ son cĹur.
--Seriez-vous bien fâchÊe, ajoutai-je, si vous aviez la petite vÊrole?
--Au dĂŠsespoir, madame, vous ne m'aimeriez plus!
--Et moi, mignonne, si je l'avois, ne m'aimeriez-vous plus?
--Ce n'est pas de mĂŞme, rĂŠpondit-elle; vous avez tant d'esprit, ma belle
dame, et tant de bontĂŠ, que quand vous deviendriez aussi laide que
Marguerite (c'Êtoit ma cuisinière), on vous aimeroit toujours.
Ces petites rĂŠponses vives firent plaisir Ă la compagnie, et je la baisai
de bon cĹur; on apporta d'excellent ratafia, la bouteille fut bientĂ´t
vide, j'en pris dans un petit verre et j'en renvoyois la moitiĂŠ, quand la
petite prit le verre des mains du laquais, et me demanda par un petit
signe la permission de le boire.
--VoilĂ une petite personne bien aimable, dit mademoiselle Renard; je ne
m'ĂŠtonne pas que madame l'aime tant.
--HĂŠlas! lui rĂŠpondis-je, je l'aime comme ma petite sĹur; nous couchons
ensemble, nous nous baisons, et nous dormons.
--Oh! madame, dit monsieur le curĂŠ, nous sommes persuadĂŠs de votre
sagesse.
--J'en suis caution, dit monsieur Garnier; vous avez raison, madame,
d'aimer mademoiselle Dany, mais permettez-moi de vous dire qu'elle
montre trop sa gorge.
--Eh bien! monsieur, lui dis-je, je vais lui mettre une stinquerque.
Tout le monde s'y opposa, en disant que ce n'ĂŠtoit point la mode, mais je
ne laissai pas de dire Ă monsieur le curĂŠ que quand je la menerois Ă
l'ĂŠglise, elle auroit toujours une stinquerque. Je lui tins ma parole,
mais la stinquerque ĂŠtoit si ĂŠtroite qu'elle ne cachoit rien, et souvent
je prenois le prĂŠtexte de la raccommoder afin de pouvoir toucher Ă sa
gorge devant tout le monde.
On se leva de table, on parla de nouvelles. Monsieur Garnier conta une
histoire du quartier assez plaisante, d'un mari qui, en revenant le soir
de la campagne, avoit trouvĂŠ dans le lit de sa femme une personne avec un
bonnet de nuit d'homme, et il se trouva que c'ĂŠtoit sa sĹur.
Cependant mademoiselle Dany ĂŠtoit allĂŠe par mon ordre se dĂŠshabiller, et
s'ĂŠtoit venue mettre dans mon lit par la petite ruelle, sans qu'on l'eĂťt
vue; minuit sonna Ă ma pendule, chacun se leva pour s'en aller; mais en
passant auprès de mon lit, mademoiselle Renard y aperçut la petite Dany,
et prit une bougie pour la faire voir; elle ĂŠtoit quasi Ă son sĂŠant, de
belles cornettes avec des rubans couleur de feu, une chemise avec des
dentelles, ÊchancrÊe fort bas, en sorte qu'on voyoit entièrement sa gorge
qui, assurĂŠment, n'ĂŠtoit point pendante; c'ĂŠtoient deux petites pommes
bien blanches, dont on voyoit le tour, avec un petit bouton de rose au
milieu de chacune; elle y avoit mis une grande mouche ronde, pour les
faire paroĂŽtre encore plus blanches; je lui avois dit de ne point Ă´ter
ses boucles d'oreilles ni ses mouches; c'ĂŠtoit en ĂŠtĂŠ, il faisoit chaud,
et quoiqu'elle fĂťt fort dĂŠcouverte, elle n'avoit pas peur de s'enrhumer;
toute la compagnie la baisa.
--Allons-nous-en, dit mademoiselle Dupuis, et laissons coucher madame
avec cette belle enfant.
J'appelai mes gens qui allumèrent un flambeau et reconduisirent monsieur
le curĂŠ et monsieur Garnier; monsieur Renard et sa femme n'avoient que le
ruisseau Ă passer; mademoiselle Dupuis et sa fille qui demeuroient Ă
l'Estrapade, attendirent que mes gens fussent revenus.
Je me dĂŠshabillai devant elles, mis mes cornettes, et me couchai; je pris
d'abord mon enfant entre mes bras, et la baisai trois ou quatre fois; je
n'oubliai pas sa gorge; je la mis ensuite dans la belle ruelle, afin que
mademoiselle Dupuis la vĂŽt plus Ă son aise; je relevai sa chemise par
derrière, et me collai contre son petit corps, en mettant ma main droite
sur sa gorge; je l'avois instruite, elle se tenoit sur le dos et tournoit
la tĂŞte du cĂ´tĂŠ gauche, afin de me donner un prĂŠtexte de m'avancer sur
elle en faisant semblant de la vouloir baiser.
--Voyez, mademoiselle, dis-je Ă mademoiselle Dupuis, voyez la petite
ingrate qui ne veut pas que je la baise!
Et, cependant, j'avançois toujours sur elle; enfin, quand je fus bien,
elle tourna un peu le visage et me donna son petit bec; je la baisai avec
un plaisir incroyable, sans changer de place, voulant y revenir Ă
plusieurs fois.
--M'aimes-tu, mon petit cĹur? lui dis-je.
--HĂŠlas! oui, madame.
--Appelle-moi mon petit mari ou ma petite femme.
--J'aime mieux, dit-elle, mon petit mari.
Je recommençai à la baiser, nos bouches ne pouvoient pas se quitter,
lorsque tout d'un coup elle s'ĂŠcria:
--Que je suis aise, mon cher petit mari, le petit mari de mon cĹur!
J'ĂŠtois bien aussi aise qu'elle, mais je ne disois mot; enfin je me remis
sur le dos, et nous demeurâmes quelques moments à ne rien dire et à jeter
de grands soupirs.
--Avouez, me dit alors mademoiselle Dupuis, avouez que vous aimez bien
mademoiselle Dany.
--N'ai-je pas raison, et n'est-elle pas bien aimable, et ne suis-je pas
bien heureuse de pouvoir l'aimer innocemment, sans offenser ni Dieu ni
les hommes? Vous avez bien ouĂŻ tantĂ´t ce qu'a dit monsieur Garnier: je ne
lui cache rien, et il veut bien ĂŞtre ma caution.
On vint avertir que mes gens ĂŠtoient revenus; les demoiselles s'en
allèrent, et nous nous endormÎmes jusqu'à 11 heures et demie, qu'on nous
Êveillât pour aller à la messe. Il Êtoit fête, nous n'eÝmes que le temps
de mettre nos jupes, une robe ballante et des coiffes.
Nous vivions contents, lorsqu'il arriva encore un petit orage du cĂ´tĂŠ de
monsieur le cardinal. Le supĂŠrieur du sĂŠminaire des vieux prĂŞtres, qu'on
venoit d'ĂŠtablir dans le faubourg Saint-Marceau, lui alla conter que
j'ĂŠtois tous les jours dans mon banc, si parĂŠe, si ajustĂŠe, si belle,
avec tant de rubans et de diamants, qu'il n'osoit y mener ses
sĂŠminaristes.
C'ĂŠtoit mademoiselle Dany qui en ĂŠtait la cause; le bon supĂŠrieur, qui ne
voit pas trop clair, l'avoit prise pour moi, et la voyant avec des habits
fort brillants d'or et d'argent, il avoit cru en conscience en devoir
avertir monsieur le cardinal.
Monsieur le curĂŠ fut mandĂŠ et interrogĂŠ, et rĂŠpondit qu'il n'y avoit rien
de nouveau, et que j'allois tous les jours Ă l'ĂŠglise fort modestement,
et que sans doute on avoit pris mademoiselle Dany pour moi. Il me
conseilla pourtant d'aller voir monsieur le cardinal, de m'habiller Ă
l'ordinaire, et d'y mener mademoiselle Dany fort parĂŠe.
J'y allai un jour d'audience, j'avois ma robe noire, une jupe aussi
noire, je cachai mon corps de moire d'argent, une cravate de mousseline,
ma perruque avec peu de poudre, de petites boucles d'or aux oreilles, et
des emplâtres de velours aux tempes.
Mademoiselle Dany, en rĂŠcompense, ĂŠtoit fort ajustĂŠe, un habit d'une
ĂŠtoffe d'or Ă fleurs naturelles, bien coiffĂŠe, mes boucles de diamants
brillants, sept ou huit mouches. Nous demeurâmes dans une antichambre
jusqu'Ă ce que monsieur le cardinal y vĂŽnt; en reconduisant madame la
duchesse d'EstrÊes, il m'aperçut et vint à moi.
--Monseigneur, lui dis-je, je viens me justifier; ayez la bontĂŠ de
regarder mon habillement; je ne vais pas autrement Ă Saint-MĂŠdard; si
vous ne me trouvez pas bien, j'y changerai ce qu'il plaira Ă Votre
Ăminence.
--Vous êtes fort bien, me dit-il, après m'avoir bien examinÊe, et je vois
bien que l'on vous a pris pour cette belle demoiselle-lĂ .
Il me demanda Ă qui elle ĂŠtoit, et je lui contai sa fortune. Il loua ma
charitĂŠ, et m'exhorta Ă avoir soin d'elle.
--Mademoiselle, lui dit-il gracieusement, soyez aussi sage que vous ĂŞtes
belle.
Et il alla donner audience à d'autres personnes; nous nous en allâmes et
fĂťmes bien regardĂŠes par deux cents moines qui ĂŠtoient dans les
antichambres. Monsieur le curĂŠ de Saint-MĂŠdard m'attendoit dans la salle,
je lui contai la rĂŠception que monsieur le cardinal nous avoit faite; il
entra plus avant, et me dit le lendemain que monsieur le cardinal lui
avoit dit qu'il m'avoit vue habillĂŠe fort modestement, et qu'il ĂŠtoit
content, mais qu'il avoit oubliĂŠ de me remercier de toutes les charitĂŠs
que je faisois dans la paroisse.
On peut juger que cela me fit un grand plaisir; je retournai trois mois
après à son audience, à la prière de monsieur le curÊ, pour lui proposer
un nouvel ĂŠtablissement pour vingt orphelins de la paroisse; j'offrois de
louer la maison et de leur donner cinq cents livres par an; plusieurs
femmes de tanneurs qui sont riches, offroient des sommes considĂŠrables;
il m'ĂŠcouta et me promit de venir sur les lieux examiner la chose.
J'ĂŠtois venue toute seule sans la petite Dany. Le saint cardinal en fut
peut-être fâchÊ, et me dit que je devenois coquette, mais qu'il me le
pardonnoit Ă cause des bonnes Ĺuvres que je faisois.
Il s'Êtoit peut-être aperçu que je montrois mon corps de moire d'argent,
qu'il n'avoit point vu l'autre fois, et que j'avois de plus beaux
pendants d'oreilles et sept ou huit mouches. Je devins rouge comme du
feu.
--Au moins, me dit-il tout bas, si vous ĂŞtes coquette, vous ĂŞtes modeste;
l'un passera pour l'autre.
Je lui fis une profonde rĂŠvĂŠrence, et m'en allai. Il vint quinze jours
après à Saint-MÊdard; monsieur le curÊ m'en avertit, je me rendis à la
descente de son carrosse.
Il voulut bien aller Ă pied visiter la maison que je voulois louer pour
les petits orphelins, et la trouva commode; il fit deux rues Ă pied, et
s'Êtant aperçu que ma robe et mes jupes traÎnoient à terre, il voulut
absolument qu'un de mes laquais prĂŽt mes queues, quoique je m'en
dĂŠfendisse par respect.
Je n'Êtois pas tombÊe dans la même faute qu'à sa dernière audience, et je
n'avois ni mouches ni pendants d'oreilles.
--Monseigneur, rĂŠpondis-je, j'attendois Votre Ăminence.
Il se mit Ă rire, et ne laissa pas de louer fort mon habillement.
--Il seroit Ă souhaiter, dit-il tout haut, que toutes les dames fussent
habillĂŠes aussi modestement.
Il y en avoit lĂ plus d'une qui pensoient en elles-mĂŞmes que quand il n'y
ĂŠtoit pas je faisois un peu plus la belle. L'ĂŠtablissement des orphelins
rĂŠussit et va fort bien.
Peut-on s'imaginer que quelque chose eĂťt pu troubler une vie si
dÊlicieuse? Ce fut monsieur Mansard, surintendant des bâtiments, qui,
par amitiĂŠ, vint m'avertir que cinq ou six personnes avoient demandĂŠ mon
appartement au Luxembourg, en disant au roi que je ne m'en souciois
point, et que j'avois une maison au faubourg Saint-Marceau, oĂš je
demeurois toujours, qu'il m'avoit dĂŠfendu plusieurs fois, mais qu'Ă la
fin il succomberoit, Ă moins que je ne revinsse loger au Luxembourg.
Je l'ai cru, et m'en suis bien repentie depuis; je revins dans cette
malheureuse maison et j'allai le soir chez monsieur Terrac, oĂš l'on joue
continuellement; je rejouai et perdis des sommes immenses, je perdis tout
mon argent et ensuite mes pendants d'oreilles et mes bagues; il n'y eut
plus moyen de faire la belle.
La rage me prit, je vendis ma maison du faubourg Saint-Marceau, je la
perdis; je ne songeai plus Ă m'habiller en femme, et m'en allai voyager
pour cacher ma misère et ma honte, et tâcher de dissiper mon chagrin.
Je mis avant que de partir la pauvre petite Dany dans une communautĂŠ oĂš
elle se conduisit à merveille; elle se fit deux ans après religieuse, et
je payai sa dot.
[Illustration: dĂŠco]
III
LES INTRIGUES DE L'ABBĂ AVEC LES PETITES ACTRICES MONTFLEURY ET
MONDORY[4]
Je ne doute point, madame, que l'histoire de la marquise de Banneville ne
vous ait fait plaisir: j'ai ÊtÊ ravie de me voir en quelque façon
autorisĂŠe par l'exemple d'une personne si aimable; j'avoue pourtant que
son exemple ne doit pas tirer Ă consĂŠquence. La petite marquise pouvoit
bien faire des choses qui m'ĂŠtoient dĂŠfendues, sa prodigieuse beautĂŠ la
mettant Ă l'abri de tout. Mais pour revenir Ă mes aventures
particulières, nous demeurâmes encore cinq ou six jours à la campagne; il
fallut enfin la quitter pour retourner Ă Paris et au palais. La
prÊsidente ramena la petite Montfleury à son père, et lui fit promettre
de l'envoyer quelquefois souper chez elle, et coucher quand il seroit
trop tard. Cela arrivoit souvent: le carrosse de la prĂŠsidente la
ramenoit le lendemain matin, et il n'y paroissoit pas.
[4] Il y a certainement entre ce chapitre et le prĂŠcĂŠdent une
lacune causĂŠe par la destruction d'un des fragments du manuscrit
original. C'est l'introduction d'un personnage ĂŠpisodique, la
marquise-marquis de Banneville dont le caractère a dÝ se
dĂŠvelopper dans des pages qu'on n'a pas retrouvĂŠes.
Cependant le marquis de Carbon qui avoit fait ses affaires dans ses
terres, revint Ă Paris et me vint chercher en arrivant. Il ĂŠtoit 7 heures
du soir; il trouva dans la cour monsieur le prĂŠsident qui rentroit chez
lui; ils se firent bien des compliments; le prĂŠsident aimoit le marquis.
--Vous venez voir ma nièce, lui dit-il, elle est plus jolie que jamais;
elle est avec ma femme, je vais vous prĂŠsenter.
Ils montèrent ensemble; le marquis salua la prÊsidente et me fit aussi
cet honneur-là . On commença une belle conversation qui dura jusqu'à ce
que monsieur le prĂŠsident vĂŽnt annoncer que le souper ĂŠtoit servi, et
prier le marquis d'en ĂŞtre. Il ne se fit pas prier, mais il se repentit
d'ĂŞtre demeurĂŠ lorsqu'il vit arriver mademoiselle de Mondory que le
prĂŠsident avoit envoyĂŠ chercher dans son carrosse pour souper au logis.
La jalousie du marquis se rĂŠveilla; il faisoit ce qu'il pouvoit pour
paroĂŽtre de bonne humeur, mais je lisois dans son cĹur, tout ĂŠtoit forcĂŠ
en lui, et de temps en temps il me jetoit des regards de tendresse, de
dÊpit, et quelquefois de colère. La petite Mondory triomphoit et
m'accabloit de caresses.
--Allons, mademoiselle, me disoit-elle malicieusement, il est tard,
allons dans notre chambre, il faut nous friser pour demain.
Le marquis n'y put tenir davantage; ce qu'il voyoit le mettoit au
dĂŠsespoir, il s'approcha de mon oreille, et me dit tout bas:
--Je vous laisse avec votre comĂŠdienne, je ne troublerai point vos
plaisirs.
Il s'en alla brusquement; j'eusse bien voulu l'adoucir par quelques
petites paroles, je ne le voulois pas perdre, et mon cĹur se gouvernoit
à son ordinaire, il balançoit entre elle et lui.
Mais je fus vÊritablement touchÊe la première fois que nous allâmes à la
comÊdie; nous Êtions dans la première loge que le prÊsident avoit fait
louer; la prĂŠsidente, une de ses amies, le marquis et moi ĂŠtions au
premier rang; on joua _Venceslas_, pièce de Rotrou; la petite Mondory y
faisoit le premier rĂ´le, mais quand elle me vit dans la loge, parĂŠe et
contente auprès du marquis, elle se mit à pleurer si fort qu'à peine
pouvoit-elle dire ses vers; je me mis Ă pleurer aussi, voyant bien que
c'ĂŠtoit moi qui lui faisois verser tant de larmes. Le marquis s'en
aperçut et me dit tout bas:
--Mademoiselle, vous l'aimez encore.
--Monsieur, lui rĂŠpliquai-je, je n'irai jamais Ă la comĂŠdie.
Ma rĂŠponse le toucha, et sans me le dire, il alla prier mademoiselle de
Mondory de me venir voir; elle n'en voulut rien faire et se sauva
derrière le thÊâtre, toujours pleurant; elle feignit un mal de dents
ĂŠpouvantable.
Pour l'effacer entièrement de mon esprit, je rÊsolus d'aller voyager tout
de bon, pour dissiper mon chagrin, quitter, si je le pouvois, toutes mes
petites enfances, qui commençoient à n'être plus de saison, et m'attacher
Ă quelque chose de plus solide; je n'ĂŠtois plus dans cette grande
jeunesse qui fait tout excuser, mais je pouvois encore passer pour
femme, si j'eusse voulu. J'amassai donc le plus d'argent que je pus,
remis mes affaires entre les mains du prĂŠsident, et partis pour l'Italie
avec un justaucorps et une ĂŠpĂŠe.
J'y ai demeurĂŠ dix ans, Ă Rome ou Ă Venise, et m'y suis abĂŽmĂŠ dans le
jeu. Une passion chasse l'autre, et celle du jeu est la première de
toutes: l'amour et l'ambition s'ĂŠmoussent en vieillissant, le jeu
reverdit quand tout le reste se passe.
Adieu, madame, je vous conterai quand vous voudrez mes voyages d'Italie
et d'Angleterre.
[Illustration: dĂŠco]
[Illustration: dĂŠco]
IV
LA COMTESSE DES BARRES[5]
Quand ma mère mourut, elle jouissoit de plus de vingt-cinq mille livres
de rente; elle avoit eu cinquante mille ĂŠcus en mariage, quatre mille
francs de douaire, qui faisoient un fonds de quatre-vingt mille francs,
huit mille livres de pension d'un grand prince, et six mille francs d'une
grande reine, son ancienne amie, et cependant elle ne laissa que douze
cents francs d'argent comptant, des pierreries, des meubles, de la
vaisselle d'argent, mais aussi elle ne devoit pas un sol.
[5] L'ordre de ce chapitre est interverti, mais, Ă cause de
nombreuses lacunes, nous ne saurions lui assigner sa vĂŠritable
place.
Nous Êtions trois frères: j'Êtois le cadet; l'aÎnÊ Êtoit intendant de
province, le second avoit un rĂŠgiment, et moi j'avois dix mille livres de
rente de patrimoine, tant du côtÊ de mon père que du côtÊ d'une tante qui
m'avoit fait son hĂŠritier, et quatorze mille livres de rente en
bĂŠnĂŠfices.
Je dis d'abord à mes frères que je voulois faire nos partages du bien de
ma mère; ils m'avoient fait Êmanciper, afin de n'avoir pas un tuteur
incommode avec qui il eĂťt fallu discuter toutes les affaires de la
maison; ils acceptèrent ma proposition, se doutant que je les traiterois
bien.
Nous avions par nos partages à peu près soixante et dix mille francs du
bien de ma mère; je pris dans mon lot les pierreries pour vingt mille
francs, pour huit mille francs de meubles et six mille francs de
vaisselle d'argent. Cela faisoit trente-quatre mille francs; il en
restoit trente-six pour achever ma part; je les abandonnai à mes frères,
et tout ce qui Êtoit dÝ à ma mère, tant de ses pensions que de son
douaire, ce qui montoit encore Ă plus de quarante mille francs. Nous
fĂťmes tous trois contents.
J'ĂŠtois ravi d'avoir de belles pierreries; je n'avois jamais eu que des
boucles d'oreilles de deux cents pistoles et quelques bagues, au lieu que
je me voyois des pendants d'oreilles de dix mille francs, une croix de
diamants de cinq mille francs, et trois belles bagues. C'ĂŠtoit de quoi me
parer et faire la belle, car depuis mon enfance j'avois toujours aimĂŠ Ă
m'habiller en fille, mon aventure de Bordeaux le prouve assez, et quoique
j'eusse alors vingt-deux ans, mon visage ne s'y opposoit point encore.
Je n'avois point de barbe, on avoit eu soin, dès l'âge de cinq ou six
ans, de me frotter tous les jours avec une certaine eau qui fait mourir
le poil dans la racine, pourvu qu'on s'y prenne de bonne heure; mes
cheveux noirs faisoient paroĂŽtre mon teint passable, quoique je ne
l'eusse pas fort blanc.
Mon frère aÎnÊ Êtoit toujours dans les intendances, et l'autre à l'armÊe,
mĂŞme l'hiver. Monsieur de Turenne qui l'aimoit fort, lui faisoit donner
de l'emploi toute l'annĂŠe pour l'avancer. Une campagne d'hiver, oĂš l'on
n'hasarde point sa vie, avance plus que deux campagnes d'ĂŠtĂŠ, oĂš l'on
peut ĂŞtre tuĂŠ Ă tout moment; la raison en est bien aisĂŠe Ă trouver, c'est
que la plupart des jeunes gens veulent venir passer l'hiver Ă Paris pour
aller Ă la comĂŠdie, Ă l'opĂŠra, et voir les dames; il y en a peu qui
sacrifient le plaisir Ă la fortune.
Je n'ĂŠtois donc contraint de personne, et je m'abandonnai Ă mon penchant.
Il arriva mĂŞme que madame de La Fayette, que je voyois fort souvent, me
voyant toujours fort ajustĂŠ avec des pendants d'oreilles et des mouches,
me dit en bonne amie que ce n'ĂŠtoit point la mode pour les hommes, et que
je ferois bien mieux de m'habiller en femme.
Sur une si grande autoritĂŠ, je me fis couper les cheveux pour ĂŞtre mieux
coiffĂŠe, j'en avois prodigieusement, et il en falloit beaucoup en ce
temps-lĂ quand on ne vouloit rien emprunter; on portoit sur le front de
petites boucles, et de grosses aux deux cĂ´tĂŠs du visage et tout autour de
la tĂŞte, avec un gros bourrelet de cheveux, cordonnĂŠ avec des rubans ou
des perles, si on en avoit.
J'avois assez d'habits de femme, je pris le plus beau, et allai rendre
visite Ă madame de La Fayette, avec mes pendants d'oreilles, ma croix de
diamants; elle s'ĂŠcria en me voyant:
--Ah! la belle personne! Vous avez donc suivi mon avis, et vous avez bien
fait. Demandez plutĂ´t Ă monsieur de la Rochefoucault (qui ĂŠtoit alors
dans sa chambre).
Ils me tournèrent et retournèrent, et furent fort contents.
Les femmes aiment qu'on suive leur avis, et madame de La Fayette se crut
engagĂŠe Ă faire approuver dans le monde ce qu'elle m'avait conseillĂŠ,
peut-être un peu lÊgèrement. Cela me donna courage, et je continuai
pendant deux mois Ă m'habiller tous les jours en femme; j'allai partout
faire des visites, Ă l'ĂŠglise, au sermon, Ă l'opĂŠra, Ă la comĂŠdie, et il
me sembloit qu'on y ĂŠtoit accoutumĂŠ; je me faisois nommer par mes laquais
Madame de Sancy.
Je me fis peindre par Ferdinand, fameux peintre italien, qui fit de moi
un portrait qu'on alloit voir; enfin je contentai pleinement mon goĂťt.
J'allois au Palais-Royal toutes les fois que Monsieur ĂŠtoit Ă Paris; il
me faisoit mille amitiĂŠs, parce que nos inclinations ĂŠtoient pareilles;
il eĂťt bien souhaitĂŠ pouvoir s'habiller aussi en femme, mais il n'osoit,
Ă cause de sa dignitĂŠ (les princes sont emprisonnĂŠs dans leur grandeur);
il mettoit les soirs des cornettes, des pendants d'oreilles et des
mouches, et se contemploit dans des miroirs.
EncensĂŠ par ses amants, il donnoit tous les ans un grand bal, le lundi
gras. Il m'ordonna d'y venir en robe dĂŠtroussĂŠe, Ă visage dĂŠcouvert, et
chargea le chevalier de Pradine de me mener Ă la courante.
L'assemblĂŠe fut fort belle: il y avoit trente-quatre femmes parĂŠes de
perles et de diamants. On me trouva assez bien, je dansois dans la
dernière perfection et le bal Êtoit fait pour moi.
Monsieur le commença avec mademoiselle de Brancas qui Êtoit fort jolie
(ç'a ÊtÊ depuis la princesse d'Harcourt), et un moment après il alla
s'habiller en femme et revint au bal en masque. Tout le monde le connut,
d'abord il ne cherchoit pas le mystère, et le chevalier de Lorraine lui
donnoit la main; il dansa le menuet, et alla s'asseoir au milieu de
toutes les dames; il se fit un peu prier avant que d'Ă´ter son masque, il
ne demandoit pas mieux et vouloit ĂŞtre vu. On ne sauroit dire Ă quel
point il poussa la coquetterie en se mirant, en mettant des mouches, en
les changeant de place, et peut-ĂŞtre que je fis encore pis; les hommes,
quand ils croient ĂŞtre beaux, sont une fois plus entĂŞtĂŠs de leur beautĂŠ
que les femmes.
Quoi qu'il en soit, ce bal me donna une grande rĂŠputation, et il me vint
force amants, la plupart pour se divertir, quelques-uns de bonne foi.
Cette vie ĂŠtoit dĂŠlicieuse, lorsque la bizarrerie, ou pour mieux dire la
brutalitĂŠ de monsieur de Montausier me renversa tout.
Il avoit amenĂŠ Monsieur le dauphin Ă Paris, Ă l'opĂŠra, et l'avoit laissĂŠ
dans une loge avec la duchesse d'Usez, sa fille, pour aller faire des
visites dans la ville; il n'aimoit pas la musique. L'opĂŠra ĂŠtoit commencĂŠ
il y avoit une demi-heure, lorsque madame d'Usez m'aperçut dans une loge
de l'autre cĂ´tĂŠ du parterre, mes pendants d'oreilles brilloient d'un bout
de la salle Ă l'autre; madame m'aimoit fort, elle eut envie de me voir de
plus près, et m'envoya La..., qui Êtoit à monsieur le dauphin, me dire de
la venir trouver; j'y allai aussitĂ´t, et l'on ne sauroit dire toutes les
amitiĂŠs que le petit prince me fit; il pouvoit avoir douze ans.
J'avois une robe blanche Ă fleurs d'or, dont les parements ĂŠtoient de
satin noir, des rubans couleur de rose, des diamants, des mouches. On me
trouva assez jolie; monseigneur voulut que je demeurasse dans sa loge, et
me fit part de la collation qu'on lui servit; j'ĂŠtois Ă la joie de mon
cĹur.
Rabatjoie arriva; monsieur de Montausier venoit de ses visites, d'abord
madame d'Usez lui dit mon nom, et lui demanda s'il ne me trouvoit pas
bien Ă son grĂŠ. Il me considĂŠra quelque temps, et puis me dit:
--J'avoue, madame, ou mademoiselle (je ne sais pas comment il faut vous
appeler), j'avoue que vous ĂŞtes belle, mais en vĂŠritĂŠ n'avez-vous point
de honte de porter un pareil habillement et de faire la femme, puisque
vous ĂŞtes assez heureux pour ne l'ĂŞtre pas? Allez, allez vous cacher,
monsieur le dauphin vous trouve fort mal comme cela.
--Vous me pardonnerez, monsieur, reprit le petit prince, je la trouve
belle comme un ange.
J'Êtois très fâchÊe, et je sortis de l'opÊra sans retourner à ma loge,
rĂŠsolue de quitter tous ces ajustements qui m'avoient attirĂŠ une si
fâcheuse rÊprimande; mais il n'y eut pas moyen de m'y rÊsoudre, je pris
le parti d'aller demeurer trois ou quatre ans dans une province oĂš je ne
serois point connue, et oĂš je pourrois faire la belle tant qu'il me
plairoit.
Après avoir examinÊ la carte, je crus que la ville de Bourges me
convenoit; je n'y avois jamais ĂŠtĂŠ, ce n'ĂŠtoit pas un passage pour aller
Ă l'armĂŠe, et j'y pourrois faire ce qu'il me plairoit.
Je voulus aller moi-mĂŞme reconnoĂŽtre les lieux; je partis dans le
carrosse de Bourges, avec un seul valet de chambre, nommĂŠ Bouju, qui
ĂŠtoit Ă moi depuis mon enfance. J'avois pris une perruque blonde, moi qui
avois les cheveux noirs, afin que quand j'y retournerois personne ne me
reconnĂťt.
Nous arrivâmes à la meilleure hôtellerie, et dès le lendemain je promenai
dans la ville que je trouvai assez Ă mon grĂŠ. Je m'informai s'il n'y
avoit point de maison de campagne Ă vendre dans le voisinage; on me dit
que le château de Crespon Êtoit en dÊcret, et qu'il appartenoit à un
trĂŠsorier de France, nommĂŠ monsieur Gaillot.
J'allai voir la maison et trouvai un lieu charmant, une maison bâtie
depuis vingt ans, qu'on vouloit vendre toute meublĂŠe, un parc de vingt
arpents, des parterres, des potagers, des eaux plates, un petit bois, de
bonnes murailles, et au bout du parc une grande grille de fer qui donnoit
sur un ruisseau qui eĂťt portĂŠ bateau s'il n'y avoit eu dessus plusieurs
moulins oĂš l'on venoit moudre, pour la plus grande partie, de la farine
pour la ville de Bourges; mais je remarquai que vis-Ă -vis du parc il y
avoit une demi-lieue oĂš il n'y avoit point de moulins, et que je pourrois
y avoir une petite berge pour me promener.
Je fus charmÊe; l'on me dit que le dÊcret se poursuivoit au Châtelet de
Paris; je n'en voulus pas voir davantage et repartis pour Paris,
impatient de me faire adjuger la seigneurie de Crespon; il y avoit un
gros village.
Dès que je fus arrivÊe, j'allai chercher les procureurs dont j'avois pris
les noms et la demeure; ils me dirent que la terre avoit ĂŠtĂŠ adjugĂŠe Ă
vingt et un mille livres, et que pour y revenir il falloit tiercer,
c'est-Ă -dire en donner vingt-huit mille livres.
On m'avoit assurĂŠ Ă Bourges qu'elle valoit plus de dix mille ĂŠcus; j'en
avois envie, je tierçai, et fus envoyÊ en possession de la terre. Ce fut
monsieur Acarel, mon homme d'affaires, qui la prit en son nom, et m'en
fit le même jour une dÊclaration; il partit quelques jours après pour en
aller prendre possession; je lui avois confiĂŠ mon dessein.
Monsieur Gaillot le reçut Ă merveille, il gagnoit sept mille francs Ă
quoi il ne s'attendoit pas. Monsieur Acarel lui dit que la terre ĂŠtoit
pour une jeune veuve nommĂŠe madame la comtesse _des Barres_, qui vouloit
s'y venir ĂŠtablir.
Acarel conserva le concierge, et monsieur Gaillot lui promit d'avoir
l'Ĺil Ă tout jusqu'Ă ce que madame la comtesse fĂťt arrivĂŠe.
Monsieur Acarel revint enchantĂŠ de ma nouvelle acquisition: je brĂťlois
d'envie de partir, mais il me fallut plus de six semaines pour faire mes
prÊparatifs. J'Êcrivis à mes frères que j'allois voyager pendant deux ou
trois ans, et que je laissois une procuration gĂŠnĂŠrale Ă monsieur Acarel.
Bouju avoit une femme fort adroite qui me coiffoit parfaitement bien;
mais quand je lui eus dit que je ne voulois plus quitter l'habit de
femme, elle me conseilla de continuer Ă me faire couper les cheveux Ă la
mode, et je le fis; il n'y avoit plus moyen de s'en dĂŠdire.
Je me fis faire deux habits magnifiques d'ĂŠtoffes d'or et d'argent, et
quatre habits plus simples mais fort propres; j'eus des garnitures de
toutes sortes, des rubans, des coiffes, des gants, des manchons, des
ĂŠventails et tout le reste, jugeant bien que dans une province je ne
trouverois rien de tout cela.
Je renvoyai tous mes valets, sous prĂŠtexte de mon voyage, et je les
payai; ensuite je louai une petite chambre garnie auprès du Palais, et
Bouju m'alla louer dans le faubourg Saint-HonorĂŠ une maison pour un mois,
oĂš il fit conduire mon carrosse, quatre chevaux et un cheval de selle; il
arrĂŞta aussi un bon cocher, un cuisinier, un palefrenier pour servir de
postillon, une femme de chambre pour m'habiller et me blanchir, et trois
laquais, deux grands et un petit pour me porter la queue; il fit
repeindre mon carrosse en Êbène, et y fit mettre des chiffres avec une
cordelière pour marquer la veuve, et quand tout fut prêt, il vint me
trouver Ă ma petite chambre.
Sa femme m'apporta une grisette fort propre que je mis avec des coiffes
et un masque; cela ĂŠtoit fort commode en ce temps-lĂ , et l'on ne
craignoit point d'ĂŞtre reconnu.
Bouju alla payer son hôtesse, et nous montâmes dans un carrosse de louage
qui nous attendoit Ă la porte.
Nous allâmes à la maison du faubourg Saint-HonorÊ, oÚ mes nouveaux
domestiques reconnurent madame la comtesse des Barres pour leur
maĂŽtresse. Ils parurent assez contents de ma vue, et je leur promis de
leur faire du bien, pourvu qu'ils me servissent avec affection et qu'ils
n'eussent point de querelle ensemble.
Deux jours après, nous partÎmes pour aller à Bourges; je voulus que
monsieur Acarel vĂŽnt m'y installer, il ĂŠtoit dans mon carrosse avec
madame Bouju. Son mari et AngĂŠlique, ma femme de chambre, ĂŠtoient dans
le carrosse de voiture; mon cuisinier ĂŠtoit sur mon cheval de selle.
J'avois dans les coffres de mon carrosse ma vaisselle d'argent, et sous
mes pieds ma cassette de pierreries que je ne perdois pas de vue; mes
meubles, lits, tapisseries, habits, linges, ĂŠtoient dans les magasins du
carrosse public, oĂš l'on avoit mis deux chevaux de plus, tant il ĂŠtoit
chargĂŠ, quoique nous fussions au mois de mai, oĂš les chemins sont beaux.
Nous partĂŽmes le mĂŞme jour et nous fĂŽmes les mĂŞmes traites que le
carrosse de voiture, afin que je pusse avoir mes gens tous les soirs pour
me servir.
La première couchÊe, en descendant de carrosse, je vis un de mes cousins
germains sur la porte de l'hĂ´tellerie, mais je n'Ă´tai pas mon masque, et
il n'y connut rien; nous ĂŠtions partis le lendemain avant qu'il fĂťt
ĂŠveillĂŠ.
En arrivant à Bourges, nous allâmes descendre chez madame Gaillot;
monsieur Acarel lui avoit ĂŠcrit le jour et l'heure que nous devions
arriver, il vint au-devant de nous dans son carrosse Ă un quart de lieue
de la ville; il monta dans le mien, et monsieur Acarel et madame Bouju
montèrent dans le sien.
J'ĂŠtois bien aise de l'entretenir en particulier; il me fit le portrait
de toute la ville de Bourges, et me parut homme de bon esprit; il avoit
pourtant dĂŠrangĂŠ ses affaires, mais il lui restait encore du bien. Nous
arrivâmes chez lui, il me prÊsenta à sa femme et me mena dans son
appartement oĂš il me laissa sans songer Ă m'entretenir: je jugeai qu'il
n'ĂŠtait pas trop provincial.
J'allai, dès le lendemain, voir ma maison qui me plut encore davantage,
et j'y fis porter tous mes meubles; il fallut pourtant que je demeurasse
quatre ou cinq jours chez monsieur Gaillot, jusqu'Ă ce que tout fĂťt
rangĂŠ.
Je ne vis personne Ă Bourges et ne fis aucune visite; j'allois seulement
Ă la messe, et lorsque je m'apercevois qu'on avoit envie de me voir,
j'Ă´tois mon masque un moment, ce qui redoubloit la curiositĂŠ.
Enfin j'allai m'ĂŠtablir tout de bon Ă Crespon; j'y trouvai un curĂŠ fort
homme de bien sans faire le bigot; il aimoit l'ordre et la joie, et
savoit fort bien allier les devoirs de sa profession avec les plaisirs de
la vie. Je vis d'abord que je m'en accommoderois Ă merveille; je lui
appris mon humeur, afin qu'il s'y accommodât, cela Êtoit juste, et
l'assurai que je ne voulois point qu'il s'y contraignĂŽt pour moi, parce
que je ne me contraindrois point pour lui; je lui dis que je serois fort
assidu à la paroisse, que je tâcherois à avoir le carême de bons
prĂŠdicateurs, que j'aurois soin des pauvres, que je le priois d'ĂŞtre de
mes amis et de venir souvent souper chez moi sans façon, que je n'en
mettrois pas plus grand pot au feu et je lui tins parole.
J'avois toujours Ă dĂŽner un bon potage et deux grosses entrĂŠes, un gros
bouilli et deux assiettes d'entremets, de bon pain, de bon vin; le rĂ´ti
du soir ĂŠtoit tout prĂŞt Ă mettre en broche quand il arrivoit quelqu'un.
Il y avoit dans mon village deux ou trois maisons de gentilshommes qui
n'ĂŠtoient pas fort aisĂŠs. Le curĂŠ m'amena le chevalier d'Hanecourt qui me
parut un esprit doux et mĂŠdiocre, mais il ĂŠtoit beau comme le jour, et le
savoit bien. Il avoit ĂŠtĂŠ mousquetaire et avoit fait trois ou quatre
campagnes; le mĂŠtier lui avoit semblĂŠ rude, et depuis deux ans il s'ĂŠtoit
remis à prendre des lièvres. Il fit d'abord le passionnÊ, mais je ne
tâtai point de ses mines, et crus qu'il ne me trouvoit belle que parce
que j'ĂŠtois riche; je le traitai pourtant fort honnĂŞtement et souffris
ses assiduitĂŠs.
Quand ma maison fut rangĂŠe, j'allai Ă Bourges. J'affectai d'avoir un
habit fort honnĂŞte, mais fort simple, des dentelles mĂŠdiocres, point de
diamants, des boucles d'oreilles d'or, une coiffure fort modeste, des
coiffes que je n'Ă´tai point dans mes visites, des rubans noirs, point de
mouches.
J'allai descendre chez monsieur et madame Gaillot, qui me menèrent chez
monsieur du Coudray, lieutenant gĂŠnĂŠral. C'ĂŠtoit un homme fort laid, mais
de bonne mine, et qui avoit beaucoup d'esprit; il me reçut avec de
grandes distinctions, et me prĂŠsenta sa femme et sa fille. La femme avoit
cinquante ans, et on voyoit bien qu'elle avoit ĂŠtĂŠ belle; la fille en
avoit quinze ou seize, un petit pruneau relavĂŠ, mais si vive, de si bonne
humeur, qu'elle en ĂŠtoit fort aimable.
Pendant que j'y ĂŠtois, il vint une visite. C'ĂŠtoit la marquise de la
Grise avec sa fille qui me parut fort jolie. Je n'eus pas le temps de
l'examiner, la nuit alloit tomber, je revins chez moi.
Je fis grande amitiĂŠ avec la lieutenante gĂŠnĂŠrale qui me rendit ma visite
dès le lendemain; j'eus le plaisir de lui montrer les appartements
tournĂŠs et meublĂŠs autrement qu'elle ne les avoit vus.
Ma grande chambre ĂŠtoit magnifique: une tapisserie de Flandre des plus
fines, un lit de velours incarnat avec des franges d'or et de soie, des
sièges de commoditÊ que j'avois fait de mes vieilles jupes, une cheminÊe
de marbre; il n'y manquoit que des miroirs, mais j'en eus de fort beaux
quinze jours après.
Madame la marquise du Tronc mourut dans son château, à trois ou quatre
lieues de Bourges; ses meubles furent vendus, et j'achetai Ă fort bon
marchĂŠ deux trumeaux de glace, deux glaces de cheminĂŠe, un grand miroir
et un chandelier de cristal.
On peut juger que ma chambre en fut bien parĂŠe. J'avois de plain-pied une
antichambre, une grande chambre, un cabinet et une galerie dans le retour
sur le jardin, et dans le double du bâtiment, une chambre à coucher, un
petit oratoire et deux gardes-robes, avec un degrĂŠ de dĂŠgagement. De
l'autre cĂ´tĂŠ de l'escalier ĂŠtoit une salle Ă manger avec un petit degrĂŠ
qui montoit de la cuisine. J'avois aussi un appartement bas que je
destinai aux hĂ´tes, sans compter un corridor qui rĂŠgnoit le long du
bâtiment, oÚ il y avoit cinq ou six chambres avec de bons lits; je ne
parle point des chambres des valets ni des ĂŠcuries oĂš il ne manquoit
rien.
Je menai madame la lieutenante gĂŠnĂŠrale par toute la maison, et lui
donnai un fort bon dĂŽner, quoiqu'elle ne fĂťt venue qu'Ă midi et demi,
afin que je ne fisse rien d'extraordinaire. Elle me pria de lui faire
l'honneur de venir dĂŽner chez elle le jeudi suivant, et me dit qu'elle y
feroit trouver les principales dames de la ville, qui mouroient d'envie
de me voir.
Je me rendis au jour marquĂŠ, mais je crus devoir mettre mes plus beaux
atours; je n'avois encore paru Ă Bourges que fort nĂŠgligĂŠe.
Je mis un corps de robe d'une ĂŠtoffe Ă fond d'argent et brodĂŠe de fleurs
naturelles, une grande queue traĂŽnante, la jupe de mĂŞme; ma robe ĂŠtoit
rattachĂŠe des deux cĂ´tĂŠs avec des rubans jaune et argent et un gros nĹud
par derrière pour marquer la taille; mon corps Êtoit fort haut et
rembourrĂŠ par-devant, pour faire croire qu'il y avoit lĂ de la gorge, et
effectivement j'en avois autant qu'une fille de quinze ans.
On m'avoit mis dès l'enfance des corps qui me serroient extrêmement et
faisoient ĂŠlever la chair, qui ĂŠtoit grasse et potelĂŠe. J'avois eu aussi
fort grand soin de mon col que je frottois tous les soirs avec de l'eau
de veau et de la pommade de pieds de mouton, ce qui rend la peau douce
et blanche.
J'ĂŠtois coiffĂŠe avec mes cheveux noirs Ă grosses boucles, mes grands
pendants d'oreilles de diamants, une douzaine de mouches, un collier de
perles fausses plus belles que les fines, et d'ailleurs, en me voyant
tant de pierreries, on n'eĂťt jamais cru que j'eusse voulu rien porter de
faux.
J'avois changĂŠ Ă Paris ma croix de diamants, que je n'aimois point,
contre cinq poinçons que je mettois dans mes cheveux; ma coiffure Êtoit
garnie de rubans jaune et argent, ce qui faisoit fort bien avec des
cheveux noirs, point de coiffe, nous ĂŠtions au mois de juin, un grand
masque qui me cachoit toutes les joues, de peur de hâle, des gants
blancs, un ĂŠventail, voilĂ ma parure; on n'eĂťt jamais devinĂŠ que je
n'ĂŠtois pas une femme.
Je montai dans mon carrosse, avec madame Bouju Ă onze heures et demie,
pour aller Ă Bourges; j'arrivai chez madame la lieutenante gĂŠnĂŠrale qui
alloit monter en carrosse; elle voulut, en me voyant, remonter chez elle,
mais je l'en empĂŞchai quand je sus qu'elle alloit Ă la messe Ă l'ĂŠglise
cathĂŠdrale; c'ĂŠtoit la messe des paresseuses, toutes les belles de la
ville y ĂŠtoient et tous les galants; je montai dans son carrosse et nous
y allâmes.
On me regarda tant et plus; ma parure, ma robe, mes diamants, la
nouveautÊ, tout attiroit l'attention. Après la messe, nous passâmes entre
deux haies pour aller Ă notre carrosse, et j'entendis plusieurs voix dans
la foule qui disoient: ÂŤVoilĂ une belle femmeÂť; ce qui ne laissoit pas
que de me faire plaisir.
La compagnie priĂŠe nous attendoit au logis; monsieur le lieutenant
gĂŠnĂŠral me vint donner la main Ă la descente du carrosse, et je trouvai
dans l'appartement la marquise de la Grise et sa fille, monsieur et
madame Gaillot et l'abbĂŠ de Saint-Siphorien, qui avoit une abbaye Ă deux
lieues de Bourges; c'ĂŠtoit un vieillard qui avoit beaucoup d'esprit, et
qui se sentoit encore de la galanterie du temps passĂŠ.
--Madame, me dit-il, on m'en avoit beaucoup dit, et j'en trouve encore
davantage.
Je rĂŠpondis Ă ces civilitĂŠs, et embrassai madame de la Grise qui me parut
bonne femme; elle n'avoit pas plus de quarante ans et ne faisoit point la
belle; tout son amour-propre s'ĂŠtoit tournĂŠ sur sa fille qui le mĂŠritoit
bien.
C'ĂŠtoit de ces petites beautĂŠs fines qui n'ont que la cape et l'ĂŠpĂŠe, de
petits traits, un beau teint, de petits yeux pleins de feu, la bouche
grande, les dents belles, les lèvres incarnates et rebordÊes, les cheveux
blonds, la gorge admirable, et quoiqu'elle eĂťt seize ans, elle n'en
paroissoit que douze. Je la caressai fort, elle me plut, je la baisai
cinq ou six fois de suite, la mère Êtoit ravie; je raccommodai sa
coiffure qui n'ĂŠtoit pas de bon air, je lui dis avec amitiĂŠ qu'elle
montroit trop sa gorge, et je lui montrai Ă attacher sa collerette un peu
plus haut; la pauvre mère n'avoit point la parole pour me remercier.
--Madame, lui dis-je, j'ai auprès de moi une femme qui m'a ÊlevÊe, qui
est fort adroite, c'est elle qui me coiffe, et il me semble qu'on me
trouve assez bien.
Toute la compagnie s'ĂŠcria qu'on ne pouvoit pas ĂŞtre mieux coiffĂŠe, et
qu'on voyoit bien que je venois de Paris oĂš les dames ont le bon air.
--Ce n'est pas, ajoutai-je, que je ne sache me coiffer toute seule; on
est quelquefois paresseuse, mais c'est un grand avantage Ă une demoiselle
de se passer quand elle veut de sa femme de chambre.
--Madame, dis-je Ă madame de la Grise, si vous voulez me confier
mademoiselle votre fille pour huit jours, je vous rĂŠponds qu'elle saura
se coiffer parfaitement. Je lui ferai ĂŠtudier ce joli mĂŠtier-lĂ trois
heures par jour, je ne la quitterai pas de vue, elle couchera avec moi et
sera ma petite sĹur.
Madame de la Grise me dit qu'elle auroit l'honneur de me voir chez moi
pour me remercier de toutes les bontĂŠs que j'avois pour sa fille; je
n'insistai pas davantage.
On vint dire qu'on avoit servi, nous Êtions douze à table; la chère fut
grande, assez mal servie, le mari et la femme donnoient Ă tous moments
des ordres quelquefois diffĂŠrents; c'ĂŠtoit une criaillerie perpĂŠtuelle.
Pour moi, je parlois Ă mes gens en particulier, et puis je ne les
regardois plus; tout alloit comme il pouvoit, et ordinairement tout
alloit bien.
Après le dÎner, on but chacun un petit coup de rossolio de Turin; on ne
connoissoit alors ni cafÊ ni chocolat; le thÊ commençoit à naÎtre.
On passa Ă quatre heures dans un grand cabinet oĂš la musique nous
attendoit; elle ĂŠtoit composĂŠe d'un thĂŠorbe, d'un dessus, d'une basse de
viole et d'un violon; une demoiselle jouoit du clavecin et prĂŠtendoit
accompagner, mais elle le faisoit fort mal, ce n'ĂŠtoit pas sa faute,
elle s'en ĂŠtoit dĂŠfendue autant qu'elle avoit pu. L'organiste de la
cathĂŠdrale, qui devoit faire ce personnage, ĂŠtoit malade, et madame la
lieutenante vouloit absolument un concert bon ou mauvais. Il commença et
visa d'abord au charivari. Je ne pus m'empĂŞcher de donner quelques avis Ă
la demoiselle que son clavecin ĂŠtoit d'un demi-ton trop bas, qu'il
falloit faire des pauses et observer des silences en de certains
endroits; mes avis ne furent pas inutiles, elle n'en savoit pas assez
pour en profiter.
--Mais, madame, me dit le vieil abbĂŠ de Saint-Siphorien, vous parlez
comme si vous saviez parfaitement la musique; mettez-vous lĂ et
accompagnez.
La pauvre demoiselle sortit aussitĂ´t de sa place, et tout le monde me
pressa tant, que je la pris.
Je voulus d'abord donner quelques idĂŠes de ma capacitĂŠ, et je jouai
quelques prĂŠludes de fantaisie et la _Descente de Mars_, oĂš il faut
beaucoup de lÊgèretÊ de main; tous les musiciens virent bien à qui ils
avoient affaire et me prièrent de rÊgler leur concert. Je n'y eus pas
grande peine, j'accompagnois Ă livre ouvert toutes sortes de musique,
mĂŞme italienne. Le concert joua juste et de mouvement, et il ĂŠtoit huit
heures qu'on ne croyoit pas qu'il en fĂťt six; madame Bouju vint m'avertir
que mon carrosse ĂŠtoit prĂŞt.
Je n'aimois pas Ă me mettre Ă la nuit avec mes pierreries, je pris congĂŠ
de la compagnie et les priai de me venir voir, ils me le promirent.
Je ne croyois pas qu'ils me tiendroient si tĂ´t parole. Je les vis arriver
le lendemain Ă midi dans un grand et vieux carrosse de la marquise de la
Grise; il en sortit elle et sa fille, monsieur le lieutenant gĂŠnĂŠral, sa
femme et sa fille, et l'abbĂŠ de Saint-Siphorien. Il ĂŠtoit bon homme, et
tout le monde vouloit l'avoir.
Je vis leur carrosse par la fenĂŞtre. J'ĂŠtois vĂŠritablement dans mon
nĂŠgligĂŠ: une robe de chambre de taffetas incarnat, un fichu, une ĂŠchelle
de rubans blancs, des cornettes Ă dentelles avec des rubans incarnat sur
la tĂŞte, pas une mouche, mes petites boucles d'or; je descendis en bas et
les reçus avec la même joie que si j'avois ÊtÊ bien parÊe.
--Mesdames, leur dis-je, vous m'aurez vue de toutes les façons.
--Je ne sais, madame, dit le vieil abbÊ, laquelle de toutes ces façons
vous est le plus avantageuse, mais je sens bien qu'il y a quarante ans
j'aurois mieux aimÊ la bergère que la princesse.
On se mit Ă rire. Je proposai d'aller dans le jardin, et je les menai
jusqu'au bois, afin de donner le temps Ă mon cuisinier de mettre Ă la
broche; une demi-heure après, on nous vint dire qu'on avoit servi; le
dĂŽner fut petit et bon.
--Vous n'avez, mesdames, leur dis-je, que le nĂŠcessaire, vous en
trouverez toujours autant, j'ai envie que vous y reveniez souvent.
Je trouvai mademoiselle de la Grise plus jolie que jamais, et sous
prĂŠtexte de lui montrer quelque chose sur le clavecin, je l'entretins en
particulier.
--Ma belle enfant, lui dis-je, vous ne m'aimez point.
Elle se jeta Ă mon col, au lieu de me rĂŠpondre.
--Parlez-moi avec franchise, seriez-vous bien aise de venir passer huit
jours avec moi?
Elle se mit Ă pleurer et m'embrassa avec tant de tendresse, que je connus
bien que son petit cĹur ĂŠtait touchĂŠ.
--Mais, lui dis-je, madame votre mère y consentira-t-elle?
--Ma chère mère en meurt d'envie, mais elle n'oserait vous en parler,
elle a peur que tout ce que vous avez dit lĂ -dessus ne soit un
compliment.
--Eh bien! ma chère enfant, lui dis-je en la baisant de tout mon cĹur,
je ferai tomber le discours sur votre coiffure, et nous verrons ce
qu'elle dira.
Nous rentrâmes aussitôt oÚ Êtoit la compagnie, et sous prÊtexte de
quelque ordre que j'avois Ă donner, je fis le bec Ă madame Bouju qui un
moment après passa par la chambre oÚ nous Êtions pour aller à ma
garde-robe; je l'appelai et lui dis:
--Madame, voyez un peu la coiffure de mademoiselle de la Grise; comment
la trouvez-vous?
Elle la tourna et dit:
--En vĂŠritĂŠ, madame, c'est dommage qu'une si belle personne, et qui a de
si beaux cheveux, soit si mal coiffĂŠe Ă l'air de son visage.
Elle nous fit remarquer ensuite qu'elle avoit trop de cheveux sur le
front, et que les boucles qui accompagnoient son visage l'offusquoient et
cachoient ses belles joues. Je pris la parole et dis Ă madame de la
Grise:
--Vous voulez bien que je vous envoie demain madame Bouju pour coiffer
Mademoiselle de la Grise? vous verrez quelle diffĂŠrence il y aura.
Le vieil abbĂŠ interrompit et me dit:
--Est-il juste, madame, que vous vous priviez de vos gens? Vous offrĂŽtes
hier Ă madame de la Grise de garder sa fille pendant huit jours, et de la
rendre savante en coiffure.
--Si madame la comtesse, dit madame la lieutenante gĂŠnĂŠrale, m'en offroit
autant pour ma fille, je la prendrois au mot.
--Et moi, dit la petite fille, j'en serois bien aise.
--Ah! madame, s'ĂŠcria madame de la Grise, n'allez pas sur notre marchĂŠ!
--Mes belles demoiselles, leur dis-je en riant, je garderai chez moi
celle qui m'aimera le mieux.
--C'est moi! c'est moi! s'Êcrièrent-elles toutes deux en même temps, en
se jetant Ă mon col; leur petite dispute rĂŠjouit fort toute la compagnie.
--Ne vous fâchez point, leur dis-je, nous avons de quoi vous contenter
toutes deux l'une après l'autre.
Je parlois ainsi afin de faire croire que je les aimois ĂŠgalement.
--Il est juste, dit madame de la Grise, que ma fille passe la première,
et la voilĂ toute prĂŞte.
--Je n'en suis point jalouse, dit la lieutenante gĂŠnĂŠrale, pourvu que la
mienne ait son tour.
--Comme il vous plaira, leur dis-je; je les aime fort toutes deux, et
serai ravie de leur rendre un petit service.
Il fut rĂŠsolu que mademoiselle de la Grise demeureroit chez moi, et que
mademoiselle du Coudray y viendroit après faire le même apprentissage.
Ces dames s'en retournèrent Ă Bourges, et dès le soir on apporta Ă
mademoiselle de la Grise ses coiffures et du linge. J'envoyai chercher
monsieur le curĂŠ pour souper avec nous; il amena le chevalier
d'Hanecourt, et je leur prĂŠsentai ma petite pensionnaire qui rioit aux
anges; après le souper je renvoyai le curÊ et le chevalier.
J'avois impatience de me coucher, et je crois que la petite fille en
avoit aussi bonne envie que moi. Madame Bouju la coiffa de nuit et la fit
coucher la première dans mon lit, à la petite ruelle; je vins peu de
temps après, et dès que je fus couchÊe, je lui dis:
--Approchez-vous, mon petit cĹur.
Elle ne se fit pas prier, et nous nous baisâmes d'une manière fort
tendre; nos bouches ĂŠtoient collĂŠes l'une sur l'autre. Je tins longtemps
la petite fille entre mes bras, et baisai sa gorge qui ĂŠtoit fort belle;
je lui fis mettre aussi la main sur le peu que j'en avois, afin qu'elle
fĂťt encore plus rassurĂŠe que j'ĂŠtois femme; mais je n'allai pas plus loin
le premier jour, je me contentai de voir qu'elle m'aimoit de tout son
cĹur.
Le lendemain nous eĂťmes plusieurs visites du voisinage; la petite fille
s'ennuyoit et me disoit tout bas:
--Ma belle dame (c'est le nom qu'elle s'avisa de me donner), que je
trouve le journĂŠe longue!
J'entendis ce qu'elle vouloit dire. Dès que nous fÝmes couchÊes, il ne
fallut pas lui dire de s'approcher, elle pensa me manger de caresses; je
crevois d'amour et je me mis en devoir de lui donner de vĂŠritables
plaisirs. Elle me dit d'abord que je lui faisois mal, et puis elle fit un
cri qui obligea madame Bouju de se lever pour voir ce que c'ĂŠtoit. Elle
nous trouva fort près l'une de l'autre; la petite pleuroit, et toutefois
elle eut le courage de dire Ă Bouju:
--Madame, c'est une crampe Ă quoi je suis sujette, qui m'a fait bien du
mal.
Je la baisai de tout mon cĹur, et ne quittois point prise.
--Ah! quelle douleur! s'ĂŠcria-t-elle encore.
--Mademoiselle, dit Bouju qui ĂŠtoit une vieille narquoise, cela passera,
et vous serez bien aise quand vous ne sentirez plus de mal.
En effet le mal ĂŠtoit passĂŠ, et les larmes de douleur devinrent des
larmes de plaisir; elle m'embrassoit de toute sa force et ne disoit mot.
--M'aimes-tu bien, mon petit cĹur? lui dis-je.
--HĂŠlas! oui; je ne me sens pas, je ne sais ce que je fais.
M'aimerez-vous toujours, ma belle dame?
Je lui rÊpondis par cinq ou six baisers fort humides, et je recommençai
la même chanson; elle ne nous donna pas tant de peine que la première
fois, la petite fille ne cria plus, elle fit seulement de longs soupirs
qui venoient de son cĹur; nous nous endormĂŽmes.
Nos plaisirs ne nous faisoient pas oublier ce que nous avions promis Ă la
mère. Bouju s'appliqua à lui apprendre à se coiffer, mais je lui dis de
faire filer ses leçons au moins quinze jours. Je commençois à craindre de
perdre de vue ma petite amie, et je ne songeois qu'avec dĂŠdain Ă celle
qui lui devoit succĂŠder.
Trois jours après, madame de la Grise vint dÎner avec nous. J'avois dit
Ă la petite fille qu'il ne falloit pas lui dire que nous nous aimions
tant; elle m'avoit rĂŠpondu:
--Oh! que je n'ai garde, ma belle madame, de dire à ma chère mère les
plaisirs que nous avons ensemble; elle seroit jalouse, car nous couchons
presque toujours ensemble et nous ne sommes pas si aises; j'aime pourtant
bien ma chère mère, mais j'aime encore mieux et mille fois davantage la
belle madame.
L'innocence de cette pauvre enfant me faisoit plaisir et un peu de peine,
mais je rejetois bien loin une pensĂŠe qui eĂťt troublĂŠ ma joie.
Madame de la Grise trouva sa fille fort bien coiffĂŠe, mais elle n'eut pas
le plaisir de la voir Ă la besogne.
--Madame, lui dis-je, demeurez avec nous le reste de la journĂŠe, et vous
verrez demain comment elle s'y prend; mon lit est grand, nous coucherons
ensemble, et la petite couchera avec Bouju.
Elle se fit un peu prier et y consentit, puis j'en fus assez fâchÊe,
c'ĂŠtoit une nuit perdue, mais d'un autre cĂ´tĂŠ, cela ĂŠtablissoit
merveilleusement la confiance de la mère. Nous dÎnâmes, nous nous
promenâmes dans le parc, et le soir après souper je fis dire des vers Ă
mademoiselle de la Grise.
J'ĂŠtois bonne comĂŠdienne, c'ĂŠtoit mon premier mĂŠtier.
--J'ai choisi, dis-je à la mère, une comÊdie sainte (c'est _Polyeucte_),
elle n'y verra que de bons sentiments.
La petite fille disoit les vers assez mal, mais j'avois connu qu'avec un
peu d'application, elle les diroit aussi bien que moi; elle les
entendoit, et il suffit d'entendre pour bien prononcer.
Madame de la Grise ne pouvoit se lasser de me remercier; je lui fis de
petites confidences sur sa fille, qu'elle ne se tenoit pas assez droite,
qu'elle ĂŠtoit malpropre, qu'elle ne rangeoit pas ses hardes, afin qu'elle
lui en fĂŽt de petites rĂŠprimandes; cela faisoit merveille et lui faisoit
connaĂŽtre que je voulois son bien et que je n'en ĂŠtois pas coiffĂŠe.
Nous soupâmes et nous nous couchâmes; on avoit seulement mis des draps
blancs pour madame de la Grise. Quand nous fĂťmes couchĂŠes, je m'approchai
d'elle, je la baisai deux ou trois fois, et puis me mis Ă ma ruelle, en
lui disant:
--Dormons... C'est ainsi, madame, lui dis-je, que j'en use avec votre
enfant, et je vous assure qu'elle dort comme un sabot; elle fait de
l'exercice toute la journĂŠe, court dans le jardin avec AngĂŠlique, il faut
bien que cela dorme.
Le lendemain, le pauvre mère fut ravie quand elle la vit tourner une
boucle avec une adresse surprenante. Bouju lui disoit:
--Je vous assure, madame, que dans quinze jours, mademoiselle en saura
autant que moi.
Nous dÎnâmes, et madame de la Grise s'en alla et nous fit grand plaisir.
--Que nous nous baiserons ce soir! disait la petite. Il me semble qu'il y
a dix ans que je n'ai embrassĂŠ la belle madame.
Dès que nous eÝmes soupÊ, nous nous couchâmes; il falloit bien
rĂŠcompenser le temps perdu. Nous prĂŽmes nos plaisirs ordinaires, la
pauvre enfant n'y entendoit pas finesse.
Quatre ou cinq jours après, la lieutenante gÊnÊrale, sa fille, madame de
la Grise et le bon abbÊ vinrent dÎner avec nous et y passèrent la
journĂŠe. La petite du Coudray qui avoit beaucoup d'esprit, disoit
continuellement:
--En vĂŠritĂŠ, mademoiselle de la Grise est bien longtemps Ă apprendre Ă
coiffer: il me semble que j'aurois croquÊ cela en quatre leçons; on ne
demandoit que huit jours, et il y en a plus de quinze.
Elle croyoit avancer ses affaires, et les reculoit; j'aurois voulu
qu'elle eĂťt ĂŠtĂŠ bien loin, j'aimois ma petite amie, et pour elle, je ne
l'aimois point du tout.
Nous fĂťmes encore trois semaines dans les plaisirs, mademoiselle de la
Grise se coiffoit parfaitement bien; je la menai à sa mère, mais je
voulus qu'elle se coiffât toute seule ce jour-là , sans que Bouju y mÎt la
main, et avant que de partir, je lui mis aux oreilles de petites boucles
d'un seul rubis entourĂŠ de douze petits diamants, elles ĂŠtoient fort
jolies.
--Je vous ferois bien un plus beau prĂŠsent, lui dis-je, mais, mon petit
cĹur, on en parleroit.
Madame de la Grise fut charmĂŠe; elle la montroit Ă tout le monde et
assuroit sur ma parole qu'elle s'ĂŠtoit coiffĂŠe toute seule; elle faisoit
quelque façon de lui laisser prendre les petites boucles.
--C'est une bagatelle, lui dis-je, je les avois ĂŠtant fille, elles ne me
conviennent plus.
Madame la lieutenante gĂŠnĂŠrale lui dit en riant:
--Si madame la comtesse en donne autant Ă ma fille, j'en serai bien aise.
C'ĂŠtoit me l'offrir, il fallut bien la prendre, j'y ĂŠtois engagĂŠe. Je
l'emmenai avec moi, et la gardai seulement huit jours; Bouju lui apprit Ă
coiffer si prodigieusement vite, que j'en ĂŠtois ĂŠtonnĂŠe.
C'ĂŠtoit un petit esprit vif, ardent, qui se coiffoit le matin, et au lieu
de s'aller promener, se dÊcoiffoit l'après-dÎnÊe, pour se recoiffer le
soir; elle couchoit avec moi, je la baisois en nous couchant, je recevois
ses petites caresses, mais je ne me hasardois Ă rien avec elle. Outre
qu'elle n'ĂŠtoit pas si aimable que mademoiselle de la Grise, je la
trouvois plus fine et peut-ĂŞtre plus instruite. Elle n'eĂťt jamais cru
comme Agnès qu'on fait les enfants par l'oreille. Elle Êtoit flatteuse au
point, et je l'aurois peut-ĂŞtre aimĂŠe si je n'eusse pas vu l'autre.
Enfin, au bout de huit jours, je la ramenai Ă Bourges, triomphante; elle
savoit fort bien se coiffer, et croyoit avoir gagnĂŠ une bataille, d'avoir
appris en si peu de temps. Sa mère prit part à son triomphe.
Mademoiselle de la Grise avouoit qu'il lui avoit fallu un mois pour en
apprendre autant:
--Vous savez bien ce qui en est, ma belle madame, me disoit-elle en
particulier, mais je me soucie peu que tout le monde me trouve une
sotte, pourvu que vous pensiez autrement.
On me vint dire, deux jours après, que monsieur l'intendant Êtoit arrivÊ
Ă Bourges pour faire le rĂŠpartement des tailles; il s'appeloit monsieur
de la Barre, il avoit ĂŠtĂŠ intendant d'Auvergne, et prit ensuite l'ĂŠpĂŠe,
fit de belles actions Ă la guerre, et devint vice-roi du Canada, oĂš il
est mort.
Je crus qu'il ĂŠtoit de mon devoir et de mon intĂŠrĂŞt de l'aller voir. J'y
allai habillĂŠe fort modestement, j'avois seulement mes boucles d'oreille
de diamants et trois ou quatre mouches.
La lieutenante gÊnÊrale me prÊsenta, il me reçut à merveille, on lui
avoit dĂŠjĂ parlĂŠ de moi.
Trois ou quatre jours après, la lieutenante gÊnÊrale m'avertit dès le
matin qu'il devoit me venir voir le lendemain, et qu'il l'avoit priĂŠe
d'ĂŞtre de la partie.
Je lui prĂŠparai une petite fĂŞte. Je mis ce jour-lĂ le plus bel habit que
j'eusse. Je me coiffai avec des rubans jaune et argent, mes grands
pendants d'oreilles, un collier de perles, une douzaine de mouches, je
n'oubliai rien Ă mon ajustement.
Il arriva à midi, avec le lieutenant gÊnÊral, sa femme et sa fille; dès
que je vis son carrosse dans l'avenue, je descendis en bas pour le
recevoir; les intendants sont les rois des provinces, on ne sauroit leur
faire trop d'honneur.
Il parut surpris de la beautĂŠ de ma maison et de la propretĂŠ de mes
meubles. Je lui proposai d'aller faire un tour de jardin en attendant
qu'on servĂŽt. Monsieur le curĂŠ et monsieur le chevalier d'Hanecourt
m'aidèrent à faire les honneurs.
Une demi-heure après, nous retournâmes à la maison, et nous vÎmes arriver
madame et mademoiselle de la Grise, avec l'abbĂŠ de Saint-Siphorien. On se
mit à la table, la chère fut grande et dÊlicate, tout Êtoit bon.
Nous passâmes dans mon cabinet, oÚ la musique Êtoit toute prête. J'avois
fait venir les musiciens de Bourges, et je me mis au clavecin pour
accompagner.
--Comment, dit monsieur l'intendant, madame la comtesse en est aussi?
Je ne rÊpondis que par trois ou quatre pièces de Chambonnière, que je
jouai toute seule, et puis le concert commença.
Il ĂŠtoit composĂŠ d'un dessus et d'une basse de viole, d'un thĂŠorbe, d'un
violon et de mon clavecin; nous ne jouâmes que des pièces que nous avions
bien concertĂŠes. L'intendant parut charmĂŠ; le concert dura jusqu'Ă six
heures du soir.
On proposa la promenade; nous n'avions ĂŠtĂŠ qu'Ă l'entrĂŠe du parc, nous
allâmes jusques à la grille et nous vÎmes sur la petite rivière une berge
que j'avois fait faire depuis peu. Il y avoit des sièges bien matelassÊs,
au milieu une table longue couverte de tous les fruits de la saison; les
demoiselles, qui ne s'y attendoient pas, furent ravies, et mangèrent bien
des pĂŞches.
Nous nous promenâmes pendant plus d'une heure et demie, et quand on eut
fait collation, je proposai de donner la comĂŠdie Ă monsieur l'intendant;
j'avois appris à mademoiselle de la Grise une scène de _Polyeucte_.
--Allons, mademoiselle, lui dis-je, prenez le chapeau de monsieur
l'intendant, il vous portera bonheur, vous serez _SÊvère_, et moi
_Pauline_.
Nous commençâmes; le pauvre intendant faisoit de continuelles
exclamations.
--J'ai ouĂŻ, disoit-il, la Duparc, elle n'approche pas de madame la
comtesse.
--Eh! monsieur l'intendant, lui dis-je, c'est mon premier mĂŠtier; j'avois
une mère qui avoit composÊ une troupe parmi ses voisins et voisines, et
tous les jours, nous jouions ou _Cinna_ ou _Polyeucte_ ou quelque autre
pièce de Corneille.
La petite de la Grise ne joua pas mal. La nuit approchoit, on rentra
dans le parc, il y avoit encore du chemin, les carrosses ĂŠtoient prĂŞts;
la compagnie s'en alla fort contente de la rĂŠception que je leur avois
faite, et ma paroisse ne s'en trouva pas mal; monsieur le curĂŠ n'oublia
pas de la recommander Ă monsieur l'intendant.
Madame de la Grise avoit besoin de monsieur l'intendant aussi bien que
moi, et voulut aussi lui donner une fĂŞte; elle me consulta, un jour que
je l'ĂŠtois allĂŠe voir Ă Bourges. Je lui conseillai de lui donner un bon
souper et un bal, point de musique, on ne lui pouvoit donner rien de
nouveau lĂ -dessus:
--Et mĂŞme si vous voulez, madame, ajoutai-je en riant, je me ferai encore
comĂŠdienne pour l'amour de vous; mademoiselle de la Grise fait assez bien
son petit personnage.
Elle me dit qu'il lui falloit huit jours pour se prĂŠparer, et qu'elle me
prieroit de venir voir la disposition de ma maison pour contrĂ´ler.
--Mais, madame, ma fille jouait si mal auprès de vous.
--Il est surprenant, lui dis-je, qu'elle joue si bien; je ne lui ai donnĂŠ
que cinq ou six leçons; encore autant, elle fera mieux que moi; un petit
voyage Ă Crespon ne lui seroit pas inutile; elle se fortifieroit dans sa
coiffure.
--Madame, me dit madame de la Grise, vous avez trop de bontĂŠs pour ma
fille, j'ai peur d'en abuser.
Elle ne laissa pas de la faire appeler.
--Ma fille, lui dit-elle, voulez-vous bien aller passer cinq ou six jours
avec madame la comtesse?
Elle ne rĂŠpondit point, et courut Ă sa chambre faire son petit paquet
qu'elle apporta sous son bras.
--Il me semble, ma fille, que vous n'êtes guère fâchÊe de me quitter?
--Ma chère mère, lui rÊpondit-elle, je suis bien aise d'aller avec madame
la comtesse.
Nous l'embrassâmes toutes deux, sa rÊponse avoit ÊtÊ si spirituelle!
Je retournai chez moi; ce fut une vĂŠritable joie dans la maison quand on
vit la petite fille, on l'aimoit, et tous les domestiques s'ĂŠtoient
aperçus que je l'aimois de tout mon cĹur.
--Mademoiselle, lui dit Bouju, venez-vous encore apprendre quelque chose?
vous savez le frisĂŠ, mais vous ne savez pas si bien le tapĂŠ.
Nous soupâmes; il Êtoit tard, nous mourions d'envie de nous coucher; la
nuit nous parut plus agrĂŠable qu'elle n'avoit encore fait; une petite
absence aiguise l'appĂŠtit.
Le lendemain, il me vint dans l'esprit que j'ĂŠtois bien ingrate, et que,
depuis plus de six semaines, je n'avois pas donnĂŠ signe de vie Ă monsieur
et madame Gaillot; je leur envoyai sur-le-champ mon carrosse avec une
lettre par laquelle je les conjurois devenir passer deux ou trois jours
dans leur maison, et qu'ils en ĂŠtoient toujours les maĂŽtres.
Ils ne se firent pas prier, et je les vis arriver avant midi; ils
voulurent loger dans le dortoir, ils en connoissoient les lits et
choisirent le meilleur.
Je les rÊgalai le mieux qu'il me fut possible; nous allâmes nous promener
après dÎner; il n'y eut pas un coin dans le parc qu'ils ne voulussent
voir, et toujours pour admirer les augmentations que j'y avois faites.
Enfin ils me mirent sur les dents, et mademoiselle de la Grise aussi; ils
s'en aperçurent un peu tard, et m'en firent bien des excuses:
--Il n'y paroĂŽtra plus, leur dis-je, quand nous aurons bien dormi.
Nous soupâmes, et madame Gaillot me pressa de me coucher.
--Je ne suis pas accoutumĂŠe, leur dis-je, Ă m'endormir de si bonne heure,
mais je ne serai pas fâchÊe de me coucher, cela me reposera, à condition
que nous causerons jusqu'Ă minuit.
Bouju vint, et AngĂŠlique, mon autre femme de chambre; on me frisa, on mit
mes cheveux sous des papillottes, on attacha mes cornettes, on me mit une
camisole chamarrÊe de dentelles d'Alençon, j'ôtai mes boucles d'oreilles
de diamants, et en mis de petites d'or, mes mouches tomboient assez
d'elles-mĂŞmes, et je me couchai entre deux draps.
--Toutes les dames ne vous ressemblent pas, me dit madame Gaillot, et il
faut ĂŞtre aussi belle que vous ĂŞtes, pour avoir si peu besoin de secours
ĂŠtrangers; votre miroir vous suffit et vous dit continuellement que vous
avez tout par vous-mĂŞme.
Mademoiselle de la Grise ĂŠtoit lĂ toute droite.
--Allons, allons, petite fille, lui dis-je, venez vous coucher, vous ĂŞtes
aussi lasse que moi.
AngĂŠlique l'eut dĂŠshabillĂŠe en un moment, elle se mit Ă sa petite ruelle.
Monsieur et madame Êtoient dans la grande ruelle, et commençoient à me
conter une histoire arrivĂŠe depuis peu Ă Bourges, lorsque je dis Ă
mademoiselle de la Grise qui faisoit la sĂŠrieuse:
--Approchez-vous, mon enfant; venez me donner le bonsoir, et puis vous
dormirez; nous ne voulons pas vous contraindre.
Elle s'approcha, et je la pris entre mes bras, et la fis passer du cĂ´tĂŠ
de la grande ruelle; elle ĂŠtoit sur le dos, et moi j'ĂŠtois sur le cĂ´tĂŠ
gauche, la main droite sur sa gorge, nos jambes entrelacĂŠes l'une dans
l'autre; je me penchai tout Ă fait sur elle pour la baiser.
--Voyez, dis-je Ă madame Gaillot, la petite insensible! elle me fait
faire tout le chemin, et ne rĂŠpond point aux amitiĂŠs que je lui fais.
Cependant j'avançois mes affaires, je baisois sa bouche plus vermeille
que le corail, et lui donnois en mĂŞme temps de plus solides plaisirs elle
n'eut pas la force de se retenir et dit Ă demi-haut, avec un grand
soupir:
--Ah! que j'ai de plaisir!
--Vous voilĂ donc rĂŠveillĂŠe, ma belle demoiselle? lui dit monsieur
Gaillot.
Elle vit bien qu'elle avoit dit une sottise.
--Il est vrai, dit-elle, je mourois de froid quand je suis entrĂŠe dans le
lit, et prĂŠsentement j'ai chaud, je suis bien aise.
Je ne la baisois plus et m'ĂŠtois aussi remise sur le dos.
--Elle ne m'aime point, leur dis-je, et vous voyez que je l'aime bien.
--Le moyen, reprit madame Gaillot, qu'elle n'aime pas une si belle dame.
--Cela n'est pas vrai, dit la petite fille en se mettent Ă son sĂŠant,
j'aime la belle dame de tout mon cĹur.
Et en mĂŞme temps elle se jeta sur moi Ă corps perdu, et me baisoit avec
des transports qui marquoient que c'ĂŠtoit tout de bon.
--Chacun Ă son tour, lui dis-je; vous ĂŠtiez froide comme une glace il n'y
a qu'un moment, et prĂŠsentement j'ai envie de l'ĂŞtre, mais je n'en ai pas
la force.
En disant cela, je la fis remettre Ă sa place, et repris, sous prĂŠtexte
de la baiser, l'attitude convenable Ă nos vĂŠritables plaisirs. Les
personnes qui les regardoient les augmentoient encore; il est bien doux
de tromper les yeux du public.
Nous nous remĂŽmes ensuite tranquillement sur le chevet; nos tĂŞtes ĂŠtoient
l'une auprès de l'autre, et nos corps se joignoient encore de plus près.
--Mon fils, disoit madame Gaillot Ă son mari, as-tu jamais vu deux
visages plus gracieux?
--Il est vrai, lui dis-je, que mon petit cĹur est fort joli.
--Et vous, belle madame, vous n'ĂŞtes pas jolie, vous ĂŞtes belle comme un
ange!
Et en disant cela nous nous baisions.
--Mon enfant est fort jolie, disois-je Ă madame Gaillot, mais moi, je
suis vieille auprès d'elle; songez que j'ai vingt ans.
C'est ainsi que se passa la soirÊe; nos hôtes s'en allèrent et nous nous
endormĂŽmes.
Le lendemain, monsieur le curĂŠ et monsieur le chevalier d'Hanecourt
soupèrent avec nous; madame Gaillot me pressa fort de me coucher comme la
veille.
--Ce n'est pas de mĂŞme, lui dis-je, la compagnie est plus grosse, il faut
y faire plus de façons.
Je me laissai pourtant persuader.
--Ce ne seroit pas pour moi, madame, que vous vous contraindriez, disoit
monsieur le curĂŠ.
La petite fille se coucha aussi et s'approcha de moi fort près, nos têtes
se touchoient, mais nous ne nous baisions pas.
--Vous ne vous aimez donc plus aujourd'hui dit madame Gaillot, vous ne
vous baisez pas.
--Monsieur le curĂŠ, dis-je en riant, ne le trouveroit peut-ĂŞtre pas bon?
--Moi, madame? et qu'y a-t-il de plus innocent? C'est une sĹur aĂŽnĂŠe qui
baise sa cadette.
Après cette permission, je fis passer mademoiselle de la Grise, comme la
veille, du cĂ´tĂŠ de la grande ruelle et de la compagnie; elle se mit sur
le dos (elle savoit bien comment il falloit se mettre) et je m'avançai
sur elle pour la baiser.
Ce baiser fut long, et nous n'avions point encore eu tant de plaisir; je
quittois sa bouche de temps en temps, et rangeai ma tĂŞte sur le chevet Ă
cĂ´tĂŠ de la sienne, mais sans changer la situation de nos corps.
--C'est ma petite femme, disois-je Ă monsieur le curĂŠ.
--Vous ĂŞtes donc aussi mon petit mari! s'ĂŠcria la petite fille en ouvrant
les yeux qu'elle avoit tenus longtemps fermĂŠs.
--J'y consens, lui dis-je, je serai ton petit mari, et tu seras ma petite
femme; voilĂ monsieur le curĂŠ qui y consentira aussi.
--De tout mon cĹur, dit-il en riant.
--Et moi, dit monsieur Gaillot je m'offre Ă nourrir tous les enfants qui
viendront de ce mariage.
Pendant qu'ils se rĂŠjouissoient, nous nous rĂŠjouissions aussi; j'avois
repris ma petite femme, et je la baisois mieux que je n'avois encore
fait; nous ne profĂŠrions pas une parole, seulement quelquefois: ÂŤMon
petit mari, mon cher cĹurÂť, et bien des soupirs.
--VoilĂ donc une affaire faite, dit madame Gaillot, voilĂ madame la
comtesse mariĂŠe; ses amants n'ont qu'Ă chercher fortune ailleurs.
Elle disoit cela malicieusement, Ă cause du chevalier d'Hanecourt qui ne
trouvoit pas le mot pour rire Ă tout ce que nous faisions.
Nous nous remĂŽmes ensuite Ă notre sĂŠant, avec des petits manteaux fourrĂŠs
sur nos Êpaules; il commençoit à faire froid. Puis nous causâmes fort
gaĂŽment, je leur lus mes lettres de Paris (on aime les nouvelles dans les
provinces), et on s'alla coucher.
Les jours suivants se passèrent aussi agrÊablement, ce fut une
plaisanterie perpĂŠtuelle sur notre petit mariage; monsieur et madame
Gaillot retournèrent à Bourges, et en parlèrent à tout le monde, et
lorsque madame de la Grise me vint voir:
--Comment, mon beau monsieur, me dit-elle en riant, vous ĂŠpousez ma fille
sans me le dire.
--Au moins, lui dis-je, madame, ç'a ÊtÊ en bonne compagnie et en prÊsence
de mon curĂŠ.
--Madame, me dit-elle, ma maison est prĂŞte, me voulez-vous faire le
plaisir de la venir voir? Il est jeudi, ce sera dimanche que je donnerai
Ă souper Ă monsieur l'intendant.
Je l'assurai que je serois chez elle le lendemain à trois heures après
midi; je n'y manquai pas, mais je ne ramenai point mademoiselle de la
Grise; je dis à sa mère qu'elle avoit la migraine, que je l'avois fait
coucher, et que dimanche nous irions dĂŽner avec elle.
--Nous aurons, lui dis-je, assez de temps pour nous habiller, l'intendant
ne viendra chez vous qu'Ă huit heures du soir.
Je trouvai la maison fort bien disposĂŠe, une grande salle pour les
valets, la chambre de madame de la Grise pour le bal (on en avoit Ă´tĂŠ le
lit), son cabinet qui ĂŠtoit assez grand pour une retraite qui soulageroit
beaucoup la salle de bal, et sa chambre Ă coucher pour nous habiller.
J'approuvai tout, et m'en retournai Ă Crespon; j'y trouvai ma petite
femme qui fut aussi aise que moi.
Nous avions encore trois jours Ă ĂŞtre ensemble, et ils furent bien
employĂŠs, monsieur le curĂŠ nous tint compagnie les soirs; le chevalier
d'Hanecourt n'y vint point, il ĂŠtoit malade ou faisoit semblant de
l'ĂŞtre; il ĂŠtoit un peu jaloux.
Le dimanche, après avoir entendu la grand'messe, je montai dans mon
carrosse avec mademoiselle de la Grise et Bouju. Nous portâmes tout ce
qu'il falloit pour nous parer. Nos cheveux ĂŠtoient frisĂŠs de la veille et
sous des papillottes.
Nous fĂŽmes un dĂŽner fort lĂŠger, tant nous avions envie de nous ajuster.
Je voulus absolument que Bouju coiffât mademoiselle de la Grise la
première, elle devoit être la reine du bal.
Quand elle fut tout Ă fait habillĂŠe et coiffĂŠe, je lui Ă´tai les boucles
d'oreilles de rubis que je lui avois donnĂŠes, et lui mis mes beaux
pendants d'oreilles de diamants; la mère se rÊcria qu'elle ne le
souffriroit point, mais je lui dis si fortement qu'elle me dĂŠsobligeroit,
qu'enfin elle y consentit. Je lui mis aussi dans les cheveux mes poinçons
de diamants. J'ĂŠtois ravie de la voir si belle, et je la baisois de temps
en temps pour ma peine.
--Et vous, madame, dit mademoiselle de la Grise, vous n'aurez plus rien.
Il est vrai que vous ĂŞtes belle, vous n'avez pas besoin d'ĂŞtre ajustĂŠe.
Je mis aussi Ă ma petite femme douze ou quinze mouches; on n'en sauroit
trop mettre, pourvu qu'elles soient petites.
Pour moi, j'avois une fort belle robe, bien coiffĂŠe, un collier de
perles, des pendants d'oreilles de rubis; ils ĂŠtoient faux, mais on les
croyoit fins: le moyen de croire que madame la comtesse qui avoit tant
de belles pierreries, en voulĂťt porter des fausses?
Il y avoit douze dames priĂŠes au souper, et chacune devoit avoir un
cavalier pour la mener à la première courante.
A sept heures, tout ĂŠtoit arrivĂŠ. Monsieur l'intendant ne vint qu'Ă huit;
on se tint jusques au souper dans le cabinet, et suivant que nous
l'avions projetÊ, nous rÊcitâmes deux scènes de _Cinna_; la petite fille
les dit Ă merveille, et l'on convint que j'ĂŠtois une bonne maĂŽtresse,
mais aussi Êtoit-elle une bonne Êcolière.
On avoit mis deux tables dans la salle de bal, de douze couverts chacune,
servies toutes deux ĂŠgalement; les dames s'ĂŠtoient partagĂŠes. Le souper
fut fort bon.
A dix heures et demie, la compagnie repassa dans le cabinet, et l'on
rangea la salle de bal, on alluma les bougies, et le bal commença à onze
heures, la courante d'abord, et puis les petites danses.
On vint dire Ă minuit Ă madame de la Grise qu'il y avoit en bas des
masques qui demandoient Ă entrer; on en fut ravi. Il en parut deux bandes
fort propres, on les fit danser aussitĂ´t, mais il y eut un masque qui se
distingua extrĂŞmement: il avoit un habit magnifique et dansoit
parfaitement bien, personne ne le reconnoissoit. Je dansai souvent avec
lui, je mourois d'envie de le connoĂŽtre; il ne voulut point Ă´ter son
masque. Je le menai dans le cabinet et je le pressai tant quand nous
fĂťmes seuls, qu'il me fit voir le visage du chevalier d'Hanecourt.
J'avoue que cette galanterie me toucha, et je le priai de ne se point
dĂŠmasquer, puisqu'il n'ĂŠtoit venu au bal que pour moi; on ne l'eĂťt jamais
devinĂŠ. Il avoit mis Ă son habit une annĂŠe de son revenu. Il sortit sans
qu'on s'en aperçÝt, et retourna chez lui.
Nous dansâmes jusqu'à quatre heures, et madame de la Grise ne voulut
jamais souffrir que je m'en allasse Ă cette heure-lĂ ; elle avoit fait
mettre des draps blancs au lit de sa petite chambre, et j'y couchai. Elle
voulut absolument coucher avec sa fille dans le lit de sa femme de
chambre.
Je retournai le lendemain Ă Crespon, et soupai avec monsieur le curĂŠ et
le chevalier d'Hanecourt. Je traitai celui-ci mieux qu'Ă l'ordinaire et
lui fis assez d'amitiĂŠs; cela lui donna la hardiesse de s'ouvrir Ă
monsieur le curĂŠ sur le dessein qu'il avoit de m'offrir ses services. Il
me voyoit une jeune veuve assez bien faite et fort riche, il eĂťt bien
voulu m'ĂŠpouser.
Monsieur le curĂŠ qui ĂŠtoit son ami, m'en fit la proposition, mais de fort
loin, et je la rejetai d'encore plus loin.
--Monsieur, lui dis-je, je suis heureuse et maĂŽtresse de mes actions, je
ne veux point me rendre esclave; j'avoue que le chevalier est fort
aimable, je chercherai quelque occasion de lui faire plaisir, mais je ne
l'ĂŠpouserai point.
Après cela, je lui dis que j'Êtois fâchÊe que le chevalier eÝt fait faire
un si bel habit pour l'amour de moi, et je lui donnai une bourse oĂš il y
avoit cent louis d'or, en le priant de la mettre sur la table du
chevalier sans qu'il s'en aperçÝt, que s'il m'en parloit, je nierois
toujours la chose. Le curĂŠ loua ma gĂŠnĂŠrositĂŠ, et me dit que je ne
pouvois jamais mieux l'employer.
Il n'y avoit plus que trois semaines de carnaval, lorsqu'il arriva Ă
Bourges une troupe de comĂŠdiens; j'en fus bientĂ´t avertie par madame la
lieutenante gÊnÊrale qui me pria à souper après la comÊdie; je n'y
manquai pas, et eus assez de plaisir.
Le sieur du Rosan qui faisoit le rĂ´le d'amoureux, jouoit comme Floridor,
et il y avoit une petite fille de quinze ou seize ans, qui ne faisoit
que les suivantes et que je dÊmêlai comme une très bonne comÊdienne. Tout
le reste des acteurs et des actrices ĂŠtoit au-dessous du mĂŠdiocre.
Dans les villes de province, on joue la comĂŠdie tous les jours. C'ĂŠtoit
une affaire de retourner tous les soirs Ă Crespon; madame de la Grise me
proposa de passer le carnaval chez elle.
--Madame, me dit-elle, vous ne m'incommoderez point du tout, je couche
toujours dans ma petite chambre. Je vous donnerai la grande, et une
garde-robe pour vos femmes.
--Mais, rĂŠpliquai-je, oĂš couchera mademoiselle de la Grise?
--Belle demande, dit-elle en riant, avec son mari.
--J'accepte, rĂŠpartis-je aussi en riant.
Cependant, tout le carnaval je m'acquittai de mon devoir sans que la
petite fille se doutât de rien; elle Êtoit dans l'innocence, mais ce
n'ĂŠtoit plus le temps de la petite Montfleury.
J'allai chez moi le lendemain, et donnai ordre qu'on m'apportât tous les
jours Ă Bourges des chapons gras qu'on ĂŠlevoit dans ma basse-cour, des
lĂŠgumes du potager, et des fruits d'hiver, dont j'avois une bonne
provision; cela ne laissoit pas de faire plaisir Ă la cuisine de madame
de la Grise.
Nous allions tous les jours Ă la comĂŠdie; au bout de deux ou trois jours,
j'envoyai quĂŠrir du Rosan, et lui dis que la petite comĂŠdienne ĂŠtoit
capable de jouer les grands rĂ´les.
--Il est vrai, madame, me dit-il, mais nos premières comÊdiennes n'y
consentiront jamais, si vous ne vous servez de votre autoritĂŠ.
J'en parlai Ă monsieur l'intendant qui les en pria fort honnĂŞtement, et
le jour suivant, mademoiselle Roselie (c'ĂŠtoit son nom) fit le rĂ´le de
Chimène dans _le Cid_; elle s'en acquitta fort bien.
La petite fille me plaisoit, elle ĂŠtoit fort jolie, j'ĂŠtois nĂŠe pour
aimer des comĂŠdiennes. Je la fis venir chez moi, et lui donnai des avis.
--Ma belle, lui dis-je, il y a des endroits oĂš il faut prononcer les vers
fort vite, et d'autres fort doucement; il faut changer de ton, tantĂ´t
haut et tantôt bas; vous bien mettre dans la tête que vous êtes Chimène,
ne point regarder les spectateurs, pleurer quand il le faut, ou du moins
en faire semblant.
Je pratiquai devant elle les leçons que je lui donnois, elle connut
bientôt que j'Êtois maÎtresse passÊe. Dès le lendemain, je reconnus à sa
manière de jouer que j'y avois mis la main, sa tante et tous les
comÊdiens me remercièrent.
--C'est un trĂŠsor, leur dis-je, que vous aviez chez vous sans le
connoÎtre, et ce sera peut-être la meilleure comÊdienne de son siècle.
Les applaudissements du public les assuroient de la mĂŞme chose, et leurs
parts qui augmentoient tous les jours les persuadoient encore mieux. La
petite fille ĂŠtoit ravie de se voir princesse, et fĂŞtĂŠe de tout le monde.
L'archevĂŞque de Bourges arriva dans ce temps-lĂ ; il ĂŠtoit de la maison
de***, bon homme, nullement magicien, rĂŠglĂŠ dans sa conduite, mais il
aimoit tous les plaisirs innocents. Mme la lieutenante gĂŠnĂŠrale me mena
chez lui; il me reçut à merveille, et me parla de ma maison dont on lui
avoit fait une peinture un peu flattĂŠe. Il me promit de la venir voir, et
je le priai de me faire cet honneur-lĂ .
Le dimanche gras, j'allai Ă Crespon prĂŠparer tout pour le recevoir; mes
appartements Êtoient assez bien meublÊs, mais je fis dresser un thÊâtre
en forme, dans une chambre oĂš il devoit y avoir plus de cent bougies
allumĂŠes; je voulois donner la comĂŠdie au bon ĂŠvĂŞque sans qu'il en sĂťt
rien; je fis avertir secrètement les comÊdiens.
Il arriva le dimanche Ă quatre heures, il faisoit un assez beau soleil,
je les fis entrer seulement dans le parterre, le froid nous chassa
bientĂ´t Ă la maison, toutes les dames de Bourges s'y ĂŠtoient rendues. Je
menai monseigneur dans la salle de la comĂŠdie, et le fis asseoir dans un
fauteuil, presque malgrĂŠ lui:
--Vous ĂŞtes Ă la campagne, monseigneur, lui dĂŽmes-nous; ceci est sans
consĂŠquence.
La comÊdie commença, il ne put s'en dÊdire; d'ailleurs c'Êtoit
_Polyeucte_, une comĂŠdie sainte; il fut tout rassurĂŠ.
La petite Roselie fit Pauline, et charma toute la compagnie. Le bon
archevĂŞque la fit venir, il avoit grande envie de la baiser, mais il
n'osa. Je le fis pour lui, je commençois à l'aimer sÊrieusement et la
regardois comme mon ouvrage.
Le souper suivit la comĂŠdie et fut bon et fort long, on y but la santĂŠ de
l'archevĂŞque; il ĂŠtoit minuit quand on retourna Ă la ville, il n'y eut
que madame de la Grise qui demeura avec sa fille.
Je l'avois priĂŠe, et j'avois mes petites raisons pour cela, de donner son
carrosse pour ramener les comÊdiens, après qu'ils eurent bien soupÊ, le
mien n'eĂťt pas suffi; je lui donnai Ă mon tour le lit de ma grande
chambre, mais pour le coup, je fus prise pour dupe, elle fit coucher sa
fille avec elle, et je n'eus garde d'insister.
Le lendemain, je retournai Ă Bourges avec elles, sous prĂŠtexte d'aller
remercier l'archevĂŞque, mais en effet pour voir Roselie que j'avois bien
envie de possĂŠder trois ou quatre jours toute seule Ă Crespon.
J'allai pour cela à la comÊdie deux heures avant qu'elle commençât; tous
les comĂŠdiens et comĂŠdiennes me vinrent remercier, ils ĂŠtoient charmĂŠs de
Roselie.
Je pris sa tante Ă part, et lui dis qu'il ne falloit pas la tuer en la
faisant jouer tous les jours et que tout au plus elle ne pouvoit jouer
que deux fois la semaine, faisant les grands rĂ´les et ayant quelquefois Ă
dire cinq ou six cents vers.
--Je le vois bien, madame, me dit la bonne tante, mais nos camarades ne
songent qu'Ă gagner de l'argent, et quand elle joue, il y a bien plus de
monde.
--Donnez-la-moi, lui dis-je, il est aujourd'hui dimanche, je vous la
ramènerai jeudi, et à l'avenir, croyez-moi, ne la faites jouer que le
dimanche et le jeudi, cela la reposera. Je vous promets mĂŞme de lui faire
rĂŠpĂŠter son rĂ´le, elle n'en fera pas plus mal.
Elle me remercia fort, et je menai sa nièce coucher à Crespon.
On peut croire aisĂŠment qu'elle coucha avec moi. Je la caressai de mon
mieux, et la voulus mettre d'abord sur le pied de mademoiselle de la
Grise, mais elle rĂŠsista.
Elle ĂŠtoit vĂŠritablement fort sage, je le vis bien dans la suite, mais
elle ĂŠtoit mieux instruite que la petite de la Grise: une comĂŠdienne Ă
seize ans en sait plus qu'une fille de qualitĂŠ Ă vingt. Je la pressai,
elle m'avoit obligation, et voyoit bien que je l'aimois, je lui promis de
ne l'abandonner jamais. Je la tenois entre mes bras et la baisois de tout
mon cĹur, nos bouches ne pouvoient se quitter, nos deux corps n'en
faisoient qu'un.
--Fiez-vous Ă moi, lui disois-je; vous voyez, mon petit cĹur, que je me
fie Ă vous; mon secret, le repos de ma vie est entre vos mains.
Elle ne rĂŠpondoit point et soupiroit; je la pressois de plus en plus, je
sentois que sa rĂŠsistance mollissoit, je redoublai mes efforts, et
achevai cette sorte de combat oĂš le vainqueur et le vaincu se disputent
l'honneur du triomphe.
Il me sembloit que j'avois encore plus de plaisir avec elle qu'avec
mademoiselle de la Grise, la condition et l'innocence de l'une ĂŠtoient
bien remplacĂŠes par la gentillesse de l'autre qui avoit tous les
agrĂŠments de la coquetterie.
Notre coup d'essai devint la règle de notre vie, son plaisir lui fit
croire aisĂŠment que je l'aimerois toujours, elle m'accabloit d'amitiĂŠs,
et je fus obligĂŠe de la conjurer de modĂŠrer sa tendresse aux yeux du
public, quoique nous pussions nous donner les marques les plus fortes
sans craindre la mĂŠdisance.
Le jeudi suivant, je ne manquai pas de ramener Roselie Ă Bourges; on
trouva qu'elle faisoit toujours de mieux en mieux.
J'allai souper chez monsieur le lieutenant gĂŠnĂŠral, mademoiselle de la
Grise y ĂŠtoit, fort nĂŠgligĂŠe et fort triste; je l'aimais encore, quoique
la petite comĂŠdienne eĂťt pris le dessus, et je lui demandai avec amitiĂŠ
ce qu'elle avoit; elle se mit Ă pleurer, et s'enfuit. Je lui reparlai
encore après souper.
--HĂŠlas! madame, me dit-elle, pouvez-vous me demander ce que j'ai? Vous
ne m'aimez plus, et vous allez coucher Ă Crespon avec Roselie; elle est
plus aimable que moi, mais elle ne vous aime pas tant.
Je la laissois dire et ne savois que lui rÊpondre, lorsque sa mère me
pria de passer dans son cabinet, et me dit que monsieur le comte des
Goutes, demandoit sa fille en mariage.
C'ĂŠtoit un gentilhomme du pays, qui avoit huit Ă dix mille livres de
rente; je lui conseillai de ne pas manquer cette affaire-lĂ , tant pour me
dĂŠlivrer de l'importunitĂŠ de la petite fille, que parce qu'elle ĂŠtoit
bonne, et aussi Ă cause de mes remords. J'avois toujours peur que le
petit commerce que nous avions ensemble ne produisĂŽt quelque mauvais
effet qui eĂťt ĂŠtrangement embarrassĂŠ la compagnie, au lieu qu'avec
Roselie j'allois Ă bride abattue, sans avoir peur de faire un faux pas.
Huit jours après, on dÊclara le mariage de mademoiselle de la Grise avec
le comte des Goutes, et j'allai Ă Bourges leur faire mes compliments.
Je crus ĂŞtre obligĂŠe, en honneur et conscience, de donner des avis Ă
mademoiselle de la Grise.
--Ma chère enfant, lui dis-je, vous allez vous marier, il faut tâcher
d'ĂŞtre heureuse. Votre mari est bien fait, et paroĂŽt fort honnĂŞte homme,
il vous aime, mais il ne sera pas toujours amant, il faut vous attendre Ă
excuser ses humeurs. Vous ĂŞtes sage, il ne faut jamais lui donner lieu
d'ĂŞtre jaloux. Ne songez qu'Ă lui plaire, vous attacher Ă votre mĂŠnage,
avoir bien soin de vos enfants, si Dieu vous fait la grâce d'en avoir;
c'est la bĂŠnĂŠdiction du mariage et le plus doux lien des gens mariĂŠs.
Mais Êcoutez-moi, ma chère enfant, je crois que vous vous souvenez assez
des heureuses nuits que nous avons passĂŠes ensemble; souvenez-vous bien
de faire par raison, avec votre mari, la première nuit de vos noces, tout
ce que vous fĂŽtes avec moi naturellement et sans savoir ce que vous
faisiez. Laissez-vous longtemps presser, dĂŠfendez-vous, pleurez, criez,
afin qu'il croie vous apprendre ce que je vous ai appris; de lĂ dĂŠpend
toute la douceur de votre vie. Je vous ouvre les yeux prĂŠsentement, parce
qu'il le faut absolument; vous ne devez pas ĂŞtre en peine de votre
secret, je suis aussi intĂŠressĂŠe que vous Ă le garder.
La pauvre fille se mit à pleurer. Sa mère entra dans le cabinet oÚ nous
ĂŠtions.
--Madame, lui dis-je, elle pleure, il faut louer sa modestie.
Sa mère la baisa:
--Ma fille, lui dit-elle, vous avez bien de l'obligation Ă madame la
comtesse; suivez les conseils qu'elle vous donnera, et cachez vos larmes.
Nous rentrâmes dans la chambre oÚ Êtoit la compagnie. Le lendemain,
l'archevêque les maria lui-même, et trois jours après les mariÊs allèrent
Ă leur terre qui est Ă sept lieues de Bourges. Je leur promis de les
aller voir, et je leur tins parole deux mois après.
Elle ĂŠtoit dĂŠjĂ grosse; je la trouvai occupĂŠe de son mari et du plaisir
d'avoir une maison arrangĂŠe. C'est un grand plaisir pour une jeune femme
qui sort de dessous l'aile de sa mère et qui ordonne en maÎtresse. Il me
parut que je ne lui ĂŠtois pas encore tout Ă fait indiffĂŠrente, mais Ă la
fin la vertu fit en elle ce que l'inconstance avoit fait en moi.
Après Pâques, l'archevĂŞque s'en alla Ă Paris, l'intendant n'ĂŠtoit plus Ă
Bourges, toute la noblesse qui y passoit l'hiver ĂŠtoit allĂŠe chacun dans
son village. Les comÊdiens ne gagnèrent pas de quoi payer les chandelles,
ils annoncèrent leur dÊpart.
Roselie pleuroit nuit et jour dans la crainte de me quitter; j'en ĂŠtois
aussi fâchÊe qu'elle. Je menai sa tante à Crespon, et lui dis que je
voulois faire la fortune de sa nièce, que si elle vouloit me la donner,
je la mènerois à Paris dans six mois, et la ferois recevoir à l'hôtel de
Bourgogne, sa capacitĂŠ et mes amis m'assurant de rĂŠussir dans mon
dessein. J'appuyai ma proposition d'une bourse de cent louis d'or, que je
mis dans la main de la bonne tante; elle n'en avoit jamais tant vu
ensemble.
--Il faudroit, madame, que j'eusse perdu le sens, si je refusois la
fortune de ma nièce; je vous la donne, et j'espère que vous ne
l'abandonnerez pas.
Notre marchĂŠ conclu, elle retourna Ă Bourges, et dit Ă la troupe qu'elle
n'Êtoit plus en peine de sa nièce, et que madame la comtesse s'en Êtoit
chargĂŠe. C'ĂŠtoit une grande perte pour eux, mais telle est la destinĂŠe
des comÊdiens de campagne, dès que quelqu'un d'eux devient bon, il
quitte, et vient Ă Paris.
En effet, du Rosan leur joua bientôt après le même tour. Floridor
connoissoit son mĂŠrite et le pressoit depuis six mois d'aller Ă Paris. Il
ĂŠtoit chef de sa troupe, et il aimoit la petite Roselie qu'il prĂŠvoyoit
devoir ĂŞtre un jour une bonne comĂŠdienne; cela le retenoit, mais quand il
vit que j'avois pris la petite fille, il n'hĂŠsita plus, il alla s'offrir
à l'hôtel de Bourgogne, et il fut reçu avec l'acclamation du public.
Dès que les comÊdiens furent partis, je retournai à ma maison, et ne vins
plus guère à Bourges; j'avois mis avec moi Roselie que j'aimois fort, et
madame la comtesse des Goutes s'en ĂŠtoit allĂŠe avec son mari.
Je ne songeois plus Ă elle, une femme mariĂŠe ne m'ĂŠtoit plus rien, le
sacrement effaçoit d'abord tous ses charmes. Monsieur le curÊ et le
chevalier d'Hanecourt nous tenoient compagnie; le chevalier avoit pris
son parti en homme sage, et s'ĂŠtoit rĂŠduit Ă ĂŞtre de mes amis.
Je mis Roselie sur un autre pied que celui d'une comĂŠdienne; je lui fis
faire des habits fort propres, j'envoyai à Paris quatre de mes poinçons
de diamants, qu'on troqua contre de fort belles boucles d'oreilles que je
lui donnai. Je la menois partout avec moi dans les visites de mon
voisinage; sa beautĂŠ et sa modestie charmoient tout le monde.
Je m'avisai d'aller Ă la chasse et de m'habiller en amazone; j'y fis
aussi habiller Roselie, et la trouvai si aimable avec une perruque et un
chapeau, que peu à peu je la fis tout à fait habiller en garçon.
C'ĂŠtoit un fort joli cavalier, et il me sembloit que je l'en aimois
davantage; je l'appelois mon petit mari; on l'appeloit partout le petit
comte ou monsieur comtin; il me servoit d'ĂŠcuyer. Je me lassai de lui
voir une perruque, et lui fis couper un peu de cheveux; elle avoit une
tĂŞte charmante, ce qui la rendoit bien plus jolie; la perruque vieillit
les jeunes gens.
Ce divertissement ĂŠtoit fort innocent et dura sept ou huit mois, mais par
malheur monsieur comtin eut mal au cĹur, perdit l'appĂŠtit, prit la
mauvaise habitude de vomir tous les matins.
Je soupçonnai ce qui Êtoit arrivÊ, et lui fis reprendre ses habits de
fille, comme plus convenables Ă son ĂŠtat prĂŠsent, et plus propres Ă le
cacher; je lui faisois mettre des grandes robes de chambre traĂŽnantes et
sans ceinture, on disoit qu'elle ĂŠtoit malade; les migraines, les
coliques vinrent Ă notre secours.
La pauvre enfant pleuroit souvent, mais je la consolois en l'assurant que
je ne l'abandonnerois jamais. Elle m'avoua qu'elle n'avoit ni père ni
mère, et ne savoit d'oÚ elle Êtoit; que sa tante Êtoit une tante
postiche, qui l'avoit prise en amitiÊ à l'âge de quatre ans. Je ne
m'ĂŠtonnai plus qu'elle me l'eĂťt donnĂŠe si aisĂŠment.
Au bout de cinq ou six mois, je vis très bien que tout se dÊcouvriroit en
province, et avec scandale. L'aimant autant que je faisois, je songeai Ă
la mettre entre les mains de personnes habiles qui pussent la guĂŠrir d'un
mal qui n'est pas dangereux, pourvu qu'on ne l'aigrisse pas en le voulant
trop cacher.
Il falloit aller Ă Paris oĂš l'on se cache aisĂŠment. Je recommandai ma
maison Ă monsieur le curĂŠ, et partis dans mon carrosse avec Roselie,
Bouju et sa femme, mon cuisinier Ă cheval. J'avois mandĂŠ Ă monsieur
Acarel de me louer une maison avec un beau jardin dans le faubourg
Saint-Antoine, rĂŠsolue d'aller peu Ă la ville, jusqu'Ă ce que la petite
fĂťt guĂŠrie.
Dès que je fus arrivÊe, je mis Roselie chez une sage-femme qui en eut
grand soin; je l'allois voir tous les jours et lui faisois de petits
prĂŠsents pour la rĂŠjouir. Je ne songeois qu'Ă elle, je ne songeois point
Ă moi ni Ă me parer. J'avois des habits fort propres, et toujours des
coiffes, sans mettre jamais ni pendants d'oreilles ni mouches.
Enfin Roselie mit au monde une petite fille que j'ai fait bien ĂŠlever, et
à l'âge de seize ans je l'ai mariÊe à un gentilhomme de cinq ou six mille
livres de rente; elle est fort heureuse. Sa mère, au bout de six
semaines, redevint plus belle que jamais, et alors je resongeoi aussi Ă
ma beautĂŠ. Je m'ajustai fort, et allai Ă la comĂŠdie avec deux dames de
mes voisines. Roselie y parut comme un petit astre; mais elle fut bien
ÊtonnÊe, et moi aussi, lorsqu'elle vit sur le thÊâtre du Rosan qui
faisoit le personnage de Maxime dans _Cinna_.
Il nous reconnut aisĂŠment et vint nous voir dans notre loge. Il ne se
sentoit pas de joie, et il me parut que Roselie n'Êtoit pas fâchÊe. Je
lui dis oĂš je demeurois, et lui permis de me venir voir. Nous le vĂŽmes
dès le lendemain, et il ne finissoit point sur la beautÊ de la petite
fille; sa passion se rĂŠveilla.
--Madame, me dit-il, ma fortune est faite; je n'ai encore qu'une
demi-part, mais je l'aurai bientôt tout entière; c'est huit mille livres
de rente. J'ĂŠpouserai Roselie, si vous me la voulez donner, et je me
flatte que faite comme elle est, si elle n'a point oubliĂŠ Ă dire des
vers, je la ferai recevoir dans la troupe.
Je lui rĂŠpondis que je lui en parlerois, et qu'il revĂŽnt dans trois ou
quatre jours.
Je lui en parlai dès la mĂŞme nuit, en l'embrassant de tout mon cĹur:
--Voyez, lui dis-je en pleurant, si vous me voulez quitter.
Elle dit assez froidement qu'elle feroit tout ce que je voudrois.
Cela ne me plut pas, et je rÊsolus de la marier. Je la fis coucher dès le
lendemain dans une chambre sĂŠparĂŠe; cela la toucha, elle me crut en
colère; quand tout le monde fut couchÊ, elle me vint trouver dans mon
lit, et me demanda cent fois pardon.
--Eh! madame, me dit-elle, quand je serois mariĂŠe, ne m'aimeriez-vous
plus?
--Non, ma chère enfant, lui dis-je, une femme mariÊe ne doit aimer que
son mari.
Elle se mit Ă pleurer, et m'embrassa si tendrement que je lui pardonnai
et m'imaginai ĂŞtre encore Ă Crespon.
Du Rosan revint et pressa. Je lui dis que Roselie n'ayant pas de bien, il
falloit voir, avant toutes choses, si elle seroit reçue dans la troupe.
--Non, madame, reprit-il comme un homme fort amoureux, je ne demande
rien; sa petite personne est un assez grand trĂŠsor.
Je ne l'ĂŠcoutai pas, et lui dis que le lendemain j'irois Ă la comĂŠdie,
que Roselie seroit dans ma loge, fort parĂŠe, qu'il la fĂŽt remarquer Ă ses
camarades, et qu'après la pièce ils me vinssent tous prier de venir sur
le thÊâtre, quand tout le monde seroit sorti, pour faire dire quelques
vers Ă la fille.
Cela fut exÊcutÊ; on joua _le Menteur_; Floridor, après la pièce, nous
conduisit sur le thÊâtre, et pour me rÊjouir, je dis avec la petite fille
des scènes de _Polyeucte_, que nous avions dites ensemble plus de cent
fois.
Les comĂŠdiens ĂŠtoient dans l'extase, et sans autre examen vouloient
recevoir Roselie, mais je m'y opposai.
--Il faut, leur dis-je, consulter le public. Faites-la afficher, qu'elle
joue cinq ou six fois, et puis vous verrez.
Du Rosan trouvoit cela bien long, et moi je le trouvois bien court. Il
falloit, le lendemain des noces, renoncer pour jamais Ă ce que j'aimois;
je m'y rĂŠsolus pourtant et ne voulus point empĂŞcher l'ĂŠtablissement de ma
chère enfant; je m'Êtois aussi aperçue qu'elle ne haïssoit pas du Rosan.
Elle joua publiquement sur le thÊâtre de l'hôtel de Bourgogne, et dès la
première fois, le parterre la fit taire à force d'acclamations. Les
comÊdiens la reçurent dans les formes, et lui donnèrent en entrant une
demi-part.
Elle n'avoit point d'habits de thÊâtre, ils sont fort chers; je lui
donnai mille ĂŠcus pour en avoir, et du Rosan lui en donna autant. Il
commença à presser son mariage; je reculois toujours; tantôt c'Êtoient
des habits que je lui faisois faire, tantĂ´t c'ĂŠtoit du linge; je voulois
faire la noce chez moi.
Enfin le jour fatal arriva; Roselie fut mariĂŠe, et je ne lui touchai plus
le bout du doigt. Je fis la noce Ă mes dĂŠpens, et l'accablai de petits
prĂŠsents. Je lui avois donnĂŠ Ă Crespon des boucles d'oreilles de quatre
mille francs.
Dès que la petite fille fut mariÊe, je ne songeai plus qu'à moi, l'envie
d'ĂŞtre belle me reprit avec fureur; je fis faire des habits magnifiques,
je remis mes beaux pendants d'oreilles qui n'avoient pas vu le jour
depuis trois mois; les rubans, les mouches, les airs coquets, les petites
mines, rien ne fut oubliĂŠ; je n'avois que vingt-trois ans, je croyois
ĂŞtre encore aimable, et je voulois ĂŞtre aimĂŠe.
J'allois Ă tous les spectacles et Ă toutes les promenades publiques;
enfin j'en fis tant que plusieurs gens me reconnurent et me suivirent
pour savoir oĂš je logeois.
Mes parents trouvèrent mauvais que je fisse encore un personnage qu'on
avoit pardonnĂŠ Ă une grande jeunesse; ils me vinrent voir, et m'en
parlèrent si sÊrieusement que je me rÊsolus de quitter tout ce badinage,
et pour cela j'allai voyager tout de bon en Italie. Une passion chasse
l'autre: je me mis Ă jouer Ă Venise, je gagnai beaucoup, mais je l'ai
bien rendu depuis.
La rage du jeu m'a possĂŠdĂŠ et a troublĂŠ ma vie. Heureux si j'avois
toujours fait la belle, quand mĂŞme j'eusse ĂŠtĂŠ laide! Le ridicule est
prĂŠfĂŠrable Ă la pauvretĂŠ.
[Illustration: dĂŠco]
[Illustration: dĂŠco]
BIBLIOGRAPHIE
OUVRAGES DE M. L'ABBĂ DE CHOISY, QUI N'ONT PAS ĂTĂ IMPRIMĂS, 3 vol.
manuscrits, in-4º. _Bibliothèque de l'Arsenal_, sous la cote: 35 _B.
Lettres_. On lit, en tĂŞte du premier volume, cette note autographe du
marquis d'Argenson: ÂŤCes ouvrages de l'AbbĂŠ de Choisy m'ont ĂŠtĂŠ remis
après sa mort et sont tirÊs d'une quantitÊ de papiers inutiles qu'il
avait nĂŠgligĂŠs. J'ay rangĂŠ en ordre ce qui m'a paru bon et passable. Mon
dessein ĂŠtoit qu'ils ne sortissent pas de mon cabinet. Mais parmy
quelques personnes Ă qui je n'ay pu refuser d'en donner lecture, il y en
a qui ont pris sur elles Ă mon insu de donner au public la plus grande
partie de ces mĂŠmoires dont cecy est l'original. L'AbbĂŠ Dolivet, son amy,
croyt que l'austheur avoit fini les mĂŠmoires pour l'histoire de Louis
XIV, et qu'il brĂťla, un an avant que de mourir, ce qui en manque icy.
Ces mĂŠmoires sont au premier volume.Âť
Le tome III contient les _cinq fragments de la vie de cet ecclĂŠsiastique
habillÊ en femme_, titre dont nous nous sommes inspirÊs après Paul
Lacroix. Le second fragment et le quatrième sont intervertis.
* * * * *
_Histoire de Mme la Comtesse des Barres, Ă Mme la Marquise de Lambert_,
Anvers, 1735, in-12 de 138 p. Edition donnant seulement une partie des
_Aventures_. Elle a ĂŠtĂŠ rĂŠimprimĂŠe Ă Bruxelles, en 1736, et Ă Paris en
1807. On en attribue la publication Ă l'abbĂŠ Langlet-Dufresnoy. Gay croit
qu'elle aurait ĂŠtĂŠ en outre rĂŠimprimĂŠe sous ce titre: _Histoires
secrettes de plusieurs demoiselles, leur aventures galantes_. Paris,
Tiger, s. d. in-12.
* * * * *
_Vie de M. l'AbbÊ de Choisy, de l'AcadÊmie Française_. Lausanne, 1742,
in-8º. RÊimprimÊ sous la même rubrique en 1748. Edition lÊgèrement
augmentĂŠe, donnĂŠe par l'AbbĂŠ d'Olivet.
* * * * *
_Aventures de l'AbbĂŠ de Choisy habillĂŠ en femme_. Quatre fragments
inĂŠdits Ă l'exception du dernier qui a ĂŠtĂŠ publiĂŠ sous le titre:
_Histoire de la Comtesse des Barres_; prĂŠcĂŠdĂŠs d'un avant-propos par M.
P. L. (Paul Lacroix). Paris, Jules Gay, 1862. Pet. in-12 de XXII-120 p.
TirĂŠ Ă 115 exemplaires. RĂŠimprimĂŠ cinq fois: en 1870, Bruxelles, pour
Jules Gay; en 1880, Bruxelles, pour Gay et DoucĂŠ; en 1880, Bruxelles,
pour Kistemaeskers; en 1880, Bruxelles, avec un document inĂŠdit par Mme
Marc de Montifaud; enfin, en 1884, toujours sous la rubrique Bruxelles,
in-18.
[Illustration: dĂŠco]
TABLE
NOTICE 1
CHAP. I.--Premières intrigues de l'abbÊ de Choisy
sous le nom de Madame de Sancy 11
CHAP. II.--Les amours de M. de Maulny.--Rupture.--Mademoiselle
Dany 46
CHAP. III.--Les intrigues de l'abbĂŠ avec les petites
actrices Monfleury et Mondory 67
CHAP. IV.--La Comtesse des Barres 72
BIBLIOGRAPHIE 143
4623.--Tours, imprimerie E. ARRAULT et Cie.
End of the Project Gutenberg EBook of Aventures de l'abbĂŠ de Choisy habill
Š en femme, by François-TimolĂŠon de Choisy
*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES DE L'ABBE DE CHOISY ***
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Aventures de l'abbé de Choisy habillé en femme
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ďťżThe Project Gutenberg EBook of Aventures de l'abbĂŠ de Choisy habillĂŠ en
femme, by François-TimolÊon de Choisy
This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
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— End of Aventures de l'abbé de Choisy habillé en femme —
Book Information
- Title
- Aventures de l'abbé de Choisy habillé en femme
- Author(s)
- Choisy, abbé de
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- January 21, 2017
- Word Count
- 32,836 words
- Library of Congress Classification
- DC
- Bookshelves
- FR Biographie, Mémoires, Journal intime, Correspondance, Browsing: Biographies, Browsing: Gender & Sexuality Studies, Browsing: History - European
- Rights
- Public domain in the USA.