The Project Gutenberg EBook of Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses
contemporaines;, by Albťric Delville
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Title: Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines;
recueil choisi d'Anecdotes piquantes, de Rťparties et de
bons Mots de Mlle Arnould prťcťdť d'une notice sur sa vie
prťcťdť d'une Notice sur sa Vie et sur l'Acadťmie
impťriale de Musique.
Author: Albťric Delville
Release Date: February 24, 2012 [EBook #38974]
Language: French
Character set encoding: ISO-8859-1
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARNOLDIANA, OU SOPHIE ARNOULD ***
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Note de transcription:
Les erreurs clairement introduites par le typographe ont ťtť corrigťes.
L'orthographe d'origine a ťtť conservťe et n'a pas ťtť harmonisťe.
ARNOLDIANA.
_Se trouve au Palais-Royal_,
{DELAUNAY, libraire, galerie de bois,
{nļ 243;
{
{BLANCHARD, libraire, galerie de
CHEZ {bois, nļ 249;
{
{PETIT, libraire, galerie de bois,
{nļ 257;
{
{DENTU, libraire, galerie de bois,
{nļ 266.
ARNOLDIANA,
OU
Sophie Arnould
_et ses Contemporaines_;
RECUEIL CHOISI
d'Anecdotes piquantes, de Rťparties et de
bons Mots
DE MLLE ARNOULD;
prťcťdť d'une Notice sur sa Vie et sur l'Acadťmie
impťriale de Musique.
_PAR L'AUTEUR DU BI»VRIANA._
Son coeur n'eut jamais part aux jeux de son esprit.
PARIS,
GERARD, rue Saint-Andrť des Arcs, nļ 59.
1813.
AVANT-PROPOS
Il en est des _ana_ comme de la plupart des ouvrages littťraires, _sunt
bona_, _sunt mala_, _sunt mediocria plura_; on pourrait comparer ces
sortes de recueils ŗ une cordonnerie, oý chacun trouve chaussure ŗ son
pied. Voilŗ ce qui explique le prodigieux dťbit de toutes ces
compilations indigestes qui se copient les unes les autres; car depuis
longtemps on ne fait des livres qu'avec des livres, et les modernes
ressassent continuellement ce que les anciens ont ťcrit.
L'opuscule que nous publions ne contient que des choses qui ont dťjŗ ťtť
dites; mais il prťsente beaucoup de traits peu ou point connus, beaucoup
d'anecdotes dramatiques qui ne se reproduisent plus. Les peines que nous
avons prises pour en faire la dťcouverte, les soins que nous nous sommes
donnťs pour les rťdiger doivent nous assurer un droit de propriťtť
qu'on refuse ordinairement aux simples compilateurs.
Les _ana_ ťtaient savans dans le siŤcle oý l'on cultivait les sciences:
dans celui oý l'on effleure tout, oý l'on analise tout, les _ana_
doivent suivre le goŻt du siŤcle; aussi un grand nombre de recueils
d'anecdotes et de jeux d'esprit affichent ce titre avantageux, qui
malheureusement a servi de passeport ŗ bien des sottises.
La majeure partie des ouvrages que nous voyons appartient plutŰt aux
mots qu'aux choses; ce sont les mots qui ont engendrť toutes les
petites piŤces lťgŤres dont le mťrite consiste surtout dans
l'association des termes ou dans la tournure des phrases: de lŗ cette
foule de jeux de mots qui bien souvent donnent de l'esprit ŗ ceux qui
n'en ont pas.
L'ARNOLDIANA ne semblera peut-Ítre qu'une facťtie aux gens frivoles qui
ne s'attachent qu'aux mots; mais pour le philosophe qui observe les
choses cet opuscule doit Ítre un appendice au tableau des moeurs du 18e
siŤcle. Le rŰle brillant qu'ont jouť dans les beaux jours du rŤgne de
Louis XV les actrices, les chanteuses, les danseuses et les courtisanes
de toutes classes, rappelle des ťvťnemens singuliers qui ont influť plus
qu'on ne pense sur le systŤme social.
Sophie Arnould a occupť pendant une trentaine d'annťes une place
distinguťe parmi les beaux-esprits: elle ťtait charmante au thť‚tre et
jouait en perfection; mais ce qui la faisait rechercher avec
empressement c'ťtait l'esprit ŗ la mode, cet esprit frondeur et libertin
qui plaisait alors dans le monde, et donnait du relief ŗ celui ou ŗ
celle qui le mettait en usage.
Elle ťtait vive, ťtourdie, et hasardait toutes les idťes qui se
prťsentaient ŗ son imagination. La plupart de ses bons mots ont le ton
de fille, mais d'une fille de beaucoup d'esprit. Dans la quantitť des
plaisanteries qu'elle se permettait il se rencontrait souvent des
saillies heureuses qui faisaient oublier les mauvaises: la coterie qui
se rassemblait chez elle les recueillait avec aviditť, et les publiait
avec complaisance.
Sophie Arnould remplaÁa dans le dťpartement des bons mots la cťlŤbre
Cartou, qui mourut en aqw 1770 pensionnaire de l'Opťra. Cette chanteuse
avait un talent mťdiocre, mais elle s'ťtait acquis une grande
considťration entre ses camarades par ses saillies ingťnieuses, dont
quelques-unes ont ťtť rťdigťes en apophtegmes, ont fait proverbes, et
sont consignťes dans un ouvrage intitulť le _Code lyrique_.
Quelqu'un disait que Mlle Arnould avait son esprit en argent
comptant:--C'est dommage, reprit-on, _qu'elle le mette en petite
monnaie_.--Quoi qu'il en soit, peu de femmes ont eu la rťpartie aussi
vive que cette charmante actrice. Ses bons mots sont trŤs-nombreux, et
chacun s'est plu ŗ les rťpťter; mais en voyageant ils s'altťraient, ils
changeaient de maÓtres; beaucoup de gens se sont parťs de ses
dťpouilles: au surplus on n'emprunte qu'aux riches.
Fontenelle a dit: ęLorsque je me permets quelque plaisanterie un peu
libre les jeunes filles et les sots ne m'entendent point.Ľ Sophie
Arnould n'eŻt osť donner cette excuse, car la gaze dont elle voilait ses
gaillardises ťtait quelquefois si lťgŤre qu'on devinait aisťment ce
qu'elle voulait dťguiser.
Nous avons ťcartť de cet opuscule des propos graveleux qui firent
autrefois fortune dans les coulisses et les petits soupers; mais nous
avons cru devoir insťrer quelques mots ŗ double entente, afin de
conserver ŗ notre hťroÔne le caractŤre qui la distinguait. Lorsqu'on
examine un portrait pourrait-on reconnaÓtre le modŤle si le peintre n'en
avait pas exactement dessinť tous les traits? Il en est ainsi d'un
personnage cťlŤbre dont un ťcrivain peint l'esprit; il doit en indiquer
les traits caractťristiques, sans quoi l'ouvrage n'a point de
physionomie.
Les matťriaux de l'_Arnoldiana_ ťtaient rassemblťs il y a plusieurs
annťes, et cet ouvrage devait paraÓtre sous le titre d'_Esprit de
Mlle Arnould_; mais au moment oý nous comptions le publier, ayant
appris qu'un opuscule du mÍme genre allait circuler sous ce titre, nous
avons cru devoir changer le frontispice de notre livre, qui au fond est
le vťritable esprit de Sophie Arnould, mis en scŤne et prťsentť sous
tous ses aspects.
NOTICE SUR L'OP…RA.
L'Opťra passe gťnťralement pour le plus ťtonnant et le plus fastueux des
spectacles de l'Europe: c'est dans ce temple, thť‚tre des brillantes
illusions et des illustres galanteries, que le gťnie, les talens et les
gr‚ces se rťunissent pour produire le plus magnifique et le plus
enchanteur de tous les jeux publics: lŗ de jeunes prÍtresses sont
formťes aux arts aimables qui peuvent ťmouvoir les sens et les sťduire;
les unes charment l'oreille en cťlťbrant les louanges des dieux et des
dťesses; d'autres, par des danses passionnťes, en caractťrisent les
attitudes, en peignent la situation la plus voluptueuse; toutes
s'efforcent ŗ l'envi d'allumer dans tous les coeurs ce beau feu, ‚me de
l'univers, qui tour ŗ tour le consume et le reproduit.
Les Italiens sont les premiers qui aient fait jouer des opťras; ils
commencŤrent ŗ paraÓtre sous le pontificat de Lťon X, et l'on prťtend
que ce fut Ottavio Rinnucini, poŽte florentin, qui donna la maniŤre de
reprťsenter en musique les ouvrages dramatiques. Sous le rŤgne de Louis
XII on composait ŗ la cour des ballets oý l'on mettait des rťcits et
des dialogues en plusieurs parties; mais on faisait venir d'Italie les
musiciens et les chanteurs. En 1581 le marťchal de Brissac, gouverneur
du Piťmont, envoya ŗ la reine mŤre son valet de chambre, surnommť
Beaujoyeux, lequel ťtait un bon violon, et qui fit le ballet des noces
du duc de Joyeuse avec Mlle de Vaudemont, soeur de la reine.
Beaulieu et Salomon, maÓtres de la musique du roi, l'aidŤrent dans la
composition des rťcits et des airs de ballet; la Chesnaye, aumŰnier du
roi, composa une partie des vers, et Jacques Patin, peintre du roi,
travailla aux dťcorations.
Rinnucini suivit en France Marie de Mťdicis. AprŤs lui il ne parut que
de mauvais ballets, qui consistaient dans le choix d'un sujet bouffon;
tel fut celui du ballet des _Fťes de la forÍt de Saint-Germain_, dansť
au Louvre par Louis XIII en 1625, oý Guillemine la quinteuse, Robine la
hasardeuse, Jacqueline l'ťtendue, Alison la hargneuse et Macette la
cabrioleuse montrŤrent leur pouvoir. La premiŤre de ces fťes prťsidait ŗ
la musique, la seconde aux jeux de hasard, la troisiŤme aux folies, la
quatriŤme aux combats, et la cinquiŤme ŗ la danse.
En 1651 Pierre Corneille donna, pour le divertissement de Louis XIV,
_AndromŤde_, tragťdie ŗ machines. L'annťe suivante Benserade composa
_Cassandre_, mascarade en forme de ballet, qui fut dansťe par le roi au
palais Cardinal.
L'abbť Perrin, de galante mťmoire, hasarda des paroles franÁaises,
lesquelles, quoique trŤs-mauvaises, rťussirent au moyen de la musique de
Cambert, organiste de Saint-Honorť: c'ťtait une pastorale en cinq actes
qui fut chantťe ŗ Vincennes devant le roi: la nouveautť qu'on y remarqua
fut un concert de flŻtes.
En 1660 le cardinal Mazarin fit reprťsenter dans la salle des machines
des Tuileries, pendant le mariage du roi, _Ercole amante_, que l'on
traduisit en vers franÁais: le roi et la reine y dansŤrent; l'abbť
Mťlany y chanta un rŰle; presque tous les acteurs ťtaient Italiens. Cet
opťra ťtait prťcťdť d'un prologue, usage qui a ťtť suivi depuis et qui
est maintenant supprimť.
Le marquis de Sourdac, ŗ qui l'on doit la perfection des machines
propres aux opťras, donna ŗ ses frais _la Toison d'Or_, dans son ch‚teau
de Neubourg en Normandie, pour rťjouissances publiques du mariage du
roi, et ensuite en gratifia la troupe du marais, oý elle fut
trŤs-applaudie.
Les succŤs que _Pomone_, premier opťra franÁais, obtint aprŤs avoir ťtť
longtemps rťpťtť dans la salle de l'hŰtel de Nevers, procurŤrent ŗ
l'auteur, l'abbť Perrin, des lettres patentes pour l'ťtablissement de
l'Opťra en France. Les reprťsentations publiques de cette pastorale
commencŤrent en 1671, dans un jeu de paume de la rue Mazarine. L'abbť
Perrin, ne pouvant soutenir seul la dťpense d'une telle entreprise,
s'associa avec Cambert pour la musique, avec le marquis de Sourdac pour
les machines, et pour les principaux frais avec le sieur Champenon,
riche capitaliste.
M. de Sourdac, ayant fait beaucoup d'avances et mÍme payť les dettes de
l'abbť Perrin, s'empara du thť‚tre, quitta l'abbť, et prit pour poŽte le
sieur Gilbert, secrťtaire de la reine Christine: _les Peines et les
Plaisirs de l'Amour_, pastorale hťroÔque, furent son coup d'essai.
Lulli, surintendant de la musique du roi, profitant de cette division,
acheta le privilťge du sieur Perrin; il prit pour machiniste le signor
Vigarini, gentilhomme Modťnois, et pour poŽte le tendre Quinault; il
plaÁa son thť‚tre dans un jeu de paume de la rue de Vaugirard, et y
donna en 1672 _les fÍtes de l'Amour et de Bacchus_, pastorale composťe
de fragmens de diffťrens ballets. Dans une des reprťsentations, que le
roi honora de sa prťsence, le prince de Condť, les ducs de Montmouth, de
Villeroy, et le marquis de Rassan dansŤrent une entrťe avec les artistes
salariťs.
_Le Triomphe de l'Amour_ est le premier opťra dans lequel on
introduisit des danseuses. Ce ballet fut d'abord exťcutť ŗ
Saint-Germain-en-Laye, devant sa majestť, le 21 janvier 1681. Plusieurs
princes, seigneurs et dames de la cour y dansŤrent. Le mťlange des deux
sexes rendit cette fÍte si brillante qu'on crut qu'il ťtait
indispensable, pour le succŤs de ce genre de spectacle, d'y remplacer
les dames de la cour par des danseuses de profession, et depuis cette
ťpoque elles ont toujours continuť d'Ítre une des portions les plus
brillantes de l'Opťra.
La rťunion de Quinault et de Lulli porta nos opťras ŗ leur plus haut
degrť de perfection. En 1673, aprŤs la mort de MoliŤre, Lulli transporta
ses machines ŗ la salle du Palais-Royal, laquelle occupait une partie
du terrain oý est maintenant la rue du Lycťe. Les enfans de Lulli
succťdŤrent ŗ leur pŤre dans la direction de ce spectacle, qui depuis
fut confiť ŗ diffťrens directeurs et administrateurs.
Un terrible incendie ayant dťvorť, le 6 avril 1763, tous les b‚timens de
l'Opťra, le duc d'Orlťans obtint du roi que la nouvelle salle fŻt
construite ŗ la mÍme place, et l'inauguration s'en fit le 24 janvier
suivant. Dans l'intervalle les reprťsentations de l'Opťra eurent lieu
sur le thť‚tre des Tuileries.
Un second incendie consuma, le 8 juin 1781, tout ce qui composait ce
riche spectacle; la salle fut rťduite en cendres; il n'en resta que les
gros murs.
On ťleva un nouveau thť‚tre sur le boulevart Saint-Martin, et, par un
prodige presque unique dans les fastes de l'architecture, cette salle
fut totalement achevťe dans l'espace de six semaines. L'ouverture s'en
fit le 27 octobre de la mÍme annťe.
Mlle Montansier, ancienne directrice de la comťdie de Versailles,
ayant fait construire en 1793 une vaste salle sur l'emplacement de
l'hŰtel Louvois, rue Richelieu, le Gouvernement en fit l'acquisition
pour l'Opťra, et l'inauguration de ce temple magique eut lieu le 15
juillet 1794.
Le thť‚tre, crťť sous le nom d'_Opťra_, prit le titre d'_Acadťmie
royale de musique_ en 1671; il le garda jusqu'en 1792. Il reÁut
successivement ceux d'_Acadťmie de Musique_, d'_Opťra national_, de
_Thť‚tre de la Rťpublique et des Arts_, de _Thť‚tre de l'Opťra_, de
_Thť‚tre des Arts_, et dťfinitivement d'_Acadťmie impťriale de Musique_,
qu'il porte actuellement.
Il est certain que le spectacle que nous nommons Opťra n'a jamais ťtť
connu des anciens, et qu'il n'est ŗ proprement parler ni comťdie ni
tragťdie. Quoique plusieurs poŽtes, en s'unissant ŗ d'habiles musiciens,
aient donnť de fort beaux opťras, on n'en peut citer qu'un trŤs-petit
nombre dans lesquels se trouvent tout ŗ la fois la magnificence des
dťcorations, l'harmonie de la musique, le sublime de la poťsie, la
rťgularitť de l'action, et l'intťrÍt soutenu pendant cinq actes.
ęL'Opťra, dit Voltaire, est un spectacle aussi bizarre que magnifique,
oý les yeux et les oreilles sont plus satisfaits que l'esprit, oý
l'asservissement ŗ la musique rend nťcessaires les fautes les plus
ridicules, oý il faut chanter des ariettes dans la destruction d'une
ville et danser autour d'un tombeau, oý l'on voit le palais de Pluton et
celui du soleil, des dieux, des dťmons, des magiciens, des monstres,
puis des ťdifices formťs et dťtruits en un clin-d'oeil. On tolŤre ces
extravagances, on les aime mÍme, parce qu'on est lŗ dans le pays des
fťes, et pourvu qu'il y ait du spectacle, une belle musique, de jolies
danses, quelques scŤnes attendrissantes, on est satisfait.Ľ
ęJe ne sais, disait La BruyŤre, comment, avec une musique si parfaite,
une dťpense toute royale, l'Opťra a rťussi ŗ m'ennuyer.Ľ
ęUn opťra, disait l'abbť Desfontaines, est toujours un trŤs-mauvais
poŽme, et le plus bel ouvrage en ce genre est un monstre.Ľ
Ce spectacle ťtant plus fait pour le plaisir des yeux et des oreilles
que pour celui de l'esprit, tous les arts d'agrťment se sont ralliťs
pour l'embellir, et la danse remplit tellement aujourd'hui les divers
actes de nos opťras, que ce thť‚tre paraÓt Ítre dressť moins pour la
reprťsentation d'un poŽme lyrique que pour une acadťmie de danse.
C'est spťcialement en cela que l'emporte l'Opťra de Paris sur tous les
spectacles de l'Europe. Quelle rťunion de talens dans les divers genres!
Quelle brillante galerie, si l'on y ajoute cette multitude de filles
charmantes qui dans les choeurs et les ballets tapissent les deux cŰtťs
du thť‚tre! Quand on se trouve en cercle avec cette foule d'odalisques
on croit Ítre dans le paradis de Mahomet, entourť de houris; ce n'est
pas qu'on les juge‚t toutes jolies si l'on voulait analiser ces figures;
mais la richesse de leurs ornemens, leurs vÍtemens voluptueux, leurs
coiffures ťlťgantes corrigent ou font disparaÓtre les disgr‚ces de la
nature. En un mot, le dťsir de plaire donne tant d'activitť ŗ ces
nymphes agaÁantes, qu'on peut difficilement rťsister ŗ leur sťduction.
On raconte qu'un capucin, transportť d'un saint zŤle, s'ťcria au milieu
de son sermon: _Oui, oui, mes chers auditeurs, l'Opťra est le vestibule
de l'Enfer!_
Ce qui invite tant de femmes ŗ s'ťvertuer ŗ ce spectacle plus qu'ŗ tout
autre, c'est le dťsir de faire fortune et d'acquťrir d'illustres amans,
car en fait de chanteuses on observe que les coryphťes seuls s'attirent
des hommages et des adorateurs; les autres restent dans la mťdiocritť
avec la plus agrťable figure. Au contraire, toutes les danseuses
rťussissent, et il n'en est presque aucune qui n'arrive au spectacle
dans un char brillant. On prťtend qu'un ťtranger proposa ce problÍme ŗ
d'Alembert, qui rťpondit que c'ťtait _une suite nťcessaire des lois du
mouvement_.
Cette rťpublique lyrique, composťe au moins de trois cents personnes,
serait bientŰt tombťe dans le dťsordre et l'anarchie si quelque
magistrat ne veillait constamment sur elle.
Depuis son origine jusqu'en 1790 l'Opťra fut sous la surveillance des
gentilshommes de la chambre, et c'ťtait le secrťtaire d'ťtat au
dťpartement de Paris qui en avait la haute police. En 1776 le roi nomma
six commissaires pour gouverner ce thť‚tre avec l'autoritť la plus
absolue. En 1790 il passa entre les mains de la municipalitť. En 1793
les acteurs se chargŤrent eux-mÍmes de l'administrer, et un an aprŤs il
fut mis sous une direction de gens de lettres nommťs par le ministre de
l'Intťrieur. Au mois de frimaire an II un arrÍtť des consuls plaÁa ces
directeurs sous la surveillance et la direction principale de l'un des
prťfets du palais du Gouvernement. Aujourd'hui c'est le premier
chambellan de S. M. l'Empereur et Roi qui est le surintendant de ce
spectacle.
Un des anciens privilťges de l'Opťra ťtait de soustraire la jeunesse
libertine ŗ l'autoritť paternelle ou aux recherches de la police. Il ne
fallait avoir que quelques complaisances pour les gentilshommes de la
chambre, et sans aucun talent l'administration vous engageait, et cet
engagement vous mettait ŗ l'abri des lois. Louis XVI rťforma cet abus au
commencement de son rŤgne.
Avant l'arrÍt de 1776 on entrait librement au foyer des actrices.
C'ťtait lŗ qu'elles recevaient les hommages des spectateurs qui s'y
rendaient en foule, et chacun pouvait en libertť approcher ces divinitťs
et jouir du coup d'oeil sťduisant que prťsentait leur toilette.
C'ťtait lŗ qu'on rencontrait ces aimables rouťs, Ítres sans soucis, se
jouant de toutes les femmes en paraissant les adorer; charmans dans un
tÍte ŗ tÍte, sťmillans dans un repas, habiles ŗ raconter l'aventure de
la veille, savans dans l'art de bien placer le mot du jour, ils
prenaient toutes les nuances du camťlťon, et les meilleures sociťtťs
auraient cru manquer d'usage en ne les accueillant pas.
C'ťtait encore lŗ qu'on voyait papillonner ces Ítres amphibies, qui
n'ťtaient ni prÍtres ni laÔcs, connaissant tout, exceptť l'ťtude et la
religion, et qui sous le nom d'abbťs circulaient dans le monde comme une
fausse monnaie.
C'ťtait lŗ enfin qu'allaient et venaient assidŻment des milliers de
jeunes gens et de vieillards qui seraient demeurťs absolument muets
s'ils n'avaient eu pour entretien les actrices et les spectacles, les
ruelles et les coulisses.
On met en usage dans ce vťritable palais d'Armide toutes les ruses que
la voluptť enseigne pour sťduire. Les femmes surtout, convaincues qu'on
en impose avec un beau nom, ont grand soin, du moment qu'elles sont
initiťes, de dťposer celui qu'elles ont reÁu en naissant pour en prendre
de plus conformes ŗ leur nouvelle situation. Cette manie des noms
supposťs a produit des scŤnes plaisantes; on a vu plus d'une fois se
prťsenter ŗ la porte de l'Opťra une pauvre journaliŤre couverte de
haillons pour rťclamer sa fille ou sa niŤce, que le jour prťcťdent elle
a reconnue dans un brillant ťquipage, et dont elle a su la profession
par un laquais.
Un jeune homme, allant chez une danseuse de l'Opťra, se plaignit de
l'impertinence de son portier, et lui dit:--Vous devriez bien chasser ce
drŰle-lŗ de chez vous.--J'y ai bien pensť, rťpondit-elle; mais, que
voulez-vous, _c'est mon pŤre_.--
Dans les beaux jours de l'Opťra une jolie actrice se montrait au foyer
toute resplendissante de diamans, elle ťtait respectťe de ses compagnes
en raison de sa robe ťclatante, de sa voiture lťgŤre, de ses chevaux
superbes; il s'ťtablissait mÍme un intervalle entr'elles selon le degrť
d'opulence; cette nymphe, plus ou moins illustrťe par le rang de son
amant, recevait avec hauteur celle qui dťbutait; elle traitait avec les
airs d'une femme de qualitť le bijoutier et la marchande de modes; le
magistrat dťridait son front en sa prťsence; le courtisan lui souriait;
le militaire n'osait la brusquer; sa toilette ťtait tous les matins
surchargťe de nouveaux prťsens; le Pactole semblait rouler ťternellement
chez elle. Mais la mode qui l'ťleva vient ŗ changer; une petite rivale,
qu'elle n'apercevait pas, qu'elle dťdaignait, se met insolemment sur les
rangs, brille, l'ťclipse, et fait dťserter son salon. La courtisane
superbe, quoique ayant encore de la beautť, se trouve l'annťe suivante
seule avec des dettes immenses; tous les amans se sont enfuis, et quand
ses affaires sont liquidťes ŗ peine a-t-elle de quoi payer sa chaussure
et son rouge.
De toutes les femmes entretenues dix font fortune au bout de quelques
annťes. Que devient le reste? C'est la grenouille qui a profitť d'un
rayon de soleil pour se reposer sur une belle prairie, et qui se
replonge dans son marais.
Voyez Cartou, qui s'est retirťe doyenne des choeurs de l'Opťra; elle
comptait l'illustre Maurice de Saxe parmi ses conquÍtes; elle le suivit
au fameux camp de Mulhberg, oý elle eut la gloire de souper avec les
deux rois Auguste II de Pologne et Frťdťric-Guillaume de Prusse,
accompagnťs des princes leurs fils et leurs successeurs au trŰne. Cette
aimable chanteuse a brillť par ses diamans et ses ťquipages; elle a
donnť des fÍtes aux beaux-esprits; elle a dit des bons mots qu'on cite
encore, et sur la fin de sa carriŤre un vieux laquais formait toute sa
compagnie.
Voyez Gaussin; elle a jetť pendant longtemps le mouchoir ŗ qui elle a
voulu: princes, officiers de distinction, graves prťsidens, sťmillans
conseillers, auteurs sublimes, fermiers gťnťraux, tout ce monde, aux
poŽtes prŤs, a contribuť ŗ l'enrichir; et cette actrice charmante, qui
eŻt pu comme Rhodope ťlever une pyramide en se faisant apporter une
pierre par chacun de ses amans; cette fille si tendre, vieillie et
ruinťe, finit par ťpouser un danseur, qui la rouait de coups, et lui fit
faire une rude pťnitence de tous les pťchťs qu'elle avait commis.
Voyez Fel, qui a fait la gloire de l'Acadťmie royale de Musique et du
concert spirituel, dont les accens enchanteurs l'ont disputť pendant
longtemps ŗ la mťlodie du rossignol; elle crut autrefois honorer un
souverain en le recevant dans ses bras; elle rendit fou le tendre
Cahusac, qui, n'ayant pu l'ťpouser, alla mourir de chagrin ŗ Charenton.
Cette nymphe mangea les revenus de plusieurs provinces, et fut rťduite
sur la fin de sa carriŤre ŗ quÍter un regard ou ŗ dťshonorer son goŻt.
Voyez Defresne, devenue par spťculation Mme la marquise de Fleury;
cette beautť, aprŤs avoir ťtť l'entretien de tous les cercles, avoir vu
ŗ ses pieds tout ce que la cour et la ville offraient de plus grand;
aprŤs avoir dissipť la ranÁon d'un roi, tomba par son inconduite dans
une indigence extrÍme et mourut sans secours, quoiqu'elle laiss‚t deux
fils, dont l'un ťtait capitaine de dragons et l'autre d'infanterie,
dťcorťs du nom et des armes des Fleury.
Si l'on passait en revue les LaÔs anciennes et modernes qui tour ŗ tour
ont brillť sur la scŤne du monde, on formerait un tableau curieux des
caprices de la fortune, qui souvent va chercher sous les livrťes de la
misŤre la femme qui doit un jour voir ŗ ses pieds les plus grands
personnages de l'Etat.
Les courtisanes semblent avoir ťtť plus en honneur chez les Romains que
parmi nous, et chez les Grecs que parmi les Romains. Les courtisanes
grecques ťtaient d'autant plus attrayantes qu'aux charmes de la figure,
aux attraits d'une coquetterie raffinťe, ŗ une parure sťduisante, ŗ une
ťlťgance recherchťe, elles joignaient tous les agrťmens de l'esprit, la
vivacitť, la finesse, la subtilitť des rťparties; elles assaisonnaient
les plaisirs de leur sociťtť par tout ce que le sel attique avait de
plus piquant. Plusieurs d'entr'elles cultivaient avec succŤs les
belles-lettres et les mathťmatiques; les plus cťlŤbres sont Aspasie, qui
donna des leÁons de politique et d'ťloquence ŗ Socrate et ŗ PťriclŤs;
LaÔs, qui tourna la tÍte ŗ tant de philosophes, et qui compta Aristippe
parmi ses amans; Leontium, qui ťcrivit sur la philosophie, et qui fut
tendrement aimťe d'Epicure et de ses disciples; Phrynť, amante de
PraxitŤle, et qui fit reb‚tir ŗ ses dťpens la ville de ThŤbes, dťtruite
par Alexandre; ThaÔs, qui suivit ce hťros dans ses conquÍtes, et qui
aprŤs la mort de son illustre amant se fit tellement aimer de Ptolťmťe,
roi d'Egypte, que ce prince l'ťpousa; Thargťlie, maÓtresse de XerxŤs,
qu'elle aida ŗ faire la conquÍte de la GrŤce, et qui, aprŤs avoir
longtemps exercť ses talens et ses charmes, termina ses courses en
Thessalie, dont elle ťpousa le souverain.
On peut mettre sur la mÍme ligne l'inimitable Ninon de l'Enclos, l'objet
de l'admiration des hommes et de la jalousie des femmes, dont la maison
ťtait le rendez-vous de ce que Paris possťdait de plus illustre, qui,
dans le cours d'une vie de quatre-vingt-dix ans, a vu son pays se
renouveler et changer plus d'une fois de goŻt, sans qu'elle ait jamais
cessť d'Ítre de celui de tout le monde, sans paraÓtre jamais diffťrer
d'elle-mÍme, et sans ressembler ŗ personne.
Ces aimables enchanteresses, dont la destinťe est de faire ou des
mťcontens ou des ingrats, sont depuis longtemps l'objet de la censure,
et nos thť‚tres, destinťs ŗ Ítre l'ťcole des moeurs, sont devenus celle
de la galanterie. Mais n'est-ce que sur la scŤne que les chances
heureuses du vice dťgoŻtent un sexe fragile des hasards de la vertu?
Combien dans nos cercles les plus austŤres de LucrŤces, qui, plus
adroites que sages, sous le voile de la pudeur, qui n'est pas toujours
celui de l'innocence, ne pourraient pas soutenir devant le crťdule Hymen
l'ťpreuve de Tutia, qui, se voyant accusťe de n'avoir pas bien gardť son
feu sacrť, s'engagea pour sa justification ŗ porter de l'eau dans un
crible!
NOTICE SUR SOPHIE ARNOULD.
Sophie Arnould naquit ŗ Paris le 14 fťvrier 1740. Son pŤre tenait rue
des Fossťs-S.-Germ.-l'Auxerrois une vaste hŰtellerie, connue sous le nom
d'_hŰtel de Lisieux_[1]. Il avait cinq enfans, deux garÁons et trois
filles; Sophie ťtait l'aÓnťe de celles-ci. L'aisance dont jouissait M.
Arnould lui permit de donner ŗ sa famille une ťducation soignťe; ses
demoiselles eurent diffťrens maÓtres, notamment de musique et de chant,
ce qui dťcida la vocation de deux d'entr'elles[2].
[1] C'est dans cette maison que pťrit l'amiral de Coligny pendant le
massacre de la Saint-Barthťlemi, et non dans l'hŰtel Montbazon, rue
Bťtizi, comme le racontent plusieurs annalistes. L'hŰtel de Lisieux
prťsente encore dans ses distributions tout ce qui convenait alors ŗ
l'habitation d'un grand officier de la couronne; mais si l'hŰtel
Montbazon n'a pas la gloire d'avoir appartenu ŗ l'amiral de Coligny, il
a, dit-on, celle d'avoir servi de logement ŗ la belle duchesse de
Montbazon, si tendrement aimťe du cťlŤbre abbť de Rancť. On prťtend
qu'au retour d'un voyage cet abbť, alors trŤs-mondain, allant voir sa
maÓtresse, dont il ignorait la mort, monta par un escalier dťrobť, et
qu'ťtant entrť dans l'appartement il trouva sa tÍte dans un plat: on
l'avait sťparťe du corps parce que le cercueil de plomb ťtait trop
petit. Cet affreux spectacle opťra subitement sa conversion, et l'abbť
de Rancť, dťgoŻtť du nťant des choses terrestres, alla s'enfermer dans
son abbaye de la Trappe, dont il devint le rťformateur avec une
austťritť sans exemple.
[2] La cadette, nommťe Rosalie, entra dans la musique de la chambre du
roi en 1770, et elle y est restťe jusqu'en 1792.
Sophie Arnould annonÁa de bonne heure les plus heureuses dispositions.
La beautť de sa voix engagea sa mŤre ŗ la conduire dans quelques
communautťs, oý elle chantait les leÁons de tťnŤbres. Un jour qu'elle
ťtait allťe au Val-de-Gr‚ce la princesse de ModŤne, qui y faisait sa
retraite, entendit les accens mťlodieux de la jeune cantatrice; elle
voulut la connaÓtre, et, enchantťe de ses gr‚ces et de son amabilitť,
elle l'honora bientŰt de sa protection.
Sophie Arnould joignait ŗ une figure gracieuse un son de voix qui
ravissait et une sensibilitť qu'elle savait communiquer ŗ tous ceux qui
l'ťcoutaient; sa taille ťtait moyenne et bien prise; elle avait surtout
des yeux superbes, et l'ensemble de ses traits lui donnait une de ces
physionomies heureuses qui flattent et plaisent au premier aspect.
M. de Fondpertuis, intendant des menus, l'ayant entendue chanter, eut le
dťsir de la faire entrer dans la musique de la reine. Il en parla ŗ
Mme de Pompadour, qui la fit demander. Sophie alla chez la favorite
avec sa mŤre, et ne dťmentit point dans cette ťpreuve la rťputation
brillante qu'elle s'ťtait acquise. Mme de Pompadour la combla
d'ťloges et dit ŗ ceux qui l'entouraient: ęCette jeune personne fera
quelque jour une charmante princesse.Ľ Mme Arnould, qui craignait que
les talens de sa fille ne lui fissent jouer un trop grand rŰle, rťpondit
ŗ la marquise: ęJe ne sais, madame, comment vous l'entendez; ma fille
n'a point assez de fortune pour ťpouser un prince, et elle est trop bien
ťlevťe pour devenir princesse de thť‚tre.Ľ Cependant cette bonne mŤre
cťda aux insinuations de quelques amis, et consentit ŗ ce que Sophie fŻt
mise sur l'ťtat de la musique du roi. Cet engagement n'ťtait qu'un
prťtexte pour attirer Sophie sur un plus grand thť‚tre, et lui faire
parcourir une carriŤre digne de ses rares talens. MM. Rebel et
Francoeur, surintendans de la musique du roi, la sollicitŤrent
secrŤtement d'entrer ŗ l'Opťra. Cette jeune virtuose, subjuguťe par tous
les prestiges qui l'environnaient, consentit facilement ŗ cette
proposition, et bientŰt aprŤs on lui envoya un ordre de dťbut pour
l'Acadťmie royale de Musique. Cet ťvťnement imprťvu affligea vivement
Mme Arnould; elle gťmit sur la destinťe de sa fille, et, plus jalouse
de son bonheur que de sa gloire, elle eŻt prťfťrť la voir couler des
jours purs et tranquilles au sein d'une heureuse obscuritť. Elle voulut
alors mettre Sophie au couvent; mais une autoritť supťrieure la forÁa
d'obťir. Tout ce qu'elle put faire pour prťserver sa chŤre Sophie des
dangers auxquels l'exposaient sa jeunesse et ses charmes, fut de la
surveiller sans cesse; elle la conduisait elle-mÍme ŗ l'Opťra,
l'attendait dans une loge et la ramenait chez elle quand son rŰle ťtait
fini.
Sophie Arnould dťbuta ŗ l'Acadťmie royale de Musique le 15 dťcembre
1757, et fut reÁue l'annťe suivante. Elle parut aux yeux des
connaisseurs l'actrice la plus naturelle, la plus onctueuse, la plus
tendre qu'on eŻt encore vue. Elle est sortie telle des mains de la
nature, et son dťbut a ťtť un triomphe[3].
[3] Mlle Fel lui avait enseignť l'art du chant, et Mlle Clairon
avait formť son jeu.
A cette ťpoque un jeune seigneur, ťpris de belle passion pour Sophie,
forma le projet de la soustraire ŗ la surveillance maternelle et de la
faire jouir de l'indťpendance de toutes ses compagnes de l'Opťra. La
chose ťtait difficile; mais l'amour est ingťnieux; les obstacles
l'irritent, et tout finit par lui cťder. Le comte de L. usa d'un
stratagÍme dramatique; il dťguisa son rang et sa fortune, se fit passer
pour un poŽte de province qui venait ŗ Paris faire jouer une tragťdie,
et, sous le nom de Dorval, prit un logement ŗ l'hŰtel de Lisieux. Son
esprit et sa courtoisie le firent bientŰt remarquer; il enivra Mme
Arnould de complimens flatteurs, et sťduisit Sophie par les plus
brillantes promesses; une ancienne gouvernante aida les deux amans ŗ
briser leurs entraves, et un soir d'hiver, ŗ la suite d'une lecture
larmoyante qui avait obscurci les yeux de toute la famille, Dorval et
Sophie disparurent.
Cet enlŤvement fit beaucoup de bruit; Mme de L. ťtait gťnťralement
estimťe, et l'on bl‚mait hautement l'infidťlitť de son mari. Il
cherchait ŗ se justifier auprŤs de l'abbť Arnauld en lui faisant l'ťloge
de sa maÓtresse:--Avez-vous tout dit? rťpondit l'abbť. Mettez le mťpris
public dans l'autre cŰtť de la balance.--Le comte lui sauta au cou:--Mon
cher abbť, s'ťcria-t-il, je suis le plus heureux des hommes; j'ai tout ŗ
la fois une femme vertueuse, une maÓtresse charmante et un ami
sincŤre.--
Sophie Arnould se distingua bientŰt par de grands talens, et l'on fut
ťtonnť de voir sur la scŤne de l'Opťra, oý jusqu'alors on n'avait
presque aperÁu que des mannequins plus ou moins bien exercťs, une
actrice remplie de gr‚ces et de sensibilitť, qui offrait la rťunion
touchante et nouvelle d'une voix charmante au mťrite rare d'un jeu vrai
et puisť dans la nature.
Cette femme cťlŤbre a excitť l'enthousiasme des amis de la musique et de
l'art dramatique pendant tout le temps qu'elle est restťe au thť‚tre.
Dorat, dans son poŽme de la Dťclamation, a cťlťbrť cette voix
retentissante dans le fracas des airs, ces sons plaintifs et sourds, et
tout l'intťrÍt qu'inspirait cette grande actrice lorsqu'elle offrait
Psychť mourante aux spectateurs attendris. Mais c'est dans _Castor et
Pollux_ qu'elle dťployait tout ce que l'‚me la plus tendre peut produire
de sentiment: un jour qu'elle venait de remplir le rŰle de ThťlaÔre elle
se donnait beaucoup de peine pour prouver ŗ Bernard qu'il en ťtait
l'auteur, car ce poŽte sur la fin de sa vie avait perdu la mťmoire et
presque la raison; enfin il dit, sortant comme d'un rÍve: ęOui sans
doute, Castor est mon ouvrage, et TH…LAŌRE est ma gloire.Ľ
Ce n'est pas seulement comme actrice que Sophie Arnould s'est fait
connaÓtre; son nom est placť ŗ cŰtť de celui de Fontenelle et de Piron,
si connus par leurs saillies piquantes. Douťe d'une imagination vive et
fol‚tre, elle brillait surtout dans les ŗ-propos, et rťpandait avec
autant de facilitť que de gr‚ces les bons mots, les fines plaisanteries,
et malgrť la causticitť de quelques sarcasmes, elle sut se conserver de
nombreux amis.
On lui a reprochť de faire de l'esprit en y mÍlant celui des autres;
elle passait surtout pour mťdisante, et ses camarades mÍmes ťprouvŤrent
plus d'une fois ses railleries; mais comme elle n'ťtait ni tracassiŤre,
ni haineuse, ni jalouse, ni intrigante, on s'amusait des jeux de son
esprit en louant les qualitťs de son coeur.
Quelquefois on lui rendait les traits piquans qu'elle lanÁait aux
autres: ses dents ťtaient vilaines, et les moins clairvoyans pouvaient
aisťment s'en apercevoir; un jour elle disait, en parlant de sa
franchise, qu'elle avait le coeur sur les lŤvres: ęJe ne suis pas
surpris, lui rťpartit Champcenetz, que vous ayez l'haleine si perfide.Ľ
En 1763, ťpoque oý la jeunesse, l'esprit et les gr‚ces de Sophie
Arnould attachaient ŗ son char l'ťlite de la cour et de la ville, Dorat
lui consacra une longue ťpÓtre; Bernard, Laujeon, Marmontel, RulhiŤres
et autres poŽtes l'ont ťgalement chantťe. Favart, subjuguť par sa voix
ravissante, a fait pour elle le madrigal suivant:
Pourquoi, divine enchanteresse,
Me troubles-tu par tes accens?
Tu me fais sentir une ivresse
Qui ne va pas jusqu'ŗ tes sens.
Peut-Ítre que dans ma jeunesse
Mon bonheur eŻt ťtť le tien:
Je t'aime, et le temps ne me laisse
Que le dťsir... Dťsir n'est rien.
Ah! tais-toi; mais non, chante encore;
Qu'avec tes sons voluptueux
Mon reste d'‚me s'ťvapore,
Et je me croirai trop heureux.
Garrick, cťlŤbre acteur et directeur d'un des thť‚tres de Londres, fit
alors un voyage ŗ Paris; il visita tous les spectacles, et lia
connaissance avec les principaux acteurs. Mlles Clairon et Arnould
furent, dit-on, les deux seules actrices dont il admira les talens.
Une philosophie naturelle, qu'elle dut ŗ ses rťflexions plus qu'ŗ son
ťducation, lui fit rechercher la sociťtť des hommes les plus cťlŤbres,
dont elle vťcut entourťe. D'Alembert, Diderot, Duclos, Helvťtius, Mably,
J.-J. Rousseau et beaucoup d'autres ont eu avec elle des rapports plus
ou moins intimes; c'est en vivant avec eux, c'est en lisant leurs
ouvrages qu'elle se prťparait un automne heureux et tranquille.
Son printemps fut embelli de tous les charmes que la fortune et la
beautť peuvent procurer; ťmule de Ninon de Lenclos, elle vit sur ses pas
les hommes les plus aimables et les plus spirituels. Ses talens et son
esprit lui ont mťritť le surnom d'Aspasie de son siŤcle, de mÍme que son
modŤle avait reÁu celui de moderne Leontium.
Dans le cours de sa brillante carriŤre, ŗ une ťpoque oý la galanterie
franÁaise ťtait portťe au plus haut degrť, il eŻt ťtť difficile ŗ Sophie
Arnould de rťsister aux sťductions qui l'entouraient; on lui a connu
plusieurs amans; mais elle a toujours conservť pour le comte de L., le
premier et le plus doux objet de son coeur, un attachement tendre et
soumis, que l'ascendant qu'il avait pris sur elle fortifiait sans cesse:
ils vivaient ensemble comme certains ťpoux; les infidťlitťs de l'un
motivaient celles de l'autre; mais Sophie y mettait plus de mystŤre, et
sauvait les apparences autant qu'elle le pouvait. Le comte de L. ne
pouvait faire un choix plus analogue ŗ ses goŻts, et ses amours, ses
bouderies, ses ruptures et ses raccommodemens forment un long ťpisode
dans la vie de cette actrice.
En 1761 M. de L. ayant fait un voyage ŗ GenŤve pour consulter Voltaire
sur une tragťdie d'Electre de sa faÁon, Sophie, excťdťe de la jalousie
de son amant, profita de son absence pour rompre avec lui. Elle avait
renvoyť ŗ Mme de L. tous les bijoux dont lui avait fait prťsent son
mari, mÍme le carrosse, et dedans deux enfans qu'elle avait eus de lui;
elle s'ťtait tenue cachťe pour se soustraire aux fureurs d'un amant
irritť; elle s'ťtait mÍme mise sous la protection du comte de
Saint-Florentin, dont elle avait implorť la bienveillance. On ne peut
peindre le dťsespoir oý cette rupture avait jetť M. de L.; tout Paris
ťtait inondť de ses ťlťgies; enfin, ŗ la fougue d'une passion effrťnťe
ayant succťdť le calme de la raison, il s'ťtait livrť aux sentimens
gťnťreux qui devaient nťcessairement reprendre le dessus dans un coeur
comme le sien. Une entrevue avait eu lieu entre sa maÓtresse et lui; il
avait poussť la grandeur d'‚me au point de lui dťclarer qu'en renonÁant
ŗ elle il n'oubliait pas ce qu'il se devait ŗ lui-mÍme, et lui envoyait
en consťquence un contrat de deux mille ťcus de rentes viagŤres. Sur le
refus de Sophie, Mme de L. ťtait intervenue, et avait sollicitť
l'actrice sublime de ne point refuser un bienfait auquel elle voulait
participer elle-mÍme: elle lui avait dťjŗ fait dire qu'elle prendrait
soin de ses enfans comme des siens propres.
Sophie, pour se distraire d'une passion qui faisait le tourment de sa
vie, avait passť dans les bras de M. Bertin, nouvelle victime de
l'infidťlitť de Mlle Hus, actrice du thť‚tre FranÁais. Le trťsorier
des parties casuelles crut trouver dans Sophie ce qu'il cherchait depuis
si longtemps; il n'ťpargna rien pour mťriter la bienveillance de sa
nouvelle maÓtresse; tout fut prodiguť; mais l'excŤs de sa gťnťrositť ne
put triompher d'une passion mal ťteinte: l'amant tyrannique rťgnait au
fond du coeur; ses ťcarts disparurent; on oublia ses torts, et l'amour
rťunit deux amans qui, plus ťpris que jamais l'un de l'autre,
prťsentŤrent un ťvťnement qui fit l'entretien de tout Paris. L'infortunť
Bertin, aussi honteux de sa tendresse que piquť du changement de sa
conquÍte, tomba dans le plus cruel dťsespoir.
Ce raccommodement fit moins d'honneur ŗ la constance des deux
personnages que de tort ŗ leur bonne foi. M. Bertin avait payť les
dettes de la belle fugitive, il avait mariť sa soeur, et dťpensť pour
elle plus de vingt mille ťcus: il eŻt fallu pour conserver l'hťroÔne que
l'amant en faveur eŻt remboursť ŗ l'amant disgraciť les frais
considťrables que lui avaient occasionnťs ses nouvelles amours; mais ŗ
cette ťpoque la gťnťrositť financiŤre s'ťtendait si loin, on en cite des
traits de prodigalitť si merveilleux, qu'il semble que le Pactole
coulait chez les traitans.
M. de L. lut en 1763, ŗ l'assemblťe de l'Acadťmie des Sciences, dont il
ťtait membre, un mťmoire sur l'inoculation, dans lequel il improuvait
l'arrÍt du Parlement sur cette matiŤre. Ce seigneur fut en consťquence
arrÍtť par ordre du roi, et conduit ŗ la citadelle de Metz.
Sophie, ennuyťe de l'absence de son amant, saisit l'instant de la
sensation trŤs vive qu'elle avait faite ŗ la cour en jouant le rŰle de
Cťphise dans l'opťra de _Dardanus_; elle se jeta aux pieds du duc de
Choiseul, et demanda dans cette posture pathťtique le rappel du
proscrit. Le coeur du ministre galant s'ťmut; il se prÍta de la
meilleure gr‚ce du monde ŗ des instances si tendres. M. de L. rendit
hommage de sa libertť ŗ son auteur; il lui consacra les premiers jours
de son retour, et pour ne point troubler ses plaisirs Mme de L. se
retira au couvent.
Mlle Heynel, cťlŤbre danseuse de Stutgard, dont on a tant prŰnť le
succŤs prodigieux, produisit en 1768 une merveille plus grande encore.
Ses charmes subjuguŤrent M. de L. au point de lui faire oublier ceux de
Sophie; il donna pour cadeau ŗ l'allemande soixante mille livres, et
quinze mille ŗ un frŤre qu'elle aimait beaucoup; il ajouta un
ameublement exquis, un ťquipage complet et un assortiment de bijoux. On
estime que la premiŤre avait coŻtť plus de cent mille livres ŗ ce
magnifique seigneur: Mlle Heynel ne s'ťtait jugťe modestement qu'ŗ
mille louis.
En 1769 Sophie, ťtant ŗ Fontainebleau, manqua si essentiellement ŗ
Mme Dubarry, qu'elle s'en ťtait plainte au roi; Sa Majestť avait
ordonnť que cette actrice fŻt mise pour six mois ŗ l'hŰpital; mais la
favorite, revenue bientŰt ŗ son caractŤre de douceur et de modťration,
demanda elle-mÍme la gr‚ce de celle dont elle avait dťsirť le ch‚timent,
et sacrifia sa vengeance personnelle aux plaisirs du public, qui aimait
cette actrice. Le roi eut de la peine ŗ se laisser flťchir; il fallut
toutes les gr‚ces de sa maÓtresse pour retenir sa sťvťritť. Les
camarades de Sophie, trop souvent en butte ŗ ses sarcasmes, profitŤrent
de l'occasion pour s'en venger, et rťpandirent avec une charitť
merveilleuse son aventure de Fontainebleau; et lorsque cette actrice
paraissait parmi elles on l‚chait toujours un petit mot d'_hŰpital_, ce
qui humiliait beaucoup cette superbe reine d'opťra.
Sophie voulut se retirer cette annťe-lŗ; mais on lui refusa la
gratification extraordinaire de mille livres, attendu la frťquence de
ses absences, ses incommoditťs et ses caprices continuels, qui
l'empÍchaient de jouer les trois quarts de l'annťe. On lui dťmontra que
chacune de ses reprťsentations coŻtait plus de cent ťcus ŗ
l'administration; elle se jugea au-dessus de tous les calculs, et parut
dťcidťe ŗ quitter le thť‚tre.
L'annonce de cette retraite mit l'Opťra dans une grande agitation. Des
personnes de la cour du plus haut parage se mÍlŤrent du raccommodement;
on engagea les directeurs ŗ pardonner les ťcarts de cette aimable
actrice, et celle-ci ŗ faire soumission aux premiers. Toute cette
intrigue demanda beaucoup de temps, de prudence et de soins; enfin on
vint ŗ bout de rťunir les personnages, et Sophie consentit ŗ rester.
Le comte de L., dont le fond de gaietť inťpuisable ťtait
merveilleusement secondť par son imagination, fit quelques voyages en
Angleterre. AprŤs avoir diverti Londres il voulut amuser Paris de ses
plaisanteries ingťnieuses, et l'on en cite plusieurs qui furent
trouvťes charmantes. A son retour dans la capitale il continua de voir
Sophie comme la plus tendre de ses amies. Au mois de fťvrier 1774 il
forma une assemblťe de quatre docteurs de la Facultť de Mťdecine,
appelťs en consultation. La question ťtait de savoir si l'on pouvait
mourir d'ennui: ils furent tous pour l'affirmative, et aprŤs un long
prťambule, oý ils motivaient leur jugement, ils signŤrent dans la
meilleure foi du monde. Croyant qu'il s'agissait de quelque parent du
consultant, ils dťcidŤrent que le seul remŤde ťtait de dissiper le
malade en lui Űtant de dessous les yeux l'objet de son ťtat d'inertie et
de stagnation.
Muni de cette piŤce en bonne forme, le facťtieux seigneur courut la
dťposer chez un commissaire, et y porta plainte en mÍme temps contre le
prince d'Hťnin, qui, par son obsession continuelle autour de Mlle
Arnould, ferait infailliblement pťrir cette actrice, sujet prťcieux au
public, et dont en son particulier il dťsirait la conservation. Il
requťrait en consťquence qu'il fŻt enjoint audit prince de s'abstenir de
toutes visites chez elle jusqu'ŗ ce qu'elle fŻt parfaitement rťtablie de
la maladie d'ennui dont elle ťtait atteinte, et qui la tuerait, suivant
la dťcision de la Facultť... Cette plaisanterie un peu forte brouilla
plus que jamais ces deux rivaux; ils se battirent, et le prince n'en
continua pas moins ses visites chez Sophie, qui, pour le dťdommager,
finit par lui accorder ses bonnes gr‚ces[4].
[4] Par reconnaissance le prince payait chaque annťe ŗ sa maÓtresse les
frais d'un ťquipage.
Dans ces temps de dťbordement les filles de spectacles se livraient aux
goŻts les plus condamnables. Sophie, se trouvant compromise dans
quelques scŤnes scandaleuses qui entachaient sa rťputation, voulut par
un piťge adroit dťtromper le public; un ťmule de Vitruve la seconda, et
Paris fut bientŰt instruit d'un prťtendu mariage de l'architecte B. avec
Mlle Arnould; mais elle nťgligea de conserver la renommťe de cet
hymen supposť, et rťpondit ŗ ceux qui lui reprochaient de bonne foi de
s'en tenir ŗ un simple architecte aprŤs avoir vťcu avec les plus grands
seigneurs: ęJe n'avais rien de mieux ŗ faire pour employer les pierres
qu'on jette de tous cŰtťs dans mon jardin.Ľ
Sophie eut ensuite la fantaisie d'Ítre dťvote; sa mauvaise santť
affaiblissait sa philosophie, et l'avenir parfois l'effrayait. Deux
directeurs ŗ rabat voulurent s'emparer de sa conscience: ęO ciel!
s'ťcria-t-elle, c'est encore pis que des directeurs d'opťra.Ľ
Il parut alors une caricature reprťsentant Mlle Arnould aux pieds de
son confesseur, et derriŤre cet homme ťtait Mlle R., qui se dťsolait;
au bas on lisait ces vers:
Ne pleurez point, jeune R***;
Arnould, courtisane prudente,
En quittant l'arŤne galante
Garde une rťserve ŗ l'amour.
La fortune, qui jusque-lŗ avait souri ŗ Mlle R., lui fit ťprouver ses
disgr‚ces; l'essor brillant qu'elle avait pris, ses goŻts et ses folies
occasionnŤrent un dťficit ťnorme dans ses finances, et cette actrice,
poursuivie par ses crťanciers, fut obligťe de s'expatrier; enfin
l'affaire s'arrangea, les dettes furent payťes, et Fanny revint ŗ Paris,
oý ses talens lui valurent la rťception la plus flatteuse.
Sophie, aprŤs avoir ťtť quelque temps brouillťe avec Mlle R., se
rapprocha d'elle, et le comťdien F. entra pour beaucoup dans le
raccommodement. Cette sociťtť, tout en s'aimant beaucoup, ne renonÁait
point aux gaietťs piquantes et saugrenues qui se prťsentaient. Une
Dlle V., amie de Sophie, ťtant accouchťe, fit prier cette derniŤre
d'Ítre la marraine de son enfant, et la proposition fut acceptťe: il
fallait un parrain; l'accouchťe crut faire sa cour en proposant F.;
Sophie rťpondit qu'elle ne le connaissait pas le jour. En remplacement
on parla d'A. M., gendre de Sophie: ęC'est, reprit-elle, un ennuyeux qui
ressemble ŗ ces vieux laquais qu'on appelle la _Jeunesse_.Ľ Cette
ťpigramme ťcarta encore le second parrain projetť. Enfin Sophie, aprŤs
avoir rťflťchi, dit: ęNous allons chercher bien loin ce que nous avons
sous la main; le parrain sera Fanny;Ľ mais comme un tel parrain ne
pouvait passer, elle employa ŗ la cťrťmonie son fils Camille.
Mlle Arnould se nommait Madeleine; mais elle prťfťrait celui de
Sophie, qu'elle avait choisi comme plus agrťable et plus noble: c'est
sous ce nom que tous ses amis la fÍtaient. Voici des couplets qui lui
furent adressťs par A. M. avant qu'il n'entr‚t dans sa famille:
AIR: Qui par fortune trouvera Nymphe dans la prairie.
Amis, cťlťbrons ŗ l'envi
La fÍte de Sophie;
Que chacun de nous rťuni
La chante comme amie.
Nous ne pouvons lui prťsenter
De fleur plus naturelle
Qu'en nous accordant pour chanter:
C'est toujours, toujours elle!
Si quelqu'un parle d'un bon coeur,
On cite alors Sophie;
Si l'on dťcerne un prix flatteur,
Elle est encore choisie;
Si quelqu'un trouve ŗ l'Opťra
Gr‚ce et voix naturelle,
Cet ťloge dťsignera
C'est toujours, toujours elle.
En vain l'Envie aux triples dents
Voulut blesser Sophie;
Elle rťpand que ses talens
Semblent rose flťtrie:
Mais elle parut dans Castor
Si touchante et si belle,
Que chacun s'ťcria d'accord:
C'est toujours, toujours elle!
Le Temps cruel, qui dťtruit tout,
Respectera Sophie;
Par son pouvoir le dieu du goŻt
Prolongera sa vie.
Le charme de ses doux accens
Nous la rendra nouvelle;
On rťpťtera dans vingt ans:
C'est toujours, toujours elle.
On avait donnť ŗ l'abbť Terray le sobriquet de _grand Houssoir_, nom qui
convenait assez ŗ sa figure et ŗ sa besogne; il _houssa_ terriblement
les fermes au renouvellement du bail de 1774. Les nouvelles croupes et
les intťrÍts qui furent donnťs ŗ la famille Dubarry et aux crťatures du
contrŰleur gťnťral des finances firent beaucoup crier les traitans. On
dit ŗ Sophie Arnould qu'elle avait une _croupe_ dans le nouveau bail des
fermiers gťnťraux, et l'on fit circuler sous son nom la lettre suivante,
adressťe ŗ l'abbť Terray.
MONSEIGNEUR,
ęJ'avais toujours ouÔ dire que vous faisiez peu de cas des arts et des
talens agrťables; on attribuait cette indiffťrence ŗ la duretť de
votre caractŤre. Je vous ai souvent dťfendu du premier reproche; quant
au second, il m'eŻt ťtť difficile de m'ťlever contre le cri gťnťral de
la France entiŤre; cependant je ne pouvais me persuader qu'un homme
aussi sensible aux charmes de notre sexe pŻt avoir un coeur de
bronze. Vous venez bien de prouver le contraire; vous vous Ítes occupť
de nous au milieu des fonctions les plus importantes de votre
ministŤre. Forcť de grever la nation d'un impŰt de 162 millions, vous
avez cru devoir en rťserver une partie pour le thť‚tre lyrique et les
autres spectacles; vous savez qu'une dose d'Allard, de Caillaud, de
Raucourt est un narcotique sŻr pour calmer les opťrations que vous lui
faites ŗ regret. Vťritable homme d'ťtat, vous en prisez les membres
suivant l'utilitť dont ils sont avec vous. Le gouvernement fait sans
doute en temps de guerre grand cas d'un guerrier qui verse son sang
pour la patrie; mais en temps de paix le coup d'oeil d'un militaire
mutilť ne sert qu'ŗ affliger; il faut au contraire des gens qui
amusent; un danseur, une chanteuse sont alors des personnages
essentiels, et la distinction qu'on ťtablit dans les rťcompenses des
deux espŤces de citoyens est proportionnťe ŗ l'idťe qu'on en a.
L'officier estropiť arrache avec peine et aprŤs beaucoup de
sollicitations et de courbettes une pension modique; elle est assignťe
sur le trťsor royal, espŤce de crible sous lequel il faut tendre la
main avant de recueillir quelques gouttes d'eau. L'acteur est traitť
plus magnifiquement; il est accolť ŗ une sangsue publique, animal
nťcessaire qu'on fait ainsi dťgorger en notre faveur de la substance
la plus pure dont il se repaÓt. C'est ŗ pareil titre sans doute,
monseigneur, c'est ŗ la profondeur de votre politique que je dois
attribuer le prix flatteur dont vous honorez mon faible talent. Vous
m'accordez, dit-on, une croupe; mais c'est une croupe d'or; vous me
faites chevaucher derriŤre Plutus. Je ne doute pas que, dressť par
vous, il n'ait les allures douces et engageantes; je m'y commets sous
vos auspices, et cours avec lui les grandes aventures.
ęJe suis avec un profond respect,
ęMONSEIGNEUR,
ęVotre, etc.Ľ
Paris, 4 janvier 1774.
Quelle que soit l'authenticitť de cette piŤce, il est certain que Sophie
obtint du contrŰleur gťnťral, peu de jours avant la mort de Louis XV, un
intťrÍt sur les fermes valant sept mille livres de rente.
Se trouvant ŗ la vente de M. Randon de Boisset, elle porta au double
pour premiŤre enchŤre le prix mis par le crieur au buste de Mlle
Clairon. L'admiration ferma la bouche ŗ tous les amateurs; on eŻt rougi
de disputer ŗ Mlle Arnould le prix du sentiment; le buste lui resta.
Ce fut une espŤce de couronne qui lui fut dťcernťe au milieu des
applaudissemens de toute l'assemblťe, et ce moment a ťtť consacrť par le
quatrain suivant, qu'un anonime lui envoya sur-le-champ:
Lorsqu'en t'applaudissant, dťesse de la scŤne,
Tout Paris t'a cťdť le buste de Clairon,
Il a connu les droits d'une soeur d'Apollon
Sur un portrait de MelpomŤne.
Sophie Arnould, malgrť ses talens, ťtant devenue en 1776 presque inutile
aux directeurs de l'Opťra, ces messieurs, pour exciter son zŤle, lui
proposŤrent de ne plus l'appointer et de lui payer une somme convenue
chaque jour qu'elle paraÓtrait; elle se f‚cha, et menaÁa de donner sa
_dťmission_: ce terme ťtait alors devenu ŗ la mode parmi les grands
personnages de thť‚tre.
On donnait un soir un concert dans un appartement du Palais-Royal ayant
vue sur le jardin; beaucoup de promeneurs ťcoutaient: Sophie, malgrť
son timbre affaibli, s'avisa de chanter un air d'Iphigťnie; tout ŗ coup
une voix s'ťlŤve, interrompt ses chants par des sons lugubres, et fait
entendre ces paroles, qu'une divinitť infernale adresse ŗ Alceste dans
le dernier acte de cet opťra:
Caron t'appelle; entends sa voix.
La cantatrice fut abasourdie, et depuis ce moment, dŤs qu'elle
paraissait en public, des gens charitables ne manquaient pas de
fredonner l'air d'Alceste.
Quelque temps aprŤs elle reÁut une leÁon aussi forte et plus dťsagrťable
encore; jouant _Iphigťnie_, elle disait ŗ Achilles:
Vous brŻlez que je sois partie.
Le parterre lui appliqua ce vers, et se mit ŗ battre des mains. Elle fut
d'ailleurs souvent maltraitťe dans ce rŰle, malgrť la prťsence de la
reine, qui la protťgeait et qui l'applaudissait.
Sophie Arnould ayant perdu sa belle voix, son grasseyement, autrefois
l'un des charmes de sa jeunesse, devint si dťsagrťable qu'elle cessa
tout ŗ fait de plaire au public. L'abbť Galiani se trouvant au spectacle
de la cour, on lui demanda son avis sur la voix de Mlle
Arnould:--C'est, dit-il, le plus bel asthme que j'aie entendu.--Enfin
Sophie cťda aux sages conseils de ses amis, et elle se retira en 1778
avec une pension de 2,000 liv.
Cette actrice a obtenu autant de succŤs que de gloire, parce qu'elle
unissait le sentiment ŗ la perfection; mais ce qu'on aura de la peine ŗ
croire c'est que cette Sophie, si touchante au thť‚tre, si folle ŗ
souper, si redoutable dans les coulisses par ses ťpigrammes, employait
ordinairement les momens les plus pathťtiques, les momens oý elle
faisait pleurer ou frťmir toute la salle, ŗ dire tout bas des
bouffonneries aux acteurs qui se trouvaient en scŤne avec elle, et
lorsqu'il lui arrivait de tomber gťmissante, ťvanouie entre les bras
d'un amant au dťsespoir, tandis que le parterre criait et s'extasiait,
elle ne manquait pas de dire au hťros ťperdu qui la soutenait:--Ah, mon
cher Pillot, que tu es laid!--On peut remarquer que tous les acteurs ont
l'habitude de se dire de pareilles folies pendant leur jeu muet; mais ce
qui surprendra c'est que celui de cette actrice n'en souffrait point, et
il ťtait impossible que le spectateur qui la voyait dans ces momens
dťcisifs suppos‚t qu'elle fŻt assez peu affectťe pour dire des
billevesťes.
Sophie Arnould a eu de M. le comte de L. trois garÁons et une fille;
l'aÓnť s'appelait Louis Dorval, le second Camille Benerville, et le
troisiŤme Constant Dioville; Alexandrine ťtait le nom de leur soeur.
L'aÓnť mourut ŗ l'‚ge de quatre ans, et le troisiŤme, devenu colonel de
cuirassiers, fut tuť ŗ la bataille de Wagram; Camille est existant, et
porte l'un des noms de famille de son pŤre, ayant ťtť lťgitimť avec son
frŤre Constant.
Alexandrine Arnould, nťe en 1767, ťpousa en 1780 A. M.; c'ťtait un jeune
littťrateur dont on a ťbauchť le portrait dans les couplets suivans[5]:
[5] Ces vers ont ťtť faits il y a longtemps par un des amis d'A. M.;
mais cette plaisanterie et beaucoup d'autres n'Űtent rien ŗ son mťrite
littťraire. Quel est l'homme de lettres ŗ l'abri des ťpigrammes? Publier
un ouvrage marquant, disait Diderot, c'est mettre la tÍte dans un
guÍpier.
AIR: Vive Henri quatre.
Hormis ŗ table,
Il est toujours au lit;
Qu'il est aimable
Quand il sait ce qu'il dit!
Mais c'est pis qu'un diable
Pour cacher son esprit.
A l'art de plaire,
Qu'il esquive souvent,
Par caractŤre
Il joint heureusement
L'esprit de se taire,
Et chacun est content.
A. M., tout en parcourant la lice acadťmique, ne cessait d'enfanter des
madrigaux en l'honneur de mesdemoiselles Arnould, mŤre et fille; voici
des vers qu'il destinait ŗ Ítre mis au bas du buste de Sophie:
Ce buste nous enchante; ah, fuyez, mes amis,
Fuyez! Que de pťrils on court prŤs du modŤle!
Je n'ai jamais vu d'homme en sa prťsence admis
Qui n'entr‚t inconstant et ne sortit fidŤle.
Ce poŽte ťtait si ťpris de sa future, d'une figure commune et
passablement laide, qu'il la considťrait comme une Vťnus; il lui adressa
le quatrain suivant, qui dans le temps parut d'un ridicule rare aux yeux
de ceux qui connaissaient l'hťroÔne:
Celle dont le portrait ici n'est point flattť,
Digne des chants d'Ovide et du pinceau d'Apelle,
N'a rien vu sous les cieux d'ťgal ŗ sa beautť,
Rien, si ce n'est l'amour que je ressens pour elle.
L'esprit de Mme M. tenait beaucoup de celui de sa mŤre; ces deux
personnes se faisaient parfois des niches assez gaies. Sophie avait aimť
le comťdien F., et aprŤs quelques mois l'avait congťdiť avec ťclat:
Mme M. fut enchantťe de cette rupture, qu'elle croyait sincŤre. Un
matin elle alla voir sa mŤre, et la trouva tÍte ŗ tÍte avec F.; quand
celui-ci se fut retirť elle tťmoigna son ťtonnement ŗ Sophie: ęC'est
pour affaire que cet homme est venu ici, dit-elle, car je ne l'aime
plus.--Ah! j'entends, rťpliqua Mme M.; vous l'_estimez_ ŗ prťsent;Ľ
allusion au conte qui finit par ce vers:
Combien de fois vous a-t-il estimť?
On demandait ŗ cette dame quel ‚ge avait sa mŤre:--Je n'en sais plus
rien, rťpondit-elle; chaque annťe ma mŤre se croit rajeunie d'un an; si
cela continue je serai bientŰt son aÓnťe.--
L'ťpigramme, comme on voit, ťtait hťrťditaire dans cette famille; mais
le coeur d'Alexandrine ne ressemblait pas ŗ celui de Sophie.
Quoiqu'elle eŻt deux enfans d'A. M., elle divorÁa pour ťpouser un
habitant de Luzarches, qu'elle a rendu veuf peu de temps aprŤs, en lui
laissant aussi deux enfans.
Quelques annťes avant la rťvolution Sophie Arnould habitait ŗ
Clichy-la-Garenne une maison de campagne oý, partagťe entre les
souvenirs et les jouissances que lui assurait son amour pour les arts,
elle se livrait presque entiŤrement ŗ l'agriculture et aux douceurs
d'une vie paisible et retirťe.
Elle vendit cette propriťtť, et acheta ŗ Luzarches, en 1790, la maison
des pťnitens du tiers-ordre de Saint-FranÁois, et sur la porte elle fit
graver cette inscription:
ITE MISSA EST.
(Allez vous-en; la messe est dite.)
Elle avait choisi au fond du cloÓtre un endroit qu'elle destinait pour
son tombeau, et elle y fit inscrire ce verset de l'Ecriture:
Multa remittuntur ei peccata quia dilexit multum.
Beaucoup de pťchťs lui seront remis, parce qu'elle a beaucoup aimť.
Des agens du comitť rťvolutionnaire de Luzarches vinrent un jour chez
elle faire une visite domiciliŤre; quelques _frŤres_ la traitant de
suspecte: ęMes amis, leur dit-elle, j'ai toujours ťtť une citoyenne
trŤs-active, et je connais par coeur les droits de l'homme.Ľ Un des
membres aperÁut alors sur une console un buste de marbre qui la
reprťsentait dans le rŰle d'Iphigťnie; il crut que c'ťtait le buste de
Marat, et, prenant l'ťcharpe de la prÍtresse pour celle de leur patron,
ils se retirŤrent trŤs ťdifiťs du patriotisme de l'actrice.
La rťvolution, qui a rompu tant de liens, dispersa tous les amis de
Sophie; elle perdit alors une grande partie de sa fortune, qui se
montait ŗ prŤs de trente mille livres de rente, tant en pensions qu'en
contrats; nťanmoins elle eŻt pu s'assurer un sort indťpendant si elle
n'eŻt pas mis toute sa confiance dans un homme d'affaires dont les
malversations achevŤrent de la ruiner.
On a vu dans ces temps de confusion cette femme, cťlŤbre par son esprit
et par ses conquÍtes, cette femme, qui pouvait le mieux rappeler l'image
d'une courtisane grecque, implorer vainement des secours auprŤs du
Gouvernement; on a entendu mÍler aux concerts mystiques des obscurs
thťophilantropes cette voix qui tonnait dans Armide, qui soupirait dans
Psychť, et on a gťmi en pensant ŗ l'incertitude des ťvťnemens et aux
mystŤres de la fatalitť.
Sophie vťgťtait dans un dťnuement presque absolu lorsqu'elle apprit, en
1797, que M. F. venait d'Ítre nommť l'un des premiers magistrats de
l'ťtat; son coeur tressaillit et s'abandonna facilement ŗ la douce
espťrance que son ancien ami, ťlevť au faÓte des grandeurs, viendrait
bientŰt ŗ son secours; elle lui fit part de sa position pťnible, et il
l'invita ŗ dÓner pour le lendemain.
Mme D., prťsente ŗ cette rťunion, fut enchantťe de rencontrer Sophie
Arnould, qu'elle ne connaissait que de rťputation; elle alla lui faire
une visite, et, la voyant misťrablement logťe chez un perruquier de la
rue du Petit-Lion, elle lui proposa un appartement dans sa maison.
Sophie accepta avec la plus vive reconnaissance une offre aussi
gťnťreuse, et trouva bientŰt prŤs de sa nouvelle amie tous les charmes
que les bons coeurs rťpandent autour d'eux.
M. F., redevenu ministre en 1798, fit obtenir ŗ Sophie une pension de
2,400 fr. et un logement ŗ l'hŰtel d'Angivilliers, prŤs le Louvre. Alors
quelques amis se rapprochŤrent d'elle; des gens de lettres et des
artistes lui formŤrent encore une sociťtť agrťable.
Sophie Arnould conserva jusqu'au dernier instant tout l'enjouement de
son esprit; les gr‚ces semblaient avoir effacť la date de son ‚ge, et la
vivacitť de ses saillies faisait oublier les ravages que le temps avait
fait ŗ ses charmes. Elle ťtait attaquťe d'un squirrhe au rectum, qui lui
ťtait survenu ŗ la suite d'une chute: un jour, qu'elle avait rassemblť
plusieurs docteurs pour examiner le siťge secret de ce mal douloureux,
elle dit: ęFaut-il que je paie maintenant pour faire voir cette
chose-lŗ, tandis qu'autrefois...Ľ
Elle mourut ŗ l'hŰtel d'Angivilliers sur la fin de 1802; sa dťpouille
mortelle fut portťe dans le champ du repos de Montmartre; aucune pompe
funŤbre ne l'accompagna, aucun marbre ne lui servit de tombe: un de ses
amis, tťmoin de cette modeste sťpulture, s'ťcria douloureusement:
Ainsi tout passe sur la terre,
Esprit, beautť, gr‚ces, talens,
Et, comme une fleur ťphťmŤre,
Tout ne brille que peu d'instans!
ARNOLDIANA.
Sophie Arnould avait dix-huit ans moins deux mois lorsqu'elle parut pour
la premiŤre fois ŗ l'Acadťmie royale de Musique; elle dťbuta dans le
divertissement du ballet des _Amours des Dieux_, par un air dťtachť qui
commence ainsi: _Charmant Amour_[6]. On lui a souvent entendu dire que
_cette invocation lui avait portť bonheur_.
[6] Un amateur, ravi de ses accens mťlodieux, lui adressa cet impromptu:
Que ta voix divine me touche!
Et que je serais fortunť
Si je pouvais rendre ŗ ta bouche
Le plaisir qu'elle m'a donnť!
Dorat entra dans les mousquetaires ŗ l'ťpoque oý Sophie Arnould fut
reÁue ŗ l'Opťra; mais il quitta bientŰt l'ťtat militaire pour se livrer
entiŤrement ŗ la littťrature. Ce poŽte avait la prťtention de passer
pour homme ŗ bonnes fortunes; Sophie, qui connaissait la faiblesse de
ses moyens, lui dit un jour: ę_Mon cher Dorat, vous voulez jouer le
berger TIRCIS; mais vous n'Ítes pas fait pour ce rŰle-lŗ._Ľ
* * * * *
Dans une promenade au bois de Romainville elle rencontra Gentil-Bernard,
qui, rÍvant ŗ _l'Art d'Aimer_, ťtait assis comme Tityre ŗ l'ombre d'un
hÍtre:--Que faites-vous donc dans cette solitude? lui demanda
Sophie.--Je m'entretiens avec moi-mÍme, rťpondit le poŽte: ę_Prenez-y
garde_, reprit-elle; _vous causez avec un flatteur_.Ľ
On a vu rarement le double talent de la dťclamation et du chant rťunis
dans le mÍme sujet: Chassť possťda ce rare mťrite; sa voix et son jeu
l'ťlevŤrent au rang des plus grands acteurs lyriques. Cet artiste se
retira en 1757. Un musicien s'ťtant prťsentť pour lui succťder, Sophie
lui dit: ę_Monsieur, si vous voulez Ítre des nŰtres, t‚chez de vous
faire CHASS…._Ľ
* * * * *
Mlle Clairon[7] naquit en 1723 ŗ Condť, petite ville du dťpartement
du Nord, pendant le carnaval. Lŗ tout le monde aimait le plaisir: le
curť et son vicaire ťtaient masquťs, l'un en Arlequin et l'autre en
Gilles. On apporta l'enfant, qui avait l'air mourant, et le curť
l'ondoya sans changer d'habit. Cette cťlŤbre actrice qui occupa la scŤne
avec tant d'ťclat, dťbuta ŗ l'Opťra-Comique ŗ peine ‚gťe de douze ans;
elle passa de lŗ aux Italiens, au grand Opťra, enfin aux FranÁais, oý la
gloire l'attendait. Elle ťtait galante, voluptueuse et peu intťressťe.
Quelque temps avant sa retraite, qui eut lieu en 1766, on parlait
sourdement de son mariage avec M. de Valbelle, son amant intime, et en
attendant elle vivait avec un Russe d'une rťputation singuliŤre. On
disait ŗ Mlle Arnould que ce sigisbťe se contentait de lui baiser la
main: ę_C'est tout ce qu'il peut faire de mieux_,Ľ rťpondit-elle.
[7] Garrick, cťlŤbre acteur anglais, se trouvant ŗ Paris en 1763, mit ce
quatrain au bas d'un tableau qui reprťsentait Mlle Clairon couronnťe
par MelpomŤne:
J'ai prťdit que Clairon illustrerait la scŤne,
Et mon espoir n'a point ťtť dťÁu:
Elle a couronnť MelpomŤne;
MelpomŤne lui rend ce qu'elle en a reÁu.
Albaneze, sopraniste du Conservatoire de Naples, et l'un des plus fameux
castrats[8] que nous ayons eus, vint ŗ Paris ŗ l'‚ge de dix-huit ans.
Une dame, l'ayant entendu chanter, en devint amoureuse, et parlait avec
enthousiasme du charme de sa voix: ę_Il est vrai_, dit Sophie, _que son
organe est ravissant; mais ne sentez-vous pas qu'il y manque quelque
chose?_Ľ
[8] Barthe composa en 1767 une piŤce de vers intitulťe: _Statuts pour
l'Acadťmie royale de Musique_. Voici l'un des vingt-deux articles qui
les composent:
Tous remplis du vaste dessein
De perfectionner en France l'harmonie,
Voulions au pontife romain
Demander une colonie
De ces chantres flŻtťs qu'admire l'Ausonie;
Mais tout notre conseil a jugť qu'un castra,
Car c'est ainsi qu'on les appelle,
Etait honnÍte ŗ la chapelle,
Mais indťcent ŗ l'Opťra.
Mlle Beaumenard, actrice de la Comťdie franÁaise, avait jouť en 1743
ŗ l'Opťra-Comique, oý elle ťtait connue sous le nom de _Gogo_. Aucune
actrice n'a demeurť si longtemps au thť‚tre. Le fermier gťnťral d'Ogny
lui ayant donnť une superbe riviŤre de diamans, une de ses camarades en
admirait l'ťclat, mais trouvait que cette riviŤre descendait bien bas:
ę_C'est qu'elle retourne vers sa source_, observa Sophie.Ľ
* * * * *
Chťvrier a prťsentť dans son Colporteur une satire affreuse des moeurs
du siŤcle; les principales actrices de Paris y sont passťes en revue, et
chacune a son paquet. Cet ťcrivain virulent, poursuivi par la police,
alla mourir en Hollande en 1762. Le bruit ayant couru qu'il s'ťtait
empoisonnť: ę_Juste ciel!_ dit Mlle Arnould, _il aura sucť sa
plume_.Ľ
Poinsinet a fait imaginer le mot _mystification_ pour exprimer l'art de
tirer parti d'un homme simple en s'amusant de sa crťdulitť. Cet Ítre
singulier ne manquait pas de cette vivacitť d'esprit naturel qui
s'exhale quelquefois en saillies piquantes; mais il ťtait absolument
dťnuť de jugement. Un de ses prŰneurs vantait un jour les nombreux
ouvrages de Poinsinet en disant que peu d'auteurs avaient son esprit:
ę_Je pense comme vous_, reprit Mlle Arnould; _Poinsinet a tant
d'esprit dans sa tÍte que le bon sens n'a jamais pu s'y loger_.Ľ
* * * * *
Le lord Craffort, grand adorateur des vierges de l'Opťra, faisait le
dťvot et se ruinait au jeu. Sophie lui dit un jour: ę_Milord, vous
ressemblez aux BONS CHR…TIENS d'hiver; vous mŻrirez sur la paille._Ľ
* * * * *
J.-P.-N. Ducommun est auteur de l'Eloge du sein des Femmes. Un amateur,
citant cet ouvrage ŗ Sophie, disait qu'une belle gorge ťtait ce qu'il
prisait davantage chez les dames, mais que depuis longtemps il n'en
trouvait pas: ę_Vraiment!_ rťpondit-elle; _vous ne savez donc plus ŗ
quel SEIN vous vouer?_Ľ
* * * * *
Ce fut au danseur Lťger que Mlle G. dut son premier pas et un enfant,
dont elle accoucha dans un grenier[9], au milieu de l'hiver, sans feu
et sans linge. Depuis cette ťpoque elle gagna un hŰtel, un suisse, six
chevaux, autant de domestiques, et une fois autant d'amans. On assure
qu'elle a dŻ ses vertus et son humanitť ŗ l'ťtat de dťnuement oý elle se
trouva au commencement de sa carriŤre. Cette danseuse ťtait fort maigre,
et quoique sa danse fŻt maniťrťe et pleine d'affťteries, on l'avait
surnommťe le _squelette des gr‚ces_. Un jour qu'elle dansait avec
Gardel, son soupirant, et Dauberval, son favori, Sophie dit: ę_Je crois
voir deux chiens qui se disputent un os._Ľ
[9] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opťra, dit ŗ ce sujet:
Que celles qui, pour prix de leurs heureux travaux,
Jouissent ŗ vingt ans d'une honnÍte opulence,
Ont un hŰtel et des chevaux,
Se rappellent parfois leur premiŤre indigence,
Et leur petit grenier et leur lit sans rideaux.
Leur dťfendons en consťquence
De regarder avec pitiť
Celle qui s'en retourne ŗ piť;
Pauvre enfant dont l'innocence
N'a pas encore rťussi,
Mais qui, gr‚ces ŗ la danse,
Fera son chemin aussi.
Un petit-maÓtre, beau comme Adonis et pauvre comme Job, ťpousa la veuve
d'un riche marchand de bois qui fournissait l'Opťra; un ami de la dame
s'ťtonnait qu'ŗ son ‚ge elle eŻt fait choix d'un tel ťtourdi: ę_Mais
cette femme entend trŤs-bien le mťnage_, dit Mlle Arnould; _pour que
le feu s'ťprenne ne faut-il pas que le bois sec soit sous le bois
vert_.Ľ
* * * * *
Mlle Defresne, fille d'une blanchisseuse de Paris, ťtait citťe en
1735 comme une des plus jolies personnes qu'on pŻt voir; sa beautť fit
sa fortune, et aprŤs avoir longtemps circulť dans le monde elle ťpousa
le marquis de Fleury, qui lui vendit son nom et ses titres moyennant une
pension viagŤre. Depuis cette mutation Mme la marquise de Fleury eut
des armoiries, des gens qui portaient la queue de sa robe, et un
carreau ŗ l'ťglise. Un jour qu'elle ťtalait ŗ Saint-Roch son faste et
son hypocrisie, Sophie dit ŗ quelqu'un: ę_Examinez donc cette nouvelle
marquise; elle devient dťvote ŗ vue d'oeil; elle prie Dieu quand on la
regarde._Ľ
* * * * *
Une actrice de l'Opťra vivait avec un joueur qui lui mangeait tout ce
qu'elle gagnait. Sophie, la voyant recourir souvent aux emprunts, lui
dit:--Ton amant te ruine; comment peux-tu rester avec lui?--Cela est
vrai; mais c'est un si bon diable! ę_Je ne m'ťtonne plus_, reprit sa
camarade, _si tu t'amuses ŗ tirer le diable par la queue_.Ľ
* * * * *
M. de Sennecterre, devenu aveugle, donna en 1762 une pastorale
intitulťe _Hylas et Zťlie_; les paroles en sont plates, la musique
pauvre, et les ballets insignifians. Mlle Arnould dit _que ce
spectacle ťtait un opťra d'aveugle fait pour Ítre entendu par des
sourds_.
* * * * *
Il est des femmes chez lesquelles rŤgne une bontť d'‚me incompatible
avec des rigueurs constantes; elles n'ont pas la force de rťsister ni le
courage de refuser. La tendre Gaussin[10] ťtait de ce caractŤre; jamais
un refus n'est sorti de sa bouche. On disait que Chťvrier avait
recueilli les noms de mille trois cent soixante-douze soupirans auxquels
cette actrice gťnťreuse avait rendu service: ę_Cela prouve un grand
coeur_, observa Sophie; _mais qui sert tout le monde n'oblige
personne_.Ľ
[10] Gaussin en recevant le jour
Offrit l'art d'aimer et de plaire,
Et jamais enfant de l'amour
Ne ressembla mieux ŗ son pŤre.
A. D.
Un Anglais qui faisait la cour ŗ Mlle Beaumenard vint prier Sophie de
le raccommoder avec cette actrice.--Qui vous a donc brouillť?--Vous
savez bien qu'elle avait un ťpagneul; ce petit animal venait toujours me
mordre les jambes; je lui ai donnť un coup de pied, et il en est
mort.--Ah, milord, quel coup de pied!--Cela est vrai; mais, voulant
rťparer le mal, je lui ai portť un joli petit chien anglais.--Hť
bien?--Hť bien, elle a pris la petite bÍte, l'a jetťe par la fenÍtre, et
il est restť mort sur le pavť.--_Encore!_ rťpartit Sophie; ę_mais c'est
le massacre des innocens que cette histoire-lŗ_.Ľ
Il se trouvait ŗ Paris en 1763 un arriŤre petit-fils de Racine par les
femmes. Comme il ne restait aucun m‚le, et que le dernier mort et son
fils avaient trŤs-peu joui de leurs entrťes au thť‚tre FranÁais, ce
jeune homme crut pouvoir recueillir cette espŤce de succession
littťraire, et attendre cette gr‚ce du respect et de la reconnaissance
des comťdiens pour leur bienfaiteur; mais ces messieurs, sous prťtexte
qu'une telle faveur nuirait ŗ leurs intťrÍts, refusŤrent tout net les
entrťes au descendant de Racine. Mlle Arnould dit en apprenant cette
lťsinerie: ę_Qu'est-ce qu'une ENTR…E de plus ou de moins pour des gens
qui vivent de RACINE._Ľ
* * * * *
Un jeune homme lisait des vers faits contre une femme dont il avait ŗ se
plaindre; un ami de la belle prit l'ťpigramme et la dťchira. Il s'en
suivit une dispute fort vive qui les conduisit au bois de Boulogne, oý
l'agresseur reÁut un violent coup d'ťpťe. Celui-ci, quelque temps aprŤs,
ťtant au foyer, racontait sa triste aventure: ę_Voilŗ ce qui arrive_,
dit Sophie; _qui casse les VERS les paie_.Ľ
* * * * *
Mlle Dubois dťbuta au thť‚tre FranÁais en 1759, et par l'effet de la
jalousie et des cabales elle resta douze ans ŗ l'essai. Cette actrice,
voulant courir plusieurs carriŤres ŗ la fois, se fit recevoir au Concert
spirituel en 1763; mais quoiqu'elle eŻt du talent et une figure
intťressante, on lui trouvait de grands bras, des gestes monotones et
une ‚me froide. Quelque temps avant son dťbut quelqu'un ayant demandť ŗ
Sophie ce qu'elle pensait de cette chanteuse, elle rťpondit: ę_C'est
une VOIX DE BOIS que nous essaierons cet hiver._Ľ
* * * * *
Peu d'hommes ont ťtť traitťs de la nature aussi bien que le philosophe
Helvťtius; elle lui avait accordť la beautť, la santť et le gťnie. Dans
sa jeunesse il ťtait bon danseur et frťquentait souvent l'Opťra;
aimable, beau, riche et gťnťreux, il dut faire beaucoup de conquÍtes, et
Sophie devint une des siennes. Il lui avait envoyť le jour de sa fÍte,
un riche cadeau, et il resta quelque temps sans lui parler. Sophie,
ennuyťe de ce retard, lui dit naÔvement: ę_Est-ce que vous voulez perdre
ce que vous m'avez donnť?_Ľ
Mlle Durancy[11] fut consacrťe au thť‚tre dŤs sa plus tendre enfance.
Douťe d'une intelligence supťrieure, et encouragťe par ses premiers
essais en province, elle dťbuta ŗ la Comťdie franÁaise en 1759, dans
l'emploi des soubrettes, ŗ peine ‚gťe de treize ans; elle passa ensuite
ŗ l'Opťra en 1762, et s'ťleva aux rŰles de reines. Cette actrice avait
la voix rauque et le cri un peu poissard; un jour qu'elle chantait le
rŰle de Clytemnestre dans Iphigťnie, elle fut sifflťe: ę_Cela est
ťtonnant_, dit Sophie, _car Durancy a la voix du peuple_.Ľ
[11] Cette actrice jouant le rŰle d'Ernelinde dans l'opťra de ce nom,
Favart lui adressa ces vers:
O Durancy! par quels charmes puissans,
Par quel heureux prestige abuses-tu mes sens?
C'est l'effet de ton art suprÍme.
Je cours ŗ l'Opťra pour t'entendre et te voir:
L'actrice disparaÓt; tu trompes mon espoir;
Je ne vois plus qu'Ernelinde elle-mÍme.
* * * * *
Le docteur BartŤs disait un soir au foyer de l'Opťra que la goutte est
la seule maladie qui donne de la considťration dans le monde: ę_Je le
crois bien_, reprit Mlle Arnould; _c'est la croix de Saint-Louis de
la galanterie_.Ľ
* * * * *
En 1763 plusieurs amateurs reÁurent pour ťtrennes un petit almanach
contenant vingt-six couplets sur vingt-six danseuses de l'Opťra et leurs
entreteneurs. Mlle Lany, qui ŗ cette ťpoque ťtait la premiŤre
danseuse de l'Europe, se trouvait ŗ la tÍte de cette satire, et en
paraissait dťsolťe: ę_De quoi te plains-tu, ma chŤre Lany!_ lui dit
Sophie; _on a rendu justice ŗ tes talens, puisqu'on t'a choisie pour
ouvrir le bal_.Ľ
* * * * *
Laharpe[12] dans sa jeunesse fut mis au Fort-l'EvÍque pour avoir fait
une satire contre ses professeurs. A cette ťpoque il arriva au concert
spirituel un accident qui mit ce spectacle en dťsordre; une harpe fut
brisťe au milieu d'une symphonie par la chute d'une personne. Comme on
cherchait ŗ remplacer cet instrument, Mlle Arnould s'ťcria: ę_Si vous
voulez Ítre d'accord, n'allez pas chercher LAHARPE du Fort-l'EvÍque._Ľ
[12] M. F. D. N. a fait sur ce littťrateur l'ťnigme suivante:
J'ai sous un mÍme nom trois attributs divers;
Je suis un instrument, un poŽte, une rue:
Rue ťtroite, je suis des pťdans parcourue;
Instrument, par mes sons je charme l'univers;
Rimeur, je l'endors par mes vers.
Clairval dťbuta ŗ l'Opťra-Comique en 1756. Aucun acteur n'a jouť avec
plus de noblesse le _Magnifique et l'Amant jaloux_. Il ťtait trŤs bel
homme; ses maniŤres ťtaient sťduisantes; il n'en fallait pas davantage
pour qu'il devÓnt la coqueluche de toutes les femmes. Sa passion pour le
jeu lui fit perdre 30,000 l. au jeu de la Belle. Sophie dit en apprenant
cette mťsaventure: ę_Il n'y a pas de mal qu'une BELLE lui soit
cruelle._Ľ
* * * * *
Deux jeunes danseurs s'amusaient ŗ lutter en attendant une rťpťtition.
Une figurante, qui prenait intťrÍt ŗ ces athlŤtes, s'approcha d'eux pour
mieux juger de leur adresse; lorsqu'elle revint ŗ sa place Sophie lui
dit en riant: ę_Hť bien, ma chŤre, tu connais maintenant le fort et le
faible de cette affaire-lŗ?_Ľ
M. Bertin avait fait une telle dťpense pour Mlle Hus, que le mobilier
de cette actrice ťtait estimť plus de 500,000 liv. Tant de bienfaits ne
purent fixer le coeur de cette volage, et M. Bertin la trouva, un beau
matin, couchťe dans sa maison de campagne avec le fils de l'entrepreneur
des eaux de Passy. Quelques jours aprŤs Sophie dit ŗ M. Bertin: ę_J'ai
des obstructions; dites-moi donc comment Mlle Hus se trouve des eaux
de Passy?_Ľ
* * * * *
Le 6 avril 1763, entre onze heures et midi, le feu se dťclara, on ne
sait comment, dans la salle de l'Opťra: en peu de temps l'incendie
dťvora tout. Quelques heures aprŤs ce funeste ťvťnement, une grande dame
rencontra Sophie, et lui dit d'un air effrayť:--Mademoiselle,
racontez-moi ce qui s'est passť ŗ cette terrible incendie? ę_Madame_,
rťpondit-elle, _tout ce que je puis vous dire c'est qu'incendie est du
masculin_.Ľ
* * * * *
Mlle Mirť[13], plus cťlŤbre courtisane que bonne danseuse, ťtait fort
exigeante en amour; il lui fallait preuve sur preuve, et plus d'un brave
y succomba. L'un d'eux ťtant mort au champ d'honneur, Sophie dit ŗ ce
sujet: ę_Ordinairement la lame use le fourreau; mais ici c'est le
fourreau qui a usť la lame._Ľ
[13] Dauberval, devenu l'amant de cette nymphe, fit faire un cachet sur
lequel il ťtait reprťsentť en chasseur, avec ces mots pour lťgende:
Quand je n'ai pas MIR… je manque mon coup.
* * * * *
Le pauvre dťfunt avait ťtť musicien. Un de ses camarades voulant lui
faire une ťpitaphe, Sophie proposa le rťbus suivant:
_La mi rť la mi la._
La Mirť l'a mis lŗ.
* * * * *
Un cri gťnťral s'ťleva contre la nouvelle ťdition des OEuvres de
Corneille publiťe par Voltaire; on fut indignť non seulement de la
critique amŤre et dure que le commentateur faisait de Pierre Corneille,
mais de ce qu'il y enveloppait les deux piŤces de Thomas restťes au
thť‚tre. Sophie, entendant analiser cette espŤce de satire, se mit ŗ
dire: ę_Voltaire eŻt mieux fait de b‚iller (BAYER) aux corneilles que de
songer ŗ leur couper les ailes._Ľ
* * * * *
Mlle Maisonneuve, petite-fille de la femme de chambre de Mlle
Gaussin, dťbuta en 1763: elle jouait dans _la Gouvernante_; et comme
elle ťtait en tÍte ŗ tÍte avec son amant on vint l'avertir de se
retirer. En fuyant elle tomba dans la coulisse et laissa voir son
derriŤre. Le public fÍta beaucoup ce nouveau visage, et Sophie s'ťcria:
ę_Quel heureux dťbut! jamais actrice ne mťrita mieux d'Ítre claquťe._Ľ
* * * * *
Un danseur, rentrant tout essoufflť dans la coulisse, dit en se jetant
sur un siťge:--Je n'en puis plus! N'est-il pas un autre emploi qui
m'enrichisse sans tant me fatiguer? ę_Hť bien!_ rťpondit Sophie, _il
faut prendre l'emploi de cocu; c'est la femme qui en fait tout
l'exercice_.Ľ
* * * * *
Mlle Dumesnil, actrice de la Comťdie franÁaise, buvait comme une
ťponge [14]. Son laquais, lorsqu'elle jouait, ťtait toujours dans la
coulisse pour l'abreuver, et ce vice la mettait souvent dans le cas de
substituer sur la scŤne les ťcarts de sa raison aux dťsordres des
grandes passions qu'elle devait peindre. Un jour qu'elle remplissait le
rŰle de Mťdťe quelqu'un dit en l'applaudissant:--Ne semble-t-il pas que
ses yeux distillent le poison? ę_Dites plutŰt_, reprit Sophie, _que le
vin lui sort par les yeux_.Ľ
[14] Malgrť ce dťfaut cette actrice fit l'ornement du thť‚tre FranÁais
dans les rŰles de fureur, de reine et de mŤre.
Quand Dumesnil vient sur la scŤne
Au grť des connaisseurs parfaits,
On croit entendre MelpomŤne
Rťciter les vers qu'elle a faits.
N.
En 1763 on entendit au concert spirituel un cor de chasse qui ťtonna
tout Paris; c'ťtait le seigneur Rhodolphe. Jusque-lŗ cet instrument
n'avait point ťtť portť ŗ un tel degrť de perfection; il imitait tour ŗ
tour la flŻte la plus douce et la trompette la plus ťclatante. Un
musicien, jaloux de ces succŤs, prťtendit qu'un cor de chasse ne pouvait
exciter aucun sentiment tendre. ę_A vous entendre_, dit Mlle Arnould,
_on croirait que Rhodolphe est un COR sans ‚me_.Ľ
* * * * *
Une Mme Lecoq, attachťe ŗ l'administration de l'Opťra, frťquentait
souvent ce spectacle; elle avait la voix fausse, et cependant elle
aimait beaucoup ŗ fredonner. Un jour elle se plaignait de ce que son
mari la faisait toujours taire quand elle rťpťtait des airs nouveaux.
ę_Madame_, lui dit Sophie, _c'est que la poule ne doit jamais chanter
devant le coq_.Ľ
* * * * *
Le sieur Guignon, reÁu ŗ la musique du roi en 1733, devint l'ťmule du
fameux Leclair pour le violon. Son talent supťrieur pour le jeu de cet
instrument lui avait mťritť l'office de _roi et maÓtre des mťnťtriers du
royaume_. Mlle Arnould se trouvant en soirťe avec la femme de ce
musicien, on lui proposa de faire avec elle une partie de wisk. ę_Je ne
veux point d'une telle partner_, dit Sophie; _cette dame porte
guignon_.Ľ
* * * * *
Mlle Fel a ťtť l'une des meilleures actrices de l'Opťra pour les
rŰles tendres, et la plus agrťable cantatrice du concert spirituel.
C'est, disait-on, un rossignol qui chante, un ruisseau qui murmure un
zťphir qui fol‚tre. Elle quitta le thť‚tre en 1758, et afficha pendant
quelque temps une sorte de sagesse. Quelqu'un citant la vie retirťe de
Mlle Fel, Sophie rťpliqua: ę_Ne vous y fiez pas; cette fille
ressemble ŗ Pťnťlope; elle dťfait la nuit ce qu'elle a fait le jour._Ľ
* * * * *
AprŤs l'incendie de l'Opťra en 1763 on ťleva sur le mÍme terrain une
nouvelle salle qui s'ouvrit le 24 janvier 1764[15]; elle ťtait richement
dťcorťe, mais la construction du parterre et des loges fut gťnťralement
critiquťe. Le paradis en ťtait si reculť et si exhaussť qu'on y ťtait
comme dans un autre monde. Mlle Arnould dit ŗ l'architecte Soufflot:
ę_Ah, monsieur! que deviendrons-nous s'il faut crier comme des_ DIABLES
_pour Ítre entendus du_ PARADIS?Ľ
[15] Cette salle fut restaurťe par M. Moreau en 1769; on proposa d'y
mettre cette inscription:
Ici les dieux du temps jadis
Renouvellent leurs liturgies:
Vťnus y forme des LaÔs;
Mercure y dresse des Sosies.
* * * * *
Champfort avait vingt-un ans lorsqu'il donna sa comťdie de la _Jeune
Indienne_. Cette piŤce, dont le sujet est tirť du Spectateur Anglais,
n'eut pas de succŤs, ce qui fit dire ŗ Sophie que _l'_INDIENNE _avait
fait baisser la_ TOILE.
* * * * *
Mlle Duprat de l'Opťra perdit le procŤs qu'elle avait intentť ŗ
Poinsinet pour cause d'escroquerie, malgrť le mťmoire que fit pour elle
M. Coqueley de Chaussepierre, avocat au parlement et chef du conseil des
comťdiens.--Quel dťsagrťment! disait Mlle Durancy; cela me fait
encore dťtester davantage les procŤs. ę_Je le crois_, reprit Sophie; _tu
ne chicanes point, toi; tu accordes tout_.Ľ
* * * * *
Mlle Robbe dťbuta ŗ l'Opťra en 1765. Cette jolie danseuse inspira de
l'amour au comte de L., qui fit part ŗ Sophie de l'impression que la
nouvelle fťe avait faite sur son coeur. Celle-ci reÁut la confidence
avec philosophie; elle prit sur elle de suivre le nouveau goŻt de son
infidŤle, et d'en apprendre des nouvelles de sa propre bouche. Un jour
qu'elle lui demandait oý il en ťtait, il ne put s'empÍcher de lui
tťmoigner qu'il ťtait dťsolť de rencontrer toujours chez sa divinitť un
certain chevalier de Malte qui l'offusquait fort. ę_Hť bien_, rťpartit
Sophie, _ce rival accomplit son voeu de chevalier de Malte; il fait la
guerre aux infidŤles_.Ľ
* * * * *
De tous les auteurs dramatiques Lemierre est celui dont le style ‚pre et
rude rappelle davantage celui de la fameuse Pucelle de Chapelain. Parmi
les vers tudesques dont ce poŽte a parsemť sa tragťdie de Guillaume
Tell, on remarque ce passage rocailleux:
Je pars, j'erre en ces rocs dont partout se hťrisse
Cette chaÓne de monts qui couronne la Suisse.
La Veuve du Malabar offre celui-ci:
Toi prÍtre! toi bramine! et tu n'es pas mÍme homme.
Mlle Arnould avait surnommť Lemierre _le chapelain de
Saint-Roch_[16].
[16] …PIGRAMME.
Prenez les vers du rocailleux Lemierre,
Dont un moment ici j'emprunte la maniŤre;
Lisez, relisez-les souvent
Si votre langue a de la gÍne,
Ils feront pour son mouvement
L'effet de ces cailloux que m‚chait DiogŤne.
N.
Le duc de *** ťtait bossu, et avait, comme beaucoup de grands, la manie
d'afficher des goŻts qu'il n'ťprouvait pas; il possťdait surtout une
riche collection de livres qu'il citait souvent. Sophie disait de ce
seigneur: ę_Sa bibliothŤque a le sort de sa bosse; elle est ŗ lui, il
s'en fait honneur, et jamais il ne la regarde._Ľ
* * * * *
Le cťlŤbre musicien Rameau[17] mourut en 1764. L'Acadťmie royale de
musique fit cťlťbrer pour lui, dans l'ťglise de l'Oratoire, un service
solennel. Plusieurs beaux morceaux des opťras de Castor et de Dardanus
furent adaptťs aux priŤres qu'il est d'usage de chanter dans cette
cťrťmonie. Mlle Arnould, rappelant le nom et les talens de l'homme
illustre que la France venait de perdre, s'ťcria: ę_Nos lauriers ont
perdu leur plus beau_ RAMEAU!Ľ
[17] On prťtend que tout ce que son curť put tirer de lui dans ses
derniers momens, furent ces mots-ci: _Que diable venez-vous me chanter,
M. le curť? vous avez la voix fausse._
* * * * *
Vestris pŤre, surnommť le _diou de la danse_, ayant appelť Mlle
Heynel catin[18], le public, ŗ qui elle appartenait, le forÁa de lui
faire des excuses en plein thť‚tre. La veille de cette rťparation
Mlle Heynel se plaignait du propos indťcent de Vestris. ę_Que
veux-tu, ma chŤre_, rťpondit Sophie, _il faut se consoler de tout; les
gens aujourd'hui sont si grossiers qu'ils appellent les choses par leur
nom_.Ľ
[18] Quelques annťes aprŤs Vestris fit oublier son offense par l'hommage
de son amour, et ces deux amans allŤrent ensuite se jurer une flamme
ťternelle sur l'autel de l'hymenťe.
* * * * *
La fille d'un premier prťsident de la Chambre des Comptes de DŰle, ŗ la
veille d'Ítre forcťe ŗ un mariage qui lui rťpugnait, introduisit
secrŤtement son amant dans sa chambre, et rendit ses pŤre et mŤre
tťmoins malgrť eux de son mariage physique. Cet ťvťnement singulier fit
beaucoup de bruit, et il s'en suivit un long procŤs: ę_Voilŗ oý conduit
la tyrannie des parens_, dit Mlle Arnould; _quand une fille est
condamnťe ŗ l'hymen elle en appelle ŗ l'amour_.Ľ
* * * * *
Mlle Gaussin, cette hťroÔne du thť‚tre franÁais, dont les talens et
les gr‚ces ont ťtť si chantťs, ťpousa en 1758 un danseur italien, nommť
_Toalaigo_, qui la rendit fort malheureuse; cinq ans aprŤs elle quitta
le thť‚tre et se fit dťvote: ę_Tel est le sort des femmes galantes_, dit
Sophie; _elles se donnent ŗ Dieu quand le diable n'en veut plus_.Ľ
* * * * *
_Le Siťge de Calais_, tragťdie de Dubelloy, jouťe en 1765[19], obtint un
succŤs prodigieux, gr‚ces au sujet national que l'auteur avait choisi,
et au jeu brillant de Molť. Dans le mÍme temps les comťdiens italiens
annoncŤrent _Tom Jones_, comťdie de Poinsinet. Sophie dit: ę_Je ne
crois pas que Poinsinet fasse lever_ le siťge de Calais.Ľ
[19] On fit paraÓtre ŗ cette ťpoque les vers suivans:
Belloy nous donne un siťge; il en mťrite un autre.
Graves acadťmiciens,
Faites-lui partager le vŰtre,
Oý tant de bonnes gens sont assis pour des riens.
* * * * *
Le Concert spirituel ťtait un spectacle public dans lequel on exťcutait,
les jours oý les thť‚tres ťtaient fermťs, des motets et des symphonies;
il avait ťtť ťtabli en 1725 dans la salle des suisses des Tuileries, et
on le rťtablit en 1763, aprŤs l'incendie de l'Opťra, afin de dťdommager
le public de la privation de ce spectacle, en attendant que la nouvelle
salle fŻt construite. Mlle Arnould disait _que ces concerts ťtaient
de l'onguent pour la brŻlure_.
* * * * *
La comťdie du _Cercle_ est la seule piŤce de Poinsinet qui soit restťe
au thť‚tre. Cet ouvrage est un mťlange de plusieurs scŤnes pillťes dans
une comťdie de Palissot, jouťe ŗ Nancy en 1756, sous le mÍme titre.
Lorsque cette piŤce en mosaÔque parut, Sophie qui connaissait la source
oý Poinsinet avait puisť, lui dit un jour qu'il se targuait de cette
composition: ę_Mon cher Poinsinet, il ne faut pas juger le vin au
CERCLE._Ľ
* * * * *
Lorsqu'elle mit au monde son premier nť tous ses amis allŤrent chez elle
entretenir les caquets de l'accouchťe--Bon dieu, dit-elle, que l'on
souffre pour des jeux d'enfant!--Il est un remŤde qui prťvient ces
douleurs-lŗ, observa gravement un mťdecin.--Quel est-il?--La
continence.--_Que me proposez-vous lŗ_, s'ťcria-t-elle; _le remŤde est
pire que le mal_.
* * * * *
Mlle Clairon fut la premiŤre qui osa paraÓtre sur la scŤne sans
paniers, et son exemple fut imitť par toutes ses compagnes. Cette
actrice, ayant refusť de jouer dans _le Siťge de Calais_ avec un nommť
_Dubois_, accusť d'une bassesse, excita parmi ses camarades, quoique la
piŤce fŻt affichťe, une telle insurrection, que la plupart furent mis au
Fort-l'EvÍque; la reine du thť‚tre y alla comme les autres; le public
s'amusa beaucoup des dťbats du tripot comique, et Mlle Arnould
s'ťcria: ę_Cette conduite est impardonnable; jamais on n'a vu une troupe
bien disciplinťe manquer un jour de SI…GE._Ľ
* * * * *
Favart a fait le portrait de Mlle Beaumenard dans son opťra de _la
Coquette sans le savoir_. Cette actrice sur la fin de son ťtť s'ťprit de
belle passion pour son camarade Belcourt, et l'ťpousa en lui offrant
les dťpouilles d'une multitude d'amans ruinťs en son honneur. Quelqu'un,
citant l'inconstance et la lťgŤretť de Mme Belcourt, comparait les
coquettes aux girouettes: ę_Ce sont bien de vraies girouettes_, reprit
Sophie; _car elles ne se fixent que quand elles sont rouillťes_.Ľ
* * * * *
Les Italiens donnŤrent en 1766 _le Braconnier et le Garde de Chasse_,
comťdie mÍlťe d'ariettes. Cette piŤce fut trouvťe dťtestable, et on la
raya du rťpertoire. Quelque temps aprŤs quelqu'un dit devant Mlle
Arnould:--On n'entend plus parler du _Braconnier_:--ę_C'est qu'on l'a
envoyť aux galŤres_,Ľ rťpondit-elle.
* * * * *
Un exempt fut chargť de conduire Mlle Clairon au Fort-l'EvÍque ŗ
cause de son incartade contre l'acteur _Dubois_. L'hťroÔne, s'adressant
ŗ l'alguazil, lui dit que ses biens, sa personne et sa vie dťpendait de
S. M., mais qu'elle ne pouvait rien sur son honneur. Ce propos rapportť
ŗ Sophie, elle rťpartit: ę_C'est juste; partout oý il n'y a rien le roi
perd ses droits._Ľ
* * * * *
Deux jolies danseuses discutaient la beautť de leurs gorges; elles
prirent pour arbitre Mlle Arnould, qui, aprŤs avoir examinť les
piŤces du procŤs, jugea qu'il serait difficile de dťcider laquelle des
deux mťritait le prix: ę_Au surplus_, ajouta-t-elle, _il est permis ŗ
chacun de prÍcher pour son SEIN_.Ľ
* * * * *
Mlle Beaumesnil, ‚gťe de dix-sept ans, remplaÁa en 1766 Mlle
Arnould dans le rŰle de Sylvie; elle fut la premiŤre qui eut assez
l'esprit de son art pour se dťcolorer sur la scŤne, afin de mieux rendre
en plusieurs circonstances la situation de son personnage. Cette actrice
avait pour favori un mťdecin qui lui faisait prendre tous les matins un
lavement, afin d'entretenir sa fraÓcheur. Sophie se trouvant chez elle
au moment de l'opťration:--Tu vois, lui dit Beaumesnil, comme mon
docteur me prouve sa tendresse.--_Cette attention-lŗ_, rťpondit sa
camarade, _est un vrai_ remŤde d'amour.
* * * * *
Louis XV avait un sťrail qu'on appelait _le Parc aux Cerfs_. Les jeunes
personnes qu'on y ťlevait n'en sortaient que pour se marier. Le
chevalier de..., n'ayant point de fortune, consentit en faveur de la dot
ŗ prendre une de ces sultanes validťs. Sophie, le voyant quelque temps
aprŤs dans un brillant ťquipage, lui dit en riant: ę_Ah, ah, chevalier!
on voit bien que vous Ítes entrť dans les affaires du roi._Ľ
* * * * *
M. Bouret, ce fameux fermier gťnťral qui mangea, dit-on, quarante-deux
millions et qui mourut insolvable, affichait un luxe dont on ne peut se
faire d'idťe; il le poussait au point d'avoir nourri une vache avec des
petits pois verts ŗ cent cinquante livres le litron, pour rťgaler dans
la primeur une femme qui ne vivait que de lait. Ce fastueux financier
dťsirait former une liaison avec Mlle Arnould. Il se jeta ŗ ses
genoux; elle parut inexorable: il lui jura de l'aimer toute sa vie; elle
fut inflexible: il lui prťsenta un superbe diamant; elle sourit, et lui
dit en parodiant le mot de Henri IV ŗ Sully: ę_Relevez-vous; on
croirait que je vous pardonne._Ľ
* * * * *
On lui parlait d'une certaine dame qui, tout en affichant la dťvotion,
n'en prenait cependant qu'ŗ son aise: ę_Apparemment_, reprit-elle,
_qu'elle veut aller en paradis en pantoufles_.Ľ
* * * * *
Mlle Durancy ťtait meilleure actrice que chanteuse: ayant eu des
diffťrends avec les directeurs de l'Opťra, qui ne prisaient pas assez
ses talens, elle rentra ŗ la Comťdie franÁaise en 1766, pour doubler
Mlle Dubois, qui succťdait ŗ Mlle Clairon comme chef d'emploi;
mais bientŰt la jalousie de sa rivale la forÁa de retourner ŗ l'Opťra.
Sophie disait de cette transfuge: ę_De tous les auteurs que Durancy a
essayťs les FranÁais sont encore ceux qu'elle prťfŤre._Ľ
* * * * *
Clairval, cťlŤbre acteur de l'Opťra-Comique, avait ťtť dans sa jeunesse
garÁon perruquier. La beautť de son physique lui procura beaucoup
d'aventures galantes; celle qu'il eut avec la duchesse de Stainville fit
beaucoup de bruit. Quelqu'un racontait ŗ Sophie que M. de Stainville
avait fait dire ŗ ce comťdien qu'il lui ferait donner cent coups de
b‚ton, s'il revoyait sa femme: ę_Quelle impertinence!_ dit-elle; _cet
homme-lŗ mťriterait bien que Clairval lui_ LAVAT LA T TE.Ľ
* * * * *
Un danseur de l'Opťra briguait les faveurs d'une jeune figurante, nommťe
_Chardon_; un jour de rťpťtition il s'avisa de lui chanter un couplet de
sa faÁon, mais d'une voix si fausse, que toutes les oreilles se
redressŤrent. ę_Vous l'entendez_ dit Sophie; _il fait l'‚ne pour avoir
du chardon_.Ľ
* * * * *
Le marquis de Prest, aprŤs avoir longtemps soupirť pour Sophie, obtint
enfin le bonheur de passer quelques heures avec elle; mais le pauvre
marquis employa fort mal son temps. Depuis cette sťance, lorsqu'elle
parlait de lui, elle citait ce vers de La Fontaine:
De loin c'est quelque chose et de prŤs ce n'est rien.
* * * * *
Mlle Vestris, danseuse ŗ l'Opťra, italienne de naissance, et dont les
goŻts divers ťtaient trŤs connus, se rťcriait sur la fťconditť de sa
camarade Rey, et ne concevait pas comment cette fille s'y laissait
prendre si facilement:--ę_Tu en parles bien ŗ ton aise_, dit Sophie;
_une souris_...Ľ (le reste est connu).
* * * * *
On peut citer Mlle G.... parmi les courtisanes qui ont fait la plus
grande fortune. Le noble militaire, le grave robin, le fastueux
financier, le clergť mÍme, tout a voulu G., et n'a rien ťpargnť pour
s'en procurer la possession. Cependant elle n'ťtait pas jolie, et sa
taille maigre et longue lui donnait assez l'air d'une araignťe. Dansant
ŗ l'Opťra en 1766, elle fut renversťe par une piŤce de dťcoration qui
lui dťmit le bras: ę_Pauvre G.!_ dit Sophie; _si elle ne s'ťtait cassť
qu'une jambe, cela ne l'empÍcherait pas de danser_Ľ[20].
[20] On sait que cette cťlŤbre danseuse avait plus de gr‚ces que de
lťgŤretť.
Plusieurs compagnies s'ťtant proposťes en 1766 pour avoir la direction
de l'Opťra, tous les acteurs et actrices de ce spectacle demandŤrent que
l'administration leur en fŻt confiťe, et de se rťgir comme les
comťdiens. Ils prťsentŤrent un mťmoire fort dťtaillť ŗ M. le comte de
Saint-Florentin, et dťposŤrent 600,000 liv. pour cautionnement. Cette
demande ne fut point acceptťe, en raison des inconvťniens de la rťgie de
la Comťdie-FranÁaise. Quelques banquiers ayant proposť de faire les
fonds de cette entreprise, Mlle Arnould dit _que ces offres ťtaient
inutiles; car certainement les actrices de l'Opťra avaient plus de fonds
que ces messieurs n'avaient d'avances_.
* * * * *
Elle s'ťtait permis quelques quolibets sur les ridicules d'un certain
Duc qui passait pour avoir peu d'esprit. Ce seigneur se trouvant au
foyer de l'Opťra un soir que Sophie y faisait circuler ses bons mots, il
s'approcha d'elle et lui dit d'un ton impťrieux:--C'est donc vous,
mademoiselle, qui plaisantez les grands, qui faites le bel
esprit?--_Moi, monseigneur? bel esprit! pas plus que vous, je vous
assure._
* * * * *
Le duc de Praslin[21] a longtemps vťcu avec Mlle Dangeville, actrice
de la Comťdie-FranÁaise. Lorsqu'il mourut on trouva dans son coffre-fort
onze cent mille livres en or, et sa maÓtresse n'avait qu'un revenu trŤs
mťdiocre. Ce seigneur demandait un jour ŗ Sophie Arnould des nouvelles
d'une fille de l'Opťra, dont il cherchait ŗ se rappeler le nom.--C'est
une jeune personne, lui dit-il, dont le nom finit en _ain_.--_Ah, M. le
duc!_ rťpondit-elle, _vous ne le trouverez pas; tous nos noms finissent
comme cela_.
[21] C'est ŗ un maÓtre d'hŰtel de cette maison qu'on doit l'espŤce de
dragťe nommťe _praline_.
* * * * *
Mlle PagŤs-Deschamps ayant lu la vie de Mme de La ValliŤre,
ťprouva l'effet de la gr‚ce, et alla expier ses pťchťs aux Carmťlites de
la rue Saint-Jacques; mais un beau jour cette nťophyte fut surprise au
parloir avec un officier du rťgiment de Conflans, qui, malgrť la grille,
lui rappelait encore les vanitťs de ce monde. A cette nouvelle Sophie
s'ťcria: ę_L'homme est comme le serpent, qui passe aisťment le corps oý
il a mis la tÍte._Ľ
Le marquis de Saint Hur... avait reÁu des coups de canne et ne
paraissait pas vouloir s'en venger.--Comment peut-il laisser cette
affaire lŗ? dit quelqu'un.--_Bah!_ reprit Sophie, _cet homme a le bon
esprit de ne pas s'inquiťter de ce qui se passe derriŤre lui_.
* * * * *
Mlle Allard[22], danseuse remarquable par ses folies et sa gaietť,
pťnťtrťe de douleur de la mort de son amant, M. _Bontemps_, dťclara que
de six semaines elle ne pourrait contribuer aux plaisirs du public:
ę_Plaignons-la_, dit Sophie, _son BON TEMPS est passť_.Ľ
[22] Allard, vive, aimable et jolie,
Amuse et charme tour ŗ tour;
Elle sourit comme l'Amour
Et danse comme la Folie.
A. D.
Mlle Peslin ťtait une des plus vigoureuses danseuses de l'Opťra; elle
eut beaucoup d'amans, et le marquis de F. fut un de ceux qu'elle
affectionna davantage. Elle se f‚cha contre Sophie, parce qu'elle avait
rťpandu quelques propos sur son compte.--Je te prie, lui dit-elle
sŤchement, de ne plus parler de moi ni en bien ni en mal.--_Ah! ma
chŤre_, reprit sa camarade, _je ne pourrai jamais t'obťir qu'ŗ moitiť_.
* * * * *
M. de Sartines, lieutenant de police, voulut un jour savoir le nom de
plusieurs grands personnages auxquels Mlle Arnould avait donnť ŗ
souper la veille; il fait venir la reine de l'Opťra et lui
dit:--Mademoiselle, oý avez-vous soupť hier?--Je ne me le rappelle pas,
monseigneur.--Vous avez soupť chez vous?--Cela est possible.--Vous
aviez du monde?--Vraisemblablement.--Vous aviez entr'autres des
personnes de la premiŤre qualitť?--Cela m'arrive quelquefois.--Quelles
ťtaient ces personnes?--Je ne m'en souviens pas.--Vous ne vous souvenez
pas de ceux qui ťtaient ŗ souper chez vous?--Non, monseigneur.--Mais il
me semble qu'une femme comme vous devrait se rappeler ces
choses-lŗ.--_Oui, monseigneur_, rťpartit Sophie; _mais devant un homme
comme vous je ne suis pas une femme comme moi_.
* * * * *
Mlle Arnould ayant ťtť dťtenue pendant vingt-quatre heures au
Fort-l'EvÍque, pour avoir rťpondu peu respectueusement au lieutenant de
police, trouva dans cette prison un pŤre de famille arrÍtť pour une
dette de dix mille livres. Le dťsir de faire en sa faveur une bonne
action lui suggťra l'idťe de proposer ŗ ses amis une loterie ŗ cinq
louis le billet, d'une prťtendue _chaÓne_, dont elle disait vouloir se
dťfaire. Les billets furent bientŰt placťs; elle rassembla chez elle
tous les actionnaires, et lorsqu'on fit le tirage des numťros, il sortit
un billet sur lequel ťtait ťcrit:
Un vieillard, pour dette arrÍtť,
N'avait pas la moindre espťrance,
Et seule, en vain j'aurais tentť
De lui donner sa dťlivrance;
Mais dans ses fers, gr‚ces ŗ vous,
Il n'est plus rien qui le retienne,
Et, de concert, chacun de vous
Brise un des anneaux de sa _chaÓne_[23].
[23] Ce couplet est extrait de la piŤce de _Sophie Arnould_.
AussitŰt parut le vieillard, que Sophie avait secrŤtement tirť de sa
prison. Tout le monde applaudit ŗ ce joli tour, et la fille de cet
infortunť fut encore dotťe par la bienfaisance de l'assemblťe, qui
doubla la valeur des mises.
Cette anecdote a fourni ŗ MM. Barrť, Radet et Desfontaines le sujet
d'une comťdie intitulťe _Sophie Arnould_, piŤce qui fut reprťsentťe pour
la premiŤre fois ŗ Paris, sur le thť‚tre du Vaudeville, en pluviŰse an
13.
* * * * *
L'amant de Mlle Durancy alla un matin lui souhaiter sa fÍte; et, pour
mieux placer son bouquet, il lui enleva son fichu. La belle, prise au
dťpourvu, voulut se f‚cher. ę_Calme-toi_, lui dit Sophie, qui entra dans
ce moment-lŗ, _ne sais-tu pas qu'un jour de fÍte on dťcouvre les seins_
(saints).Ľ
* * * * *
Le docteur BarthŤs se trouvant au foyer de l'Opťra, une jeune figurante
tirait en fol‚trant son ťnorme perruque: ę_Finis donc, espiŤgle_, lui
dit Mlle Arnould; _tu enlŤves ŗ monsieur toute sa rťputation_.Ľ
* * * * *
Une actrice avait jouť un mauvais tour ŗ un de ses favoris, nommť _de
Pierres_, lequel la menaÁa de la dťvisager s'il la rencontrait. Sophie
ayant invitť cette nymphe ŗ venir avec elle ŗ la promenade, elle s'y
refusa dans la crainte de rencontrer son adversaire: ę_Sois tranquille_,
lui dit sa camarade; _je te mŤnerai par un chemin oý il n'y a pas DE
PIERRES_.Ľ
* * * * *
Elle aimait beaucoup le spectacle et manquait rarement d'assister aux
nouveautťs. Se trouvant ŗ une reprťsentation de Guillaume Tell, tragťdie
de Le Mierre, et n'y voyant presque pas de spectateurs, mais beaucoup
de personnages suisses sur le thť‚tre, elle dit: ę_C'est ici l'inverse
du proverbe, point d'argent point de Suisses; on y voit plus de Suisses
que d'argent._Ľ
* * * * *
Mlle Doligny[24], ťlŤve de Molť, dťbuta au Thť‚tre-FranÁais en 1763.
Beaucoup de naturel, de sensibilitť, d'intelligence, lui conciliŤrent
les suffrages; mais un ton pleureur et monotone, une figure froide et
triste, ont toujours dťplu en elle aux vrais connaisseurs. Cette actrice
a donnť pendant quelque temps l'exemple d'une vertu rare au thť‚tre. Le
marquis de G., ťperduement amoureux d'elle, lui fit d'abord des offres
brillantes qu'elle refusa; il poussa la folie au point de la demander en
mariage et de lui envoyer le contrat prÍt ŗ signer: elle rťpondit
prudemment qu'elle s'estimait trop pour Ítre sa maÓtresse, et trop peu
pour Ítre sa femme.--Ce trait est unique dans les fastes de l'Opťra,
s'ťcria un vieux routier; en vťritť la femme est un Ítre
indťfinissable.--_Pardonnez-moi_, rťpartit Mlle Arnould, _la femme
est un grand enfant qu'on amuse avec des joujoux, qu'on endort avec des
louanges, et qu'on sťduit avec des promesses; Doligny y sera prise comme
tant d'autres_.
[24] Dorat adressa ŗ cette charmante actrice le quatrain suivant:
Par tes talens, unis ŗ la dťcence,
Tu te fais respecter et chťrir tour ŗ tour:
Si tu souris comme l'Amour,
Tu parles comme l'Innocence.
* * * * *
Le comte de L. ayant fait la conquÍte de Mlle Robbe, revint peu ŗ
peu ŗ sa chŤre Sophie. Il ťtait un soir assis prŤs d'elle au foyer de
l'Opťra, et conversait avec vivacitť. Mlle Robbe en conÁut de la
jalousie, et tira M. de L. par son habit. Sophie qui s'en aperÁut, dit ŗ
la danseuse: ę_Mademoiselle, vous voulez que tout soit pour vous;
cependant chacun est bien aise d'avoir son COMTE._Ľ
* * * * *
Mlle Clairon avait pris sous sa protection un jeune homme de seize
ans, d'une charmante figure; elle voulait en faire un acteur, et lui
donnait elle-mÍme des leÁons de dťclamation. Ses talens se dťveloppaient
ainsi que sa beautť; elle l'avait surnommť _l'Amour_, et il n'ťtait
connu que sous ce nom; mais ce jeune sujet s'ťtant hasardť ŗ prendre des
leÁons d'un autre genre et d'une autre maÓtresse, la jalousie s'alluma
dans le coeur de la moderne Calypso, et elle renvoya _l'Amour_ nu,
comme on peint ce dieu. Une conduite aussi inhumaine fit dire ŗ Sophie
ę_qu'on voyait bien que la reine du thť‚tre n'ťtait pas la mŤre de
L'AMOUR_.Ľ
* * * * *
Poinsinet ťtait de l'Acadťmie de Dijon; mais il perdit cette place ŗ la
suite d'un procŤs singulier qu'il eut avec Mlle Duprat, qui
l'accusait de lui avoir escamotť une montre d'or. Un jour que ce poŽte,
si souvent mystifiť, lisait une comťdie composťe, selon sa coutume, de
traits pillťs Áŗ et lŗ, tout ŗ coup un chien se mit ŗ japper. ę_Voyez_,
dit Sophie, _comme cet animal aboie au voleur_.Ľ
* * * * *
Mlle Laville ťtait une fort jolie personne ŗ laquelle un jeune
artiste de l'Opťra enseignait la musique vocale. Cet artiste vantait un
jour ŗ Sophie les charmes de son ťcoliŤre. ę_Ah! fripon_, lui dit-elle,
_je gage qu'en donnant vos leÁons vous avez un oeil AU CHANT et l'autre
A LA VILLE_.Ľ
* * * * *
Un censeur atrabilaire ťtant au foyer de l'Opťra, bl‚mait l'inconduite
de certaines femmes galantes qui semblent braver toutes les lois de la
biensťance; il critiquait surtout le luxe scandaleux des courtisanes et
des actrices. Mlle Arnould, ennuyťe de cette diatribe, lui dit
sŤchement: ę_Eh! monsieur, laissez-les jouir de la perte de leur
rťputation._Ľ
* * * * *
Mlle G., par une charitť bien rare chez les danseuses de l'Opťra,
rťpandait les largesses de ses amans sur des familles infortunťes
qu'elle allait chercher embťguinťe dans une coiffe noire, avec tout
l'attirail d'une dťvote consommťe. L'hiver de 1768 fut fort rude; elle
distribua en un seul jour une somme de 10,000 liv. que le prince de
Soubise lui avait donnťe pour ses ťtrennes. Sophie Arnould voulant
marcher sur ses traces, alla visiter les pauvres malades de
l'HŰtel-Dieu. Etant parvenue dans la salle des femmes en couche, elle
dit aux soeurs qui l'accompagnaient: ę_Ce n'est pas ici que vous
regrettez votre voeu de virginitť?_Ľ
* * * * *
Un homme de la cour, entichť de la mťtromanie, lui adressa un madrigal
de sa faÁon. Cette petite piŤce avait coŻtť ŗ l'auteur beaucoup plus
qu'elle ne valait. Un de ses amis ayant demandť ŗ Mlle Arnould ce
qu'elle en pensait, elle rťpondit: ę_Ces vers ressemblent aux eaux de
Versailles; ils ne coulent pas de source._Ľ
* * * * *
M. Dangť, fermier gťnťral, ťtant ŗ l'Opťra, rencontra M. de Bťranger,
lieutenant gťnťral; il le prit pour un de ses amis, et lui donna un
soufflet en signe de familiaritť. Le traitant s'apercevant de sa mťprise
se sauve; le militaire veut courir aprŤs; Sophie l'arrÍte et lui dit:
ę_Ah! monsieur, qu'allez-vous faire? Vous ne savez donc pas quel DANG…
vous courez?_Ľ
* * * * *
Mlle Beaumenard, dont le luxe avait scandalisť tant de duchesses,
avait la sotte manie d'avoir des amans ŗ ses gages; elle donnait d'une
main ce qu'elle recevait de l'autre, et Belcourt acheva, en l'ťpousant,
de ruiner ses ťpargnes. Sophie disait ŗ son sujet: ę_Il est des femmes
qui regardent les amans du mÍme oeil que les cartes; elles s'en servent
pour jouer quelque temps; elles les rejettent ensuite, en demandent de
neuves, et finissent par perdre avec les neuves tout ce qu'elles ont
gagnť avec les vieilles._Ľ
* * * * *
Elle eut une discussion fort vive avec un nommť Talon, violoncelle du
Concert spirituel. Comme il cherchait ŗ la molester par des sarcasmes un
peu mordans, elle lui rťpondit: ę_Mon pauvre Talon, tout ce que vous
dites part de si bas que cela ne peut m'atteindre._Ľ
* * * * *
M. F. publia ŗ l'‚ge de treize ans un recueil de poťsies; sa grande
jeunesse et la vivacitť de son esprit lui ayant acquis de puissantes
protections, il vint se fixer ŗ Paris, et Mlle Arnould voulut Ítre
son MťcŤne. Ninon de Lenclos lťgua au jeune Voltaire, dont elle prťsagea
la cťlťbritť, une somme pour acheter des livres. Sophie Arnould, en
s'attachant le jeune F., n'entrevit pas la carriŤre brillante qu'il
devait parcourir; mais elle applaudit ŗ ses talens, les encouragea, et
eut toujours pour lui la tendresse d'une mŤre. Un jour qu'elle le priait
de faire une chanson sur ses genoux, il lui rťpondit par cet impromptu:
Sur vos genoux, Ű ma belle Sophie!
A des couplets je songerais en vain;
Le sentiment vient troubler le gťnie,
Et le pupitre ťgare l'ťcrivain.
* * * * *
Le prince de Soubise possťdait dans le village de Pantin une petite
maison divisťe en deux corps de logis, dont l'un ťtait un temple dťdiť
ŗ l'Amour, et l'autre un thť‚tre consacrť aux beaux-arts. Mlle G.,
souveraine de ces lieux enchantťs, y attirait tour ŗ tour les beautťs
postulantes de l'Opťra, ainsi que les meilleurs acteurs des grands
thť‚tres, et elle-mÍme y jouait les principaux rŰles. Quelqu'un qui
avait assistť aux fÍtes charmantes que l'on donnait dans ce riant
sťjour, disait que Mlle G. ťtait une bonne actrice. ę_Oui_, reprit
Sophie, _bonne sur un thť‚tre de PANTIN_.Ľ
* * * * *
Mlle Arnould ayant ťchouť dans le rŰle de Colette du _Devin du
Village_, dťsirait depuis longtemps faire celui de Colin; elle avait
pour exemple Mme de Pompadour, qui remplit autrefois ce rŰle d'homme
ŗ Bellevue avec le plus grand succŤs. Le prince de Conti, qui se mÍlait
alors des affaires de l'Opťra, lui donna des conseils, et Sophie joua
son nouveau rŰle; mais elle ťchoua encore dans cette entreprise, et ne
fut pas applaudie comme elle s'y attendait. ę_Ah!_ dit-elle en rentrant
au foyer, _je le sens maintenant, l'habit ne fait pas l'homme_.Ľ
* * * * *
M., auteur d'un traitť sur l'Amitiť, n'avait point encore eu d'enfans,
quoique mariť depuis plusieurs annťes. Se trouvant dans une maison oý
ťtait Mlle Arnould, il raconta d'un air joyeux qu'un de ses amis,
cťlŤbre mťdecin, avait enfin trouvť le secret de rendre mŤre sa tendre
ťpouse. ę_Ah! monsieur_, reprit Sophie, _que l'AMITI… a enfantť de
prodiges! et qu'il y a de maris, comme vous, qui sont redevables ŗ leurs
amis de la fťconditť de leurs femmes_!Ľ
Mlle Rosalie Levasseur n'avait point cette rťunion d'avantages
extťrieurs qui semblent placer l'actrice sur la ligne oý marche le rŰle
qu'elle reprťsente; mais elle avait de l'esprit, de l'intelligence, de
la sensibilitť, et savait communiquer ŗ sa figure la physionomie
convenable ŗ l'‚ge et ŗ la nature de son personnage. Elle jouait un jour
le rŰle de l'Amour dans l'opťra de Psychť, et sa voix n'ťtait pas juste.
ę_Ah!_ dit Sophie, _cet Amour-lŗ est aussi faux que les autres_.Ľ
* * * * *
On faisait le parallŤle des veuves et des jeunes filles sur le penchant
que leur sexe a pour l'amour, et l'on avanÁait qu'une veuve doit Ítre
plus calme, parce qu'elle a la curiositť de moins. ę_Cela est vrai_, dit
Mlle Arnould; _mais elle a l'habitude de plus_.Ľ
P. remua ciel et terre pour faire jouer sa comťdie des _Courtisanes_;
mais cette piŤce fut alors trouvťe trop contraire ŗ l'honnÍtetť publique
et ŗ la dignitť du Thť‚tre-FranÁais pour Ítre reÁue[25]. Toutes les
sectaires de Vťnus furent enchantťes du jugement, et P. devint leur bÍte
noire. Sophie disait en parlant de cet ouvrage, ę_qu'il y avait du
mouvement et de l'intťrÍt dans les COURTISANES, mais qu'en gťnťral on y
trouvait peu de conduite_.Ľ
[25] Cependant cette piŤce, protťgťe par M. de Maurepas, fut reprťsentťe
avec le plus grand succŤs au Thť‚tre-FranÁais, appelť maintenant
l'_Odťon_. Mlle C. n'a jamais ťtť plus applaudie qu'en jouant la
courtisane Rosalie, rŰle oý elle dťveloppa pour la premiŤre fois tout le
charme de ses talens.
Elle alla avec M. de L. chez un curť des environs de Paris, qui
nourrissait des poissons dans un trŤs-beau vivier. AprŤs le dÓner on
proposa le divertissement de la pÍche; leur hŰte y consentit quoiqu'avec
peine, et ŗ chaque poisson que l'on prenait, un gros soupir s'ťchappait
de sa poitrine. Sophie en devina la cause, et dit aussitŰt: ę_M. le
curť, que ne nous dites-vous comme Jťsus-Christ_: Allez et ne P CHEZ
plus.Ľ
* * * * *
Mlle G. se rendit cťlŤbre par les spectacles magnifiques qu'elle
donnait ŗ sa superbe maison de Pantin. Le public briguait l'honneur d'y
Ítre admis, et il y avait toujours un concours prodigieux; c'ťtait le
rendez-vous des plus jolies filles de Paris et des aimables libertins;
on avait eu soin d'y ťtablir des loges grillťes pour les femmes
honnÍtes, pour les gens d'ťglise et les personnages graves qui
craignaient de se compromettre parmi cette foule de folles et
d'ťtourdis. Collť avait consacrť son thť‚tre de sociťtť ŗ Ítre jouť chez
Mlle G.; Carmontel fit un recueil de proverbes dramatiques destinťs
au mÍme effet, et M. de la Borde les mit en musique. Cette danseuse
ayant figurť dans un ballet dont la comtesse du Barry rťgala son
illustre amant, reÁut du roi une pension de 1,500 liv.; cette lťgŤre
faveur fut acceptťe ŗ cause de la main dont elle provenait; car on sent
que ce n'ťtait qu'une goutte d'eau dans un fleuve. Sophie dit en
apprenant ce petit surcroÓt de fortune: ę_J'en ferai compliment ŗ G.:
voilŗ de quoi payer le moucheur de chandelles de son spectacle._Ľ
M. aimait beaucoup les champignons, et il en avait toujours sur sa
table. Un jour que Mlle Arnould dÓnait chez lui, il lui parla de
l'amour qu'il ressentait pour elle. ę_C'est sans doute un amour de
champignons_, rťpondit-elle; _vous savez que cela passe comme cela
vient_.Ľ
* * * * *
Un homme fort laid venait de recevoir un coup de fouet ŗ travers le
visage; il se plaignait devant Sophie de la brutalitť des cochers de
fiacre. ę_C'est bien dťsagrťable_, reprit-elle; _il suffit qu'on ait mal
quelque part pour qu'on s'y attrape_.Ľ
* * * * *
Le comte de Buffon aimait la sociťtť des femmes et la recherchait avec
aviditť. Il invita un jour Mlle Arnould ŗ venir au jardin des
Plantes voir des oiseaux rares qui arrivaient de Cayenne; elle y alla
avec quelques amis, et enchantťe de la conversation simple, noble et
nourrie de ce grand naturaliste[26], elle dit ŗ ceux qui l'entouraient:
ę_Je ne pense jamais aux merveilles de la nature, sans me rappeler que
M. de Buffon en est une._Ľ
[26] M. de Buffon se promenant ŗ la campagne, une jeune personne lui
demanda la diffťrence qu'il y a entre un boeuf et un taureau? Il rÍva un
instant et rťpondit: Vous voyez bien, Mademoiselle, ces veaux qui
bondissent dans la prairie? les taureaux sont leurs pŤres et les boeufs
sont leurs oncles.
* * * * *
Mlle Laguerre, cťlŤbre actrice de l'Opťra, vendait ťtant jeune des
pierres ŗ dťtacher. Un jour elle monta sur le marche-pied du carrosse
de la duchesse de Villeroy qui se promenait sur le boulevart, lui offrit
sa marchandise, et ajouta qu'elle savait bien chanter; cette petite
ťtait jolie, elle intťressa Mme de Villeroy qui la fit venir chez
elle, et lui trouvant en effet une fort belle voix, l'envoya ŗ Mlle
Arnould en la lui recommandant. Sophie la fit dťcrasser, lui donna des
maÓtres et la rendit une des meilleures chanteuses de l'Opťra.
Malheureusement cette fille conserva tous les vices de sa basse
extraction, et Sophie disait en voyant la dťpravation de ses moeurs:
ę_C'est un beau fruit dont le coeur est g‚tť._Ľ
* * * * *
On a comparť les gens riches qui ont beaucoup de valets aux cloportes
qui ont beaucoup de pieds, et dont la marche est fort lente. Un traitant
qui ťtait dans cette catťgorie, pestait contre ses laquais.
ę_Monsieur_, lui dit Sophie, _lorsque Dieu faisait les anges, le diable
faisait les laquais_.Ľ
* * * * *
Mlle Allard s'ťtait attirťe les hommages d'un seigneur allemand, qui,
consumť d'amour pour elle, voulait absolument l'ťpouser. Sur les refus
de la danseuse, le baron lui ťcrivit:--_Qu'il n'avait d'autre parti ŗ
prendre que de se brŻler la cervelle, mais qu'il irait la lui brŻler
auparavant._--Mlle Allard, effrayťe, montra ce billet doux ŗ Sophie,
qui lui dit: ę_Puisque l'amour de ton baron est si violent, ťpouse-le,
ma chŤre, et je te rťponds qu'il en sera bientŰt guťri._Ľ
* * * * *
Mlle Grandi, danseuse figurante de l'Opťra, d'un talent mťdiocre et
d'une figure trŤs ordinaire, se plaignait sur le thť‚tre d'avoir perdu
un amoureux qui lui avait donnť mille louis en cinq semaines; un des
spectateurs lui dit qu'elle ťtait faite pour remplacer aisťment cette
perte; la demoiselle rťpond que cela ne se rťpare pas si aisťment: elle
ajoute, qu'en tout cas elle ne veut point d'amant ŗ moins d'un carrosse
et de deux bons chevaux, avec au moins cent louis de rentes assurťes
pour les entretenir. La conversation tombe; le lendemain il arrive chez
Mlle Grandi un magnifique carrosse attelť de deux chevaux, trois
autres suivent en laisse, et l'on trouve cent trente mille livres en
espŤces dans la voiture. La danseuse fut agrťablement surprise d'une
telle aubaine, et vint de suite ŗ la rťpťtition de l'Opťra en faire part
ŗ ses camarades. Comme elle se tourmentait beaucoup pour savoir si cet
amant magnifique ťtait jeune ou vieux, beau ou laid: ę_Ma chŤre Grandi_,
lui dit Mlle Arnould, _quand un si brillant cadeau tombe des nues,
celui qui le fait ne peut Ítre qu'un ange_.Ľ
* * * * *
Poinsinet venait quelquefois au cercle de Mlle Arnould, et il
apportait toujours des vers de sa faÁon dont il s'imaginait rťgaler
l'assemblťe. Sophie voyant que ses lectures soporifiques ťtaient peu
goŻtťes, dit ŗ quelqu'un: ę_Les vers de Poinsinet ont le sort des enfans
g‚tťs; leur pŤre est le seul qui les aime._Ľ
* * * * *
Mlle Durancy ayant eu une couche fort laborieuse, toutes ses
camarades allŤrent lui faire visite.--Pourquoi donc, s'ťcria la malade,
faut-il tant souffrir pour un instant de plaisir?--_Hťlas! ma chŤre_,
rťpondit Sophie, _les douleurs de l'enfantement sont pour nous les
remords de la voluptť_.
* * * * *
En 1768, le fameux Rebel[27], cet administrateur gťnťral de l'Opťra, ce
suprÍme dictateur de la rťpublique lyrique, pour se dťdommager du peu
d'amateurs qui venaient ŗ son spectacle, imagina de former, pour les
bals, des quadrilles qu'il composa des danseuses les plus ťlťgantes et
les plus agrťables, avec des habillemens trŤs propres ŗ exciter la
curiositť des amateurs. Cette nouveautť attira beaucoup de monde, et
Sophie dit en cette occasion: ę_D'aprŤs le goŻt que le public tťmoigne
pour la danse, le meilleur moyen de soutenir l'Opťra, c'est d'alonger
les ballets et de raccourcir les jupes._Ľ
[27] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opťra, dit au sujet de l'opulence
de ce directeur:
Rien pour l'auteur de la musique,
Pour l'auteur du poŽme rien,
Et le poŽte et le musicien
Doivent mourir de faim suivant l'usage antique.
Jamais le grand talent n'eut droit d'Ítre payť;
Le frivole obtient tout, l'or, les cordons, la crosse:
Rameau dut aller ŗ piť,
Les directeurs en carrosse.
* * * * *
A l'ťpoque oý Mlle G. florissait, elle avait trois soupers par
semaine; l'un composť des plus grands seigneurs de la cour et de toutes
sortes de gens de considťration; l'autre, d'auteurs, d'artistes, de
savans, qui venaient amuser cette danseuse; enfin, un troisiŤme,
vťritable orgie, oý ťtaient invitťes les filles les plus sťduisantes et
les plus voluptueuses. Elle donnait en outre ŗ la ville et ŗ la campagne
des spectacles charmans, oý elle rťunissait les meilleurs acteurs et
actrices de la capitale. Sophie allait quelquefois ŗ _Pantin_ pour y
jouir des fÍtes que Mlle G. y donnait en son nom, mais dont le prince
de Soubise payait la plus grande partie des frais. Un particulier de sa
connaissance ayant demandť dans les Petites-Affiches une habitation aux
environs de Paris, elle lui rťpondit par ces deux vers d'une ancienne
chanson:
ę_Que PANTIN serait content
S'il avait l'art de vous plaire!_Ľ
* * * * *
M. Vassal, fils d'un receveur des finances, ayant donnť trente mille
livres ŗ Mlle Thierry pour la dťdommager de l'ennui qu'elle avait
ťprouvť ŗ Sainte-Pťlagie, Sophie dit en apprenant ce trait de
prodigalitť: ę_Quand on a tant d'argent de trop, pourquoi le bonheur
n'est-il pas ŗ vendre?_Ľ
* * * * *
Le sťjour que l'envoyť de Maroc fit ŗ Paris en 1768 donna lieu ŗ des
ťclaircissemens curieux sur le sťrail du grand-seigneur. On apprit que
l'empereur qui rťgnait alors avait seize cents femmes, chacune dans un
lit ŗ part; que la jalousie est extrÍme parmi ces odalisques, et que le
sultan n'a le droit d'appeler ŗ sa couche une de ces esclaves qu'aux
jours de fÍtes extraordinaires; autrement elles courent grand risque
pour leurs jours. Sous le rŤgne d'Achmet, la jalousie des favorites fit
empoisonner cent cinquante Circassiennes qui avaient eu l'honneur de
s'attirer les regards de leur maÓtre les jours non permis. On racontait
ces dťtails devant Mlle Arnould, qui s'ťcria: ę_Que je plains ces
inutiles victimes du faste d'un despote! Un Turc dans son sťrail ose se
comparer ŗ un coq! mais jamais coq n'a fait garder ses poules par des
chapons._Ľ
* * * * *
Mlle Beauvoisin, courtisane d'une jolie figure, mais sans taille et
sans gr‚ces, avait ťtť obligťe, pour cette raison, de quitter l'Opťra
dont elle avait ťtť danseuse. Elle s'avisa de tenir une maison de jeu,
et ses charmes, son luxe et l'affluence des joueurs opulens rendirent sa
maison cťlŤbre. Cette belle, si accommodante dans le tÍte ŗ tÍte,
faisait la prude dans la sociťtť. Un jour elle dit ŗ Mlle Arnould, ŗ
propos de quelques plaisanteries un peu libres:--Je ne puis souffrir les
ťquivoques.--_Mademoiselle est sans doute_, rťpartit Sophie, _comme ces
personnes qui, blasťes sur le vin, en sont ŗ l'eau-de-vie_.
* * * * *
Caron de Beaumarchais ťtait en 1768 plus renommť par ses intrigues
galantes que pour ses talens littťraires; il s'ťtait liť avec Sophie, et
la voyait souvent. Un jour qu'il dissertait avec elle sur les
diffťrentes sortes d'amours, il en est deux surtout, disait-il, qui
maÓtrisent nos sens; l'un est un _ange_, il ťpure nos ‚mes; l'autre est
un _diable_, qui enflamme nos coeurs. A ces mots, il voulut joindre le
geste aux paroles. ę_ArrÍtez_, s'ťcria Sophie, _vous avez donc le DIABLE
au corps_?Ľ
* * * * *
Le marquis de L*** et le marquis C*** s'ťtaient cotisťs pour dťcocher ŗ
Sophie une ťpigramme si indťcente qu'elle ne put s'empÍcher de leur
dire: ę_Je ne m'attendais pas ŗ Ítre si maltraitťe par vous, monsieur de
C. qui Ítes le premier de votre maison, et vous, monsieur de L. qui Ítes
le dernier de la vŰtre._[28]Ľ
[28] M. de L. descendait d'un ministre, et M. de C. d'un valet de
chambre.
* * * * *
Le docteur Bouvart avait l'esprit caustique. Le poŽte Barthe voulant
l'emmener ŗ la premiŤre reprťsentation de sa comťdie des _Fausses
Infidťlitťs_, ę_N'en faites rien_, dit Mlle Arnould, _cet homme
emporterait la piŤce_.Ľ
* * * * *
M. de BiŤvre ťtait fils d'un chirurgien du roi, nommť _Mareschal_.
Dťdaignant le nom de son pŤre, il acheta la terre de _BiŤvre_, et en
entrant dans les mousquetaires il se fit appeler le marquis de BiŤvre.
Sophie Arnould l'entendant annoncer sous ce nouveau titre, eut la malice
de dire: ę_Il a bien mal fait de prendre la qualitť de MARQUIS, il ne
lui en aurait pas plus coŻtť de se faire appeler le MAR…CHAL DE
BI»VRE._Ľ
* * * * *
Molť[29], comťdien excellent, mais fort _vain_, eut une fiŤvre maligne
en 1769; le public lui prouva son attachement en demandant tous les
jours de ses nouvelles ŗ l'acteur qui venait annoncer. Sa convalescence
fut longue, et le _vin_ lui ayant ťtť ordonnť pour ranimer ses forces,
il en reÁut en un jour plus de deux mille bouteilles de diffťrentes
dames de la cour. Sophie dit en apprenant cette nouvelle: ę_Molť doit
Ítre tout VIN de ces attentions-lŗ._Ľ
[29] Cet acteur est mort le 11 dťcembre 1802, et a emportť les regrets
de tous les amis de Thalie.
Tour ŗ tour sublime et charmant,
Des coeurs il a trouvť la route la plus sŻre;
On est tentť de croire en le voyant
Que l'art, en formant son talent,
Avait donnť le mot ŗ la nature.
VIG…E.
* * * * *
Le singe de Nicolet attirait tout Paris par la gentillesse de ses tours;
on lui fit parodier fort ingťnieusement la maladie de Molť et tous les
ridicules qui s'en suivirent. Il parut sur le thť‚tre en bonnet de nuit
et en pantoufles; il joua le moribond, et cherchait ŗ exciter la
commisťration publique, ce qui fit beaucoup rire aux dťpens de l'acteur,
dont la fatuitť ťtait excessive. ę_Comme cette farce est dťsagrťable
pour ce pauvre Molť_, dit Sophie; _on n'est jamais plus maltraitť que
par ses confrŤres_.Ľ
* * * * *
Les premiers sujets des grands spectacles ont toujours eu la manie de se
dire malade lorsque, par caprice ou pour se faire dťsirer, ils ne
voulaient pas remplir leurs rŰles. Mlle Arnould jouait rarement[30],
et le public en murmura plus d'une fois; mais lorsqu'elle reparaissait,
les mťcontens oubliaient tout pour l'applaudir. Mlle Laguerre qui
devait la doubler, s'ťtant trop fatiguťe en jouant Armide, ne put
paraÓtre ŗ son tour; on vint chercher Sophie pour la remplacer, en lui
disant que la dťbutante ťtait indisposťe. ę_Peste!_ reprit-elle, _cette
jeune personne se conduit fort bien; la voilŗ dťjŗ malade comme un
premier sujet_.Ľ
[30] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opťra, critique ainsi les
principaux acteurs:
Ordre ŗ Pillot de ne plus dťtonner,
A Muguet de prendre un air leste,
A Durand d'ennoblir son geste,
A Gťlin de ne pas tonner;
Que le Gros chante avec une ‚me,
Beaumesnil avec une voix;
Que la fťconde ARNOULD se montre quelquefois,
Et que Guimard toujours se p‚me.
* * * * *
Mlle Asselin, danseuse de l'Opťra, faisait beaucoup de dťpense et
payait fort mal ses crťanciers. AprŤs avoir eu successivement plusieurs
amans qui n'avaient point amťliorť ses affaires, elle s'amouracha d'un
mousquetaire nommť _de Termes_. Sophie ayant appris cette nouvelle
liaison, lui dit:--_Eh bien! ma chŤre, voilŗ toutes tes dettes
payťes._--Comment cela?--_Qui a TERME ne doit rien._
Dorat ťtait d'une constitution faible. Nť de parens ťnervťs, livrť
lui-mÍme au torrent des plaisirs, sans caractŤre et sans ťnergie, il ne
pouvait avoir que des gr‚ces dans l'esprit, et ses gr‚ces ťtaient
maniťrťes. ę_Ce petit Dorat_, disait Mlle Arnould, _ressemble ŗ une
colonne de marbre; il est sec, froid et poli_.Ľ
* * * * *
Un jeune acteur douť d'un physique agrťable, mais ayant une
prononciation vicieuse, venait dťbuter ŗ Paris. On le prťsenta ŗ Sophie;
elle lui fit rťpťter quelques rŰles, et dit ensuite ŗ son MťcŤne:
ę_Votre protťgť est charmant; il ne lui manque que la parole._Ľ
* * * * *
Mlle Durancy amena un soir au foyer de l'Opťra un petit garÁon d'une
charmante figure. Cet enfant de l'amour ťtait caressť de tout le monde,
et il rendait caresse pour caresse. Sophie le voyant aller de l'un ŗ
l'autre, lui dit, en le prenant sur ses genoux: ę_Mon petit ami, est-ce
que tu cherches ton papa?_Ľ
* * * * *
Un jeune seigneur, grand chasseur et fort inconstant dans ses amours,
lui adressa les propositions les plus galantes. Sophie, qui connaissait
sa lťgŤretť, lui envoya pour rťponse un tableau qui reprťsentait un
lťvrier dormant auprŤs d'un liŤvre, avec ces mots pour devise:
_Il nťglige ce qu'il a pris._
* * * * *
Milord Forbes, pour voir plus souvent Mlle Lafond, lui proposa d'Ítre
sa maÓtresse de langue, et lui offrit pour ce service cent louis par
mois. La belle ne se fit pas tirer l'oreille, et l'ťcolier devint
bientŰt maÓtre. Mlle Arnould ayant appris cet arrangement, dit:
ę_Milord a sagement fait; avant de s'engager dans une affaire, il est
bon de prendre LANGUE._Ľ
* * * * *
Mlle Mazarelli, courtisane fameuse par plus d'une aventure, devint la
maÓtresse de M. de Montcrif; elle avait puisť prŤs de cet Anacrťon le
goŻt de la belle littťrature; elle faisait mÍme gťmir la presse, et ne
frťquentait plus que des savans. ę_Comme les goŻts changent avec l'‚ge!_
dit Sophie; _jadis Mazarelli ne s'attachait qu'aux beaux corps,
maintenant elle n'a commerce qu'avec les beaux esprits_.Ľ
* * * * *
La vie privťe de Louis XV autorisa les scŤnes scandaleuses qui se
multipliŤrent sous son rŤgne. Ce monarque blasť n'eut pas honte
d'ťlever jusqu'ŗ son trŰne une fille publique nommťe Lange, et qui
bientŰt devint comtesse Dubarri[31]. Une telle mťtamorphose anoblit pour
un temps l'ťtat de courtisane, qui depuis la rťgence avait offert tant
de chances de fortune. Lorsque cette cťlŤbre LaÔs devint la maÓtresse du
roi, Sophie dit: ę_Qu'elle avait changť sa monnaie contre un LOUIS._Ľ
[31] La chronique scandaleuse a prťtendu que Mme Dubarri devait le
jour ŗ un _picpus_ nommť Gomar. En 1768, cette dame conversait avec M.
de Choiseul sur les moines que le gouvernement voulait alors dťtruire.
La favorite ťtait contre eux; le ministre en prenait la dťfense, et pour
frapper en leur faveur le dernier coup, il ajouta avec finesse: _Vous
conviendrez au moins, Madame, qu'ils savent faire de beaux enfans._
Lorsque Favart donna sa _RosiŤre de Salency_, une jeune figurante
demanda ŗ Sophie ce que c'ťtait qu'une rosiŤre.--_C'est une jeune fille
couronnťe de roses pour en avoir dťfendu le bouton._--_En ce cas_,
rťpondit naÔvement la danseuse, _je ne serai jamais rosiŤre_.
* * * * *
Un jour qu'elle jouait le rŰle de ThťlaÔre dans Castor et Pollux, la
foule ťtait si grande qu'on ťtouffait dans toutes les parties de la
salle. Quelqu'un vint sur le thť‚tre s'en plaindre ŗ Mlle Arnould.
C'ťtait prťcisťment dans le temps que les arrÍts du conseil venaient de
paraÓtre au sujet de la rťduction des effets royaux. ę_Oý est notre cher
abbť Terray?_ dit Sophie; _que n'est-il lŗ pour vous rťduire de
moitiť!_Ľ
* * * * *
Mlle G. rassemblait en 1769, dans un hŰtel de la chaussťe d'Antin,
nommť le _Palais de Terpsichore_, la foule de tous les plaisirs: ŗ
AthŤnes et ŗ Rome, oý les courtisanes ťtaient si rťvťrťes, on ne trouva
jamais l'exemple d'un pareil luxe. Mais le prince de Soubise ayant
retirť ŗ cette nymphe les 72,000 liv. de rentes dont il la gratifiait,
et M. de Laborde, valet de chambre du roi, s'ťtant ruinť ŗ son service,
elle fut obligťe de suspendre les dťlicieux spectacles qu'elle donnait,
et ses crťanciers la tourmentŤrent au point qu'elle se vit ŗ la veille
de dťposer son bilan. Un des fournisseurs ayant demandť si cette LaÔs
ferait honneur ŗ ses affaires: ę_En doutez-vous?_ lui dit Sophie; _je
rťponds que G. mourra au lit d'honneur_.Ľ
* * * * *
M. d'Aucourt, fermier gťnťral et bel esprit, est l'auteur des _Mťmoires
Turcs_, oý il rappelle les aventures galantes de l'envoyť de _Maroc_
qui vint en France en 1768. Il les dťdia ŗ Mlle Duthť, ce qui fit la
fortune de l'ouvrage. Les talens cachťs de cet heureux musulman
rťpondaient ŗ sa taille supťrieure et ŗ sa vaste corpulence, et les
odalisques de plus d'un thť‚tre ont attestť ses prouesses. Mlle
Peslin fut une de celles qui lui firent cueillir le plus de lauriers.
Sophie dit ŗ ce sujet: ę_Depuis que Peslin a trouvť chaussure ŗ son
pied, elle ne veut plus que du MAROQUIN._Ľ
* * * * *
Tandis que le boucher Colin achevait de se ruiner avec Mlle Duplant,
cette actrice avait encore d'autres amans pour ses menus plaisirs.--Il
faut que cet homme ait l'esprit _bouchť_, dit un plaisant, pour ne pas
s'apercevoir des incartades de sa maÓtresse.--_Vous ne savez donc pas_,
reprit Sophie, _que pour mieux l'attraper elle le fait jouer ŗ
Colin-maillard_.
* * * * *
Poinsinet[32] partit pour l'Espagne en 1769; il comptait travailler dans
ce royaume ŗ la propagation de la musique italienne et des ariettes
franÁaises; malheureusement il se noya dans le Guadalquivir. Lorsque
Mlle Arnould apprit cet ťvťnement, elle s'ťcria: ę_Pauvre Poinsinet,
voilŗ donc tous tes projets ŗ vau-l'eau?_Ľ
[32] On connaÓt ces vers tirťs de la Dunciade de Palissot:
Alors tomba le petit Poinsinet;
Il fut dissous par un coup de sifflet.
Telle au matin une vapeur lťgŤre
S'ťvanouit aux premiers feux du jour,
Tel Poinsinet disparut sans retour.
Une figurante vivait avec un maÓtre de danse qu'on appelait _Moka_,
parce que, semblable au bon cafť de ce nom, il ťtait _petit_, _vieux_ et
_sec_.--Il a toutes les qualitťs du coeur, disait-elle en parlant de son
amant; c'est dommage qu'il ne soit pas un peu plus _vert_.--_Hť bien!_
rťpartit Sophie, _il faut le planter lŗ pour reverdir_.
* * * * *
Un jeune homme bien nť, mais plus fastueux que sage, aprŤs avoir mangť
sa lťgitime avec une danseuse de l'Opťra, nommťe Martigny, se trouva
rťduit ŗ vivre d'un talent qu'il avait jusque-lŗ cultivť pour son
agrťment, et il se fit peintre en miniature. Quelque temps aprŤs Sophie
dit ŗ sa camarade: ę_ReÁois mon compliment_, ma chŤre Martigny, _je
croyais ton amant ruinť, et je viens d'apprendre qu'il fait FIGURE dans
le monde._Ľ
* * * * *
Quoique Mlle Laguerre eŻt acquis une fortune considťrable, elle ne
s'occupait aucunement de ses parens. Son pŤre vendait des cantiques dans
les carrefours, et sa mŤre allait offrant dans les promenades cette
sorte d'oublis qu'on appelle _le plaisir des dames_. Un jour Sophie
rencontra sur les boulevarts la mŤre Laguerre, et elle dit en la
montrant ŗ quelqu'un: ę_Cette pauvre femme n'a pas gagnť dans le cours
de sa vie, avec_ le plaisir des dames, _ce que sa fille gagne dans une
heure en se livrant au_ plaisir des hommes.Ľ
* * * * *
Le chevalier de T., officier aux gardes, avait une grande taille et un
petit esprit. Elle le comparait ŗ ę_ces hŰtels garnis dont
l'appartement le plus ťlevť est ordinairement le plus mal meublť_.Ľ
* * * * *
M. Bertin, trťsorier des parties casuelles, dont les folies amoureuses
ont tant coŻtť ŗ l'ťtat, frťquentait souvent les coulisses: Mlle
Arnould l'avait surnommť l'_inspecteur des parties casuelles_. Un
ťtranger qui le rencontrait toujours ŗ son poste favori, et qui ne
connaissait pas ses titres, demanda ŗ Sophie si ce monsieur avait un
emploi ŗ l'Opťra. ę_Certainement_, rťpondit-elle; _ne voyez-vous pas
qu'il contrŰle les grandes et les petites entrťes_.Ľ
* * * * *
On cite dans les fastes de l'Opťra cette journťe mťmorable oý Sophie
Arnould et Geliotte, reprťsentant l'acte de Vertumne et Pomone, ils
recommencŤrent ŗ deux fois, et l'assemblťe, aussi brillante que
nombreuse, en fut dans le ravissement. On complimenta beaucoup Sophie
sur un triomphe aussi ťclatant. ę_Hťlas!_ dit-elle, _je paie tous les
jours l'honneur de m'Ítre ťlevťe par la peine de me soutenir_.Ľ
* * * * *
Un de ces aimables rouťs[33], remplis de gr‚ces et de dťfauts, et dont
le persiflage est tout l'esprit, voyant Sophie richement parťe et
couverte de diamans, s'approcha d'elle en la lorgnant, et lui demanda si
ses bijoux lui avaient coŻtť bien cher. ę_Mon petit ami_,
rťpondit-elle, _vous croyez sans doute parler ŗ votre maman_?Ľ
[33] Les libertins de qualitť, dit un moraliste, prenaient le surnom de
_rouťs_ pour se distinguer de leurs laquais, qui n'ťtaient que des
_pendards_.
* * * * *
Beaumarchais n'ťtait point aimť. Quelqu'un mit sur l'affiche de la
premiŤre reprťsentation des Deux Amis[34]: _par un auteur qui n'en a
aucun_. Cette piŤce tomba presqu'aussitŰt qu'elle parut. Quelque temps
aprŤs cette chute l'auteur eut la maladresse de plaisanter sur l'abandon
dans lequel le public semblait laisser l'Opťra. La salle ťtait
nouvellement restaurťe, et on allait y donner la reprise d'une ancienne
piŤce. Beaumarchais dit ŗ Sophie:--Votre salle est trŤs-belle, mais
vous n'aurez personne ŗ votre Zoroastre.--_Pardonnez-moi_, reprit-elle,
_vos AMIS nous en enverront_.
[34] On fit sur cette comťdie le quatrain suivant:
J'ai vu de Beaumarchais le drame ridicule,
Et je vais en un mot dire ce qu'il en est:
C'est un change oý l'argent circule
Sans produire aucun intťrÍt.
* * * * *
Mlle D*** ťtait devenue amoureuse d'un M. Levacher de Charnois,
gendre du comťdien Prťville. C'ťtait un bel esprit qui rťdigeait le
Journal des Thť‚tres. D***, enchantťe de trouver dans ce jeune homme les
agrťmens de la figure et les ressources de l'esprit, goŻtait dans cette
liaison un charme inexprimable; mais M. de Charnois s'ťtant rťconciliť
avec sa femme, abandonna sa maÓtresse. La nymphe ne put soutenir une
telle rupture, et en mourut de douleur. ę_Mourir pour un infidŤle_,
s'ťcria Sophie, _voilŗ une mode que les actrices ne suivront pas_.Ľ
Quelqu'un rapportait que le mťdecin Chirac, interrogť si le commerce des
femmes est nuisible, avait rťpondu:--_Non, pourvu qu'on ne prenne point
de drogue; mais j'avertis que le changement est une drogue._--_Hť bien_,
rťpartit Sophie, _c'est pourtant cette drogue-lŗ qui fait aller le
commerce_.
* * * * *
Mlle d'Albigny, pensionnaire de l'Opťra, s'ťtait mise sur le pied des
dames du bel air, et ayant donnť ŗ jouer chez elle, fut envoyťe, par
ordre du roi, ŗ la SalpÍtriŤre. A son retour cette princesse voulant
Ítre bien avec tout le monde, admit ŗ l'honneur de sa couche le
commissaire de son quartier. Quelques jours aprŤs Sophie lui demanda
ę_comment elle trouvait la chair de commissaire?_ (la chŤre).Ľ
Le chevalier de C. ťtait d'une gaucherie et d'une indiffťrence
insoutenables; on ne savait par oý le prendre pour l'ťmouvoir. Mlle
Arnould s'ťtant infructueusement occupťe de son ťducation, le congťdia
en disant que ę_c'ťtait une cruche sans anse_.Ľ
* * * * *
J.-J. Rousseau allait en 1770 souper chez Sophie Arnould avec l'ťlite
des petits-maÓtres et des talons rouges; il avait choisi RulhiŤres pour
conducteur, et il se trouvait souvent lŗ en fort bonne compagnie.
Voulant prouver que la plupart de nos tragťdies lyriques ne doivent
leurs succŤs qu'aux charmes de la musique, il disait:--_S'il est
possible de faire un bon opťra, il ne l'est pas qu'un opťra soit un bon
ouvrage._--_Voilŗ pourquoi_, rťpartit Sophie, _chez nous le SON vaut
mieux que la farine_.
* * * * *
Elle s'intťressait pour un jeune homme auquel elle dťsirait faire
obtenir un emploi qui dťpendait de M. D., fermier gťnťral, lequel,
disait-on, avait ťtť laquais; elle attendait depuis deux heures dans
l'antichambre du traitant qui ťtait remplie de valets. Un jeune seigneur
sortant du cabinet du financier, tťmoigna sa surprise ŗ Sophie de la
voir attendre en si mauvaise compagnie. ę_Je ne crains point ces
messieurs_, rťpondit-elle, _tant qu'ils sont encore laquais_.Ľ
* * * * *
Louis-Gabriel Fardeau, procureur au Ch‚telet, composait des piŤces pour
le thť‚tre des Associťs. Un plaisant trouva dans l'anagramme de ses noms
son vťritable portrait: _Il a l'air du boeuf gras._ Ce dramatiste
s'ťtant avisť de faire sa cour ŗ une danseuse de l'Opťra, Sophie dit ŗ
sa camarade: ę_Comment peux-tu supporter ce FARDEAU? Un procureur de son
espŤce n'aime les femmes que pour les formes._Ľ
* * * * *
AprŤs le dťplacement de M. de Choiseul on fit des tabatiŤres oý il y
avait d'un cŰtť le portrait du duc de Sully, ministre de Henri IV, et de
l'autre celui du duc de Choiseul[35], ministre de Louis XV. ę_C'est
bien_, dit Mlle Arnould en voyant une de ces boÓtes; _on a mis
ensemble la recette et la dťpense_.Ľ
[35] Vers sur M. de Choiseul, aprŤs sa retraite des affaires:
Comme tout autre, dans sa place,
Il put avoir des ennemis;
Comme nul autre, en sa disgr‚ce,
Il acquit de nouveaux amis.
Le baron de Grimm, devenu amoureux de Mlle Fel, chanteuse ŗ l'Opťra,
et n'ayant pu s'en faire ťcouter, tomba dans une sorte de catalepsie
qui, pendant plusieurs jours, parut l'avoir privť de tout mouvement. Le
mťdecin Senac se douta de la ruse et en parla ŗ Mlle Arnould qui lui
dit en riant: ę_Mon cher docteur, si Fel ťtait auprŤs de votre malade,
il ressusciterait bientŰt._Ľ
* * * * *
Mlle Lemaure, cette sublime actrice de la scŤne lyrique, si connue
par ses caprices et sa belle voix, s'ťtait retirťe du thť‚tre en 1743.
Les entrepreneurs du Colisťe mirent en 1771 ses talens ŗ contribution,
et elle y chanta le monologue de l'acte du Sylphe avec un succŤs
prodigieux. Cette cantatrice ťtait fort laide. Sophie disait: ę_On a
beau l'applaudir, elle fait toujours mauvaise mine._Ľ
* * * * *
L'intťrÍt renferme un poison si actif, si subtil, que dŤs qu'il vient se
joindre ŗ un sentiment, il le corrompt et finit par l'ťteindre. Mlle
Laguerre en offrit un exemple, et la galanterie ne fut pour elle qu'un
commerce. Cette chanteuse ayant mis sur la liste de ses nombreux
favoris[36] un apothicaire nommť La C., Sophie le surnomma ę_le premier
commis de LA GUERRE_.Ľ
[36] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opťra, dit ŗ ce sujet:
Le nombre des amans limitť dťsormais
Et pour la blonde et pour la brune,
Dťfense d'en avoir jamais
Plus de quatre ŗ la fois; ils suffisent pour une.
Que la reconnaissance ťgale les bienfaits;
Que l'amour dure autant que la fortune.
Un financier, vieux et blasť, venait de prendre ŗ ses gages une jeune et
jolie danseuse.--Comment va ton monsieur? lui demandait une de ses
camarades.--Il paraÓt beaucoup m'aimer, rťpondit-elle, car il ne fait
que m'embrasser. ę_Tant pis pour toi_, rťpartit Sophie; _qui trop
embrasse mal ťtreint_.Ľ
* * * * *
Le marquis de LettoriŤre, officier aux gardes, passait pour le plus joli
homme de Paris; il avait fait faire son portrait pour le donner ŗ une
actrice connue pour Ítre moins tendre qu'intťressťe. Mlle Arnould, ŗ
laquelle il le montra, lui dit: ę_Vous Ítes beau comme l'Amour, mais
votre Danať aimerait mieux l'effigie du roi que la vŰtre._Ľ
* * * * *
On parlait de la prochaine reprťsentation du Faucon, opťra comique de
Sedaine. Sophie semblait n'en avoir pas bonne opinion; elle se fit
presser quelque temps pour s'expliquer et dťclarer les motifs de son
prťjugť. ę_C'est que_, reprit-elle avec vivacitť par ce vers de Boileau:
Rien n'est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.Ľ
* * * * *
Mlle Allard fut la maÓtresse du duc de Chartres, du prince de
Guimenťe, du duc de Mazarin et d'un rťgiment de roturiers. S'ťtant fait
peindre par Lenoir dans l'ťtat oý parut Vťnus devant le berger P‚ris,
quelqu'un dit que la tÍte de cette figure n'ťtait pas ressemblante.
ę_Qu'est-ce que cela fait_, reprit Sophie; _Allard serait sans tÍte que
tout Paris la reconnaÓtrait_.Ľ
* * * * *
Marmontel dťbuta dans la carriŤre littťraire par des tragťdies et des
opťras. Ses Contes Moraux, qui parurent bientŰt aprŤs, lui acquirent la
plus grande rťputation; il y puisa le sujet de quelques jolies comťdies,
et l'on sait que sa piŤce de Zťmire et Azor est tirťe d'un ancien conte
intitulť _la Belle et la BÍte_. Mlle Arnould ťtant allťe voir jouer
ce demi-opťra, elle dit ŗ quelqu'un qui s'extasiait sur cet oeuvre
dramatique: ę_C'est la musique qui est LA BELLE._Ľ
* * * * *
Le Mierre[37] lui disait un jour:--Rappelez-vous que d'Alembert, aprŤs
la premiŤre reprťsentation d'Hypermnestre, a dit que j'ai fait faire un
pas ŗ la tragťdie. Elle reprit en riant: ę_Est-ce en avant ou en
arriŤre?_Ľ
[37] M. F. D. N., pťnťtrť de la lecture des ouvrages de ce poŽte, a
composť le distique suivant pour le portait de Mme Le Mierre:
Bras, front, sein, port, teint, taille, oeil, pied, nez, dent, main,
bouche,
Tout en elle est attrait, tout est tentant, tout touche.
* * * * *
Quelques jours aprŤs la nomination de M. de Boynes au dťpartement de la
marine, on donna ŗ l'Opťra une piŤce dont un des actes offrait la vue
d'une mer couverte de vaisseaux. Le nouveau ministre se trouvant ŗ cette
reprťsentation, quelqu'un le fit remarquer ŗ Mlle Arnould. ę_Ne
voyez-vous pas_, dit-elle, _qu'il vient ici prendre une idťe de la
marine_.Ľ
* * * * *
On dit que Valeria Coppiola, cťlŤbre chorťgraphe romaine, dansait,
sautait et cabriolait encore sur le thť‚tre ŗ l'‚ge de cent quatre ans,
aprŤs y avoir figurť pendant quatre-vingt onze ans consťcutifs: une
danseuse de l'Opťra voulant sauter sur ses traces, refusait sa retraite
malgrť ses longs travaux. ę_Elle est bienheureuse d'Ítre aussi ingambe_,
dit Sophie, _car ŗ son ‚ge on ne sait ordinairement sur quel pied
danser_.Ľ
* * * * *
La manie des titres de noblesse fit prendre ŗ M. de Pezai celui de
marquis[38], quoiqu'il ne fŻt que le fils d'un nommť Masson, ancien
commis du contrŰle gťnťral. Ce poŽte voulant paraÓtre ŗ la cour, acheta
une gťnťalogie qui le faisait descendre d'un comte Massoni d'Italie, et
ŗ la faveur de ce brillant vernis il ťpousa une jolie femme ŗ laquelle
M. de Maurepas fit donner par le roi une dot considťrable. ę_Ce jeune
homme_, disait Sophie, _a tant de prťtentions qu'il donnerait la moitiť
de son bien pour Ítre auteur, et le reste pour Ítre gentilhomme_.Ľ
[38] M. R. a fait sur ce littťrateur l'ťpigramme suivante:
Ce jeune homme a beaucoup acquis,
Beaucoup acquis, je vous assure;
Car, en dťpit de la nature,
Il s'est fait poŽte et marquis.
* * * * *
Aux fÍtes de la cour qui eurent lieu ŗ Versailles ŗ l'occasion du
mariage du dauphin, Mme la duchesse de Villeroi composa les paroles
d'un ballet mÍlť de chant et de danse, intitulť _la Tour enchantťe_.
Cette tour ťtait une petite machine en papier huilť vert et blanc.
Mlle Arnould qu'on y voyait ŗ travers une petite porte de gaze
blanche, avait l'air d'un avorton conservť dans un bocal d'esprit de
vin. On en fit la remarque ŗ Sophie aprŤs la piŤce, et elle rťpondit:
ę_Cela est tout simple, puisque je suis le fruit d'une fausse couche de
Mme la duchesse de Villeroi._Ľ
* * * * *
Sedaine[39] ťtant venu lui faire visite aprŤs la reprťsentation d'une de
ses piŤces qui n'avait pas rťussi, on mit cet ťvťnement sur le tapis. Le
poŽte s'accusa d'avoir mal pris son temps, et dit:--La poire n'est pas
mŻre.--_Cela ne l'a pas empÍchť de tomber_, reprit Sophie.
[39] Rťponse ŗ une dame qui, aprŤs la lecture des oeuvres de Sedaine,
marquait de la surprise sur les nombreux succŤs de cet auteur:
Eh! pourquoi, s'il vous plaÓt, n'aurait-il pas la vogue?
Il entend bien le dialogue;
Dans la Gageure il est divin,
Montauciel fait pleurer, Victorine fait rire:
Ma foi! pour Ítre un ťcrivain,
Il ne lui manque rien que de savoir ťcrire.
N.
* * * * *
Elle avait fait placer dans sa chambre ŗ coucher un trŤs-beau lit dont
le ciel offrait la forme d'une coupe renversťe. Un vieil amateur
examinant l'ťlťgance de ce nouveau meuble, s'ťcria:--Voici un bien beau
_dŰme_.--_Oui_, rťpondit-elle; _mais ce n'est pas celui des Invalides_.
* * * * *
Mlles VerriŤre ťtaient en 1772 deux courtisanes du vieux sťrail,
puisque l'une d'elles avait appartenu au marťchal de Saxe et en a eu une
fille; mais leur opulence, la sociťtť distinguťe qui allait chez elles,
leurs talens et l'habitude oý elles ťtaient de donner des spectacles, y
attiraient beaucoup d'amateurs. Colardeau, longtemps attachť ŗ leur
char, fut remplacť par La Harpe, qui jouait la comťdie dans cette
assemblťe. Sophie disait en faisant allusion aux diffťrens rŰles que ces
nymphes avaient jouť dans le monde: ę_Une femme galante est un recueil
d'historiettes dont l'introduction est le plus joli chapitre; on se le
prÍte, on s'en amuse; mais ce livre est bientŰt lu; enfin il se dťlabre,
et il ne reste aux curieux que l'errata._Ľ
* * * * *
Coqueley de Chaussepierre, avocat plus renommť par ses bouffonneries que
par son ťloquence, se plaignait d'avoir ťtť cruellement trompť par une
femme charmante dont la fraÓcheur l'avait sťduit. ę_Voilŗ comme vous
faites tous_, lui dit Sophie; _vous aurez jugť son affaire sur
l'ťtiquette du sac_.Ľ
Lorsque Dorat faisait la cour ŗ Mlle Dubois, actrice du
Thť‚tre-FranÁais, celle-ci alla consulter sa bonne amie Sophie sur le
traitement qu'on devait faire ťprouver ŗ ce soupirant. ę_Ma chŤre
Dubois_, lui dit-elle, _on ne prend un homme que pour l'un de ces trois
motifs, parce qu'il est riche, qu'il est homme ŗ sentimens, ou qu'il est
fort; ton Dorat est une petite espŤce, pauvre, froid et faible_[40]_; ce
n'est donc pas lŗ ton fait_.Ľ
[40] Bon Dieu! que cet auteur est triste en sa gaÓtť;
Bon Dieu! qu'il est pesant dans sa lťgŤretť:
Que ses petits ťcrits ont de longues prťfaces!
Ses fleurs sont des pavots, ses ris sont des grimaces.
Que l'encens qu'il prodigue est fade et sans odeur!
Il est, si je l'en crois, un heureux petit-maÓtre;
Mais si j'en crois ses vers, ah! qu'il est triste d'Ítre
Ou sa maÓtresse ou son lecteur.
LA HARPE.
Une grande dame se trouvant au Concert spirituel prŤs de Mlle
Arnould, dit aprŤs s'Ítre informťe du nom de l'actrice:--On devrait bien
distinguer par des marques honorables toutes les femmes
honnÍtes.--_Madame_, rťpartit Sophie, _pourquoi voulez-vous mettre les
filles dans le cas de les compter_?
* * * * *
Deux mousquetaires courtisaient Mlle Granville de l'Opťra. L'un d'eux
dit ŗ Sophie en parlant de son camarade:--Nous sommes rivaux et nous
vivons en frŤres.--_Oui_, rťpondit-elle, _mais vous vous aimez comme
deux frŤres qui ont une succession ŗ partager_.
* * * * *
Mlle Laguerre n'ťtant que fille des choeurs fut, dit-on, trouvťe en
flagrant dťlit dans une loge. Cette aventure amusa beaucoup les
habituťs de l'Opťra; mais comme ce n'ťtait pas la premiŤre de ce genre,
l'affaire n'eut aucune suite. Quelques jours aprŤs, par un temps
trŤs-froid, cette actrice parut ŗ la rťpťtition avec une robe toute
garnie de fleurs. ę_Bon Dieu!_ lui dit Sophie, _tu as l'air d'une serre
chaude_.Ľ
* * * * *
Un anglomane lisait une traduction qu'il avait faite de la tragťdie de
Macbeth, et en vantait beaucoup les beautťs. ę_Quel sujet noir et
froid!_ s'ťcria Sophie; _c'est une nuit d'hiver que cette piŤce-lŗ_.Ľ
* * * * *
Les cheveux ťtaient un des genres de beautť qui brillaient en Mme
Dubarri, et qu'elle soignait davantage; elle avait appartenu dans sa
jeunesse au coiffeur Lamet, et c'est d'elle que sont venus depuis,
lorsqu'elle fut dans le cas de faire exemple, les chignons adoptťs par
les femmes du plus haut parage. Cette mode fit naÓtre des chansons et
des caricatures aux auteurs desquelles la bontť de la favorite pardonna
toujours; mais un jour Sophie fut menacťe de Sainte-Pťlagie, pour avoir
dit au sujet d'une prochaine disgr‚ce de Mme Dubarri: ę_Quand le
BARIL roulera, le chancelier aura les jambes cassťes._Ľ
* * * * *
Le marquis de Pezai, surnommť le singe de Dorat, portait des talons
rouges et se donnait tous les airs d'un grand seigneur. Une dame ŗ
laquelle il faisait la cour demanda ŗ Mlle Arnould si elle
connaissait sa famille.--_Certainement_, rťpondit-elle, _c'est le fils
de Scarron_.--Vous plaisantez, sans doute?--_Non, vraiment; Scarron
n'a-t-il pas fait le MARQUIS RIDICULE?_
* * * * *
Le docteur Lťger, mťdecin renommť parmi les vierges de l'Opťra,
s'ťtonnait de ce que les femmes galantes donnaient plus d'amour qu'elles
n'en prenaient. ę_C'est comme les bons mťdecins_, dit Sophie, _qui ne
prennent jamais de mťdecine_.Ľ
* * * * *
Le boucher Colin, aprŤs avoir fait pendant six ans les honneurs de la
cuisine de Mlle Duplant, se trouva totalement ruinť, et fut obligť de
se mettre ŗ l'annťe chez un confrŤre qu'il avait lui-mÍme occupť dans sa
splendeur. Pendant une rťpťtition, on laissa par mťgarde aller sur le
thť‚tre de l'Opťra un gros chien de boucher. Sophie appela aussitŰt sa
camarade, et lui dit: ę_Tiens, Duplant, voici le coureur de ton amant._Ľ
* * * * *
Le marquis de LettoriŤre[41], cet aimable rouť qui ruina tant de femmes,
et dont la dťpense aurait tari les sources du Pactole, avait ťtť mis aux
arrÍts pour avoir battu un de ses crťanciers. Il perÁa pendant la nuit
le mur de sa prison et alla coucher avec une nymphe de l'Opťra. A cette
nouvelle Sophie dit: ę_Cet ťtourdi paie joliment ses dettes; il fait un
trou pour en boucher un autre._Ľ
[41] Ce jeune militaire ťtant de service ŗ Versailles, gagna la petite
vťrole de Louis XV, et en mourut. On l'enterra comme un homme qui
n'avait plus rien; on l'oublia comme un ruban dont la mode est passťe.
* * * * *
Mlle Duperrey, charmante danseuse de l'Opťra, pleine de gr‚ces et de
talens, se mit au couvent par dťpit de n'avoir pu fixer le danseur
Dauberval qu'elle voulait ťpouser. Quelques jours avant cette fugue,
Sophie lui avait dit: ę_Ma chŤre Duperrey, la femme qui se marie met la
main dans un sac oý il n'y a qu'une anguille sur une centaine de
serpens; il y a cent ŗ parier contre un qu'au lieu de l'anguille c'est
un serpent qu'elle prendra._Ľ
* * * * *
M. *** avait le dťfaut de bredouiller; un jour qu'il faisait de grands
complimens ŗ Mlle Arnould sur son esprit et ses talens: ę_Mťnagez
mon amour-propre_, lui dit-elle, _et souvenez-vous qu'en fait de
flatterie on aime mieux le peintre que le barbouilleur_.Ľ
* * * * *
Les Fables de Dorat ont des gr‚ces que ce genre semble proscrire, et
l'affectation du bel esprit en ťcarte presque toujours la simplicitť et
la naÔvetť du fabuliste. On a dit qu'il voulait rire comme La Fontaine,
mais qu'il n'avait pas la bouche faite comme lui. Mlle Arnould
disait, en faisant allusion aux gravures prodiguťes dans les Fables de
ce poŽte musquť: ę_Ce pauvre Dorat se sauve par les planches._Ľ
* * * * *
Un de ces petits maÓtres en soutane qui fourmillaient alors dans toutes
les sociťtťs, et qui, comme l'abbť Pellegrin, dÓnaient de l'autel et
soupaient du thť‚tre, se lia avec Sophie, et voulut goŻter le plaisir
des ťlus: _ęO ciel! que me proposez-vous lŗ_, s'ťcria-t-elle; _vous ne
savez donc pas que j'ai rayť de mes tablettes l'histoire
ecclťsiastique?_Ľ
* * * * *
C'est le 5 fťvrier 1772, dit le baron de Grimm dans sa correspondance,
que le duc de la Vauguyon alla rendre compte au tribunal de la justice
ťternelle de la maniŤre dont il s'ťtait acquittť du devoir effrayant et
terrible d'ťlever un dauphin de France, et recevoir le ch‚timent de la
plus criminelle des entreprises, lorsqu'elle ne s'accomplit pas au grť
de toute la nation. Le lendemain de son dťcŤs, l'Opťra donna _Castor et
Pollux_. Le ballet des diables ayant manquť, et messieurs les dťmons
dansant tout de travers, Sophie Arnould dit: ę_Qu'ils ťtaient si
troublťs par l'arrivťe de M. le duc de la Vauguyon que la tÍte leur en
pťtait._Ľ
* * * * *
M. ***, intendant du prince de Guťmenť, devait sa fortune ŗ celle de son
maÓtre, dont il n'avait pas mal embrouillť les affaires. Cet homme avait
de l'esprit, faisait des vers et travaillait ŗ un opťra. Un de ses amis
ayant communiquť l'ouvrage ŗ Mlle Arnould, elle lui dit: ę_Je trouve
que l'auteur a un peu pillť; mais au surplus c'est digne d'un_ VOLTAIRE
(vole terre).Ľ
* * * * *
Mlle Rey avait entrepris de dťgourdir un grand jeune homme qui ťtait
_clerc_ de notaire. Un jour cet aimable prťcepteur se plaignit ŗ Sophie
de la bÍtise de son ťlŤve: ę_Tu ne savais donc pas_, lui rťpondit-elle,
_que les plus grands clercs ne sont pas les plus fins_.Ľ
* * * * *
L'abbť Terray fut nommť contrŰleur gťnťral des finances en 1769. Peu de
ministres se sont trouvťs dans une position plus difficile et plus
orageuse, et ceux dont il avait blessť les intťrÍts particuliers pour
sauver la fortune publique s'en vengŤrent par mille quolibets. Ce
ministre ayant paru, ŗ l'entrťe de l'hiver, avec un superbe manchon,
Mlle Arnould dit: ę_Qu'a-t-il besoin d'un manchon? il a toujours les
mains dans nos poches._Ľ
* * * * *
Mlle R...., nťe en 1756, dťbuta ŗ la Comťdie-FranÁaise en 1772, avec
le plus grand ťclat. Ses talens excitŤrent la jalousie de ses
camarades, et Mlle Vestris, maÓtresse du marťchal duc de Duras, forma
contre elle une cabale affreuse. Un jour qu'elle jouait l'_Emilie_ de
Cinna, un chat qui se trouvait dans la salle se mit ŗ miauler. ę_Je
parie_, dit Sophie, _que c'est le chat de la Vestris_.Ľ[42]
[42] En 1779 il parut une chanson sur les actrices de la
Comťdie-FranÁaise. Voici le premier couplet:
_Air des trois Fermiers._
La VESTRIS achŤte ŗ grand prix
Les bravo de la populace;
A force d'art et de grimace,
Elle fait applaudir ses cris.
Mais elle ne vaut, ŗ tout prendre, (_bis_
Pas un sou,
Pas un sou,
Pas un soupir tendre. _bis._)
On sait que M. Masson de Pezai prenait le titre de marquis afin
d'augmenter ses qualitťs. Un jour que ce poŽte signait devant Sophie, en
y joignant sa nouvelle seigneurie, elle lui dit: ę_Prenez garde ŗ ce que
vous faites, le sobriquet de_ marquis _pourrait bien vous rester_.Ľ
* * * * *
Le prince _d'Hťnin_, capitaine des gardes du comte d'Artois, n'ťtait pas
fort considťrť. Champcenetz l'appelait le _Nain des princes_. Ce
seigneur ťtant devenu amoureux de Mlle Arnould, employa tous ses
moyens pour lui plaire. Un jour qu'il s'efforÁait vainement d'obtenir un
tendre aveu, Sophie excťdťe rompit enfin le silence, et lui dit: ę_Vous
ne savez donc pas qu'il est souvent aussi difficile de faire parler une
femme que de la faire taire._Ľ
Mlle Clťophile sortit de chez Audinot pour entrer danseuse ŗ l'Opťra;
elle appartenait en 1773 au comte d'Aranda, qui lui donnait trois cents
louis de fixe par mois; ce qui la mit dans le cas de reprťsenter
convenablement. Cette nymphe, qui avait le regard un peu _rude_, ayant
fait faire son portrait, conduisit Mlle Arnould chez son peintre.
L'artiste dit ŗ celle-ci:--Croiriez-vous, mademoiselle, que je suis
amoureux de mon modŤle?--ę_En ce cas_, rťpondit Sophie, _faites-lui donc
les yeux DOUX_.Ľ
* * * * *
Le prťsident de..., auteur d'assez mauvais ouvrages, aprŤs avoir vťcu
dans la dissipation, se retira du monde pour cultiver dťvotement les
lettres. Quelqu'un disait, en parlant de lui:--Voilŗ donc le prťsident
devenu ermite; il a enfin renoncť ŗ _Satan_ et ŗ ses _pompes_.--Mlle
Arnould rťpartit: ę_Il devrait bien aussi renoncer ŗ ses oeuvres._Ľ
* * * * *
M. de BuzenÁais, et le prince de Nassau qui n'ťtait pas reconnu en
Allemagne, s'ťtaient battus en duel: on disait devant Sophie que le
premier avait fait beaucoup de faÁons avant de s'y dťterminer, et que
c'ťtait d'autant plus singulier qu'il passait pour bien manier l'ťpťe.
ę_C'est que_, reprit-elle, _les grands talens se font toujours prier_.Ľ
* * * * *
Un auteur lui remit un opťra en cinq actes, en la priant de l'examiner
et de lui en donner son avis. Il ajouta que dans cette composition il
n'avait pas voulu suivre la route ordinaire, et qu'il s'ťtait surtout
appliquť ŗ ťviter le style du langoureux _Quinault_ et du philosophe
_Voltaire_. ę_Monsieur_, lui rťpondit Sophie, _ťviter Voltaire et
Quinault, c'est s'asseoir par terre entre deux beaux siťges_.Ľ
* * * * *
M. Jacquemain, joaillier de la couronne, avait fait des folies pour
mademoiselle Granville, de l'Opťra. Sophie ayant vu cette nymphe en
petite loge avec M. de Joinville, maÓtre des requÍtes, lui demanda le
lendemain: ę_Si elle avait changť de metteur en oeuvre._Ľ
* * * * *
Mlle C... naquit ŗ Venise en 1754, mais elle fut ťlevťe en France;
elle dansa d'abord dans les ballets de la Comťdie-Italienne et se fit
remarquer par sa beautť. Le lord Mazarin en devint ťperduement amoureux
et voulut l'enlever. Ce danger fit quitter le thť‚tre ŗ la belle C...;
ses parens l'emmenŤrent en province, oý elle perfectionna les dons
prťcieux que la nature lui avait accordťs; elle revint ensuite ŗ Paris,
et elle fut reÁue ŗ la Comťdie-Italienne en 1773. Ses charmes
maÓtrisaient tous les coeurs; son jeu, sa voix, son maintien, tout
sťduisait en elle, et chaque jour poŽtes et financiers dťposaient ŗ ses
pieds le tribut de leur adoration. Cette charmante actrice avait peu
d'esprit. Un jour elle dit ŗ Mlle Arnould:--On m'adresse souvent des
vers; je voudrais bien apprendre ŗ m'y connaÓtre.--_Rien n'est plus
facile_, rťpondit Sophie; _dis toujours qu'ils sont mauvais, et tu ne te
tromperas guŤre_.
* * * * *
Le volume des Fables de Dorat se vendait un louis dans sa
nouveautť[43]. Quelqu'un se rťcriait sur la chŤretť de cet ouvrage.
ę_Examinez donc bien_, dit-elle, _le papier, les gravures et les
vignettes; vous verrez que les vers sont pour rien_.Ľ
[43] Lorsque ce poŽte fit paraÓtre son poŽme des _Baisers_, Guichard lui
adressa ce quatrain:
Pour vingt baisers sans chaleur, sans ivresse,
Prendre un louis! y penses-tu?
Eh, mon ami! pour un ťcu
J'en aurai cent de ta maÓtresse.
* * * * *
Un danseur entretenait une jeune figurante dont la complexion ťtait fort
maigre, et lorsqu'il ťtait avec elle il ne l'appelait jamais que _mon
chou_. Ce mot souvent rťpťtť fit dire ŗ Sophie: ę_Il paraÓt que cet
homme-lŗ ne fait pas ses CHOUX gras._Ľ
On a vu dans le mÍme temps figurer ŗ l'Opťra trois soeurs qui portaient
toutes les trois des noms de fleurs; l'une s'appelait _Rose_, l'autre
_Hyacinthe_, et la derniŤre _Marguerite_. Comme on les nommait devant
Sophie, elle s'ťcria: ę_Bon Dieu! quelle plate-bande!_Ľ
* * * * *
Un musicien, un peu gascon, se vantait d'Ítre aimť d'une femme charmante
qui demeurait dans le faubourg Saint-Marceau.--Oh! oh! dit un plaisant,
il y a bien de la boue dans ce quartier-lŗ.--Cela n'empÍche pas, reprit
l'artiste, que ma conquÍte y fait _du bruit_.--_En ce cas_, reprit
Sophie, _je gage que votre belle a des sabots_.
* * * * *
Un jeune mousquetaire qui croyait sans doute que l'amour tient lieu de
tout, faisait une cour assidue ŗ une jolie danseuse, mais dont le coeur
ne s'ouvrait qu'avec une clef d'or. Un jour qu'il se plaignait de
n'obtenir de sa belle que de vaines promesses, Mlle Arnould lui dit:
ę_Il faut Ítre bien novice pour ignorer que l'amant qui ne dťpense qu'en
soupirs n'est payť qu'en espťrances._Ľ
* * * * *
Ce qui a surtout nui ŗ l'abbť Terray[44] dans l'esprit des Parisiens,
c'est qu'il montrait dans ses rťponses trop de mťpris pour l'opinion
publique. On lui reprochait un jour qu'une de ses opťrations
ressemblait fort ŗ prendre l'argent dans les poches. ę_Et oý voulez-vous
donc que je le prenne?_Ľ rťpondit-il. Une autre fois on lui disait, une
telle opťration est injuste. ę_Qui vous dit qu'elle est juste?_Ľ
rťpliqua-t-il. Un coryphťe de l'Opťra ťtant allť solliciter prŤs de lui
le paiement des pensions de plusieurs de ses camarades, revint
tristement dire ŗ Sophie que l'abbť Terray l'avait fort mal accueilli.
ę_Je n'en suis point surprise_, rťpondit-elle; _comment paierait-il ceux
qui chantent, quand il ne paie pas ceux qui pleurent_.Ľ
[44] Lorsqu'on porta les sacremens ŗ ce ministre, une poissarde se mit ŗ
dire: _On a beau lui porter le bon Dieu, il n'empÍchera pas que le
diable ne l'emporte._
* * * * *
Un jeune poŽte paraissait indťcis sur le genre de composition dramatique
dont son gťnie devait s'occuper.--Conseillez-moi, disait-il ŗ Mlle
Arnould, oý dois-je me fixer, et quel modŤle prendrai-je?--_Croyez-moi_,
rťpondit-elle, _fixez-vous au Thť‚tre-FranÁais, et t‚chez d'y prendre
RACINE_.
* * * * *
En 1773 le Palais-Royal, bien diffťrent de ce qu'il est aujourd'hui[45],
renfermait un jardin beaucoup plus vaste. Une allťe d'antiques
marronniers formant le berceau, prťsentait un agrťable spectacle par la
brillante compagnie qui s'y rassemblait trois fois par semaine; des
concerts dťlicieux qui se prolongeaient jusqu'ŗ deux heures du matin,
ajoutaient aux charmes des belles soirťes d'ťtť. Sophie occupait alors
un appartement qui donnait sur ce jardin. Voulant tirer un feu
d'artifice ŗ l'occasion de la naissance du duc de Valois, elle ťcrivit
au duc d'Orlťans la lettre suivante:
[45] C'est en 1781 que le duc de Chartres fit construire le nouveau
Palais-Royal; on y afficha les vers suivans:
Le prince des gagne-deniers,
Abattant des arbres antiques,
Nous rťserve sous ses portiques,
Au travers de petits sentiers,
L'air ťpurť de ses boutiques
Et l'ombrage de ses lauriers.
ęMONSEIGNEUR,
ęSuivant un usage antique, ŗ la naissance des rois on apportait de
l'or, de la myrrhe et de l'encens; l'or aujourd'hui serait une
offrande trop vile pour un grand prince comme vous; la myrrhe est, je
crois, un aromate peu agrťable; quant ŗ l'encens, tant de mains
dťlicates le font fumer devant vous que je n'ai garde de m'en mÍler.
Par la position de ma demeure sur le jardin de votre palais,
Monseigneur, je me trouve ŗ portťe de faire parvenir jusqu'ŗ l'auguste
accouchťe l'ťclat et le bruit de notre hommage. Le dťdaignerez-vous?
Je n'ai ŗ prťsenter ŗ Votre Altesse qu'un petit feu, une explosion
vive et beaucoup de fumťe; celui dont brŻlent nos coeurs pour Votre
Altesse est plus durable et ne s'ťteindra qu'avec nos vies.
ęJe suis, etc.Ľ
Le duc d'Orlťans accorda la demande, et Sophie fit tirer son petit feu,
ŗ la grande satisfaction de tous ceux qui en furent tťmoins.
* * * * *
Le marquis de L. ayant eu du goŻt pour Mlle Grandi, danseuse ŗ
l'Opťra, celle-ci peu cruelle l'admit ŗ sa couche et fit les choses
trŤs-gťnťreusement, s'en rapportant ŗ la munificence du seigneur, et
n'imposant aucune condition. Le lendemain son amant lui demanda ce qui
lui faisait plaisir. Elle parla de _chatons_, qui s'assortiraient ŗ
merveille avec un collier qu'elle avait. Le surlendemain il arriva ŗ
Mlle Grandi une corbeille pleine de petits chats. Cette facťtie fit
beaucoup rire, et lorsque Sophie revit sa camarade, elle lui dit: ę_Je
ne suis point surprise de ce qui t'arrive, ma chŤre Grandi; tes SOURIS
doivent attirer les CHATS._Ľ
* * * * *
Une actrice de l'Opťra qui faisait la prude amena un soir au foyer une
petite fille de sa faÁon, qu'elle appelait sa niŤce. Cette jolie enfant
ťtait remplie de gr‚ces, et chacun la faisait jaser. Quand ce fut au
tour de Sophie, elle lui dit: ę_Ma petite, il y a longtemps que je n'ai
eu le plaisir de te voir; comment se porte mademoiselle ta mŤre?_Ľ
Le duc de la VrilliŤre[46] avait pour maÓtresse une femme d'un excessif
embonpoint, qui avait beaucoup d'empire sur son esprit. Un jeune homme
ayant besoin de la protection de ce ministre, demanda ŗ Mlle Arnould
le moyen de lui prťsenter un placet. ę_Adressez-vous ŗ sa maÓtresse_,
rťpondit-elle; _on parvient ŗ tout par le canal des GRASSES_.Ľ
[46] Ce ministre s'ťtait successivement appelť Phťlippeaux,
Saint-Florentin et la VrilliŤre. On lui a fait cette ťpitaphe:
Ci-gÓt, malgrť son rang, un homme fort commun,
Ayant portť trois noms et n'en laissant aucun.
* * * * *
Mlle Allard s'ťtant plus occupťe de ses plaisirs que de ses intťrÍts,
se trouva sur la fin de sa brillante carriŤre sans fortune et sans
amans; elle acquit avec les annťes un embonpoint excessif, et
l'ťnormitť de sa taille ťloigna peu ŗ peu tous ses adorateurs. ę_Pauvre
Allard_, disait Sophie, _elle s'agrandit sans garder ses conquÍtes_.Ľ
* * * * *
Le chevalier de C., vivement ťpris des charmes de Mlle Arnould, lui
jurait un amour ťternel, et ne demandait en retour qu'une heure de
complaisance. ę_Le dťsir vous aveugle_, lui dit-elle; _une femme dont on
sollicite les faveurs est comme une ťnigme dont on cherche le mot: dŤs
qu'on a pťnťtrť l'une et l'autre, elles sont bientŰt oubliťes_.Ľ
* * * * *
Mlle Jude ťtait une danseuse surnumťraire de l'Opťra, qui, ŗ la
faveur de ce titre, ŗ l'abri des persťcutions de ses parens et des
recherches de la police, se livrait au culte de Vťnus avec tant
d'ardeur, d'intelligence et d'ťconomie que malgrť qu'elle fŻt trŤs-jeune
encore, elle avait dťjŗ des rentes, de l'argent comptant et un fort beau
mobilier. Ayant pris un abbť pour son coadjuteur, elle eut des scrupules
sur un tel choix. ę_Rassure-toi_, lui dit Sophie; _il est bien dťfendu
aux prÍtres d'avoir des femmes; mais aucun canon n'a interdit aux femmes
l'usage des prÍtres_.Ľ
* * * * *
On donna en 1774, pour les fÍtes de la cour, l'opťra de _Cťphale_. Le
poŽme est de Marmontel et la musique de Grťtry. Cette piŤce obtint un
grand succŤs ŗ Versailles, mais elle trouva des juges sťvŤres ŗ Paris.
Le mot latin _aura_, que le poŽte crut devoir conserver en franÁais, fit
naÓtre le jeu de mots _ora pro nobis_, et Sophie eut la malice de dire
ę_que la musique de_ Cťphale _lui paraissait beaucoup plus franÁaise que
les paroles_.Ľ[47]
[47] LE CONCERT CHAMP TRE.
Qu'ils me sont doux ces champÍtres concerts
Oý rossignols, pinsons, merles, fauvettes,
Sur leur thť‚tre, entre des rameaux verts,
Viennent _gratis_ m'offrir leurs chansonnettes!
Quels opťras me seraient aussi chers?
Lŗ n'est point d'art, d'ennui scientifique:
Gluck et Rameau n'ont point notť les airs;
Nature seule en a fait la musique,
Et _Marmontel_ n'en a point fait les vers.
LEBRUN.
* * * * *
Le 24 mars 1774, Mlle Arnould, par un pur caprice, refusa de chanter,
et ce jour-lŗ elle eut la hardiesse de se montrer ŗ l'Opťra, en disant
ę_qu'elle venait prendre une leÁon de Mlle Beaumesnil_.Ľ Les
directeurs se plaignirent au duc de la VrilliŤre, qui, au lieu d'envoyer
cette actrice rebelle au Fort-l'EvÍque, se contenta de la rťprimander.
Des spectateurs de mauvaise humeur allŤrent ŗ l'Opťra le mardi suivant
pour la siffler; mais ils n'en eurent pas le courage, et la sťduction de
son jeu leur fit oublier ce projet.
* * * * *
Le duc de F.[48] ne pouvant obtenir les faveurs d'une jeune personne
aussi sage que belle, ne trouva pas d'autre expťdient que de l'enlever
aprŤs avoir mis le feu ŗ la maison. On racontait l'ťvťnement devant
plusieurs vieilles coquettes qui se rťcriŤrent beaucoup sur les
circonstances de ce rapt. ę_Hťlas!_ dit Sophie, _les libertins enlŤvent
les belles, mais le temps plus cruel enlŤve la beautť_.Ľ
[48] Ce jeune seigneur avait un prťcepteur que son pŤre, le duc de R.,
trouva un jour en tÍte ŗ tÍte avec sa chŤre moitiť. _Que n'ťtiez-vous
lŗ, Monsieur?_ lui dit la duchesse avec dignitť; _quand je n'ai pas mon
ťcuyer je prends le bras de mon laquais_.
* * * * *
Le _notaire_ Clauze, grand amateur de filles et fort inconstant, eut,
dit-on, les prťmices de Mlle Dorival, l'une des plus jolies danseuses
de l'Opťra, et peu de temps aprŤs il quitta cette nymphe pour un nouvel
objet. Dorival pleurant la perte de son infidŤle, Sophie lui dit pour la
consoler: ę_Fais_ un acte _de contrition, pauvre innocente, et
souviens-toi qu'ŗ CythŤre on ne fait point de_ bail ŗ vie.Ľ
* * * * *
Lorsque Dorat fit jouer sa comťdie de _la Feinte par amour_, il ťtait
attachť au char de Mlle Dupuis de l'Opťra. Cette actrice s'ťtant
amourachťe d'un jeune mousquetaire, supposa une longue indisposition
pour Ítre plus libre chez elle. Quelque temps aprŤs Dorat demanda ŗ
Sophie si Mlle Dupuis avait ťtť rťellement malade. ę_Non_,
rťpondit-elle, _c'est une FEINTE par amour_.Ľ
* * * * *
Le baron du Hou.... avait fait dans ses terres, en Normandie, une _coupe
de bois_ de 80,000 liv., afin de mieux payer les faveurs d'une
courtisane nommťe _Brťman_. Ce fou fieffť ťtant venu ŗ l'Opťra dans un
costume magnifique, Mlle Arnould dit ŗ quelqu'un: ę_Regardez donc le
baron comme il porte bien son BOIS._Ľ
* * * * *
Les _ponts_ ont singuliŤrement influť sur la vie de Mme Dubarri.
Cette cťlŤbre courtisane naquit ŗ Paris au _Pont-aux-Choux_, et dŤs
l'‚ge le plus tendre elle exerÁa ses talens sur le _Pont-Neuf_; le
_Pont-Royal_ la vit le sceptre en main, et ŗ la mort de son illustre
amant elle fut exilťe au _Pont-aux-Dames_. AprŤs avoir ťmigrť en
Angleterre elle revint ŗ Paris en 1793, et finit sa vie prŤs du _Pont de
la Rťvolution_. Sophie apprenant la mort de Louis XV et l'exil de Mme
Dubarri, dit en regardant tristement ses camarades: ę_Nous voilŗ
orphelines de pŤre et de mŤre._Ľ
* * * * *
P. n'ayant pu faire jouer sa comťdie des _Courtisanes_, attaqua
juridiquement la troupe des comťdiens franÁais, et publia une ťpÓtre
intitulťe: _RemercÓmens des Demoiselles du monde aux Demoiselles de la
Comťdie-FranÁaise, ŗ l'occasion des_ Courtisanes, _comťdie_. Cette
satire ameuta contre lui toutes les prÍtresses de Vťnus. Quelqu'un
disait ŗ Sophie que P.[49], si mťchant dans ses ťcrits, ťtait pourtant
un bon homme. ę_Ne vous y fiez pas_, reprit-elle, _il a des griffes
jusque dans les yeux_.Ľ
[49] Ce littťrateur disait ŗ Chťnier que deux concurrens pour une place
ŗ l'Institut lui avaient passť sur le corps: _Mon ami_, rťpondit le
poŽte, _vous Ítes le pont aux ‚nes_.
* * * * *
Une figurante jeune et jolie se fit quelque temps remarquer par sa
conduite sage et rťservťe; elle rťsista au torrent qui entraÓnait ses
camarades, et pour se faire une ťgide contre les traits de la sťduction,
elle prit un mari. Quelqu'un admirant les moeurs de cette danseuse,
disait qu'elle avait beaucoup de vertus. ę_Hť bien_, reprit Sophie,
_elle a cela de commun avec les SIMPLES_.Ľ
* * * * *
Mlle Laguerre se promenait dans les coulisses de l'Opťra, entourťe de
quelques adorateurs. Sophie s'approcha de cette nymphe, et lui touchant
son ventre qui s'arrondissait visiblement: ę_Voilŗ_, dit-elle, _le
recueil de ces messieurs_.[50]Ľ
[50] Allusion plaisante ŗ un ouvrage qui, sous ce titre, jouissait alors
d'une certaine vogue.
* * * * *
Un _procureur_ au parlement qui s'ťtait presque ruinť au service de
Mlle Duplant, vint un soir au foyer de l'Opťra. Quelqu'un qui le
reconnut dit ŗ voix basse:--_Voici un dindon que_ Duplant _a bien
plumť_.--_Cela ne l'empÍche pas de voler_, rťpartit Sophie.
* * * * *
Une dame de _Hunolstein_[51] s'engoua tellement de Sophie qu'elle avait
vue dans le rŰle d'_Iphigťnie_, qu'elle en ťtait devenue presque
amoureuse. Celle-ci voulant en marquer sa reconnaissance, lui envoya un
chapeau fort galant qu'elle nomma _chapeau ŗ l'Iphigťnie_. La jeune dame
ne pouvant parvenir ŗ ajuster cette coiffure ŗ son goŻt, envoya chez
l'actrice un laquais balourd qui fit plaisamment sa commission. Il
trouva Sophie ŗ sa toilette entre le prince d'Hťnin son amant payant, et
un coiffeur son amant payť; il lui dit:--Mademoiselle, Mme la
comtesse vous remercie du chapeau que vous lui avez envoyť, mais elle ne
peut rťussir ŗ l'arranger comme vous, et elle vous prie de lui envoyer
celui qui vous le met.--_Iphigťnie_ alors se tournant avec majestť vers
ses deux favoris, leur dit le plus gravement du monde: ę_Hť bien, qui
est-ce qui marche aujourd'hui?_Ľ
[51] Cette dame ťtait une jeune et jolie femme attachťe ŗ la duchesse de
Chartres. Le marquis de la Fayette qui en ťtait ťpris, ne pouvant
rťussir auprŤs d'elle, de dťpit passa chez les insurgens, et elle devint
indirectement le principe de sa fortune et de sa gloire.
* * * * *
Le 22 fťvrier 1774, l'Acadťmie royale de Musique donna la premiŤre
reprťsentation de _Sabinus_, tragťdie lyrique en quatre actes, qui avait
ťtť reprťsentťe ŗ Versailles pour les fÍtes de la cour le 4 dťcembre
1773; le poŽme est de Chabanon, la musique de Gossec. Cet opťra n'eut
pas plus de succŤs ŗ la ville qu'ŗ la cour; on ne s'aperÁut pas mÍme de
l'attention que les auteurs avaient eue de le rťduire en quatre actes
aprŤs l'avoir donnť d'abord en cinq; ce qui fit dire ŗ Mlle Arnould
que ę_le public ťtait un ingrat de s'ennuyer quand on se mettait en
QUATRE pour lui plaire_.Ľ
* * * * *
Elle rencontra, en se promenant au bois de Boulogne, un mťdecin de sa
connaissance qui cheminait avec un fusil sous le bras.--_Oý allez-vous
donc ainsi armť?_ lui demanda Sophie.--Je vais ŗ Longchamp voir un
malade.--_Il paraÓt_, reprit-elle, _que vous avez peur de le manquer_.
* * * * *
Une jeune danseuse s'ťtait avisťe de devenir amoureuse folle d'un violon
de l'Opťra. Sa mŤre s'en plaignit amŤrement en prťsence de Sophie, qui
dit ŗ la novice:--_Mademoiselle, vous n'avez point l'esprit de votre
ťtat; on vous passe de cťder ŗ quelque caprice, pourvu que cela ne fasse
pas de bruit; mais une demoiselle d'Opťra ne doit avoir ouvertement un
coeur que pour la fortune._--C'est bien parlť, s'est ťcriťe la mŤre. Oh!
Mademoiselle, que ma fille n'a-t-elle votre esprit! Il n'est pas
surprenant que vous soyez si riche.
* * * * *
En 1775 on donna ŗ l'Opťra _CythŤre assiťgťe_, opťra-comique de Favart,
remis en musique par Gluck. Cette piŤce est le triomphe de la beautť sur
la force; malheureusement Favart a tirť un mauvais parti de ce sujet.
Lors de la premiŤre reprťsentation les guerriers, pour monter ŗ
l'assaut, apportaient des ťchelles. On demanda ŗ quoi bon. Sophie
rťpondit que ę_c'ťtait pour afficher un nouvel opťra_.Ľ
* * * * *
Mlle Grandi s'ťtait liťe avec un Amťricain qu'elle trouva un matin
couchť avec une jeune nťgresse. Cette infidťlitť piqua son amour-propre,
et ses camarades en furent bientŰt instruites. Sophie lui dit pour la
consoler: ę_Ah! ma chŤre, les hommes sont des camťlťons qui changent de
couleur pour tromper toutes les femmes._Ľ
* * * * *
Elle ťtait dans un cercle oý plusieurs acadťmiciens faisaient assaut
d'esprit; c'ťtait un vrai cliquetis de pointes et de saillies. ę_Ne
trouvez-vous pas_, dit-elle ŗ une de ses voisines, _que les
beaux-esprits sont comme les roses; une seule fait plaisir, un grand
nombre entÍte_.Ľ
* * * * *
Mlle Duthť[52], originairement figurante ŗ l'Opťra, puis aux
promenades nocturnes du Palais-Royal, fut la premiŤre maÓtresse du duc
de Chartres, et elle devint ensuite celle du comte d'Artois. Un peintre
nommť Perrin voulut se signaler, en 1775, par le portrait de cette
cťlŤbre courtisane; il en avait fait deux qu'il montrait aux amateurs;
l'un trŤs-grand, oý il la reprťsentait en pied, parťe de tout le luxe
des vÍtemens ŗ la mode; l'autre plus petit, oý il la montrait nue, avec
le dťtail de tous ses charmes. Quelqu'un s'ťcria en voyant ce dernier
tableau:--Voici une charmante Danať.--_Dites plutŰt_, reprit Sophie, _le
tonneau des DanaÔdes_.
[52] En 1775 le comte d'Artois ayant eu part aux faveurs de cette
nymphe, les plaisans dirent que ce prince venait ŗ Paris prendre _du
thť_ quand il ťtait gorgť de biscuit de _Savoie_. On sait que la
comtesse d'Artois ťtait une princesse de Savoie.
* * * * *
Il parut en 1775 une facťtie intitulťe _les Curiositťs de la Foire_, oý
les filles les plus cťlŤbres de Paris ťtaient dťsignťes allťgoriquement
sous des noms d'animaux rares; elles en furent cruellement offensťes,
mais ne purent se venger de l'auteur anonyme. Le sieur Landrin, poŽte
vouť au thť‚tre d'Audinot, imagina de composer une petite piŤce sur ce
sujet et sous le mÍme titre. Mlle Duthť assistant ŗ la premiŤre
reprťsentation, s'y reconnut si sensiblement, qu'elle en tomba en
syncope. Cet ťvťnement fit grand bruit parmi les filles du haut style.
Les partisans de cette nymphe criŤrent au scandale, et le duc de Dur.,
son amant, obtint, malgrť l'approbation de la police et les dťsirs du
public, que cette piŤce ne fŻt plus jouťe. Mlle Arnould, piquťe
contre quelques seigneurs de la cour qui commentaient cette satire, dit:
ę_Pourquoi n'a-t-on pas mÍlť quelques courtisans parmi les courtisanes?
Dans une mťnagerie, les m‚les doivent figurer ŗ cŰtť des femelles._Ľ
* * * * *
M. _Poisson_ de Malvoisin recherchait les bonnes gr‚ces d'une jeune
figurante, qui le rebutait toujours ŗ cause de son ‚ge. Sophie dit ŗ
cette novice: ę_Ce ne sont pas les annťes qu'il faut compter; dans les
mariages que fait Plutus, on voit presque toujours jeune chair et vieux
POISSON._Ľ
* * * * *
Elle passa pour avoir ťtť en mariage rťglť, pendant huit jours, avec M.
Bertin, que les nymphes de l'Opťra appelaient _Bertinus_. Un jour deux
hommes se trouvant sur le thť‚tre de l'Opťra derriŤre Sophie, sans le
savoir, plaignaient beaucoup M. Bertin des infidťlitťs et des mauvais
procťdťs qu'il avait essuyťs de la part de ces demoiselles, ajoutant
qu'il ne le mťritait pas, qu'il ťtait gťnťreux, aimable, facile, etc.,
etc. Sophie se retourne et dit: ę_On voit bien que ces messieurs ne
l'ont pas eu._Ľ
* * * * *
Mlle Levasseur, en entrant ŗ l'Opťra, changea de nom comme toutes ses
compagnes, et prit celui de _Rosalie_; mais la comťdie intitulťe _les
Courtisanes_ la dťgoŻta de son choix. L'une des hťroÔnes de cette piŤce
s'appelle _Rosalie_, et Rosalie actrice ne voulant pas Ítre confondue
avec Rosalie courtisane, reprit son premier nom. Sophie disait de
Mlle Levasseur qui ťtait passablement laide: ę_Cette Rosalie, au lieu
de changer de nom, aurait bien dŻ changer de visage._Ľ
* * * * *
La duchesse de Chaulnes ayant ťpousť un maÓtre des requÍtes nommť de
Giac, perdit par cette mťsalliance le tabouret qu'elle avait ŗ la cour;
elle disait ŗ ceux qui s'ťtonnaient qu'elle eŻt sacrifiť son rang ŗ de
folles amours:--_J'aime mieux Ítre couchťe qu'assise._--Cette dame ťtait
connue pour Ítre fort galante. Un jour elle rencontra Mlle Arnould et
lui demanda comment allait le mťtier. ę_Assez mal_, rťpondit-elle,
_depuis que les duchesses s'en mÍlent_.Ľ
* * * * *
Le goŻt des noms supposťs a produit parfois les scŤnes les plus
plaisantes, et il n'ťtait pas rare de voir se prťsenter ŗ la porte de
l'Opťra une pauvre journaliŤre couverte de haillons, pour rťclamer sa
fille ou sa niŤce que le jour prťcťdent elle avait vue dans un brillant
ťquipage. Mlle Dorival ťprouva cette humiliation. Un soir qu'elle
avait dansť dans _Ernelinde_, la mŤre ayant pťnťtrť jusqu'au foyer, se
jeta dans les bras de sa fille qui la reÁut avec dignitť en l'appelant
_madame_. A ce titre la tendresse maternelle se changea en fureur, et
cette comťdie eŻt fini par un drame, si le marquis de Chabrillant, amant
de la danseuse, n'eŻt pas entraÓnť la mŤre dans un cabinet oý on lui fit
boire force rasades pour appaiser son ressentiment. Mlle Arnould,
prťsente ŗ cette scŤne bachique, et voyant cette bonne mŤre vider tous
les flacons que l'on apportait, dit au marquis: ę_En vťritť, c'est une
M»RE A BOIRE que cette femme-lŗ._Ľ
* * * * *
_Le Barbier de Sťville_ est le mieux conÁu et le mieux fait des ouvrages
dramatiques de Beaumarchais; les caractŤres en sont bien marquťs et
assez soutenus pour le genre de l'_imbroglio_. Cependant le public
accueillit froidement cette comťdie: elle fut d'abord jouťe en cinq
actes (le 23 fťvrier 1775), mais l'auteur en supprima un, et l'intrigue
y gagna. Quelqu'un ayant dit ŗ Sophie que Beaumarchais allait mettre sa
piŤce en quatre actes: ę_Il ferait bien mieux_, reprit-elle, _de mettre
ses actes en PI»CES_.Ľ
Le marquis de BiŤvre fut le premier amant de Mlle R., comme le comte
de L. fut celui de Mlle Arnould. L'intimitť qui rťgna pendant quelque
temps entre ces deux actrices, lia naturellement M. de BiŤvre avec
Mlle Arnould, et c'est dans sa sociťtť qu'il reÁut le sobriquet de
_marquis Bilboquet_, par allusion ŗ son adresse ŗ jouer de cet
instrument et ŗ la frivolitť de son caractŤre. Sa manie des calembours
le rendit cťlŤbre, et plus d'un bel esprit t‚cha de l'imiter. Un soir
qu'il ťtait chez Sophie Arnould, une jolie femme lui dit en
souriant:--Faites donc un calembour sur moi.--_Attendez donc qu'il y
soit_, reprit Sophie.
* * * * *
Mlle Cr. aprŤs avoir fait par prťcaution trois quarantaines de suite,
entra au couvent des Carmťlites oý elle devint enceinte ŗ force de
travailler ŗ oublier le monde avec le directeur de cette maison.
ę_Cette vieille fille_, disait Sophie, _s'est retirťe du monde par
dťpit, s'est mise au couvent par ennui, et s'y est fait faire un enfant
par habitude_.Ľ
* * * * *
Mlle Arnould avait l'art dangereux de saisir les ridicules et d'en
faire le sujet de ses plaisanteries; aussi recevait-elle parfois des
ťpigrammes dont elle ne se vantait pas. On lui faisait un jour des
complimens sur son esprit. Quelqu'un crut la mortifier en disant:--Bah!
maintenant l'esprit court les rues.--Elle rťpartit aussitŰt:--_Monsieur,
c'est un bruit que les sots font courir._
* * * * *
Le duc de Bouillon fut tellement ťpris des charmes de Mlle Laguerre,
qu'il dťpensa pour elle 800,000 liv. dans l'espace de trois mois. Cette
excessive prodigalitť ŗ l'ťgard d'une impure rťvolta tous les crťanciers
du duc; leurs plaintes parvinrent aux pieds du trŰne, et ce seigneur fut
exilť dans une de ses terres. Peu de jours aprŤs quelqu'un s'informa de
la santť de Mlle Laguerre[53]. ę_J'ignore comment elle va
maintenant_, rťpondit Sophie; _mais le mois dernier la pauvre enfant ne
vivait que de BOUILLON_.Ľ
[53] Cette actrice n'espťrant plus rien de son amant, l'abandonna ŗ son
malheureux sort. M. de BiŤvre fit ŗ ce sujet les vers suivans:
Vous Ítes surpris que Laguerre
Ait quittť le pauvre Bouillon?
Depuis que Turenne est en terre
La paix est dans cette maison,
Et le bon duc hait tant _la guerre_
Qu'il en redoute jusqu'au nom.
Aux fÍtes de Longchamp, en 1775, les filles entretenues tenaient le
premier rang[54]. La fameuse Duthť s'y fit voir dans une voiture
ťlťgante attelťe de six chevaux blancs, dont les harnais ťtaient de
maroquin bleu, recouverts d'acier poli rťflťchissant de toutes parts les
rayons du soleil. ę_Quand on observe un tel luxe_, dit Sophie, _doit-on
Ítre surpris si tant de grandes dames se dťgoŻtent de l'ťtat d'honnÍtes
femmes_.Ľ
[54] En 1768 Mlle G., que Marmontel appelait _la belle damnťe_,
s'ťtait montrťe aux promenades de Longchamp dans un char d'une ťlťgance
exquise. On remarqua surtout les armes parlantes qui en dťcoraient les
panneaux. Au milieu de l'ťcusson se voyait un marc d'or d'oý sortait un
gui de chÍne; les Gr‚ces servaient de support, et les Amours
couronnaient le cartouche.
Le comte Dubarri possťdait aux environs de Paris une petite maison de
campagne oý il ťlevait en cachette une jolie villageoise nommťe _Barbe_.
Le chevalier de G. dťcouvrit la cachette, et dit ŗ Mlle Arnould qu'il
avait profitť de l'absence du comte pour lui souffler sa maÓtresse.
ę_Vous Ítes bien heureux_, rťpondit-elle, _que ce n'ait pas ťtť son jour
de BARBE_.Ľ
* * * * *
Le baron de Grimm n'ťtait pas riche en agrťmens extťrieurs, mais sa mise
ťtait toujours fort recherchťe, et pour corriger les dťfauts de son
visage, il y mettait du _rouge et du blanc_. Mlle Fel de l'Opťra, ŗ
laquelle il faisait une cour assidue, parlait un jour de la laideur de
son soupirant. ę_De quoi te plains-tu_, lui dit Sophie, _n'est-il pas
fait ŗ peindre?_Ľ
Elle rencontra sur l'escalier du thť‚tre une trŤs-agrťable chanteuse des
choeurs qui tenait par la main une petite fille.--_Mon Dieu, le joli
enfant! ŗ qui est-il?_--A moi, mademoiselle.--_A vous? mais il me semble
que vous n'Ítes pas mariťe._--Non, mademoiselle, mais je suis de
l'Opťra.
* * * * *
On lui racontait l'histoire singuliŤre d'un curť de la Guienne, qui,
pour avoir gardť une continence trop parfaite, ťprouva une longue
maladie ŗ laquelle il eŻt succombť sans une demoiselle qui voulut bien
Ítre son mťdecin. ę_Tel est l'empire de notre sexe_, dit Sophie; _la
femme est comme la gr‚ce ŗ laquelle on peut rťsister, mais ŗ laquelle on
ne rťsiste jamais_.Ľ
* * * * *
Le lundi gras 1775, Mme Dugas, femme d'un gentilhomme lyonnais,
suivit pendant quelque temps, au bal de l'Opťra, un masque habillť en
vieille femme, qu'un jeune cavalier accompagnait. Croyant reconnaÓtre la
reine ŗ laquelle le comte d'Artois donnait le bras, Mme Dugas se
prťcipita ŗ ses genoux et lui demanda la permission de lui baiser la
main.--Vous ne me connaissez pas, Madame, rťpondit le masque.--Mettez la
main sur mon coeur, s'ťcria Mme Dugas, et sentez ŗ ses battemens s'il
mťconnaÓt des maÓtres pour lesquels il est passionnť.--En mÍme temps
elle prit la main du masque, la porta ŗ son coeur et la baisa. Le masque
embarrassť s'esquiva dans la foule, et Mme Dugas se releva au milieu
d'un concours nombreux attirť par la nouveautť du spectacle, et
l'accompagnant de mille battemens de mains. Le masque que Mme Dugas
avait pris pour la reine ťtait Sophie Arnould, qui s'en est fort amusťe
avec ses amis.
* * * * *
Mlle Dubois, de la Comťdie-FranÁaise, laissa en mourant plus de
25,000 l. de rentes. C'ťtait, en son temps, une des courtisanes les plus
citťes pour leur cupiditť et l'art d'escroquer les dupes; du reste elle
avait toujours ťtť mťdiocre au thť‚tre, et n'avait pas su tirer parti
des heureux moyens que la nature lui avait donnťs. Un jour elle se
plaignait d'approcher de trente ans, quoiqu'elle en eŻt davantage.
ę_Console-toi_, lui dit Sophie, _tu t'en ťloignes tous les jours_.Ľ
* * * * *
Dans le cours de ses folies amoureuses, Mlle Laguerre n'eut qu'une
seule fille, qui mourut en bas ‚ge[55]. Lorsque Sophie apprit que sa
camarade ťtait enceinte, elle s'ťcria: ę_Ah! tant mieux, nous verrons
les fruits de LA GUERRE._Ľ
[55] Barthe dit ŗ ce sujet, dans ses Statuts pour l'Opťra:
Donnons ordre ŗ ces demoiselles
De n'accoucher que rarement;
En deux ans une fois, une fois seulement:
Paris ne goŻte point ces couches ťternelles.
Dans un embarras maudit
Ces accidens-lŗ nous plongent:
Plus leur taille s'arrondit
Plus nos visages s'allongent.
* * * * *
Le duc de D., abandonnť ŗ toutes les suites malheureuses d'une mauvaise
conduite, fut exilť pour ses dťportemens. Ce jeune seigneur, avant de
partir, alla avec plusieurs amis souper chez Mlle Arnould, et jura
entre ses mains qu'il conserverait son coeur ŗ toutes les nymphes de
l'Opťra. ę_Quelle injustice!_ s'ťcria Sophie; _on exile ce pauvre duc
parce qu'il s'est ruinť pour quelques jolies femmes; mais il n'a fait
que suivre l'usage_.Ľ
* * * * *
Dorat[56] dissipa une fortune assez considťrable en magnifiques ťditions
de ses ouvrages; celle de ses Fables lui coŻta 30,000 fr. et se vendit
mal. Des malins en coupŤrent les estampes, les payŤrent au libraire et
lui laissŤrent les vers. Ces mortifications ne le rebutŤrent pas; il
rassembla toutes les poťsies qui lui restaient en porte-feuille, et en
intitula le recueil: _Mes nouveaux Torts_. Sophie lui dit: ę_C'est de
tous vos ouvrages celui qui remplit le mieux son titre._Ľ
[56] Ce poŽte mourut ŗ Paris d'une maladie de langueur, le 29 avril
1780. On lui fit cette ťpitaphe:
De nos papillons enchanteurs
Emule trop fidŤle,
Il caressa toutes les fleurs,
Exceptť l'immortelle.
* * * * *
Lorsque Lekain mourut (le 8 fťvrier 1778), on dit que ce tragťdien, en
passant l'_Achťron_, avait laissť ses talens sur _la rive_. En effet,
Larive possťdait ŗ un degrť ťminent tous les talens de la dťclamation.
En 1775 il mit au thť‚tre _Pygmalion_, scŤne lyrique de J.-J. Rousseau,
et joua ce monologue avec un charme qui lui fit beaucoup de partisans.
Mlle R. ayant dans cette piŤce reprťsentť la statue, Sophie dit que
ę_c'ťtait le meilleur rŰle qu'elle eŻt encore fait_.Ľ
Un mťlomane proposa sťrieusement de mettre en opťra les douze travaux
d'Hercule. Un jour qu'on dissertait sur les hauts faits de ce demi-dieu,
un plaisant dit qu'il fallait qu'Hercule sŻt la physique pour opťrer
tant de prodiges. ę_En ce cas_, rťpartit Mlle Arnould, _il ťtait
impossible de rťsister ŗ un savant de cette force-lŗ_.Ľ
* * * * *
M. Dupin, fils de l'ancien fermier gťnťral de ce nom, avait ťtť l'ťlŤve
de J.-J. Rousseau, et c'ťtait un des plus mauvais sujets que l'on pŻt
voir; il entretenait une danseuse de l'Opťra qui l'aimait beaucoup.
Quelqu'un s'ťtonnant que cette fille eŻt pu s'attacher ŗ un amant si peu
gťnťreux: ę_Il paraÓt qu'elle n'est pas sur sa bouche_, rťpondit Sophie;
_elle est contente pourvu qu'elle ait Dupin_ (du pain).Ľ
Un jeune mousquetaire, connu par plus d'une gasconnade, racontait qu'il
s'ťtait un jour battu avec un _comte italien_, et qu'avec la pointe de
son ťpťe il lui avait enlevť un oeil, lequel ťtait restť au bout du fer
comme un bouton de fleuret. Tout le monde se mit ŗ rire, et Sophie lui
dit: ę_Bah! c'est un CONTE BORGNE que vous faites lŗ._Ľ
* * * * *
Un acteur de l'Opťra s'ťtait mariť ŗ une jolie personne de province; ses
camarades ťtant allťs visiter sa nouvelle compagne, Mlle Arnould
s'amusa surtout ŗ lutiner la mariťe, qui lui dit naÔvement:--Je vous
assure que c'est un fort bon acteur.--_Vous confirmez sa rťputation_,
rťpartit Sophie; _il a toujours passť pour bien entrer dans son
personnage_.
Mlle C.[57] des Italiens ťtait une femme superbe, mais
prodigieusement grosse et grande; elle eut beaucoup d'amans, entr'autres
le duc de Fronsac. Satisfaite de sa fortune, elle quitta la scŤne au
moment mÍme oý les plaisirs et la gloire l'environnaient. Un jeune homme
vivement ťpris de cette courtisane ne se lassait pas d'en vanter les
talens et les gr‚ces. Sophie ennuyťe de cette apologie, s'ťcria: ę_Tout
le monde connaÓt son grand mťrite, Monsieur; mais on s'est si souvent
ťtendu sur ce sujet-lŗ qu'il devrait Ítre ťpuisť._Ľ
[57] Cette actrice chantait ordinairement fort bien dans _la Fausse
Magie_ l'ariette qui commence par ces mots: _Comme un ťclair_. Elle
venait de finir assez mal ce morceau, lorsqu'un amateur arrive tout
essoufflť dans une loge, et demande vivement:--A-t-elle chantť _Comme un
ťclair_?--Non, Monsieur, elle a chantť _comme un cochon_.
* * * * *
Elle assistait ŗ une partie de pÍche oý il se trouva un de ces bavards
ennuyeux qui se croient propres ŗ tout, et qui ressemblent en tout ŗ la
mouche du coche. Cet homme s'approcha de Mlle Arnould, et lui demanda
avec sa loquacitť ordinaire, la permission de _pÍcher_ avec elle. ę_Eh
quoi! Monsieur_, rťpartit Sophie, _vous voulez P CHER et vous n'avez pas
le FILET_.Ľ
* * * * *
Marmontel travailla pour les trois principaux thť‚tres; il aimait
beaucoup les femmes et ťtait fort entreprenant auprŤs d'elles; Mlle
Arnould faisant allusion ŗ ses travaux dramatiques et galans, disait:
ę_Je ne voudrais pas combattre avec cet homme-lŗ, il est armť de toutes
PI»CES._Ľ
* * * * *
On donna en 1776 un ballet intitulť _les Romans_. Cet ouvrage rappelant
les anciens tournois fut exťcutť avec beaucoup de pompe et d'appareil.
On y remarqua Mlle Duplant dťguisťe en homme sous les traits de
FERRAGUS, prince de Castille, et elle remplit ŗ merveille ce rŰle fier
et vigoureux. Cette actrice dit en rentrant au foyer:--En vťritť, la
moitiť du parterre m'a prise pour un homme.--_Qu'est-ce que cela fait_,
reprit Sophie, _si l'autre moitiť sait le contraire_?
* * * * *
Champfort, aprŤs avoir composť quelques comťdies, voulut s'ťlever sur un
ton plus haut et donna sa tragťdie de _Mustapha et Zťangir_. Quelqu'un
annonÁant la premiŤre reprťsentation de cette piŤce dit qu'elle avait
brouillť Thalie avec l'auteur. ę_Il paraÓt_, rťpartit Sophie, _que
Champfort prend la chose au tragique_.Ľ
* * * * *
Mlle Coupť[58], retirťe depuis longtemps de l'Opťra, vivait avec M.
Rollin, fermier gťnťral. Elle vint un soir ŗ l'Opťra et causa avec des
actrices. Quelqu'un s'informa quelle ťtait cette dame: ę_Eh quoi!_
rťpondit Sophie, _vous ne la reconnaissez pas? C'est l'histoire ancienne
de M. Rollin._Ľ
[58] Cette actrice avait ťtť fort jolie et mťritait le quatrain suivant:
Coupť, mille Amours sur vos traces
Viennent entendre vos chansons;
Vous les attirez par vos sons,
Et les retenez pas vos gr‚ces.
N.
Mlle Levasseur devait ŗ l'art la moitiť de ses charmes, et son
cabinet de toilette ťtait un sanctuaire impťnťtrable lorsque la
prÍtresse y opťrait ses mystŤres. Sophie ťtant allťe la voir dans ce
moment critique, une femme de chambre lui dit confidentiellement que sa
maÓtresse ne pouvait la recevoir parce qu'elle faisait son visage.
Sophie tire aussitŰt sa boÓte ŗ rouge, en rťpondant: ę_Portez-lui cela
de ma part, et dites-lui que c'est pour l'achever de peindre._Ľ
* * * * *
Un habituť de l'Opťra se plaignait de ce que les actrices dirigeaient
tout, brouillaient tout et commandaient en despotes dans ce spectacle.
ę_Voulez-vous_, dit Sophie, _que ce soient les hommes qui distribuent
les rŰles, et qui rŤgnent sur ce thť‚tre? nommez les femmes directrices;
car tant que les hommes resteront directeurs, ils seront eux-mÍmes
dirigťs par les femmes_.Ľ
* * * * *
On lui demandait ce qu'elle pensait de l'arcade qui sert de porte ŗ
l'hŰtel Thťlusson, situť au bout de la rue Cťrutti. Elle rťpondit:
ę_C'est une grande bouche qui s'ouvre pour dire une sottise._Ľ
* * * * *
Louise Contat[59], nommťe par les gens de lettres la Thalie de la
Comťdie-FranÁaise, eut Prťville pour maÓtre; elle dťbuta le 3 fťvrier
1776. Une jolie figure, des gr‚ces naÔves, un son de voix enchanteur, et
cet art d'Ítre propre ŗ _presque_ tous les emplois, firent sa
rťputation. Sophie assistant ŗ la reprťsentation d'un drame oý cette
actrice ťtait fort dťplacťe, riait continuellement, et disait ŗ ses
voisins qui s'ťtonnaient de cette gaietť folle: ę_Je ne cesserai de rire
que lorsqu'elle me fera pleurer._Ľ
[59] A Mlle Contat, jouant le rŰle de Thalie dans _la Centenaire_ de
Corneille:
A voir tous les Amours voltiger sur vos traces,
A cet air enchanteur, ŗ ce ton sťduisant,
On croirait que Thalie a cťdť son talent
A la plus belle des trois Gr‚ces.
HOFFMAN.
* * * * *
Un journaliste publia en 1776 une lettre de Sophie Arnould, dans
laquelle cette actrice annonce qu'elle est nťe en 1744, qu'elle a reÁu
le jour dans l'alcove de l'amiral de Coligny, et que cette anecdote est
la seule illustration de sa naissance. On lui rťpondit fort poliment
qu'elle se trompait sur ces trois points; 1ļ que son baptistaire datait
du 14 fťvrier 1740; 2ļ que les chambres ŗ coucher des grands seigneurs
du seiziŤme siŤcle ťtaient sans alcoves; 3ļ qu'une actrice de l'Opťra
n'avait pas besoin d'une autre illustration que celle de ses talens ou
de sa beautť.
* * * * *
La mort du prince de Conti laissa veuves beaucoup de vierges de l'Opťra.
On trouva dans son immense mobilier plusieurs milliers de bagues de
diffťrentes espŤces. Son altesse avait l'habitude de constater chacun de
ses exploits amoureux par cette lťgŤre dťpouille; il fallait que la
femme dont il obtenait les faveurs lui donn‚t sa bague ou son anneau, et
sur le champ il ťtiquetait ce bijou du nom de l'ancienne propriťtaire.
Quelqu'un parlant ŗ Sophie de cette singuliŤre manie, elle rťpondit:
ę_Je ne vois en cela qu'une allťgorie; une femme aimable n'est-elle pas
un anneau qui circule dans la sociťtť, et que chacun peut mettre ŗ son
doigt?_Ľ
* * * * *
Colardeau, dans la vigueur de l'‚ge, pťrit victime d'une passion
malheureuse. Il ťtait liť depuis longtemps avec deux filles cťlŤbres
qui, ŗ l'instar de Mlle G., avaient dans leur hŰtel un thť‚tre et
tous les accessoires de l'opulence. Colardeau fit, en faveur de l'aÓnťe,
vivement ťprise de lui, un drame en deux actes intitulť: _La Courtisane
amoureuse_; mais cette courtisane[60], ingrate et perfide, laissa ŗ son
favori un souvenir amer de ses embrassemens, et la santť dťlicate du
poŽte en fut altťrťe au point de pťrir insensiblement. Au commencement
de cette maladie de langueur, un de ses amis voulant en dťguiser la
cause, dit ŗ Sophie qu'il ťtait malade de la petite vťrole. ę_Bah!_
reprit-elle, _est-ce que vous prenez Colardeau pour un enfant?_Ľ
[60] M. de BiŤvre disait que le coeur des courtisanes est comme un
miroir qui rťflťchit tous les objets qu'on lui prťsente, sans en garder
jamais aucun souvenir.
* * * * *
On lui faisait remarquer les armoiries d'un certain duc connu par le
dťrťglement de ses moeurs et la nullitť de ses moyens. ę_Voilŗ_,
dit-elle, _une affiche bien pompeuse pour une piŤce bien mťdiocre_.Ľ
* * * * *
Un abbť qui pinÁait agrťablement de la guitare, fut priť d'accompagner
une romance. Il y consentit quoiqu'il eŻt la voix fausse. On demanda
ensuite ŗ un musicien nommť _Lemoine_ comment il trouvait que l'abbť eŻt
chantť?--Parfaitement, rťpondit-il.--Cela est faux, dit tout bas
quelqu'un.--_En ce cas_, reprit Sophie, _LEMOINE rťpond comme l'ABB…
chante_.
* * * * *
Elle donnait un repas oý se trouva Linguet[61], son conseil et son ami.
A chaque mets qu'on lui offrait, cet avocat rťpondait modestement qu'il
avait peu d'appťtit, et cependant il acceptait tout et mangeait comme un
ogre. Mlle Arnould dit aux convives au moment oý Linguet usait encore
de son refrain: ę_Vous pouvez en croire monsieur, la_ faim _de l'orateur
est de persuader_.Ľ (La fin.)
[61] Le _marťchal_ duc de Duras ťtait chargť en 1779 de la surveillance
des thť‚tres. Linguet ayant dans une de ses feuilles maltraitť ce
seigneur au sujet de ses vexations contre Mlle Sainval aÓnťe,
celui-ci fit dire au journaliste qu'il eŻt ŗ s'abstenir de parler de
lui, ou qu'il lui ferait donner des coups de b‚ton. _Tant mieux_,
rťpliqua Linguet; _on pourra du moins dire qu'il s'est servi de son
b‚ton_.
* * * * *
_Colalto_ ťtait un acteur de la Comťdie-Italienne dans le rŰle de
_Pantalon_, oý il excella pendant vingt ans. La piŤce des _Trois Jumeaux
Vťnitiens_ rend son nom immortel, et l'on se souviendra longtemps de
l'art ťtonnant avec lequel ce comťdien exťcutait et variait ses
diffťrens rŰles. On sait que Mlle R. se mettait souvent en homme. Un
plaisant ayant fait courir le bruit que cette actrice allait se marier:
ę_Je gage_, dit Sophie, _que c'est avec Colalto, car R. aime beaucoup
les PANTALONS_.Ľ
Mlle Laguerre ťtait fort avare et faisait de temps en temps la vente
de ses meubles et de ses bijoux. Un jour qu'elle procťdait ŗ cette
opťration, des femmes de qualitť marchandŤrent divers objets prťcieux,
et se plaignirent de leur chŤretť. ę_Il paraÓt, Mesdames_, leur dit
Mlle Arnould, _que vous voudriez les avoir ŗ prix coŻtant_.Ľ
* * * * *
Gluck[62] a la gloire d'avoir fait en musique ce que Corneille a fait en
poťsie; il a conÁu, il a crťť la vťritable tragťdie lyrique.
_Iphigťnie_, _Orphťe_, _Alceste_ et _Armide_ sont des chefs-d'oeuvres
qui ne vieilliront jamais. Cependant le mťrite de ce cťlŤbre compositeur
ťprouva de violentes critiques. Un Picciniste disait ŗ Mlle
Arnould:--L'illusion est dťtruite, la musique de Gluck est
tombťe.--_Oui, tombťe du ciel_, rťpondit-elle.
[62] Marmontel s'ťtait uni ŗ Piccini pour refaire l'opťra de _Roland_.
Les Gluckistes logŤrent le poŽte rue _des Mauvaises-Paroles_, et le
musicien rue _des Petits-Champs_. Les Piccinistes prirent leur revanche,
et firent placarder que le chevalier Gluck, auteur d'_Iphigťnie_,
d'_Orphťe_, d'_Alceste_ et d'_Armide_, logeait rue _du Grand-Hurleur_.
* * * * *
En 1776, trois nouvelles actrices dťbutŤrent pour le chant ŗ l'Opťra.
Mademoiselle Lambert avait une jolie figure, mais point de talent;
Mlle Sevri faisait de jolies cadences, mais avait besoin de goŻt;
enfin Mlle Monville possťdait une belle voix, mais ťtait gauche au
thť‚tre. Ces trois nymphes, qui dťjŗ avaient placť leur honneur ŗ fonds
perdu, se promenaient un soir au Palais-Royal. Quelqu'un ayant demandť
qui elles ťtaient, Sophie rťpondit: ę_Ce sont trois GRACES qui prennent
l'air un peu tard._Ľ (_l'R._)
* * * * *
Dauberval, cťlŤbre danseur de l'Opťra et compositeur du charmant ballet
de _la Fille mal gardťe_, s'ťtait chargť de l'ťducation thť‚trale d'une
jolie figurante. Un jour qu'elle avait dansť un nouveau pas, Dauberval
dit ŗ ses camarades d'un air satisfait:--Trouvez-vous que mon ťlŤve ait
fait des progrŤs?--Sophie Arnould s'apercevant que l'embonpoint de cette
danseuse s'augmentait chaque jour, rťpondit aussitŰt:--_Une ťcoliŤre
docile doit profiter ŗ vue d'oeil sous un maÓtre tel que vous._
* * * * *
Un officier aux gardes nommť de la Roirie devint ťperdument amoureux de
Mlle Beaumesnil[63], actrice de l'Opťra, l'enleva ŗ son oncle qui
l'entretenait, et non content de cet exploit, voulut l'ťpouser. Ce jeune
fou fit part ŗ Sophie de son projet; elle t‚cha de l'en dťtourner, et
finit par lui dire: ę_Prenez-y garde, le coeur d'une femme galante est
comme une rose dont chaque amant emporte une feuille; il ne reste
bientŰt plus que l'ťpine au mari._Ľ
[63] Cette nymphe eut la gťnťrositť de refuser les propositions de son
amant, qui, de dťsespoir, se retira ŗ la Trappe: il dťmentit en cela le
caractŤre national.
Lorsqu'un objet fait rťsistance,
L'Anglais fier et vain s'en offense;
L'Italien est dťsolť;
L'Espagnol est inconsolable;
L'Allemand se console ŗ table;
Le FranÁais est tout consolť.
N.
M. Gruet, avocat en parlement, et M. A. M., gendre de Mlle Arnould,
ont remportť en 1776 le prix de l'Acadťmie franÁaise. Tous les deux, par
un pur hasard, avaient choisi pour sujet _les Adieux d'Hector et
d'Andromaque_. M. A. M., engouť de ce brillant succŤs, dit ŗ sa
belle-mŤre:--Si je ne suis pas de l'Acadťmie ŗ trente ans, je me brŻle
la cervelle.--_Taisez-vous, cerveau brŻlť_, rťpartit Sophie.
* * * * *
Ce littťrateur a fait plusieurs piŤces de thť‚tre, dont une en vers
intitulťe _le Rendez-Vous du Mari_, fut reprťsentťe en 1780. Il joua
lui-mÍme, au Thť‚tre-FranÁais en 1791, le rŰle de _Nasser_ dans sa
tragťdie d'_Abdelasis et Zuleima_, et il rťclama l'indulgence du public
dans une fable qu'il lui adressa. Une partie des OEuvres poťtiques de
M. A. M. a ťtť imprimťe en 1808, sous le titre d'_Annťe champÍtre_. On y
trouve les vers suivans destinťs pour le portrait de Sophie Arnould:
Ses gr‚ces, ses talens ont illustrť son nom;
Elle a su tout charmer, jusqu'ŗ la jalousie:
Alcibiade en elle eŻt cru voir Aspasie,
Maurice, Lecouvreur; et Gourville, Ninon.
* * * * *
M. de *** avait ťpousť deux femmes. La premiŤre ťtait riche et sage; la
seconde pauvre et galante. ę_La destinťe de cet homme est singuliŤre_,
disait Mlle Arnould; _dans sa jeunesse il a eu la corne d'abondance,
et dans sa vieillesse il a l'abondance des cornes_.Ľ
* * * * *
On avait Űtť ŗ l'auteur du _Devin du Village_ ses entrťes ŗ l'Opťra, ŗ
cause de sa Lettre sur la musique. Lorsqu'on voulut les lui
rendre:--Pourquoi, dit-il, me dťrangerais-je de si loin pour aller ŗ
l'Opťra, tandis que j'ai ŗ ma porte les chouettes de la forÍt de
Montmorency?--Mlle Arnould dit en apprenant cette boutade:--_Le goŻt
de Jean-Jacques est fort naturel; un hibou[64] doit aimer les
chouettes._
[64] Mme N. disait: On reproche ŗ Jean-Jacques d'Ítre un hibou; oui,
mais c'est celui de Minerve; et quand je songe au _Devin du Village_,
j'ajoute: dťnichť par les Gr‚ces.
* * * * *
Une trŤs-jolie femme, mais peu spirituelle et fort ennuyeuse, se
plaignait d'Ítre obsťdťe par la foule de ses amans. ę_Hť! madame_, lui
dit Sophie, _il vous est bien facile de les ťloigner; vous n'avez qu'ŗ
parler_.Ľ
Robbť de Beauveset logeait et vivait en 1776 chez la duchesse d'Olonne,
si fameuse par le dťrťglement de ses moeurs. M. de Laverdi, contrŰleur
gťnťral, avait fait obtenir ŗ ce poŽte une pension de 1,200 liv., ŗ
condition qu'il brŻlerait tous ses ouvrages licencieux. On regretta
surtout un poŽme intitulť _la Jobiade_, dans un des chants duquel les
diables assemblťs composent le poison dont ils se proposent d'infecter
le vertueux Job, et avec lui le genre humain. Ce morceau ayant paru
manuscrit, Sophie Arnould s'ťcria en le lisant: ę_Quelle audace
poťtique! Pour peindre_ la cacomonade _avec tant d'ťnergie, il faut que
l'auteur soit bien plein de son sujet_[65].Ľ
[65] Ce mot a ťtť attribuť ŗ Piron; mais souvent les beaux esprits se
rencontrent.
Sophie Arnould avait son franc-parler dans tous les lieux oý elle se
trouvait. La facilitť avec laquelle elle saisissait l'ŗ-propos, la
tournure plaisante qu'elle donnait aux choses les plus sťrieuses, tout
en elle faisait goŻter les folies qu'elle dťbitait. Un capitaine de
dragons, pour vivre avec plus d'aisance, s'ťtait associť avec une
antique beautť qui partageait avec lui son lit, sa table et sa bourse.
Un de ses amis le rencontrant au foyer de l'Opťra, persifla son
incroyable constance. Sophie dit ŗ cet ťtourdi: ę_Monsieur, une vieille
banniŤre est l'honneur du capitaine._Ľ
* * * * *
Le vieux duc de *** avait pris pour ses menus plaisirs une jeune
figurante qui perdit en peu de temps son embonpoint et sa fraÓcheur. On
faisait remarquer ŗ Sophie ce changement subit. ę_Hťlas!_ dit-elle, _une
jeune fille entre les mains d'un vieillard est un oiseau entre les
mains d'un enfant_.Ľ
* * * * *
En 1777 il y avait dans le bois de Boulogne une espŤce de vide-bouteille
nommť _Bagatelle_. Le comte d'Artois en fit l'acquisition, et voulant se
satisfaire aux frais de qui il appartiendrait, il paria 100,000 liv.
avec la reine que le palais qu'il voulait y faire construire serait
commencť et achevť durant le voyage de Fontainebleau, au point d'y
donner au retour une fÍte ŗ Sa Majestť. Le pari fut tenu, et ce jardin,
dans sa nouveautť, parut avoir ťtť crťť par magie. Mlle Arnould s'y
trouvant avec l'architecte Bellanger, ŗ qui l'on doit les dessins de ce
charmant sťjour, lui dit: ę_Vous devez Ítre bien satisfait de votre
ouvrage; Paris s'occupera longtemps de BAGATELLE._Ľ
Sophie avait de fort beaux yeux, et c'est en raison de ce don de la
nature que le comte de L. disait en la voyant:
_Delicta juventutis meś ne memineris, domine._
Ce seigneur vťcut longtemps avec elle; mais on se lasse de tout, c'est
une loi de la nature. Un jour il lui reprochait d'Ítre un peu mťdisante.
ę_Si vous m'aimiez encore_, reprit-elle, _vous oublieriez prŤs de moi
tous les dťfauts de mon sexe_.Ľ
* * * * *
M. Turgot[66], qui se retira du ministŤre en 1776, devait supprimer les
soixante fermiers gťnťraux lorsqu'il fut disgraciť. ę_Nous l'avons
ťchappť belle_, dit Mlle Arnould; _que deviendraient nos domaines si
nous n'avions plus de fermiers?_Ľ
[66] A cette ťpoque un plaisant fit ainsi le tableau des ministres:
Monsieur Turgot brouille tout,
Monsieur de Saint-Germain renverse tout,
Monsieur de Malesherbes sait tout,
Monsieur de Sartines doute de tout,
Monsieur de Maurepas rit de tout.
* * * * *
Les particuliers tirent par-ci par-lŗ quelque douce vengeance des
atteintes que leurs fronts reÁoivent souvent de la part des grands. Le
prince de *** entrant un soir furtivement chez sa maÓtresse, trouva le
chevalier de L. dans une place qu'il croyait avoir le droit exclusif
d'occuper, du moins avait-il fait des dťpenses ťnormes pour se
l'assurer. Mademoiselle G., chanteuse ŗ l'Opťra, aussi sensible ŗ
l'agrťable tournure du capitaine qu'aux hommages ťclatans du vieux
gťnťral, partageait ťgalement ses faveurs entre eux. Le prince se retira
discrŤtement, et envoya cinq cents louis avec le congť; mais la belle
lui tenait au coeur, et quelque temps aprŤs, comme il se plaignait de
son inconduite devant Mlle Arnould, elle lui dit en souriant:
ę_Monseigneur, la sagesse d'une actrice n'est que l'art de bien fermer
les portes._Ľ
* * * * *
Mlle Laprairie brilla quelque temps sur la scŤne lyrique, et depuis
l'homme en place jusqu'ŗ l'artisan, tout ressentit le pouvoir des yeux
de cette enchanteresse; elle avait puisť chez l'abbť Terray des goŻts
que le prince de Soubise se plut ŗ cultiver. Ce seigneur magnifique lui
fit quitter l'Opťra pour n'Ítre plus qu'ŗ lui; ensuite elle abandonna
l'amour pour se ranger sous les drapeaux de l'hymen, et Gardel l'aÓnť
devint son ťpoux. Quelqu'un disait que cette LaÔs ne serait pas plus
fidŤle ŗ son mari qu'elle ne l'avait ťtť ŗ ses amans. Sophie rťpondit:
ę_Cela peut Ítre; mais ce qui doit consoler un mari d'Ítre trompť par sa
femme, c'est qu'il reste toujours propriťtaire d'un bien-fonds dont les
autres n'ont que l'usufruit._Ľ
* * * * *
D'Alembert ťtait b‚tard de Mme de Tencin, comme Mlle Lespinasse
ťtait b‚tarde du cardinal de Tencin. Identitť d'origine et espŤce de
parentť, premiŤre cause des liaisons de ces deux personnages qui
s'ťtaient connus chez Mme du Deffand, oý Mlle Lespinasse avait
fait son apprentissage de bel esprit. Mlle Arnould, qui tenait aussi
bureau d'esprit, recevait souvent la visite de Marmontel. Un jour cet
acadťmicien vantait avec chaleur Mlle Lespinasse.--_Vous en parlez en
amant_, lui dit Sophie.--On peut s'y tromper; l'amitiť n'est-elle pas
la soeur de l'amour?--_Je le crois_, reprit-elle, _mais ce n'est pas du
mÍme lit_.
* * * * *
On lui disait que M. ... ťtait tellement indolent et paresseux, qu'il ne
faisait absolument rien du matin au soir.--Et Madame, demanda quelqu'un,
agit-elle de mÍme?--_C'est la meilleure femme du monde_, rťpondit
Sophie; _pour ne pas fatiguer son mari, elle se fait faire ses enfans
par d'autres_.
* * * * *
Un officier aux gardes ayant passť une nuit laborieuse avec Mlle
Laguerre, racontait le lendemain au foyer tous les assauts que cette
amazone lui avait livrťs sans avoir voulu lui faire aucun quartier.
ę_Hť! Monsieur_, lui dit Sophie, _vous deviez savoir que LA GUERRE et
LA PITI… ne s'accordent point ensemble_.Ľ
* * * * *
La marquise d'Aupy, connue par ses galanteries, avait donnť un
rendez-vous nocturne au chevalier de C., nouvel adorateur de ses
charmes, lorsqu'un f‚cheux survint tout ŗ coup, et troubla les plaisirs
qu'elle s'apprÍtait ŗ goŻter. C'ťtait un ancien amant favorisť, le comte
de V., mais qui ťtait presque oubliť, parce que son amour durait depuis
huit grands jours. Les deux rivaux se rapprochŤrent en riant, et comme
aucun des deux ne voulait cťder la place, la marquise, pour les mettre
d'accord, leur proposa de jouer ses bontťs dans un cent de piquet. Ces
aimables rouťs trouvŤrent l'expťdient unique, et le chevalier fit son
adversaire repic et capot. Mlle Arnould entendant raconter cette
aventure, s'ťcria: ę_Quelle prťsence d'esprit! On m'avait bien dit que
cette femme-lŗ ne perdait jamais LA CARTE._Ľ
* * * * *
Elle dit un jour ŗ M. Amelot, ŗ l'occasion des troubles qui rťgnaient ŗ
l'Opťra en 1776, et de la rigueur que ce ministre dťployait: ę_Vous
devez savoir, Monseigneur, qu'il est plus aisť de composer un parlement
qu'un opťra_[67]_._Ľ
[67] Apostrophe mortifiante pour monsieur Amelot, qui, ťtant intendant
de Bourgogne lors des troubles de la magistrature en 1771, contribua ŗ
la destruction et reconstruction du parlement de Dijon.
* * * * *
Quelqu'un mťcontent de la perte d'un procŤs, dťclamait contre les abus
qui assiťgent le temple de Thťmis. ę_Ne trouvez-vous pas_, dit Sophie,
_que la justice ressemble ŗ une vierge dťguisťe; elle est sollicitťe par
le plaideur, tourmentťe par le procureur, cajolťe par l'avocat et
soutenue par le juge, qui finit par la violer_.Ľ
* * * * *
On avait annoncť au Thť‚tre-FranÁais la comťdie du _Misantrope_.
L'acteur qui devait en remplir le principal rŰle tomba malade, et la
piŤce fut remise. ę_Comment n'a-t-on pas songť ŗ Raucourt?_ dit Mlle
Arnould; _elle qui joue si bien le MISANTROPE_.Ľ
* * * * *
Un ancien danseur de l'Opťra, nommť _Hennequin_, fit la folie de se
jeter par la fenÍtre d'un troisiŤme ťtage, de dťsespoir d'avoir ťtť
trompť par une prÍtresse du thť‚tre lyrique; ce n'est pas pardonnable ŗ
un homme qui devait connaÓtre les _us et coutumes_ de l'Opťra. Sophie
dit ŗ ce sujet: ę_De tous les SAUTS que j'ai vus, celui-lŗ est le plus
fou._Ľ
* * * * *
Il parut ŗ l'Opťra en 1777 une danseuse jeune et jolie, nommťe Cťcile.
Au talent le plus brillant elle joignait une taille, des gr‚ces, une
figure, une fraÓcheur qui sťduisaient tout. Les nombreux amateurs de
nouveautťs ťtaient fort empressťs de savoir qui toucherait le coeur de
cette novice, et plus d'un richard marchanda ses prťmices; mais cette
nymphe, plus tendre qu'intťressťe, donna pour rien ŗ son maÓtre G. un
bijou qui lui eŻt valu des monceaux d'or. Cette charmante personne ayant
demandť naÔvement ŗ Sophie ce qu'il fallait pour toujours plaire aux
hommes, celle-ci rťpondit: ę_Douce humeur, douce peau et douce
haleine._Ľ
Toutes les filles[68] de l'Opťra et d'ailleurs, instruites du bonheur
que Mlle Michelot, jolie figurante dans les ballets, avait eu de
plaire au comte d'Artois, enviŤrent son bonheur; mais ce ne fut qu'une
simple passade, et la jolie danseuse eut le destin de la rose: elle
trouva ensuite d'illustres amans qui lui firent ťprouver le mÍme sort.
ę_Cette pauvre Michelot_, dit Sophie, _ressemble ŗ ces vins dont tout le
monde veut goŻter, et dont personne ne veut faire son ordinaire_.Ľ
[68] Pour ťtablir une hiťrarchie parmi les femmes attachťes aux grands
spectacles, on disait les _dames_ de la Comťdie-FranÁaise, les
_demoiselles_ de la Comťdie-Italienne, et les _filles_ de l'Opťra.
* * * * *
Mlle Arnould voulut plusieurs fois quitter le thť‚tre par boutade;
elle disait ŗ ceux qui s'ťtonnaient que la gloire n'eŻt plus de charmes
pour elle: ę_Quand on a passť les deux tiers de sa vie au grand jour, il
est sage de passer le reste ŗ l'ombre._Ľ
* * * * *
Mlle d'Eon de Beaumont fut un personnage extraordinaire: on la vit
successivement avocat, guerrier, ambassadeur et ťcrivain politique. Ses
parens dťsirant un fils, cachŤrent, dit-on, son sexe, la vÍtirent en
homme et lui en donnŤrent l'ťducation. L'incertitude de son ťtat devint
le sujet d'un pari et d'un procŤs considťrable, qui fut terminť au banc
du roi, d'aprŤs les dťclarations de Mlle d'Eon, qui s'avoua pour
femme. Elle vint ŗ Paris en 1777, et parut ŗ la cour en costume fťminin,
avec la _croix_ de Saint-Louis. Quoi qu'il en soit, le sexe de la
chevaliŤre d'Eon est encore un problÍme pour beaucoup d'incrťdules.
Lorsque Sophie rencontrait cette amazone parťe de sa dťcoration, elle
disait en souriant: ę_Voici le mystŤre de la CROIX._Ľ
* * * * *
Le comte de Maurepas[69], que Louis XVI rappela au ministŤre en montant
sur le trŰne, ťtait un grand amateur de jolies filles, et allait souvent
ŗ l'Opťra, comme le magasin de cette marchandise. La vieillesse ne lui
avait point Űtť ce goŻt-lŗ, et les soucis du gouvernement lui rendaient
un tel plaisir encore plus nťcessaire. Ce ministre aimait aussi beaucoup
les ouvrages graveleux, et M. Amelot, pour lui plaire, faisait, dit-on,
ramasser dans Paris toutes les chansons gaillardes et autres opuscules
de ce genre, que la licence des moeurs faisait ťclore. M. de Maurepas
disait un soir au foyer de l'Opťra:--Dans ma jeunesse, quand on voulait
des femmes, il n'y avait qu'ŗ se baisser et en prendre.--_Mais
aujourd'hui, Monseigneur_, rťpartit Sophie, _on n'en prend plus que
quand on se relŤve_.
[69] En 1775 ce ministre ťtait ŗ l'Opťra la veille d'une ťmeute. On fit
ŗ ce sujet l'ťpigramme suivante:
Monsieur le comte, on vous demande;
Si vous ne mettez le holŗ
Le peuple se rťvoltera.
--Dites au peuple qu'il attende;
Il faut que j'aille ŗ l'Opťra.
* * * * *
Mme de C. avait conservť dans un ‚ge avancť une profonde sensibilitť;
elle ťtait surtout trŤs indulgente pour les faiblesses de son sexe. Un
jour elle disait ŗ ce sujet:--Quelle est la femme qui peut se vanter de
rťsister ŗ l'ťmotion de ses sens et aux instances d'un homme qui lui
plaÓt, rťunis ŗ l'occasion? La plus vertueuse est celle ŗ qui pour
cesser de l'Ítre, une de ces circonstances a manquť.--Mlle Arnould
applaudit beaucoup ŗ ce discours, et dit en regardant Mme de C.:--_On
voit bien que l'Amour a passť par-lŗ._
* * * * *
Voltaire ťcrivait de Ferney, le 9 novembre 1777: ęVous avez vu ici le
mariage de M. de Florian, vous verriez aujourd'hui celui de M. le
marquis de Villette. Je dis marquis, parce qu'il a effectivement une
terre ťrigťe en marquisat par le roi pour lui, comme seigneur de sept
grosses paroisses, suivant les lois de l'ancienne chevalerie; il est, en
outre, possesseur de 40,000 ťcus de rentes; il partage tout cela avec
Mlle de Varicourt, qui demeure chez Mme Denis. La jeune personne
lui apporte en ťchange dix-sept ans, de la naissance, des gr‚ces, de la
vertu, de la prudence; M. de Villette fait un excellent marchť.Ľ
Mlle de Varicourt ťtait fille d'un officier des gardes du corps peu ŗ
l'aise et ayant douze enfans. Il ťtait question de la faire religieuse,
lorsqu'elle fit part ŗ Voltaire de son f‚cheux destin. Le philosophe
bienfaisant obtint de la famille qu'elle viendrait passer quelque temps
ŗ Ferney. La jeune personne s'y est si bien conduite, qu'elle y a acquis
le surnom de _Belle et Bonne_; ce qui dťtermina le marquis de Villette ŗ
lui faire sa fortune en l'ťpousant. Quelque temps aprŤs son mariage, il
demanda ŗ Mlle Arnould ce qu'elle pensait de sa femme; elle
rťpondit: ę_C'est une charmante ťdition de la Pucelle_[70]_._Ľ
[70] M. Laus de Boissi ťtant chez Mme de Villette lors de sa premiŤre
grossesse, trouva sur la cheminťe un _Mathieu Lśnsberg_. Ah! Madame,
s'ťcria-t-il aussitŰt, voici une prophťtie qui vous concerne, et il lut
le quatrain suivant qu'il venait de composer, comme s'il l'eŻt trouvť
dans l'almanach:
De _Belle et Bonne_ il doit naÓtre un enfant
Qui recevra le surnom de sa mŤre:
Il y joindra gr‚ce, esprit, enjouement;
Car il faut bien qu'il tienne de son pŤre.
* * * * *
Une mendiante enceinte portant ŗ son cou deux enfans, implorait au coin
d'une rue la pitiť publique. Un vieux cťlibataire qui donnait le bras ŗ
Mlle Arnould, trouva fort ťtrange que cette femme s'occup‚t si
constamment de la propagation de sa pauvre espŤce. ę_Que voulez-vous_,
reprit Sophie, _ces malheureux n'ont souvent que cela pour souper_.Ľ
* * * * *
Vestris dťbuta le 18 septembre 1778[71], ŗ l'‚ge de treize ans. Ce
cťlŤbre danseur est fils naturel de l'Italien Vestris et de Mlle
Allard, d'oý lui vient le surnom de Vestr'Allard, que les Anglais lui
ont donnť. Ce fut dans les coulisses que Mlle Allard accoucha. Cette
danseuse ťtant enceinte, faisait remarquer ŗ ses camarades comme son
enfant remuait. ę_Excellent augure_, dit Sophie; _c'est un pas de ballet
qu'il rťpŤte_.Ľ
[71] Le jour de ce dťbut son pŤre, le _diou de la danse_, vÍtu d'un
riche habit de cour, l'ťpťe au cŰtť, le chapeau sous le bras, se
prťsenta avec son fils sur le bord de la scŤne, et, aprŤs avoir adressť
au parterre des paroles pleines de dignitť sur la sublimitť de son art
et les nobles espťrances que donnait l'auguste hťritier de son nom, il
se tourna d'un air imposant vers le jeune candidat, et lui dit: _Allons,
mon fils, montrez votre talent au poublic; votre pŤre vous regarde._
* * * * *
M. P. ťtait amoureux fou de Mlle Dorival; mais cette jolie danseuse
ne pouvait le souffrir. Il en fit faire le portrait qu'il plaÁa sur une
tabatiŤre. Un jour il dit ŗ quelques actrices:--Hť bien, Mesdemoiselles,
je possŤde enfin Dorival, et je la tiens dans ma poche.--_Il vaudrait
bien mieux_, rťpartit Sophie, _que vous l'eussiez dans votre manche_.
* * * * *
Le marquis de BiŤvre, surnommť le pŤre des calembours, dissertait un
jour avec elle sur les divers _esprits_, et il soutenait que ce mot
avait toujours besoin d'un commentaire.--Par exemple, disait-il,
l'_esprit devin_ des prophŤtes n'est point _l'esprit de sel_ des
railleurs; l'_esprit immonde_ des libertins n'est ni l'_esprit fort_
des crocheteurs, ni l'_esprit familier_ des valets, et le _bel esprit_
d'une savante est bien loin du _bon esprit_ d'une mťnagŤre: _esprit_ est
donc un terme vague auquel chacun attache un diffťrent _sens_.--_Je suis
de votre avis_, rťpliqua Mlle Arnould; _car je connais des gens
d'esprit qui n'ont pas le sens commun_.
* * * * *
M. Campan, valet de chambre de la reine, fit obtenir ŗ M. de VÓmes
l'administration gťnťrale de l'Opťra. Le nouvel administrateur s'annonÁa
par des rťformes considťrables; il fit graver sur la porte de son bureau
ces trois mots en lettres d'or: _Ordre_, _justice_ et _sťvťritť_. Toutes
les nymphes de l'Opťra se rťcriŤrent contre cette affiche, et parvinrent
ŗ faire rayer le mot _sťvťritť_. Malgrť son zŤle et son courage, M. de
VÓmes ne put rťformer un grand nombre d'abus sans dťplaire aux grandes
puissances, sans rťvolter contre lui tous les ordres de l'ťtat confiť ŗ
sa tutelle. On prťsagea que son ministŤre ne serait pas de longue durťe,
ce qui est arrivť; et le peu d'ťgard qu'il eut aux principes reÁus et
aux anciens usages le fit surnommer par Mlle Arnould ę_le Turgot de
l'Opťra_.Ľ
* * * * *
Un fat se plaignait de la dťpense qu'il ťtait obligť de faire pour
nourrir ses chevaux. Quelqu'un lui dit:--Au lieu d'avoir tant de bÍtes
dans votre ťcurie, que ne rťservez-vous une partie de votre revenu pour
vous procurer la compagnie des gens d'esprit?--Mes chevaux me traÓnent,
rťpondit le fat; et entre nous, les gens d'esprit...--_Les gens
d'esprit_, rťpartit Sophie, _vous portent sur leurs ťpaules_.
Pendant le dernier sťjour que Voltaire fit ŗ Paris en 1778[72], il alla
faire une visite ŗ Mlle Arnould: on l'en avait prťvenue, et pour
mieux fÍter le grand homme, elle rassembla une partie de sa famille.
AussitŰt que Voltaire entra dans l'appartement, tous les enfans se
jetŤrent ŗ son cou.--_Vous voulez m'embrasser_, leur dit-il, _et je n'ai
plus de visage_.--La conversation s'engagea, et le poŽte dit ŗ
Sophie:--Ah! Mademoiselle, j'ai quatre-vingt-quatre ans, et j'ai fait
quatre-vingt-quatre sottises.--_Belle bagatelle_, reprit l'actrice;
_moi qui n'en ai pas quarante, j'en ai fait plus de mille_.
[72] Voltaire ťtait logť chez le marquis de Villette, qui, jouissant
peut-Ítre avec trop de vanitť du bonheur de montrer son hŰte ŗ tout
Paris, s'attira ce quatrain:
Petit Villette, c'est en vain
Que vous prťtendez ŗ la gloire;
Vous ne serez jamais qu'un nain
Qui montre un gťant ŗ la foire.
* * * * *
Mlle Arnould avait une fille assez laide et fort rousse. Cet enfant
de l'amour ayant atteint l'‚ge de pubertť sans avoir fait un faux pas,
un malin observa que sa couleur ne contribuait pas peu ŗ la maintenir
sage. ę_Vous avez raison_, rťpartit Sophie, _ma fille est comme Samson;
sa force est dans ses cheveux_.Ľ
* * * * *
En 1778 Monvel fit dťbuter au Thť‚tre-FranÁais une demoiselle _Mars_,
qui pour un moment produisit le concours occasionnť prťcťdemment par
Mlle Raucourt. Cette actrice ťtait douťe d'une belle figure, d'une
taille haute et d'un bel organe, mais elle n'avait pas assez de talens
pour se soutenir sur la scŤne franÁaise. Un amateur engouť de la
dťbutante, fit faire son portrait par un artiste qui la peignit
extrÍmement p‚le. ę_O ciel!_ s'ťcria Sophie en le voyant, _est-ce qu'on
a peint MARS en carÍme?_Ľ
* * * * *
Le mťdecin Guibert de Prťval dissertait sur les avantages de son art.
ę_Mon cher docteur_, lui dit-elle, _quand je vous vois traiter un
malade, il me semble voir un enfant qui mouche une chandelle_.Ľ
* * * * *
Mlle Duplant, qui remplissait ŗ l'Opťra les rŰles ŗ baguette, ťtait
d'une corpulence volumineuse; il se prťsenta pour la doubler une actrice
de province qui avait une fort belle voix, mais dont la taille effilťe
contrastait singuliŤrement avec celle de Mlle Duplant. Elle ne fut
pas reÁue, et Sophie dit plaisamment: ę_Si cette femme tient tant aux
rŰles ŗ baguettes, que ne se fait-elle fusťe volante._Ľ
* * * * *
C'est aux Chinois que les Anglais doivent l'art de composer les jardins
paysagistes[73], nommťs abusivement _jardins anglais_. Sophie alla
visiter dans sa nouveautť celui que M. Boutin avait fait construire, et
qui s'appelle maintenant _Tivoli_. En voyant la bizarrerie de tous les
objets qu'on y a rassemblťs, elle s'ťcria:--_On a mis ici la nature en
mascarade._--Mais remarquez donc cette jolie riviŤre.--_Oh! oui_,
reprit-elle, _cela ressemble ŗ une riviŤre comme deux gouttes d'eau_.
[73] La plus belle promenade d'AthŤnes s'appelait _le Cťramique_, d'un
mot grec qui signifie _tuile_, origine semblable ŗ celle du plus beau
jardin de Paris, qu'on nomme _les Tuileries_. On sait que le cťlŤbre
LenŰtre en a dirigť l'exťcution.
Sur la forme d'un beau jardin
Si le goŻt devient incertain,
Anglais, Chinois gardez le vŰtre;
Car jamais vous n'aurez _LenŰtre_.
* * * * *
Un jour qu'il y avait une grande rťunion au concert spirituel qui se
donnait aux Tuileries pendant la quinzaine de P‚ques, on fit passer les
musiciens dans la salle du conseil. ę_S'accorder dans une salle de
conseil_, dit Sophie, _c'est un vrai tour de page_.Ľ
* * * * *
On lui demandait pourquoi Mlle V., son amie, avait quittť un certain
acteur qu'elle avait comblť de ses bontťs.--_Les hommes sont si
trompeurs_, rťpondit-elle.--Cet amant semblait cependant la payer de
retour.--_Comme cela_, reprit Sophie; _il ťtait assez bien pour la
reprťsentation, mais il manquait toujours aux rťpťtitions_.
* * * * *
On sait que Mlle R.[74] a passť pour avoir, comme la chevaliŤre
d'Eon, un sexe fort ťquivoque. Un ťtranger se trouvant avec cette
actrice l'appelait _Madame_. Sophie qui l'entendit reprit aussitŰt:
ę_Dites MADEMOISELLE, ou plutŰt MONSIEUR._Ľ
[74] Cette nymphe reÁut un jour ce madrigal:
Pour te fÍter, belle R.,
Que n'ai-je obtenu la puissance
De changer vingt fois en un jour
Et de sexe et de jouissance!
Oui, je voudrais pour t'exprimer
Jusqu'ŗ quel degrť tu m'es chŤre,
Etre jeune homme pour t'aimer,
Et jeune fille pour te plaire.
Une jeune dťbutante[75] qui passait pour un petit dragon de vertu, avait
appris un pas fort difficile qu'elle n'osait rťpťter en public: enfin
elle s'enhardit et rťussit complŤtement.--Ah! dit-elle en rentrant dans
la coulisse, que j'ai eu de peine ŗ faire ce pas-lŗ.--_Bah!_ reprit
Sophie, _il n'y a que le premier PAS qui coŻte_.
[75] Barthe, dans ses Statuts pour l'Opťra, adresse aux dťbutantes
l'article suivant:
Pour toute jeune dťbutante
Qui veut entrer dans les ballets,
Quatre examens au moins c'est la forme constante;
Primo, le duc qui la prťsente,
Y compris l'intendant et les premiers valets:
Ceux-ci prŤs de la nymphe ont droit de prťsťance;
Secundo, nous, ses directeurs;
Tertio, son maÓtre de danse;
Quarto, pas plus de trois acteurs.
Une courtisane nommťe Dorval avait ťpousť depuis peu le marquis
d'Aubard. Un soir que cette LaÔs ťtait ŗ l'Opťra dans une parure
ťblouissante, quelqu'un demanda ŗ Mlle Arnould qui ťtait cette grande
dame. ę_C'est une petite personne_, rťpondit-elle, _qui s'est laissť
tomber d'un quatriŤme ťtage dans un carrosse sans se faire de mal_.Ľ
* * * * *
La galanterie n'est guŤre connue qu'en France, oý la mode qui influe sur
les moeurs fait consister la gloire d'un sexe dans ce qui fait la honte
de l'autre, dans la manie des bonnes fortunes; mais les coureurs de
ruelles font souvent des dupes. Sophie disait de M. L. qui affichait de
grandes prťtentions en amour: ę_Cet homme n'a que le premier jet._Ľ
* * * * *
Dugazon ťtait regardť comme un excellent mime; c'ťtait un bouffon du
premier ordre sur la scŤne, et mÍme dans la sociťtť; mais il avait le
dťfaut de trop charger ses rŰles, et ŗ force de vouloir faire rire il
manquait quelquefois son but. On demandait ŗ Mlle Arnould ce qu'elle
pensait de cet acteur. ę_C'est un bon comťdien_, rťpondit-elle,
_plaisanterie ŗ part_.Ľ
* * * * *
Mlle Laguerre unissait souvent l'Amour et Bacchus, et rarement elle
montait sur le thť‚tre sans avoir sablť quelques verres de Champagne. Le
lendemain d'une orgie qu'elle avait faite chez M. Haudry de Souci, riche
fermier gťnťral dont elle ťpuisait la fortune, cette actrice dit ŗ ses
camarades qu'elle avait bu de toutes sortes de vins. ę_Je gage_, reprit
Sophie, _que tu n'as jamais goŻtť celui de Constance_.Ľ
M. de Chalabre ťtait fils d'un joueur renommť. Le jeu avait fait passer
de pŤre en fils dans cette famille une assez belle fortune que les
faveurs de la cour accrurent encore. Mlle Arnould passant auprŤs
d'une terre que ce joueur venait d'acheter, quelqu'un lui en fit
remarquer l'habitation. ę_Oh! oh!_ dit-elle, _c'est bien fort pour un
ch‚teau de CARTES_.Ľ
* * * * *
Un jour qu'elle avait dťployť dans un cercle brillant toutes les gr‚ces
de son esprit, une dame, connue par son amabilitť, lui dit avec
enthousiasme:--Jamais, Mademoiselle, je n'ai entendu parler avec autant
de charmes.--_Madame n'est donc pas une femme qui s'ťcoute?_
rťpondit-elle.
* * * * *
Voltaire, dans ses derniers jours, ne pouvait voir sans un violent
chagrin qu'on se permÓt ŗ l'Opťra d'estropier nos belles tragťdies; il
entendait parler d'_Electre_; il tremblait pour _Alzire_, pour
_Sťmiramis_, pour _TancrŤde_. ę_J'approuve fort M. de Voltaire_, dit
Sophie; _un bon pŤre doit craindre que ses enfans ne se g‚tent ŗ
l'Opťra_.Ľ
* * * * *
Le comte de Merci Argenteau, ambassadeur d'Autriche, devint tellement
amoureux de Mlle Levasseur, qu'il lui acheta une baronnie de 25,000
liv. de rentes, lui fit construire un hŰtel, et la combla de biens. Son
excellence voulut en 1779 la faire renoncer ŗ l'Opťra; mais l'amour de
son art l'empÍcha d'y consentir, et elle ne se retira qu'en 1788. Cette
actrice fut pendant quelques annťes l'un des soutiens des ouvrages de
Gluck. Un jour que l'on donnait _Alceste_, un dťtracteur de cette
nouveautť s'ťcria au second acte:--Ah! Rosalie, vous m'arrachez les
oreilles.--_Ah! Monsieur, quelle fortune_, rťpliqua Sophie, _si c'ťtait
pour vous en donner d'autres_!
* * * * *
M. de J. possťdait en mÍme temps la feuille des bťnťfices et la maigre
G.[76]. Ce voluptueux prťlat lui portait beaucoup d'intťrÍt, et
partageait avec elle et une de ses niŤces le fruit de ses simonies.
Sophie disait de sa camarade G.: ę_Je ne conÁois pas comment ce petit
ver ŗ soie n'est pas plus gras; il vit sur une si bonne FEUILLE!_Ľ
[76] Un jour que cette danseuse jouait le rŰle de _Campaspe_ dans le
ballet d'_Alexandre_, Favart lui adressa ces vers:
Dans ce ballet, nouvelle Terpsichore,
Vous prťsentez ŗ nos regards surpris
La superbe Pallas, la sensible Cypris,
La lťgŤre Diane et la charmante Flore.
Sous leurs diffťrens attributs
Tous les coeurs sont forcťs de vous rendre les armes.
Eh! le moyen de braver tant de charmes?
Si l'on rťsiste ŗ Flore, on est pris par Vťnus.
* * * * *
Voltaire, peu de temps avant sa mort, voulant faire jouer sa tragťdie
d'_IrŤne_, toute la troupe des comťdiens franÁais alla chez lui. Le
poŽte dit ŗ Mme Vestris qui devait remplir le rŰle principal:--Madame,
j'ai travaillť pour vous cette nuit comme un jeune homme de vingt
ans.--Sophie Arnould, prťsente ŗ cette audience, reprit avec sa malice
ordinaire:--_Au moins, ce n'a pas ťtť sans rature._
* * * * *
Volange dťbarrassa Mlle Laguerre d'une partie des dťpouilles du duc
de Bouillon, et ce fut avec cet acteur forain qu'elle contracta le goŻt
de dťbauche qui l'entraÓna dans la tombe au milieu de son printemps. La
santť de cette actrice se trouvant dťrangťe par suite de ses nombreux
excŤs, tous ses amis dťploraient sa triste situation. ę_Hťlas!_ dit
Sophie, _c'est un si rude mťtier que celui de LA GUERRE_.Ľ
* * * * *
Plusieurs peintres avaient travaillť ŗ un portrait de saint Louis
destinť pour les Invalides, et n'avaient pu y rťussir complŤtement. Lors
de l'exposition, Mlle Arnould dit: ę_Jamais le proverbe_ gueux comme
peintre _ne s'est mieux vťrifiť qu'aujourd'hui, car ŗ dix ils n'ont pu
faire CINQ LOUIS_. (saint Louis.)Ľ
* * * * *
Mlle Levasseur, veuve de J.-J. Rousseau, qui de sa servante ťtait
devenue sa femme[77], rentra dans son premier ťtat en ťpousant le nommť
_Montretout_, laquais du marquis de Girardin, seigneur d'Ermenonville,
chez lequel le philosophe s'ťtait retirť. M. de Girardin fut indignť de
la bassesse de cette femme, et tous les partisans de Jean-Jacques le
furent ťgalement de lui avoir vu placer son affection dans une telle
compagne. ę_Pourquoi bl‚mer le choix de cette veuve?_ dit Sophie; _elle
ťpouse un homme qui n'a rien de cachť pour elle, et dans tous les ťtats
de la vie on aime mieux son ťgal que son maÓtre_.Ľ
[77] M. Lebegue de Presle, mťdecin et ami de J.-J. Rousseau, ťtant allť
le voir ŗ Ermenonville quelque temps avant sa mort, il le trouva montant
pťniblement de sa cave, et lui demanda pourquoi ŗ son ‚ge il ne confiait
pas ce soin ŗ Mme Rousseau? _Que voulez-vous?_ rťpondit-il; _quand
elle y va elle y reste_.
* * * * *
Elle avait une affaire de cheminťe avec le ministre qui administrait le
dťpartement de Paris. M. Thomas, chargť d'arranger cela, lui
dit:--Mademoiselle, j'ai eu occasion de voir M. le duc de la VrilliŤre
et de l'entretenir de votre cheminťe. Je lui ai d'abord parlť en
citoyen, ensuite en philosophe.--_Eh! Monsieur_, reprit-elle vivement,
_ce n'ťtait ni en citoyen ni en philosophe; c'ťtait en ramoneur qu'il
fallait lui parler_.
* * * * *
Mlle Clťophile quitta le thť‚tre pour se livrer entiŤrement aux
aventures galantes. Un mal d'aventure lui ayant enlevť le palais de la
bouche, on le lui remplaÁa par une feuille d'or, ce qui la faisait
nasillonner d'une maniŤre dťsagrťable. Cette disgr‚ce la rendit sage;
elle donna dans les beaux-esprits et les philosophes. La Harpe devint
amoureux fou de cette nymphe[78]; il menait ses confrŤres chez elle, et
osa un jour l'introduire ŗ l'Acadťmie, oý il la plaÁa parmi les femmes
les plus honnÍtes. Cette courtisane avait des prťtentions ŗ l'esprit,
citait beaucoup et faisait souvent des _quiproquo_. Se trouvant dans un
cercle prŤs de Mlle Arnould, elle commit un anachronisme fort
ridicule. ę_Hť bien_, s'ťcria Sophie, _il y a cependant trente ans que
Mademoiselle ťtudie l'HISTOIRE_.Ľ
[78] Ce poŽte, dans son enthousiasme, lui adressa une chanson remplie de
gr‚ce et de sentiment. En voici un couplet:
Quoiqu'Amour m'ait dans ses chaÓnes
Engagť plus d'une fois,
Quoiqu'Amour, malgrť ses peines,
M'ait fait adorer ses lois,
Par une erreur trŤs facile
Dans un coeur bien enflammť,
Je crois, prŤs de Clťophile,
N'avoir pas encore aimť.
* * * * *
Mme M. avait, comme on le sait, les cheveux d'un blond fort
ťquivoque. Quelqu'un demanda ŗ Mlle Arnould s'il ťtait vrai qu'un
certain lord fŻt amoureux de sa fille? ę_Je n'ai pas encore ouÔ-dire_,
rťpondit-elle, _qu'aucun Anglais ait fait la conquÍte de la toison
d'or_.Ľ
* * * * *
Mlle Duplant ťtait une belle femme. Cette actrice, en jouant le rŰle
de _Circť_, avait appris ŗ charmer les amans fortunťs qui se
prťsentaient. Sa cupiditť lui ayant fait quitter le comte de D. pour un
riche boucher dont nous avons dťjŗ parlť, quelqu'un s'ťtonna que cette
LaÔs ne sŻt pas distinguer un gentilhomme d'un homme de la plus vile
_espŤce_. ę_Chacun a son prix_, rťpartit Sophie; _mais en fait d'espŤce,
un homme de quantitť vaut mieux qu'un homme de qualitť_.Ľ
* * * * *
Son jockey ťtant revenu tout crottť de faire une commission
pressťe:--_Oý diable t'es-tu donc mis?_ lui dit-elle.--Je courais si
fort que je suis tombť dans le ruisseau.--_Je ne t'avais pas dit_,
reprit-elle, _d'aller ventre ŗ terre_.
* * * * *
M. Moline fit reprťsenter en 1780 une pastorale intitulťe _Laure et
Pťtrarque_. Il se trouvait alors ŗ l'Opťra une figurante nommťe _Laure_,
qui sortant de jouer dans cette piŤce se plaignit en rentrant au foyer
d'un grand mal de coeur. ę_Je gage_, dit Sophie, _que cette jeune fille
porte avec elle les OEuvres de Pťtrarque_.Ľ
* * * * *
Depuis longtemps M. de L. avait coutume de passer avec elle toutes ses
soirťes d'hiver. Un jour il voulait s'en excuser sous quelque prťtexte;
mais ce fut en vain, et aprŤs maintes sollicitations auxquelles il ne
put rťsister, elle finit par lui dire: ę_Mon cher comte, quand on a
brŻlť des mÍmes feux, il faut cracher sur les mÍmes tisons._Ľ
* * * * *
Lorsque Mlle G. ťtait la maÓtresse de M. de J., on lui prťsenta un
jeune abbť en la priant de lui faire obtenir un bťnťfice. La prÍtresse
de Terpsichore demanda gravement:--_A-t-il des moeurs?_--Celui qui
rapportait cette anecdote ajouta:--La question de Mlle G. est
d'autant mieux fondťe qu'elle connaÓt _la morale_.--_Oui_, rťpartit
Sophie, _comme les voleurs connaissent la marťchaussťe_.
* * * * *
Le marquis de BiŤvre dťjeŻnant un jour chez elle, on servit un melon
auquel il reprocha d'avoir _les p‚les couleurs_. ę_N'en soyez point
surpris_, reprit Sophie, _c'est qu'il relŤve de COUCHE_.Ľ
* * * * *
Un banquier fort sot personnage ayant obtenu ŗ prix d'or les faveurs de
Mlle A., actrice des Italiens, ťtait dans une sociťtť oý se trouvait
Mlle Arnould. Notre Midas, en vantant toutes ses conquÍtes, parla
d'A., et dit que la belle l'avait _grandement logť_. ę_Cela doit Ítre_,
reprit Sophie qui voulait venger sa camarade, _car elle m'a dit qu'elle
ne pensait pas que vous eussiez un si petit train_.Ľ
* * * * *
Les premiŤres reprťsentations de _la Veuve du Malabar_[79] furent mal
accueillies; mais Le Mierre, ŗ la faveur de quelques corrections, obtint
que cette _Veuve eŻt ses reprises_, et elle reparut dans le monde avec
un peu plus d'ťclat. Comme le succŤs de cette piŤce tenait au
perfectionnement du _bŻcher_, Sophie dit: ę_Qu'entre la Veuve du Malabar
de 1770 et celle de 1780, il y avait la diffťrence d'une falourde ŗ une
voie de bois._Ľ
[79] Un provincial venait d'arriver ŗ Paris; son hŰte lui demanda s'il
voulait voir _la Veuve du Malabar_.--_Ah! que nenni_, reprit-il; _je
m'en tiendrai, s'il vous plaÓt, ŗ ma femme_.
* * * * *
Barthe ťtait un auteur pťtri d'amour-propre, et assez ignorant de tout
ce qui n'avait pas rapport au thť‚tre et ŗ la poťsie; c'ťtait presque un
second Poinsinet, qui prÍtait singuliŤrement aux mystifications. Mlle
Arnould voulant s'en amuser forma un grand souper dont il ťtait; elle
avait donnť le mot ŗ Volange, que le rŰle de _Jeannot_ rendait alors
cťlŤbre. Ce farceur se fit annoncer sous le nom du _chevalier de
Mťdicis_, qu'on dit ŗ Barthe Ítre un b‚tard de la maison de ce nom. Ce
seigneur parut le distinguer entre tous les convives, le prit ŗ l'ťcart,
lui parla de tous ses ouvrages avec admiration; ce qui excita celle du
poŽte, auquel il proposa de faire un poŽme ťpique en l'honneur de sa
maison. Cette farce dura pendant tout le repas: enfin, au moment oý
Barthe ťtait le plus enchantť de l'Italien, la maÓtresse de la maison
demanda un verre, et regardant le prťtendu chevalier: _ŗ ta santť,
Jeannot_. On peut juger combien Barthe fut dťcontenancť; il devint le
plastron de mille quolibets, et _Jeannot_ ne fut pas des derniers ŗ le
turlupiner.
* * * * *
Un ancien musicien de l'Opťra venait d'ťpouser une femme jeune et jolie.
Ce bon mari vantait sans cesse la fidťlitť de sa compagne. ę_Si cela
ťtait_, lui dit Sophie, _auriez-vous tant d'amis_?Ľ
* * * * *
En 1780 un grand nombre d'amateurs dťsirant conserver la mťmoire des
cinq plus parfaites danseuses de l'Opťra qui existaient alors,
sollicitŤrent le sieur Machy, sculpteur, d'en perpťtuer les traits. En
consťquence il ouvrit une souscription. Mlle Guimard devait Ítre
reprťsentťe en _Terpsichore_; Mlle Heynel en _nymphe_; Mlles
Allard et Peslin en _bacchantes_, et Mlle Thťodore en _bergŤre_. Ces
statues ťtant principalement destinťes aux boudoirs et aux petits
rťduits, devaient Ítre en _biscuit_ de huit pouces de hauteur. Un amant
de Mlle Heynel ťtant sur le point de retourner en Angleterre, Sophie
lui dit en riant: ę_J'espŤre, Monsieur, que vous ne vous embarquerez pas
sans BISCUIT._Ľ
* * * * *
Le thť‚tre de l'Opťra fut dťtruit pour la seconde fois le 8 juin 1781. A
peine le spectacle ťtait-il fini, que le sťjour des gr‚ces et des
divinitťs, que tous ces palais, ces temples magnifiques, ces bosquets
enchanteurs devinrent tout ŗ coup la proie des flammes. Un cruel
incendie consuma la salle; plusieurs personnes pťrirent; le feu dura
pendant huit jours. Le lendemain matin le peuple regardait les affreux
ravages du feu avec un visage consternť. BientŰt une voiture chargťe de
costumes ťchappťs aux flammes traversa la place du Palais-Royal. Un
crocheteur s'avisa de mettre sur sa tÍte un casque qu'il trouva sous sa
main; il se couvrit ensuite d'un manteau de pourpre. Debout sur la
charrette, comme un vainqueur qui fait son entrťe dans un char de
triomphe, il attira les regards du public, dont la tristesse se changea
tout ŗ coup en ťclats de rire. Voilŗ le chagrin du FranÁais. Quelques
jours aprŤs il y eut des ťtoffes couleur de feu d'Opťra. Mlle Arnould
voyant ses camarades se dťsoler de la perte qu'ils ťprouvaient, leur dit
en soupirant: ę_Hťlas! mes amis, ne sommes-nous pas tous condamnťs au
FEU?_Ľ
* * * * *
A la seconde reprťsentation d'_Iphigťnie en Tauride_ (en janvier 1781),
Mlle Laguerre qui en remplissait le principal rŰle ťtait ivre[80],
mais ivre au point de chanceler sur la scŤne et de se rendre fort
incommode ŗ toutes les prÍtresses empressťes de la soutenir. Tous les
secours qui pouvaient dissiper promptement les vapeurs qui offusquaient
encore le cerveau de la princesse lui furent administrťs dans
l'intervalle du second acte, et la mirent en ťtat de chanter avec plus
de dťcence dans les deux derniers. Quelqu'un ayant demandť si cette
actrice jouait Iphigťnie en Aulide ou en Tauride: ę_Non, Monsieur_,
rťpondit Sophie, _c'est Iphigťnie en Champagne_.Ľ
[80] On lui adressa le lendemain ce _madrigal_:
Vous chantez comme une syrŤne,
Vous buvez autant que SilŤne,
Et vous aimez mieux que Cypris;
Des plaisirs vous Ítes la reine:
Partout vous remportez le prix,
A la table, au lit, sur la scŤne.
* * * * *
M*** dťbuta au Thť‚tre-FranÁais en 1770; il fut le contemporain de
_Lekain_, de _Brisard_, de _Prťville_, et son nom s'associe
naturellement ŗ ces noms cťlŤbres. Cet acteur a produit plusieurs
ouvrages dramatiques qui ont joui d'un grand succŤs; mais sa moralitť ne
rťpondait pas ŗ ses talens. Accusť d'un pťchť que les dames ne
pardonnent pas, il se rťfugia en SuŤde oý il fut bien accueilli du roi
qui lui fit une pension de 20,000 liv. pour Ítre son lecteur et l'un
des premiers comťdiens de sa capitale. Sa fuite ayant eu lieu ŗ l'ťpoque
de l'embrasement de l'Opťra: ę_Je ne suis point surprise du dťpart de
M***_, dit Mlle Arnould; _voilŗ tant d'incendies; le pauvre garÁon a
craint la brŻlure_.Ľ
* * * * *
Mlle LefŤvre[81], seconde femme de Dugazon, dťbuta ŗ la
Comťdie-Italienne le 19 juin 1777 par le rŰle de Pauline dans _le
Sylvain_; elle se montra l'ťmule de Mme Favart, marcha de prŤs sur
ses traces, et comme elle contribua au succŤs de plusieurs ouvrages
dramatiques; _Nina_ ou _la Folle par amour_ fut son triomphe. Sa beautť
compromit plus d'une fois sa vertu, et son mari ťtait le premier ŗ la
dťcrier. ę_Cet homme est bien inconsťquent_, disait Sophie; _il peut
penser de sa femme tout ce qu'il voudra, mais il ne faut pas en dťgoŻter
les autres_.Ľ
[81] Cette actrice ťtant allť jouer ŗ Amiens, un jeune homme lui offrit
son coeur et vingt-cinq louis; elle le toise avec dignitť et lui dit
d'un ton imposant: _Jeune homme, gardez votre hommage et vos vingt-cinq
louis; si vous me plaisiez je vous en donnerais cent._
* * * * *
Mlle Thťodore ne se dťtermina ŗ danser sur le thť‚tre que par
complaisance pour son maÓtre Lany, jaloux de prouver au public qu'il
ťtait en ťtat de transmettre son talent. Cette charmante personne
nourrissait son esprit des ouvrages de J.-J. Rousseau, et lorsqu'elle
entra ŗ l'Opťra, elle ťcrivit ŗ ce philosophe austŤre pour lui demander
des instructions sur la maniŤre de s'y conduire. Jean-Jacques fut
flattť d'un pareil hommage, et ne dťdaigna pas de rťpondre ŗ sa lettre.
Sophie qui avait peu de confiance dans cette belle affiche, et qui ne
croyait pas qu'on pŻt Ítre sage et danser ŗ l'Opťra, dit ŗ quelqu'un qui
prŰnait Mlle Thťodore: ę_Ne voyez-vous pas qu'elle veut arriver au
vice par le chemin de la vertu?_Ľ
* * * * *
M. Blanchard, qui depuis est devenu un cťlŤbre aťronaute, annonÁa au
mois d'aoŻt 1782 qu'il naviguerait dans les airs au moyen d'un bateau
volant. Ce projet rappela la folie de M. Desforges, chanoine d'Etampes,
qui, voulant aussi traverser les airs en cabriolet, se cassa le cou dans
son jardin, et celle du marquis de Baqueville qui, de son hŰtel de la
rue de Baune, au moyen de deux ailes ŗ ressorts, alla tomber sur un des
bateaux qui couvrent la Seine, en se brisant les os. Ces essais
malheureux ne dťgoŻtŤrent point M. Blanchard, qui fit insťrer dans les
Petites-Affiches une lettre assez platement ťcrite sur les rťsultats de
son expťrience. Mlle Arnould dit ŗ ce sujet: ę_Avec cet esprit-lŗ, M.
Blanchard[82] s'ennuiera bien en l'air._Ľ
[82] Cet aťronaute ayant fait en 1784 une ascension malheureuse, on
chanta le couplet suivant, qu'on pourrait appliquer ŗ plusieurs de ses
confrŤres:
Au champ de Mars il s'enrŰla,
Au champ voisin il resta lŗ,
Beaucoup d'argent il ramassa,
_Sic itur ad astra_.
* * * * *
Un danseur ŗ l'Opťra ayant ťtť trouvť couchť avec une soeur du couvent
de Saint-Mandť, cette religieuse fut conduite dans une maison de force,
et son amant au Fort-l'EvÍque. Cette soeur avait ťtť femme de chambre de
Mme Dubarri, lui avait donnť de la jalousie, et avait ťtť obligťe de
prendre le voile pour se soustraire ŗ la vengeance de sa maÓtresse.
Lorsque Sophie apprit son incartade, elle dit: ę_J'ai toujours pensť que
cette fille ne serait qu'une soeur CONVERSE._Ľ
* * * * *
Le poŽte Barthe, dont nous avons dťjŗ parlť, avait autant de ridicules
que d'esprit, et l'on s'amusait souvent ŗ ses dťpens. Un jour qu'il se
f‚chait des ťpigrammes qu'on lui lanÁait: ę_Calmez-vous_, lui dit
Mlle Arnould; _ne savez-vous pas que ce n'est qu'aux arbres ŗ fruit
que les vauriens jettent des pierres_.Ľ
Elle avait un petit chien auquel elle ťtait fort attachťe; il tomba
malade; on le porta chez le fameux _Mesmer_[83], qui magnťtisa l'animal.
Le malade ťprouva la crise la plus favorable; il guťrit. On le rapporte
ŗ sa maÓtresse, qui donne gaÓment un certificat de guťrison; mais le
lendemain le chien meurt. ę_Au moins_, dit Sophie, _je n'ai rien ŗ me
reprocher; le pauvre animal est mort en parfaite santť_.Ľ
[83] Un anti-mesmeriste fit alors circuler cette ťpigramme:
Le magnťtisme est aux abois;
La Facultť, l'Acadťmie
L'ont condamnť tout d'une voix,
Et mÍme couvert d'infamie.
AprŤs ce jugement bien sage et bien lťgal,
Si quelqu'esprit original
Persiste encor dans son dťlire,
Il sera permis de lui dire:
Crois au magnťtisme.... animal.
Mlle L***, de la Comťdie-FranÁaise, ťtait entretenue par M. Landry,
receveur gťnťral des finances, qui lui prodiguait l'argent avec un luxe
digne de sa qualitť. Ce financier la quitta, quoiqu'il en eŻt des
enfans, et ťpousa une autre courtisane. Un tel abandon donna de l'humeur
ŗ la charmante L*** dont la santť pťriclitait depuis longtemps. DťgoŻtťe
des vains plaisirs de ce monde, elle devint l'ťdification du public, et
ne joua pas moins bien le rŰle de dťvote que celui de soubrette. Mlle
Arnould, apprenant que cette nťophyte voulait aller vivre dans un
couvent, s'ťcria: ę_Oh! la friponne; elle s'est fait sainte en apprenant
que Jťsus s'est fait homme._Ľ
* * * * *
M. G..., fils d'un avocat de Bordeaux, vint ŗ Paris en 1782; il ťtait
douť de l'organe le plus beau et le plus merveilleux. Il contrefaisait,
ŗ s'y tromper, toutes les voix des acteurs et des actrices, tous les
instrumens d'un orchestre; ŗ lui seul il exťcutait un opťra: ce talent
unique l'eut bientŰt faufilť parmi les filles du haut style; c'ťtait ŗ
qui l'aurait. Quand il eut chantť, dans l'oratorio d'Haydn, le rŰle
d'_Uriel_, Sophie dit: ę_Je n'avais pas besoin de le voir ici pour
savoir qu'il chantait comme un ANGE._[84]Ľ
[84] Un amateur qui avait admirť aux concerts de Feydeau les talens de
M. G., observait qu'il n'avait cependant qu'un petit filet de
voix.--Tudieu! reprit quelqu'un qui pendant la romance avait ťvaluť la
recette, vous appelez cela un _petit filet_, qui pÍche huit mille francs
dans la poche des Parisiens!
DŤs que le drame d'_Henriette_ eŻt ťtť jouť, la critique ne respecta ni
le sexe ni les goŻts de l'auteur. Quelqu'un dit alors que Mlle R...
employait mal sa langue. ę_Certainement_, ajouta Sophie, _car souvent
elle se sert du fťminin au lieu du masculin_.Ľ
* * * * *
Mlle Aurore, ťlŤve de l'Acadťmie royale de Musique, aimait la
littťrature et les beaux-arts. Voulant perfectionner ses talens, elle
s'adressa ŗ Mlle R..., et rťclama sa bienveillance par des vers assez
bien faits. Les goŻts de cette actrice lui ayant dťplu, elle se tourna
du cŰtť de Mlle Arnould, et lui proposa de la guider dans la carriŤre
du thť‚tre. Celle-ci y consentit; mais trouvant cette jeune personne
plus sage qu'elle ne le pensait, elle lui dit: ę_Prends-y garde_, ma
chŤre amie, _Dieu a maudit un figuier prťcisťment parce qu'il
ressemblait ŗ une vierge_.Ľ
* * * * *
Le comte de L..., connu pour avoir ťtť l'un des plus aimables seigneurs
de l'ancienne cour, avait dans le caractŤre un fond de bizarrerie qui le
rendait quelquefois difficile ŗ vivre. Tour ŗ tour caressant et brusque,
tendre et grondeur, jaloux et volage, il voulait rťgner en maÓtre sur le
coeur de ses maÓtresses. Sa libťralitť seule excusait ses dťfauts, et
l'on sait que l'inconstance de ses goŻts ťpuisa son immense fortune.
Sophie lui fut toujours attachťe, et dans le calme de l'‚ge mŻr elle
regrettait encore le temps orageux de ses premiŤres amours. Elle en
causait un jour avec RulhiŤres; et, lui racontant les fureurs de son
premier amant, elle ajouta avec une naÔvetť charmante: ę_Ah! c'ťtait le
bon temps; j'ťtais bien malheureuse._Ľ
* * * * *
En 1782 le prince de Guťmenť, grand chambellan de France, fit une
faillite d'environ vingt-cinq millions[85]; ce fut une dťsolation
gťnťrale dans tout Paris, tant le nombre des crťanciers ťtait
considťrable. Mlle Arnould y perdit trente mille francs. Un de ses
amis dťplorait ce f‚cheux ťvťnement: ę_Hťlas!_ dit-elle, _ce qui vient
de la flŻte retourne au tambour_.Ľ
[85] Le jeune Vestris ayant fait ŗ son pŤre des mťmoires effrayans, il
fit venir cet enfant prodigue, et, ŗ la suite d'une longue rťprimande,
il lui dit gravement qu'_il ne voulait pas de Guťmenť dans sa famille_.
Mlle Duplant avait un fils qu'elle aimait tendrement: elle cťda mÍme
ŗ cet enfant de l'amour, par acte devant notaire, une petite terre
qu'elle possťdait depuis plusieurs annťes. Cette bonne mŤre tťmoignait
un jour l'intention de faire ťlever son fils au sein de sa famille. ę_En
ce cas_, lui dit Mlle Arnould, _il faut l'envoyer au collťge des
Quatre-Nations_.Ľ
* * * * *
Rien n'ťtait moins ťdifiant que d'entendre au Concert spirituel chanter
Mlles Saint-Huberti et Girardin, qui, dans le costume le plus
voluptueux, la gorge mi-nue, les yeux en coulisse, rťcitaient avec des
prťtentions ťrotiques une paraphrase des psaumes de David. Toute la
troupe lyrique ťtait sur le mÍme ton. Sophie apercevant un jour Mlle
Dubuisson, chanteuse des choeurs, environnťe d'une compagnie
d'officiers aux gardes qui tour ŗ tour l'agaÁaient: ę_Cette petite fera
son chemin_, dit-elle ŗ quelqu'un; _voyez comme elle se pousse dans
l'ťpťe_.Ľ
* * * * *
Elle racontait fort plaisamment la confession de Mlle Laguerre, et
disait que cette pťcheresse pleurant comme une Madeleine aux pieds de
son directeur, avouait avec componction qu'elle avait ruinť un ťvÍque,
ce qui la tourmentait infiniment. ę_Manger le bien de l'Eglise_,
s'ťcriait-elle! _Dieu ne me le pardonnera jamais._Ľ Elle nomma ensuite
un financier qu'elle avait dťvorť: ę_Ah! pour celui-lŗ je ne saurais
m'en confesser, car c'est la meilleure action que j'aie pu faire._Ľ
* * * * *
Beaumarchais passa quatre ans ŗ combattre les obstacles sans cesse
renaissans qu'on mettait ŗ recevoir le _Mariage de Figaro_. Le jour de
la premiŤre reprťsentation de cette piŤce (27 avril 1784), la critique
la menaÁait d'une chute prochaine. ę_Oui_, dit Mlle Arnould, _c'est
une piŤce qui tombera.......... quarante fois de suite_.Ľ Cette
prťdiction a ťtť plus que rťalisťe, car le _Mariage de Figaro_ a eu plus
de cent reprťsentations consťcutives.
* * * * *
Mme B. de S., ci-devant C. de G.[86], philosophe comme un docteur,
savante comme un bel-esprit, donnait par goŻt dans les sciences, et par
dťlassement dans la galanterie. Un jour La Harpe vantait l'ťrudition
d'un ouvrage qu'elle venait de publier. ę_Comment cette femme ne
serait-elle pas profonde_, dit Sophie, _il y a quinze ans qu'elle fait
son cours d'humanitťs_.Ľ
[86] A MADAME DE G.,
AUTEUR DE MILLE ET UN OUVRAGES.
Vous avez la fureur d'ťcrire,
Et rien ne peut la rťprimer;
Mais avant de vous faire lire
T‚chez de vous faire estimer.
A. D.
* * * * *
Le comte de R... ťtait fils d'un cabaretier de _Bagnols_, en Languedoc;
on l'a souvent attaquť sur sa naissance et son comtť, et il n'a jamais
rťpondu. Un jour qu'il avait reÁu une ťpigramme extrÍmement mordante, il
dit au foyer de l'Opťra qu'il rouerait de coups l'auteur de ce brŻlot.
Mlle Arnould dit tout bas ŗ quelqu'un: ę_Appaisez donc R...., et
recommandez-lui de faire comme son pŤre, qui mettait de l'eau dans son
vin._Ľ
Le 16 juillet 1784 le roi de SuŤde ťtant ŗ l'Opťra avec la reine Sa
Majestť voulut faire voir ŗ cet illustre ťtranger les talens du jeune
Vestris[87], qu'il n'avait point encore vu, parce que ce danseur
arrivait de Londres. Elle lui fit dire de danser; il rťpond qu'il ne le
peut pas, qu'il a mal au pied. Comme la reine savait que ce n'ťtait
qu'un prťtexte, elle lui envoie un second message par lequel elle _l'en
prie_. Sa priŤre n'eut pas plus d'effet que son ordre. Le lendemain il
fut conduit ŗ l'hŰtel de la Force. Le pŤre Vestris ayant appris
l'insolence de son fils, lui tťmoigna son indignation. _Comment_, lui
dit-il, _la reine de France fait son devoir, elle te prie de danser, et
tu ne fais pas le tien! je t'Űterai mon nom_. Ce propos singulier, mais
digne du personnage, surprit beaucoup moins que l'action du fils. Sophie
dit ŗ ce sujet: ę_Ces gens-lŗ prouvent bien qu'ils ont l'esprit aux
talons._Ľ
[87] En 1779 ce petit mutin n'ayant absolument pas voulu doubler son
pŤre dans un des derniers ballets d'_Armide_, reÁut l'ordre de se rendre
au Fort-l'EvÍque. Rien de plus pathťtique que les adieux du pŤre et du
fils: _Allez_, lui dit le _diou_ de la danse, _allez, mon fils; voilŗ le
plus beau jour de votre vie_. _Prenez mon carrosse et demandez
l'appartement de mon ami le roi de Pologne; je paierai tout._
* * * * *
Beaumarchais voulant accroÓtre la vogue dont il jouissait, proposa une
institution patriotique en faveur des pauvres mŤres nourrices dont il se
dťclarait le chef. La lettre contenant ses idťes ŗ ce sujet fut insťrťe
dans le Journal de Paris, mais ne produisit point l'enthousiasme dont
il s'ťtait flattť. Pour exciter l'ťmulation des personnes gťnťreuses, il
annonÁa quelques jours aprŤs que la cinquantiŤme reprťsentation de son
_Figaro_ serait donnťe au profit des pauvres mŤres. Au jour marquť il se
trouva ŗ la cinquantiŤme reprťsentation du _Mariage de Figaro_
presqu'autant de monde qu'ŗ la premiŤre. ę_Voyez_, dit Sophie, _comme
cet auteur sait allier le bien et le mal; il donne du lait ŗ l'enfance
et du poison ŗ la jeunesse_.Ľ
* * * * *
On attendait ŗ Paris en 1786 un prince indien qui voyageait, disait-on,
avec un quarteron de femmes.--Que dira M. l'archevÍque, observa
quelqu'un, souffrira-t-il un tel scandale? Les moeurs seront blessťes si
l'on permet que cet ťtranger conserve son sťrail; et puis, il faut
qu'il se fasse chrťtien.--_Oh mon Dieu!_ dit Mlle Arnould, _il n'a
qu'ŗ embrasser notre religion, on lui passera toutes les filles de
l'Opťra_.
* * * * *
On peut regarder la fameuse affaire du collier comme le premier acte de
la rťvolution franÁaise. Le cardinal de Rohan fut un des acteurs
malheureux de cette singuliŤre piŤce qu'on regardait alors comme un
Conte des mille et une Nuits. Sophie dit aprŤs avoir lu le mťmoire de
cet illustre accusť: ę_Le cardinal n'est pas franc du COLLIER._Ľ
* * * * *
Mlle Olivier ťtait la maÓtresse de Dazincourt lorsqu'elle mourut en
couche ‚gťe de vingt-trois ans. Ce ne sont pas seulement les charmes de
sa figure qui l'ont fait regretter, c'est l'ťgalitť de son caractŤre,
la douceur de ses moeurs, sa gaietť franche et spirituelle: on se
rappelle avec quel succŤs elle a ťtabli le rŰle de _Chťrubin_ dans la
_Folle Journťe_, et comme elle imitait la tendre Gaussin dans celui
d'_Elťonore_ de l'_Ecole des MŤres_. Mlle Arnould disait en citant
cette jeune actrice, qui n'ťtait point vťnale, n'ťcoutait que son coeur
et restait fidŤle ŗ l'objet de son choix: ę_C'est une personne charmante
qui vit le plus honnÍtement possible hors du mariage et du cťlibat._Ľ
* * * * *
Un jeune homme vivement ťpris d'une actrice, pressť par ses parens de
quitter Paris, et ne voulant ni s'ťloigner de sa maÓtresse ni dťsobťir ŗ
son pŤre, s'avisa d'un expťdient singulier; il prit un pistolet et se
perÁa le bras; cette blessure le retint nťcessairement ŗ Paris.--Voilŗ,
dit une femme, ce qui s'appelle bien aimer!--_Oui_, reprit Sophie,
ę_c'est aimer ŗ la folie, et alors on mťrite les petites-maisons_.Ľ
* * * * *
Beaumarchais offrit un composť de singularitťs, mÍme dans un siŤcle oý
tant de choses ont ťtť singuliŤres; il parvint ŗ une trŤs grande fortune
sans possťder aucune place; il fit de grandes entreprises de commerce en
vivant en homme du monde; il eut au thť‚tre des succŤs sans exemple avec
des ouvrages du second ordre; il obtint la plus grande cťlťbritť par des
procŤs qui avec tout autre que lui seraient demeurťs aussi obscurs
qu'ils ťtaient ridicules; enfin cet homme original a rťussi dans
presque tout ce qu'il a entrepris. Un bonheur aussi constant a fait dire
ŗ Mlle Arnould: ę_Beaumarchais sera pendu; mais la corde
cassera[88]._Ľ
[88] En 1774 Caron de Beaumarchais ayant perdu un procŤs portť au
parlement Maupeou, on adressa ŗ ses juges le quatrain suivant:
O vous, qui lancez le tonnerre,
Quand vous descendrez chez Pluton,
Prenez votre chemin par terre;
Vous seriez mal menťs dans la barque ŗ _Caron_.
* * * * *
On sait que R. avait usurpť le titre de _comte_ comme Pezai celui de
_marquis_. Ce littťrateur ayant lancť une ťpigramme contre Mlle
Arnould, elle se trouva quelque temps aprŤs dans un cercle oý aprŤs
avoir vantť l'esprit de R. on parla de sa maison, qu'un savant
gťnťalogiste, M. de Varoquier de Mťricourt de Lamotte de Combles,
prťtendait originaire d'Italie. ę_Bah!_ dit-elle, _c'est un COMTE pour
rire que l'on nous fait lŗ_.Ľ
* * * * *
Pendant le cours d'une discussion politique oý l'on s'ťpuisait devant
elle en projets sur le bien, sur le bonheur public, grands mots qui
revenaient sans cesse ŗ la bouche des interlocuteurs, survient M. L.,
amateur passionnť des arts. ę_Que vous arrivez ŗ propos_, lui dit-elle;
_on agite ici la question du beau idťal; je compte sur votre avis_.Ľ
* * * * *
Elle ťtait ŗ l'assemblťe nationale le jour qu'on arrÍta la vente des
biens ecclťsiastiques. Ce dťcret excita, comme cela se devait, des
rťclamations bruyantes; chaque membre du clergť se levait et changeait
de place ŗ chaque instant. Mlle Arnould, impatientťe de ce brouhaha,
dit ŗ quelques abbťs: ę_Messieurs, on veut vous raser; mais si vous
remuez tant vous vous ferez couper._Ľ
* * * * *
Une femme galante dissertant sur la politique, disait que la
constitution anglaise ťtait celle qui lui plaisait le plus. ę_C'est sans
doute_, rťpartit Sophie, _ŗ cause de l'_habeas corpus.Ľ
* * * * *
Lorsqu'on proposa dans l'assemblťe constituante de charger les
magistrats civils de quelques fonctions religieuses exercťes par les
prÍtres, elle dit: ę_Je ne serais pas f‚chťe que l'on supprim‚t le
baptÍme; du moins tout ne se ferait pas par compŤre et par commŤre._Ľ
On lisait devant elle un ouvrage sur la rťvolution, lequel ne paraissait
pas lui inspirer beaucoup d'intťrÍt. Son lecteur qui s'apercevait que le
sommeil la gagnait, crut ŗ propos d'ťlever la voix. Il en ťtait ŗ un
passage ŗ peu prŤs ainsi conÁu: _Toute la France n'ťtait alors qu'une
vaste Bastille._ ę_Oh! cela est bien vrai_, dit-elle aussitŰt en
l'interrompant et feignant de revenir d'une sorte d'assoupissement,
_cela est bien vrai, un vaste jeu de quilles_.Ľ
* * * * *
Mlle Saint-Huberti, en paraissant ŗ l'Opťra, causa une rťvolution
dans l'art du chant: on n'avait point encore vu d'exemple d'une
dťclamation aussi noble et d'une sensibilitť aussi touchante; elle
quitta le thť‚tre jeune encore, et aprŤs avoir ťtť la maÓtresse du
marquis de Louvois et de plusieurs autres, elle devint l'ťpouse du comte
d'Entraigues, membre de l'assemblťe constituante; ce qui fit dire ŗ
Mlle Arnould que ce reprťsentant ę_avait changť le frontispice d'un
livre qui avait eu beaucoup de vogue_.Ľ
* * * * *
Il fut ordonnť en 1793 que chaque individu affich‚t sur sa porte son
nom, son ‚ge et sa profession. Sophie Arnould subit la loi commune, mais
elle ne mit que quarante-trois ans, quoiqu'elle eŻt deux lustres de
plus.--Je crois que vous trichez, lui dit un de ses amis, car tout le
monde vous donne cinquante ans.--_Il se peut qu'on me les donne_,
reprit-elle, _mais je ne les prends pas_.
* * * * *
Alexandrine Arnould faisant mauvais mťnage avec M. A. M., le quitta et
vint demeurer chez sa mŤre ŗ Luzarches; elle y fit connaissance d'un
nommť la N***, fils du maÓtre de poste de l'endroit, et trouvant sans
doute dans cet amant les qualitťs qu'elle dťsirait dans un mari, elle
divorÁa pour l'ťpouser. Sophie bl‚ma beaucoup l'inconduite de sa fille,
et rťpondit ŗ quelqu'un qui voulait l'excuser: ę_Une telle union me
paraÓt un scandale; le divorce n'est que le sacrement de
l'adultŤre._Ľ[89]
[89] M. Bourgueil a fait sur ce trait le quatrain suivant:
L'autre soir du divorce on causait entre amis;
Chacun de cette loi parlait ŗ sa maniŤre.
Cette loi, dit Chloť, moi je la dťfinis
Le sacrement de l'adultŤre.
Un poŽte disait qu'il ťtait fort difficile d'improviser en franÁais,
parce que cette langue a beaucoup de mots qui n'ont point leurs
semblables pour la rime. Tel est le mot _peuple_, par exemple. ę_Ah!_
reprit-elle, _je savais bien que le peuple n'a ni rime ni raison_.Ľ
* * * * *
Elle s'informait de la santť d'un riche fournisseur de sa
connaissance.--Il est allť prendre les eaux de BarrŤge,
rťpondit-on.--_Je le reconnais bien lŗ_, dit-elle; _il faut toujours
qu'il prenne quelque chose_.
* * * * *
La disette ťtait si grande en 1795, que le peuple de Paris fut rťduit ŗ
de faibles rations de pain. On chantait alors dans tous les spectacles
_le Rťveil du Peuple_. Un jour qu'ŗ l'Opťra on demandait ŗ grands cris
_le Rťveil du Peuple_, elle dit tout bas ŗ un de ses amis qui criait
comme les autres: ę_Ne l'ťveillez pas; qui dort dÓne._Ľ
* * * * *
On parlait devant elle d'un particulier qui ŗ une ťpoque assez
rapprochťe avait donnť dans tous les excŤs des niveleurs, et fini par
amasser une fortune considťrable; ce qui fit dire ŗ l'un des assistans
avec l'accent de l'indignation:--_Est-il permis, grands dieux! qu'un tel
homme prospŤre._--Sophie rťpartit aussitŰt par cet autre vers:
Le bonheur des mťchans comme un torrent s'ťcoule!
* * * * *
Un dťputť ayant prononcť, au conseil des cinq-cents, un discours en
faveur des enfans nťs hors du mariage, quelqu'un marqua son ťtonnement
de voir les b‚tards aussi bien traitťs que les enfans lťgitimes.
ę_C'est cependant assez naturel_, reprit-elle, _car maintenant rien
n'est plus lťgitime que tout ce qui ne l'est pas du tout_.Ľ
* * * * *
M. B. ťtait fataliste par systŤme. Il avait envie de se marier, et il
prťtendait possťder l'art de rendre une femme fidŤle. Un jour qu'il
faisait confidence de son secret ŗ Mlle Arnould, il ajouta:--Je suis
sŻr de n'Ítre jamais cocu.--_Ce que vous dites est fort bon_,
reprit-elle, _mais la destinťe_!
* * * * *
Un nouveau parvenu ťtait au spectacle prŤs de M. R., son ancien ami,
qu'il feignait de ne pas apercevoir. M. R., citant cette rencontre ŗ
Mlle Arnould, dit en gťmissant:--Quel changement! il n'a pas eu l'air
de me reconnaÓtre.--_Je le crois bien_, rťpartit-elle, _il ne se
reconnaÓt pas lui-mÍme_.
* * * * *
Une ancienne actrice de l'Opťra voulant rťclamer sa pension d'ťmťrite,
fit une pťtition qu'elle comptait prťsenter au ministre de l'intťrieur:
elle consulta Mlle Arnould sur le style de cette piŤce, qui
commenÁait ainsi: _Monseigneur, je chantais autrefois..._--Sophie
l'interrompt en disant: ę_Cela ne vaut rien; si vous dites que VOUS
CHANTIEZ AUTREFOIS, on vous rťpondra: H… BIEN! DANSEZ MAINTENANT._Ľ
* * * * *
Elle dissertait avec un membre de l'Institut sur le nouveau systŤme des
poids et mesures; elle en approuvait l'uniformitť, mais elle en bl‚mait
les dťnominations. ę_On aura beau faire_, disait-elle, _les hommes
auront toujours deux poids et deux mesures_.Ľ Puis, prenant son ton
plaisant, elle ajouta: ę_Cette nomenclature scientifique ne pourra
jamais se loger dans la tÍte des femmes: elles aimeront bien le
CENTIM»TRE, mais comment leur parler de ST»RE._Ľ (de s' taire.)
* * * * *
Elle se lia dans le cours de la rťvolution avec l'abbť Lemonnier, ancien
chapelain de la Sainte-Chapelle de Paris; il ťtait vraiment curieux
d'entendre converser cette femme spirituelle avec cet ingťnieux
fabuliste; tous deux semblaient rajeunir par les gr‚ces de l'esprit;
leur conversation ťtait une joŻte continuelle de bons mots et de
saillies piquantes. Elle disait que ę_de tous les gens A FABLES_
(affables) _qu'elle avait connus, l'abbť Lemonnier ťtait le plus
aimable_.Ľ
Quoiqu'elle eŻt vťcu dans sa jeunesse au milieu des plus brillans ťlŤves
de Terpsichore, elle n'eut jamais aucun goŻt pour la danse. ę_A quoi
sert_, disait-elle, _de savoir danser si ce talent multiplie les FAUX
PAS_?Ľ Elle ťtait souvent entourťe de poŽtes, la poťsie lui offrait mÍme
des charmes, et jamais elle n'a pu composer un seul vers. Elle disait
plaisamment ŗ ce sujet: ę_Si dans ma vie j'ai fait quelques vers, il ne
me sont pas sortis de la tÍte._Ľ
* * * * *
Pendant longtemps Sophie vit naÓtre autour d'elle tous les agrťmens que
procure l'opulence: l'indťpendance ťtait ŗ ses yeux le premier des
biens; et elle refusa plusieurs partis qui eussent pu sťduire son
ambition si elle n'eŻt mis les plaisirs du coeur au-dessus des calculs
de l'intťrÍt[90]. Son ‚me voluptueuse considťrait _l'amour comme le plus
agrťable ťpisode du roman de la vie, et l'hymen comme l'ťteignoir de
l'amour_.
[90] M. Bertin, trťsorier des parties casuelles, avait voulu l'ťpouser;
mais elle refusa sa main par attachement pour le comte de L.
* * * * *
Elle conserva dans ses derniŤres annťes tout le feu de ses beaux yeux,
au point qu'on pouvait y lire toute son histoire; et malgrť une maladie
cruelle qui la faisait beaucoup souffrir, son esprit montra toujours le
mÍme enjouement. On la fťlicitait de possťder encore cet heureux don de
la nature. ę_Hťlas!_ dit-elle, _tout passe avec l'‚ge, une vieille femme
n'est plus qu'une VIELLE organisťe_.Ľ
Le 22 octobre 1802, peu d'heures avant de mourir, elle disait au curť de
Saint-Germain-l'Auxerrois qui lui avait administrť tous les sacremens:
ę_Je suis comme Madeleine, beaucoup de pťchťs me seront remis, parce que
j'ai beaucoup aimť._Ľ
* * * * *
Sophie Arnould joignit aux talens qu'elle dťploya sur la scŤne ce que
l'ťtude ne donne pas, cet esprit vif et brillant qui s'ťchappe comme par
ťclairs, et qui dans ses saillies porte le caractŤre de la rťflexion.
Cette femme rare fut vivement regrettťe de tous ceux qui l'avaient
connue, des mťlomanes pour ses talens, des gens d'esprit pour sa
conversation, et de ses amis pour son bon coeur. L'un de ces derniers
composa pour elle les vers suivans:
La plus charmante des actrices
Doit rťsider au sťjour des ťlus.
La rigide vertu lui reprocha des vices;
Mais le vice admira ses aimables vertus.
L'esprit, les talens et les gr‚ces
Brillaient chez elle tour ŗ tour,
Et les beaux-arts, en composant sa cour
De la vieillesse ťcartaient les disgr‚ces.
O vous! nymphes de l'Opťra,
Dont l'amour embellit la vie,
Pour modŤle prenez Sophie,
Et chacun vous adorera.
* * * * *
On a remarquť que les trois plus grandes actrices du dix-huitiŤme
siŤcle, Clairon, Dumesnil et Arnould ont fini en 1802 leur brillante
carriŤre; de mÍme que les trois plus cťlŤbres acteurs de leur temps,
Eckhof en Allemagne, Garrick en Angleterre, et Lekain en France, sont
morts dans la mÍme annťe en 1778.
FIN.
End of the Project Gutenberg EBook of Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses
contemporaines;, by Albťric Delville
*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ARNOLDIANA, OU SOPHIE ARNOULD ***
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Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines; - recueil choisi d'Anecdotes piquantes, de Réparties et de bons Mots de Mlle Arnould précédé d'une notice sur sa vie précédé d'une Notice sur sa Vie et sur l'Académie impériale de Musique.
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The Project Gutenberg EBook of Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses
contemporaines;, by Albťric Delville
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Title: Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines;
recueil choisi d'Anecdotes piquantes, de Rťparties et de
bons...
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— End of Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines; - recueil choisi d'Anecdotes piquantes, de Réparties et de bons Mots de Mlle Arnould précédé d'une notice sur sa vie précédé d'une Notice sur sa Vie et sur l'Académie impériale de Musique. —
Book Information
- Title
- Arnoldiana, ou Sophie Arnould et ses contemporaines; - recueil choisi d'Anecdotes piquantes, de Réparties et de bons Mots de Mlle Arnould précédé d'une notice sur sa vie précédé d'une Notice sur sa Vie et sur l'Académie impériale de Musique.
- Author(s)
- Arnould, Sophie
- Language
- French
- Type
- Text
- Release Date
- February 24, 2012
- Word Count
- 50,515 words
- Library of Congress Classification
- ML
- Bookshelves
- FR Biographie, Mémoires, Journal intime, Correspondance, Browsing: Biographies, Browsing: Music, Browsing: Performing Arts/Film
- Rights
- Public domain in the USA.